RP Haziel et Sexta Stoker
Vivante. Elle a pensé être vivante quand elle a ouvert les yeux pour découvrir le magnifique plafond de la bâtisse. Une scène de paradis peinte à la main par un artiste bien connu aux Abysses et bien trop cher pour le petit malfrat sans renommée.
Sexta le connaît bien, puisqu'il a magnifié les murs de l'ancienne maison close qu'elle a tenue pendant seize ans. Elle se souvient de chaque détail, elle se rappelle de son visage mais à présent, elle a peur d'oublier.
Son premier réflexe est de regarder ses mains. Elle baisse la tête pour les voir pâles, très pâles, si bien que les sillons bleus de ses veines semblent presque fatigués. Pareil pour les rides et les vieilles cicatrices. Elle laisse échapper une exclamation sans joie.
Pathétique. Vraiment pathétique.
Elle ferme brièvement les yeux, inspire profondément - même si cela ne veut plus rien dire - puis fait face à la réalité. Sexta a toujours été ainsi : elle n'a jamais eu peur, elle a toujours essayé de se tenir debout, forte, impassible devant n'importe quelle horreur.
Même son propre corps, scindé en deux.
Son meurtrier a fait les choses proprement, quand il a détaché sa tête de son tronc d'un grand coup d'épée. Une très belle épée, d'ailleurs.
C'est ça, quand on travaille pour un cartel qui fait peur et quand on a voulu s'en prendre à plus fort que soi. Mais Sexta aurait quand même préféré mourir de la main de l'éminente personnalité qu'elle a essayé de tuer. Un sous-fifre, même puissant, ce n'est pas très enviable comme fin.
La vampire observe son propre corps et plus loin, son visage aux yeux ouverts. Elle ne sait pas vraiment ce que ça lui fait, elle ne sait pas vraiment pourquoi elle peut continuer de penser et de respirer… Ou bien d'avoir cette impression.
Pourquoi elle flotte au-dessus de son enveloppe charnelle, dans cette pièce qui l'a vu mourir ?
Où est l'enfer ? C'est là qu'elle doit aller, elle le sait.
« Pourquoi… »
Elle lève une main vers sa gorge irréelle et intacte. Sexta est capable d'émettre des sons et elle en est surprise. Elle essaye d'avancer, mais elle peine. Son ventre se contracte alors qu'elle songe que sa fin sera ainsi liée à son corps pourrissant pour toujours… C'est peut-être ça, l'enfer qui l'attend.
Toute à sa contemplation, elle ne voit pas la créature qui l’observe. Grande, presque décharnée dans sa tunique sombre, elle possède de longs cheveux blancs très lisse, que quelqu’un a coiffé soigneusement pour dégager son visage revêche. Si Sexta avait tourné la tête vers elle, elle aurait distingué des mains aux ongles vernis de noir, une peau grise et à la lumière, les mêmes reflets que ceux qui marquent lentement son cadavre.
Elle aurait aussi vu des lèvres peintes de la même couleur que le reste de sa tenue, tordues en une moue lassée, et des traits que l’âge n’a pas rendus plus doux. Peut-être que s’ils se défroissaient, ils formeraient un visage attirant, d’une beauté un peu sauvage que l’on apprend à craindre. Mais la créature ne fait aucun effort en ce sens, du moins, pas en présence de n’importe qui. L’un de ses yeux, celui qui est entouré d’un cercle hérissé de quatre pointes, semble luire dans la pénombre, tandis que l’autre, aussi sombre que la nuit, se fond à merveille dans son environnement.
En revanche, même si la vampire y avait prêté attention, elle n’aurait pas vu le petit être qui s’est perché sur la tête de la créature, dérangeant l’architecture complexe de sa coiffure. Semblable à un petit bambin de fumée, il est parcouru d’éclairs tantôt rouges, tantôt violets, et sous son capuchon, une fissure articule des mots inaudibles.
Finalement, le bambin s’agace et tire une mèche blanche, manquant de faire vaciller la petite campanule qui s’y mêle. La créature soupire, tord ses doigts et finit par hausser les épaules, avant de maugréer d’une voix rauque.
