*- Bonjour à tous les curieux et toutes les curieuses et bienvenue,- *
On dit que les dragons ont déversé leurs flammes sur Eel. Dans la tragédie, toutes les archives ont brûlé.
C’est donc le moment de faire table rase et de tout recommencer.
Cette fiction, terminée en 2020, comportait initialement 37 chapitres ainsi qu’un épilogue. Renouveau du site dit renouveau de l’histoire et je vous propose maintenant une complète réécriture du début à laquelle je m’attèle depuis presque un an. Je n’avais pas l’intention de partager cette version au départ mais l’expérience fut si merveilleuse la première fois que je me lance de nouveau... ^^
Si par hasard d’anciens de mes lecteurs adorés passeraient par là, je vous assure que les surprises abondent et que vous ne vous ennuierez pas !
À noter qu’à l’heure où j’avais commencé cette fiction, la saison 1 était très peu développée. Beaucoup d’éléments ne suivent donc pas le jeu.
C’est un voyage dans les contrées d’Eldarya riche en féérie et en rebondissements, mais parfois sombre. Aussi déposerai-je mes avertissements au début des chapitres concernés mais je mets en garde dès maintenant les esprits les plus sensibles.
N’hésitez pas à me faire part de vos remarques ! Je suis bien sûr ouverte aux avis constructifs car l’échange est bien la base de la progression.
MAJ 18/12/2024 :
SUPPRESSION DE LA FICTION
Je ne laisse à disposition que les 5 premiers chapitres.
Cette décision me brise le cœur mais le récit est resté déjà trop longtemps sur le forum. La version officielle est disponible sur Wattpad mais cela suppose de quitter l'univers d'Eldarya... Promis, il y a quelques nouveautés et j'ai tout mis en œuvre pour que les personnages qui remplacent ceux que vous connaissez vous plaisent
Je suis disponible par MP si vous voulez en savoir plus ! Et n'hésitez pas à venir me soutenir là-bas si vous avez apprécié cette histoire, j'en serais immensément heureuse
Voici le lien pour accéder au récit sous mon pseudo Petit-Pain : https://www.wattpad.com/user/Petit-pain
MERCI à tous, infiniment, pour votre soutien au cours de ces années <3
Jeune femme douce et dévouée à son travail, Kaly n'avait jamais aspiré à un autre chemin que celui tracé pour elle jusqu'au jour où le destin décide de contrer ses plans. Transportée dans un nouveau monde, elle découvrira un passé complexe et des mystères qui la pousseront à remettre en question les dogmes établis et les rôles de chacun dans l'Histoire... Dont le sien et le véritable but de sa présence sur Eldarya. Mais le temps est compté car le grand Cristal souffre pendant que monte en puissance un groupe ennemi de la Garde : celui des Faucons Obscurs.
A tous les enfants d'Eldarya, avant de poster un message :
* - Pas de HS, de flood ou de pub ! - *
* - Pas de sujets "sensibles" dans la fiction ou les commentaires. - *
* - Commentez de façon constructive (4/5 lignes par post) - *
* - Surveillez votre comportement.- *
* - Pas de conflits sur les topics. Préférez la discussion privée. - *
* - Tenez compte des remarques des modérateurs. - *
* - Merci de relire attentivement les règles du forum - *
Si vous souhaitez rejoindre l’aventure, je vous ajouterai avec grand plaisir à ma petite liste de prévenu - e - s. Il suffit d'en faire la demande en mp ou en commentaire.
Carte du monde
Les épées entrecroisées représentent le siège des Gardes.
A savoir que ce plan est loin d'être une version définitive.
Et pour finir, voici quelques petites oeuvres réalisées par les soins de mes lecteurs à l'époque – que je remercie infiniment, même des années plus tard. Ce post sera complété à mesure de l'avancée des chapitres pour ne pas risquer un spoiler.
Dessins
Réalisé par feu @sanezou
Réalisés par feu @Minamiela
* - Sommaire - *
- Prologue - chapitre 14 → post 1
- Chapitres 15 à 29 → post 2
- Chapitres 30 à 38 → post 3
- Chapitres 30 à 38 → post 3
- Chapitres 39 à 45 → post 4
Sur ce, bonne lecture et bonne aventure !
“L'histoire du monde est le jugement du monde.” – Friedrich von Schiller
Prologue
La fatalité. Voilà un concept bien curieux.
Les cultures ancestrales défendaient ardemment la croyance selon laquelle notre vie était soumise à une volonté divine. De la naissance à la mort, chacun de nous incarnait un pantin voué à se débattre au milieu de la toile des vicissitudes déjà écrites de son existence. C’est un dogme que nous avons délaissé en évoluant. La société contemporaine prône un individu seul forgeron de son avenir. Elle récuse l'empreinte d'une main supérieure, répugne à l'idée qu'elle ne saurait contrôler : celle de la prédestination.
Je ne croyais pas non plus à la fatalité. À mes yeux, ce n’était que l’excuse des rêveurs fainéants, l’histoire que se racontaient les autres pour donner un sens à des aléas inexplicables ou, le plus souvent, pour justifier des déchéances dont ils ne parvenaient pas à porter le blâme. « C’est le destin qui l’a voulu », « Les voies du Seigneur sont impénétrables » Combien de fois l’avons-nous entendu ? Comment pouvais-je l’entendre ? J’étais travailleuse et pragmatique. Ma vie se construisait selon mes désirs à la hauteur des efforts que j'avais toujours fournis. Et quand il m’arrivait d’échouer, jamais je ne déchargeais la faute sur les chimères d’une quelconque transcendance.
Alors non, nos vies ne dépendaient d’aucune fatalité. De hasard, oui, sûrement, et surtout beaucoup, beaucoup de notre persévérance.
Nous sommes, après tout, les seuls forgerons de nos avenirs.
Chapitre 1
La poitrine brûlante, je ralentis l'allure sur le chemin en graviers du parc et terminai ma course en m’accoudant à un tronc d’arbre. Les odeurs printanières emplirent mes poumons tandis que je happais une grande goulée d’air. Une main sur la hanche, je levai le visage vers le ciel matinal où l’aube crayonnait ses premières couleurs. L'astre levant inondait la voûte d'une lumière aux tons rosés et apportait sa chaleur au jour nouveau qu'il annonçait. Je récupérai mon souffle et rejoignis un banc pour admirer au mieux les beautés de ce spectacle intemporel. Quelques coureurs foulaient le sol à intervalles reposants et réguliers, quelques chiens furetaient les coins fleuris sous les yeux fatigués de leurs maîtres.
La tête renversée en arrière, je poussai un profond soupir. Aussi intense fut-il, l'exercice ne m'avait pas permis d'oublier les visages endeuillés de cette famille, leurs pleurs et leurs cris de haine déversée contre moi. Je n'avais rien pu faire, ils ne l'avaient pas compris. N’avaient pas voulu le comprendre. J'avais quitté en fulminant l'hôpital au terme de ma nuit de garde, le cœur lourd et blessé, et en dépit de mon mal de crâne, avais entrepris une course de fond à l'aurore. Le sport était un précieux exutoire ou au moins une alternative à l’insomnie.
Longtemps je restai face aux rayons de l'aube. Lorsqu’enfin je ralliai mon appartement, un vide maussade m'attendait. Mon jeu de clés tinta dans le silence et je me laissai retomber sur une chaise de la cuisine en me servant un verre d'eau. Mon regard s’enquit machinalement de l’état de mes deux orchidées qui déployaient paresseusement leurs corolles au-dessus du bar et, sur leur étagère bohème au salon, de mes petites plantes en pot qui buvaient la lumière à travers les voilages blancs.
La bouche pleine d’une gorgée d’eau, je glissai mes doigts le long de la carafe. Mes gants de boxe usés traînaient encore négligemment sur la table à côté de ma carte d’accès à la salle de sport. Si j’en avais encore eu la force, je n’aurais pas répugné à une session matinale. Certaines de mes connaissances avaient jugé la situation ironique lorsque j’avais songé à m’y mettre car j’étais plutôt chétive et que j’abhorrais toute forme de violence au quotidien, mais la boxe s’était révélée une activité prodigieusement libératrice. Cela faisait trois ans que j’en pratiquais et l’idée d’arrêter ne m’avait pas une seule fois effleuré l’esprit.
L’horloge au mur frappait à intervalles réguliers – tic tac, tic tac. Je frottai mes paupières engourdies et mes yeux s’égarèrent un instant sur l’aimant accroché au réfrigérateur qui renfermait un cliché de mes trois plus proches amies. Des années étaient passées depuis l’immortalisation de cette grimace de jeunesse insouciante. À la fin du lycée, nous avions toutes déménagé loin les unes des autres en nous promettant de ne jamais laisser la vie nous séparer. Et nous avions tenu parole… un certain temps. Aujourd’hui, la part allègre de moi qui nous imaginait vieillir ensemble comme des sœurs s’était tue.
Il n’y a pas plus fidèle amie que la solitude.
Tic, tac.
La chaise racla bruyamment le carrelage lorsque je me levai et je posai mon verre dans le bac vide de l’évier. Mon téléphone jeté sur le plan de travail affichait deux appels manqués en mon absence. Avec un nouvel entrain, je recomposai le numéro.
— Salut, maman.
— Bonjour, mon ange ! répondit la voix douce et enjouée de ma mère au bout du fil. On ne s'est pas eues depuis un petit bout de temps, déjà.
— Oui, une semaine, précisai-je sans cacher mon ironie.
— Alors, tu es en route pour le travail ?
— Non, je rentre seulement. J’étais de garde. La nuit ne… s’est pas très bien passée, admis-je en me blottissant au fond du canapé et j’en profitai pour apprécier la croissance de mon nouveau ficus.
— Tu ne veux pas prendre des vacances ? demanda-t-elle après un silence. En huit mois, tu n’as posé qu’une semaine à Noël, et uniquement pour nous voir. Profite du printemps, ma fille. Tu es jeune ! Va prendre le soleil ou va marcher en forêt, ou viens à la maison. Seulement quelques jours. Un esprit sain est un esprit qui travaille mieux, tu le sais.
J’imaginais sans mal son visage creusé par l'inquiétude. À juste titre. Depuis huit mois, ma vie ne se résumait plus qu’à l’hôpital et au rythme soutenu de mon internat de réanimation.
— Je vais y réfléchir, répondis-je en me massant les pieds. Et voir avec le service si c’est possible. Le secteur est tendu...
— Ne te cherche pas des excuses.
— Je ne cherche pas des excuses, maman. En fait… j’aimerais beaucoup vous rendre visite.
Nouveau silence au bout du fil.
— Oh, ma chérie ! s’émut-elle. Papa dit que tu es la bienvenue n’importe quand.
Je souris. L'idée de rentrer chez ma famille me procurait un réconfort immense. Ils habitaient à trop d’heures de route pour que je trouve le temps de me déplacer jusque chez eux régulièrement.
Je lançai un rapide coup d’oeil au cadre photo posé sur la table basse devant moi, un vieux souvenir de nous trois qui datait d’une journée au parc d’attraction. On y voyait les cheveux blonds de ma mère qui bouclaient sous son bonnet de laine ; sa bouche pulpeuse souriait autant que ses yeux à la couleur de l’océan. De l’autre côté mon père avait coiffé ses épis bruns et son regard étréci vert et gris me contemplait avec adoration. On aurait pu croire que j’avais hérité de prunelles claires avec une telle ascendance mais il n’en était rien. Voilà que je me tenais au milieu, debout sur le banc, toute fière de mon ballon en forme de petit chien, avec mes cheveux roux et mes yeux noirs.
Le grand mystère de la vie.
— Oui, bon, on en reparlera, d'accord ? lançai-je en étouffant un bâillement dans mon coude. Je vous rappelle bientôt, c’est promis.
— Je sais que le mot « bientôt » prend un autre sens dans ta bouche, répliqua ma mère sur un ton de reproche.
— Le temps passe si vite...
Avant de raccrocher, j’entendis mon père m’embrasser en arrière-plan et ma mère insista une fois de plus sur l’importance de la santé. Je pris ensuite une douche et, pour débuter ce jour, m'écrasai lourdement dans mon lit sous les coups invariables de l’horloge. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac.~ * * * ~
— « Hit the road Jack ! And don't you come back... » !
Je montai le son de l'autoradio, un sourire aux lèvres.
— « ...No more, no more, no more, no more » !
Mon index se mit à tapoter en rythme sur le volant et je dodelinai de la tête en écrasant la pédale d’accélération. La circulation était fluide ce matin-là ; le ciel, dépourvu de nuage, abritait un soleil dont l’éclat augurait les beaux jours à venir. C’était le printemps, la saison des amours et des fleurs, des redoux et du renouveau, de l’éveil enchanté des couleurs.
Les voix de Ray Charles et de ses choristes emplissaient la voiture tandis que la route semblait toute offerte à moi. Sous les conseils avisés de ma mère, je n’avais finalement pas tardé à poser une semaine de congés. Des vacances, me dis-je gaiement. Cela sonnait bien. Les massifs montagneux se découpaient dans l’horizon bleuté et le frisson d’une excitation fébrile me gagnait à mesure que leurs reliefs devenaient distincts. La nature et ses richesses aux senteurs boisées m’avaient toujours plus attirée que le bord de mer ; je m’y sentais plus au calme, plus libre et recluse.
Ma randonnée consisterait en un circuit de trois jours. Une large boucle à forts dénivelés qui promettait des vues splendides selon le guide touristique. J’étais habituée à partir seule. J’avais réservé les deux gîtes bien à l’avance et surveillé attentivement l’avancée de la météo. À la vue du soleil éclatant, il semblait bien que la chance me souriait. Peut-être prendrai-je plus souvent des vacances, tout compte fait...
Au terme de plusieurs heures de route, je claquai enfin la porte de la voiture et m'étirai paresseusement en humant l'air sain des hauteurs. Une brise légère soufflait sur le parking presque désert, agitant la broussaille du bas-côté. Je pris ensuite mes affaires dans le coffre et déverrouillai l'écran de mon téléphone.
« Suis arrivée. Il fait super beau. On se voit jeudi. Bises. »
Le message s’envoya à mes parents dans la seconde. Ne jamais voyager seul sans prévenir quelqu’un, c’était la première règle de bon sens. Un regard furtif m’indiqua que je n’avais toujours aucune compagnie et j’en profitai pour publier une photo de moi sur les réseaux sociaux. J’avais toujours trouvé cela superficiel mais une fois n’était pas coutume...
— Bon, c’est parti, soufflai-je en avançant.
Un charmant escalier en rondins de bois m’achemina aux premières balises et je m’engageai sans tarder sur le sentier sinueux. Il me faudrait la journée pour atteindre le gîte. Mon sac était plein à craquer sur mes épaules, de provisions, de changes et de matériel de survie, mais mon corps supportait le poids comme s’il embrassait une vieille habitude.
Sous le couvert des arbres, il régnait une fraîcheur printanière. Ici, le monde n’était que silence et verdure. Les insectes fourrageaient dans la nappe du sous-bois, les oiseaux pépiaient à l’abri des hautes frondaisons ; sur les roches antiques des fossés s’étaient installés des affleurements de lichen. Je progressais sur le chemin à l’ombre de chênes vénérables, dont la ramée dense laissait parfois entrer des trouées de lumière. La brise qui folâtrait dans les feuillages déposait sur mes cheveux de fines couches de pollen et m’apportait l’odeur indélébile de la terre et de la résine. Un sourire serein se mit à étirer mes lèvres. Comment ai-je pu oublier tout cela ?
Mon cœur irradiait littéralement de joie lorsque j’entrais en forêt. D’aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours eu la main verte et un attrait marqué pour le monde du végétal. Petite, mon rêve était d’ailleurs de devenir garde-forestière. Un projet de carrière qui n’avait jamais enthousiasmé personne en dehors de ma famille. Puis j’étais entrée à l’école où j’avais révélé des facilités, et d’année en année mes professeurs m’avaient poussée insidieusement dans la voie des longues études. Et comme la plupart des enfants en devenant adultes, je m’étais perdue en chemin.
Peut-être avait-ce été là une émancipation nécessaire. Ce rêve me liait trop à mes parents et nous avions connu une rude période de conflits pendant mon adolescence. De l’extérieur, ils avaient tout de gens ordinaires, mais dans la sphère de notre intimité, force était d’admettre qu’ils se révélaient... spéciaux. Pour tout dire, ils nourrissaient des croyances particulières pour un monde invisible. Mon père notamment avait une imagination débordante. Lorsque j’étais enfant, il m’emmenait découvrir les bois près de chez nous et me narrait mille histoires à propos des créatures magiques qui le peuplaient. Je l’écoutais alors avec toute la fascination candide d’une fillette, transportée par sa voix fervente et soyeuse, et je buvais ses paroles sans jamais en être rassasiée. Combien de fois avais-je été mise en garde contre les ruses des changelins, les pièges des korrigans, la malédiction des dolmen ? Combien de fois avais-je entendu l’histoire de la petite fée qui, à l’instar de la cigogne, m’avait un jour déposée sur le pas de leur porte – le plus grand miracle de sa vie, aimait-il dire ?
Certes, la magie est essentielle pour exalter le coeur d’un enfant ; mais le temps passait, et alors que je grandissais et que les autres parents modulaient leur discours, le sien demeurait inchangé. Il se complaisait dans son univers fictif, continuait à explorer les tertres à la recherche de fées, à laisser du lait et des biscuits pour le petit peuple sur le rebord de la fenêtre. Il regardait même dans mon armoire pour chasser le croque-mitaine. Arrivée à l’âge adulte, je fus bien obligée de mettre un frein à ses fabulations. Lui qui était jadis mon héros était devenu à mes yeux un pauvre excentrique trop crédule. Il n’en parla plus jamais devant moi.
Quant à ma mère, elle faisait preuve de moins d’exubérance. Elle était médecin généraliste dans un cabinet libéral. Homéopathe et phytothérapeute. Inutile de préciser que nous avions aussi eu quelques désaccords.
Quoi qu’il en soit, mon humeur de révolte s’était essoufflée avec l’éloignement que m’avaient offert les études et les premiers déboires de ma vie indépendante, et j’étais revenue vers eux prête à accepter cette part fantaisiste de leur personnalité. Il ne subsistait aucune rancune entre nous mais il y avait comme une promesse tacite de ne plus aborder les sujets fâcheux.
Cependant parfois… parfois il m’arrivait de m’abîmer dans les songes. De reconnaître dans un cercle de champignons l’empreinte d’un enchanteur, d’entendre dans le vent qui secoue les feuilles les grelots d’un korrigan malicieux. Bien sûr, c’était ridicule, mais les croyances les plus ancrées sont aussi coriaces que les mauvaises herbes.
Plus d’une heure devait s’être écoulée quand soudain quelque chose attira mon attention non loin de là. Rien qui ne faisait appel à mes sens habituels pourtant : je sentis comme une sorte d'abstraction, je sentis une force. Et pour une raison obscure – celle-là même que l'on appelait le destin –, elle me poussa à m'écarter des sentiers battus plutôt que poursuivre mon chemin. Je m'engouffrai dans des passages isolés sans comprendre ; il y avait cette énergie, cette présence surnaturelle qui m'appelait ; elle vibrait en moi et m'incitait à la rejoindre.
Lorsque j’arrivai au point paroxystique de ces ondes inconnues, un seul arbre se dressait devant moi. Un sapin centenaire à la crinière d’aiguilles pointée vers le ciel.
Pour une raison que je n’expliquais pas, mon coeur battait la chamade et une bouffée de... nostalgie enserrait ma poitrine. En avançant encore, sous mes chaussures une branche craqua. Il y eut un frémissement léger dans les buissons les plus proches, puis un écureuil roux sans doute effrayé en jaillit, filant droit vers l’arbre.
