Par EmyWolf
Manëare sœurs et frères de tous horizons,
Je vous présente, ou représente, une fiction chère à mon cœur. Cette histoire est née d'un One Shot que je n'ai pu clôturer en quelques pages. D'une héroïne qui a pris vie entre les lignes, de ses compagnons qui ont eux aussi grandit à travers les chapitres et que je ne peux laisser croupir au fond de mon disque dur. D'autant que je m'approche crucialement de la fin et qu'il me semble impensable de ne pas offrir à mes personnages un dénouement !
Peut être mon style d'écriture vous paraîtra dur, je ne commence pas mon récit au cœur du QG mais au sein d'une forêt étrange. Je réinterpréte le concept de faeliens et faerys à ma sauce. Soyez indulgents car à l'époque où j'ai commencé à écrire, nous savions bien peu de choses sur le déroulement que l'histoire connaîtrait !
Je vous propose tout simplement de voir par vous même ce que vous en pensez et de vous laisser happer par l'histoire.
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Refonte totale de ce premier post !
Mais j'imagine que vous l'aurez remarqué :p
Je libère donc l'espace et vous redirige donc vers le dernier ici pour de plus amples informations !
Bonne lecture !
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Ici commence l'histoire
Je pense laisser de côté la parution hebdomadaire mais pas d'inquiètude l'histoire continue :p
Pour la seconde partie c'est ici !
Et pour la dernière ce sera là !
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Ici commence l'histoire
Je pense laisser de côté la parution hebdomadaire mais pas d'inquiètude l'histoire continue :p
Pour la seconde partie c'est ici !
Et pour la dernière ce sera là !
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Comment les choses ont commencé.
Elle avait beau avoir les yeux grands ouverts, elle ne s’était jamais sentie aussi peu confiante envers sa vision du monde. Ses doigts se pliaient et dépliaient mécaniquement alors que ses lèvres restaient obstinément pincées. Quelque chose d’improbable venait de se produire, à tel point qu’elle doutait qu’il s’agisse de la réalité.
Elle était au beau milieu d’une forêt dont aucun arbre, elle en était sûre, ne faisait partie de ceux qu’elle connaissait. À vrai dire, aucun biologiste aussi informé soit-il ne devait connaitre les spécimens qui lui faisaient face. Un tronc blanc, translucide, laissait apparaître des fluides verts pâles bougeant presque imperceptiblement. Un feuillage, semblable à des pompons parsemés au hasard, ondulait sous une brise qui semblait tiède sur sa peau.
Elle n’osait ni avancer pour confirmer la tangibilité de sa vision ni même parler, de peur de troubler ce qui restait de lucidité en elle. Pourtant, vint un moment où ses membres la firent souffrir à force de rester droite et immobile. S'obligeant à bouger, elle s'assit prudemment sur l’herbe qui lui semblait plus ou moins normale. Exceptée peut-être son allure un peu trop bleutée.
« ...a ...qu’un... »
Les mots étaient sortis de façon si ténue de sa gorge qu’elle n’avait même pas pu les comprendre elle-même. Expirant longuement, elle reprit une inspiration avant d’élever la voix.
« Est-ce qu’il y a quelqu’un ? »
Sa voix se dissipa sans écho. Elle ne savait pas ce qui la terrifiait le plus. Savoir qu’elle était effectivement seule dans une dimension parallèle ou voir apparaître une chose inconnue et potentiellement monstrueuse. Quelques buissons étaient éparpillés ici et là, des baies sphériques de couleur brune les habillant joliment. Elle détaillait du regard chacun d’entre eux quand celui qu’elle fixait s’agita. La gorge nouée, elle ne parvenait pas à déglutir.
Son souffle se fit encore plus rare quand un chat gris marchant sur deux pattes contourna l’arbuste pour en cueillir les fruits. Elle poussa un hurlement d’effroi et le matou bondit de frayeur, la queue subitement plus hérissée que jamais. Elle recula sur le sol à l’aide de ses bras et ses jambes, sans parvenir à se relever tant ses mouvements étaient décousus.
« Quelle voix, mon chaton ! Tu m’as fait une frayeur que je ne suis pas prêt d’oublier ! »
Son cerveau cessa de fonctionner pendant plusieurs secondes quand elle fit le lien entre la voix éraillée et le félin devant elle. L’adrénaline affluant brusquement dans ses veines, elle se releva en un instant avant de commencer à courir à travers les bois. Elle ne fit pas attention à la douleur des buissons qui fouettaient ses jambes, ni même aux nombreuses fois où elle se cogna contre l’écorce des arbres. Il fallait qu’elle se réveille rapidement avant que ce cauchemar ne vire encore plus à l’étrange. Elle s’arrêta à bout de souffle quelques centaines de mètres plus loin alors que la voix du chat résonnait à nouveau.
« Pourquoi tant de panique, mon chaton ? Tu n’as jamais vu un Purrekos ? »
Il continuait de parler, mais il ne s’agissait que d’un rêve. Il fallait qu’elle se ressaisisse.
« Ne m’approche pas. Tu n’es pas réel.
- Je ne suis pas réel ? En voilà une idée saugrenue ! Toi mon chaton tu as goûté aux baies du bois, pas vrai ? »
Décontenancée par cette répartie, elle dut réfléchir encore quelques secondes avant de répondre.
« Je n’y ai pas touché.
- Vraiment ? Alors que t’arrive-t-il, chaton ?
- Arrêtez de m’appeler chaton. Je ne suis pas un chat ni un animal, je suis une humaine. »
Elle était cachée derrière un arbre et ne pouvait pas voir le félin mais elle fut surprise de ne pas l’entendre répliquer aussitôt. Si elle s’était penchée un peu, elle aurait pu voir l’étonnement absolu qui s’était peint sur le visage velu du Purrekos.
« Une humaine ? Ici ?
- Où est-ce qu’on est ici ?
- À Eldarya, mon chaton. À Eldarya. »
Le nom de cet endroit ne lui disait fichtrement rien. Son subconscient venait-il de l’inventer ? Elle décida que c’en était trop et qu’il valait mieux ignorer l’apparition féline. Dès qu’il faisait mine d’approcher, elle le repoussait oralement avec si peu de courtoisie qu’il était maintenant évident que ça ne pouvait être qu'un rêve. Dans la réalité, elle ne se serait jamais permis d’avoir un langage pareil mais à vrai dire c’était étonnement agréable.
« Mon chaton, il faut absolument que tu viennes avec moi. La nuit va tomber et il ne faut pas rester là au beau milieu des arbres. »
Une note inquiétante s’était glissée dans la voix du matou et elle commença à lui prêter un peu d’attention.
« Que va-t-il se passer à la nuit tombée ?
- Les arbres vont se nourrir. »
Elle haussa les sourcils face à cette drôle de déclaration.
« Ça me fait une belle jambe. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
- Ils se nourrissent des rêves et de l’esprit. Les animaux d’ici perdent la mémoire jour après jour et ne sont qu’errance. Si tu restes ici, tu finiras par n’être que l’ombre de toi-même et devenir comme eux. »
Un rictus nerveux se glissa sur son visage. Elle ne pouvait pas croire un mot de cette histoire à dormir debout.
« Cause toujours. Comme si j’allais gober ça.
- Comment puis-je te convaincre que tout ceci n’a rien d’un rêve ?
- Je crois que ça va être compliqué vu que tout ce qu’il se passe ici est parfaitement impossible. »
S’accroupissant, elle ramena ses jambes contre son corps pour y poser sa tête. La lumière déclinait de plus en plus et une angoisse étrange montait en elle.
« Tu as dit que tu étais humaine, ce qui veut dire que tu es arrivée ici par un cercle de champignons. »
Elle releva la tête face à cette déclaration. Effectivement la dernière chose qu’elle avait vu avant de sombrer en plein délire, c’était ce maudit cercle fongique.
« Belle tentative, monsieur le subconscient, mais je ne me ferais pas prendre.
- Laisse-moi t’approcher, je vais te convaincre que c’est bel et bien la réalité, même si ce n’est pas celle que tu connais. Tu n’as rien à craindre si ce n’est qu’un rêve. »
Hésitante, elle finit par lui donner son accord. Il apparut dans la seconde, toutes griffes en avant, pour entailler cruellement le bras de la jeune fille. Gémissante, cette dernière agrippa la plaie qui commençait à laisser suinter un liquide écarlate.
« Vous êtes fou !
- C’est toi la folle si tu restes dans cette forêt. Tu viens d’arriver donc je me sens responsable de toi. Mais si tu continues ainsi, ça pourrait bien ne pas durer et tu te débrouilleras avec les arbres la nuit venue. »
Elle resta interdite alors que la brûlure des griffures la plongeait de plus en plus dans cette réalité étrange.
« Soit tu te décides à venir avec moi, soit je te laisse ici. Tu choisis. »
Elle ne sut jamais vraiment ce qui la décida, si c’était un quelconque instinct primaire ou une intuition, mais toujours est-il qu’elle accepta de suivre le chat jusqu’à sa roulotte pour quitter la forêt alors que les derniers rayons du soleil disparaissaient à l’horizon.
Celles qu'elle ignorait.
Au milieu de tout un tas d’objets à l’allure disparate, une silhouette recroquevillée s’était recluse dans un coin. La jeune fille tenait son bras fermement tout en lançant un regard mauvais au félidé qui conduisait la carriole. Deux énormes bêtes, qui lui étaient totalement inconnues, la tiraient sans relâche d’un trot sportif. Le félin chantonnait d’un air guilleret comme si de rien n’était, comme si tout ce qu’elle traversait était parfaitement normal. Les événements, la forêt, le Pukkos ou quel que soit le nom de cette bestiole. Tout semblait parfaitement anormal. Elle avait beau fermer les yeux de toutes ses forces pour revenir à elle, rien ne changeait. Mis à part une certaine tension cérébrale due aux efforts répétés.
Elle se sentait plus méfiante que jamais mais, sans s’en rendre compte, alors qu’elle regardait les arbres translucides luire d’un éclat spectral, le sommeil l’emporta dans un songe aussi apaisant qu’effrayant. Un arbre, à la même allure sordide que ceux qui absorbaient les rêves, plantait ses racines en elle, l’absorbant totalement. Cette idée aurait pu être cauchemardesque mais à son grand étonnement, elle ressentait une sorte de plénitude extrême à l’idée de fusionner avec la forêt. A ce sentiment d’apaisement se mêlait une profonde incompréhension et un malaise si intense qu’elle finit par s’éveiller en sursaut.
Les fredonnements du chat n’avaient pas cessé, la nuit non plus n’avait pas encore dit son dernier mot. La sève des arbres semblait étinceler bien plus qu’avant son moment d’absence, elle observa ce phénomène surnaturel avec stupéfaction.
« Ils se sont nourris des songes comme chaque nuit. Mais je les ai rarement vus aussi lumineux. On dirait presque que la forêt tente de se refermer sur nous. »
Elle médita cette phrase. Les forêts pouvaient-elles réellement se mouvoir dans ce monde ? Elle réprima un frisson d’effroi en pensant qu’elle ne désirait pas spécialement connaitre le fin mot de l’histoire. Un long moment passa avant que le soleil ne daigne enfin les réchauffer de ses rayons et que les végétaux ne retournent en état de veille jusqu’au soir suivant. Le silence qu’elle s’obstinait à conserver était en fait peuplé de réflexions sans réponse, si bien qu’elle finit par questionner son guide félin.
« Où sommes-nous ?
- Dans la forêt des mange-songes, nom bien peu original mais très parlant.
- Ces arbres mangent-ils réellement les rêves et les souvenirs ?
- Oui. Chaque fragment de mémoire, rêvé ou réel, qu’ils absorbent est digéré et convertit en maana.
- Maana ?
- C’est l’énergie de l’âme. La source de toute magie et surtout de la vie des créatures de la Faery.
- Holà, bien trop de mots que je ne connais pas. Et la Faery qu’est-ce que c’est que ça encore ?
- C’est un tout. L’ensemble des créatures magiques quelles que soient leurs races. »
Elle enregistra ces informations sans parvenir à vraiment leur donner un sens précis. Le chat continua son exposé, prenant au sérieux son rôle de mentor d’un autre monde comme dans un film où le héros part en quête initiatique.
« Le maana est d’ailleurs bien plus que l’énergie vitale, il sert aussi de monnaie d’échange. »
Avant même qu’il ait pu continuer sa phrase, l’humaine l’arrêta en agitant ses mains.
« Tu te moques de moi ? Vous donnez votre énergie vitale en guise de paiement ? Mais vous êtes fous ! »
Le chat souffla légèrement du nez en levant les yeux au ciel. Elle aurait presque pu trouver ça comique si la déclaration qu’il venait d’exposer comme un rien n’était pas aussi incongrue.
« Ce n’est pas un stock à quantité fixe. Le corps produit de l’énergie jour après jour. Personne ne donnerait son maana si ça signifiait avancer l’heure de sa propre mort. Quoique certaines minettes seraient presque prêtes à vendre leur pelage pour du maana. Mais c’est une autre histoire. »
Elle fronça les sourcils, toujours perplexe.
« Comment est-ce qu’il sort ce maana ? »
Le félin leva les yeux au ciel en arrêtant son chariot. Il se retourna avant de tendre sa patte velue vers le haut. Une goutte bleue et ondulante s’y forma, enflant progressivement jusqu’à la taille d’une bille pour devenir parfaitement rigide.
« C’est du maana. Il suffit simplement d’être initié et le mécanisme s’enclenchera instinctivement par la suite. Tu veux essayer ? »
Laissant la bille bleutée rouler entre ses coussinets, il la regarda d’un air de défi. Comme si elle pouvait avoir peur de faire sortir son énergie vitale. Grotesque.
« Très bien. Qu’est-ce que je dois faire ?
- Tu n’as qu’à me donner ta main.»
Le sourire carnassier du félin la fit douter quelques instants avant qu’elle ne se décide. Elle allongea son bras pour déposer sa main sur la patte grisâtre du félin.
« Prête ? »
Elle ne put s’empêcher de déglutir en hochant la tête. Une sensation de chaleur douce se déversa dans ses veines pour envahir son corps. Son cœur commença à fourmiller alors qu’elle retirait sa main paniquée.
« Ça suffit, je n’ai aucune envie de mourir d’un arrêt cardiaque. C’était une très mauvaise idée ! »
Ricanant, le félidé retourna s’asseoir pour redémarrer la carriole.
« Tu n’en mourras pas chaton. Mais j’attendrais que tu sois prête. Le maana est trop frais dans tes veines pour être extrait sans douleur. »
Elle coupa court à la discussion en retournant s’installer à l’arrière du chariot, entre deux barils remplis à ras bord de ces baies brunes qu’elle avait vu plus tôt dans la forêt. Ses bras enroulés autour de ses jambes repliées, elle se mit à penser à ce qui l’avait conduite ici. Elle était certaine qu’elle se trouvait dans une forêt de campagne tout ce qu’il y avait de plus classique. Pour égayer un peu sa randonnée, elle avait choisi un itinéraire diffèrent et avait aperçu un cercle suspect de champignons. Elle les avait observés de près avant d’entrer dans leur farandole et de basculer dans un rêve sans queue ni tête. Elle soupira longuement en se demandant s’il n’était pas préférable de dormir à nouveau pour que le temps passe plus rapidement. Appuyée sur les planches en bois poncé, elle ferma les yeux en se laissant emporter par la voix du chat, pour cesser de penser au reste.
C’est son ventre qui la réveilla en gargouillant sauvagement. Son humeur ne s’était pas arrangée avec sa sieste et voilà que maintenant elle commençait à mourir de faim. Grognonne, elle rechignait à quémander de la nourriture mais elle finirait bien par céder à cause de la faim à un moment ou un autre alors autant demander dès l’instant présent.
« Dites-moi, est-ce qu’il y a quelque chose à manger ? »
Le chat émit un long bruit songeur sans se retourner car la carriole longeait une pente escarpée.
« Il y a de quoi tenir quelques jours mais je n’avais pas prévu un compagnon de route. Il faudra marchander pour nous réapprovisionner. »
Elle haussa les sourcils avec désinvolture, trouver une échoppe ne devrait pas être si compliqué une fois sorti de la forêt.
« Nous sommes loin du prochain village ?
- Quelques heures sans doute.
- Enfin une bonne nouvelle ! »
Ils pourraient s’y restaurer copieusement et elle n’aurait ensuite qu’à lui fausser compagnie pour terminer ce rêve stupide dans le calme. Un sacrément bon plan.
Tout du moins c’était ce qu’elle croyait.
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« Où sommes-nous ?
- Dans le village d’Irranse. »
Rien n’aurait pu décrire l’expression de son visage alors qu’elle découvrait le bidonville qui se profilait à l’horizon. Rien non plus n’aurait pu rendre justice à cette odeur de fumier et d’ordures qui occupait l’espace aérien avec tant de force qu’elle en semblait presque tangible. La respiration sifflante, elle plaqua sa main sur son nez avec dégoût alors que son guide, lui, restait impassible.
« Tous les villages sont comme ça ?
- Beaucoup oui. Nous sommes bien loin des villes et de leurs points de ravitaillement. Ce sont les gens qui n’ont rien qui finissent ici lorsqu’ils n’adhèrent plus à la politique omnipotente du Cristal. Les villageois doivent faire beaucoup de chemin pour espérer trouver de la nourriture. Ce sont les marchands itinérants qui les fournissent. A des prix qui bien entendu sont favorables à l’expansion de leur fortune. »
Elle resta interdite face à ce phénomène inconnu. L’idée que la nourriture soit un luxe et que les gens en fassent commerce, ça n’avait rien de plaisant dans son monde non plus mais elle n’en avait jamais été témoin. C’est quand une femme d’une trentaine d’année fut à portée de vue qu’elle réalisa vraiment ce que ça signifiait. Un visage émacié et des dents manquantes, des vêtements aux rebords usés et déchirés. Un enfant aux gestes lents, barbotant dans la boue à défaut de pouvoir jouer avec mieux. La jeune fille retourna à l’arrière de la carriole pour limiter son champ de vision.
« Est-ce que vous en avez rapporté ? entendit-elle.
- Bien sûr, ma dame. »
La femme s’était adressée au chat marchand avec une telle intensité qu’il était impossible d’y rester insensible. L’humaine naïve se demanda ce que les villageois pouvaient bien attendre de si précieux, il était évident que le félin n’avait pas assez de nourriture pour un village. C’est sur cette réflexion qu’elle le vit passer entre elle et les barils de baies brunes pour en remplir un sac. Si ces baies étaient comestibles alors pourquoi ne l’avait-il pas dit ? Le regardant faire sans bouger, elle ne put s’empêcher de s’avancer vers l’extérieur pour voir ce que la femme allait faire de ce sac. Deux hommes à l’allure précaire s’étaient approchés du chariot et plongèrent la main de concert vers le sac avant que le chat ne feule.
« D’abord, le maana. Et ensuite, la marchandise. »
Tour à tour, les villageois usèrent du tour de magie permettant d’extraire cette fameuse énergie vitale. Des billes d’un bleu pâle, très différent du bleu profond qu’elle avait vu dans la patte du chat, furent échangées contre le sac. La mère se goinfra sans retenue alors que l’enfant curieux se haussait sur la pointe des pieds en tendant la main. Elle y déposa une baie qu’il dévora goulument et lorsqu’ils eurent tous copieusement mangé, ils s’assirent à même le sol avec un air extatique.
Comprenant peu à peu la scène à laquelle elle assistait, tout son corps sembla se décomposer. Alors qu’il lui parlait un peu plus tôt des marchands qui s’enrichissaient sur la misère d’un peuple à l’agonie, elle n’avait pas songé qu’il pouvait s’inclure dans le lot. L’odeur nauséabonde lui semblait de plus en plus insupportable et elle n’avait pour seule envie que de quitter ce village. Prostrée au fond du charriot, elle prit soin de s’appuyer sur le mur opposé aux barils.
Le marchand revint une dizaine de minutes plus tard, un sac de nourriture sur l’épaule avant de redémarrer l’attelage des deux bêtes géantes. Elle laissa le silence s’installer alors que des pensées moroses envahissaient son esprit.
« Dans mon monde aussi il y a des vendeurs de bonheur. Un bonheur mortel qui tue les gens à petit feu et qui, au final, ne profite qu’à ceux qui le vendent. »
Pas un muscle ne tressauta ou n’indiqua une quelconque culpabilité alors que le chat s’exprimait d’une voix calme et posée.
« Je ne vends pas ce genre de bonheur mon chaton. Le mien est strictement magique et n’entraine aucun effet néfaste, les gens oublient simplement leurs problèmes et leur faim pendant un temps.
- En vous donnant leur nourriture ?
- En mangeant les baies que j’ai cueillies aux risques et périls de mon pelage.
- Charlatan que vous êtes. Vous avez laissé une mère droguer un enfant.
- Pense ce que tu veux. Chacun fait commerce comme il le peut. Mais c’est ce commerce qui nous permettra de ne pas mourir de faim d’ici notre arrivée à Eel.
