Souvenirs, souvenirs

Shion n’avait jamais vu ses parents aussi nerveux. Ils avaient fait nettoyer le château de fond en comble et avaient demandé aux cuisiniers de préparer un somptueux dîner. Elle ne savait pas qui devait venir déjeuner, mais c’était sûrement un invité de marque.
La mère des jumeaux avait passé des heures à se préparer, et elle avait exigé la même chose de ses enfants. Ils devaient être irréprochables. Surtout Shion.

— Ne ronge pas tes ongles et comporte-toi en jeune femme de ton rang, pour une fois. Tiens ta langue et sois polie. En fait, ne dit rien du tout. Comment se fait-il qu’à ton âge tu ressembles toujours autant à un garçon ?

Sa mère poussa un soupir désolé. Son regard se posa sur son fils. Il était tout aussi récupérable.

— Restez ici, ordonna-t-elle. Nous allons accueillir notre invité et nous entretenir avec lui. Vous viendrez le saluer quand on vous appellera. N’oubliez pas ce qu’on vous a dit. C’est un moment très important pour votre père et moi-même.
Les jumeaux acquiescèrent, mais dès que leur mère fut sortie, Khaleb se tourna vers sa sœur puis la détailla de la tête aux pieds. C’était la première fois qu’il la voyait porter une robe. Sans parler de la coiffure et du maquillage. Le garçon n’y connaissait pas grand-chose en beauté ou en charmes féminins. Tout ce qu’il savait, c’est que sa jumelle ne ressemblait pas à la Shion qu’il connaissait et ça le perturbait.

— T’es pas belle, déclara-t-il avec une moue boudeuse, comme si cette métamorphose soudaine était un acte de trahison de la part de sa sœur.
— On ne t’a pas demandé ton avis ! répliqua Shion en levant le poing vers lui.

Elle aussi se sentait particulièrement mal à l’aise dans ses vêtements. Le corset lui comprimait les côtes et elle n’arrêtait pas de tirer sur les pans de sa robe.

Un peu plus tard, les jumeaux furent appelés pour rejoindre leurs parents et ce mystérieux invité, et à se joindre à eux pour le repas.

— Shion, Khaleb, voici Xyan Balchiâr’ion. Il travaille pour le Prince Noir et il est venu spécialement pour vous.

Quelques salutations polies furent échangées, puis les jumeaux prirent place autour de la table. Leurs parents alimentaient la conversation en parlant de leurs recherches, de leur précieux sujets d’expérience, des années de sacrifice que cela leur avait demandé et de leur loyauté envers le Seigneur du Nachtreich.

Shion, elle, avait envie de vomir. Elle triturait sa nourriture du bout de sa fourchette, mais les aliments étaient affreusement fades. Elle avait perdu l’usage du goût à cause des poisons qu’elle ingérait régulièrement, et il n’y avait que le sucre qui arrivait encore à stimuler ses papilles. Elle en mettait donc dans tous ses plats, mais sa mère avait oublié ce détail.

— Que pensez-vous de notre fille ? demanda alors sa mère de but en blanc, ses intentions claires comme de l’eau de roche. Nous aimerions lui trouver un bon parti pour son mariage. C’est une jeune femme pleine de qualités.

Khaleb, qui venait de s’étouffer sur un petit pois en entendant ce gros mensonge, fut pris d’une quinte de toux si violente que le petit pois qui lui était resté coincé en travers de la gorge fut éjecté d’un coup et atterrit dans le verre de Xyan, ce qui lui valut un regard de reproche de la part de sa mère.

— Excusez-le, fit-elle avec un petit rire gêné. Il est un peu maladroit.

La maîtresse de maison fit aussitôt signe à une servante de remplacer le verre.

— Ne vous inquiétez pas, répondit de Xyan avec un sourire poli en balayant des excuses d’un geste de la main. Quant à votre fille… elle a l’air tout à fait charmante, mais même si j’apprécie votre offre, je crains qu’elle soit encore un peu jeune pour songer au mariage.
— Balivernes ! s’exclama son père. Shion va bientôt fêter son dix-septième anniversaire. C’est une jeune fille accomplie.
— Je n’en doute pas mais, malheureusement, je n’ai aucune intention de me marier.
— Je crois qu’il y a méprise, répliqua la matriarche avec un rire cristallin comme si on venait de lui raconter une blague particulièrement drôle. Ce n’est pas à vous que nous aimerions donner la main de notre fille. Nous avons entendu dire que le Prince Noir s’est lassé du célibat et qu’il envisageait de prendre une épouse. Si vous pouviez lui glisser quelques mots en notre faveur… Je suis certaine qu’avec Shion à ses côtés, il sera comblé.