« C’est bon, Gadrel… Je sais. Oui, elle va aimer, tu le sais bien… Je voulais juste regarder. »
Sexta a presque un sursaut. Ses yeux noirs s'agrandissent de stupeur quand elle remarque enfin la grande créature décharnée qui semble la guetter depuis la pénombre. La vampire se tend, reste immobile comme si ça pouvait la sauver d'un danger dont elle n'a pas encore connaissance. Qu'est-ce qui pourrait lui arriver, maintenant qu'elle est morte ?
Pourtant, et même si Sexta a déjà connu les fées, ça semble encore pire : il y a une puissance qui irradie de l'être squelettique, une force qu'aucun mortel ne serait capable d'atteindre et dans ses yeux vairons, dépourvus de pupilles comme les elfes noirs, il y a une expérience qui se traduit peut-être en millier d'années.
Sexta ressent un long frisson remonter son échine. En réalité, elle a l'impression d'être écrasée et quand elle observe le visage gris du monstre, il y a une grande lassitude.
La vampire esquisse un sourire froid. Ah ça, elle n'est pas la première à mourir et elle ne sera pas la dernière. Ce doit être éprouvant de passer son existence immortelle à traîner des âmes en enfer.
Enfin, Sexta sait au moins qu'elle n'est pas destinée à errer près de son corps pour l'éternité et quelque part, ça la rassure. Elle ne sait pas si elle doit prendre la parole. Les mots énoncés par la créature ne lui étaient pas destinés pourtant, durant son chemin jusqu'à l'enfer, si elle doit cheminer à ses côtés, autant essayer de lui faire la conversation. Sexta ne sait pas si elle pourra parler à quelqu'un dans son éternité, alors…
« Qu'est-ce que je vais aimer ? » demande-t-elle.
L’autre se fige. Un mort qui parle, ce n’est pas commun. Du moins, pas sur ce ton calme et presque badin, comme si elles allaient se mettre à parler de la pluie et du beau temps. Ses lèvres se retroussent pour dévoiler ses dents blanches, tandis qu’elle s’approche du corps pour s’agenouiller devant.
La décapitation est propre, l’âme n’a pas dû trop souffrir. Au moins, ce n’est pas une immolation, ou une noyade. Elle a toujours du mal avec les noyés… Il faut attendre que la mer recrache leur corps ou trouver une embarcation, et alors on ne sait jamais quand on va retrouver la terre ferme. Elle, elle préfère attendre sur la plage, mais la même question se pose : quand la grande étendue bleue va-t-elle daigner recracher son trésor ?
Une grimace tort de nouveau sa bouche quand le bambin s’impatiente.
« Oui, oui… » marmonne-t-elle.
Puis, sans regarder l’âme, elle pose son doigt sur le front pâle, un peu comme une enfant qui découvrirait un jouet particulièrement morbide.
« Pas toi, répond-t-elle. Ma sœur. Elle aimera les peintures, elle voudra les dessiner. »
Nouvelle pause, avant que la créature ne se relève pour lui faire face. Même si elle est grande, elle doit lever un peu la tête pour regarder Sexta qui flotte au-dessus du sol. L’un de ses sourcils s’arque, alors que ses yeux se posent de nouveau sur le plafond.
« Je suis Haziel, et tu es morte. » lâche la créature comme si ce n'était pas une évidence.
Sexta ne sait pas vraiment si elle doit rire ou pleurer. Sa sœur. Ces monstres-là sont donc plusieurs et d'un côté, ce n'est pas vraiment étonnant vu tout le travail qu'ils doivent abattre.
La vampire lève ses yeux noirs vers les peintures. Elles sont superbes et elles traduisent à merveille l'imagination débordante de l'artiste. Des plantes et des familiers, rien de bien original, sauf quand on sait les représenter avec une patte unique.
Ça va peut-être lui manquer. Elle pousse un soupir, puis reporte son attention sur Haziel.
« Enchantée, je suppose. Je suis Sexta et je suis prête à aller en enfer. Je suis prête depuis longtemps, alors dis-moi ce qui m'attend. »
Cette fois, Haziel roule des yeux. En enfer… Ce qu’elle déteste corriger les âmes qu’elle Fauche ! Qui donc leur a mis dans la tête que les morts se rendaient aux enfers ? Il y a déjà bien assez à y faire avec les démons qu’on y trouve ! Elle imagine un instant Dante submergée d’âmes, et ses pauvres habitants dépassés par la situation. L’image d’un démon aux cheveux auburns, agitant sa hache pour tenter de mettre un peu d’ordre dans tout ça lui arrache tout de même un sourire.