- Eel ? Qu’est-ce que c’est ? Encore une ville désolée à laquelle vous allez refourguer vos fruits ? »
Un rire grinçant résonna dans l’habitacle.
« C’est l’endroit où je suis né. Une grande ville, très jolie et on peut y manger plusieurs fois par jour. Je t’y déposerai avant de repartir, il y a peu de chances que mes cousins m’accueillent à bras ouverts.
- Pourquoi m’amener là-bas si vous n’y êtes pas le bienvenu ?
- C’est là-bas que sont pris en charge les Faeliens terriens. »
Encore un terme qu’elle ne comprenait pas. Décidément en plus d’être pourri, ce monde était bien compliqué. Demandant une énième fois des explications, elle se sentit démunie face à ce monde qu’elle ne connaissait pas et qui ressemblait de moins en moins à un rêve.
« Les faeliens sont des hybrides d’humain et de faery. Il y a de fortes chances que tu en sois une, je sens que ton odeur n’est pas totalement faery mais pas totalement humaine non plus. Et j’ai le nez fin pour ce genre de chose.
- Les faeliens terriens sont donc des gens comme moi ?
- Absolument, ce sont les marcheurs des champignons comme on les appelle dans le langage populaire. »
L’idée de trouver des gens comme elle, natifs de la Terre, qui pouvaient potentiellement l’aider à rentrer chez elle lui donna un sursaut d’espoir revigorant.
Qu'on ne peut empêcher de tourner.
Le repas avait été un moment étonnant. Elle s’était nourrie d’une boite de conserve, provenant sans doute directement d’un pays étranger où l’écriture cyrillique était de mise. Un pays qui se situait sur Terre. Chacun des plats était un élément qui lui rappelait son monde, des bananes noircies par le temps et des compotes de pomme, périmées depuis des mois, auxquelles elle n’avait pas osé toucher. Elle n’avait d’ailleurs pas pu s’empêcher de questionner le chat à ce sujet.
« Il existe toutes sortes de choses formidables ici mais il ne nous est pas possible de cultiver quoique ce soit. C’est donc chez vous que nous nous approvisionnons pour ne pas dépérir depuis des centaines d’années.
- Ça veut donc dire qu’il existe des portails vers mon monde ?
- C’est exact. »
Toute à son euphorie, elle remarqua à peine le ton neutre qu’il avait choisi d’employer en réponse à sa question. Elle commençait déjà à planifier son retour, à penser à la tête que ferait son père quand elle lui raconterait comment elle avait déliré en pleine forêt d’un monde imaginaire. Il lui répondrait sans doute de devenir écrivain ou d’en faire un film. Son chat aussi commençait à lui manquer, son bon vieux Lucifer.
Elle s’isola dans ses rêveries toute la journée pour limiter ses contacts avec le trafiquant félin. Elle ne lui faisait pas des masses confiance avant mais maintenant, il n’était plus du tout question de parler de confiance entre eux. Etant obligée de le suivre, pour assurer sa sécurité et sa survie, elle ne ferait pas la fine bouche mais ça n’irait pas plus loin. La nuit tombée, ils reprirent un repas dans le silence alors qu’elle pouvait déceler un regard amusé chez le fauve gris. La situation semblait très distrayante de son point de vue.
Sa nuit fut agitée. Des mots hachurés ne cessaient d’essayer de forcer les portes de son esprit. Des images confuses, de nouveaux des mots sans queue ni tête. Tout cela prenait une tournure cauchemardesque et bien trop tangible. Usant de toutes ses forces pour repousser cet envahisseur invisible, elle se réveilla en sursaut. Son crâne la démangeait, comme si ce rêve avait eu une réelle incidence sur son corps. Deux yeux aux pupilles verticales l’observaient dans la pénombre d’une bougie vacillante.
« Nuit compliquée, mon chaton ? »
L’humaine choisit de ne pas répondre et feignit de se rendormir alors que son esprit éveillé luttait contre le sommeil. Même dos à lui, le félin devinait sans peine que la jeune fille ne s’était pas assoupie de nouveau et un sourire carnassier anima ses lèvres.
Son regard était vide et morne. La nuit catastrophique qu’elle venait de traverser avait laissé des séquelles, deux valises noirâtres marquaient ses yeux. Manger le midi venu l’avait à peine ranimée. Le marchand poursuivait sa route sans spécialement prêter garde à son état qui pourtant n’était pas au beau fixe. Son cuir chevelu la démangeait sournoisement et sa vue semblait un peu trouble. Son malaise devint tellement grand dans l’après-midi qu’elle dut se résoudre à demander une halte à son chauffeur.
« Je connais bien l’endroit où nous sommes. Va un peu plus loin entre ces arbres, il y a un lac qui t’aidera à y voir plus clair. »
Hochant lentement la tête, son pas désordonné s’activa pour s’approcher de cette étendue d’eau salvatrice. Pour une fois, elle ne songea pas un instant à se méfier des paroles du chat, son esprit n’était pas assez lucide pour ça.
La forêt où elle se trouvait était, certes colorée, mais plus ou moins d’allure normale. Pas de végétaux translucides qui aspiraient votre cerveau ou quoique ce soit d’autre. Elle dénombra une dizaine de rangées d’arbres avant de tomber sur le lac. Agenouillée sur la rive, elle loucha copieusement en observant son reflet.
« Mais qu’est-ce que... »
La suite de sa phrase mourut avant même d’être prononcée. Elle attrapa ses cheveux sans douceur pour en regarder directement la couleur avant de pousser un cri d’effroi. Verts. Ses cheveux autrefois châtains étaient en train de virer au vert feuillage. Observant son visage avec attention dans l’eau, elle vérifia plusieurs fois que tout allait bien sur le reste de son corps. Ses yeux étaient toujours aussi marrons, son teint clair n’avait pas viré au crapaud mais ses sourcils semblaient touchés par l’étrange phénomène.
Revitalisée par ce coup du sort, elle se releva comme une furie pour aller trouver le marchand.
« Que se passe-t-il ? Pourquoi mes cheveux changent-ils de couleur ? Qu’est-ce que vous m’avez fait manger ? C’est cette nourriture, j’en suis sûre ! »
L’air narquois du chat n’aida pas les nerfs de la jeune fille à s’apaiser. Qui plus est, il était évident que le félin avait dû se rendre compte de ce changement de couleur mais il n’avait pas jugé bon de lui annoncer.
« Je n’y suis pour rien mon chaton. C’est ton sang de Faery qui se réveille dans tes veines.
- Quel sang de Faery ? Je suis une humaine. »
Elle l’avait dit avec tant de conviction que sa voix vibrait de certitude.
« Tu ne m’as pas écouté mon chaton. Je t’ai pourtant prévenue.
- Prévenue de quoi ?
- Je t’emmène chez les Faeliens terriens, pas chez les humains. Je t’ai déjà parlé de ton odeur.
- Tu te trompes forcément. Je te répète que je suis une humaine. Cette discussion n’a même pas lieu. Cet idiot de rêve n’est qu’une projection stupide de mon esprit. Les champignons devaient exhaler des toxines, peut-être même que je délirais déjà avant. Je ne veux plus rien entendre, laisse-moi juste m’asseoir et attendre que ça s’arrête.
- Très bien mon chaton. Si tu as besoin que je te rappelle à la réalité, n’oublie pas que mes griffes sont à ton service. »
La demoiselle lui jeta un regard mauvais avant d’aller s’installer à l’arrière de la carriole. Son cerveau semblait s’être rigidifié, elle n’arrivait même plus à penser correctement. La seule chose qu’elle s’obstinait à faire était d’observer ses mèches verdâtres en ruminant des mots incompréhensibles.
Peu à peu, la fatigue la rattrapait. Non pas qu’elle ait exercé une activité physique harassante ces derniers temps mais son esprit la fatiguait bien plus qu’un marathon. Les événements des jours précédents tournaient et retournaient en boucle sans qu’aucune réponse logique n’apparaisse à son problème. Tout était si logique et illogique à la fois, à tel point qu’elle envisagea de réfléchir à la possibilité infime que tout soit réel. L’idée la terrifia tellement qu’elle préféra repousser l’inévitable et continuer de songer que tout ne pouvait être qu’illusion et délire.
Deux jours passèrent sans qu’elle n’échange plus de quelques syllabes avec le félin au pelage anthracite. Ce fut une phrase à l’allure anodine qui lui annonça un nouveau bousculement.
« Il y a quelque chose de différent en toi, mon chaton. Comme une teinte inhabituelle. »
Livide, la jeune fille fouilla dans l’amoncellement d’objets du fond de chariot pour en sortir un fragment de miroir. Ses lèvres bougèrent sans laisser échapper un son tandis que son reflet la trahissait à nouveau. Son image ondulait alors qu’un voile de larmes masquait ses pupilles.
« Mes yeux. »
Sa voix brisée reflétait la détresse dans laquelle elle se trouvait. Ses yeux, auparavant d’un brun terreux, avaient pris une teinte jaune ambré. Elle ne songea même pas à ses cheveux à présent uniformément verts qui cascadaient jusqu’à ses épaules. Rendu luisant par les larmes, un œil observait son propre reflet déformé dans l’éclat de miroir qui lui faisait face.
« Je ne suis plus humaine. »
La phrase n’avait rien d’une question.
« Tu ne l’as jamais été mon chaton. Tu ne le savais simplement pas. »
Un torrent de pleurs fut versé avant que le calme ne revienne.
Allongée sur les planches en bois, la faelienne vivait un moment d’abattement. L’arrêt de la charrette ne la perturba même pas, pas plus que le passage du marchand dont elle n’aperçut que les pattes arrières. Il causa un peu d’agitation en déplaçant quelques objets puis trouva enfin ce qu’il cherchait. Il entonna une mélodie douce, rapidement accompagnée par les notes d’un instrument à cordes. Levant un regard vitreux vers le félin, elle détailla ce qui lui semblait être un ukulélé. Elle l’écoutait, sans bouger, laissant la musique l’imprégner pour éloigner ses sombres pensées.
« Pourquoi est-ce que tout ça m’arrive ? demanda la jeune fille d’un ton éteint. »
Adoptant une voix plus douce et compatissante qu’à l’accoutumé, le chat lui répondit sans s’embarrasser de détours.
« C’est le maana. Il n’existe pas dans ton monde de magie suffisamment puissante pour influencer un organisme en veille. Ton corps attendait une déferlante de pouvoir pour te faire renouer avec tes racines Faery. Tu deviens celle que tu aurais toujours été en vivant ici. »
Cette explication n’avait rien de réconfortant mais avait de tels accents de vérité qu’il était impossible de nier sa pertinence. Enroulant son doigt dans ses cheveux, la jeune fille ne pensait plus qu’à parler d’autre chose.
« Je ne t’ai jamais demandé ton nom. »
Quelque peu surpris, le félin fit une révérence exagérée avant de se présenter avec majesté.
« Je me nomme Purroros, à ton service jeune demoiselle. Second né d’une fratrie de cinq, je n’en suis pas moins unique.
- C’est un drôle de nom. Ce n’est pas le nom de ta race d’ailleurs ? »
Hautain, le chat se redressa bien droit sur ses pattes en dédaignant cette remarque.
« Je suis un Purrekos. Purroros est bien mon nom et non pas celui de ma race. »
Laissant échapper un petit rire, elle sentit que son être tout entier n’était pas encore prêt à ressentir de la joie. Que tout ça sonnait faux.
« Est-ce que tu peux continuer de chanter un peu ? »
Sa voix soudainement enfantine convainquit le félin de ne pas lancer de taquinerie. Il se mit à l’œuvre jusqu’à ce que la jeune fille s’endorme pour une nuit sans rêve.
Elle resta dans cet état intermédiaire durant une longue semaine durant laquelle ils firent escale dans un village plus précaire encore que le précédent. Refusant d’aller à la rencontre des villageois et de les voir tomber sur le sol après s’être gavés de fruits hallucinogènes, la jeune demoiselle ferma ses yeux et ses oreilles à l’arrière du chariot. Elle chantonnait un air appris quelques jours plus tôt. Jamais elle n’aurait pensé qu’Eel serait aussi lointain. Voir des gens qui venaient du même monde qu’elle, ça ressemblait maintenant à un objectif si compliqué à atteindre. Le premier baril de baie était à moitié entamé et si Purroros disait vrai, il restait encore deux bons mois avant d’atteindre les murs de la ville.
Le marchand ramena une faible récolte, quelques boites de conserves et de la soupe lyophilisée. La faim commençait à se tailler une place un peu trop présente dans leur vie à tous les deux mais il valait mieux qu’ils économisent la nourriture. Ils venaient à peine de partir du village quand de nouvelles démangeaisons se déclarèrent sur les jambes de la jeune fille. Elle avait beau tenter de se convaincre que ce n’était qu’une irritation, tout son corps lui annonçait un changement prochain. Elle s’était faite avoir deux fois, la sensation ne la tromperait plus.
C’est le lendemain matin que le calvaire commença.
Des croutes épaisses et brunes avaient poussé sur ses orteils. Sans réfléchir, elle tenta de les gratter pour les arracher mais la douleur fut si vive qu’elle commença à tourner de l’œil. Comme si elle s’arrachait une peau beaucoup plus sensible que d’ordinaire. Purroros n’avait aucune explication à lui fournir sur ce soudain revirement qu’il ne comprenait pas. Il lui répétait sans cesse que c’était sans doute en lien avec son organisme qui s’appropriait le maana pour prendre sa véritable forme. Elle ne pouvait pas se contenter de ça, il était impossible d’imaginer quelle métamorphose son corps allait subir mais ce dont elle était sûre, c’était qu’elle ne voulait aucun de ces changements.
Le jour suivant, les croutes étaient plus nombreuses. Le jour d’après, le bout de ses orteils en était intégralement recouvert, comme si ses pieds étaient en train de se gangréner. Elle finissait par redouter le moment où elle devait retirer ses chaussures et ses chaussettes pour constater l’avancement de ce qu’elle pensait être une maladie. Elle cessa tout bonnement de sortir du chariot quand ils traversaient une ville, même en forêt, elle ne sortait que brièvement avant de retourner s’emmitoufler sous un drap dans la carriole.
Deux semaines supplémentaires passèrent et ses pieds furent totalement recouverts par ce qu’elle devinait maintenant être de l’écorce. Il lui était impossible d’enfiler ses chaussures à cause de la grosseur de ses pieds. Le seul point positif était que la douleur s’était quasiment dissipée aux endroits où l’écorce s’était rigidifiée. La très mauvaise nouvelle ; ses croutes continuaient leur ascension jusqu’aux chevilles.
« Qu’est-ce que je suis en train de devenir ? »
Elle avait abandonné l’idée d’être dans un rêve depuis maintenant quelques jours. Il était évident qu’aucun rêve ne se prolongeait autant dans la durée, il fallait qu’elle commence à se faire une raison. Elle refusait de songer à l’idée que sa transformation soit définitive, elle comptait toujours trouver un moyen de rentrer chez elle pour rejoindre sa famille. Expliquer à son père qu’elle n’était pas partie de son plein gré mais qu’elle avait fait un drôle de rêve et qu’elle ne se souvenait de rien d’utile. La voix du Purrekos la ramena au présent.
« Je ne sais pas, mon chaton. Je ne m’y connais pas vraiment en transformation de Faelien. Si elle était finie, je pourrais peut-être te dire de quoi il s’agit mais pour le moment je ne vois pas vraiment vers quoi tu arrives. »
Une dizaine de jours supplémentaires défilèrent, l’écorce s’était étendue jusqu’au bas des mollets et les rêves agités avaient redoublé. Le félin avait beau chanter et tenter de la rassurer, le manque de sommeil commençait à entamer sérieusement sa lucidité.
« Que dirais-tu d’apprendre à extraire ton maana ? »
La jeune fille ne répondit pas.
« Depuis le temps que tu es là, il devrait pouvoir sortir sans te causer de douleur. »
La faelienne mit en branle les rouages de son cerveau. Si la transformation était liée au maana, alors le meilleur moyen de l’enrayer était peut-être bien l’extraction par cette fameuse méthode.
« Très bien allons-y, déclara-t-elle d’un air de défi. »
Et la jeune fille tendit sa main vers le félin, qui ne se doutait pas encore du plan dangereux qui se dessinait dans l’esprit de la faelienne.
Car les choses n'ont pas toujours de sens.
Le regain d’énergie de la jeune fille égaya le chat. Il ne savait plus sur quelle patte danser pour lui redonner un peu de vigueur et voilà qu’enfin elle acceptait de faire quelque chose. Elle le regarda avec attention poser ses coussinets contre sa peau, déclenchant ce fameux mécanisme qui l’avait tant effrayée bien des semaines plus tôt. Une sensation de chaleur apaisante l’envahit, fourmillant à travers ses veines pour se répandre dans tout son corps. A nouveau, un picotement au niveau du cœur mais rien de comparable à la fois précédente. Son regard se posa avec fascination sur sa main alors qu’une petite bille bleutée ondulait à sa surface. Le bleu n’était pas des plus flamboyants mais semblait plus reluisant que celui des villageois maladifs.
Observant l’unité de monnaie avec attention, elle fut surprise par sa texture si solide, c’était comparable à de la résine séchée.
« Tu ne dois surtout pas abuser de ces retraits. Ton cœur ne supportera pas un surplus de transaction. A ton niveau, je dirais que tu ne peux pas te permettre d’excéder cinq retraits journaliers.
- Quel risque y’a-t-il exactement ?
- Ton cœur peut lâcher et même si ce n’est pas le cas, tu vas traverser une très mauvaise passe si tu n’as plus d’énergie. »
Elle calcula les risques sans oser lui demander si une dépense excessive de maana pouvait contrecarrer sa transformation. Le marchand pouvait sentir que quelque chose clochait, son instinct primaire lui annonçait un éventuel danger mais il n’en fit rien. L’humaine devait apprendre seule à vivre ici ou elle ne pourrait jamais s’adapter à ce nouveau monde.
Monde qui était maintenant le sien.
La jeune fille décida d’aller dans la forêt pour mettre son plan à exécution. Assise en tailleur, elle laissa l’énergie brûlante envahir son métabolisme pour former une nouvelle gouttelette azur. Cette dernière roula sur le sol sans même qu’elle s’en aperçoive, une deuxième était déjà en train de se former dans le creux de sa paume. La suivante affola son cœur qui battait de plus en plus fort dans ses tempes. Celle qui suivit la laissa haletante et la dernière lui donna le tournis.
Cinq sphères bleues constellaient le sol de leur éclat terne, son corps entier était en proie à des fourmis et la faisait souffrir. Son regard se posa sur sa main avec hésitation, elle n’imaginait même pas ce que continuer risquait de lui faire subir. Laissant les billes de maana sur le sol, elle boitilla jusqu’au chariot pour s’y installer. Avec un peu de chance, la transformation ralentirait.
« Extraire son énergie vitale n’est pas une mince affaire, susurra le félidé, même si elle est rendue facilement accessible grâce à un guide. Tu ne devrais pas laisser trainer le fruit de ton labeur. »
Le marchand lui jeta une petite bourse sur le visage qu’elle écarta d’un geste l’air perdu.
« Pourquoi tout est aussi dur dans ce monde ? »
Le Purrekos ne répondit pas. Il n’avait pas vraiment de réponse.
« Je ne peux même pas choisir de rester humaine.
- Peut être que tu finiras par apprécier celle que tu deviens.
- Et si je ne m’y fais jamais ?
- Que le cristal te garde, mon chaton. Je n’en ai aucune idée. J’ai toujours été celui que je suis et je vis très bien avec cette idée. »
Elle n’osa pas lui rétorquer qu’avec son sens de l’honneur bien des choses devaient lui être facilement acceptables.
« Pourquoi votre famille ne vous recevra pas quand nous arriverons à Eel ? »
Le chat ricana sournoisement.
« Chacun des membres de ma famille a le marchandage dans le sang. Mais, certains sont plus encombrés que d’autres par des principes. Il semblerait que ma mère ait un peu trop transmis ces gènes à mes frères et pas assez à moi. La notion de principe d’honneur me semble quelque peu futile associée au marchandage.
- C’est pourquoi vous êtes devenu un marchand de drogue.
- Je te répète que ce n’est pas de la drogue. Tu pourrais en consommer sans ressentir ni dépendance, ni douleur quelconque.
- Vous savez très bien que je ne goûterais pas.
- C’est pourquoi tu ne sauras jamais si je dis la vérité ou pas. »
Mouchée par cette répartie, la jeune fille recommença à l’ignorer dans son coin.
Un mois entier passa sans que leur relation ne progresse, la faelienne souffrait toujours de ses cauchemars sans savoir d’où ils venaient et le chat finissait leurs réserves de baies à des prix de plus en plus exorbitants.
« Nous nous éloignons de la forêt des mange songes. Il est normal que le prix soit décuplé en conséquence.
- C’en deviendrait presque écœurant de t’écouter.
- Tu ferais une bien piètre marchande.