C’est alors que la chose la plus extraordinaire de toute mon existence se produisit : à peine l’animal se fut-il jeté sur le tronc que l’écorce s’ouvrit autour de lui comme pour... l’avaler. La seconde suivante, il avait disparu. Le silence redevint maître des lieux.
À ce stade, ma bouche était devenue sèche mais je n’étais pas assez inquiète pour m’enfuir. Je déglutis et fis précautionneusement le tour de l’arbre sans oser m’approcher de trop près. De toute évidence, l’écureuil avait bel et bien disparu. Pas de trou. Pas de dépression. Impossible, pensai-je, et pourtant un étrange pressentiment me gagnait le coeur. Une petite voix raisonnée me souffla de rebrousser immédiatement chemin et j’étais sur le point de m’exécuter lorsque quelque chose frôla mes chevilles. Pétrifiée, je n’osai plus un faire geste. Quoi que c’était, ça avait un corps sinueux et ça longea mon pantalon en prenant tout son temps jusqu’à ramper sur mon sac. Mes paumes devinrent toutes moites. Si je n’avais pas été aussi terrifiée, j’aurais pu jurer que ce qui courait sur moi était une racine. Mais... Un serpent ? me dis-je plutôt en tentant de ne pas céder à la panique. Ici ? Qu’a-t-il l’intention de faire ?
Alors que des sueurs froides humidifiaient ma nuque, il y eut comme une caresse timide sur la peau de mon cou. Puis une grande secousse traversa mon sac et je me sentis brusquement être emportée vers l’avant. Droit vers le grand sapin. Je fermai les yeux en me préparant à l’impact mais le sol se déroba sous mes pieds, et une lumière intense m’aveugla.
Chapitre 2
De l’eau.
De l’eau s’infiltrait sous mes ongles, dans mes narines et dans ma bouche toujours ouverte sur un cri silencieux. L’eau me submergeait de tous les côtés, m’emprisonnant sous un mur liquide de silence. Je luttais pour gagner la surface lumineuse qui m’appelait à portée de main mais un poids m’entrainait vers les profondeurs ; et mes bras et mes jambes s’agitaient inutilement, ne rencontrant rien d’autre que l’eau.
La main tendue, je sombrais ; véritable ancre jetée à la mer. Le nimbe de lumière venu du ciel caressait le flot serpentant de mes cheveux alors que des nuées de bulles s’échappaient encore de mes lèvres, filant vers l’extérieur inaccessible.
C’est alors que je me souvins.
Mon sac.
D’un seul coup, mes pensées tourbillonnèrent. Je trouvai les lanières à tâtons et me débattis furieusement pour dégager mes épaules sans y parvenir. Je savais que j’aurais dû m’exhorter au calme mais la panique m’aveuglait. De l’eau. De l’eau partout. Ma gorge et mes poumons me brûlaient ; mon corps exigeait l’air qu’il n’avait pas ; et mon sac fidèle imbriqué dans mon dos m’emportait avec lui.
Les joues gonflées, je m’escrimai une fois de plus avec les lanières au prix d’un grand effort. Et puis enfin le poids qui me retenait céda, et je forçai mes jambes à me pousser vers la lumière.
J’émergeai à la surface en aspirant une grande goulée d’air. Mes poumons émirent une protestation et je dus tousser avant d’inspirer avidement de nouveau. Vivante. À bout de souffle, je passai une main sur mon visage ruisselant. Mes yeux voyaient encore flou mais ils discernèrent les contours d’une berge, vers laquelle je nageai aussitôt.
Je n’avais pas cessé de tousser lorsque je me traînai dans le mélange de galets et de limon et je finis par m’affaler sur le dos avec difficulté. Mes vêtements tout imprégnés d’eau se dégorgèrent sous mon poids. Les bras en croix, je fermai les yeux, inerte et haletante. Le soleil chauffait mes joues tandis que ma poitrine offerte au ciel se soulevait et s’abaissait encore par saccades.
La tête embrumée, il me fallut bien quelques secondes pour identifier le bruit de fond. Le chuintement de l’eau qui s’écoule. Comme le courant d’une rivière.
Une rivière... ?
Soudain je me redressai sur mes coudes. Ma mâchoire manqua de tomber lorsque je découvris le large ruban d’eau limpide qui serpentait entre deux berges.
— Qu’est-ce que… chuchotai-je.
Un instant plus tôt, j’étais enfoncée dans la montagne, tournant autour d’un étrange sapin, et maintenant... J’étais absolument certaine qu’il n’y avait pas la moindre rivière aux alentours ! Mes mains dans le limon se mirent à trembler. À quel moment avais-je pu perdre à ce point la notion du temps ?
Une illumination me frappa tout à coup. Je me mis à fouiller frénétiquement dans mes poches et poussai un juron en essayant de démarrer mon téléphone. En vain, bien sûr. Il aurait fallu un miracle pour qu’il survécût à cette immersion. Et encore une moitié de salaire de perdue, songeai-je âprement.
Je regardais tristement mon reflet sur l’écran noir quand un mouvement au coin de mon œil attira mon attention. Debout sur la grève, un petit animal touffu s’affairait à sa toilette. Un écureuil. Roux, pour être exacte. Trempé lui aussi.
Mes yeux s’agrandirent alors que je le reconnaissais. Évidemment, tous les écureuils se ressemblent mais la coïncidence était improbable. Se sachant observé, l’animal s’arrêta, me regarda en frémissant son museau et fila dans les buissons.
Et seulement alors je remarquai le changement. Je réalisai que les bruissements des fourrés avaient pris des sonorités différentes. Inconnues. Que la nature était plus bruyante, la lumière plus épurée. Quelque chose, dans l'air, était différent. L'atmosphère paraissait chargée d’une…. énergie curieuse.
Je me remis lentement sur pieds. La sensation d'être debout me paraissait inhabituelle, comme si la gravité avait changé.
Un seul regard en arrière et mes craintes prirent forme. Les arbres qui se tenaient à l’orée des bois… je n’en reconnaissais aucun. Outre leur grandeur irréelle, ils étaient exubérants : leurs troncs tortueux incrustés de diamants s’entrelaçaient dans de joyeuses embrassades ; des fleurs jaunes plus grandes que des arbustes paressaient dans leur ombre. La forêt abritait une flore complètement disproportionnée, et si dense, si colorée que mes pensées se bousculèrent davantage !
Ça n’avait pas de sens. La bouche sèche, je tournai et retournai la tête inutilement pour essayer de comprendre, de me rappeler par où j'étais arrivée. Qu’avait-il pu se produire entre le moment où j’avais été projetée vers le sapin et celui où je m’étais réveillée dans l’eau ? Dans quel pays me trouvais-je ? Et pourquoi la nature avait-elle l'air si vivante ?
Du calme, songeai-je en mon for intérieur, et je fermai les yeux avant de prendre une inspiration. Paniquer n’a jamais aidé personne.
Il n’y avait pas d’autre pays ; j’étais toujours dans la même forêt, soit un lieu fréquenté malgré la période creuse. Par conséquent, je finirais bien par rencontrer un autre randonneur à un moment ou un autre. Dans le pire des cas, beaucoup de gens étaient prévenus de mon excursion – c’était une chance que je me sois localisée sur les réseaux sociaux avant le drame.
Pour autant, j’avais prévu trois jours de réclusion et j’ignorais depuis combien de temps j’avais ainsi perdu le fil de la réalité. Moins d’une journée, vraisemblablement. Ce qui me permit d’aboutir à une conclusion évidente : si je devais attendre les secours, il me fallait mon sac.
Je fixai gravement la surface de la rivière. L’idée d’une nouvelle baignade me révulsait après avoir failli me noyer, mais j’y avais un peu de nourriture emballée pour tenir quelques jours et, surtout, ma couverture de survie. L’enjeu était immense.
Mes chevilles étaient donc à moitié immergées dans l’eau fraîche lorsqu’un frisson souleva mon échine. Quelqu’un m’observait. Mon coeur se mit à battre plus vite et je pivotai lentement sur moi-même.
Une silhouette d’allure humaine était tapie dans l’ombrage de l’arbre le plus proche. Je crus d’abord que c’était un voyeur – ou pire, un pervers – et mes doigts frôlèrent la poche de mon pantalon pour éprouver la forme rassurante de mon couteau-suisse. Mais avec le recul, oh ! un pervers aurait très bien convenu.
Dans le ciel un banc de nuages se dissipa et l’ombre prit forme. Je hoquetai à sa vue.
C’était une créature horrible qui ne ressemblait à rien que je connaissais. Son corps long et frêle était glabre et grisâtre. Ses mains démesurées pour sa taille se prolongeaient par des griffes gigantesques. Elle n’avait qu’un œil qui lui mangeait toute la face, deux trous à la place des oreilles et une langue reptilienne qui ondulait hors de sa bouche sans un bruit.
Un indicible sentiment d’effroi me tordit les viscères. Des sueurs froides coulèrent sur mon front encore emperlé de l’eau de la rivière et je reculai prudemment sur la grève sans oser lui tourner le dos. Je n’étais pas croyante à cette époque mais je me surpris pour la première fois à invoquer la miséricorde de n’importe quel dieu. Mon pauvre couteau-suisse n’y pourrait rien contre ça.
Quoi qu’était cette abomination, elle sortit à la lumière du jour. Son œil démesuré n’avait pas cessé de me fixer et elle s’accroupit sur ses longues jambes. Mes genoux flageolèrent, car mon instinct le plus primitif reconnaissait dans cette posture le schéma d’un prédateur avant qu’il ne fonde sur sa proie.
Qu’on ne me reprenne pas à dire que la panique n’a jamais aidé personne.
Je détalai à l’instant où son corps jaillissait vers l’avant d’une seule détente. Elle n’était déjà plus sur la grève lorsque j’atteignis l’orée des bois et je m’élançai dans le grand inconnu. À l’école, j’avais toujours obtenu de bonnes notes aux épreuves de rapidité ; ce n’était rien comparé à ce jour où l’adrénaline me donnait des ailes. Je fonçais à en perdre haleine à travers les buissons, les arbres surréels et les bosquets fleuris, toujours plus vite et à la fois pas assez, entendant dans ma cavalcade les bruits agiles et les ricanements du monstre à l’arrière.
J’avisai alors une brèche dans le fatras gigantesque de racines d’un arbre ancestral et m’y précipitai tête la première avant de plonger dans les fourrés les plus proches. Et lorsque je jaillis d’un hallier de ronces, mon coeur remonta dans ma gorge.
Il était devant moi.
De si près, il était plus horrible encore. Des veinules noires couvraient sa peau translucide jusqu’à ses côtes saillantes, aussi immobiles que la poitrine d’un mort, et son œil sans paupière, ni cils restait grand ouvert comme un être assoiffé à lui seul.
Il écarta les lèvres dans un sourire cauchemardesque qui révéla ses rangées de crocs affûtés comme des milliers de rasoirs. Mes poumons se contractèrent et je n’eus pas le temps de hurler qu’il m’allongea un coup qui me lacéra la poitrine. Je titubai sur mes jambes en appuyant une main sur mon coeur, au bord des larmes. Tout était allé si vite ; je n’avais même pas eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait, et voilà que je regardais ma mort en face. Elle avait un seul œil et des griffes d’argent. Et elle m’emporterait avec beaucoup, beaucoup de souffrances.
Le monstre fit mouvoir sa langue d’un air jubilatoire et il poussa un feulement strident avant de déployer ses griffes.
Par chance, il ne m’atteignit jamais.
Immobile à un pas de moi, son énorme œil s’était écarquillé. Il grogna et baissa sa tête hideuse pour découvrir dans son torse... la pointe enfoncée d’un projectile.
Avec un formidable cri de guerre, une femme surgit tout à coup des fourrés et, brandissant son marteau comme s’il se fut agi du fléau de Thor, l’abattit sur la créature, dont la tête se retourna avec un craquement retentissant. La lutte était finie : sa nuque était brisée.
Je vis le corps se racornir dans les feuilles jusqu’à disparaître, et je m’effondrai sur le sol comme une pierre.
— Eh bien, demoiselle, c’est ton jour de chance ! s’exclama une voix masculine.
Des jambes épaisses couvertes par un tissu en toile marron s'arrêtèrent devant moi. Les yeux ronds, je levai la tête. Un homme aux épais cheveux rouges et aux sourcils fournis me regardait avec un sourire courtois. Il avait un visage aux traits sympathiques, bien que rudes, et j’aurais pu jurer que dans ses yeux brûlaient des flammes.
— On peut dire que tu t’en sors rudement bien, continua-t-il en désignant le devant déchiré de ma polaire. Ce cauquemar aurait pu t’arracher le coeur d’un seul coup de griffes s’il était affamé. Comme quoi, il ne faut pas jouer avec la nourriture.
D’un air étourdi, je louchai sur la main qu’il me tendait. Mon coeur cavalait encore dans ma poitrine et l’herbe sous mes doigts me procurait une étrange sensation d’irréalité. Toujours est-il que je me vis accepter l’aide de l’individu et, d’une poigne robuste, il me remit debout.
Incapable de prononcer un mot, je me mis à scruter mes sauveurs. La femme était de haute taille ; elle avait un visage anguleux encadré par une très courte chevelure blond platine. Ses yeux en amande luisaient comme des flaques d’argent. Les deux individus étaient parés de cuirasses imposantes en cuir et en écailles, ainsi que de canons d’avant-bras lacés semblant venir d’une autre époque. Beaucoup de questionnements se pressaient dans mon esprit, notamment sur la raison de cette attaque et de ces accoutrements, cela dit je n'eus pas le temps d’y réfléchir qu'ils commencèrent à me questionner :
— Viens-tu de la capitale ? demanda la femme.
— Qu... quoi ? articulai-je d’une voix pâteuse.
— As-tu ton badge de citoyenne ?
— Je n'ai pas de badge, non… soufflai-je en fronçant les sourcils. Ou voulez-vous ma carte d'identité, peut-être ?
Cependant je portai une main par réflexe à mon épaule avant de me heurter à une autre réalité :
— Mon sac ! Je l’ai laissé là-bas !
Mon affolement ne les émut d’aucune manière ; ils échangèrent un regard.
— Alors, d'où viens-tu ? insista-t-elle. De quel village, quelle contrée ?
— Je... J'étais en randonnée dans les montagnes du Centre. Et puis je ne sais pas comment l’expliquer… Je crois que j’ai eu une absence et j’ai ouvert les yeux dans la rivière. Où est-ce qu'on est ?
— Tu te trouves aux abords de la cité d’Eel.
— Hein ?
Ma voix se perdit dans des inflexions suraiguës et un flot de panique m’envahit. Ces appellations avaient une sonorité inconnue.
— Tu ne connais pas la cité d’Eel ? s’ébahit l’homme tout à coup.
— Je devrais ?
Un instant, les deux individus me considèrent de la tête aux pieds d’un drôle d’air. Puis l’homme se gratta la nuque et haussa les épaules.
— Ma foi, peu nous importe. Nous allons devoir rentrer maintenant. Tâche de surveiller tes arrières et d'éviter les cauquemars à l’avenir. Hildegarde, allons-y.
Je rouvris la bouche pour les retenir. Si singuliers qu’ils fussent, ces gens venaient tout de même de me sauver la vie et je n’avais pas le luxe d’espérer d’autres secours.
— La ville est-elle proche ? m'enquis-je précipitamment.
— Assurément, répondit la guerrière.
— Pouvez-vous... pouvez-vous m'y conduire, s'il vous plaît ?
Ma requête alluma une étincelle farouche dans les yeux de l'homme aux cheveux rouges. Il y eut un silence alors que la méfiance se répandait sur son visage.
— Qu'est-ce qu'on fait ? souffla-t-il à l’oreille de sa partenaire sans même se soucier de ma présence. On la ramène à la Garde ? Et si elle était des leurs ?
J’eus bien du mal à refermer la bouche tant ma surprise était grande. De ma vie, personne ne m’avait jamais associée à une menace quelconque.
— Écoutez, cette chose m'a fait fuir et j'ai abandonné mon sac au fond de la rivière, expliquai-je en toute honnêteté. J'ai simplement besoin d'un repère pour rentrer chez moi.
— Kreg, cette pauvre fille a l'air complètement perdue, intervint la dénommée Hildegarde après m’avoir examinée objectivement de la tête aux pieds. Et la nuit tombera d’ici peu. De quoi aurions-nous l’air en abandonnant ici une civile toute seule et trempée jusqu’aux os ?
— Je ne sais pas, ronchonna son partenaire, les yeux vissés dans les feuilles. Ce serait imprudent.
— Peut-être, mais elle demande l’asile et elle est désarmée. Ça me suffit. Pas toi ?
Hildegarde attendit, les deux sourcils levés. L’homme, Kreg, serra les lèvres et sembla peser le pour et le contre.
— Très bien ! Très bien, prenons-la avec nous, puisque tu y tiens, céda-t-il, puis il s’arrêta près d’elle en lui serrant l’épaule. Mais c’est toi qui te chargeras du rapport, hein. Allez, en route !
Remarquant mon hésitation, Hildegarde m’adressa un sourire léger et m’invita à les suivre d’un signe de tête. Je me mis donc en marche derrière eux en me frictionnant les bras. Mes vêtements de randonnée humides étaient désormais crottés de boue, d’épines et de brins d’herbe, et mes chaussures parfaitement détrempées.
— Euh… merci beaucoup, me risquai-je à dire. Je vous jure que je ne vous apporterai pas de problème. Je m'appelle Kaly, au fait.
Rien dans leur démarche stoïque n’indiquait qu’ils m’avaient entendue. Gardant mes distances, je fixai chacune à leur tour les armes qu’ils charriaient sur eux : un bouclier massif et un marteau pour la femme, une arbalète pour l’homme ainsi qu’une épée ballottée en travers de sa poitrine. Ont-ils seulement obtenu le permis de porter cet attirail ? songeai-je. Suis-je tombée au milieu d’un jeu de rôle grandeur nature ? Mais un je-ne-sais-quoi dans leur apparence les distinguait d'êtres humains tout à fait normaux…
Ce fut la douleur qui me rappela au présent. Je palpai le devant de ma polaire déchiquetée et ma main revint humide d’un peu de sang et d’eau. J’ouvris aussitôt la fermeture éclair pour faire le bilan des dégâts et un rapide coup d’œil sous le col de mon tee-shirt suffit à me rassurer. Il n’y avait que trois plaies d’allure superficielle, assez longues en revanche pour recouvrir ma poitrine. Mieux vaudrait s’en occuper une fois en ville. Un frisson incontrôlable me saisit au souvenir de la créature et je m’interdis d’y penser pour le moment. Car si j’y pensais, cela donnerait corps à cette réalité et si c’était réel, alors...
Hildegarde et Kreg marchaient côte à côte en silence, nullement perturbés par cette embûche de taille sur leur route. Nous avions entre temps atteint un sentier creusé d’ornières. Je vins près d’eux et m’éclaircis la voix.
— Allons-nous à… comment était-ce déjà... « Eel » ? tentai-je de me renseigner.
— Oui, répondit Hildegarde. Nous sommes des gardiens.
Gardiens de quoi, je me le demandais mais ne posai guère plus de question.
Le sentier nous achemina bientôt hors des bois. La lisière touffue s’ouvrait immédiatement sur des collines rases et verdoyantes, derrière lesquelles, à l’horizon, scintillait la bande bleue de la mer – la mer ! Mais pourquoi et comment ?
Et alors, je la vis. La tour à la flèche d'argent qui s’élançait vers le ciel, magnifique et magistrale, au faîte du plus haut relief. Un mur immaculé la ceinturait de toutes parts comme un enclos divin, derrière lequel des toits blancs et des dômes d’opale réfléchissaient la lumière du jour. Le sentier s’étirait en un long chemin de terre qui progressait entre les collines jusqu’à s’épuiser aux bouches de l’édifice.
— Eel, la Cité d’Éclat, m’expliqua Kreg en se tournant de profil.