N’empêche, au prochain conseil, elle soumettra l’idée d’une brochure à donner aux nouveaux morts. Ca lui évitera de faire la conversation sur le trajet…
« Tu ne vas pas aller aux enfers, maugré-t-elle après un silence. Je t’emmène dans l’Helheim. »
Si elle voulait être plus précise, elle lui ferait la distinction entre Hel et Niflhel, mais alors il faudrait lui parler de tout le reste, et là, c’est de toute une vie dont elle aurait besoin. Alors Haziel reste simple, comme à son habitude, et continue de marmonner son laïus d’une voix morne, comme si elle s’ennuyait profondément.
« Je vais faucher le lien qui relie ton âme à ton corps, et je t’emmènerais avec moi dans l’Helheim. Ensuite, Hela estimera si tu mérites de trouver la lumière, ou si tu dois être punie avant. Mais tu seras sûrement puni-aïe ! »
Gadrel s’est dressé sur sa tête et il agite ses petits bras en la bombardant d’images. Haziel grimace, penche la tête en arrière en un vieux réflexe qu’elle a gardé malgré le temps, tandis que ses sourcils se froncent un peu plus.
« Toutes les âmes sont punies, Gadrel, grogne-t-elle. Je n’ai jamais vu d’âmes partir tout de suite vers la lumière. Ce n’est pas de ma faute s’ils sont mauvais ! Tu n’auras qu’à t’en plaindre à ceux qui peuvent y faire quelque chose. »
Le bambin émet une sorte de sifflement vexé, et Haziel revient à Sexta. Elle détaille plus amplement la vampire, en croisant les bras sur son maigre buste.
« Toi… murmure-t-elle. Toi, tu vas rester longtemps.
- Je n'en doute pas. »
Néanmoins, Sexta est interdite. Il n'y a pas d'enfer. Elle laisse son esprit s'égarer un instant en songeant à l'absurdité du moment, et celle de son existence. Toute sa vie, elle s'était préparée à ce qui l'attendrait après la mort et maintenant qu'elle se retrouve face à un être qui est la mort, elle se rend compte qu'elle aurait dû avoir plus d'humilité.
Qui peut savoir ce qui se passe, quand on décède ?
Haziel va donc faucher le lien qui la retient à son corps et ensuite, elle l'emmènera dans un endroit qui s'appelle l'Helheim, donc.
Puis Hela la jugera et quand elle se répète cette phrase, ses yeux s'agrandissent :
« Alors il y a vraiment quelqu'un ? Une déesse qui existe ? Je pensais que personne ne se souciait d'Eldarya… »
Vu le chaos sur ce bon vieux monde qu'elle ne reverra plus, comment savoir qu'il y a bien quelqu'un à prier ? En tout cas, si des êtres bons et candides comme Fuya ou Nash auront la chance de rejoindre un paradis plus clément, c'est une bonne chose.
Puis elle s'interroge :
« Punie ? Je vais être punie, c'est ce que tu as dit. Par qui ? »
Haziel tique : bien sûr que sa déesse existe, sans elle, comment les morts trouveraient-ils la paix ? La faucheuse triture une de ses tresses, ornée d’une perle d’or. Tant de questions, voilà qu’elle lui rappelle quelqu’un, cette vampire. Le sourire qui vient ourler ses lèvres est presque tendre, et atténue l’austérité de ses traits.
« Par mes frères. Ce ne sont pas vraiment mes frères, en fait, réfléchit-elle. Hela est ma mère, et la leur aussi. Ce sont eux qui te puniront. »
Armés de lances, d’épées, d’arcs ou même parfois de simples lance-pierres, ils la poursuivront jusqu’à ce que sa sentence arrive à son terme. Quand elle aura souffert à la hauteur des crimes qu’elle a commis, quand Hela la jugera suffisamment pure pour trouver la lumière. Parfois, ça prenait du temps. Parfois, ça n’arrivait jamais. Haziel n’a encore jamais fauché d’âmes damnées, condamnées à passer l’éternité à Niflhel, en perdant ce qui faisait leur identité pour ne devenir que des carcasses vides. Elle détaille Sexta et se demande si… Il faut avoir fait des choses vraiment terribles pour être damné. Elle hésite, parce qu’elle voudrait rentrer vite, mais en même temps, elle est curieuse.