- Heureusement que je ne me suis jamais destinée à cette voie.
- Sans doute oui. Tu as trop de scrupules.
- Et toi largement pas assez.
- Ces gens sont des adultes, ils font ce qu’ils veulent.
- Et tu ne les influence pas du tout. »
Éclatant d’un rire franc, le chat dut bien se résoudre à admettre son rôle dans l’histoire.
« Certes oui, mais je ne peux forcer personne, quelque part c’est qu’ils en voulaient bien. »
Cette phrase résonnait étrangement aux oreilles de la jeune fille. Si elle-même avait dû vivre dans de telles conditions de précarité peut être qu’elle aurait aussi cédé face à une tentation aussi bien vendue. Son père n’avait jamais été riche mais elle n’avait pas pour autant manqué cruellement de quoi que ce soit. Au contraire, il avait toujours tenté de lui offrir ce qu’il considérait comme le meilleur à la hauteur de ses moyens.
Les villages s’étaient enchainés mais elle n’avait jamais aperçu plus que des bouts de bras ou de têtes. Elle refusait toujours de sortir alors que ses mollets et ses pieds étaient dévorés par l’écorce. L’idée que son corps entier en soit un jour recouvert lui donnait des sueurs froides. Le problème était qu’ils se rapprochaient visiblement des grandes villes et que la densité de population croissait en réponse. Les odeurs étaient moins prenantes à l’entrée des villages, elle avait même pu renifler à plusieurs reprises des senteurs plutôt alléchantes. La qualité de vie des habitants semblait nettement s’améliorer et pourtant le marchand trouvait toujours des acheteurs.
Le félin gris lui annonça qu’il ne restait pas plus de deux semaines de voyage avant Eel lorsqu’ils s’arrêtèrent dans une auberge. Méfiante, la jeune fille jeta un coup d’œil suspicieux vers l’endroit. Un bâtiment en pierres noires, haut de deux étages et affichant bancalement une pancarte portant le doux nom de « Hôte du bon lit ». Elle fut étonnée de voir qu’elle pouvait lire l’écriture locale, Purroros lui expliqua que les runes magiques n’avaient pas besoin d’être apprises pour être lues. Il existait tout un commerce de scribes runiques pour rendre la lecture et l’écriture accessible aux gens.
Après que le chat lui ait certifié qu’il n’y avait personne dans l’étable où ils s’étaient arrêtés, la faelienne descendit pour la première fois depuis plus de deux mois du chariot au beau milieu d’une ville. L’heure était tardive et les rues désertes. Ils n’eurent aucun mal à se faufiler jusqu’à leur auberge où la jeune fille s’étrangla presque en étudiant le tenancier.
C’était un énorme homme à la peau grise, affublé d’un nez de cochon et de défenses recourbées. Ses petits yeux porcins se posèrent sur elle avec indifférence alors qu’il énonçait un prix puis la localisation de leur chambre après paiement. Il passa devant d’une démarche lourde, un trousseau de clefs à la main et elle pu admirer la largeur colossale de ses épaules. Elle ne souhaitait à personne d’être la victime de cette immense créature et ne doutait pas un instant que l’auberge soit un endroit très sûr. Lorsqu’ils purent enfin pénétrer dans la chambre pour y dormir, elle se laissa tomber avec délice sur un lit aux draps tout aussi gris que le propriétaire. Une odeur de plantes se dégageait de l’édredon à la tête du lit, apaisante et douce.
« Avec quel animal cet homme était-il croisé ? Un sanglier ?
- Tu as donné toute seule la réponse. C’est un ogre.
- Un ogre ?
- Oui, un ogre. »
Elle se redressa sur ses avants bras avec un air inquiet.
« Tu sais, dans mon monde les ogres des histoires mangent les enfants. »
Laissant ses pupilles se dilater le chat la fixa avec attention.
« Nous allons devoir fermer la porte à clef et déposer tous nos meubles devant avant de dormir dans ce cas. »
Elle resta perplexe quelques instants avant de comprendre qu’il se moquait clairement d’elle. Boudeuse, elle enfonça sa tête dans l’énorme oreiller avant de fermer les yeux.
« Bonne nuit, mon chaton. »
Mais elle n’en entendit pas un mot car les songes l’avaient déjà rattrapée. Pour la première fois depuis son arrivée, elle passa une nuit paisible et reposante. Pas de voix étranges, ni même d’arbres tueurs.
Elle s’étira avec délice le matin venu. Le chat n’était plus dans la chambre mais ça ne l’indisposait pas plus que ça, elle profita de ce moment de solitude pour observer par la fenêtre.
De nombreuses maisons étaient accolées par un mur commun, comportant chacune un ou deux étages, le paysage se découpait en dents de scie dans un étrange ensemble. Des gens se baladaient paisiblement, ils semblaient presque normaux mais des oreilles pointues et différents appendices bien souvent animaliers se greffaient aux silhouettes. La présence d’armes ouvertement portées était aussi synonyme de préoccupation pour la jeune fille, tout ce monde lui semblait un peu trop moyenâgeux à son goût. L’époque du moyen âge ne semblait pas des plus attrayante pour la gente féminine dans son monde et l’idée de se faire tuer à chaque coin de rue ne la tentait pas beaucoup non plus. L’honneur et les duels n’étaient pas des valeurs bien sûres.
La porte grinça, annonçant le retour de Purroros sur le palier. Il portait un plateau recouvert de légumes cuits à l’eau, chose qu’elle n’avait pas mangée depuis bien trop longtemps. Elle se sentit saliver alors que la simple odeur d’une carotte cuite émoustillait ses papilles aussi surement qu’un plat divin de son monde. Elle prit place sur l’une des deux chaises placées autour d’une petite table en bois et dévora littéralement sa part.
« D’ailleurs Purroros, est-ce que par hasard il y aurait de l’eau chaude par ici ? »
Elle n’avait eu que de l’eau froide pour se récurer ces derniers temps et rêvait d’un bon bain chaud. A défaut d’un bain, une simple cuvette d’eau chaude et une éponge feraient largement l’affaire.
« J’imagine que ça doit se trouver. »
Elle exulta à cette idée. Le Purrekos n’était pas aussi friand qu’elle d’une toilette intégrale à l’eau, il semblait se contenter de quelques coups de langues comme ses cousins terrestres. Quelques minutes plus tard, il revint avec l’ogre tenancier pour que ce dernier la guide jusqu’à la salle de toilette réservée aux dames. Elle déglutit quelques fois en suivant le colosse mais il semblait parfaitement inoffensif bien que peu causant.
« Ici. »
Il lui tendit une clef et disparut après avoir été remercié. Elle déverrouilla le verrou pour pénétrer dans une toute petite salle munie d’un robinet, d’une cuvette en bois, d’un tabouret, d’un miroir et d’une étagère. Elle s’approcha de l’étagère pour faire l’inventaire de ce qui était mis à sa disposition, serviettes, gants, savon... Tout ce qu’il lui fallait pour enfin se sentir propre.
Mettant un point d’honneur à rattraper toutes ces semaines de toilette de chat, elle décida de frotter avec acharnement sur le moindre centimètre carré de sa peau. Mais, arrivée au bas de ses jambes, elle fut prise d’hésitations. Depuis son changement épidermique, elle n’osait plus vraiment toucher aux parties contaminées par l’écorce. Quand elle frôlait le bois, elle ne sentait presque rien. Comme si ses terminaisons nerveuses n’étaient plus qu’un souvenir lointain. Elle ne se sentait pas la force d’y toucher.
Elle s’enroula dans une serviette puis s’assit en entrouvrant la lucarne, qui se trouvait au sommet de la pièce, à l’aide d’un bâton prévu à cet effet. Plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’un poing ne s’abatte à plusieurs reprises sur le battant de la porte, la sortant de sa rêverie aussi efficacement qu’une douche froide.
« Tu vas bien, mon chaton ?
- Oui. Je vais sortir. »
Elle ramassa ses vêtements, eux aussi étaient d’une saleté repoussante et dégageaient une odeur questionnante. Fermant les yeux quelques instants, elle puisa en elle le courage de se rhabiller et de passer la porte. Ses pieds semblaient suffisamment secs pour ne pas laisser de traces.
L’ogre l’attendait derrière la porte, elle se doutait de sa présence, le chat n’aurait jamais pu cogner la porte au point de la faire trembler.
« Merci pour la clef. »
L’ogre inclina la tête en récupérant l’objet et regagna son poste.
Elle retourna dans la chambre pour rejoindre le félin anthracite qui l’attendait d’un air inquiet. Peut être que son état s’était dégradé sans qu’elle ne s’en aperçoive. Elle avait pourtant dormi à merveille.
« Nous allons oublier certaines étapes de mon voyage, j’ai ramassé suffisamment de bénéfices. Nous serons à Eel dans une semaine. »
Elle hocha la tête sans émotion. L’abattement semblait à nouveau l’envahir alors qu’elle errait sans but depuis des semaines dans un monde qui n’était pas le sien. La seule chose qui raviva un peu son esprit était l’espoir fugace que les humains qui se trouvaient là bas lui indiqueraient comment rentrer chez elle.
Parce qu'on ne peut pas cesser d'avancer.
Elle n’avait jamais donné son nom à Purroros et ne savait pas pourquoi mais il lui semblait essentiel de garder ce nom pour elle.
Comme un trésor.
Il ne lui restait rien de sa vie d’avant, même son corps n’était plus le sien alors son nom lui semblait être la dernière chose qu’il lui appartenait ou non de partager. Les lettres tournaient parfois dans son esprit et la voix de son père faisait écho.
Son père et son chat lui manquaient énormément mais son esprit vagabondait aussi parfois vers sa meilleure amie. Elle s’autorisait de plus en plus à penser à sa vie d’avant.
Cette vie lui manquait, elle se rendait réellement compte à quel point elle était jeune et aussi à quel point ça ne semblait avoir aucune sorte d’importance dans ce monde. Même son âge elle n’avait pas jugé bon de le donner, après tout, personne ne lui avait jamais demandé. Et à force de voir les jours défiler sans fin, elle se demandait parfois qui elle était vraiment.
Il ne restait plus que deux jours de voyage avant d’arriver à cette fameuse ville de naissance du Purrekos. La nuit allait bientôt tomber et le chat jouait du ukulélé avec un entrain qui, lui, sonnait faux. Quelque chose de louche devait encore se préparer. Si cette chute magique dans un monde paranormal avait bien servi à quelque chose, ça avait été d’aiguiser finement son instinct.
« J’ai quelque chose à te dire mon chaton. »
Elle le regarda fixement alors que son esprit était ailleurs.
« Je sais que tu as bien compris comment fonctionnait ce monde. Nous allons chercher de la nourriture dans ton monde, à l’aide de portails magiques.
- Viens-en à l’essentiel. Ça ne te ressemble pas de tourner autour du pot. »
Un silence lourd de sens s’abattit avant d’être brisé par une révélation qui l’anéantit.
« Tu ne pourras jamais rentrer chez toi. »
Elle ne prononça pas de mots mais ses yeux parlèrent pour elle : « pourquoi », criaient-ils silencieusement.
« Pour créer ces portails, il faut un nombre de ressources considérable et très difficile à obtenir. Seuls les membres de ce qu’on appelle la garde d’Eel peuvent les emprunter lors des missions de ravitaillement. Même si tu deviens un membre éminent de cette garde, comme tu es une faelienne terrienne, tu ne pourras jamais être assignée à cette mission. C’est sans espoir. »
Elle se renferma à l’intérieur d’elle-même sans plus écouter une parole. Se redressant sans même y réfléchir, la faelienne dirigea d’un pas lent vers la forêt. Rester seule devenait un besoin vital.
Appuyée sur le tronc massif d’un arbre, elle laissa tomber toutes les barrières qui protégeaient habituellement sa conscience et pleura à chaudes larmes. D’une certaine façon, Purroros lui avait envoyé un certain nombre d’avertissements pour la préparer à cette révélation mais elle avait été trop bornée pour les entendre. Maintenant qu’il n’y avait plus de place pour l’espoir, elle se sentait anéantie. Être tombée dans ce monde et n’avoir aucun but à poursuivre, c’était trop dur. Ce qui lui arrivait n’avait aucun sens, aucune logique et aucune finalité.
« Une des nôtres. C’est une sœur. »
Rouvrant les yeux en sursaut, la jeune femme se redressa, prête à bondir pour fuir s’il le fallait. Jetant des regards inquiets de droite à gauche, elle fut forcée de constater qu’il n’y avait rien nulle part. Un vent de panique la submergea en même temps qu’une avalanche de voix, répétant en cœur la même phrase.
« Une sœur dryade dans la forêt. »
Elle n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être une dryade. Reculant lentement, son dos percuta le tronc d’un grand arbre.
« Passe un serment avec nous ma sœur et nous te confierons notre force. »
Il lui était impossible de déterminer comment mais il était évident que la voix provenait de l’arbre contre lequel elle était adossée. Bégayante, elle bredouilla quelques mots.
« De quel serment vous parlez ?
- Le serment des dryades, ma sœur. Celui qui les engage à nous protéger en utilisant notre force. »
Apeurée, elle s’était enfuie pour retourner auprès de Purroros. Elle ne lui révéla rien de ce qui venait de lui arriver et se dissimula dans l’ombre du chariot, contre les créatures d’attelage au poil doux, qu’elle avait appris être des Crylasms. Ces lamas ailés aux cornes bleues et ouvragées étaient d’une endurance étonnante et possédaient l’étrange capacité d’apaiser ceux qui les côtoyaient de près. Ils se resserrèrent contre elle, lui permettant de s’endormir pour une nuit sans rêve.
Le félin tapota doucement son épaule pour lui annoncer un départ imminent. Grimpant dans la charrette, la jeune fille tapota le flanc des deux mammifères, les remerciant pour le réconfort nocturne. La soirée était bien avancée lorsqu’ils devinèrent au loin les murailles entourant la fameuse cité.
« Nous allons dormir à l’extérieur pour cette nuit. Nous pourrons entrer demain, à l’ouverture des portes. »
Muette, la faelienne se calfeutra à nouveau contre les grands animaux pour la nuit. Le son du ukulélé qui s’éleva peu après sonna comme un hymne de trahison. Il avait toujours su qu’elle ne pourrait pas rentrer chez elle mais il n’avait pas eu le courage de lui avouer dès le début. Quand bien même elle n’aurait pas été en capacité de le croire et le comprendre, il aurait au moins eu le mérite d’être honnête. Cette colère était le reflet de la confiance qu’elle avait fini par lui accorder malgré elle. Il avait été son seul point de repère durant tout ce temps, mais tout allait changer.
Les humains qui se trouvaient derrière ces murailles démentiraient sans doute ces allégations mensongères. C’était totalement impossible qu’il soit si facile de passer dans ce monde et si compliqué de retourner dans le sien. Quelqu’un quelque part devait forcément avoir une solution. Les humains devaient forcément être au courant.
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Le jour s’était levé depuis peu lorsqu’ils allèrent jusqu’aux portes de la ville. Deux gardes se tenaient à l’entrée, un air figé sur le visage. L’un d’entre eux grimpa dans le chariot et la fixa avec raideur.
« Vous me confirmez être une faelienne terrienne ? »
Elle soupira face à son ton protocolaire. Amusée à l’idée de lui agiter ses pieds sous le nez, elle décida néanmoins d’user d’un langage un peu plus conventionnel.
« Aucune idée, mais c’est ce que le chat me répète depuis des semaines. »
Il jeta un regard en biais au Purrekos qui lui souriait innocemment.
« Mettez ça. »
Un bracelet en maille de fer lui était tendu et elle l’enfila de mauvaise grâce.
« C’est bon maintenant ?
- Vous pouvez entrer oui. Mais, vous ne devez enlever ce bracelet sous aucun prétexte tant que vous n’êtes pas passée en commission. »
Il sauta hors du chariot et laissa le chemin libre à l’attelage pour s’avancer.
Un brouhaha joyeux résonnait dans cette ville aux couleurs chatoyantes, elle ne ressemblait en rien à celles qu’elle avait visité précédemment. Même les dernières, pourtant bien plus aisées, n’avaient rien d’aussi faste. La verdure était omniprésente un peu partout, certains jardins semblaient presque être des expositions d’œuvres d’arts. Purroros confia son chariot et ses Crylasms à un dompteur de fauve, elle ne comprit pas très bien en quoi les deux esquimovaures étaient des fauves mais le chat lui assura qu’ils seraient bien traités alors ça lui allait.
Ils traversèrent plusieurs quartiers marchands et, elle vit des êtres indéfinissables en une telle quantité qu’il lui était impossible de ressentir de la surprise face à un minotaure ou une femme translucide. La demoiselle remarqua néanmoins la présence de quelques autres Purrekos, qui jetèrent un regard sombre à celui qui l’accompagnait. Ce dernier, souriant fièrement, adressait quelques saluts de patte provocateurs à chacun d’entre eux.
Un grand escalier menait au quartier général de cette fameuse garde d’Eel. Ceux qui l’empêchaient de rentrer chez elle semblaient être la même entité que celle qui voulait la prendre en charge en tant que faelienne. Idée assez cruelle, être à la fois bienfaiteur et geôlier.
Gravissant les marches derrière le marchand, elle s’arrêta à nouveau devant de grandes portes. Purroros se mit à dialoguer de façon animée avec un nouveau garde, à l’allure plutôt classique, bien que portant une armure argentée. Accessoire pas du tout en vogue dans son propre monde. Ne les écoutant que d’une oreille distraite, elle ressentait chacun des regards posés sur ses membres inférieurs comme une agression. S’agenouillant sur le sol, elle entoura ses jambes de ses bras du mieux qu’elle le put. La discussion entre les deux interlocuteurs s’était arrêtée et le chat avait posé sa patte contre l’épaule de la jeune fille.
« Est-ce que ça va, mon chaton ?
- Je veux retourner dans le chariot. »
Elle ne voulait pas être exposée de cette manière au regard de tous. Elle se sentait comme un monstre de foire exposé au grand public pour la première fois.
« Tu n’as pas à avoir peur du regard des autres. Tu es comme nous. »
Cette dernière phrase était d’une violence pour la jeune fille que le félin gris ne pouvait concevoir.
« Je ne suis pas comme vous. »
Sa voix n’était qu’un murmure, au milieu de tous ces êtres si différents de ce qu’elle croyait être, elle n’avait plus la force d’affirmer son humanité. Le doute finissait par la vaincre et une question avait fini par émerger : Est-ce que son père savait quelque chose ? Peut-être ne le saurait elle jamais.
« Suivez-moi à l’intérieur. Je vais vous amener à l’astreinte d’accueil des faeliens terriens. »
Elle en avait assez d’entendre ce nom dans lequel elle ne se reconnaissait pas. Néanmoins, l’idée de retrouver d’autres humains lui donna la force de se relever. La jeune fille rencontra un membre de la garde dites « étincelante » qui semblait avoir un peu plus de galon que celui qui les avait accueillis. Donnant congé au félin, le gardien l’informa que l’entretien se déroulerait en tête à tête, dans un bureau à l’air austère. Il l’avait questionnée afin de comprendre si elle venait bien de l’autre monde et dépendait bien de la procédure spécifique de protection des faeliens terriens. Elle trouvait assez appréciable d’avoir un statut spécifique dans ce pays. Au moins, elle ne finirait pas dans la rue à mendier sa survie comme les habitants des bidonvilles en périphérie.
Cette protection incluait un certain nombre d’obligations pour le faelien en question. Il devait impérativement intégrer l’une des gardes d’Eel, ce qui signifiait clairement s’engager d’un point de vue militaire si besoin. S’astreindre aux mêmes limitations de nourriture que chacun des membres de la garde, ça allait de soi. Et pour finir, coopérer en répondant aux questionnements concernant la Terre. Sur ce dernier point, elle en était venue à se demander s’ils préparaient une attaque massive contre les siens, ce à quoi on lui avait répondu que toutes ces informations servaient uniquement à but informatif et à l’amélioration d’Eel.
Son questionnaire validé par le garde étincelant, elle fut conduite vers l’infirmerie pour une visite de routine. Une femme à la peau grisâtre et aux cheveux bleu pâle y officiait, elle plissa les yeux en remarquant ses oreilles pointues. Était-elle une elfe ?
« Je m’appelle Eweleïn. Je vais vous ausculter, si vous le voulez bien. »
Hochant vaguement la tête à la question, la jeune fille frissonna alors qu’une mèche de ses cheveux passait entre les doigts de l’être gracile. Les examens ressemblaient à s’y méprendre à ceux de son monde mais lorsque l’elfe arriva au niveau de ses genoux, elle rétracta ses jambes instinctivement. La faelienne ne voulait pas qu’on les regarde alors qu’elle-même avait encore du mal à les voir sans se sentir mal. C’était quelque chose de trop récent, trop incroyable pour qu’elle l’accepte au point de les montrer à une inconnue. L’écorce était montée jusqu’à ses genoux à présent et, rien n’indiquait que ça n’allait pas continuer plus haut, même si le phénomène semblait ralentir.