Je hochai la tête et nous commençâmes l'ascension sous les feux d’un soleil vespéral.
À mesure que nous avancions, je distinguais les contours imposants de la muraille, les sentinelles en vestes bleu et gris derrière les parapets, les tours de guet montées de coupoles, et les deux portes massives qui gardaient l’entrée comme la vallée de l’Olympe.
Lorsque nous parvînmes tout à fait au pied de l’enceinte, je retins mon souffle : les vantaux immenses et prestigieux étaient coulés dans un métal semblable à de l’argent, chacun niellé d’écritures surmontées d’une croix cercelée où chatoyait le soleil. Quatre gardes en faction étaient postés là, des casques à plaques d’acier enfoncés sur leur tête. Pour une raison qui m’échappait, la vue de Kreg et d’Hildegarde les transfigura et ils inclinèrent la tête avec déférence.
— Ee manëare !
— Ee manëare, répéta Kreg calmement, qui se tourna pour me désigner du menton. Cette femme est une civile que nous avons trouvée dans les bois. Elle demande temporairement l’asile. Que quelqu’un lui fasse passer les contrôles et lui apporte l’aide dont elle a besoin.
— Tout de suite, chef !
Et le groupe se mit en branle. Alors qu’autour se lançaient des ordres et que des sentinelles se détachaient diligemment de leurs postes, une main me toucha l’épaule. Je me tournai et vis Hildegarde.
— N’aie crainte, ils vont s’occuper de toi, dit-elle d’un ton amène. J’espère que tu retrouveras ton chemin. Que l’Oracle te préserve, aujourd’hui et pour l’avenir.
— Au revoir... ! lançai-je étourdiment, mais elle et Kreg s’étaient déjà détournés et les portes avalèrent leurs hautes silhouettes.
Debout dans l’ombre de la muraille, mon impression de sûreté s’évanouit comme la brume à l’aurore et je croisai les bras sur ma poitrine pour me donner une contenance. Sans sac, argent, ni téléphone, je me sentais démunie, d’autant que les sentinelles à l’entrée conservaient sur moi un œil attentif. Mon malaise allait grandissant à mesure que j’observais le décor autour de moi, la maçonnerie fine du mur, les épées passées aux hanches et cet étrange uniforme bleu et gris. Au moins n’allais-je pas passer la nuit dehors...
Les deux gardes qui m’avaient été dépêchés se révélèrent d’allure plus quelconque et cela me rassura. Le plus jeune d’entre eux – un blond coiffé d’un étrange casque à cornes de bélier et aux yeux plus bleus qu’un ciel d’été – se fendit d’un sourire.
— ‘Jour, m’dame. On dirait que la journée a été rude, hein ? fit-il d’un air gaillard en examinant ma tenue.
— Bien rude, en effet, confirmai-je avec un rire nerveux, et il alla se placer à ma droite en marmonnant quelque chose à propos des procédures, tandis que son partenaire, plus taciturne, encadrait ma gauche.
C’est ainsi que, flanquée de mon escorte, je fis mon entrée dans la cité d’Eel.
À l’intérieur, une immense pelouse couvrait le terrain à perte de vue. Quelques charmantes maisons en toits de chaume étaient plantées au loin dans l’herbe, accessibles ci et là par des chemins de galets. Au milieu d’elles s’ouvrait une voie toute lisse et pavée de dalles étincelantes, qu’encadraient tout le long du chemin des processions d’arches fleuries. Nous nous engageâmes sur l’allée centrale d’un pas soutenu jusqu’à ce que bientôt l’herbe cédât la place à un terrain bétonné et que la ville prît forme.
Une capitale, je l’aurais moi-même deviné en la voyant. C’était une architecture pittoresque mêlant nature et urbanisme. Des carrés de verdure s’épanouissaient partout au milieu de la ville ; le lierre courait le long des façades couleur pastel et sur des treilles établies pour ombrager des bancs de marbre. Des cascades d’eau limpide ruisselaient le long des bâtiments sans jamais mouiller le sol.
Au milieu de mon escorte, je longeais, sans parvenir à fermer la bouche, l’artère centrale bordée d’habitations et de boutiques à étages, plus bruyante à mesure que nous gagnions les quartiers plus animés. Sur notre droite, un bâtiment semblable à une ruche crachait des individus en uniformes blancs ; d’un autre à gauche, construit en forme de lotus, nous parvenaient des gémissements de plaisir. C’est à peine si je me rendais compte que je suivais mes deux gardes, tiraillée entre l’émerveillement et la peur. Encore une fois, tout était… trop. Trop vert, trop lisse, trop éclatant.
Et les gens ! vêtus si étrangement ; de capes et d’amples soieries, de robes largement fendues et de cuissardes, de tuniques légères à longs pans. Tant de couleurs et tant de formes à tous les angles de rue ! Une immense personne encapuchonnée sous un manteau rouge passa à côté de nous, et je n’eus pas le temps d’apercevoir son visage que deux buffles deux fois plus hauts que la normale déboulèrent sur la chaussée en tirant un chariot rempli de lingots de métal rose.
Les venelles se multipliaient et avec elles, le monde. Des sabots piétinaient le sol, l’air vibrait des voix, des rires et des claquements de portes des échoppes. Entre deux maisons, je crus voir les bois d’un cerf sur une petite tête rousse et le trajet continua ainsi, m’assaillant de visions trop époustouflantes pour que je susse où regarder plus d’une seconde.
Nous débouchâmes à la fin sur une vaste place circulaire surplombée d’un bâtiment blanc colossal et derrière lui, plus haut – bien plus haut ! – par la tour au sommet d’argent. Assurément, je n’aurais eu d’yeux que pour elle s’il n’y avait pas eu le marché.
Effervescent, il occupait tout l’espace. Dans les minuscules allées bordées d’échoppes colorées affluait une foule d’acheteurs. Derrière leurs étals, les marchands joignaient leur voix au vacarme des criées : par là des bijoux ciselés d’or et d’argent, par ici des parchemins roulés scellés par des liens de cuir. Des éventaires voisins présentaient des flèches aux empennages extraordinaires, des fioles remplies de liquides sous une pancarte « Les Breuvages de Tsarra », et des pâtisseries encore fumantes qui alléchaient deux enfants empêtrés dans la jupe de leur mère. Des odeurs de nourriture, de sueur et d’artisanat embaumaient l’air jusqu’à nous.
Mais l’exotisme de ces marchandises n’était pas le plus stupéfiant.
Non, le plus stupéfiant tenait dans l’aberration d’un groupe de chats haut perchés sur des tabourets et qui, coiffés de chapeaux de bambou, clamaient à qui voulait l’entendre l’arrivage de nouvelles amulettes.
L’image était si absurde qu’en temps normal, j’aurais éclaté de rire. Cependant, ce jour n’avait rien de normal et je me retrouvai à reculer en portant une main à ma poitrine, pantelante. Il me semblait que ma raison se démantelait.
— Il y a un problème ?
Le garde aimable aux cheveux blonds s’était arrêté derrière moi. « Un problème ? » aurais-je voulu hurler. Ne voyait-il pas le problème ? Et puis sous un auvent, une créature à la tête reptilienne affublée d’une parure digne d’un roi se mit à vanter la qualité de ses soieries.
Ce fut la goutte de trop.
Lorsqu’une main se posa sur mon coude, je voltai avec un cri et mon regard tomba sur le garde blond, sur son casque percé de deux ouvertures pour les cornes. Les cornes n’étaient pas d’apparat ; les cornes étaient sur lui. C’était un homme à cornes de bélier.
Pourquoi fis-je ce que je fis ensuite ? Tout ce que je sais, c’est que la peur nous déshumanise. Mes mains bougèrent toutes seules et je lui allongeai une violente bourrade qui l’envoya s’étaler sur la devanture d’un marchand d’épices. La foule se fendit devant nous avec un cri unanime de consternation. Étendu dans les poudres colorées, le garde ouvrit la bouche d’un air confondu, ses grands yeux bleus écarquillés fixés sur moi, et je surpris de côté le mouvement de son compagnon qui s’emparait de l’arme à sa ceinture.
Alors je fis la seule chose qui me paraissait sensée.
Je courus.
Je me ruai à travers la place bondée sans me soucier de bousculer quelques personnes au passage et m’engouffrai dans une ruelle au hasard.
— Arrêtez-la ! tonna le deuxième garde qui s’était lancé à ma poursuite, mais je filais comme un lièvre entre les murs de pierre.
Trois femmes à la tête féline me regardèrent passer nonchalamment depuis le porche d’une petite boutique qui répandait des parfums entêtants ; j’entendis leurs rires et leurs voix fluettes quand elles lancèrent des paris. Le fracas de bottes rebondissait derrière moi contre les parois des façades, plus proche que je l’avais escompté, trop proche. Mes jambes me propulsèrent davantage sur le chemin en calade alors que je ravalais un sanglot de terreur. C’était un cauchemar, un horrible cauchemar dont je ne voyais plus le bout !
La ruelle finit par s’incurver dans un tournant au bout duquel j’aperçus une échappatoire et je pressai l’allure sans oser regarder en arrière. Si j’étais assez rapide, peut-être serais-je capable de le semer dans les carrefours innombrables de la ville. Oui, peut-être atteindrais-je les portes avant qu’il ne me repère, peut-être…
Mais je me décomposai rapidement.
Dans la bouche de lumière tant espérée, une silhouette en uniforme me faisait barrage. Je m’immobilisai en m’apprêtant à rebrousser chemin mais un regard par-dessus mon épaule m’éclaira sur la situation : à quelques mètres à peine, mon poursuivant se précipitait sur moi, talonné par le blondinet semé de poudres d’épices qui s’était ressaisi et qui le suivait en haletant. Mon pouls cessa de battre. J’étais cernée. À contrejour, la sentinelle qui me faisait face vint à ma rencontre, l’arme au poing.
— C’est fini, cria-t-il. Au nom de la Garde, rends-toi !
— Laissez-moi partir, gémis-je, au supplice, je n’ai rien fait ! Je veux partir !
— Tu n’iras nulle part avant que nous ayons eu une petite discussion.
La lame de son épée scintilla dans la pénombre de la ruelle et la détresse obscurcit ma vision. J'allais mourir là au bout du compte, pitoyablement mourir de la main d'inconnus, après avoir survécu à la noyade et à un monstre. Il n’était plus qu’à trois pas lorsque le sol frémit sous nos pieds. L’enseigne en bois d’une boutique frétilla près de nous. Nous nous regardâmes dans les yeux – moi terrifiée, lui interdit –, puis une secousse surgie des profondeurs de la terre déséquilibra mon agresseur. En ni une, ni deux, je saisis l’opportunité et le poussai contre le mur avant de détaler dans l’artère centrale. Des protestations éclatèrent des gardes restés dans la ruelle qui me pourchassèrent avec un temps de retard. Mon souffle était court et je me sentais prise de vertiges, comme si j’avais accompli un effort colossal.
Alors que je remontais la large chaussée inondée par la lumière crépusculaire, le cauchemar ne me laissa aucun répit. Un son de cor lugubre retentit soudain dans toute la ville derrière moi. Il y eut des cris de panique depuis le marché et des mouvements de foule. Frappée de stupeur, j’écartai les yeux sans n’y rien comprendre et découvris alors avec horreur la porte de la muraille au loin qu’on refermait.
— Non, chuchotai-je.
— Qu’on arrête cette femme ! aboya l’un de mes poursuivants en plein air.
La sueur coulait sur tout mon visage, le sang pulsait dans mes oreilles et ma tête était lourde ; il me semblait que l’adrénaline m’avait quittée. Cherchant malgré tout une autre issue avec frénésie, je vis trop tard ce qui fondit sur moi. L’énorme silhouette au manteau rouge de tout à l’heure me saisit par les épaules et son capuchon tomba dans un même mouvement.
Un orque. Ce fut le premier mot qui me vint. Qu’aurait-il pu être d’autre avec son crâne nu et ses défenses de sanglier ?
Mon métier m’avait accoutumée à bien des choses épouvantables mais tout cela… Tout cela était trop pour moi.
Le monde tournoya, des fleurs encre s’épanouirent sous mes yeux et l’instant d’après, je perdis connaissance.
Chapitre 3
— … eaux de la Source ! On aurait dû… L’ai crue morte, moi...
Des bribes de conversation lointaines me parvenaient. Je flottais dans les airs, ballottée d’un côté, puis de l’autre. Une forte odeur de cave me prenait aux narines et l’air s’était considérablement rafraîchi. Les paroles autour se précisèrent peu à peu :
— Je sais pas si elle nous entend. Je sais pas si elle fait exprès.
— Bien sûr qu’elle fait exprès ! Il faut que tu arrêtes d’être aussi crédule, mon pauvre gars. Tu as vu comme elle t’a culbuté là-bas ? À tout moment elle nous saute dessus.
Deux voix d’hommes se disputaient. Deux voix dont les intonations ne m’étaient pas tout à fait inconnues.
— Tu crois... ?
— Un peu que je le crois ! C’est pas pour rien que le lieutenant nous l’a coltinée. Bon sang, on est dans de beaux draps, nous. Ça va remonter aux oreilles du capitaine, cette histoire.
Il y eut un juron et une prise se resserra autour de mes chevilles. J’essayai de dire quelque chose mais ma langue pesait comme du plomb au fond de ma bouche et ma tête était comme du coton. En outre, la morsure d’un métal froid tiraillait ma gorge. Et peut-être mes poignets aussi, dans une moindre mesure. Ouvre les yeux, me sommai-je ; cependant, mes paupières, trop lourdes, résistaient.
Plus proche maintenant, je reconnus la voix inquiète du jeune garde blond :
— C’est Kreg et Hildegarde qui l’ont amenée. Pas nous.
Un silence.
— Ouais, tu as raison, fit l’autre. Tiens, v’là l’escalier, fais gaffe. Par les tétons de l’Oracle ! Jamon aurait pu la descendre jusque là.
À ce moment, j’ouvris les yeux.
— Que… ?
Il faisait très sombre tout à coup. Je crus d’abord avoir émergé dans la vacuité d’un caveau, mais le plafond s’agitait et la lueur d’une torche quelque part révélait les aspérités brillantes d’un tunnel de pierre.
… Ainsi qu’un visage fantomatique à mes pieds. Le visage du deuxième garde de mon escorte. Mes paupières battirent d’alarme. Il me tenait par les chevilles et je pris alors conscience des mains solides qui me portaient sous les aisselles.
En levant la tête, je tombai sur la grimace contrite du soldat aux cornes de bélier.
— Qu’est-ce qui se passe ? m’agitai-je avant de réaliser que mes poignets étaient entravés de fers. Qu’est-ce que vous faites ? Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
— Et puis quoi encore ? grogna le brun. Arrête de gigoter ou je te fiche mon poing dans la figure si tu te romps pas le cou avant.
— J’ai dit : lâchez-moi ! À l’aide ! Au secours !
J’étais sur le point de hurler à tue-tête quand une porte un peu plus bas s’ouvrit à la volée. La lumière éclatante qui s’en échappa m’éblouit momentanément.
— Qu’est-ce qu’on a là ?
La voix, masculine aussi, était caverneuse et bourrue. La tête à l’envers, je manquai de me mordre la langue. Le nouvel arrivant était un colosse chauve tout en muscles, aux yeux d’un noir de poix. Entièrement noirs, dois-je préciser. Le sang reflua de mon visage. Mais enfin, où étais-je tombée ? Dans une région inconnue de Tchernobyl ?
Trop interloquée, c’est à peine si je me rendis compte que nous passâmes la porte. Les deux sentinelles qui me tenaient me lâchèrent sans prévenir sur un sol de béton. En marmonnant un juron, je ramenai mes genoux contre ma poitrine et me remis péniblement debout.
— C’est une Piaf, ça ? demanda le colosse en se grattant la nuque.
Le lieu dans lequel nous avions échoué était vide et sinistre. Quelques lanternes essoufflées sur des tonneaux crachotaient des flammes ; des casiers en bois pourri côtoyaient dans la pénombre des chaînes suspendues à des crochets de boucherie, qui grinçaient dans un silence de tombeau. Des croûtes de salpêtre enduisaient les murs d’un long couloir bordé de portes en métal.
Une prison.
Assises sur de minuscules tabourets, deux femmes trapues en cuirasse noire m’examinaient d’un air hostile. Je regardai tour à tour mes chaînes, puis le décor vétuste, prenant soudain la mesure de ce qui m’arrivait.
— Vous ne pouvez pas être sérieux, soufflai-je. Vous ne pouvez pas… faire ça.
J’arrondis la bouche dans l’attente d’une réponse sensée, au lieu de quoi mon auditoire m’opposa un silence inflexible.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! m’exclamai-je alors, et mes mains remontèrent subitement sur ma gorge pour palper les contours d’un collier en métal massif. Et bon sang, que m’avez-vous mis autour du cou ?
— Ne va pas nous faire croire que tu n’as jamais vu de l’Igelune, jeta le deuxième garde de mon escorte d’un air passablement ennuyé. Bon, on vous la laisse maintenant, dit-il à l’adresse des autres. On a fait notre boulot, nous, hein.
Je secouai la tête, le souffle bloqué dans ma gorge, en cherchant un soutien parmi la rangée de visages graves. Seul le jeune blond m’observait encore avec une expression toute ingénue. Il ouvrit la bouche comme pour objecter, mais son partenaire le tira par le col et la porte claqua derrière eux.
Je me retrouvai donc seule et terrifiée devant les femmes enveloppées d’une lueur inquiétante et cet espèce de géant. Lorsque ce dernier s’avança vers moi, je bondis sur le côté.
— Ne me touchez pas ! feulai-je. Avez-vous tous perdu la tête ? Je n’ai rien fait de mal, je n’ai rien à faire ici !
À ce moment, un gigantesque tintamarre retentit dans le couloir des cellules. Ce fut horrible ; on eût dit que des titans martelaient les panneaux de métal.
— La ferme, les gars ! hurla le geôlier si fort que les bruits s’amenuisèrent derrière les portes barricadées, puis il planta ses yeux – des trous sans fond – dans les miens. Écoute, je me fous de qui tu es et de pourquoi tu es là. Ce que je sais, c’est que mes gars t’ont emmenée. Alors, en attendant, c’est moi qui commande. Un point c’est tout.
Il désigna les deux femmes d’un mouvement du menton.
— Et si tu n’obéis pas, les choses pourraient mal, très mal se passer pour toi. Compris ?
Je serrai mes mains contre ma poitrine en avalant ma salive. L’angoisse me cisaillait le ventre et mon corps tremblait de tout son long. C’est au point où ma propre voix me parut étrangère lorsque j’ouvris la bouche pour demander :
— Et mon avocat ?
On me jeta brusquement dans un cachot sombre.
— Non, murmurai-je en entendant la porte se refermer. Non, non ! Ouvrez-moi ! criai-je. Laissez-moi sortir ! Je suis innocente, il y a un malentendu !
Je tambourinai contre la porte en fer.
— Vous n'avez pas le droit ! Je vous jure que vous allez avoir des problèmes ! Je vous ferai poursuivre ! Je veux un avocat !
Mais aucune réponse ne me parvint depuis l’autre côté.
— Ouvrez-moi ! hurlai-je de plus belle.
Au bout d’un certain temps, mes muscles finirent par fatiguer et j'abandonnai la lutte. Tout va bien se passer, me persuadai-je intérieurement tandis que je laissais glisser mes poings encore liés contre la paroi métallique. Ils allaient bien finir par comprendre que je n'étais pas la personne recherchée ; une enquête serait probablement ouverte et me permettrait de rentrer chez moi d'ici quelques heures – au lendemain, dans le pire des cas.
Tout allait s'arranger.