Finalement, la faucheuse penche la tête sur le côté, alors que Gadrel se redresse, lui aussi intéressé.
« Tu es une mauvaise personne. Les reapers te traqueront, et ils te traqueront longtemps. »
Elle le sait, parce qu’elle commence à être vieille, la chasseresse de l’Helheim. C’est comme un pincement sur ses côtes, quand elle approche une âme comme celle-là. Mais elle ne sait jamais pourquoi.
« Pourquoi tu crois que tu vas aller… en enfer ? dit-elle en grimaçant devant l’absurdité de ce qu’elle formule.
- Si on m'autorisait le paradis, avec tout ce que j'ai fait, alors les anges seraient bien stupides. »
S'ils existent, bien sûr. Il n'y a pas d'enfer, alors peut-être qu'il n'y a pas d'anges et encore moins de paradis. Le seul chemin vers la lumière d'Hela serait celui qui s'en rapproche alors pendant que ceux qui ont commis des actes horribles, comme Sexta, se feront punir par les pendants masculins du monstre face à elle.
Fille d'une déesse, donc, rien que ça…
La vampire lève les mains à la hauteur de son visage. Elles sont translucides pourtant, elle les sent encore. Ce n'est peut-être qu'une impression. À mesure qu'elle énumère tous ses méfait, elle plie un doigt et elle n'en aura pas assez :
« Tuer, torturer, tromper, trahir, vendre des faeliens à des ordures, vendre des organes, acheter des hommes et des femmes pour en faire des prostitués, couper des membres, emmurer des traîtres, inventer des pratiques de plus en plus tordues pour des interrogatoires, dénoncer des familles entière pour asseoir mon autorité et puis… Les femmes qui travaillaient pour moi… Quand elles tombaient enceintes… »
Sexta lève ses yeux noirs vers Haziel. Elle secoue la tête et laisse échapper un rire sans joie :
« Laisse tomber. Ta déesse ne m'accordera jamais la lumière et s'il y a vraiment des anges qui sont prêts à me pardonner, ce sont des abrutis. Je suis vieille. Peut-être pas à tes yeux mais moi, quand je revois les années que j'ai vécues, ça me semble long. C'est plutôt bien que ce soit fini, maintenant. Pour moi et pour d'autres. »
Fuya se trouvera un meilleur exemple comme figure maternelle. Fuya, son seul regret, mais qui aurait pu devenir aussi pire qu'elle si elle avait continué de grandir à ses côtés.
Haziel la jauge. C’est une longue liste, et elle imagine que beaucoup de choses sont en réalité passées sous silence. Peut-être qu’elle a rencontré une damnée, finalement. La faucheuse plisse ses yeux vairons : les crimes de Sexta sont légions, et elle n’est pas là pour juger son existence, simplement pour y mettre un terme. En réalité, Haziel se fiche bien de savoir si elle passera son éternité à subir ou si elle atteindra un jour la lumière.
Certaines de ses sœurs ne sont pas aussi indifférentes. Elles discutent avec les âmes, essaient de comprendre et elle sait que plusieurs d’entre elles retournent régulièrement voir les condamnés pour leur rendre la vie plus facile. C’est sans doute ce que veut Hela : ses fils pour traquer et torturer, ses filles pour apaiser. Mais Haziel est née trop tôt, quand le monde n’était que violence et terreur, elle ne sait pas accompagner comme le font les plus jeunes. Non, elle, elle est juste curieuse.
Parce qu’elle aussi, elle a tué, torturé, et fait des choses dont elle n’apprécie pas de se rappeler, mais elle n’avait pas le choix. Haziel est forte, Haziel est puissante, Haziel est terrifiante. La chasseresse de l’Helheim préfère pourtant le calme aux hurlements, et ne tire aucun plaisir à arracher le cœur de ses ennemis. Les vivants la fascinent. Eux, ils ont le choix de devenir mauvais, et ils sont légions à y parvenir avec brio.