« Vous n’avez rien à craindre, je vais simplement regarder l’état de vos jambes pour évaluer où en est votre transformation. »
A vrai dire, cette dissimulation n’était que protectrice, ses pieds nus révélaient l’étendue des dégâts aussi sûrement qu’un nez rouge annonçait un clown. Dépliant prudemment ses membres, elle sursauta face à cette sensation lointaine et fraîche que les mains de la guérisseuse prodiguaient à son nouvel épiderme. C’était la première fois que quelqu’un la touchait, même elle n’osait qu’effleurer du bout des doigts cette écorce qui l’avait recouverte. Un sentiment rassurant l’avait envahie alors qu’elle se rendait compte qu’elle avait toujours des sensations humaines. D’autant plus que l’elfe ne semblait pas repoussée par cet aspect. Elle sentait les larmes lui brûler les yeux.
La visite terminée, elle entendit d’une oreille lointaine la race qu’on lui attribuait, celle des dryades. Nymphes de la forêt, comme le lui avaient annoncé les arbres. Voyant que la jeune fille commençait à décrocher, Eweleïn demanda à ce qu’on l’installe dans une chambre, quitte à poursuivre les procédures le lendemain. Une pièce lui fut attribuée dans un long corridor constellé de portes identiques. Impossible de lui donner le nom de chambre. L’aspect plus que minimaliste de l’endroit lui indiquait plutôt la dénomination de cellule ou de trou à rat. Épuisée, la jeune fille cessa cependant d’y penser alors qu’elle s’allongeait sur le matelas. Au moins, il ne sentait pas aussi mauvais qu’elle l’avait imaginé, juste un peu le renfermé.
Au lever du jour, quelqu’un toqua à sa porte, la tirant de ses songes emplis de voix lointaines et troubles. L’infirmière l’informa que sa transformation était presque achevée. Les traces d’écorce monteraient sans doute jusqu’à mi-cuisse, se dissipant de plus en plus pour se fondre avec la peau. Pas très enthousiaste, la jeune fille hocha la tête mollement avant d’être conduite à un nouvel interlocuteur. Elle fut de nouveau reçue par un membre de la garde étincelante, un homme à la peau de lézard qui lui fit froid dans le dos. Impossible de s’empêcher de penser que sa peau devait sembler aussi horrible et déformée que celle de cet homme. Alors qu’elle répondait à ses questions de façon brève et à peine articulée, au bout d’un quart d’heure, le gardien renonça et reporta l’entretien.
Les jambes ramenées contre son corps, elle en frôlait doucement l’écorce. Elle pouvait presque la sentir s’étendre insidieusement sur sa peau, se demandant si son épiderme de base subsistait sous le bois mais ne trouvant pas le courage d’en arracher pour vérifier sa théorie. De petits coups furent portés sur le battant de sa porte alors que des pas feutrés se firent entendre l’instant d’après. Purroros venait d’entrer un grand sourire aux lèvres.
« Comment se passent les formalités, mon chaton ?
- Je ne veux pas devenir un monstre de foire. »
Sa déclaration laissa le félin interdit quelques instants.
« Il n’y a aucune foire à Eel où tu pourrais être exposée comme un vulgaire animal. Tu fais partie de la grande famille des Faeries. »
Rageuse, elle se retourna vers lui, des sanglots dans la voix.
« J’ai déjà une famille ! Je n’ai pas besoin d’en avoir une autre ! »
Laissant à nouveau échapper ses larmes, elle pleura tout son soul.
Admettre qu’elle pouvait intégrer ce monde signifiait renoncer au moins partiellement au sien, ainsi qu’à l’idée de rentrer rapidement. Cette constatation était insoutenable. Elle savait qu’elle ne pourrait rien y faire, mais ne pouvait décemment pas l’accepter sans broncher. Et ce, malgré le temps qui s’était déjà écoulé.
« Plus tu mettras de temps à l’accepter, mon chaton, plus il te sera difficile de t’acclimater à cette nouvelle vie envers laquelle tu auras développé de la rancœur. »
Sur ces mots, le Purrekos poussa un soupir.
« Je vais reprendre la route aujourd’hui même. J’espère de tout cœur que tu arriveras à surmonter ta peine suffisamment pour aller de l’avant. N’hésites pas à demander conseil à mes cousins, ils t’aideront quand ton cœur aura besoin de réconfort félin. »
Manquant de mots, la jeune fille ne répondit rien, laissant le marchand repartir à sa vie de voyage. Il lui fallut pas moins de trois jours avant de sortir de son mutisme et faire de nouveau face à l’homme lézard. Durant son voyage, elle n’avait que très peu croisé de créatures hybrides entre humain et... créatures diverses. Mais à chaque fois, ça avait été d’une violence inouïe pour elle qui craignait de devenir comme eux. Le saurien la fixait avec compassion ou tout du moins, elle avait l’impression de déceler une certaine émotion non néfaste dans ses yeux aux pupilles verticales et acérées. Déglutissant, elle annonça être prête pour répondre à ce fameux questionnaire.
Car la paperasse n'épargne aucun monde.
« Depuis combien de temps êtes-vous arrivée dans notre monde ? »
Un petit temps d’arrêt s’imposa avant qu’elle n’arrive à répondre d’une voix faible mais compréhensible.
« Trois mois environ. Peut-être trois et demi. Quelque chose comme ça. »
Attentif à ne pas la précipiter, l’Étincelant attendit quelques secondes avant de passer à la question suivante.
« Pouvez-vous me donner votre nom et votre âge ?
- Je m’appelle... »
Elle hésita. Cela faisait effectivement trois mois qu’elle était tombée dans ce monde et surtout trois mois qu’elle n’avait pas prononcé son nom, même pour Purroros. Le regard inquisiteur du lézard la mettait mal à l’aise, elle ne voulait pas donner son nom. Elle n’avait pas confiance, rien dans ce monde ne lui était connu à part ce qu’on avait bien voulu en dire. Même si ce genre de procédure semblait anodine, peut-être bien qu’elle ne l’était pas.
« Si vous le souhaitez, vous pouvez changer de nom d’usage. C’est simplement pour tenir un registre des faeliens arrivés à Eldarya dans la juridiction d’Eel. Il faut simplement que je sache à quelle lettre vous classer. »
Songeuse, elle trouva ce compromis plus acceptable. La jeune fille laissa apparaître un sourire amusé, se demandant si elle devait se donner un nom en rapport avec les arbres maintenant qu’elle s’apparentait à une super héroïne pleine d’écorce. Balayant cette idée d’une secousse de tête, la faelienne opta pour un nom passe partout dans son monde.
« Marie Martin. Je m’appelle Marie Martin. »
Elle le regarda consigner le nom en étouffant un fou rire naissant, il n’avait même pas semblé remarquer l’anonymat parfait du nom qu’elle venait de se donner. On aurait cru un nom tiré d’un vieux livre, il existait tellement de français affublés de ce nom de famille et de Marie dans le monde qu’elle était absolument sûre que personne ne pourrait faire le lien avec elle.
« Votre âge ? »
Voyant qu’elle hésitait à nouveau, il haussa ses paupières écailleuses.
« Il serait pertinent de nous donner votre âge réel. Sachez que ces informations sont collectées à but purement statistique, nous n’en ferons rien de diabolique. »
La méfiance de la jeune fille, nouvellement baptisée Marie, se voyait effectivement comme le nez au milieu de la figure. Elle finit cependant par répondre, de mauvaise grâce.
« Dix-sept ans. Enfin, j’imagine que je les ai, vu qu’il ne me restait plus qu’un mois avant de fêter mon anniversaire quand je suis arrivée ici. En toute logique, onze mois plus trois me fait passer au chiffre suivant. »
Encore une fois, le lézard arbora un air chagriné. Marie ne savait pas si elle devait trouver cela encourageant sur la nature humaine de son interlocuteur ou s’en vexer. Elle n’aimait pas trop être prise de pitié, comme la quasi majorité des gens.
« Et sinon, s’impatienta-t-elle, quelle est la question suivante ?
- Avez-vous des aptitudes spécifiques ?
- Comment ça ?
- Combat ? Alchimie ? Furtivité ? »
La jeune fille pensa au premier abord qu’il se fichait d’elle mais son visage était pourtant étonnement sérieux.
« Pas du tout. Enfin je... je n’ai même pas encore fini le lycée et sans vous mentir on y apprend rien de ce genre. J’ai bien fait un peu de chimie, les TP c’était sympa mais je ne me vois pas travailler dans un laboratoire.
- Vous avez donc pratiqué l’alchimie ?
- Pas d’alchimie non, juste de la chimie. Vous savez tester la quantité d’iode dans quelque chose grâce à un autre produit. Ce genre de choses basiques mais comme je vous l’ai dit je n’envisage pas du tout de faire carrière là-dedans.
- Je dois tout de même noter les informations que vous me donnez. Rien sur la furtivité ou le combat ? Ou n’importe quoi d’autre.
- J’imagine que vous n’avez pas d’ordinateur ? »
L’air perdu qu’elle observa lui arracha un soupir blasé.
« C’est bien ce qu’il me semblait. Je suis au regret de vous annoncer que je n’ai aucun don pour la discrétion. Encore moins depuis que mes jambes se sont recouvertes d’une carapace de bois. Pour ce qui est du combat, je ne me suis jamais battue ailleurs que dans la cour d’une école.
- On a identifié votre race de métissage comme étant celle des dryades, vous confirmez ?
- C’est ce que j’ai cru comprendre. »
La demoiselle se garda bien d’expliquer qu’elle l’avait déjà entendu de la bouche... enfin, de la voix des arbres.
« Avez-vous passé un pacte avec une forêt ? »
Elle identifia immédiatement de quoi il était question.
« Un pacte ? Quelle drôle d’idée, comment je pourrais faire ça ? »
Ayant un peu trop surjoué, elle redouta que le lézard ne s’interroge à son sujet mais il n’en fut rien.
« Eh bien, je ne suis pas expert en dryade mais comme vous n’êtes pas une hamadryade affiliée à vie à un arbre, il faut vous lier à une forêt pour puiser dans sa force et en échange vous lui apportez votre protection.
- Quel genre de protection ?
- Vous vous engagez à vérifier l’état de santé du bosquet, replanter s’il le faut, repousser d’éventuels braconniers ou bûcherons trop zélés. Toutes ces choses que les dryades font. Lorsqu’une dryade est dans sa forêt, il est coutume de dire qu’elle y est quasiment invulnérable.
- Une forêt ne serait-elle pas stupide de passer un contrat avec moi ?
- Pourquoi cela ?
- Je viens de vous l’expliquer, je ne sais ni me battre ni quoique ce soit d’autre. »
Haussant les épaules, le saurien répondit sur un ton d’évidence.
« La puissance donnée par la forêt est largement suffisante pour compenser ce détail. »
Elle haussa un sourcil perplexe.
« Si elle est si puissante alors pourquoi avoir besoin d’un gardien ? »
Commençant à montrer des signes d’agacement, le lézard lui répondit tout de même.
« Même s’ils stockent une quantité faramineuse de maana, que voulez-vous que les arbres en fassent ? »
Le maana. L’énergie magique qui avait enclenché sa transformation selon Purroros. Soudain, son teint devint livide et elle bégaya quelques mots.
« Vous pensez que... enfin, hypothétiquement, si je fais une chose pareille, je me recouvrirais intégralement d’écorce ? »
Il allait répondre avec légèreté lorsqu’il perçut le regard effrayé de la jeune fille. Un peu décontenancé par tant de crainte à l’idée de devenir une dryade accomplie, il répondit avec prudence.
« Vous avez manifestement beaucoup de sang humain en vous sinon vos cheveux n’auraient pas simplement une teinte verte, ils seraient devenus une rivière de feuilles. Même si je ne suis pas du tout expert, je crois pouvoir affirmer sans trop me tromper qu’une transformation intégrale est peu probable.
- Vous le pensez vraiment ? »
Elle ne s’était pas encore rendue compte que, peu à peu, elle s’habituait à cet interlocuteur à l’allure reptilienne. Peut-être était-ce là un moment de transition, le premier pas vers l’acceptation de sa nouvelle situation.
« Je sais que je me répète à nouveau mais je ne suis pas un expert, il vaut mieux consulter des spécialistes plus avisés que moi. »
Voyant l’air déconfit de la jeune dryade, il ne put se retenir de rajouter une dernière phrase.
« Mais, je pense vraiment qu’une transformation totale est improbable. »
Un sourire de gratitude vint accueillir cette remarque. A vrai dire, peu importait qu’elle se transforme ou pas. Ce qu’elle avait besoin d’entendre, c’était qu’il y ait une chance, si infime soit elle, que ça ne se produise pas. Pas tout de suite, car son esprit ne pourrait pas l’accepter.
« Est-ce qu’on vous a un peu détaillé le rôle des différentes gardes ?
- Le purrekos avec qui je voyageais m’en a un peu parlé mais je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. »
Hochant la tête, le gardien se mit à lui détailler les fonctions de chacune des gardes d’Eel. La furtivité, le combat et l’alchimie prirent de nouveaux sens pour Marie, c’est ainsi qu’elle comprit à quoi servait cet entretien, et que la méfiance revint à grands pas.
« Vous allez réellement me forcer à intégrer un corps militaire ? Est-ce que ce n’est pas totalement illégal de forcer une jeune femme mineure à s’engager dans ce genre de choses ? Qu’est-ce que vous êtes ? Des esclavagistes ? »
Le lézard semblait tout à fait moins amical tandis que la jeune femme enflammée critiquait ouvertement le fonctionnement de son monde. Ouvrant ses cinq doigts écailleux devant le visage de la dryade, celle-ci stoppa enfin son débit de protestations.
« Nous ne sommes pas des esclavagistes. »
Il avait fortement appuyé sur la négation pour être sûr qu’elle enregistre l’information et ne l’aborde plus sous cet angle.
« Je suis déjà au courant de ce principe de majorité terrienne mais toujours est-il que nous sommes à Eldarya et qu’ici toute pitance se mérite. Nous n’allons évidemment pas vous envoyer au front si vous n’avez aucune prédisposition au combat. Néanmoins, il faut tout de même vous intégrer à notre société et la garde d’Eel est la meilleure façon d’y parvenir.
- Et de se servir de moi par la même occasion. »
Elle voyait bien qu’elle mettait les nerfs du lézard à rude épreuve mais elle trouvait cette procédure fortement injuste. Elle avait cru pouvoir échapper à cette intégration forcée au moins jusqu’à ses dix-huit ans, le temps de trouver comment rentrer chez elle.
« Je pense que la discussion est en train de partir sur de mauvaises bases. Je vous invite à rencontrer d’autres terriens pour en parler directement avec eux une fois...
Son cœur s’emballa à l’évocation de ses semblables.
« Y’en a-t-il beaucoup ? Ils sont ici ? Est-ce qu...
- Du calme, l'interrompit-il. Sur le QG ils sont au nombre de huit, neuf vous incluse. Et chacun d’entre eux a intégré une garde et semble s’y plaire suffisamment pour ne pas en partir. Enfin, le doyen était trop âgé à son arrivée et a été pris en charge sous un régime proche de votre retraite.
- Ils adhérent à ce programme ?
- Absolument, même si la majorité d’entre eux ne sont plus mineurs, certains l’étaient à leur arrivée. »
Elle se tut, le temps d’intégrer l’information.
« Est-ce que je peux les voir avant de me décider ?
- Malheureusement, il va falloir vous décider pour l’une des trois gardes avant de sortir de cette pièce. Vous êtes ici depuis plusieurs jours et nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à vous nourrir gracieusement sans engagement de votre part. »
Elle détestait qu’on lui force la main et c’était exactement ce qu’il était en train de se passer. La dryade dévisagea le saurien, l’air mauvais.
« Mais, continua-t-il, si vous souhaitez quitter Eel, personne ne vous en empêchera. Même si c’est à vos risques et périls. Je vous conseille de choisir une garde pour voir si elle vous convient, parler avec d’autres terriens puis vous décider sur la bonne décision à prendre. Ce serait plus raisonnable, vous ne pensez pas ? »
Émettant un grognement à moitié convaincu, Marie dut réfléchir sérieusement à quelle garde intégrer. Elle n’avait aucune envie de rejoindre les alchimistes, ça c’était certain. Elle aurait sans doute adoré devenir une apprentie ninja mais ça c’était avant de se retrouver avec des poids morts à la place des jambes et de trébucher tous les trois pas dès qu’elle tentait d’accélérer un peu. Au final, l’idée d’être formée au combat restait la plus plausible. Ça pourrait toujours servir au self défense dans son monde.
« C’est quoi déjà le nom de la garde des combattants ?
- L’Obsidienne mais n’avez-vous pas dit que vous ne vouliez pas combattre ? Les Obsidiens sont des guerriers, vous finirez forcément par partir en mission si vous démontrez avoir des aptitudes.
- Je ne suis pas en capacité de faire autre chose de toute manière. C’est vous qui me forcez la main en m’obligeant à me décider si précipitamment. »
Levant les yeux au ciel, le lézard se demanda ce qu’il avait fait au grand Cristal pour passer une telle après-midi. Il n’avait pas hâte de recevoir le prochain faelien, contrairement à son impatience initiale d’en rencontrer un nouveau.
« Vous me confirmez pour l’Obsidienne.
- Je confirme.
- Bien, l’entretien est donc terminé. »
Il aligna sa pille de feuilles proprement avant de se lever de sa chaise. Marie fit de même avant de se rappeler un détail important.
« Pouvez-vous m’accompagner jusqu’aux autres ?
- Les terriens ?
- Oui. J’aimerais vraiment les voir. »
Poussant un profond soupir, le reptile accepta d’y conduire la faelienne après un instant de réflexion.
Le quartier général était d’une taille assez impressionnante. Toute une aile était dédiée aux baraquements, ceux-là même où elle avait passé ses dernières nuits. Elle était loin de se douter qu’elle dormait juste à côté de personnes provenant de son monde. Toquant à une porte surmontée d’une dague dorée, son guide attendit quelques instants avant qu’une voix l’invite à entrer. Une certaine tension habitait la jeune dryade. L’idée de voir quelqu’un de chez elle, qui serait devenu un monstre. Il n’en fut rien. Il s'agissait d'un homme d’une quarantaine d’année, d’allure parfaitement normale, mis à part son accoutrement typiquement eldaryen. Elle ne savait pas quoi dire. L’homme lézard prit sur lui de l’introduire afin de faciliter les échanges oraux.
« Huang, je te présente Marie. C’est une faelienne terrienne tout juste arrivée à Eel. »
L’homme avait de courts cheveux noirs et des yeux de couleur pierre. Son teint semblait clair et sa peau lisse. Ses oreilles étaient arrondies et aucune protubérance étrange ne dépassait de nulle part. Son nez écrasé et ses yeux bridés démontraient une ascendance asiatique typiquement terrestre.
« J’en ai entendu parler. Eweleïn l’a auscultée l’autre jour, petite veinarde ! »
Sortant de sa torpeur alors que l’homme lui broyait joyeusement la main, elle grimaça en la retirant.
« Alors, depuis combien de temps tu es ici, petite ? Moi je suis là depuis pas moins de dix ans ! Pas mal, hein ?
- D-dix ans ? Vous n’êtes pas rentré chez vous ? »
Arborant une mine résignée, il haussa les épaules.
« S’il y a bien une chose que je peux te dire, c’est qu’il y a peu de chances que l’un d’entre nous rentre un jour. Quand bien même on rentrerait, on serait des étrangers là-bas après avoir passé autant de temps ici. J’ai fini par m’habituer à l’idée. »
Hors de toutes ces considérations terriennes, le saurien décida qu’il était temps pour lui de laisser les faeliens discuter entre eux.
« Je vais vous laisser si v... »
Cherchant le regard de l’homme lézard avec désespoir alors qu’elle l’entendait annoncer son départ, Marie ne voulait aucunement rester seule en compagnie de cet homme qu’elle ne considérait pas autrement que les eldaryens. Il ne voulait plus rentrer, il avait abandonné. Il ne fallait pas qu’elle l’écoute ni même qu’elle reste une minute de plus dans cette pièce. La jeune fille attrapa son guide par le bras avant de sortir précipitamment. Elle sentit ses jambes enchaîner les mouvements de nombreuses fois avant que ses pieds s’emmêlent et qu’elle s’étale de tout son long sur le sol.
« Est-ce que ça va ? »
Un bras musclé la souleva du sol pour la remettre sur ses pieds, l’homme lézard avait l’air inquiet. Elle ne savait plus quoi faire. Rien n’allait. Elle pensait pouvoir trouver des alliés et au lieu de ça, il se pouvait plutôt qu’elle trouve uniquement des humains ramollis par le temps et refusant de retourner chez eux.
« Vous l’avez convaincu de me dire ça. »
Elle ne croyait elle-même pas en cette affirmation mais elle avait besoin d’entendre une réponse. Une main écailleuse glissa sur son épaule alors que d’une voix douce le saurien lui répondait.