Après avoir tourné en rond plusieurs minutes, je me laissai retomber au sol et m’adossai au mur abîmé de pierre froide en attrapant mes cheveux. Peut-être, après tout, n’était-ce qu'un cauchemar ; peut-être que mon pied avait dérapé dans la montagne, que j'étais tombée dans un fossé et que je me trouvais dans un coma complètement délirant dans les draps de l'hôpital ! Pourtant je tentai de me pincer, fort, et la douleur que je m’imposai sembla malheureusement authentique.
Mes yeux s'habituèrent petit à petit à l'obscurité. Ma cellule exiguë était montée sur un sol crevassé avec, en face de moi, un grabat en tissu sale occupant un tiers de l’espace et un seau – qui me provoqua un haut-le-cœur lorsque j’en compris l’usage. Les pierres des recoins exhalaient un lourd mélange fétide d’odeurs de moisi, d’excréments et d’urine.
Toutes mes poches étaient vides ; ils avaient pris soin de me dépouiller de mes dernières affaires avant de m’enfermer ici. Étrangement, la vue de mon téléphone et de mon couteau-suisse les avait jetés dans une grande perplexité. Une des femmes avait ensuite comparé mes écouteurs à une « corde d’assassin » et, en tirant sur le câble malgré mon avertissement, l’avait rompu d’un seul coup. J’aurais pu me frapper le front si la situation n’avait pas été aussi dramatique. Des sauvages, voilà ce qu’ils étaient...
Ils m’avaient donc dépouillée en me laissant mes fers et ce collier étrange qui m’emprisonnait la gorge. De l’Igelune, avait dit l’autre. J’ignorais pourquoi ils prenaient toutes ces précautions.
Au terme de ce qui me parut un long moment de solitude, des cliquetis de verrou se firent entendre à la porte, de laquelle émergèrent deux nouveaux gardes en livrée bleu et grise.
— Est-ce que... ? commençai-je avec une bouffée d'espoir.
Sans m’accorder la moindre marque de bienveillance, ils me saisirent les bras et me levèrent d'une poigne raide.
— Qu'est-ce que vous faites ? protestai-je. Non ! Vous n'avez toujours pas compris ?
— Tais-toi ! aboya celui de ma droite.
La gorge nouée, je fis silence. Rien n'était perdu ; ils allaient sans doute me faire interroger par un de leurs supérieurs et je pourrais ainsi plaider ma cause. Je devais me montrer à tout prix docile et patiente. Les deux soldats me conduisirent donc dans les couloirs obscurs au-delà du carrefour que nous avions emprunté à l’arrivée, jusqu’à une salle éclairée de lanternes huileuses, où était disposée une table en bois massive, chevillée au sol et à la surface écorchée par le temps. Là, deux inconnus occupaient des chaises côte à côte.
L’un d’eux était un jeune homme d’allure sinistre, avalé par les ombres. Il avait la peau laiteuse, presque translucide, des cheveux noir corbeau et les lèvres retroussées en un demi-sourire qui me parut de mauvaise augure. Une cicatrice lui découpait le sourcil et une partie de sa joue gauche, et peut-être l’avait amputé de la vue. Car ses yeux ! l’un gris, l’autre si pâle qu’on aurait pu le croire mort s’il n’avait pas eu de pupille.
Il était accompagné par un homme à peine plus âgé et de plus fine stature. Celui-ci était habillé d’une longue tunique blanche près du corps, aux broderies délicates de noir et de vert. Autour de son visage glabre et serein, deux petites nattes blondes tombaient sur ses tempes comme des fils d’or.
Un de mes gardes força sur mon épaule pour me faire asseoir sur l’unique chaise vacante. À ce moment, l’homme à la cicatrice découvrit davantage ses dents.
— Eh bien, pour une surprise ! s’exclama-t-il. Une rouquine et toute mignonne, en plus ! Regarde moi ça, Leif, les Piafs ont-ils décidé cette fois de nous envoyer une petite sorcière ?
— Allons, Nevra, ne hâtons pas les conclusions, répondit le blond d’un ton posé.
Je remuai la tête sans comprendre. « Sorcière » ? Qu’insinuait-il ? À nouveau paniquée de me savoir le sujet d’accusations, je m’éclaircis la voix.
— Je... Il y a un malentendu. J'ignore vraiment qui vous êtes et je ne sais pas non plus où je suis.
— Et toi, qui es-tu ? rétorqua sèchement le brun.
Je ravalai péniblement ma salive. Ainsi, son compagnon reformula la question d’une voix plus pondérée :
— Quel est ton nom ?
Comprenant qu'il était plus sage de coopérer, je répondis.
— Kaly.
— Bien, Kaly. Je suis Leiftan de l’Étincelante, archimage et conseiller de la Prêtresse. Voici messire Nevra, le maître des Ombres, aussi appelé la Main Noire, ajouta-t-il en désignant son partenaire. Je présume toutefois que les présentations n’étaient pas nécessaires...
— S’il vous plaît, croyez moi quand je vous dis que je ne sais rien de vous, insistai-je en secouant le menton.
Un rictus de désapprobation tordit les lèvres de mon interlocuteur. Il poussa un soupir et massa l’arête fine de son nez.
— Écoute, la situation est délicate pour toi. Premièrement, tu es une parfaite inconnue, deuxièmement tu as attaqué deux de nos soldats et, troisièmement, cela à peine avant une attaque des Faucons Obscurs. Pensons-nous à une coïncidence ? Je vais être honnête : non.
Mon cœur se mit à marteler ma poitrine et un frisson courut sur la peau de mes bras. Mes pensées se confondaient au devant de cette situation aberrante mais que je comprenais mauvaise.
— Vraiment, j’ignore de quoi vous parlez..., bafouillai-je étourdiment. « Archimage », « Faucons Obscurs », je… je n’ai jamais entendu ces termes.
— Inutile de poursuivre ta comédie entre nos murs ! s'impatienta le dénommé Nevra en serrant le poing sur la table. Comment avez-vous produit ce tremblement de terre ? Quel stratagème utilisez-vous pour commencer à vous attaquer aux fondations ?
Je l’observai en retour, complètement effarée.
— Non, non. Il y a vraiment une erreur !
— Alors, d'où viens-tu ?
— Mais je ne sais pas ! me récriai-je en perdant mon calme. J’étais dans la forêt et quelque chose m’a poussée à travers un arbre et je me suis réveillée au fond d’une rivière à deux doigts de me noyer ! C’est absurde, dit comme ça, je sais bien à quel point c’est absurde. Puis il y a eu cette créature et des… gardiens m'ont secourue. Une grande blonde et un homme aux cheveux rouges, demandez-leur !
— Tu veux nous faire croire qu’une dryade t’a joué un tour maintenant ?
— Quoi ?
L’homme attablé, Leiftan, me fixa pour un temps qui parut une éternité.
— Non, dit-il très doucement. Je crois, mon ami, qu’elle insinue venir de chez les humains.
Je restai davantage bouche bée – comme si cela eût été possible – à l'entente de ses paroles.
— Oui. Oui, évidemment que je viens « de chez les humains » !
Je les regardai tour à tour d’un air interdit. Comment diable aurait-il pu en aller autrement ? C’est alors que Nevra se vautra dans sa chaise et applaudit avec emphase.
— Alors ça, s’esclaffa-t-il, c’est la meilleure que les Piafs nous aient jamais faite ! Saluons au moins l’innovation. C’est brillant. Brillant.
— Pour le moins original, je l’admets, approuva Leiftan d’une voix parfaitement neutre.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne vous comprends pas. Ce n’est pas une plaisanterie.
— Allons bon, dit Nevra en pianotant ses longs doigts sur la table. De toute façon, quelle preuve avons-nous que tu viens de l’autre monde ?
— De l’autre monde ? murmurai-je sans comprendre.
— Du monde des humains.
Un silence mortuaire tomba sur nous, durant lequel les deux hommes continuèrent de me scruter sévèrement. Un autre... monde, disait-il ? Bon sang, dans quel village de fous avais-je pu tomber ?
— J’avais un sac avec mes documents d’identité, finis-je par répondre. Mais je l’ai perdu dans la rivière...
— Mais bien sûr ! commenta Nevra d’un ton sardonique.
— Je vous jure que c'est vrai !
— Il n'est pas élégant de mentir, demoiselle.
Paniquée, je réfléchissais à un moyen de me dépêtrer de cette situation quand la porte s'ouvrit derrière moi dans un grincement strident, et des pas firent écho dans la pièce.
— Leiftan, tu es demandé en salle du Cristal, se fit entendre une voix grave.
Raidie sur ma chaise, je ne vis d'abord qu'un col mince en fourrure couronnant une cuirasse spartiate, et des bras à la couleur de cuivre sculptés par l'exercice. Ensuite, je m’aventurai à lever la tête. L’inconnu était un homme intimidant à la mâchoire saillante et aux lèvres étroites. Ses cheveux blancs mi-longs tombaient en demi-queue lâche sur sa nuque et il portait sur lui un impressionnant baudrier de dagues. Pour autant, sa brute apparence n’était rien en comparaison de ce qui brûlait dans ses yeux. Il avait le regard le plus beau que j’eusse jamais vu ; un regard qu’on aurait cru fondu dans de l’or, le plus raffiné et le plus intense, et capable à lui seul – je le jure – de captiver une assemblée en discorde.
— Bien, souffla le concerné. Merci, Valkyon.
L’archimage se leva et sortit sans plus me prêter d’attention. Nevra, les mains croisées derrière la tête, lança au nouveau venu d’un ton excédé :
— Comme d'habitude, cette affaire ne va pas être facile. Celle-là persiste à dire qu'elle est humaine avec une histoire à dormir debout de portail dans un arbre, blabla...
Sa moquerie me creva le cœur et je pinçai les lèvres en m’efforçant de chasser mes larmes. Pourquoi refusait-il à ce point de me croire ? Ledit Valkyon s'installa à la place que Leiftan venait de quitter et posa ses mains à plat sur la table. Les torches faisaient courir des reflets de bronze sur les renflements de ses bras.
— Je suis le capitaine obsidien de la Garde d’Eel, se présenta-t-il brièvement. Ce sont mes soldats qui t'ont rencontrée dans la forêt au retour de leur mission. Ils t'auraient trouvée dans cet état et sauvée des griffes d'un cauquemar, avant de t’amener chez nous par bonté de cœur.
— Oui ! soutins-je avec élan. Oui, c'est la vérité, c'est ça !
— Et dis-moi donc pourquoi une innocente s’enfuirait-elle avant la sonnerie du cor Faucon ?
En prononçant ces mots, ses yeux se durcirent et je compris que le malentendu n'était pas dissipé.
— Je me suis enfuie parce qu’il y avait des chats sur les étalages ! explosai-je. Des chats qui parlent ! Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?!
— Elle parle des purrekos, là ? chuchota Nevra en plissant l’œil.
— Tu as agressé deux de mes soldats, continua imperturbablement l’autre. Et tu as feint d’être morte.
— Mais je n’ai jamais feint d’être morte, je me suis évanouie ! dis-je, au comble du désespoir et de l’exaspération.
Pendant un moment, ses sourcils se rejoignirent sur son front et une expression incertaine passa sur son visage. Cela fut éphémère, le temps d’un battement de cils. Il se reprit.
— As-tu donné un signal pour tes complices de l'extérieur ? poursuivit-il d’un ton soupçonneux.
— N'était-ce pas de ta part une tentative d'infiltration ? enchérit Nevra à son côté. Ma foi, cela est réussi, tes vêtements sont plus que déroutants et ton attitude pourrait tromper les plus ingénus. Tu as l'air humaine.
— Je suis humaine ! m’évertuai-je à le leur faire comprendre.
— À d'autres. Tentative intéressante mais nous ne sommes pas dupes. De toute façon, les Faucons n'auraient pas envoyé une piètre actrice. Tu as même fait semblant de t’évanouir...
Le maître des Ombres cala son menton dans sa main en me contemplant et je sentis mon cœur se briser. Il ne me croirait pas… Il ne le voulait pas. Et si ce qu’il disait n’était pas complètement délirant ? Si par malheur, j’étais tombée dans… un autre monde ? La forêt si étrange, le cauquemar, puis tous ces gens dont j’avais fait la rencontre jusqu’à ces hommes d’allure singulière m’avaient prouvé que l’endroit n'appartenait à rien que je connaissais. J’avais senti cette énergie alentour ; les ondes, les abstractions dans l'air trop différentes de ma terre, ma précieuse terre. Je sentis ma respiration s’accélérer et mon regard devint nébuleux.
— Alors, où vous cachez-vous ? réitéra-t-il. Qui est votre nécromancien ?
Je secouai vaguement la tête, sans savoir quoi répliquer tant j’étais désemparée.
— Je... je ne suis pas celle que vous croyez, persistai-je à dire d’une voix blanche. C’est un malentendu. Je me suis retrouvée au mauvais endroit, au mauvais moment…
Ma pitoyable réponse eut pour seul effet de les rembrunir. Nevra roula des yeux en claquant sa langue.
— Il suffit. Ramenez-la en cellule, ordonna-t-il aux deux gardes dressés à la porte avec un geste d’impatience. Quant à toi, ajouta-t-il à mon attention en se penchant sur la table, il vaudrait mieux demain que la nuit t’ait rendu tes souvenirs.
La menace que je lus dans son regard me rendit blême. Le capitaine obsidien, qui n'avait toujours pas repris la parole, ajouta au moment où l’on me levait :
— La situation s'aggrave, Eldarya se meurt. Tu finiras par parler.
On me séquestra ensuite à nouveau dans cet espace étroit et sans vie.
Cette fois-ci, je ne cognai pas à la porte, consciente que ce geste ne me serait d’aucune utilité. Personne ne m'ouvrirait tant que ma situation ne serait pas éclaircie, situation qui venait tout juste d’empirer. Les mains libres, je portai un ongle à mes lèvres et m’intimai de réfléchir. Toutefois, mes pensées s’éparpillaient. Je ne comprenais rien, strictement rien à ce qui se déroulait dans ce décor. Ou je ne voulais pas l'admettre... Un autre monde ? avait dit ce Nevra. J'étais arrivée dans un autre monde en traversant un arbre ? Où était donc passée la rationalité ? Certes, j’avais baigné toute mon enfance dans des histoires de magie mais un monde à part ! Et cela m'arrivait, à moi ! Mon père lui-même n’avait jamais tant fabulé.
Et pourtant... il n’y avait pas d’autre explication. Pourtant, les dieux savent que ce destin m'avait toujours appartenu.
J’étais perdue dans un monde étranger.
J’eus l’impression que la nuit tombait puisque les gardes se relayèrent derrière la porte. Recroquevillée dans ma cellule, je me sentais abandonnée. Je pensais à ma famille, à mes amis, à tout ce qui me rattachait à ma terre. Ils n'allaient pas remarquer ma disparition avant trois ou quatre jours, mais ensuite, qu'adviendrait-il ? On me porterait disparue, on mobiliserait la police et, enfin, on me croirait morte. Telle était la logique insensible des affaires jugées trop énigmatiques.
Seule dans cette pièce aussi glacée que l'abîme de mon cœur, un sanglot fendit ma gorge et j’enfouis mon visage dans mes genoux. Si seulement, ah ! si seulement j’avais été plus prudente... Jamais je n’aurais dû m’éloigner du chemin, ni m’approcher de cet arbre maudit.
Mais il était trop tard venu le temps des regrets. Et maintenant personne, absolument personne, ne viendrait me sortir de là.
Chapitre 4
Le lendemain, mes joues étaient sèches et je m’étais ragaillardie. Pleurer faisait du bien mais cela n’aidait pas à avoir les idées claires.
La nuit avait été épouvantable. Dans l’obscurité permanente, il y avait eu des murmures fous qui se parlaient constamment, des raclements d’ongles sur la pierre et, parfois, un cri jailli de nulle part. Si au début je n’avais pas envisagé de dormir, l’émotion avait eu raison de moi et j’avais fini par m’assoupir à même le sol.
On m’avait apporté au matin un baquet d’eau claire destiné à la boisson, ainsi qu’une écuelle contenant du gruau avec une tranche de pain rassis. Je m’étais efforcée de surmonter mon dégoût et de tout avaler. Une chose était sûre : tomber d’inanition ne m’aiderait pas à sortir de là.
Tomber de maladie non plus, d’ailleurs ; or, pour le moment, je grelottais encore dans mes couches de vêtements humides. Une fois mon repas terminé, je décidai donc d’étendre au moins mon tee-shirt aux côtés de ma polaire.
Assise torse-nu sur ma paillasse, j’en profitai pour examiner ma blessure que j’avais mise de côté depuis la veille. Les bords avaient rougi d’une manière qui me déplaisait. Je la lavai avec un peu d’eau claire, faute de mieux, en espérant glaner un savon prochainement. Par la même occasion je tentai de glisser un doigt sous ce maudit collier d’Igelune où la peau me démangeait. En vain. Impossible de s’en débarrasser, apparemment. Il y avait comme des écritures incrustées dans le métal et pas le moindre fermoir.
Cela fait, je me réinstallai ensuite contre le mur et m’immergeai dans les réflexions.
Un autre monde. Après une nuit, j’avais plus ou moins déjà absorbé cette vérité. La part irrationnelle de moi qui était demeurée attachée aux histoires de mon père, qui s’y était cramponnée comme la vermine sur l’écorce malgré ces années loin de lui, malgré mon endoctrinement dans le rationalisme scientifique, me soufflait d’y croire sans l’ombre d’un doute. D’une manière ou d’une autre et pour une raison qui m'échappait, le sapin avait joué le rôle d’une passerelle. L’existence d’une terre parallèle, en revanche, n’avait pas l’air d’étonner mes geôliers outre mesure…
Un autre monde, oui, mais ce n’était pas la raison de mon enfermement. Quelque chose s’était passé hier, dehors ; un attentat peut-être, puisqu’on m’accusait gravement d’être complice. Il me semblait que les Faucons Obscurs étaient des ennemis de cette organisation dans laquelle j’étais tombée, la Garde, et qu’on s’était mépris sur mon identité. Coûte que coûte, il m’incombait de prouver mon innocence. Mais comment ?
Pendant de longs moments, mon regard erra sur les inscriptions gravées dans les murs par les anciens prisonniers. Elles étaient en grand nombre ; des mots inconnus, des symboles de toutes tailles et parfois même des phrases se disputaient les portions de pierre les plus lisses. Qu’étaient devenus mes prédécesseurs ? Avaient-ils recouvré leur liberté ou bien étaient-ils… ?
Le bruit d'une serrure déverrouillée finit par m’arracher aux pensées macabres et j’enfilai rapidement mon tee-shirt avant de bondir sur mes jambes, encore pleine d’espoir. La vue des fers qui m’étaient destinés dans les mains calleuses du garde me serra la gorge mais je ne protestai pas. On m’emmena avec la même rudesse que la veille dans la salle d’interrogatoire, où m’attendaient sur leurs chaises le maître des Ombres et le capitaine obsidien.
Nevra se pencha en avant avec une expression railleuse.
— Toujours en forme, à ce que je vois ! Et ce regard, ah ! T’a-t-on déjà dit que tes yeux étaient pareils à une nuit sans étoile ?
Je pris soin de garder mon opinion au sujet de cette flatterie importune. Un coup d’œil égaré me permit néanmoins de remarquer le haussement de sourcil désapprobateur de Valkyon.
— Vous vouliez une preuve que je viens… de l’autre monde, commençai-je aussitôt, et les deux hommes me toisèrent en retour avec un air de profonde lassitude. Je n’ai plus mon sac mais les gardes, dis-je sans flancher, ils ont pris ce qui me restait. Regardez par vous-mêmes.
— Oh, tu parles de ça ? fit Nevra en vidant sa poche.
Il aligna soigneusement sur la table mon couteau-suisse, mon téléphone à l’écran fendu et les deux bouts de mes écouteurs. Un sourire de fauve apparut au coin de ses lèvres quand il me vit déglutir.
— Oui.