« Il y a des anges qui te pardonneraient, répond la faucheuse avec détachement. Mais ce n’est pas leur rôle. Maintenant que tu es morte, c’est à nous que tu appartient. Je ne sais pas comment juge Hela, et je m’en fiche. »
Gadrel réagit d’un sifflement, auquel elle grogne que c’est la vérité. Une faucheuse, ça ne ment pas, de toute façon.
« Elle estimera peut-être que tu pourras atteindre sa lumière, ou peut-être pas, continue Haziel. Ça aussi, je m’en fiche. Parfois, je me demande comment elle choisit les âmes que je dois faucher… »
Ses longs doigts gris viennent frôler le fil qui relie toujours l’âme de Sexta à son corps, et un frisson le parcourt dans son intégralité. Haziel, elle, reste immobile, mais elle arbore un air amusé.
« Mais toi, je crois que je sais pourquoi.
- Quoi, j'aurais effrayé certaines de tes sœurs ? C'est possible de vous faire peur ? »
Des êtres comme Haziel, elle les imagine mal ressentir la peur ou craindre qui que ce soit. Elles sont la mort, alors qu'est-ce qui peut les effrayer ?
D'ailleurs, est-ce qu'elles peuvent mourir ? Est-ce que leurs pendants masculins peuvent mourir aussi ? En réalité, Sexta a l'impression d'avoir découvert un monde fascinant.
Elle laisse échapper une exclamation amusée. Elle aura le temps de le découvrir, finalement, puisqu'elle doit rester pour être punie et ça, peut-être pour toujours.
« J'ai des regrets, comme tout le monde, confie la vampire, mais j'accepte de m'en aller. De toute façon, ce n'est pas bon de vieillir quand plus rien n'arrive à nous toucher. »
Elle verra bien si le spectacles des frères d'Haziel en train de la pourchasser dans l'Helheim arrivera à lui faire peur ou bien si son instinct de survie reprendra le dessus, même si elle ne pourra jamais lutter contre eux.
Puis elle songe :
« Allez, vas-y. Coupe le fil. C'est fini, de toute façon et j'en ai marre de voir ma tête me regarder avec un air stupide. En plus, je suis curieuse de voir ceux qui sont chassés par tes frères. Il y en a peut-être que je connais et qui regretteront de me revoir… »
Haziel lui accorde une moue sarcastique. C’est vrai que son visage a l’air particulièrement idiot, détaché de son corps.
« Peut-être. » laisse-t-elle échapper.
Ses doigts se portent à sa clavicule pour frôler le tatouage en forme de faux qui s’y trouve. Instantanément, une immense réplique se forme entre ses doigts, et son aura se fait soudain écrasante. À une époque, ce geste signait son arrêt de mort. Aujourd’hui, il prévient juste les autres entités qui marchent à la surface du monde que la chasseresse s’apprête à accomplir son rôle.
Haziel fait virevolter un instant son arme entre ses doigts, savourant le contact du manche sur sa peau. Il est l’extension parfaite de son bras, et elle sait le manier à la perfection. Son geste est vif, fluide et rendu presque gracieux par l’habitude. Lorsque la lame entre en contact avec le fil d’or, c’est à peine si elle sent une résistance. Il s’y enfonce comme dans du beurre, tranchant pour toujours le lien qui reliait encore l’âme au corps.
Il y a un instant où Sexta paraît s’envoler, mais les doigts agiles de la faucheuse la rattrape par le poignet. Ils sont gelés, pour cette âme qui n’attend plus que son jugement. Haziel porte un ongle à sa bouche, mord la pulpe de sa chair et lorsqu’une goutte vermeil vient poindre, elle l’écrase sur le front de la vampire.
Avant, il y avait les fioles pour transporter les âmes, parce que marcher à la vue de tous en compagnie d’une procession de fantômes aurait attiré l’attention du ciel. Haziel n’a jamais eu l’occasion de faucher avec les fioles, fragiles réceptacles qui pouvaient également signer la mort de l’âme qu’ils contenaient, en la condamnant simplement au néant. Peut-être que Sexta aurait préféré le néant… À présent, ses pieds touchent la terre ferme, et à l’image des faucheuses d’antan, bien avant que le monde ne sombre dans la violence, Haziel peut marcher à ses côtés pour la conduire jusqu’au portail qui mène à l’Helheim.