« Je n’imagine même pas à quel point tout ça doit être compliqué pour vous. »
Il n’ajouta rien d’autre et elle ne répondit rien. Il avait parfaitement résumé la situation. Quelque chose de compliqué, de très compliqué.
« Est-ce que vous voulez voir un autre terrien ?
- Non. Plus tard, peut-être. »
La dryade était fatiguée et décida de retourner vers sa chambre. Le reptile bienveillant l’escorta jusqu’au pas de sa porte avant de réaliser qu’il avait oublié de lui annoncer la marche à suivre à propos de sa future garde.
« Allez-y. Au point où j’en suis, un peu plus ou un peu moins.
- Je peux revenir demain si besoin.
- Non ça ira, soupira-t-elle, allez-y maintenant. »
Toussotant timidement dans sa main, il entama ses quelques explications. Il était question d’une période d’essai d’un mois pour jauger si oui ou non la garde avait été bien choisie. Ladite période d’essai commençait le lendemain même de l’entretien du faelien, ce qui signifiait qu’elle serait assignée à un gardien dès le jour suivant. Après s’être assuré qu’elle avait bien compris et qu’elle n’avait pas de questions, il prit congé avant de se raviser quelques secondes plus tard.
« Vous devriez peut-être éviter de rester enfermée ce soir si vous vous sentez déprimée.
- Où est-ce que je suis censée aller exactement ? Vous croyez que je connais du monde ici ? Ou que j’ai envie de faire la fête alors que même les gens qui viennent de chez moi sont convaincus qu’il est impossible de rentrer ? »
Mal à l’aise, le lézard se dandina sur ses pieds.
« Justement, c’est pour éviter de penser à ce genre de choses qu’il est mieux de sortir un peu pour s’aérer. Et, si vous n’avez rien de mieux à faire, vous pourriez éventuellement venir avec moi et quelques-uns de mes camarades, à la taverne, ce soir. »
Elle le dévisagea d’un air morne avant de répondre sur un ton tout aussi plat.
« Les sorties avec des vieux, très peu pour moi. »
S’il avait pu devenir blanc, le lézard verdâtre serait plutôt devenu transparent.
« Qu... Mais je... J’ai bien quelques années de plus que vous mais de là à me traiter de vieux, je pense qu’il y a méprise.
- Que quelques années ? C’est une blague ? »
Cela dit, il était difficile de donner un âge à un reptile vert et recouvert d’écailles, quand bien même son faciès paraissait assez humain de configuration. Elle le dévisagea avec attention cette fois. Tout d’abord il était chauve, son crâne recouvert d’une fine couche d’écailles plus foncées sur le sommet et agrémenté d’une collerette dressée à la manière d’un iroquois. Son visage, malgré sa couleur verte, comportait deux yeux aux pupilles verticales, un nez droit et une bouche de taille assez normale bien que comportant des dents à l’allure assez effilées et... tranchantes. D’un point de vue corporel, il semblait fait plus ou moins comme tout le monde, la seule différence était cette peau qu’elle imaginait rugueuse au toucher.
« J’ai vingt-trois ans. »
Il n’avait pas fière allure en annonçant son âge.
« Je suis encore mineure.
- Et alors ?
- Dans mon monde, c’est un crime de détourner les jeunes du droit chemin en les poussant à faire la fête. Sur ce, je crois que je préfère rester seule. »
Ne lui laissant pas le temps de rétorquer quoique ce soit, elle claqua la porte derrière elle avant de s’affaler sur son lit. Sa journée avait été suffisamment éprouvante pour qu’elle ne s’inflige pas en supplément la compagnie d’une créature hideuse toute la soirée. Elle ricana en s’imaginant entourée de lézards dans un bar où on servirait des mouches sur des cure-dents. L’écho de son rire disparut peu à peu alors qu’elle songeait à cet homme à qui elle avait parlé, au faelien. Elle pensait réellement qu’il aurait pu être un allié mais elle devait se rendre à l’évidence. Cet homme ne devait rien posséder d’important dans l’autre monde, sinon, il aurait sans aucun doute cherché à rentrer par tous les moyens. Marie avait quelque chose d’important à retrouver, elle. Tout un tas de choses à vrai dire. Ses parents qui devaient mourir d’inquiétude, quoiqu’elle ne fût pas sûre que sa belle-mère soit effondrée depuis sa disparition. Sa meilleure amie avec qui elle avait prévu quelques mois plus tôt de réviser son bac blanc de français coûte que coûte pour ne pas le rater. Son chat, Lucifer, d’un noir absolu et de la douceur d’une guimauve tant dans son caractère que dans son poil. Pour ce qui était des autres, ils allaient sans doute aussi lui manquer mais c’était surtout vers les personnes les plus importantes de sa vie que son esprit vagabondait.
Elle se redressa, le souffle court et la main plaquée sur sa poitrine. Son cœur lui faisait mal et elle ne savait pas quoi faire pour apaiser cette douleur. Observant sa porte d’un regard vague, elle se redressa dans un vain espoir. Peut-être que le faelien ne lui avait pas dit la vérité par ce que le lézard était là et aurait pu répéter ce qu’il avait entendu.
Il fallait qu’elle aille le voir, seule à seul.
Celle qui vient après l'espoir.
Parcourant les couloirs à la recherche du terrien, elle se sentit rapidement perdue à travers ce dédale de portes identiques. C’est alors que Marie se rappela de la dague dorée, qui surplombait la chambre qu’elle avait visité l’après-midi même. Une tête de bélier, une fleur... Tout un tas de signes étaient représentés au-dessus des entrées. Elle n’était en vérité qu’à quelques dizaines de mètres de celle qu’elle cherchait. Plantée devant, elle se demanda si c’était réellement une bonne idée de retenter sa chance. Fermant les yeux avant d’abattre sa main fluette contre le bois ouvragé, son souffle se fit plus léger qu’une brise. Une voix grave lui répondit, l’invitant à entrer sans qu’aucun verrou ne soit retiré. Ils n’avaient pas peur des voleurs à Eel. Quoiqu’elle doutait de pouvoir agresser qui que ce soit avec succès vu ses compétences de guerrière inexistantes.
« Je dois vous parler.
- Oh, la petite. Tu sais, je ne voulais pas te faire fuir.
- Attendez. Je dois absolument vous demander quelque chose et j’ai besoin d’une réponse sérieuse et honnête. »
L’homme vêtu de ce qu’il lui semblait être un pyjama s’avachit en silence sur son lit, visiblement disposé à l’écouter.
« N’y a-t-il vraiment aucun moyen pour moi de rentrer de l’autre côté ? »
Elle s’attendait à ce qu’il débite à nouveau des paroles digne d’un ivrogne des bas quartiers mais au lieu de cela, il poussa un soupir en la fixant.
« Tu sais, comme je te l’ai dit, ça fait dix ans que je suis coincé ici. Quand je suis arrivé, je pensais que j’allais pouvoir rentrer. J’y croyais vraiment. En fait, on pourrait tous rentrer avec suffisamment d’efforts. »
Voyant le regard de la jeune fille s’illuminer, il coupa rapidement sa joie à la racine.
« Mais tu sais pourquoi aucun de nous ne l’a fait ? »
Elle secoua la tête, peu préoccupée par les raisons sans doute absurdes qu’il allait lui servir pour la culpabiliser ou lui faire croire que c’était trop compliqué.
« Ces passages nécessitent des ressources qui mettent du temps à s’acquérir et à se régénérer. Ils servent aux locaux à aller s’approvisionner en nourriture de l’autre côté pour ne pas mourir de faim parce que toute la bouffe qui pousse ici ne sert à rien. En imaginant que je décide de récolter tous les ingrédients nécessaires et que je m’y rende par mes propres moyens, je priverais les habitants d’Eel de nourriture pendant disons, il marqua une brève pause, l’équivalent d’un ou deux mois. Je les forcerais à aller récolter des ressources plus loin et à empiéter sur les ressources de leurs voisins qui, eux aussi, doivent nourrir la population. Ce serait dans l’hypothèse où je déciderais de partir seul. Admettons que chaque faelien égaré à Eldarya, toutes régions confondues, décide de rentrer chez lui en même temps que moi. La totalité du monde Eldaryen sera mort de faim en quelques semaines ou quelques mois. »
Figée, la jeune dryade laissa échapper un rire nerveux.
« Vous n’aviez qu’à rentrer au fur et à mesure. Vous ne pouvez-vous en prendre qu’à vous d’être resté aussi longtemps. »
Le regard acéré qui transperça la dryade lui fit perdre une grosse part de son assurance.
« Tu penses réellement que chacun de nous n’a pas essayé de trouver une solution en arrivant ici ? Il n’existe aucune solution à notre problème, à part l’acceptation. Crois-moi, je suis passé par beaucoup de phases avant de comprendre qu’il valait mieux me résigner pour le bien de ce monde et mon propre bien. Tu crois vraiment que tu supporterais l’idée d’avoir tué toutes les personnes que tu auras côtoyées, juste pour rentrer chez toi ?
- Si je pars vite, je n’aurais pas eu le temps de m’attacher. »
En prononçant ces mots, elle savait d’ors et déjà qu’elle se voilait la face.
« Mais tu les connaîtras. Les ingrédients ne se collectent pas en quelques semaines et il te sera impossible d’y arriver seule. Tu es prisonnière petite, tu ne l’as simplement pas encore réalisé. »
Elle se sentait comme engourdie. Cet échange ne devait pas se passer ainsi, c’était pire que tout ce qu’elle avait imaginé. Radouci en voyant qu’elle prenait conscience de la gravité de la situation, il tempéra légèrement ses propos.
« Même si nous n’avons pas le choix, rester ici peut devenir un réel plaisir. C’est une expérience unique. »
Ce n’était pas de ça qu’elle avait besoin. Se dirigeant vers la porte, la jeune fille ne se retourna même pas quand elle entendit résonner la dernière phrase du faelien dans ses oreilles.
« Viens me voir, si tu as envie de parler. »
Il était hors de question de se confier à lui. Déambulant dans les couloirs, Marie se rendit compte qu’elle ne retrouvait plus sa chambre. L’âme en peine, elle marchait sans but, rencontrant de temps à autres des êtres plus ou moins humanoïdes. Quand la faelienne croisa par inadvertance deux yeux aux pupilles verticales, elle se demanda si, finalement, le bar à mouches n’était pas une bonne idée.
Il la guettait sans doute pour savoir si son avis avait changé.
« Hé... »
Laissant sa phrase en suspens, la dryade se rendit compte qu’elle ne connaissait même pas son nom.
« ...le reptile. »
Il leva les yeux au ciel avant de s’approcher sous les rires de deux autres garçons, un à l’allure vraisemblablement elfique et l’autre doté d’oreilles de chien ou de loup. Impossible de trancher à première vue.
« Je m’appelle Chris.
- Sérieusement ? Pas de nom remplit de plusieurs « s » ou de syllabes imprononçables ? Je suis presque déçue. »
Les rires redoublèrent dans le dos du lézard qui laissait clairement transparaître sa nervosité. C’était à se demander pourquoi il l’avait invitée.
« Bon alors, où est-elle cette taverne ? »
Surpris et visiblement heureux, il montra une direction du doigt, ou plutôt de son très long ongle pointu, avant de se mettre en route. Sur le chemin, elle apprit que l’elfe se nommait Fergas et le chien loup, elle n’avait pas eu l’occasion de lui demander sa race pour confirmer, se prénommait Jill. Le petit groupe était rapidement arrivé devant les portes de l’établissement arborant un panneau indiquant « Taverne Trismégiste ».
« Trismégiste ? C’est un mot Eldaryen ? »
Le saurien pouffa, peu discrètement, de rire à cette remarque.
« Pas du tout. C’est un mot qui vient de chez vous à la base mais on dirait bien que vous ne l’utilisez plus. Ça signifie trois fois plus grand. C’est en référence aux trois gardes d’Eel.
- Mais, il n’y en a pas quatre ?
- Si mais ce sont les plus connues et bien souvent les étincelants viennent d’autres gardes, très peu y entrent directement. »
Elle émit un petit bruit d’approbation avant d’entrer dans une taverne pour la première fois de sa vie. Ce qu’elle n’osa pas dire également, c’était qu’elle n’avait jamais touché à une goutte d’alcool. Encore moins de l’alcool fort.
L’établissement était modeste, tout le mobilier semblait taillé dans le même type de bois, du frêne clair et patiné. De nombreuses tables, de tailles et formes différentes, constellaient la pièce dans un ensemble désorganisé mais chaleureux. Les gens n’hésitaient d’ailleurs pas à les déplacer pour créer d’immenses assemblées. Un escalier donnait sur un étage ouvert, surplombant le comptoir derrière lequel on devinait une pièce de taille égale, servant à stocker diverses denrées. Marie observa cet espace avec un certain respect pour l’architecte. La réserve se fondait ainsi dans le décor et l’immense hauteur de plafond était exploitée avec brio, sans perte d’espace, grâce à cette terrasse intérieure qui avait été aménagée.
Gravissant les marches à la suite de ses camarades de soirée, elle embrasa la salle festive d’un œil distant. Elle fit son possible pour ne pas arrêter son regard sur les êtres étranges qui peuplaient l’établissement. Le lézard, qui s’était installé face à elle, sur une table parsemée de tâches suspectes, la regardait avec une bienveillance parentale qui commençait presque à l’agacer.
« Qu’est-ce que tu veux ? questionna le saurien.
- Comme vous, répondit-elle avec désinvolture. »
Les trois garçons se regardèrent et l’homme loup eut un sourire malicieux.
« Une herbe folle ? proposa-t-il. »
L’étincelant coula un regard hésitant vers la jeune fille.
« Va pour ça, confirma-t-elle avec assurance. »
La dryade, qui se désintéressait de leurs discussions, en profita pour fixer un plafonnier incrusté de nombreuses pierres qui émettaient une lumière presque aveuglante. Elle cligna des paupières plusieurs fois tout en le fixant, laissant des ombres floues troubler sa vue avec amusement. Elle ne vit même pas l’homme loup se lever pour passer commande, mais lorsque les verres furent posés avec fracas sur la table, elle dévisagea la mixture qui semblait y onduler, comme prise d’une vie propre. Un liquide d’un vert éclatant, formant des ondulations presque psychédéliques.
Quelque peu refroidie, elle dévisagea l’alcool d’un air critique.
« Trop fort pour toi ? railla le garçon lupin.
- Arrête, le sermonna l’elfe, c’était une mauvaise idée de te laisser commander ça, ça va être trop fort pour elle. »
Ce fut la goutte de trop, alors que le représentant de la race canine soulevait sa coupe avec un sourire agaçant, portant un toast à un cristal visiblement important dans leur monde, elle s’empara de son verre. Les pupilles effilées du lézard s’agrandirent de moitié alors que la jeune fille engloutissant son verre à grandes goulées, il tendit un bras qu’elle repoussa d’une claque souple.
Le liquide brûlait sa langue rien qu’en y passant, elle n’y avait pas vu de bulles et pourtant, la sensation de picotement qu’elle ressentait était caractéristique. Une onde de chaleur irradia dans ses joues, grimpant jusqu’à ses tempes. Elle ne s’arrêta qu’à la dernière gorgée, posant son verre avec fracas sous le regard médusé de ses compagnons.
Elle voulut lancer une pique acerbe au chien de compagnie quand sa respiration se fit de plus en plus haletante. Passant le bout de ses doigts contre sa gorge, elle la trouva inhabituellement chaude.
« Est-ce que ça va, s’inquiétait le saurien, mais Marie n’écoutait plus.
- Bravo Fergas, se désola l’elfe, c’est sûr qu’elle va oublier ses problèmes à la vitesse où elle a avalé ça. »
Des lumières dansantes se promenaient sur ses rétines et la sensation de bulles éclata jusque dans son cerveau. Un sourire niais orna son visage alors qu’elle n’arrivait plus à ouvrir la bouche pour parler.
« Ça va, hein, se défendit le loup. Tu vois bien qu’elle se fout de lui depuis tout à l’heure, elle méritait qu’on la remettre un peu à sa place.
Une petite partie d’elle lui intimait de bondir sur la table, plongée dans un état de fureur, afin de remettre le malandrin en place, mais elle n’en avait pas la force. Se mettant à rire franchement pour la première fois depuis son arrivée à Eldarya, elle sentit le monde se dérober sous ses pieds alors qu’elle était encore assise.
« Grand Cristal, se lamenta le lézard en posant une main contre son visage, je n’aurais jamais dû l’inviter à venir avec toi Fergas, fustigea-t-il son compagnon de table.
- Vous n’allez pas tout me mettre sur dos, ronchonna-t-il. Je pensais qu’elle allait boire une gorgée avant de recracher et est-ce que le problème initial ça ne serait pas la manière dont elle t’a parl… »
Les sensations devinrent plus lointaines, le fil de sa réflexion devint de plus en plus ténu et la dryade cessa d’exister en tant qu’être pensant. Elle était plongée dans une agréable torpeur parsemée de bulles vertes éclatant comme des feux d’artifices.
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La jeune fille ne se souvenait plus exactement de ce qu’il s’était passé entre le moment où elle avait avalé l’infâme mixture et le moment présent où elle ouvrait les yeux, mais une odeur nauséabonde d’alcool flottait encore dans l’air. Semblait-il que quelqu’un l’avait ramenée jusqu’à sa chambre et déposée sur son lit, toujours vêtue de ses vêtements, imbibés de ce qu’elle avait visiblement recraché. Ou vomi, elle n’était pas bien sûre. Elle jeta un coup d’œil vers sa fenêtre pour constater qu’il faisait toujours nuit. Pressant son front d’une main en grommelant, une promesse solennelle résonna dans son esprit. À partir de ce jour, plus jamais une goutte d’alcool ne franchirait ses lèvres.
Sa porte grinça pour laisser apparaître le lézard chargé d’une bassine d’eau claire et d’une serviette.
« Tiens. Débarbouilles toi, ça te fera du bien. »
Elle le remercia à demi-mot avant de se frotter les tempes ; le liquide verdâtre n’avait pas encore totalement été évacué par son organisme.
« Je suis désolé, je n’aurais jamais dû laisser mon ami choisir ce qu’on allait boire.
- Comment faites-vous pour supporter de boire ça, grommela la dryade encore migraineuse.
- Si tu recommences l’expérience l’année prochaine, sans doute que tu t’en sortiras mieux.
- Comment ça ? demanda-t-elle avec méfiance.
- Ta transformation est encore en cours, commença-t-il en observant l’air morose de la jeune fille, pour le moment bien sûr. Ton circuit de maana n’est pas encore bien établi.
- Quel rapport avec le fait de s’alcooliser ?
- Ici, l’alcool est généralement ensorcelé pour lui donner des propriétés spéciales. Le seul problème, continua-t-il, c’est que tes circuits de maana sont tellement propres et clairs qu’ils absorbent l’énergie à grande vitesse pour compenser le manque qu’ils ont toujours ressenti. C’est un peu comme donner de l’alcool à un nouveau-né, son organisme n’est pas prêt. »
L’air hagard dans un premier temps, la faelienne lui jeta un regard mauvais. Sachant cela, l’étincelant aurait pu éviter de l’inviter dans un endroit où l’alcool coulait à flots. Elle commença à grincer des dents, songeant qu’elle ne suivrait plus jamais un être recouvert d’écailles stupidement avenant.
« Tu devrais te changer, tenta-t-il pour détourner l’animosité manifeste qui émanait de la dryade. »
Un regard morne lui fut adressé alors que la dryade retenait un soupir.
« Ça fait trois mois que je porte les mêmes vêtements pour la simple et bonne raison que je n’en ai pas d’autres. »
Pantois, le garçon la dévisagea quelques instants avant de se ressaisir.
« Je dois pouvoir te trouver ça. Je reviens. »
Il s’éclipsa en la laissant seule. Trempant un pan de la serviette dans l’eau fraîche, la faelienne s’humecta le visage pour atténuer ses étourdissements. Décider d’aller à la taverne n’avait pas été la meilleure décision de sa vie. Ou plutôt, boire un breuvage inconnu et vraisemblablement alcoolisé au-delà de tout ce qui pouvait se trouver sur Terre. Au moins, elle avait finalement retrouvé sa chambre.
Ses vêtements actuels étaient élimés, un t-shirt et une veste de survêtement allant de pair avec un jogging gris clair qui tirait maintenant bien plus sur gris très sale, voir marron, par endroits. Il avait tenu bon et ne s’était pas déchiré mais il arrivait au bout de ses mailles élastiques à force d’usure. Elle ne songeait même plus à ses chaussettes et baskets abandonnées depuis longtemps à cause de ses pieds. Purroros ne lui avait jamais proposé d’en acheter et comme elle ne lui avait jamais demandé, elle s’était contentée de laver son linge comme elle le pouvait en le laissant sécher à même son corps.
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C’étaient des vêtements forts singuliers que le saurien lui ramena.