— C’est trop ! Valk, jubila-t-il en se tournant vers le concerné, elle s’est même encombrée de ces petites babioles pour qu’on la croie.
— Ces babioles sont mes affaires et elles m’appartiennent depuis longtemps.
Mon regard passa sur le capitaine. Austère, il ne dit rien. Nevra se renversa dans sa chaise.
— Quelle formidable comédienne ! J’en serais presque envieux, se moqua-t-il en curant nonchalamment ses ongles avec la lame d’une dague. Dis-moi, as-tu appris ton petit accent pour ton personnage ou bien l’as-tu de naissance ?
J’écartai au plus loin ma bouffée de panique et me soumis au silence, le temps de réfléchir. Si j’avais encore été en possession de mon sac, toutes les preuves qu’il contenait les auraient contraints à me croire. Mais mon sac gisait au fond de la rivière et les « si » ne refaisaient pas le monde. Une idée me vint.
— Je parie que vous ne savez pas à quoi ça sert.
Leurs visages s’inclinèrent légèrement à ces mots. Ne leur laissant pas le temps de m’interrompre, je me lançai en toute hâte dans l’explication du couteau-suisse que je connaissais comme ma poche ; je leur décrivis chaque outil incrusté et son fonctionnement : les tournevis, l’ouvre-boîte, la scie et le tire-bouchon ; tellement vite qu’aucun d’eux ne pût placer une parole. Puis je désignai les résidus d’écouteurs :
— Ça n’a rien d’une « corde d’assassin ». Ça sert à écouter de la musique sur des appareils électroniques comme celui qui est à côté. On appelle ça un téléphone. Mais il a pris l’eau et il ne fonctionne plus. Et il y a beaucoup d’autres gadgets. On a des télévisions...
— Ça suffit, me coupa Nevra.
— On a des consoles de jeu avec des manettes, poursuivis-je hardiment car je n’avais aucun autre plaidoyer que celui-là, et on a des machines pour griller le pain et...
— Ça suffit ! rugit-il en frappant sa paume sur la table. Cesse donc tes ruses de sorcière !
Son cri se répercuta si fort entre les murs que je tassai les épaules presque sans le vouloir. J’aurais pu me mettre à pleurer mais je luttai pour garder le contrôle. Fonds en larmes, me dis-je, et c’en est fini de toi.
— Je ne peux pas avoir inventé tout ça, murmurai-je, la gorge nouée. Vos accusations n’ont aucun sens.
Une ombre inquiétante se jeta sur le front de Nevra. Son regard dépareillé me transperça et il se leva avec une grâce animale. Arrivé devant moi, il posa une main sur le dossier de ma chaise et glissa ses doigts sur mon poignet. Ils étaient aussi froids que la pierre.
— Quelles douces mains que voilà, susurra-t-il à mon oreille, et son souffle glacé dressa ma peau de frissons. Je me demande ce qu’elles donneraient sans ongles ou même sans doigts. Ou, dit-il en attrapant mes mâchoires, préférerais-tu qu’on commence par les dents ? Alors, vas-tu parler ?
— Je ne sais rien, soufflai-je, oppressée. Je vous jure que je ne sais rien...
— Mauvaise réponse. Nous commencerons donc par les dents.
Le sang se figea dans mes veines ; je sentis ma résistance céder. Transie d’effroi, je le vis faire un signe à une ombre dans un coin de la pièce qui s’approcha avec un coffret métallique.
L’intervention du capitaine derrière lui se résuma à un mot :
— Non.
Valkyon était toujours assis sur sa chaise, les bras croisés. Son visage était un masque de pierre mais ses yeux brillaient comme deux phares. Il se leva à son tour en hochant la tête en direction des gardes qui flanquaient la porte. Ces derniers me remirent sur mes jambes et Nevra s’écarta de moi sans se départir de son sourire de miel permanent.
— Tu as de la chance que Valk soit là. C’est le moins sanguin de nous deux.
Et là-dessus, il me fit un signe doucereux de la main tandis qu’on m’entraînait ailleurs. Cette fois, je ne fus pas jetée directement au cachot. Nous suivîmes le capitaine obsidien qui marchait à l’avant d’un pas brut et rapide. Les muscles tendus de son dos roulaient dans l’obscurité ; il avait l’air d’un colosse modelé dans un argile aussi ancien que les plus vénérables montagnes. Derrière leurs portes, les prisonniers restaient silencieux.
Terrifiée à l’idée de ce qu’ils comptaient me faire, hélas je n’eus d’autre choix que me laisser emporter dans les entrailles de la prison. Mon cœur battait si fort que je craignais à tout instant le voir bondir hors de ma gorge. Nous passâmes enfin un ultime couloir et descendîmes quatre marches dans l’obscurité. Là, Valkyon me saisit par mes chaînes et me planta devant une cellule à barreaux, dans laquelle s’entassaient des prisonniers gémissants sous la lueur crasseuse des torches. Les mains tremblantes, je me sentis défaillir. Il planait une aura de mort et des effluves pestilentielles.
— Les connais-tu ? articula-t-il au-dessus de moi.
— Non, m’étranglai-je.
Lorsqu’il me pivota brutalement vers lui, je tressaillis dans l’attente d’un coup. Qui ne vint jamais.
— Qui est votre nécromancien ? Où sont les cristaux ?
— J’ignore de quoi vous parl...
— Qui es-tu ? Pourquoi es-tu là ? Où se cachent les Faucons ?
L’espace d’un instant, je me perdis dans les reflets de lumière qui jouaient sur le cuir luisant de son baudrier. C’était comme si l’espoir et l’énergie s’enfuyaient de moi à tire-d’aile.
— La rivière…, chuchotai-je ensuite.
— Quoi ?
— Je suis venue par la rivière...
— C’est faux, dit-il d’une voix égale. Tu n’es pas venue par la rivière.
— C'est la vérité ! objectai-je alors que mes dents s’entrechoquaient sous mes joues. Je vous le jure sur tout ce que j’ai ! Laissez-moi juste y retourner et je serai partie en un rien de temps. Vous ne me reverrez plus jamais et je ne causerai aucun souci. Je vous en prie...
— Il est connu que les portails sont à sens unique.
Une main glacée me prit aux entrailles et j’entrouvris les lèvres.
— Alors… comment puis-je rentrer ?
— Ce n'est pas toi qui poses les questions.
Son ton était demeuré calme, mais ferme. « À sens unique ». Ma poitrine se comprima et des sueurs froides mouillèrent ma nuque. Fonds en larmes, me répétai-je, et c’en est fini de toi. Valkyon se recula d’un pas, m’étudiant dans le plus grand silence.
— Ça sera tout pour aujourd’hui, acheva-t-il. Ramenez-la.
— Vous avez tort, lâchai-je peu après qu’il se fût retourné. Vous avez tort et je vous le prouverai. Tous les jours s’il le faut. Je n’ai rien à voir avec toute cette histoire, je ne fais même pas partie de ce… de ce monde. Tout ça n’était qu’une horrible coïncidence. Je vous assure que vous avez tort. Et je vous le prouverai.
Le dos de Valkyon se figea. Ses yeux si déroutants revinrent lentement sur moi, vacillèrent dans la pénombre. Mais il eut tôt fait de revêtir un visage hermétique… quoique peut-être troublé.~ * * * ~
Et c’est ce que je fis. Les deux jours suivants, à peine eus-je passé le seuil de la salle d’interrogatoire, que je me mis à raconter tout ce qui me passait par la tête au sujet du monde humain. Les capitales, les routes, l’université, l’hôpital. La géographie et l’histoire. Les plus grandes découvertes. Mon esprit pouvait être une preuve suffisante ; il le fallait. Nevra finissait toujours par m’interrompre pour m’assaillir de questions – qui j’étais, qui était mon nécromancien, où étaient les Faucons – mais mon temps de parole s’était vu prolongé et, au moins, on ne m’avait plus menacée de torture. Aucun signe de leur part ne me laissait pour autant présumer qu’ils me croyaient.
Quand je ne dormais pas, j’écoutais aux portes ou bien je cognais mes phalanges sur le métal en criant ma fureur et mon injustice jusqu’à ce l’écho de ma propre voix me vrillât les tympans. Les autres prisonniers grattaient toujours les murs le soir et, parfois, un cri jaillissait – la litanie quotidienne.
C’est impressionnant ce à quoi l’esprit peut s’habituer.
Cinq jours, ce n’était rien. Mais terrassée par la peur et l’ennui, les jours devenaient des semaines. Je n'arrêtais pas de penser à mes parents. J'avais promis de les rappeler sans tarder ce jour de malheur sur le sentier. J’essayais de m’accrocher à eux pour garder le moral. Je les reverrais, bien sûr ; je les reverrais.
Je n’avais pas envisagé d’autre alternative.
Des vacances. Tout cela à cause d’aspirations futiles de vacances dont je n’avais même pas ressenti le besoin au départ. Je me promettais de ne plus jamais en prendre si je parvenais un jour à sortir de là. Mieux valait me cloîtrer une vie entière que reposer un seul pied dans une forêt.
Quant à mes plaies, oh ! elles avaient boursouflé. Je les lavais tous les jours à l’eau claire mais, comme de juste, l’hygiène n’était pas en vogue derrière les barreaux. Ajoutons à cela mes vêtements douteux qui avaient mal séché en s’imprégnant d’une odeur de moisissure et qui n’arrangeaient en rien ma minable condition.
L'idée de m'enfuir avait, à un moment, galvanisé mon esprit mais après des heures d’inspection minutieuse dans l’obscurité, il m’avait bien fallu admettre qu’il n’existait aucune échappatoire. Hormis la parole. Et comme toujours, la persévérance. Je peux le faire, me répétais-je obstinément. Je peux m’en sortir. Cependant, une part de moi songeait que je n’aurais pas assez de temps pour convaincre mes ravisseurs...
— J’ai besoin d’un savon, annonçai-je d’office lorsque je pénétrai la salle d’interrogatoire.
Les gardes restés à la porte gloussèrent sous cape. Un simple regard de Valkyon les réduisit au silence.
— Tout de suite, princesse ! lança Nevra avec un large sourire. Voudrais-tu un peu de poudre et une jolie robe avec ?
— Mes plaies s’infectent. J’en ai absolument besoin, je sais de quoi je parle, dis-je et, comme tous les deux me considéraient d’un œil impassible, j’insistai : Juste un savon. S’il vous plaît. Je me débrouillerai avec mon eau, je boirai moins.
Adossé à sa chaise, Nevra s’absorba dans la contemplation de mon couteau-suisse, qu’il semblait avoir adopté. Ma requête était raisonnable et j’imaginais qu’il s’amusait seulement de ménager son attente avec son goût pour le mélodrame.
Puis sa sentence tomba – intraitable :
— Non.
Mes yeux papillotèrent ; j’eus bien des difficultés à ravaler ma déception.
— Pourquoi ? demandai-je tout de même.
— On ne fait pas de préférence, répondit platement Valkyon.
Mes plaies me brûlèrent sous mes vêtements, me rappelant par la même occasion ce qu’impliquerait mon échec. Je lançai un regard dans pièce et je sentis l’angoisse se resserrer autour de moi comme un nœud coulant.
— Si vous continuez à me faire venir, soutins-je avec une confiance que j’étais loin d’éprouver, c’est que vous espérez quelque chose de moi. Si je meurs, vous n’obtiendrez rien du tout.
C’était ma dernière carte à jouer, et elle ne fut pas suffisante. Nevra se contenta de hausser les épaules.
— Alors tu mourras.
Et ainsi, je dus renoncer à cette idée.
J’avalai péniblement mon dîner ce soir là. L’état de ma poitrine, devenue chaude et douloureuse, me préoccupait ; et lorsque mes yeux revinrent fixer les écritures dans les coins, une anxiété dévorante m’imprégna jusqu’à la moelle.
Dans mon sommeil, je rêvai du cauquemar.
Il me faut préciser que c’était arrivé plus d’une fois depuis ma rencontre avec la créature. À chaque réveil j’avais ouvert les yeux en sursaut, frémissante et trempée de sueurs. Mais cette nuit, je fus persuadée d’entrevoir une ombre dans la cellule. Avec le recul, je pense pouvoir affirmer qu’il s’agissait des prémisses de la fièvre. Toujours est-il que cette vision m’effraya au plus haut point, et le son de pure terreur qui jaillit de ma gorge fit taire autour tous les gémissements. Je me ruai vers la porte.
— Laissez-moi sortir ! criai-je en tambourinant dessus. Laissez-moi sortir ! Au secours ! Je veux sortir !
Ma lucarne s’ouvrit et des yeux de lézard apparurent.
— Qu’est-ce que t’as, toi, à brailler comme ça ?
— Il y a quelque chose, quelque chose avec moi ! S’il vous plaît ! Au secours !
Ma voix défaillit dans un sanglot et je me mis à griffer les parois de métal en hurlant. Soudain, la porte s'ouvrit d’une traite en m’envoyant promener contre le mur.
— Bon sang, tu vas la fermer, oui ? Il y a rien dans ta cellule !
Une faible raie de lumière orange avait pénétré la pièce avec le garde et je vis qu’en effet, il n’y avait rien. Haletante, je m’accrochai à ma gorge ceinturée du collier ; son poids devenait insupportable.
Le soldat marmonna des jurons en me poussant du pied.
— Tu n’es qu’une menteuse, cracha-t-il alors que je me ratatinais sur moi-même. Une menteuse et une Piaf. Je savais que c’était encore une de tes ruses, fichue menteuse !
Il m’accabla encore d’une pluie d’injures, puis la porte se referma dans un grand bruit.
Mais je n’étais pas seule pour autant.
Le son d’une respiration régulière résonnait avec la mienne entre les quatre murs. Mes paupières s’ouvrirent d’un seul coup. Une silhouette se tenait debout dans l’opacité devant moi, aux iris jaune-vert qui luisaient autour de pupilles verticales. Le garde... Il était toujours là. Mon cœur se mit à battre avec violence quand il s'accroupit ensuite pour prendre mon menton dans sa main.
— Toi, menteuse, murmura-t-il, je me demande quel genre de correction tu mérites.
Une violente chair-de-poule sillonna mon échine. Avec un sourire malsain, il insinua deux doigts à l’intérieur de mon genou et l’écarta.
— Je... vous..., balbutiai-je, terrorisée.
— On ne crie pas comme ça, ici. C’est interdit de crier comme ça. Et je n’aime pas les menteuses.
Et tout en disant cela, sa main répugnante remontait plus haut sur ma jambe, plus haut et…
Mon instinct de survie jaillit en moi comme une flamme. Je lui crachai à la figure et envoyai mon genou tout droit vers son menton. Un geste fou qui éveilla sa colère. Il poussa un cri féroce en me repoussant. Je ne vis même pas son poing partir mais il partit bien, et une douleur fulgurante explosa subitement dans ma mâchoire. Le sol se précipita à ma rencontre ; des chandelles dansaient devant mes yeux.
— Saloperie de Piaf ! pesta-t-il en frottant son menton. Que la Source vous maudisse, tous autant que vous êtes !
Avec un dernier juron, il me laissa par terre, la tête lourde. Je rampai sur la pierre froide et me recroquevillai dans un coin de la pièce en entourant mes genoux de mes bras tremblants.
Plus tard, on vint me chercher. Ce devait être très tôt le matin car le roulement de gardes n’avait pas encore eu lieu et le même soldat à l’allure inhumaine m’enchaîna avec fureur en dardant sur moi un regard meurtrier. Je n’eus pas le courage de lui faire face. L’horreur de ce qui avait failli arriver la nuit dernière avait jeté de l’eau sur les braises de mon esprit de révolte. Une douleur lointaine élançait ma joue, mais j’étais trop hébétée pour en tenir compte.
Dans la salle d’interrogatoire, Nevra reposait ses jambes étalées en travers de la table comme c’était devenu une habitude, tandis que Valkyon était adossé à la paroi de pierre, les bras croisés sur son plastron de cuir. Sous mes paupières baissées, je perçus également la présence de quelqu’un d’autre sur la chaise d’en face.
Les soldats me plantèrent à ma place avec brusquerie. Une fois assise, je gardai les lèvres closes et l’échine courbée, les yeux obstinément fixés sur la table où la lumière d’une torche tremblotait. Une minuscule fiole au contenu nacré y était posée au centre.
— Eh bien, pas d’entrée fracassante aujourd’hui ?
La saillie venait de Nevra, évidemment. Il prit soin de marquer une pause, comme s’il attendait de pouvoir se régaler d’une réplique, et parut déçu quand il comprit que je n’allais pas répondre.
— Le mutisme est-il ton nouveau moyen de protester ? reprit-il d’une voix plus sèche. Ou t’es-tu lassée de ta propre mise en scène ?
Cette fois, je braquai mes yeux sur lui. Je ne dis rien, mais mon regard suffit. Et alors que le sourire de Nevra pâlissait d’un ton, Valkyon parut de son coin d’ombre, les sourcils froncés.
— Qui l'a frappée ?
Sa voix grave était sortie aussi glaciale qu’un vent d’hiver. Je retins mon souffle en laissant de nouveau mes cheveux tomber autour de mon visage, les doigts crispés entre mes jambes.
— Qui ? répéta-t-il. Je ne le demanderai pas une troisième fois.
Derrière moi, le coupable se dandina d’un pied sur l’autre avant de s'avancer.
— Moi, capitaine, se dénonça-t-il d’un ton hésitant. Je… Elle s'est mise à hurler sans s'arrêter au beau milieu de la nuit malgré mes avertissements.
— T'a-t-on demandé de la battre ?
— Non…
— T’a-t-on seulement demandé de la toucher ?
— Non...
— Quels étaient tes ordres, soldat ? continua Valkyon, implacable.
— De... surveiller les cellules.
Acculé comme un lapin par un loup, il n’avait plus rien du détestable personnage de la veille. Je n'osais plus bouger d’un pouce mais je vis du coin de l’œil Valkyon approcher lentement de lui. De l’autre côté de la table, Nevra et l’inconnu se taisaient.
— Cette prisonnière n’a jamais fait preuve de la moindre violence ici. Faucons ou non, sous mon commandement, on ne frappe pas les détenus aussi gratuitement.
Je sentis le capitaine m’observer à nouveau.
— Lui as-tu fait autre chose ? s'enquit-il ensuite.
— Non, répondit l’autre instantanément.
Un frisson souleva la chair de mes bras quand je pensai au sort funeste auquel j’avais échappé. Ce détail ne parut pas manquer à son supérieur qui se pencha vers moi pour m'interroger :
— T'a-t-il fait autre chose ?
Tétanisée, je secouai négativement la tête et je fus incapable de lire sur son visage durci ce qu’il pensait avoir deviné ou non. Un moment de silence s'abattit.
— Toi, dehors, fit-il ensuite. Tu es suspendu jusqu'à nouvel ordre.
Le ton était sans appel.
Le soldat déglutit et disparut sans rien contester. Quant à moi, je demeurai parfaitement immobile, de peur que la colère du capitaine, même salvatrice, se retourne contre moi. Mais Valkyon inspira profondément en passant une main dans ses cheveux blancs dénoués. Ensuite, il poussa la fiole dans ma direction.
— Bois, dit-il d’un ton morne, comme si cela lui pesait de jouer son rôle.
Mon regard examina longuement le liquide opalin. Puis je jetai un œil vers Nevra et je me raidis soudain en découvrant l’individu à son côté. C’était un homme aux traits fins et aux longs cheveux bleus noués par un catogan, et de chaque côté de sa tête…
— Sérieusement, c’est à croire qu’elle n’a jamais vu d’elfe de sa vie, lança l’inconnu en haussant les sourcils.
— Il faut dire que tu es particulièrement moche aussi, commenta Nevra avec un sourire fripon.
— Ah oui ? À ta place, je ne parierais pas trop dessus, le balaf-...
Quelque part, on entendit Valkyon se racler la gorge. Alors que les deux hommes d’en face reportaient leur attention sur moi, je fixai de nouveau le flacon. Mes pensées devaient être transparentes car Nevra soupira.