«- Si tu essaies de t’enfuir, je te rattraperais. Et si je te rattrape, tu regretteras de t’être enfuie. » dit-elle avec la simplicité de celle qui parle de la pluie qui tombe.
Aucune âme n’a jamais essayé de lui fausser compagnie, mais elle n’a pas envie de courir, alors elle préfère prévenir. Sexta a de la chance : aujourd’hui, elle n’est venue que pour elle. Aujourd’hui, elle va rejoindre directement le portail, et la vampire n’aura pas à souffrir de l’attente avant son jugement.
Le chemin jusqu’au portail se fait dans le silence de ceux qui n’ont rien à se dire, et qui n’en sont pas dérangés. Haziel en profite pour observer son environnement, s’assurant de temps à autre que l’âme de Sexta la suit toujours. Là où elle l’a laissé, son corps commence déjà à pourrir, privé de ce qui faisait son essence. Elles marchent tranquillement, invisibles aux yeux de ceux qui vivent encore.
Les yeux agiles de la faucheuse repèrent le petit monticule de pierre qui la ramènera chez elle. Sexta, elle, n’y voit probablement qu’un empilement de vieux cailloux couverts de mousse, que quelqu’un aura placé là pour s’amuser. La chasseresse de l’Helheim se place devant le tas, ferme les yeux et marmonne quelque chose dans une langue qui n’est pas celle de la vampire.
Aussitôt, un halo blanc entoure le monticule pour grandir, s’épaissir et former une porte vers un autre monde. Haziel s’empare de nouveau de la main de Sexta, et la pousse légèrement pour qu’elle franchisse le portail la première. Les doigts froids de la faucheuse autour de son poignet, la vampire ne peut que s'exécuter. Elle qui n’est plus qu’une âme ne peut ressentir la sensation familière d’oppression et d’étouffement, mais aussitôt met-elle le pied dans le monde des Morts qu’elle en ressent la lourde moiteur. C’est comme un voile qui vient se coller à sa peau, ramper contre son visage et peser sur ses épaules, compressant son corps comme pour le dévorer.
Haziel y est habitué, alors elle se contente d’inspirer longuement jusqu’à ce que son organisme retrouve ses vieilles habitudes. La main qui ne tient pas Sexta est prête à dégainer, car on ne sait jamais ce qui peut surgir ici. Elles ont atterri dans la forêt, et les arbres aux feuilles rougeâtres forment une couverture qui empêche leurs yeux de monter jusqu’à l’Astre qui domine Niflhel. Leurs troncs semblent sourdre d’un liquide épais, nauséabond, et leurs chaussures s'enfoncent dans un tapis de feuilles, de ronces et de boue.
Autrefois, quand ses sœurs passaient le portail, elles se contentaient de briser les fioles en terre cuite sur le sol, et l’âme qu’elle contenait subissait immédiatement son jugement. Mais aujourd’hui, Haziel doit conduire Sexta dans la plaine, où l’attendront peut-être déjà les reapers. Elles croiseront peut-être aussi certaines de ses sœurs, anciennes et nouvelles, et leur procession de morts conduit à l'échafaud. Haziel espère que non : elle devra alors leur parler, les saluer et échanger des banalités dont elle a horreur. A moins qu’il ne s’agisse de jeunes faucheuses. Là, elles prendront la fuite aussi vite que possible, saluant la chasseresse parce que le protocole l’exige, mais incapable de faire plus. Quand elle est seule, Haziel n’attire guère la sympathie de ses pairs, et ça lui convient parfaitement.
Son regard se pose de nouveau sur Sexta, qui découvre le monde dans lequel elle va, peut-être, passer le reste de son éternité. L’orée du bois, qui se dessine devant eux, permet de distinguer l’amas immense que forme la Décharge, là où se terminent les rêves des morts. Si elle sait comment faire, elle y trouvera de quoi se vêtir et du matériel pour vivre. À moins qu’elle ne s’y fasse prendre par des reapers cachés là, attendant patiemment que les condamnés téméraires viennent piller les lourdes colonnes.