« Tu te fiches de moi ? Ce n’est pas par ce que ma tête tourne que je vais accepter de mettre n’importe quoi. »
Peut-être bien que ses goûts n’étaient pas assez féminin mais là, c’en était trop. Il lui avait ramené un t-shirt à bretelles bleu avec ce qui ressemblait à un tout petit bout de corset noir et un short blanc ras la moule, comme on disait chez elle, avec une ceinture noire et des rubans fanfreluches accrochés dessus comme s’ils n’avaient pas eu assez de tissu pour prolonger le short. Il n’y avait que les sous-vêtements noirs qui avaient une allure à peu près classique mais, comme personne ne les verrait, ça lui faisait une belle jambe.
« Je suis désolé, je n’ai rien trouvé d’autre. Nous sommes en pleine nuit, je t’assure que j’essayerai de te trouver mieux demain. Donne-moi tes vêtements quand tu auras fini, j'irai les mettre à laver. »
Grognonne, la jeune fille lâcha un merci acide au garçon avant de le congédier sèchement pour pouvoir se changer sans regard indiscret. Même une fois habillée, elle se sentait toujours aussi nue que si elle n’avait rien mis mais elle ne pouvait pas nier que porter des vêtements propres était agréable. Entrouvrant la porte pour jeter un coup d’œil, elle put constater que le lézard se tenait toujours derrière.
« Hé, merci pour les vêtements propres. »
Claquant la porte sans attendre sa réponse, seuls les vêtements sales sur le sol confirmaient au saurien que le merci avait bel et bien existé. Se laissant tomber sur son lit, la dryade laissa les rêves s’emparer d’elle. Des feuilles volaient en cercle autour de sa silhouette alors que les arbres continuaient à l’appeler tout en la berçant.
Un fracas sourd la réveilla en sursaut. Un œil à moitié ouvert, la faelienne tenta d’assimiler ce qu’elle entendait sans y parvenir.
« Je vais entrer. »
Sitôt cette phrase prononcée, la porte percuta le mur avec force. Une forme massive, quoique visiblement courbée, s’engouffra dans la pièce, accompagnée d’une forte odeur animale. Marie cligna des yeux à de nombreuses reprises en lorgnant le monstre qui venait de s’introduire chez elle. C’était un être bipède d’une hauteur de deux bons mètres, au visage et à la fourrure de tigre.
« Enchanté, jeune fille. Je suis Balgard, maître Obsidien en charge de ta formation à partir de ce jour. »
Muette, elle continua de le dévisager.
« Que se passe-t-il ? Tu as mangé ta langue ?
- N-non monsieur. »
Il lui décocha un coup de patte sur l’épaule, qui devait sans doute être doux vu son ouverture de porte, mais qui lui laissa tout de même une sensation fracassante à l’endroit de l’impact.
« Pas de ça avec moi ! Appelle-moi Balgard. Et toi, c’est quoi ton petit nom ?
- Marie. »
La dryade avait failli donner son vrai nom dans la confusion mais s’était rappelée à l’ordre juste à temps. L’animal attrapa une de ses jambes pour en inspecter la texture, à son grand étonnement, et surtout, sans son consentement. Mais il était tellement intimidant qu’elle s’abstint de commentaires.
« C’est une belle protection naturelle que tu as là. Ce sera pas facile de mettre une armure là-dessus mais je ne pense pas que tu en aie besoin. Un bon point, un très bon point. Maintenant, suis-moi. »
Il fit quelques pas vers la porte avant de se retourner vers elle d’un regard lourd de sens qui lui disait : lèves moi donc ces fesses et mets-moi ces muscles en action. Ou toute autre remarque du même acabit qu’elle pouvait imaginer.
Trébuchant presque de son lit en se relevant, sans laisser à son corps le temps de s’adapter au changement gravitationnel, elle trottina derrière le fauve qui marchait à vive allure. C’est n'est que bien plus tard que son accoutrement la fit rougir, rien de ce qu’elle portait ne dissimulait correctement ses jambes du regard des autres. Il était cependant inutile de tenter de baisser son short pour couvrir ses pieds, c’eût été totalement ridicule.
« Nous voilà arrivés ! »
Sur cette exclamation de son nouveau « maître », la jeune fille pu constater qu’elle se trouvait dans une immense salle parsemée d’armes coupantes et dangereuses en tout genre. Des statues de guerriers trônaient aux coins stratégiques de la pièce, portant boucliers et lances, elles semblaient veiller sur la pièce de leurs regards figés. Des pierres rouges étaient serties sur leurs fronts ; la dryade se demandait si c’était des gemmes de pacotille ou de véritables joyaux mais elle n’eut pas le temps de développer sa pensée que son chef la rappelait déjà à l’ordre.
« Bienvenue dans la cathédrale d’Airain, jeune fragment. C’est ici que chaque Obsidien s’entraîne aux arts du combat pour parfaire son savoir-faire. Massue, épée, arbalète, chaînes ou même à mains nues... Il te faudra trouver à ton tour la manière d’utiliser tes capacités à leur maximum. »
Il la détailla d’un air déçu.
« Je ne veux plus voir ces vêtements de midinette lors des entraînements. Tu fais ce que tu veux dans ta vie privée mais ici ce sont les armures ou les vêtements souples d’entraînement qui priment.
- Mais je...
- Je ne veux pas savoir. Tes excuses qu’elles soient vraies ou pas ne me sont d’aucune utilité. Maintenant tu vas courir. Fais cinq tours de salle, que j’étudie ta démarche. »
Marie songea à protester avant de se raviser, il était évident que son interlocuteur ferait la sourde oreille et ne l’écouterait pas. Dans tous les cas, c’était le lézard qui avait ses vêtements donc ses possibilités étaient limitées. De mauvaise grâce, elle commença à courir d’un pas lourd et maladroit. Ses jambes lui causaient toujours du souci avec l’équilibre.
« Que se passe-t-il ? Tu ne sais pas courir gamine ? Il va falloir faire mieux que ça si tu ne veux pas qu’on t’inscrive dans le panthéon de pires apprenties. »
Doutant qu’un tel classement existe, l’apprentie Obsidienne s’appliqua néanmoins à essayer de courir un peu plus rapidement. Les remarques acides du gardien, à défaut d’être agréables, la réveillaient comme elle ne l’avait jamais été ces derniers mois. Un entraînement spartiate était peut-être une bonne alternative à la dépression. Toute à ses pensées, la jeune fille s’emmêla les pieds avant de s’étaler de tout son long, face contre terre. Agrippant son nez à deux mains, elle tenta d’ignorer la douleur qui pulsait et le regard méprisant de son coach sportif. Se redressant sur ses pieds, elle repartit au trot avec sa paume plaquée contre son visage.
« Ça suffit, c’est largement assez. Tu peux m’expliquer ce que tu fiches ici ? »
Balgard avait asséné sa phrase avec tant de dureté qu’elle en restait interdite.
« Je ne sais pas vraiment.
- Il va falloir chercher parce que, en l’état, tu ne vaux vraiment pas grand-chose. Je me demande qui m’a fichue une empotée pareille. Où on a déjà vu une Obsidienne incapable de courir ?
- Je...
- Les Obsidiens brisent des montagnes et pourfendent des dragons. Ils courent des kilomètres sans se rendre compte que la peau de leurs pieds part en lambeaux et toi, s’insurgea-t-il, tu ne peux même pas courir correctement quelques dizaines de mètres. »
Minuscule.
Elle se sentait ridiculement minuscule devant tant de hargne et n’avait pas imaginé le moins du monde que l’entraînement se ferait avec autant de sérieux.
« Retourne courir ! Je veux te voir sprinter comme une athlète d’ici une heure grand maximum. »
Voyant qu’elle ne bougeait pas d’un millimètre dans la seconde, il lui braya dessus avec force, déclenchant immédiatement une réaction chez la jeune dryade. Elle se mit à courir sans demander son reste jusqu’à ce que ses poumons commencent à la brûler. Après une bonne dizaine de chutes, elle commença à mieux intégrer le poids de ses nouvelles jambes, son pas se fit légèrement moins gauche et maladroit. Jusqu’à la chute suivante.
« Ça suffit. On va passer aux étirements pour voir ce que ton corps peut faire de bien à défaut de courir. »
La sueur lui coulait dans les yeux et son souffle court laissait à peine le temps à son organisme d’assimiler l’oxygène nécessaire. La fierté enfouie sous la crasse depuis son arrivée refaisait surface et lui permit d’avancer jusqu’au fauve pour écouter ses consignes suivantes.
Et elle était loin d’être au bout de ses peines.
Merci à Kioku, Nøra et tigraloona pour leur soutien au cours de la réécriture et leurs retours constructifs sur le 6ème chapitre!
On s'y frotte et s'y pique.
« On va manger. »
Cette phrase, prononcée avec si peu de considération, était en réalité salvatrice pour Marie. Chaque centimètre carré de son corps la faisait souffrir. Elle avait essayé de refuser à plusieurs reprises de continuer, mais Balgard était resté intraitable et ses menaces agissaient comme un énergisant sur-vitaminé. Pompes, abdominaux, tractions et même porter des poids pour définir la puissance musculaire aussi bien dans ses bras que ses jambes. Elle n’avait jamais entendu parler de la résistance du muscle trapèze qui recouvrait tout l’arrière du cou et une partie du haut du dos. Et pourtant, son « maître », avait insisté pour tapoter sans délicatesse plusieurs endroits afin de noter la réaction de contraction des muscles.
Malgré cette annihilation de ses facultés pensantes par l’excès d’exercice physique, une chose lui avait semblé curieuse. Pour une salle d’entraînement, elle était bien peu fréquentée par les fameux gardiens surentraînés de l’Obsidienne. Son hésitation à poser la question eut raison du moment propice, son maître marchait déjà d’un pas vif vers une destination inconnue. Il fallait qu’elle trouve le temps de faire le point mentalement sur sa situation.
« Tu veux bien te dépêcher un peu, râla-t-il théâtralement en levant les yeux au ciel. C’est épuisant de toujours devoir te le demander. »
Offusquée par cette remarque, elle prit soin de ne pas se presser plus que nécessaire. Marie n’eut cependant pas besoin de faire semblant de traîner des pieds, son entrainement avait su saper ses forces durablement. Quand, ils arrivèrent à la salle des portes, elle se demanda où ils se rendaient. Passer par un garde-manger remplit de victuailles lui mettait presque l’eau à la bouche. C’était la première fois qu’elle découvrait cet endroit mais ils ne s’y arrêtèrent pas. Le tigre filait droit devant lui et ils débouchèrent dans une immense salle dont le brouhaha résonnait de façon assourdissante. Stupéfiée par cet amas de monde, il ne fut pas compliqué de deviner l’utilité de l’endroit. Un réfectoire immense, constellé de tables et de gardiens hauts en couleur. Son maître l’emmena dans une petite salle à l’écart, avant de lui demander de l’attendre.
Impossible de comprendre pourquoi personne n’avait jugé bon de l’informer de l’existence de cet endroit. La dryade avait mangé seule, durant des jours, des plateaux apportés par des gardes étincelants dans sa chambre. Il devenait manifeste avec cette minuscule pièce qu’on tenait à la garder à l’écart de tout contact social. Mais le pourquoi était trouble et obscur, quel intérêt pouvait-il bien y avoir ?
« Voici ta ration. »
Déposant deux plateaux repas sans aucune délicatesse sur la table, l’homme tigre se mit à dévorer le sien. Prudente dans le choix de ses mots, la jeune fille tenta d’aborder le sujet de sa préoccupation tout en s’asseyant l’air de rien.
« On ne mange pas avec les autres ? »
Stoppant sa fourchette à mi-chemin, le fauve la fixa avec intensité.
« Je vais être très clair et tout ce qu’il y a de plus honnête avec toi car je ne pense pas que tu sois idiote. »
Un sentiment de malaise saisit la faelienne alors qu’elle sentait que le contrôle de la conversation lui échappait totalement. A vrai dire, elle n’avait sans doute jamais eu le contrôle sur quoique ce soit.
« Tu n’es autorisée à parler à personne ici tant que je ne l’aurais pas jugé bon. L’étincelant qui t’a accueillie a été suspendu, tu n’aurais jamais dû pouvoir parler un autre faelien avant d’avoir été prise en charge.
- Quoi ? Mais pourquoi ? »
Marie ne comprenait plus du tout l’angle que prenait la discussion.
« Tu es une faelienne mais il est clair que tu te prends encore pour une humaine. Que tu penses encore comme une humaine, avec les codes qui sont propres à ton monde. Nous sommes dans une période trouble, nous ne pouvons pas nous permettre d’écouter des points de vues étrangers qui remettent en cause nos valeurs et actions.
- Je n’ai rien remis en...
- Bien sûr que si. »
Son échange avec le lézard au sujet de l’esclavagisme lui revint en mémoire. De même que sa réflexion devant le garde quand elle avait affirmé ne pas être comme eux. Il y avait tout un tas d’indices et sa méfiance naturelle n’avait pas dû aider à apaiser les esprits.
« Je suis dans un monde qui n’est pas le mien, se défendit-elle. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?
- Là n’est pas la question, ma petite. Je ne remets pas en cause ton attitude, je te dis simplement que, tant que je n’aurais pas jugé bon de te laisser entrer en contact avec ton environnement, tu n’adresseras plus la parole à personne sans ma présence. »
Indignée, son corps se tétanisa de fureur alors que son teint virait au cramoisi. Le fauve engouffra sa fourchette avant de continuer à parler la bouche pleine.
« Ce n’est pas si terrible, si on y réfléchit bien.
- Comment je suis censée bien prendre l’idée d’être quasiment séquestrée contre mon gré ?
- Faux, démenti-t-il. Tu as accepté de rester ici.
- Je ne savais pas qu’on m’empêcherait de tout faire !
- Tu peux partir quand tu veux. Mais on t’escortera jusqu’aux frontières du royaume avant de te lâcher dans un trou paumé quelconque pour être sûr que tu ne puisses pas nous devenir nuisible. »
Estomaquée, elle ne sut quoi répondre alors que cette... créature, ne faisait que lui annoncer des infractions à la moralité élémentaire comme si de rien n’était.
« Tu es dans un monde dont tu ne comprends, ni les coutumes, ni les règles basiques. Il ne faut pas t’étonner d’être considérée comme un danger potentiel. Tu pourrais libérer un monstre emprisonné, te faire avaler et faire tuer des milliers de gens sans même t’en rendre compte. Ou suivre une plante un peu trop charmeuse et là encore, te faire dévorer. Crois-moi, ta situation ici est plutôt enviable. Si j’atterrissais dans ton monde, j’aimerais qu’on en fasse autant pour moi le temps de m’ouvrir les yeux à une autre réalité. »
Se retenant de lui expliquer la probable réaction d’humains qui verraient apparaître un monstre tigré, la jeune fille décida de ne pas se laisser embobiner par ce raisonnement bancal.
« Et pourquoi est-ce que je ne peux pas voir les autres faeliens ? Ils connaissaient déjà mon monde puisqu’ils en viennent, s'exclama-t-elle. Qu’est-ce que je pourrais bien leur dire de si problématique ? »
Le visage du fauve se durcit. Un instant de silence flotta alors qu’il songeait à des choses inaccessibles à la jeune humaine.
« Ce n’est pas pour toi.
- Pardon ?
- C’est pour eux qu’on fait ça. Tu n’imagines pas combien ils ont perdu en arrivant ici et comment il a été dur pour certains d’arriver à passer à autre chose.
- Qu’est-ce que vous savez de ce que j’ai perdu ? Je suis en train de devenir un monstre, gronda-t-elle, c’est vous qui ne pouvez pas comprendre ! »
Haletante, la dryade regarda ses jambes avec haine. Sa voix était froide et vibrante.
« Je ne compte pas passer à autre chose. Je veux rentrer chez moi.
- Je le sais. Et c’est pour ça qu’on ne te laissera voir aucun faelien. Ils étaient tous comme toi quand ils sont arrivés. Tu ne peux pas comprendre le travail qu’ils ont accompli pour accepter leur situation. Tu ne le comprendras peut-être jamais, et si tu as la chance d’arriver au même point qu’eux, je te souhaite de ne pas rencontrer de jeune faelien dans l’état où tu es actuellement. »
Cette phrase tournait dans son esprit alors que l’image du faelien qu’elle avait rencontré lui apparaissait. Elle le détestait tellement d’avoir renoncé à se battre. De lui montrer une probabilité qu’elle-même ne tiendrait pas sur la longueur, qu’elle finirait par abandonner à son tour. Rageuse, la jeune fille balança son plateau sur le sol sous le regard assassin du tigre.
« Tu as intérêt à le ramasser et manger.
- Vous pouvez aller vous faire foutre, enragea-t-elle, je ne mangerais rien du tout. »
Se levant brusquement, le colosse fut sur elle en deux pas pour lui attraper l’arrière gorge et la forcer à s’agenouiller au sol.
« Je ne me répéterais pas. Il y a des gens qui crèvent de faim dehors, tu vas ramasser ce que tu viens de jeter et manger. »
La faelienne le défia de son regard noir, il était hors de question qu’elle obéisse aveuglement à ses menaces une nouvelle fois. Elle en avait assez d’être trimballée comme une poupée. D’abord Purroros qui l’avait emmenée ici sans lui expliquer clairement ce qu’elle allait subir à Eel et maintenant cet animal dictateur.
La douleur dans son cou pulsait jusqu’à ses épaules alors que la main puissante du gardien resserrait son étreinte. Furieux, il la força à se relever d’une traction brutale avant de la faire traverser le réfectoire en sens inverse sous les regards inquisiteurs des membres de la garde d’Eel. Débouchant dans la grande salle des portes, Marie pensait qu’il allait la ramener dans sa chambre mais il prit un tout autre chemin qui s’enfonçait dans les profondeurs du QG.
L’air était moite et les pierres recouvertes de mousse. On était en train de l’emmener dans ce qui semblait être des cachots souterrains, suspendus au-dessus d’une eau trouble. Une ombre massive semblait d’ailleurs y être dissimulée. Cette vue lui arracha un frisson et son assurance, qui semblait plus dure que l’acier, commença à s’émietter. Il n’y avait pas un garde en vue, ni même de prisonnier suspendu.
« Tu vas pouvoir réfléchir tout le temps qu’il te faudra ici. Ne mets pas trop longtemps ou la nourriture qui t’attends sur le sol pourrait bien devenir dangereuse pour ta santé quand tu te décideras à l’ingurgiter. »
Ouvrant la grille d’un geste sec, le tigre n’eut aucun mal à jeter la faelienne à l’intérieur. Le contact douloureux du fer contre son épaule la fit grimacer, elle se redressa pour jeter un regard assassin au fauve mais il lui tournait déjà le dos et se dirigeait vers l’escalier.
« Je sais que je ne me suis pas trompée, lui hurla-t-elle. Vous êtes des esclavagistes et des criminels ! »
Sa voix résonna contre les parois de la grotte qui s’étendaient dans son dos.
Dès que sa fureur fut un peu retombée, le froid la saisit aussi sèchement qu’une gifle. Elle avait oublié que son accoutrement était loin d’être suffisant pour la maintenir au chaud. L'atmosphère humide et fraîche ne faisait rien pour arranger les choses. Accroupie dans la sphère de métal qui lui servait de cage, la dryade se demanda ce qu’il fallait faire pour sortir de cette situation.
A tête reposée, il lui devenait évident qu’elle n’avait rien fait pour tenter de s’intégrer, mais il n’y avait pas de mystère ; Marie ne souhaitait pas intégrer quoique ce soit en ce monde. Sa raison et ses envies partaient dans des sens si différents qu’elle n’arrivait pas à se décider sur la conduite à tenir. Quand bien même il s’avérait vrai qu’aucun faelien ne puisse jamais rentrer chez lui, ce n’était pas une raison pour la traiter plus bas que terre.
Ce Balgard était doté du plus mauvais caractère qu’il lui ait été donné de voir. Son air hautain et sa condescendance à son égard étaient insupportables. Le tigre n’avait pas le droit de la malmener à sa guise. La jeune fille ne pouvait pas nier qu’elle ne connaissait rien au monde dans lequel elle avait atterrit, mais il existait mille et une façons de l’initier autrement aux us et coutumes.
Alors que la prisonnière répétait encore et encore le même genre de pensées indignées, elle ne remarqua pas le mouvement de l’eau dont la surface ondulait. Un cri fut pourtant poussé quand la cage se mit à balancer sans aucune raison dans les airs au bout de sa chaîne grinçante. Paniquée, son regard balaya toutes les directions sans trouver la raison de ce mouvement soudain.
« Qui est là ? »
Sa voix était tendue mais ses yeux ne percevaient rien d’anormal.
Aucune réponse ne lui fut donnée alors, elle dut se résoudre à se rasseoir, tout en restant vigilante. La fois suivante, si la dryade avait été un tant soit peu moins alerte, elle n’aurait sans doute pas aperçu le bout de tentacule pourpre. Celui-ci s’accrocha à l’un des barreaux avant de donner une brutale impulsion pour faire tanguer la prison de fer.