La moue de l’elfe, entre soulagement et vexation, était si drôle que Shion laissa échapper un petit ricanement moqueur. Elle plaqua aussitôt la main sur sa bouche, mais sa moquerie n’avait pas échappé à Xyan qui lui jeta un regard de travers.

Après le dîner, ses parents s’étaient isolés avec l’émissaire pour lui parler de leurs projets et lui faire visiter leurs laboratoires. Vers vingt-deux heures, on servit le souper, puis la mère de Shion lui demanda d’accompagner leur invité pour une promenade dans les jardins. L’elfe était poli ; il parlait de la pluie et du beau temps, des fleurs, des arbres, des étoiles, mais Shion ne l’écoutait pas vraiment et ne lui répondait que par des « oui », des « non » ou des « hm ».

— Tes parents ont l’air très fiers de toi, dit alors l’elfe alors qu’ils s’apprêtaient à retourner au château. Ou plutôt, ils sont fiers de ce qu’ils ont fait de toi.
— Et d’après vous, qu’est-ce qu’ils ont fait de moi ?
— Une arme redoutable.
— C’est ce que vous êtres venu chercher ? Une arme ?
— Non. Je suis venu parce que les recherches de tes parents ont beaucoup fait parler d’eux et il fallait que je voie ça de mes propres yeux.
— Vous n’avez pas l’air convaincu.
— Non, pas vraiment. Ton frère et toi, vous êtes réellement exceptionnels. Mais vos parents… vos parents manquent de discernement. Un forgeron fabrique l’arme, mais il faut un guerrier expérimenter pour la manier. Je ne crois pas que vos parents aient ce qu’il faut pour vous aider à réaliser votre potentiel. Ils finiront par être un frein à votre épanouissement. À battre le fer trop fort, il finit par se fragiliser et par se briser au premier choc.
— Vous avez l’air de vous y connaître en forge, nota Shion en feignant de ne pas avoir compris le sens de sa métaphore.
— Presque autant que je m’y connais en personnes, répondit Xyan avec un sourire malicieux. Tu veux quitter cet endroit, n’est-ce pas ?
La question de l’elfe, qui sonnait comme une affirmation, avait retenu l’intention de Shion.
— Vous pouvez m’emmener avec vous ? demanda-t-elle alors en le regardant droit les yeux. S’il le faut, je suis prête à vous épouser.
Xyan la dévisagea, l’air incrédule, puis éclate de rire face à l’air mortellement sérieux et presque désespéré du garçon manqué.
— Quoi ? répliqua Shion sur la défensive. Je ne suis pas assez bien pour vous ?
— C’est quoi le mariage pour toi exactement ?
— Un contrat entre deux personnes qui ont des intérêts communs.
— C’est une façon… assez originale et très terre-à-terre de voir les choses, même si ça manque cruellement de romantisme. Mais je te rassure, on peut passer un contrat bien moins contraignant et tout aussi satisfaisant.
— Je disais ça comme ça, mais en vrai, je sais que je ne peux pas échapper à mes parents… Puis je ne peux pas partir sans mon frère, et il ne voudra sans doute pas venir. Il n’est pas comme moi, il est un peu… simplet. Il ne s’est jamais plaint de nos parents et il a toujours été très obéissant.
— Tu crois ? Tu ne dois pas connaître ton frère si bien que ça… Il est loin d’être idiot. Il est peut-être même plus intelligent que toi…
— Comment ça ?
— Rejoins-moi dans ma chambre à minuit, je t’expliquerai.
Shion plissa les yeux avec suspicion.
— Vous me prenez pour une idiote ?
— Je ne sais pas ce que tu imagines, mais tu te fais des idées. Puis tu as passé ta vie enfermée dans ce château, tu ne dois pas avoir beaucoup d’expérience en ce qui concerne ce genre de choses.
— Mère m’a appris à me méfier des hommes. Elle m’a fait lire des livres et elle m’a dit que les deux seuls hommes en qui je pouvais avoir confiance était mon frère et mon père.
— Quel genre de livre est-ce qu’elle t’a fait lire exactement ?
— Les liaisons douteuses et L’égarement du cœur et de l’esprit, et je vous préviens que je n’ai aucune intention de laisser mon cœur et mon esprit s’égarer.

Xyan secoua la tête avec incrédulité, puis éclata de rire pour la deuxième fois de la soirée. Cette jeune fille était un sacré numéro.

— Je te promets que je ne vais pas te sauter dessus, je tiens à la vie. Tu as oublié que tu pouvais me tuer avec une simple griffure ?

Il marquait un point. Shion était parfaitement capable de se défendre. S’il tentait quoi que ce soit, elle le tuerait sans la moindre hésitation et sans une once de remords.

“J'adore les huîtres : on a l'impression d'embrasser la mer(de) sur la bouche.”

Punchline sponsorisée par Necro, Roi des Grenouilles et Terreur des Surimis.