Gadrel manifeste soudain sa présence, en émettant un petit piaillement. Il salue l’âme de Sexta, qui peut désormais distinguer sa silhouette de fumée, et sautille sur la tête de sa porteuse. Haziel soupire.
« Tu passes trop de temps avec Kasyade, grogne-t-elle. Elle t’excite. »
Le bambin tire une de ses mèches, et la faucheuse s’adresse à la vampire.
« Tu subiras ton jugement quand je lâcherai ta main. Je vais te conduire dans la plaine. C’est là que commencera ta sentence. Bienvenue dans l’Helheim. »
Quand elle regarde le paysage, Sexta se fait la réflexion que ça ne la changera pas beaucoup des Abysses. Ça pue le danger à plein nez, ici et quand elle devra y cheminer toute seule, il lui faudra faire attention à chaque pas et chaque regard. Comme quand elle a commencé à survivre en eaux troubles lorsqu'elle était plus jeune.
« Je pense que je sais plus ou moins à quoi m'attendre. Mais quand je serai chassée par tes copains, je mourrais et reviendrais, c'est ça ? Ou bien je souffrirais sans jamais mourir ? »
Sexta pense que personne ne peut se préparer à ce genre d'atrocités, mais elle trouve que ça a quelque chose de rassurant. Mourir cent fois et ressusciter pour souffrir et s'éteindre une nouvelle fois, ou bien connaître le goût d'une forme d'immortalité pour vivre des tourments éternels.
La vampire balaye le décor effrayant de l'Helheim de ses yeux noirs. Elle ne sait pas encore si elle doit lui vouer une forme d'admiration, mais elle se demande si les faucheuses vivent ici :
« Tu vis là, avec tes sœurs ? C'est pour savoir si j'aurais la chance de croiser un visage connu pendant mon errance, ici.
- Tu ne peux mourir que si une faux prend ton cœur une seconde fois. »
La réponse à sa première question, et un souvenir qui fait frissonner la chasseresse. Quand elle vivait encore ici et que parfois, son clan était attaqué par les condamnés. Quand celle qui l’a précédée se faisait un plaisir de les torturer quand elle les attrapait, et qu’elle fauchait pour de bon leur âme en les privant de la rédemption et de la lumière d’Hela. Les morts de condamnées étaient rares, parce qu’elles étaient alors une anomalie dans l’équilibre du monde. Aujourd’hui, il n’y en a plus du tout.
Haziel porte son regard sur le ciel rouge, percé par l’Astre et sa lumière morbide. Sur sa tête, Gadrel s’agite, comme dérangé par un engramme dont il ne veut pas visionner le contenu.
« J’habitais ici, avant, murmure-t-elle. Mes sœurs aussi, mais c’était il y a longtemps. Je ne reviens que pour accomplir mon rôle, ou pour déposer les âmes que me confie la mort. »
Le reste de son temps, elle le passe ailleurs. Et même si Sexta la croisait, la chasseresse ne se souviendrait probablement pas de son visage. Les morts, elle les oublie aussi vite que ses rêves, parce qu’ils ne sont rien d’autre qu’une tâche qu’elle se doit d’effectuer. Ensuite, elle retourne à sa vie, et eux continuent la leur. Ou du moins, ce qu’il leur en reste.
Sexta hausse les épaules. Si les faucheuses vivaient avec les morts, ce serait étrange. Elle n'est pas vraiment étonnée de savoir qu'elles ont leur propre royaume. Haziel commence à marcher et la vampire n'a d'autres choix que de la suivre. Ce qu'elle retient, c'est qu'elle va payer pour ses péchés et ce, peut-être, pour l'éternité. Est-ce qu'elle finira par perdre la tête ? Par oublier sa vie mortelle ? Oublier sa propre identité pour se changer en créature stupide ? Quelle ironie pour celle qui a dirigé un empire du vice d'une main de fer…
« Je ne t'en voudrais pas, si tu ne te souviens pas de moi. Tu vois tellement d'âmes… Pourquoi tu retiendrais mon visage ? »
Puis elle se souvient qu'Haziel n'avait pas réfuté l'existence des anges, alors elle a envie de demander :
« On parlait des anges, tout à l'heure. Tes sœurs et toi, vous vivez avec eux ? D'ailleurs, il y en a d'autres des créatures comme vous et les anges ? »
La vampire se met à rire. Voilà qu'elle redevient une adolescente en train de découvrir le monde. Elle pose sûrement des questions qu'Haziel a entendu mille fois, alors elle pousse un soupir et ajoute d'une voix lointaine :
« Laisse tomber. Les réponses ne me serviront à rien, alors n'use pas ta langue à expliquer des choses qu'on a déjà dû te demander encore et encore… »
Haziel reste silencieuse jusqu’à ce que la plaine se dessine devant elles. Finalement, ses lèvres s'entrouvrent pour laisser échapper ses pensées, sur le ton monocorde de ceux qui n’accordent aucune importance à la conversation qu’ils mènent.