« Ça vous amuse ?! »
Aussi effrayée qu’énervée, la captive n’arrivait pas à voir ce qui pouvait bien se dissimuler sous la surface de l’eau verdâtre.
« Évidemment que ça m’amuse. Pourquoi m’embêterais-je à secouer cette cage dans le cas contraire ? »
Une voix gutturale et rauque venait de s’élever d’en dessous. Impossible de dire à quel genre de créature elle était confrontée. La jeune fille plaqua son visage contre les barreaux pour tenter d’entrevoir qui pouvait bien avoir prononcé ces paroles. Un gigantesque visage de femme émergeait à la lisière de l’eau, des marques rouges sombres se dessinant sur sa peau dépigmentée. Cinq ou six tentacules de cette même couleur pourpre perçaient la surface et dandinaient autour de la géante.
« Nom de dieu... Vous êtes quoi vous ? »
Méprisante, la créature géante redonna un coup sur la cage, faisant basculer Marie sur son arrière train avec une grimace de douleur.
« Je ne veux même pas savoir de quel trou perdu tu viens pour ne pas reconnaître un kraken quand tu en vois un. Quelle gamine inintéressante. »
Sur ces mots aimables, la créature aquatique se retira au fond du lac sous terrain. Il n’y avait que des fous dans ce maudit pays, la dryade en était convaincue. Heureusement, la pieuvre ne réapparut pas mais ça n’empêcha pas Marie de claquer des dents au fur et à mesure que la température de son corps chutait. Si elle avait pu deviner ce qui l’attendait, son jogging sale ne l’aurait jamais quittée.
Balançant son corps d’avant en arrière, ses lèvres tremblantes laissaient échapper les notes d’un chant guerrier indien. Ou tout du moins, des syllabes qui devaient se rapprocher plus ou moins de la chanson originale. L’attente figée n’était pas si compliquée à gérer, son voyage des derniers mois s’était passé au fond d’une charrette, mais le froid était moins facile à oublier que l’ennui.
Le bruit de ses dents s’entrechoquant résonnait dans son crâne alors que son esprit commençait à perdre pied. Marie n’entendit même pas l’écho des pas de l’ombre dans son champ de vision.
« On peut dire que tu n’es pas très diplomate, gamine. »
La jeune fille dut se pencher pour apercevoir le visage de l’homme qui venait de lui adresser la parole. C’était le faelien.
« Tu devrais t’excuser et essayer de t’adapter. Ça ne sert à rien de faire la forte tête. »
Le dévisageant d’un air mauvais, elle reluqua avec envie la couverture qu’il tenait entre ses bras.
« Je ne suis pas comme vous. Je trouverais le moyen de rentrer chez moi.
- Bien sûr que tu es comme nous et il y a peu de chances que tu trouves ce que d’autres ont passé des dizaines d’années à chercher. Nous sommes loin d’être les premiers faeliens.
- Comment est-ce que vous avez pu vous habituer à ce monde de fous, l'accusa-t-elle froidement. »
Étouffant un rire, l’homme se gratta la joue, visiblement amusé.
« Ce monde n’est pas plus fou qu’un autre. C’est le choc du premier contact avec la culture locale qui te fait violence mais je t’assure qu’on s’y habitue.
- On m’a jetée dans une cage !
- Et tu as jeté de la nourriture sur le sol dans un pays accablé par la famine. N’oublie pas que dans notre monde on coupe des têtes pour moins que ça.
- Pas dans mon pays. »
Étouffant un soupir, le faelien reprit d’une voix désabusée.
« Ne sois pas aussi fermée, il existe énormément de pays sur Terre et encore un bon nombre pratique encore la peine de mort. Je ne sais pas de quel pays tu viens, mais vraisemblablement, tu es née dans un pays chanceux.
- Vous parlez français. Vous ne venez pas aussi de France ? »
L’homme hocha la tête d’un air entendu.
« Une française, voilà qui explique bien des choses. Sache que le monde où nous sommes nous permet une compréhension immédiate de la langue commune même si nous parlons, à la base, différentes langues.
- Je suis certaine d’entendre du français.
- Tu es certaine d’entendre des mots, ça c’est sûr. Mais c’est le sens profond que tu entends, pas simplement une langue parlée. »
La dryade s’écouta parler avec attention pour vérifier les dires qui venaient d’être prononcés.
« Je suis sûre de ce que j’entends.
- Par ce que ton cerveau est trompé avec brio. Mais tout ça n’est pas très important. Dois-je aller chercher ton maître pour lui annoncer que tu t’excuses ou tu comptes rester ici jusqu’à ta mort ? »
Rattrapée par la réalité, Marie sentit le froid avec intensité, même si sa fierté l’empêchait de s’en plaindre ouvertement. Elle ne s’était pas encore décidée sur la conduite à tenir. Trop de choses lui semblaient incompatibles avec son mode de vie. Cet autre monde ne lui convenait pas.
« Je préfère garder mes idées au frais encore un peu. Je ne donnerais pas satisfaction à ce monstre. D’ailleurs, je suis persuadée que vous n’avez rien à faire ici vu qu’on m’a clairement expliqué que je ne devais entrer en contact avec personne. En sous-titrage, tant que je ne serais pas formatée à ce qu’on attend de moi. »
Cet air joyeux qu’il arborait sans pudeur était fortement urticant. La faelienne aurait bien aimé savoir ce qu’il y avait de si drôle à sa situation pour déclencher une avalanche de sourires chez son interlocuteur.
« En effet, je ne devrais pas être ici mais comme les procédures n’ont pas été respectées et que je t’ai rencontrée, je suis curieux. Tu me ressembles. »
Le regard acéré, la jeune fille utilisa son ton le plus agressif.
« Je ne vois pas en quoi nous avons quoi que ce soit en commun.
- J’ai passé une semaine enfermé ici après mon arrivée. J’ai même agressé plusieurs membres de la garde.
- Vous plaisantez ?
- Pas du tout. Certains s’en souviennent encore. A défaut d’être très puissant, j’étais hargneux à cette époque.
- Alors pourquoi vous ne persistez pas ? Pourquoi vous avez abandonné ?
- Parce que trop espérer fini par être trop douloureux. J’ai encaissé trop d’échecs pour continuer de croire naïvement que je rentrerais un jour chez moi. »
Pour la première fois, l’air amusé avait disparu pour laisser place à une expression plus mélancolique. L’homme n’avait pas abandonné sur un coup de tête, c’est l’usure qui avait eu raison de lui. Marie pouvait maintenant le comprendre, mais pas au point de l’accepter.
« Vous êtes beaucoup trop faible. Moi, je tiendrais bon.
- Peut être bien. Ou peut-être que comme la majorité d’entre nous tu trouveras une place ici et tu finiras par t’y faire.
- Je ne veux pas de place ici.
- Mais il faudra forcément que ce monde taille une place pour toi si tu continues d’y exister. A toi de voir si tu veux être une exclue, incomprise et martyr, ou tenter de vivre malgré la difficulté. Je ne suis pas sûr que tu saisisses bien laquelle des deux voies est celle de la facilité. »
Sur ces mots, le terrien jeta la couverture sur la cage, que Marie s’empressa d’attraper au vol.
« Réfléchis bien, gamine. Renoncer est un choix courageux. »
Seul un silence méprisant répondit à cette remarque alors qu’il tournait les talons pour retourner à la surface. Enroulée dans la couverture, la dryade émit un soupir de contentement. Il s’en était fallu de peu avant qu’elle tombe en hypothermie. Maintenant, elle n’avait plus qu’à disposer de son temps pour réfléchir. Il fallait impérativement qu’elle arrive à classer ses priorités pour se décider sur le chemin qu’elle allait emprunter.
Parce qu'elles ne se font jamais sans mal.
Le métal était gelé contre ses doigts, enserrant les barreaux de sa prison.
Le temps s’était écoulé, Marie n’avait aucun doute sur ce point, mais à quel point ? S’agissait-il de quelques heures ou bien d’une journée complète ? Elle n’osait imaginer que plus de temps se soit envolé. Son estomac grondait pourtant férocement alors qu’elle se recroquevillait en resserrant sa couverture. Les volutes qui s’élevaient à chacune de ses inspirations semblaient moins chaudes.
Un éboulis de gravillons, dévalant sur les marches, lui fit tourner la tête.
« Es-tu prête à remonter et manger ta nourriture ? »
Balgard semblait avoir la fourrure hérissée, son front était plissé. S’il avait eu des sourcils, ils auraient sans doute été arqués. Sa voix était toujours aussi dure, laissant paraître un mécontentement encore bien vif. Prenant le temps de la réflexion, la dryade fit le point sur sa situation. Son dos était tiraillé par le manque de mouvement. La faim la dévorait littéralement. Sa fierté était, certes, toujours présente, mais les paroles du faelien tannaient son esprit.
Renoncer était un choix courageux.
Ses lèvres tremblantes laissèrent échapper trois mots qui, en sortant, brisèrent une partie d’elle. Une fougue enfantine qui n’avait plus de sens.
« Je vais remonter. »
Le grincement de la grille la laissa hésitante alors qu’elle franchissait l’espace qui la séparait du sol. Le fauve ne l’aida pas, laissant la jeune fille tomber sur la terre irrégulière. Elle frotta l’écorce qui lui servait de pieds avec reconnaissance, sa peau humaine aurait sans doute eu du mal à encaisser le choc. Notant le regard furibond que le gardien posa sur la couverture qui l’enveloppait, son corps se fit le plus petit possible.
« Grimpe. »
Ne se faisant pas prier, ses jambes encore maladroites entreprirent vaillamment de gravir les marches. Ses quelques déséquilibres ne furent pas un problème, ils lui semblaient être moins fréquents. C’est lorsqu’ils arrivèrent dans le réfectoire que son égo se rappela encore violemment qu’il fallait lutter.
« Mange. »
Un tas de bouillie recouvert d’une fine couche de poussière attendait patiemment sur le carrelage. Cet objet de discorde était le seul moyen de rétablir sa liberté. S’agenouillant sur le sol, elle lança un regard incertain au faery qui ne semblait pas compatir le moins du monde. Une vive douleur au ventre la saisit alors qu’il lui était impossible de se résoudre à manger sur le sol.
« J-je ne veux pas faire ça.
- Tu n’avais qu’à pas la jeter en premier lieu, gronda-t-il. Maintenant, je veux que tu assumes ton acte et que tu manges. »
Des larmes de frustration et de colère embrumèrent les yeux de la faelienne alors que sa main plongeait dans la mixture. Ses yeux se fermèrent alors qu’elle gobait tout rond l’infâme pitance. Son corps convulsait de l’intérieur pour protester contre ce traitement barbare mais elle tint bon, recommençant à manger autant qu’il fut nécessaire pour qu’il ne reste rien.
« J’ai terminé. »
Sa voix était froide et contenue alors qu’elle serrait ses poings, encore poisseux de cette immonde purée.
« C’est bien, déclara l’obsidien avec une pointe de douceur dont la jeune fille fut écœurée. Maintenant, tu vas pouvoir retourner dans ta chambre. Et, il te sera formellement interdit d’en sortir. »
Ne répondant rien, ses jambes la portèrent simplement jusqu’au lieu-dit alors que son esprit, anéanti par sa concession, essayait de comprendre ce qu’il venait de se passer. Le verrou de la porte claqua dans son dos, il lui était à présent impossible de sortir. Le matelas poussiéreux de sa chambre ne lui avait jamais paru aussi accueillant. Marie s’y installa en boule, serrant plus fort encore la couverture offerte par le terrien.
Ses larmes, si près de ses yeux quelques instants plus tôt, ne coulèrent jamais contre ses joues. C’est son égo qui saignait ouvertement, sa vision du monde, son image d’elle-même. La dryade avait cédé après une seule journée alors que le faelien lui avait annoncé avoir résisté à une semaine d’emprisonnement. Elle était faible. Et en tant que faible, sa seule solution était de s’adapter et de se résigner. Ce monde était trop fort pour y résister.
Ses yeux finirent par baisser leur garde et le sommeil l’emporta au loin.
Lucifer, son chat noir, marchait le long d’une maison aux murs crème. Ces murs semblaient familiers à Marie, comme une impression de déjà-vu s’en dégageait. Poussant un portail noir en fer forgé, elle s’engouffra dans un jardin entretenu avec négligence. Un prunier avait poussé en plein milieu et forçait les visiteurs à le contourner pour accéder à la demeure dans son dos. Sitôt contourné, l’arbre dévoilait la silhouette musclée d’un homme d’une quarantaine d’année et demi. Un début de calvitie dégageait ses tempes, ses yeux bruns à peine entrouverts fixaient un point vague sans la voir. Son père. C’était son père qui se tenait quelques mètres plus loin, caressant Lucifer de sa main calleuse.
Sa bouche s’ouvrit sur un son muet, il ne l’entendait pas.
La jeune fille tenta de courir pour le rejoindre mais ses pieds restèrent fixement ancrés dans la pelouse et la terre meuble. C’est en jetant un coup d’œil horrifié vers ses jambes qu’elle comprit que des racines se développaient de son écorce jusqu’au sol. Tirer de toutes ses forces ne suffisait pas, elle était condamnée à regarder, impuissante, son père rentrer dans cette maison qui avait dû être la sienne. La fenêtre sur la droite, c’était celle de sa chambre. Les bras tendus vers l’édifice, ses efforts ne servirent à rien et, la porte d’entrée claqua.
Haletante, Marie se réveilla en sursaut dans la pièce qui lui était maintenant réservée et dont elle ne pouvait plus sortir. Un puissant sentiment d’enfermement pesait sur sa poitrine. Cette impression suffocante ne voulait pas se dissiper avec la fin du rêve. Tambourinant contre la porte en bois, elle supplia que quelqu’un vienne lui ouvrir.
En vain.
Le ciel était obscur dehors, la nuit avait l’air d’être bien avancée. Personne ne viendrait lui ouvrir. S’asseyant dans un coin, elle commença à se balancer d’avant en arrière, son dos butant contre le mur à chaque mouvement. Son ventre lui faisait toujours mal, aucun moyen de savoir si la nourriture avait tourné ou si son esprit lui jouait un tour. Toujours était-il qu’il fallait faire abstraction de toutes ces choses. Balgard serait sans doute heureux qu’elle se soit intoxiquée. Elle ne lui ferait pas ce plaisir, il fallait que son corps soit plus fort que ça.
La dryade se releva brusquement pour marcher jusqu’à l’étagère, une jarre en argile y était posée. L’attrapant d’une main, elle se posta devant sa fenêtre avec la ferme intention de l’y briser pour s’enfuir. Mais, un tintement de clés la fit renoncer à son projet. Reposant brusquement la poterie, elle se jeta entre ses couvertures pour feindre l’endormissement. La serrure claqua et le grincement des gonds la fit frissonner alors que des pas lourds s’introduisaient dans son espace de confinement.
« On m’a prévenu que tu causais de l’agitation. »
La voix endormie du fauve était mille fois trop reconnaissable. Si la jeune fille souhaitait être aidée, ce n’était certainement pas par lui. La lumière diffuse d’une flamme vacillait sur les murs, dessinant des ombres indistinctes.
« Est-ce que tu dors ? »
La faelienne se mura dans son esprit pour ignorer la présence déplaisante.
« Quelle idée de me déranger pour si peu. »
La porte claqua avant que le verrou ne soit de nouveau actionné. Le gardien avait cependant eu tort.
Ce n’était pas rien. Ce qu’elle vivait ici n’était pas rien. Tout était même trop.
Marie se força à clore les yeux, pour laisser la raideur, propre à l’endormissement, la gagner. Mais l’idée de s’endormir était bien trop préoccupante pour que son esprit se laisse aller, aussi la nuit se déroula sans qu’un nouveau rêve ne se profile à l’horizon.
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« Debout. »
La jeune fille s’exécuta sans broncher alors que le colosse la sommait de se dépêcher aux lueurs de l’aube. Courir lui fit du bien, l’exercice l’empêchait de penser. Seuls les mouvements mécaniques de son corps l’importaient. La douleur n’était qu’une lointaine sensation.
« Accélère un peu ! »
Se demandant si ce genre d’entraînement était similaire à celui des détenus d’un ancien temps, la faelienne accéléra. L’idée qu’elle ne puisse plus jamais rentrer chez elle lui trottait inlassablement dans la tête. Cette notion avait pris une consistance si réelle qu’il lui était devenu obligatoire d’y réfléchir. De prendre en compte les possibilités d’avenir qui pouvaient s’offrir aux faeliens dans ce monde. Mais, il lui tenait à cœur de ne pas oublier qui elle était. D’arriver à exister comme celle qu’elle était avant. Pourtant, c’était en tant que Marie Martin qu’il lui fallait maintenant exister.
« Viens à nous, sœur dryade. »
La voix des arbres se faisait plus forte ces derniers temps, la dryade peinait à les ignorer.
« Passe un pacte avec nous. »
Son front se plissa face aux efforts qu’il lui fallait fournir pour mettre ces envahisseurs d’esprit à l’écart. Balgard sauta sur l’occasion pour grogner contre sa lenteur. Agacée, sa fougue revint le temps d’un instant. Sur cet instant de courage, elle décida de l’envoyer balader.
« Lâchez-moi un peu !
- Pardon ?
- Je ne suis pas votre esclave, le lézard lui-même me l’a confirmé pendant mon accueil. Je ne suis en rien obligée de vous obéir aveuglément. Si je veux m’arrêter quelques secondes, je ne vois pas en quoi vous avez quelque chose à y redire. »
Voyant qu’il serrait ses poings, la jeune fille se demanda si elle n’aurait pas dû se taire. L’homme fauve fut sur elle en quelques enjambées, le regard noir.
« Si tu avais été une faelienne correcte, personne n’aurait eu à te maltraiter mais tu n’es qu’une sale humaine égoïste et individualiste, s’agaça-t-il. Tant que je n’aurais pas effacé cet air rebelle de ton visage, tu continueras à courir à la vitesse que je déciderais. »
Encaissant cette remarque aigrie, la dryade se demanda ce que le tigre avait contre elle. Bien que peu disposée à intégrer ce monde, ce genre de comportement devait être similaire à celui des autres faeliens. Qui aurait souhaité intégrer spontanément un monde qui n’était pas le sien ? En rêver était une chose, le vivre n’avait rien de plaisant. Cette situation indigne continuait de la révolter.
« J’ai mangé ! »
Cette exclamation sortie du fond de son cœur laissa le gardien surpris avant qu’il ne reprenne rapidement son air sombre.
« Et ? Que veux-tu que ça me fasse ? Tu as fait la seule chose qui était à faire.
- Non. J’ai fait ce que vous m’avez ordonné de faire, persiffla-t-elle. J’ai mangé sur le sol comme un chien pour satisfaire votre pseudo-autorité et vous ne comprenez même pas ce que vous m’avez demandé. »
Rageur, le fauve approcha une de ses pattes massives du visage de Marie qui ferma les yeux. Le contact glacé de ses coussinets contre sa peau était terrorisant, elle était certaine qu’il pouvait la broyer en un instant.
« Insolente, la menaça-t-il. Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. Tu penses encore au fait de manger sur le sol alors que certains tueraient pour y manger plutôt que de dépérir. »
Encore cette rengaine.
« Ce n’est pas par ce que des gens meurent, chaque seconde qui passe, que je dois constamment pleurer. Ce n’est pas par ce que certains meurent de faim que je dois manger sur le sol.
- Ce genre de raisonnement n’existe pas dans ce monde. Si ton monde est assez mauvais pour fermer les yeux sur la détresse qui l’entoure, sache qu’ici ce n’est pas le cas.
- Qu’est-ce que tu fais ici alors ?
- Pardon ?
- Si tu as autant envie de penser à ces gens qui meurent de faim alors coupe tes bras et offre-leur. Si tu t’inquiètes tellement pour eux, donnes leur ta nourriture et arrêtes de manger. Tes paroles sonnent tellement faux, rugit-elle. Tu prends juste plaisir à m’humilier ! »
Sa dernière phrase avait résonné puissamment alors que ses émotions la submergeaient. La main du tigre se retira lentement de son visage alors que ses yeux reprenaient contact avec la lumière. L’air du fauve semblait presque peiné.
« Si je pouvais partir pour aider aux alentours, j’irai. Mais je dois protéger ma patrie et pour ce faire, je dois manger et garder mes bras. Ne ressens-tu réellement rien en repensant à la nourriture que tu as failli gâcher ? Dans quel genre de monde peut-on oublier l’importance de se nourrir ? »
Comme à beaucoup de reprises avant celle-ci, un silence accueillit cette question pour laisser le temps à Marie de répondre. Elle se sentait prise au piège, obligée de dénigrer son propre mode de vie, car c’était vrai. Aucun regret à propos de ce qui avait été jeté sur le sol. On lui avait appris à regarder les informations, observer les horreurs puis oublier. Mais, si elle mettait des mots plus précis, les mots de Balgard, on lui avait appris à vivre égoïstement. A n’envisager que son propre confort et celui de ses proches.