— Si nous voulions te tuer, nous ne ferions pas tant de manières.
— Non, lâchai-je à mi-voix. Ce serait... théâtral.
Le maître des Ombres esquissa un petit sourire en coin, et peut-être même aussi l’individu elfique.
— Ravi de voir que tu as retrouvé ta langue. Maintenant, bois. Ce n’est pas dans notre habitude de faire appel aux maîtres alchimistes comme Ezarel, spécifia-t-il en regardant son partenaire, mais pour ton histoire douteuse, nous avons fait une exception.
Je devais bien lui concéder qu’il n’avait aucune raison de mentir et j’avalai donc le contenu de la fiole d’une seule traite avant de changer d’avis. Ça avait très mauvais goût – à la fois de cendres, de radis fermenté, d’abats et d’iode. Une étrange chaleur fourmilla sous ma langue, qui disparut aussi vite qu’elle était apparue.
— Quel est ton nom ? attaqua Ezarel.
— Kaly. Et mon deuxième prénom est Gaella, comme ma mère.
Je hoquetai en portant mes mains à mes lèvres. Qu’était-ce ? Ma voix… Valkyon retourna tranquillement s’appuyer au mur tandis que Nevra soulevait un coin de sa bouche avec satisfaction.
— D'où viens-tu ? continua Ezarel.
— Oh, c’est une sacrée histoire ! Il faisait très beau et j’avais prévu de profiter de mes premières vacances depuis longtemps, vraiment longtemps, m’entendis-je débiter sans le moindre contrôle. Vous savez, j’adore la forêt, alors j’ai voulu me couper un peu du monde. J’étais en randonnée quand j’ai senti quelque chose de bizarre entre les arbres, puis j’ai vu l’écureuil – tellement mignon ! Et d’un coup, je dirais qu’un sapin l’a comme absorbé. C’était très perturbant. Moi, j’ai voulu partir mais quelque chose m’a retenue et ça m’a poussée sur l’arbre.
— Quelque chose ?
— Si j’étais folle, j’aurais bien dit que c’était une racine !
De nouveau, les mots étaient tombés de mes lèvres. À cette réponse cependant, je vis nettement Valkyon et Nevra se raidir en échangeant un regard. Ezarel, arrimant ses yeux verts aux miens, ne se laissa pas distraire.
— Qu'es-tu venue chercher au Quartier Général ?
— De l’aide, bien sûr, j’avais perdu mon sac. Dans la rivière où j’ai failli me noyer et...
— Es-tu un Faucon Obscur ?
— Non.
— Es-tu une ennemie de la Garde ?
— Non.
— Es-tu humaine ?
— Bien sûr, quelle question !
Le capitaine obsidien se redressa sur son appui en me jaugeant avec une curiosité nouvelle. Il y eut un silence durant lequel les trois hommes se jetèrent des regards perplexes.
— Elle ne ment pas sous le sérum de vérité, affirma ensuite Ezarel en se tournant pour m’observer à nouveau.
— Est-il possible que tu te sois trompé en le réalisant ? demanda Valkyon.
— Tsk ! Je ne me trompe jamais, Valk.
— Ez, penses-tu qu'il pourrait s'agir d'une nouvelle potion d'oubli ? lui souffla Nevra à voix basse ; son visage d’ordinaire railleur s’était tendu et il avait perdu son sourire.
— Les Faucons n'auraient aucun intérêt à perdre leurs partisans pour qu'ils finissent par être enrôlés dans la Garde, intervint Valkyon qui arpentait la pièce. Elle aurait mieux fait de se tuer dans ce cas.
— Alors, une potion temporaire ?
— Je ne sais pas. En soi, l'idée n'est pas improbable mais combien de temps durerait un tel effet ? réfléchit Ezarel en caressant son menton. Si on considère son accent, son histoire… Vous avez dit qu’aucune capsule n’a été trouvée sur elle et qu’elle est tombée en pâmoison devant Jamon. Tout ça est quand même très bizarre pour un Faucon.
Un élan d'espoir me fit relever la tête et j'attendis leurs réactions, le cœur au bord des lèvres. Pourtant, Nevra se frotta la nuque avec un ennui manifeste. D’un geste expéditif, il mit fin à cette entrevue. Je sentis mon ventre se contracter.
— À quoi ça rime ?! m’écriai-je sans pouvoir me retenir. Vous venez de le démontrer ! Je suis innocente. Pourquoi vous êtes-vous donné cette peine si c’est pour me refermer cette porte à la figure ?
Aucun d’entre eux ne consentit à répondre. La colère me fit voir rouge et je renversai ma chaise sur le sol d’un coup de talon.
— J’en ai assez ! Je ne passerai pas un jour de plus dans cette cellule !
Je m’étais armée de patience et je m’étais tenue tranquille. J’avais fait tout mon possible pour les convaincre – tout ! –, et ils ne cessaient de jouer avec mes nerfs torturés. Mes protestations furent bien vaines, puisque quatre mains vigoureuses me saisirent aussitôt. Je continuai à vociférer tandis que les gardes m’emportaient dans le couloir, et les prisonniers m’acclamèrent derrière leurs portes comme des spectres frappeurs, même après que la mienne eût claqué.~ * * * ~
La fièvre me terrassa au huitième jour.
Je l’avais vue venir, bien sûr, comme Noé avait dû contempler sur son arche l’arrivée du Déluge ; et elle était là maintenant.
La fièvre était là, et je frissonnais et je transpirais. Rétractée dans un coin de la pièce, la joue à même le sol, mes yeux contemplaient d’un air lointain la fresque que formaient les gravures des anciens condamnés. Tous mes muscles me faisaient souffrir et des poussées de crampes m’avaient fait rendre mon dernier repas.
Il n’y avait plus eu d’entrevue depuis l’épisode honteux du sérum de vérité. Ces hommes m’avaient fait miroiter un espoir de liberté flamboyant pour le simple plaisir de le piétiner aussitôt. Ils auraient mieux fait de me donner à boire du poison. Au final, j’allais bien décéder d'une bête infection en ce lieu bas et sombre où je n'aurais même pas droit à des obsèques. Peut-être était-il temps de laisser à mon tour mon empreinte sur la pierre...
La fièvre était là, brûlante et dévastatrice, incrustée dans mes chairs, et je ne discernais plus le vrai du faux, les secondes des minutes, et les minutes des heures.
Mon esprit divaguait. D’un battement de cils, je basculais d’un songe à un autre : une après-midi dans le jardin de mes parents où je semais des graines, heureuse, entourée du parfum de ma mère ; une promenade dans un parc avec une glace à la main ; mes plantes rempotées dans la lumière du dimanche. Mes plantes... ! Qu’allaient-elles devenir ? Je rouvrais les yeux et je voyais le désert de ma cellule. Et puis, j’étais de nouveau enfant, accrochée à la main de mon père qui s’agenouillait dans les bois pour étudier les insectes. Un papillon batifolait au-dessus de ma tête et je courais derrière lui tandis qu’il virevoltait vertement dans les feuilles, parmi les grains de pollen et les odeurs si suaves de jacinthe et de pervenche. Mon père surgissait alors des fourrés avec mon nom sur les lèvres, pâle d’angoisse, les yeux fous et exorbités, et il me prenait dans ses bras en me faisant promettre de ne jamais m’éloigner seule. Après quoi la brume l’emportait dans ses lambeaux fétides et le cauquemar effleurait ma joue de ses griffes.
Mes plantes… Quelqu’un allait-il s’occuper de mes plantes ?
La clé retentit dans la serrure et la porte grinça sur ses gonds rouillés. Il y eut quelques bruits dans la pièce, puis le battant se referma. En soulevant mes paupières lourdes, je découvris posés sur le sol une bassine remplie d’eau avec un savon et un sac de toile. Trop tard, songeai-je lugubrement. Ou alors c’était la dernière ablution qu’on accordait à un condamné.
Je me traînai tout de même vers la bassine et retirai mes vêtements poisseux, non sans quelques raideurs. Quitte à partir, autant le faire dignement. L'eau se troubla très vite à mesure que je récurais ma peau noircie. Le savon dégageait une odeur aigre, mais elle valait mieux que les effluves nauséabondes de ma cellule. Une fois mes cheveux lavés, je m'autorisai un soupir en goûtant le bonheur d’être propre.
Pour finir, je nettoyai mes plaies. Ce n’était peut-être pas judicieux de le faire avec une eau sale mais autrement elles auraient souillé tout le reste. Et j’étais condamnée ; je le comprenais maintenant. Un morne découragement m’enveloppait comme un linceul à l’aube d’une veillée funèbre. Avec cette résignation lasse, je n’éprouvais pourtant pas la sérénité que sont censées procurer les morts lentes et progressives.
Il y avait encore tant de choses que j’espérais accomplir, et si peu de temps...
Dans le sac m’avait été déposé un ensemble grossier de bure grise. Le tissu était rêche mais il avait le mérite d’être propre ; je l’enfilai.
À quoi bon tous ces efforts, puisque les sueurs furent si promptes à me recouvrir ? Avec un râle sourd, je me recroquevillai de nouveau entre ces murs érodés où régnaient la tristesse et la mort.
Après un certain temps, le verrou ferrailla de nouveau et des bottes foulèrent le seuil. Leiftan, que je reconnus à son parfum et aux grelots de sa tunique, pénétra dans ma cellule noyée d’obscurité.
— Par la miséricorde de l’Oracle, souffla-t-il.
Ses vêtements frémirent avec un bruit de soie tandis qu’il s’accroupissait. Il me toucha le bras.
— Mets-toi debout, Kaly. Ce n’est pas encore la fin. La Prêtresse a demandé à te voir ; elle décidera de ton sort.
J’ignore ce que je pus bien lui répondre mais il ordonna qu’on me ferre avec la plus grande diligence. Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvions dans les boyaux enténébrés comme une procession vers l’échafaud. La tête tanguante, je trébuchais de temps à autres, à peine consciente de mes talons nus écorchés par les saillies de la pierre. Mon esprit dérivait loin, très loin – une bouteille jetée à la mer.
Leiftan congédia la garde au pied d’un colimaçon qui s’entortillait infiniment au-dessus de nous. Il y eut des protestations hésitantes mais il m’entraîna derrière lui sans autre forme de procès. Les braseros nichés dans les murs crachaient un feu rouge qui projetait nos ombres allongées sur les marches. Des odeurs de soufre m’irritaient la gorge et Leiftan marchait si vite que je manquai de m’étaler plusieurs fois.
Il n’y avait pas longtemps que nous cheminions seuls quand soudain une onde de choc traversa les murs et me plia en deux. Mes jambes faiblirent d’un coup ; je me sentis partir en arrière. Par chance, la main de Leiftan me rattrapa de justesse par le col de ma tunique.
— Qu’était-ce donc ? s’étonna-t-il, le front tendu.
— Je ne sais pas...
Un contrecoup de la fièvre, vraisemblablement...
Quand nous atteignîmes enfin le haut des marches, la lumière crue du jour m'agressa les pupilles. Leiftan ne m’accorda pas le temps de reprendre mon souffle. J’entrevis seulement un cercle de colonnes blanches et les contours d’un grand vestibule pendant que le conseiller me conduisait toujours par le bras. Ses bottes lustrées claquaient fièrement le dallage ; sa tunique soyeuse ondulait derrière lui, aussi immaculée que le drapé d’un séraphin. Rendue aveugle et malade, je m’obligeais à mettre un pied devant l’autre, appelée par les derniers tisons de l’espoir. Puis mes orteils épousèrent l’étoffe douillette d’un tapis et nous nous arrêtâmes au milieu d’un corridor.
Finalement, Leiftan échangea encore quelques mots avec des inconnus avant de me faire entrer par deux grandes portes dont l’écho se réverbéra dans le nouvel endroit silencieux.
La lumière y était plus vive encore et je papillonnai des cils pour y voir plus clair. C’était une pièce éblouissante où le soleil pleuvait à verse. Partout les vitrages avaient investi les murs, et même le plafond où une large rosace en dalles de verre recevait les lueurs du jour.
Et voilà qu’au centre, les rayons infinis de l’extérieur s’embrasaient sur un immense cristal de couleur mauve.
Il triomphait sur son socle de marbre, digne et tranquille, aussi immémorial que l’origine du monde. Je constatai avec étonnement qu’il émanait de cette pierre… une étrange énergie. Comme cette force qui m'avait attirée près du sapin.
Une femme se tenait debout dans le nimbe de clarté. Habillée d’un justaucorps de velours, elle attendait, le cou impérieusement dressé. Elle portait sur ses cheveux noirs une paire touffue d’oreilles animales et quatre queues de renard se déployaient de part et d’autre de ses hanches. Dans sa main, un sceptre doté d’une flamme bleue diffusait un halo mystique.
Tandis que nous nous dirigions vers elle, je m’aperçus de la présence de Valkyon, Ezarel et Nevra installés à une table ovale sur le côté.
— Je te l’ai amenée, Miiko, annonça Leiftan en me faisant tomber à genoux.
En nage et haletante, je ne pus résister à la tentation de lever les yeux. La femme avait un visage distingué, le teint pâle et des traits délicats qui semblaient n’avoir pas d’âge. Son regard frangé de longs cils était du bleu de l’Atlantique.
— Voilà donc la mystérieuse faelienne, commenta-t-elle d’une voix traînante en m’examinant de la tête au pieds. Pourquoi a-t-elle l’air à l’article de la mort ?
Personne n’eut le temps de formuler une réponse que les premiers boutons de ma tunique sautèrent sur le carrelage. La main libre de la femme s’était à peine tendue dans ma direction. De la magie.
— Je vois, observa-t-elle sobrement. Vous plaidez donc son innocence ? Chacun de vous ? Et toi, Nevra ?
— Eh bien, même moi je paraîtrais cruel de laisser croupir en bas une civile qui n’a rien à faire dans cette histoire, aussi insignifiante soit-elle, lâcha l’intéressé en haussant les épaules. Le sérum a parlé, Miiko.
D’un geste brusque, Miiko – comme c’était son nom – releva mon menton de la pointe de son sceptre. Son regard bleuté me jaugea longuement.
— Innocente, dit-elle d’un ton songeur. Oui, elle en a l’air. Si fragile et si souffrante… Devons-nous la libérer pour autant ? Je me le demande.
Je clignai mes paupières trempées par la sueur. La fièvre mettait toutes mes facultés en déroute, à tel point qu’il me fallait fournir un grand effort pour suivre la discussion. Elle continua :
— Voyez cela : elle est ravagée par la fièvre, l’infection est dans son sang. Elle ne tiendra pas deux jours de plus sans l’aide d’un guérisseur. Je pense que nous serions bien malavisés de bouleverser le cours normal des choses pour la vie d’une inconnue, décréta-t-elle en se tournant d’un mouvement fluide vers les autres, une demi-sang qui plus est. Elle a vu l’intérieur de la Garde et elle a été dans les prisons. Imaginez qu’il s’agisse là d’un nouveau stratagème de nos ennemis, nous perdrons beaucoup.
Confuse que j’étais, je ne parvins pas tout de suite à comprendre les teneurs de son discours. Mais quand elle posa de nouveau les yeux sur moi, la froideur de son visage me frappa de plein fouet. Avec un calme dédaigneux, elle rendit donc son jugement :
— Elle ne vaut pas la peine qu’on coure ce risque.
— Je… voulus-je protester. Attendez...
— Remettez-la aux cachots et laissons la vie faire son œuvre. Ce sera tout.
— À tes ordres, acquiesça Leiftan.
— Non, s’il vous plaît… Je vous en prie, je ne suis pas...
Parle. Parle, m’exhortait ma conscience. Hélas ! ma tête tournait, mon esprit tourmenté par la maladie butait lamentablement contre un écueil imaginaire, et voilà que je ne pouvais plaider ma cause alors que l’on scellait mon destin.
— S’il vous plaît… Je vous en conjure, laissez-moi partir...
Mes implorations se turent d'elles-mêmes lorsque je rencontrai l’œil implacable de Miiko toujours fixé sur moi. Il ne reflétait qu’une souveraine indifférence.
— Assez, trancha-t-elle, les lèvres serrées. Leiftan, sors la d’ici !
Alors sous mes pieds s’ouvrit le vide de la plus parfaite désolation. Mes espoirs étaient morts ; j’étais morte.
Leiftan commença à me traîner vers la sortie. Ma figure blême se tourna instinctivement vers le joyau central, majestueux et scintillant. Au moins dans mon malheur m’accordait-on le réconfort d’emporter un si beau souvenir dans ma tombe...
Mais au moment même où la lueur du cristal se mira dans mes yeux, une extraordinaire fulguration détona dans la pièce.
L'instant d'après, un être à l'allure légendaire émergeait littéralement des contours taillés de la pierre.
À la fois homme et femme, ce fantôme androgyne s’élevait dans le silence religieux. De lumière était faite sa chair, de plumes blanches sa chevelure, et ses yeux aux nuances infinies rappelaient la couleur de l’arc-en-ciel. Je sentis des frissons picoter ma nuque devant cette beauté que nul poète n’aurait jamais pu décrire. L'être avait ancré son regard dans le mien et me tenait d’un pouvoir hypnotique. Sauf que j'étais celle qui le pénétrais, j'étais celle qui voyais en quelques secondes des événements ayant gravé les siècles. Le sang et l’acier. La joie et la peur. La vie et la mort. Une ombre sans fin.
— Sainte Mère ! murmura quelqu’un.
La fièvre me faisait délirer. Ou peut-être le paradis s’ouvrait-il à moi ?
Leiftan m’avait lâchée sous l’effet de la surprise. Quand l'entité disparut, il me sembla que mon cœur était vide. Mon énergie toute entière déclina, et je m’effondrai sur le sol.
Chapitre 5
Je fus réveillée par la caresse de lueurs agréables sur mes paupières et soupirai d’aise au contact d’un duvet tiède sur ma peau. En ouvrant les yeux, il n’y eut d’abord qu’un plafond blanc. Un haut plafond circulaire travaillé de caissons alvéolés. Je battis des cils et bougeai péniblement la tête pour détailler l’endroit où je me trouvais. Depuis les portes-fenêtres d’une pièce épurée, les pâles rayons du jour diapraient les ondulations d’un bassin central aux margelles de marbre décorées d’une jungle de plantes. Des colonnes à sillons verticaux soutenaient ci et là des voûtes d’une architecture noble, et sur ma droite s’étirait une rangée de lits vides. Un délicat parfum aux notes herbacées embaumait l’air. Je me demandai l’espace d’une seconde si j’étais morte et si ce n’était pas là la représentation de l’Eden.
Nappée de soleil, une femme vint à ma rencontre. Du moins, femme ou déesse, je ne pus d’abord me prononcer. Grande et mince, elle avait une longue chevelure de nacre sertie de bijoux inédits et couronnée de tresses, bordant un visage aux traits séraphiques. Sa peau de velours avait la couleur des graines de lin, et des yeux aussi pâles que le givre parfaisaient ce tableau de beauté froide. Je me mis à regarder avec insistance la forme curieuse de ses oreilles qui échappaient au travail de sa coiffure : longues, en pointes effilées. Une elfe.
Mon inspection devait friser l’impolitesse mais elle n’en tint pas rigueur.
— Bonjour à toi. Je suis Eweleïn, de l’Absynthe, soigneuse et guérisseuse en chef de la Garde d’Eel, se présenta-t-elle d’une voix caressante. Nous sommes au pôle médical. Comment te sens-tu ?
— Bien… me contentai-je de répondre.
— Ton corps a des carences et ton esprit est battu, voilà une pleine journée que tu récupères.
Je me mis sur mon séant tout en hochant la tête. La femme disparut quelques instants derrière un rideau de percale, dont elle revint avec un plateau en argent massif composé d’un festin de fruits et de biscuits secs.