«- En fait, les morts ne me parlent pas, d’habitude. »
Ou seulement pour la traiter de monstres et hurler leur terreur. Peut-être que dans l’Helheim, Sexta trouvera les réponses aux questions qu’elle se pose sur les anges, les faucheuses et les autres, et sur la vie qu’elle a mené aussi. Haziel n’en sait rien. Certains condamnés ne parviennent jamais à oublier, tandis que d’autres préfèrent se fondre dans le néant que procure la souffrance, dans l’espoir qu’ainsi, leur peine sera plus courte.
Plus elle avance, plus elle en est certaine : après une forêt truffée de pièges et des grottes sinistres aux yeux avides, terrifiants, en train de la suivre viennent des marécages puants et labyrinthiques.
Sexta comprend que le voyage touche presque à sa fin et que les prochaines heures, elle les passera peut-être à s'y perdre ou bien à prier pour que ce soit le cas. Elle le sent et elle le sait aussi quand plus loin elle discerne des silhouettes à la peau aussi grise que celle d'Haziel.
La main de la vampire serre celle de la chasseresse.
« Je… » amorce-t-elle en regardant ce qui l'attend.
C'est pour elle, non ? C'est forcément pour elle. Son cœur s'accélère. Sexta en rit presque quand elle se souvient qu'elle n'en a plus pourtant, les émotions et les sensations restent les mêmes. Les souvenirs aussi.
« Ça faisait longtemps…, souffle-t-elle, très longtemps… Que je n'avais pas eu peur. »
Haziel lui jette un regard perçant, sans cesser de marcher. Les reapers qui l’aperçoivent la saluent bruyamment, avant de reconnaître la chasseresse et de cesser leurs exclamations enjouées. Haziel n’aime pas le bruit, et ça, tout le monde ici le sait. L’un d’eux se détache de la horde et s’approche d’un pas serein qui contraste avec la lourdeur de ses frères. Son visage s’illumine d’un sourire affable, alors que la petite âme qu’il porte sur le dos s’agite pour saluer Gadrel.
Une anomalie, pour l’un des siens. Une malédiction à l’époque où il a vu le jour, qui n’est plus aujourd’hui qu’un point anodin dans le paysage. Si ses frères sont terrifiants aux yeux des âmes, Balam est à l'opposé de l’idée qu’on se fait d’un bourreau. Pourtant, il est aussi efficace qu’un autre, et peut-être même plus.
Le reaper s’incline légèrement devant sa cadette. Leurs mains se rencontrent, en un geste que tous ne peuvent pas se targuer de pouvoir faire. Balam, lui, en a le droit.
« Bonjour, Haziel. »
Et ainsi, il sonne le glas de sa délivrance. Haziel n’accorde même pas un dernier regard à Sexta, parce qu’elle n’est désormais plus qu’un travail achevé dans l’esprit de la faucheuse. Ses longs doigts lâchent le poignet de la vampire, et le silence plane un léger instant avant que l’Helheim ne rende sa sentence. Personne n’a de doute quant à l’avenir de Sexta, pourtant, les dizaines d’yeux noirs se fixent sur sa silhouette éthérée quand la mort l’avale pour la recracher une fois son destin scellé. Haziel, elle, n’attend pas que Sexta revienne de son jugement pour se détourner.
Et quand l’âme de la vampire heurte à nouveau le sol sec de sa nouvelle demeure, la chasseresse n’est déjà plus qu’un fantôme dans un monde fait d’ombre et de désespoir.