— Je sais que tu viens de l’autre monde, me dit-elle. Cette agitation a dû être éprouvante. Maintenant, je voudrais que t’alimentes un peu.
— Merci.
J’appuyai ma reconnaissance d’un regard timide. Aucun sourire ne venait tempérer son visage et pourtant, l’étrangère irradiait une douceur infinie.
Depuis le plateau, les odeurs alléchantes ne tardèrent pas à me faire monter l’eau à la bouche. Je m’emparai sans réfléchir d’une galette encore chaude avant de suspendre mon geste.
— Dois-je en conclure que je ne suis plus prisonnière ? demandai-je d’une voix sourde.
— Oui. Tu es libre.
Comme en quête d’une garantie, mes doigts remontèrent alors ma gorge à tâtons. Si c’était là un mensonge, en tout cas cet horrible collier de métal avait bel et bien disparu. L’effroi qui me guettait s’apaisa quelque peu.
Il y avait bien plusieurs minutes que je piochais en silence sur le plateau quand des coups légers toquèrent à la porte. Eweleïn alla ouvrir à un jeune homme accoutré d’un élégant uniforme en queue de pie. Entre la paire de lunettes métalliques juchée sur son nez, sa coiffure impeccable et la corne de narval qu’il portait littéralement au milieu du front, je manquai de peu d’en lâcher mon verre d’eau.
— Mes salutations, je me nomme Keroshane, de l’Étincelante, se présenta-t-il avec un sourire en venant dans ma direction. On m'a dit que ton prénom était Kaly. Je suis le secrétaire de la Prêtresse. Miiko tient absolument à te recevoir dans les plus brefs délais.
— Comme c’est impoli de ta part, Kero ! le tança Eweleïn. La pauvre vient à peine d’entamer son repas.
Les oreilles de Keroshane virèrent à l’écarlate et sa bouche s’ouvrit, comme prête à se répandre en excuses, mais j’avais déjà lancé mes jambes hors du lit. Mon instinct me disait que cette Miiko ne connaissait pas la patience et mieux valait ne pas la contrarier. Par ailleurs, une entrevue avec elle m’apporterait des réponses.
— C’est très aimable à vous mais j’ai terminé, m’adressai-je à la guérisseuse de mon ton le plus commode. Où sont mes vêtements ? lui demandai-je avec un rapide regard en direction du peignoir qui me recouvrait à peine.
— Oh, tu n’as plus besoin de ces haillons. Prends ceux-là.
Derrière le paravent, j’enfilai donc une courte robe beige toute en sobriété et glissai mes pieds dans des pantoufles ajustées en matière similaire à du cuir. Un miroir sur chevalet se tenait non loin de là dans la lumière tamisée par les rideaux. En m’approchant de mon reflet, je fus frappée par l’aspect de mon visage. Il était… normal. Comme si ces derniers jours dans les geôles n’avaient été qu’une sieste dominicale. Je palpai curieusement les reliefs de ma mâchoire, mon nez à peine retroussé, le grain de beauté qui me narguait toujours au-dessus de mon sourcil droit, et mes yeux d’un noir d’encre me renvoyèrent mon air interdit. Seule l’ecchymose bleuâtre qui courait sur ma joue trahissait mon séjour malheureux. Quel genre de magie est-ce là ?
Je me reculai en tâchant de reprendre contenance et démêlai rapidement mes cheveux aux doigts, laissant leurs ondulations roux sombre cascader dans mon dos.
Sitôt prête, je rejoignis Keroshane à la sortie. Le pôle médical était situé au plus haut palier du grand vestibule circulaire dans lequel Leiftan m’avait entraînée la veille. Le secrétaire me conduisit à nouveau dans le couloir à la riche tapisserie rouge et aux murs lambrissés de marbre, et nous nous arrêtâmes au devant d’un renfoncement latéral qui abritait des portes en bois argenté gravées d’arabesques. De là, Keroshane s’annonça aux deux gardes postés de part et d’autre – deux sentinelles à heaumes de visière noire et à lames d’acier.
Nous obtînmes droit de passage et les portes s’ouvrirent.
Je me retrouvai d’emblée inondée par la lueur mauve du grand cristal, dont avait émergé la fabuleuse apparition. Il répandait jusqu’au plus profond de mes chairs les vibrations d’une puissante énergie.
Toutefois, mon regard se déporta rapidement au fond de la verrière où la femme-renard me toisait déjà de ses prunelles azurées. La Prêtresse. Miiko. Elle portait un justaucorps identique à celui de la veille ; ses oreilles couchées sur son crâne se confondaient presque dans la masse noire de ses cheveux.
Un jet de méfiance siffla dans mes veines au souvenir de sa condamnation. C’était elle qui avait voulu me tuer, froidement comme on écrase un insecte. Leiftan se tenait derrière elle avec une figure avenante, ainsi que deux gardes identiques à ceux de l’entrée.
— Kaly, prononça-t-elle d’un ton dont la cordialité me fit grincer des dents. C’est le nom que tu as donné à mes officiers.
— Oui.
Je me contentai de soutenir son regard tandis qu’elle approchait avec lenteur, ses quatre queues animales déployées derrière elle.
— Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir ?
— La pierre, émis-je après un moment de silence. Je me souviens qu’elle a brillé. Tout le monde a eu l’air… étonné.
Les coins de sa bouche s’affaissèrent fugitivement.
— « Étonné », commenta-t-elle d’une voix à peine contenue, c’est le cas de le dire. Cette pierre, comme tu la nommes, n’est autre que le Cristal d’Eldars, le pilier de notre monde, édifié dans les eaux sacrées de la Source. C'est en lui que vit désormais l’esprit de notre Mère l’Oracle.
— L’Oracle, répétai-je, pensive. Je l’ai vue.
— Nous l’avons tous vue. En tant que kistune et gardienne du Cristal, je suis témoin que l’Oracle réserve ses apparitions. Elle n’était pas revenue depuis le drame de la Grande Rupture.
Ses grands yeux bleus se firent inquisiteurs et elle caressa l’extrémité de son sceptre.
— Que t’a-t-elle montré ? demanda-t-elle.
— Des images. Des couleurs, répondis-je en haussant les épaules. Honnêtement, je ne m’en souviens pas très bien. Tout ce que je sais, c’est qu’elle était… souffrante.
Les lèvres de Miiko s’entrouvrirent ; elle souffla un « Ah ! » tout juste perceptible et leva son visage ivoirin en direction des nues sur lesquelles donnait le plafond. Son expression gagna en profondeur.
— Sache que j’ai toujours des réserves à ton sujet, dit-elle à mon adresse. Tu es une parfaite inconnue et ton arrivée chez nous fut plus que tumultueuse. Néanmoins, je me dois de tenir compte du message de la Mère. Et elle est intervenue en ta faveur.
Je déglutis.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, Kaly. La volonté de l’Oracle m’est impénétrable.
Elle marqua une pause pour regarder tendrement l’œuvre centrale de la pièce, mais ne parut pas moins autoritaire quand elle m’accorda de nouveau son intérêt.
— Elle semble avoir prouvé que tu ne représentes pas une menace. Il est probable que nous nous soyons trompés sur ton compte mais tu dois comprendre que nous avons fait le nécessaire pour protéger la Garde.
Devant mon silence, elle entreprit de me détailler scrupuleusement.
— Leiftan m’a dit que tu étais arrivée par accident, poursuivit-elle sur un ton plus banal. Connaissais-tu Eldarya avant ta venue ?
— Eldarya ?
— C’est ainsi que se nomme notre monde.
— Oh ! lâchai-je. Grand Dieu, non.
Et mon ricanement nerveux rendit des échos dans la pièce. Miiko hocha pensivement la tête avant de poursuivre :
— Et tes parents ? Qui sont-ils ?
— Mes parents ne sont que de simples humains... madame, hésitai-je. Mon père me… eh bien, il me racontait des histoires et je comprends maintenant qu’il était plus lucide que tout le monde, mais il n’a rien de spécial. Vraiment.
— Un d’entre eux a forcément du sang de faery pourtant. Car tu as du sang de faery en toi.
Mes yeux s’écarquillèrent de stupeur et je levai aussitôt mes mains pour contrer la méprise.
— Non, je…
— Kaly, si tu étais entièrement humaine, tu serais incapable de parler notre langue.
La brutalité de l’annonce me heurta comme une gifle. Bouche bée, j’observai la Prêtresse en retour, assourdie par les battements affolés de mon cœur.
— Pourquoi crois-tu que ton cas a posé tant de problèmes en bas ? exposa-t-elle, la mine grave. Une humaine habillée comme une humaine et avec quelques bibelots humains dans les poches, mais qui parlait très bien notre langue, avec certes un petit accent. Une humaine donc, quoique pas si humaine que ça, qui a demandé l’asile à la Garde d’Eel et qui a fui les sentinelles au même moment qu’une attaque des Faucons Obscurs. Joins-tu les bouts de cette histoire maintenant ?
Non… C’était un énième coup dans la poitrine, un coup terrible qui ne fit qu’accentuer mon vertige. Mais au fond, n’aurais-je pas dû m’y attendre ? « Faelienne », « demi-sang », c’étaient les termes qu’elle avait employés pour me désigner. Ma gorge ne s’en comprima pas moins douloureusement.
— Peut-être que tes parents ne savent rien de ces ascendances, ajouta-t-elle d’une voix radoucie. Ou peut-être ne sont-ils pas ceux que tu croyais.
Au milieu de cette salle froide et des regards indifférents, j’avais une conscience accrue de mes mains tremblantes et de ma langue asséchée. Je fis passer mon poids d’une jambe sur l’autre, mal à l’aise.
— Quand vais-je pouvoir rentrer ? demandai-je dans un souffle.
Mais le silence qui me répondit n’augura rien de bon. Avec un regard entendu pour Keroshane, Miiko lâcha un soupir.
— J’ignore comment t’annoncer cette triste nouvelle, dit-elle avant de lever les yeux et d’annoncer quand même : Il est impossible de retourner dans le monde des humains. Nous avons condamné les derniers passages le jour où Tartoth s’est enfuie.
Il me sembla tout à coup que mon univers s’effondrait. Parce que c’était le cas. Mon corps tout entier devint pétrifié et je sentis une douleur creuse broyer ma poitrine, alors que je chutais comme une pierre dans un abîme sans fin. Ne m’offrant pas le temps de décanter l’information, la Prêtresse tendit le bras vers Keroshane.
— Tu poursuivras cette conversation avec Kero, me congédia-t-elle sans plus de cérémonie. Je l’ai instruit de mes demandes, il se chargera du reste en ce qui te concerne. Au revoir, Kaly, et je prierai pour que l’Oracle te préserve, aujourd’hui et pour l’avenir.
Enlisée dans ma torpeur, c’est à peine si je pris conscience de la main qui me menait dehors.
— Nous pouvons aller dans mon bureau, suggéra Keroshane une fois aux portes, qui déjà s’éloignait en direction d’un autre couloir.
Lui non plus n’avait pas l’air de remarquer que ma pensée ne le suivait plus. En vérité, rien d’autre ne parvenait à supplanter dans mes oreilles le discours fatidique de Miiko.
« Impossible. »
— Je n’ai pas de moyen de rentrer ? chuchotai-je alors.
Mes yeux humides scrutèrent les siens à la recherche du moindre espoir. Mais je n’en trouvai pas la trace alors qu’il secouait la tête, et la pitié que traduisait son visage me rendit nauséeuse.
— Je suis désolé, dit-il d’un air navré.
J’ignore encore ce qui m’empêcha de fondre en larmes à cette annonce. Peut-être était-ce la connaissance de ce monde trop hostile qui brisait les plus faibles. Quoi qu’il en était, je suivis Keroshane comme un automate, la conscience éloignée dans les tréfonds de mon esprit alors qu’il déclamait un monologue inutile ; et je ne revins à moi-même qu’à l’instant où il me désigna une chaise en face de son bureau. Je reconnus rapidement le décor d’une bibliothèque avant qu’il ne ferme la porte.
— Miiko m’a chargé de réfléchir à une… compensation pour les torts qui t’ont été causés, déclara-t-il en venant s’asseoir à son tour. J’ai donc une proposition à te faire.
Il avança son siège, se racla la gorge et croisa les doigts devant lui.
— La Garde te donnera asile à condition que tu acceptes de rejoindre l’armée.
— Pardon ?
— Eh bien, le fait est que la protection de l’État est réservée aux citoyens natifs et aux actifs de la ville. Or, tu n’es ni l’une, ni l’autre… malheureusement. Et je… nous ne pouvons nous permettre de garder entre nos murs des étrangers qui n’occuperaient aucune fonction. On me demande donc de veiller à… comment dire, réfléchit-il avec une grimace incommodée. À ce que tu gagnes ta pitance ?
Droite sur ma chaise, je clignai plusieurs fois des yeux. Trop de mots me venaient, trop de pensées, de tourments et d’espoirs abattus, et je n’avais rien à dire et tout à la fois.
— Je… mais… l’armée ? bredouillai-je.
— Oui, l’armée, confirma-t-il.
Un curieux son inarticulé me monta aux lèvres et je m’avachis sur le bureau en appuyant mon front contre mes mains. L‘armée… J’hésitais entre le rire et les larmes ; sincèrement, c’était au point où un seul pas me séparait d’un déchaînement de folie et de désespoir.
Un autre monde. Eldarya. Pas de retour.
« Impossible. »
Non, m’ordonnai-je en soufflant doucement, ne regarde pas en arrière. Pas maintenant. Garde le cap.
Lorsque je retirai les mains de mon visage, mes yeux étaient parvenus à rester secs et mon esprit imperméable. Je regardai Keroshane et m’accordai un temps de réflexion.
— Pourquoi ne pourrais-je pas devenir… guérisseuse ? optai-je pour le terme. Comme cette Eweleïn ? C’est mon métier d’ordinaire. Je ne sais pas me battre.
— Oh, eh bien, la formation de guérisseur est un riche apprentissage qui s’étale sur des années. Peu de faeries le reçoivent...
— Mais j’ai exercé quelques temps et je suis compétente. Je vous jure que je pourrais être un atout et que je peux travailler pour…
— Je suis désolé mais ce n’est pas moi qui gère les affectations, m’interrompit-il en s’humectant nerveusement les lèvres. Personne ne peut prétendre entrer dans l’Ombre ou dans l’Absynthe sans recommandation ; c’est la procédure. La Garde d’Eel ne peut te pourvoir un poste ailleurs que dans l’armée.
Je me triturai les doigts sous le bureau pendant que le soleil se retirait de la pièce. Par-dessus ses lunettes, le front moite, Keroshane guettait ma réponse.
— Et en ville ? m’enquis-je en sentant l’étau se refermer autour de moi. Je suis sûre qu’il y a du travail en ville.
— Oui, peut-être, admit-il de bonne grâce. Mais ta situation complique grandement les choses ; tu ne connais pas la cité et personne ne te connaît, toi. Ceci dit…
— Oui ?
— Si tu ne trouves pas d’employeur à terme, je ne pense pas que tu finiras à la rue. Dans le pire des cas, il te sera toujours possible de trouver refuge à... la Maison du Lotus.
— La Maison du Lotus ?
Comme il m’adressait un sourire gêné, des souvenirs de mon entrée en ville me revinrent petit à petit. Un délicat bâtiment recroquevillé en forme de pétales et des bruits évoquant...
— Un bordel ? m’offusquai-je.
Keroshane écarquilla les yeux, les joues enflammées.
— C’est un métier aussi noble qu’un autre, baragouina-t-il comme si ses épaules étaient soudain devenues un abri tentant. Et puis là-bas, tu serais certaine d’avoir une...
— Non, Keroshane ! Je ne veux pas entendre ça ! Mon Dieu, non !
Je soupçonnais mon visage de trahir davantage ma peur que mon scandale car il plissa les sourcils d’un air soucieux. Après s’être tortillé sur sa chaise, il finit par retrouver une contenance.
— Alors, accepte notre offre, insista-t-il gentiment. C’est une chance inouïe pour toi. Tu es exemptée du tribut des étrangers, tu seras logée, nourrie, et nos gardiens ont des conditions de vie très correctes. Bien plus correctes que certains citoyens.
Je déglutis en silence, les mains moites sur mes genoux. L’angoisse commençait à me prendre aux entrailles. Moi, rejoindre l’armée, devenir un soldat ? Mes trois pauvres années de boxe ne me seraient pas d’une grande utilité et je dépassais tout juste le mètre soixante. J’allais me faire tuer.
— J’aurai le droit de démissionner au moins ou vous exécutez les déserteurs ? demandai-je sans pouvoir maîtriser l’amertume dans ma voix.
— Bien sûr, tu peux quitter ton poste quand tu le souhaites. Mais...
— Dans ce cas, je devrai partir. Oui, j’ai compris.
Dehors, le ciel se dégagea et une raie de lumière se déversa en flaque sur les lattes lustrées du parquet. Je mâchouillai longuement l’intérieur de ma joue avant de prendre une inspiration.
— D’accord, dis-je. J’accepte.
L'air rassuré, Keroshane ouvrit un tiroir de son bureau pour en sortir un badge à épingles, qu'il me tendit. Il était taillé dans un matériau semblable à du plomb et renfermait une petite pierre rouge hexagonale en son centre.
— Voici le badge temporaire signalant ta fonction. Tu dois toujours le garder sur toi, les contrôles sont fréquents et il te permettra de circuler à ta guise, dans la ville ou à l’extérieur.
« En temps normal, ajouta-t-il très vite en rajustant ses lunettes, tu devrais rejoindre les rangs de la Garde sans délai, mais je vais t’inscrire pour après-demain. Prends un peu de repos, d’accord ? Après ce que tu as vécu, je ne pourrais plus me regarder dans la glace si je t’envoyais tout de suite... euh... te faire frapper dans l’arène.
Je murmurai un remerciement machinal, envahie par ce flot d’informations dont je ne retiendrais probablement pas la moitié. Mais Keroshane n’en avait pas fini.
— Étant donné que tu resteras ici, il est préférable de dissimuler aux autres le sujet de ton passé humain. Très peu de gens savent réellement qui tu es. Il vaut mieux que tu te fasses oublier et que tu ne t'attires pas des problèmes.
— Pourquoi voulez-vous m’enlever mon identité ? fis-je abruptement.
— Nous le faisons pour ton bien. Les humains et les faeliens, de manière générale, sont... mal reçus parmi nous.
La voix de Keroshane s’éteignit. Il laissa son regard errer dans la pièce, une moue morose plaquée aux lèvres.
— Alors il y en a eu d’autres, compris-je en me redressant. Que leur est-il arrivé ?
Ma question parut le ramener à la réalité et l’air gêné qui avait investi son visage me fournit ma réponse. Ils n’avaient pas survécu.
— Pourquoi ? demandai-je, un goût de bile dans la gorge.
— Nous… nous avons vu ce qu’ils pensent des créatures comme nous, répondit-il en jouant avec un de ses boutons de manchette, le regard fuyant. Nous ne leur inspirons que le dégoût ou la terreur. Ils sont… Les humains sont pleins de défauts.
— Vraiment ? Vous ne trouvez pas que c’est un raccourci facile de tous nous mettre dans le même panier ?
— Mais toi, Kaly… tu n’es pas vraiment humaine.
Le ton timide qu’il avait employé me renvoya inévitablement à la révélation de Miiko sur mon sang faery. Mes tempes se mirent à vriller et je m’adossai à ma chaise avec un nœud dans l’estomac.
— Alors qu’est-ce que je suis ? murmurai-je.
— Je l’ignore. L’avenir le dira sûrement.
J’avais certainement encore beaucoup de questions mais je pressentais les limites de Keroshane. Nous restâmes assis un moment en silence au milieu des livres et des papiers, puis une brève lueur éclaira son visage.
— Ah ! dit-il. J’oubliais. Peut-être voudrais-tu récupérer ceci.
Il se leva, gagna une étagère et déposa alors sous mon nez une pochette en tissu dont le contenu s’entrechoqua sur le bureau. Curieuse, j’y glissai une main pour en ressortir les affaires qu’on m’avait confisquées le premier jour. L’émotion souleva ma poitrine tandis que je caressais du bout des doigts le manche gravé de mon couteau-suisse. C’était un cadeau de mon père il y avait de cela bien longtemps. Malgré l’état désastreux de mon téléphone et de mes écouteurs, je décidai de tout garder.
— Merci, lui dis-je sans être capable d’articuler autre chose.
Au terme de cette longue entrevue, Keroshane consulta un tableau avant d'attraper un trousseau de clés et de griffonner une case dans un dossier de parchemins.
— Viens avec moi, je vais t’installer.
Je le suivis, bras croisés, en savourant le contact de mes maigres effets contre ma poitrine. Pendant que nous gagniions le grand vestibule, je pris un temps pour méditer sur ma rencontre abstraite avec l'Esprit du Cristal. L’Oracle. Le rappel de notre échange me fit frissonner l'échine.
— Le Cristal a été brisé, n’est-ce pas ? demandai-je à mon guide de but en blanc. Qu’est-il arrivé ?
Il fronça les sourcils.
— Tartoth est arrivée.
— Qui est Tartoth ? demandai-je, car Miiko avait également prononcé ce nom.
Keroshane m’adressa un regard oblique. D’une voix rauque, il répondit :
— La dernière sorcière ancestrale que le monde ait connu.
Même en quête de réponses, je m’efforçai d’attendre afin d’obtenir plus de renseignements.
Nous dûmes marcher plusieurs minutes après avoir emprunté un des nombreux couloirs de la ruche que formait la Garde. Dans cette aile, les murs manquaient d’apparat et le sol propre était seulement dallé de pierres de grès. Une multitude de portes uniformes défilaient sous nos yeux, quoi que nous ne rencontrions personne. Keroshane s’arrêta bientôt au seuil de l’une d’entre elles, frappée de deux symboles, et inséra la clé dans la serrure.
— Ta chambre, lança-t-il en me faisant signe d’entrer.
Je m’exécutai, ma pochette tenue à bout de bras. Il faut l’admettre : c’était une pièce aussi étroite que rudimentaire. Un lit de moyenne largeur campait dans un des quatre coins et l’humble mobilier se composait uniquement d’une armoire avec une table de chevet, sculptées toutes les deux dans un bois clair semblable à du frêne. Pour autant, j’en éprouvai un soulagement inexprimable. Rudimentaire, peut-être, mais tout cela relevait du luxe en comparaison à cette immonde cellule dans laquelle on m'avait retenue si longtemps. Une mince fenêtre à guillotine laissait même pénétrer le soleil avec abondance !
— Elle est pour moi... seule ? préférai-je m’en assurer.
— Bien sûr, dit-il, et son front devint légèrement perplexe. Nos gardiens travaillent et, pour certains, risquent leurs vies pour nous, il est de notre devoir de leur assurer un peu de confort. Ne t’ai-je pas dit que les conditions seraient correctes ?
Je hochai la tête – que pouvais-je faire d’autre ?
— Il devrait y avoir dans l’armoire le strict nécessaire et un change ou deux à ta taille, m’expliqua-t-il en me donnant les clés. En ce qui concerne l’uniforme d’entraînement, tu devras passer chez les tisseurs. Le réfectoire ainsi que les bains communs se trouvent à cet étage, sur ta droite en sortant. As-tu des questions ? (Il se tourna vers moi, attendit.) Non ? Très bien. Dans ce cas, je me vois dans l’obligation de te quitter là ; j‘ai encore beaucoup de travail. Tout le plaisir était pour moi, Kaly, dit-il en s’inclinant.
— De même.
La politesse l’aurait voulu mais je ne pus me résoudre à le gratifier d’un sourire.
Une fois Keroshane déguerpi, je refermai doucement la porte et m’y adossai pour examiner la pièce silencieuse. Ma chambre. Bien, songeai-je, ça pourrait être pire.
Et là-dessus, j’éclatai en sanglots.~ * * * ~
Avant que l’aube ne pointe, mes yeux étaient déjà grand ouverts. Mon sommeil avait été entrecoupé de réveils en sursauts et d'instants de désespoir. Je regardai avec tourment sur la table basse le reflet scintillant de mon couteau-suisse, et me préparai en vitesse avec la même résolution qu’au coucher.
Maintenant que j’étais libre, il fallait que j’essaye.
Retrouver la trace de la rivière.
En serrant mon pantalon trop lâche sur mes hanches amaigries, je pestai contre mes mains tremblantes et me persuadai que la peur était inutile et injustifiée. Après tout, leur discours n’avait aucun sens ! Comment pouvais-je avoir atterri là si les passages vers l’autre côté étaient condamnés ? Je n’y croyais pas. Je ne le voulais pas. Il y avait forcément un moyen de rentrer ; et c’est qu’ils m’avaient menti.
Il était hors de question que je me résigne à mon sort. Ma vie était ailleurs.
Lorsque je me glissai dans le couloir, seule une poignée d’inconnus sortait affronter l’astre levant. Personne ne fit attention à ma figure anonyme ni dans les dortoirs, ni dans les allées fleuries du jardin, et même aux portails immenses qui ouvraient les remparts vers le grand extérieur, malgré mon visage livide, l’unique présentation de mon badge suffit à m’ouvrir le passage. C’était facile. Peut-être trop. Mais la liberté ne m’avait jamais paru meilleure qu’en ce jour !
Le ciel oubliait peu à peu les couleurs de l’aurore. Des bourrasques hurlantes firent tournoyer mes cheveux tandis que je regardais la forêt dense qui semblait me tendre les bras au pied de la colline. Je gonflai mes poumons pour me donner du courage avant d’entreprendre mon voyage dans la sylve inconnue, non sans anxiété. Le premier jour, il y avait eu cette bête ignoble, le cauquemar. J’espérais qu’avec mon arme ridicule, mon chemin ne serait pas cette fois semé d’une telle embûche.
Il n’y avait pas longtemps que je marchais à l’aveugle quand, dans l’ombre des frondaisons, des voix essoufflées me parvinrent. Craignant l’idée de faire une mauvaise rencontre, je me plaquai contre l’écorce d’un large tronc d’arbre. Cependant, le bruit de corps trébuchant et l’odeur âcre qui empoisonnait l’air me poussèrent à risquer un œil.
Une erreur qui me coûta.
Deux soldats de la Garde – que je reconnaissais à leurs cuirasses serties d’une pierre orange, semblable à mon propre badge – claudiquaient misérablement dans la végétation. L’un des deux, un elfe à la chevelure blonde, soutenait son compagnon qui agitait avec frénésie un moignon de bras sanglant. Et à sa respiration striduleuse… je compris qu’il suffoquait.
— Tiens bon, Del, nous sommes presque arrivés ! l’encouragea son partenaire.
Je jurai mentalement et fermai les yeux en attendant qu’ils s’éloignent, consciente de leur détresse, sans doute vitale. Mais ils se trouvaient à proximité de la ville, après tout, et j’avais un objectif en tête. Qui plus est, la mésaventure de ces inconnus ne me regardait pas. Qu’ils se débrouillent donc seuls !
Et pourtant, au cours de leur longue traversée, les soupirs se muèrent à mes oreilles en râles de mourant. Je connaissais déjà trop bien les bruits de l’agonie…
— Del, gémit l’autre d’une voix chevrotante. Del, non, reste avec moi !
Maudite philanthropie.
— Je vais vous aider ! m’exclamai-je en brandissant mon badge pour leur assurer notre alliance.
Les deux hommes écarquillèrent les yeux tandis que, sortie de nulle part, je glissais mon bras autour de la taille du blessé, mais l’urgence n’était pas aux présentations.
— Que s’est-il passé ? demandai-je aussitôt.
— Nous chassions le grand Ornak. Cette saloperie lui a arraché le bras et lui a injecté son venin.
Je fis de mon mieux pour ne rien laisser apparaître de mon trouble et me contentai de hocher la tête comme une gardienne ordinaire.
À nous deux, nous parvînmes à supporter le poids du blessé quelques temps. Hélas ! dans notre objectif de rejoindre la ville au plus vite, nous avions atteint le bas de la colline lorsqu’il buta dans l’herbe et s’effondra comme une masse. Il n’essaya pas de se relever. Il pesait bien trop lourd pour que nous puissions le transporter seuls.
— Cours chercher de l’aide ! m’enjoignit l’elfe en s’agenouillant à côté de lui.
— Non, répondis-je après avoir jaugé la situation de sang-froid. Non, vous qui êtes valide, allez-y. Je… j’ai une formation de guérisseuse, me justifiai-je. Il vaut mieux que je reste avec lui jusqu’à l’arrivée des secours.
Le soldat m’observa avec des yeux ronds, ne sachant s’il pouvait me confier la vie de son compagnon. Finalement, avec une expression décidée, il s’élança dans la montée verdoyante en hurlant des appels.
À présent seule avec le blessé, je vérifiai d’abord la bonne compression du garrot autour de son moignon, la mâchoire crispée. Mon corps agissait par automatisme après toutes ces années d’apprentissage et ces mois d’exercice. Un seul coup d’oeil me permit de comprendre que la priorité n’était plus l’hémorragie : ses lèvres étaient bleues, et son cou devenu énorme. Il asphyxiait.
— Non, non, non, murmurai-je en lui redressant davantage le torse. Del, c’est ça ? Moi, je m’appelle Kaly. L’aide arrive bientôt, Del, il faut que tu te battes. Je sais que tu comprends. Je sais que tu peux le faire. Allez, bats-toi ! lui ordonnai-je.
Mais sa poitrine se soulevait à peine et ses yeux s’agitaient frénétiquement dans ses orbites. Et son visage et sa gorge qui ne cessaient d’enfler ! Je jetai un regard anxieux en direction de la muraille, malheureusement sans apercevoir la promesse de sa survie.
Tandis que le pouls filait sous mes doigts, mes yeux se posèrent sur la lame minuscule de mon couteau-suisse. Minuscule... mais non moins précise.
Alors je fis ce que je croyais être juste pour le maintenir en vie.
Quand Eweleïn arriva plus tard avec une équipe de soigneurs et un trio de soldats, le gardien respirait à nouveau. Elle avisa avec trouble l’incision au creux de la gorge mais j’interrompis son flux de pensées.
— Il a perdu beaucoup de sang avant de venir. Si vous ne le transfusez pas d’une quelconque manière, il ne survivra pas, dis-je du bout des lèvres.
Eweleïn évalua rapidement le cas ; elle se tourna ensuite vers une petite femme à la peau bleue qui l’accompagnait.
— Ysère, nous n'avons plus de fruit absorbant.
J’ignorais tout de ses intentions et je ne pouvais plus rien faire à mon niveau pour cet homme. Je n'écartais pas non plus l'hypothèse que le poison d’Ornak génère plus de dégâts et qu'il en décède des complications. Ce fut alors que la femme bleue se pencha pour donner un baiser au blessé. Si son geste me stupéfia au premier abord, je compris ensuite qu'il n'était pas ce qu'il paraissait : quelque chose d'abstrait circulait entre les deux corps, je pouvais le sentir.
La jeune Ysère se retira bientôt, chancelante, tandis qu’Eweleïn aidait à la soutenir. Les quatre guérisseurs pratiquèrent encore quelques soins sur place avant de réquisitionner les soldats pour le port de la civière.
Dans le silence qui succéda à leur départ tumultueux, je regardai soucieusement les bois en me demandant quelles horreurs s’y dissimulaient.
Je rentrai finalement seule à la Garde après des heures de réflexion. L’image des deux soldats blessés ne m’avait pas quittée une seconde. Après le cauquemar et maintenant la mention de ce grand ornak, j’avais conclu à contrecœur qu’il était trop tôt pour m’engouffrer dans cette forêt hostile. Si je voulais survivre, j’avais d’abord besoin de savoir me défendre. Cela ne servait à rien de rentrer dans mon monde taillée en pièces. D’ici, au moins, je pourrais voler de meilleures armes et planifier mon évasion. La patience est la mère de toutes les vertus.
Je voulus discrètement entrebâiller la porte du pôle médical quand elle s’ouvrit à la volée sur un torse imposant. Celui du capitaine obsidien, Valkyon. Il parut d’abord étonné de me voir là, puis ses iris d’or détaillèrent ma piteuse apparence et il fronça les sourcils.
— Que s’est-il passé ?
Je baissai les yeux sur mes mains et mes habits couverts de sang séché.
— Ce n’est pas le mien, éludai-je.
Il prit un temps pour m’observer, le visage clos. C’était un homme bien plus grand que moi et taillé de muscles secs préparés pour le combat, et pourtant, ce ne fut pas de la peur que j’éprouvai ainsi exposée à lui.
— C’est toi, dit-il enfin. Tu l’as sauvé.
Mes épaules se détendirent sur-le-champ. Si je l’avais vue maintes fois, jamais je n’avais pratiqué moi-même la chirurgie que j’avais employée sur cet homme. En vérité, j’aurais tout aussi bien pu le tuer...
Le capitaine me dévisageait toujours, comme il l’avait fait de nombreuses fois dans les murs de la prison. Ce qu’il ajouta après nous troubla autant l’un que l’autre :
— Vu la façon dont nous t'avons traitée, tu aurais pu ignorer la détresse d'un des nôtres.
— Je n'ai pas spécialement réfléchi. Les erreurs des uns n'ont pas à coûter aux innocents.
Il serra les lèvres avec un air qui parut, un bref moment, contrit. Il semblait vouloir dire autre chose mais une voix douce provenant de la pièce m’interpella :
— Entre, Kaly.
Je m’effaçai devant le capitaine, qui quitta les lieux pour de bon, avant de passer le seuil à mon tour. Assise dans un coin de la pièce, Eweleïn était penchée au-dessus d'un énorme manuscrit. Les rayons du jour venaient bénir ses cheveux d'une blancheur irisée et soulignaient le jeu délicat de ses doigts sur les pages. Ses yeux bleu ciel, imperturbables, me regardèrent.
— Deldrach a bien été pris en charge, il se repose, répondit-elle à ma question silencieuse.
Elle m’observa me savonner jusqu’aux poignets à la petite fontaine qu’elle m’avait indiquée en entrant.
— Es-tu guérisseuse ? finit-elle par demander.
— L’équivalent dans mon monde, oui. Mais une jeune guérisseuse, précisai-je en secouant mes mains humides.
— Ce que tu as fait… C’est intéressant. Je n’avais jamais vu une telle chose.
La jeune elfe regardait comme à travers moi, l’esprit ailleurs.
— Je suis désolée si j’ai été invasive. Je ne suis pas chirurgienne mais je n’ai pas trouvé d’autre solution sur le moment.
— Nous disposions certes de moyens moins barbares mais il n’aurait pas survécu le temps que nous intervenions. Cet obsidien est encore vivant grâce à toi. Prends donc un siège, m’invita-t-elle d’un geste vaporeux.
Tout en venant m’asseoir sur le tabouret, je repensai aux étrangetés dont j’avais été témoin.
— Utilisez-vous... la magie pour la guérison ?
— Certains, oui, mais à la Garde d’Eel, aucun de nous ne possède le Don.
— Alors… que lui a fait votre collègue, là-bas ?
— Un transfert de Maana.
Quittant son bureau, elle marcha vers une étagère et prit soin de me donner quelques renseignements.
— Chaque être qui naît sur ce sol est constitué en grande partie de Maana. Le Maana est un élément pur, l'essence de toute vie ici ; le Cristal que tu as vu en est lui-même une source presque inépuisable. Le Maana nous lie tous les uns aux autres. Et en ce sens, il n'est pas propre à un individu mais à l'ensemble. C'est ainsi que nous pouvons nous l'échanger, le prélever, l'offrir.
Elle saisit un flacon noir, et les bijoux qui ornaient sa coiffure tintèrent lorsqu’elle se tourna pour me regarder.
— En temps normal, mes guérisseurs évitent de donner le Maana de leur propre corps. Il existe des plantes naturelles – nous les appelons des « Maan'arbres » – dont les boutons ont la capacité d'absorber l’énergie. Nous les utilisons à des fins médicales, essentiellement.
Elle me désigna alors les petits arbustes près du bassin intérieur, dont les ramifications donnaient naissance à des regroupements de perles blanches. Je pris un temps pour réfléchir à cette découverte et, surtout, à ce qu’elle impliquait.
— Ça veut dire qu’ici vous pouvez... ressusciter quelqu'un ? me risquai-je à demander.
— Non, éventuellement guérir des états critiques, mais le Maana n'est en aucun cas une sorte d'âme. La mort est un état irréversible.
Une certaine appréhension me gagna alors que je songeais à ma question suivante.
— Et sur quoi ou qui absorbez-vous le Maana ?
— Des gibiers de chasse, me rassura-t-elle. Il faut agir vite, au moment où la bête rend son dernier souffle de vie. Autrement le Maana se disperse, dans l'air, la terre, l'eau... Il retourne à la Source.
Ma bouche s’entrouvrit sous le coup de l’étonnement. Le phénomène qu’elle décrivait était incroyable en tous points ! Eweleïn s’accorda un sourire, puis elle me fit signe de rejoindre un lit d’examen vide.
— Je ne pense pas en avoir vraiment besoin, contestai-je alors.
— Voyons, nul ne peut être juge de sa propre santé.
Je me mordis la joue et m’installai à contrecoeur pendant que la guérisseuse allumait des bâtons d’encens.
— Comment vas-tu ? s’enquit-elle en passant sur moi une étrange cloche.
— Tout marche correctement, répondis-je, l’air vague. J’ai enlevé mes pansements ce matin.
Elle approuva mon initiative d’un hochement de tête et poursuivit son examen dans la plus grande délicatesse. Ses yeux étaient empreints de sagacité quand elle reposa son instrument.
— Et comment te sens-tu ?
D’emblée mon pouls s’accéléra. Me voyant porter sur elle un regard effarouché, Eweleïn inclina la tête.
— Ce que tu as vécu là-dessous laissera des empreintes. En outre, ajouta-t-elle à voix basse, je ne suis pas la seule à me demander ce que tu faisais à l’orée des bois.
Elle marqua une pause pour me laisser le choix ou non de parler, et n’insista plus quand elle comprit que je n’avais pas l’intention de me confier à elle.
— Si tu souhaites une oreille attentive, tu sais où frapper, me communiqua-t-elle malgré tout.
J’opinai vaguement du menton. Il était bien trop tôt pour accorder ma confiance à qui que ce soit. Sur ces entrefaites, elle remonta ses jupes afin de gagner le bureau où son manuscrit était toujours ouvert.
— Je concertais le manuel de la pharmacopée des plantes, dit-elle, l’air de rien. J’imagine que nos mondes ne possèdent pas du tout les mêmes espèces.
— De ce que j’ai aperçu le premier jour, je n’en ai pas l’impression, consentis-je à répondre, bien consciente de son appât pour m’extirper de mon mutisme. De toute façon, la médecine que je pratique n'est pas celle basée sur les vertus des plantes à leur état naturel, ce sont plutôt les médecines traditionnelles qui s'en occupent.
— Alors, que fait la tienne ?
— Nous avons… extrait ce que contiennent les plantes et imité de manière artificielle leurs propriétés afin de les concentrer dans des… capsules, tentai-je de lui décrire le principe des médicaments. Et nous ne sommes pas guérisseurs du corps entier ; la plupart d’entre nous nous spécialisons sur un unique organe. Enfin, moi, c’est un peu différent. J’ai choisi de m’occuper des urgences graves.
Son beau visage parut illuminer toute la pièce.
— Dis m’en plus, réclama-t-elle en croisant les jambes.
Et puisque je n’avais rien de mieux à faire, je répondis à sa demande.
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