« N-non. On ne s’en fiche pas.
- Je te parle de toi, est-ce que tu ressens du remord ? Les gens qui meurent de faim ne sont pas loin. Ce n’est pas comme si tu ne pouvais pas les voir. »
Durant son voyage, des gens émaciés et perdus avaient croisé sa route. Mais eux aussi, elle tentait de les oublier nuit après nuit. Parce que c’était trop dur. Parce que la jeune fille qu’elle était n’arrivait pas à intégrer ces informations alarmantes. Sa tête rejetait purement et simplement toutes ces choses qui lui faisaient violence.
« On ne peut pas penser au malheur du monde entier, sinon, on arrête de vivre. »
C’était là la synthèse de son mode de pensée, mais cette croyance commençait à vaciller dans un monde où, plongée dans la tourmente, elle avait intégré le clan des crèves la faim. Ces gens qu’elle avait vus dehors, sur ses premiers jours de voyage, ils n’avaient plus grand-chose à lui envier tellement son état s’était dégradé. Si Marie se sentait encore au-dessus d’eux ce n’était qu’à cause des réminiscences de son passé où sa vie était simple et facile. Au jour où elle vivait à présent, elle n’était plus rien. Juste une faelienne au milieu d’un monde qui lui donnait un statut spécial, non pas par estime, mais pour s’assurer qu’elle n’était pas un danger.
« Si on oublie trop le malheur autour de nous, déclara le tigre, on n’a plus rien. On ne peut pas vivre seul, ce qui implique de s’entraider autant dans les périodes fastes que les plus sombres. Tu ne peux pas ignorer ce qui nous est vital.
- Mais vous ne m’avez rien expliqué, se lamenta-t-elle. Vous me faite simplement courir ou me hurlez dessus. Comment voulez-vous que je comprenne ce monde ? »
La frustration de cette situation la prenait aux tripes, il fallait qu’elle trouve une place. La dryade ne pouvait pas se résoudre à n’être rien.
« Vous tous vous me parlez de lâcher prise et m’intégrer mais à quel moment vous m’en donnez l’occasion exactement ?! »
Le tigre laissa paraître un sourire.
« Tu as toi-même dit jusqu’ici que tu n’étais pas comme nous et que tu ne voulais rien entendre sur ce monde. Mais, si tu as changé d’avis, je veux bien t’en parler. »
Marie savait que le moment de lâcher prise était venu. Il n’était plus question d’avoir été mise en prison, plus question d’être une humaine ou pas. Il fallait passer à une étape supérieure et accepter qu’avec ses jambes de bois, elle ne pourrait sans doute jamais rentrer chez elle. Mais, il lui fallait aussi se convaincre que ce n’était pas uniquement une fin, elle ne devait pas en faire une fin, il fallait que ce soit également un début.
« J’aimerais mieux comprendre certaines choses.
- Très bien, commença le tigre avec bienveillance. Suis-moi, je vais te parler de mon monde. »
Marie ne savait pas si c’était une bonne chose de commencer à abandonner son ancienne identité, mais il fallait qu’elle passe à autre chose. Plus de trois mois s’étaient écoulés depuis son arrivée et elle n’avait toujours pas recommencé à vivre, dans l’espoir que son ancien monde l’accueille à nouveau. Ayant appris que cette perspective avait l’air d’un défi sans solution viable, il lui était impossible d’ignorer éternellement la vérité. Elle allait devenir une faelienne et trouver des réponses.
Comprendre ce qui lui arrivait pour pouvoir le vivre avec moins de violence.
On commence à comprendre.
Une drôle d’impression saisissait Marie alors qu’elle suivait l’homme tigre à travers les couloirs du quartier général. Ce revirement de situation lui paraissait irréel, le fauve allait-il réellement lui parler ? Son esprit retord ne pouvait s’empêcher d’imaginer les pires scénarios. Le fait d’être entourée d’êtres plus étranges les uns que les autres au travers des couloirs ne l’aidait pas non plus à s’apaiser. Voir un nain discuter avec un faune d’une belle méduse croisée la veille au soir dans un bar, ça avait de quoi désarçonner. Ses yeux se baladaient d’un groupe à un autre quand ils croisèrent des pupilles verticales. La jeune fille fouilla dans sa mémoire pour retrouver le nom de Chris, elle s’apprêtait à aller vers lui quand elle se souvint qu’il lui était interdit de parler à qui que ce soit sans l’accord de Balgard.
Voyant que le gardien s’éloignait, la dryade fit un signe de main au lézard pour qu’il s’approche mais le regard appuyé qu’il dirigea en direction du tigre se passait de commentaire. Il ne voulait sans doute pas être égorgé par le guerrier pour avoir parlé à la faelienne. L’écorce de ses pieds claqua sur le sol alors qu’elle rattrapait son maître.
« Balgard, attends. »
Ce dernier se retourna, l’arcade levée en signe d’interrogation.
« Est-ce que je pourrai discuter quelques instants avec le lézard qui se trouve là-bas ? »
Consciente que sa demande pouvait sembler très désinvolte, elle s’empressa de rajouter quelques mots pour faire bonne mesure.
« Je voudrais m’excuser.
- T’excuser ?
- Tu m’as dit qu’il avait été suspendu à cause de moi. »
Le visage du fauve s’adoucit à l’idée que la jeune fille éprouve ce genre de remords sains.
« Dépêches-toi d’y aller avant que je ne change d’avis. Tu as cinq minutes, pas une de plus. »
Certaine qu’il la ramènerait par la peau du dos après le temps imparti, les jambes de la dryade n’attendirent pas une seconde pour s’envoler vers le lézard. Le saurien semblait incertain quant à la venue de la jeune fille à sa rencontre. Il semblait même tout à fait mal à l’aise, ce qui était compréhensible vu la situation dans laquelle il était.
« Bonjour, commença-t-elle d’un air qui se voulait amical.
- Qu’est-ce que tu me veux ? »
La phrase aurait pu paraître dure, mais le ton était resté étonnement doux.
« Je voulais te présenter mes excuses. J’ai appris que tu avais été suspendu. »
Haussant les épaules, le jeune homme semblait résigné.
« Je savais que je n’avais pas le droit de t’y emmener. J’ai pris un risque et j’en paye les conséquences. Je te dois aussi des excuses car c’est à cause de ça que la procédure a été renforcée autour de toi. »
Piétinant sur place, il la dévisagea sans oser continuer.
« Quoi ? l’interrogea-t-elle.
- Tu as été enfermée ? »
Elle s’abstint de lui expliquer que depuis son arrivée, même si ce n’était pas dans une cage, elle avait passé le plus clair de son temps enfermée.
« Oui, admit-elle. J’ai jeté de la nourriture sur le sol et on m’a clairement fait comprendre que c’était inacceptable dans votre monde. »
La jeune fille voulut insérer du ressentiment dans sa phrase mais son ton semblait plutôt indécis quant à savoir si injustice il y avait eu ou pas. Le regard compatissant de Chris ne lui apporta pas plus de lumière.
« Tu devrais essayer de faire attention. Balgard n’est pas quelqu’un de mauvais, au contraire, il est très altruiste. »
Se demandant s’il fallait pouffer de rire, Marie se contenta de lancer un regard sceptique.
« Altruiste ?
- Je t’assure. La question de la nourriture lui tient à cœur mais il n’est pas du genre à s’énerver pour un rien ou à être injuste. Si tu gagnes son estime, il te considérera comme n’importe lequel de nos confrères.
- Et si je ne la gagne jamais ?
- Alors c’est qu’il faudra encore essayer. Jamais n’existe pas. »
Son sourire amusé laissa la faelienne perplexe. Elle n’eut pas le temps de se poser plus de questions car le tigre la rappela à l’ordre. Agitant brièvement la main pour signifier un au revoir au saurien, elle s’éclipsa sans attendre.
« J’espère qu’on se reverra. »
La voix douce du lézard, lui fit tourner la tête une dernière fois alors qu’elle haussait les épaules. Seul l’avenir leur dirait s’ils étaient amenés ou pas à se revoir.
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Le choix de la salle de discussion était fort discutable. Balgard venait de l’emmener dans l’alcôve du réfectoire où il l’avait forcée à s’agenouiller. Les muscles tendus, la dryade s’assit sans piper un mot.
« Alors, que veux-tu savoir à propos d’Eldarya ? »
Un temps de réflexion s’imposa. Il y avait une foule de choses qui lui étaient inconnues, mais pour le moment, elle devait commencer par gérer l’énervement que la vision de cette salle lui procurait.
« Alors ? »
La voix du fauve se faisait déjà pressante, s’il était altruiste, la patience n’était pas sa caractéristique principale. Marie laissa échapper un soupir avant de poser la première question qui lui passait par la tête.
« Pourquoi est-ce que la nourriture servie ici est immangeable et si mal cuisinée ? »
Le front du félin s’agrémenta de quelques plis avant qu’il ne réponde.
« Je pense que tu pousses un peu loin tes mots, même si je vois de quoi tu parles.
- Tu plaisantes ? Je n’ai jamais rien mangé d’aussi fade que depuis que je suis là.
- L’explication est purement scientifique et pratique. »
Haussant un sourcil, la faelienne terrestre se demanda quel genre de cuisinier empoté pouvait bien tenir les cuisines et tenter de faire croire à son peuple qu’une explication logique existait à part son incompétence.
« Les aliments de ton monde sont les seuls à avoir une valeur nutritive. Seulement nous ne pouvons nous en procurer qu’une quantité limitée lors de l’ouverture de portails, ce qui exclue donc toute possibilité d’import d’épices en grande quantité.
- Mais ce n’est pas qu’une question d’épices, les légumes cuit à la vapeur sont cent fois meilleurs dans mon monde. Ici, soit ils ont le goût de rien, soit on croit qu’ils commencent à se décomposer.
- C’est là qu’intervient l’explication scientifique. Vos produits sont altérés par l’atmosphère de notre monde chargée en maana. Il accélère leur vieillissement ce qui explique le goût sans doute très différent que tu trouves aux légumes.
- Et depuis le temps personne n’a trouvé de solution ? Vous ne pouvez pas mélanger des épices de chez vous aux plats nutritifs ? »
Le tigre poussa un long soupir mélancolique.
« Malheureusement, ça détériore fortement l’effet nourrissant alors nous ne pouvons pas non plus nous le permettre. Il existait bien une solution mais elle a été perdue lors d’un incendie ravageur.
- Comment ça ? Comment on peut perdre l’art de cuisiner dans un incendie ? Les cuistots sont amnésiques chez vous ? »
Elle pouffa de rire, avant de se raviser face à l’air dédaigneux de son maître.
« Bon alors, qu’est-ce qu’il s’est passé exactement ?
- Un alchimiste très doué avait trouvé le moyen de conserver les propriétés des aliments tout en les mélangeant aux nôtres. C’était un sort arcanique très complexe, heureusement, il était possible d’envoûter une grande quantité de denrées à la fois grâce à lui.
- Pourquoi on ne l’utilise plus ?
- Je te l’ai dit, un incendie a ravagé notre bibliothèque, c’est là que se trouvait le secret de cet arcaniste. »
La bouche de Marie s’ouvrit en grand alors qu’elle se sentait étrangement concernée par ce fait du passé.
« Ne me dites pas que vous ne l’aviez qu’en un seul exemplaire ?
- J’en ai bien peur.
- Mais c’est complètement stupide ! Qui est l’idiot qui a eu une idée pareille ?
- L’ancien dirigeant d’Eel aimait faire valoir aux autres pays son art et user de cet atout pour faire commerce dans le monde entier, d’où les restes de notre richesse actuelle. Mais il n’est pas le seul à blâmer, ses prédécesseurs ont eux aussi gardé ce secret pour eux et poussé le vice jusqu’à enchanter le livre pour qu’il s’oublie instantanément après utilisation. D’où l’impossibilité pour nos mages de continuer à le pratiquer par la suite.
- C’est aberrant. Et où est-il cet ancien dirigeant ? »
Le fauve leva une griffe vers le plafond d’un geste lent avant de mimer son propre égorgement d’un mouvement transversal et bref.
« Oh, lâcha-t-elle, étonnée. A cause du livre ? »
Éclatant d’un rire franc, l’homme tigre secoua la tête.
« Nous aurions été un peuple bien ingrat de le tuer pour ça alors que nous profitions tous des richesses de ce commerce depuis des générations. C’est à cause d’un incident qui se déroula quelques années plus tard. »
Marie était absorbée par les paroles de Balgard, ce monde se révélait bien plus fascinant qu’elle ne l’aurait cru au premier abord.
« Quel incident ?
- L’explosion du cristal.
- C’est la source du maana, c’est ça ? Purroros m’en avait parlé. »
Le gardien tiqua à la mention du nom du Purrekos mais se ressaisit la seconde suivante.
« C’est exact, le cristal est la source de la vie et de l’équilibre.
- Pourquoi a-t-il explosé ? »
Le regard sombre du faery se perdit dans les tréfonds du passé.
« Ce n’est pas quelque chose que je peux t’expliquer à l’heure actuelle. »
Quel genre de secret pouvait bien se cacher derrière ce phénomène ? La jeune fille brûlait de curiosité mais, pour le moment, elle devait se rabattre sur un sujet à sa portée.
« Et l’ancien dirigeant, cet événement est lié à sa mort ? »
L’expression dure du fauve était sans appel face à cet ex-souverain.
« Après l’explosion du cristal, une rumeur disant que le maana allait disparaître et causer notre mort à tous a enflé sans juste mesure. »
Encore une fois, le gardien alla fouiller dans ses souvenirs pour conter ce moment clé de l’histoire de son pays.
« Des groupuscules encerclaient le quartier général, il ne portait d’ailleurs pas ce nom à l’époque, ils voulaient organiser des pèlerinages jusqu’au grand cristal pour puiser dans sa force. C’était évidemment hors de question alors que ce dernier était affaibli et que la sécurité avait été renforcée. »
Marquant une pause, il caressa son avant-bras pour révéler, sous un amas de poils, une fine cicatrice.
« La peur fait faire de drôles de choses aux gens biens. Je te laisse imaginer ce qu’elle fait faire à ceux qui n’ont aucune morale. Toujours est-il que la peur du peuple était omniprésente mais on ne soupçonnait pas qu’elle gangrenait aussi l’intérieur. Notre souverain, rongé par l’angoisse, s’est laissé envahir au point de ne plus se contrôler. Il a ingéré un morceau du grand cristal pour ne jamais être à court de maana. »
Le fatalisme qui se dégageait de cette tirade était manifeste mais la faelienne attendait la suite.
« Oui et ? Qu’est-ce que ça lui a fait ? »
Se souvenant soudainement à qui il parlait, l’Obsidien expliqua en quoi cette décision fut un drame pour le souverain.
« Ingérer un morceau de cristal renforce effectivement la durée de vie et le pouvoir de celui qui s’en empare mais la contrepartie est bien trop lourde. La folie se glisse insidieusement dans l’esprit de celui qui croit contrôler un éclat. Notre souverain n’a pas fait exception, il est devenu fou au bout de quelques mois et nous lui avons coupé la tête pour sortir le bout de cristal de son corps. »
Grimaçante, la dryade exprima ouvertement son écœurement.
« C’est répugnant. Mais pour en revenir à cette histoire de cuisine, personne n’a réussi à mettre au point une nouvelle recette ?
- Pas dans notre pays, c’est un autre royaume qui a fait main basse sur un magicien suffisamment créatif pour en élaborer une, et nous qui devons payer, mais nous avons bien d’autres priorités depuis l’incident du cristal.
- Et j’imagine qu’ils ne vont pas diffuser la recette, quels pourris.
- Nous n’avons pas fait mieux avant eux. »
Marie leva un sourcil.
« Ai-je dis que vous n’étiez pas des pourris ? »
Le fauve lui envoya un coup de patte dans le dos en explosant de rire. La jeune fille riait nettement moins alors que son épaule la lançait sauvagement.
« Assez d’explications pour aujourd’hui ! Je commence à devenir absent avec toutes ces histoires du passé, sans doute t’en reparlerais-je un autre jour. Il est temps de passer à de l’entraînement physique. »
Désemparée, la dryade tenta de feindre la joie alors que sa torture recommençait.
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Le visage dégoulinant de sueur, elle jeta un coup d’œil morne au félidé. Ces derniers jours, Marie n’avait pas vraiment pu se laver ni même changer de vêtements. On lui avait simplement laissé un pot de chambre, qui était vidé comme par magie lorsqu’elle sortait s’entrainer, et des lingettes en tissu. Elle arrivait au bout du tolérable mais ça ne semblait pas spécialement choquer son entourage, composé de Balgard... et juste Balgard.
« Tu peux retourner dans ta chambre, je reviendrais te chercher demain. »
Le voyant si décidé à partir, elle retint avec peine l’émotion dans sa voix.
« Attends !
- Quoi ?
- J’ai besoin de me laver. »
Surpris, le tigre la regarda des pieds à la tête.
« Comment fais-tu pour te laver d’habitude ?
- Eh bien, au début on m’apportait des bassines d’eau, mais depuis mon entretien, plus personne ne s’en préoccupe vraiment. »
Le gardien s’approcha et inspira avec dégoût.
« Effectivement, il faut faire quelque chose. Pourquoi tu n’as pas demandé avant ? »
Fronçant les sourcils, la jeune fille laissa échapper une voix acide.
« J’étais enfermée dans une cage. Avant ça, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de poser des questions. »
Digérant le reproche avec humilité, le gardien frotta la fourrure de son menton.
« Il n’est jamais trop tard pour remédier aux dysfonctionnements. Suis-moi. »
Docile, la dryade emboîta le pas à son maître au travers de multiples couloirs. Voyant qu’un des couloirs s’enfonçait vers le sol, Marie ralentit le pas avec suspicion.
« Où est-ce qu’on va ? Encore des douves souterraines ? »
Ricanant, le fauve ne répondit pas et continua de marcher. La jeune fille dut se résoudre à le suivre pour ne pas le perdre mais restait méfiante. Une vapeur diffuse semblait monter de l’étage inférieur, l’atmosphère était moite et brûlante à la fois. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour deviner qu’ils se dirigeaient vers des thermes. Deux couloirs se séparaient arrivé en bas, Balgard pointa le côté droit.
« Ce sont les bains des femmes de ce côté. Tu pourras déposer tes vêtements et demander à Feydra de t’en donner des propres.
- Feydra ?
- C’est elle qui s’occupe de gérer les bains. Tu ne pourras pas la rater. »
Impatiente d’enfin se récurer, la jeune fille commença à marcher quand la voix de Balgard la rappela fermement.
« Je te fais confiance, tu ne dois adresser la parole à personne à propos de ton monde pour le moment. Si j’apprends qu’il y a eu dérive, tu ne pourras plus te laver pendant des mois s’il le faut. »
Livide à cette idée, Marie décida que, pour cette fois, elle allait suivre les ordres sans discuter.
« Je ferais attention. Rien sur les humains. Ni sur les esclavagistes. »
Le regard noir du fauve lui fit baragouiner quelques mots d’excuse et elle décida de vite se rendre aux bains avant qu’il finisse par changer d’avis, l’empêchant d’y aller.
Les murs étaient tous en pierre tiède et irrégulière. Plus loin ses pas la menaient, plus la vapeur se densifiait, laissant apparaître des gouttes de condensation sur sa peau. Se demandant jusqu’où il allait falloir marcher, elle aperçut enfin une alcôve donnant sur une petite salle, remplie d’étagères où s’empilait du linge humide et des serviettes.
« Bonjour, bonjour. »
La voix guillerette qui venait de l’apostropher appartenait à une femme à l’allure déroutante. Marie ne put s’empêcher de pousser un cri, entre surprise et dégoût.
« Que se passe-t-il, mon chou ? »
Celle qui lui faisait face était entièrement composée d’une matière visqueuse et bleuâtre qui semblait dégouliner continuellement. Des filaments coulaient de ses mains vers le sol et il était étonnant que ce dernier ne soit pas entièrement recouvert de morve bleue. La faelienne n’avait absolument aucune idée de ce qui se tenait devant elle.
« V-vous êtes quoi ? »
L’air surpris de la femme des bains lui sembla incongru, comment une telle chose pouvait exister ?
« Je suis « quoi » ? C’est un peu vexant, je suis « qui » est un peu plus approprié. Mon nom est Feydra et je m’occupe des bains pour femme. »
Comprenant que cette Feydra n’avait visiblement pas compris qu’elle la questionnait à propos de son espèce, et non pas de son nom, elle tenta de faire comme si tout était normal sans arriver à déloger son regard de cette substance bleue.
« Et toi, jeune fille ? »
Appuyant sur ces mots comme si elle parlait à une simple d’esprit, Marie se sentit se décomposer.
« Marie. Je m’appelle Marie.
- D’où est-ce que tu viens ? »
Sentant que le sujet devenait brûlant pour elle, la dryade tenta de dévier le sujet.
« Pas d’ici et vous ça fait longtemps que vous êtes là ?
- Quelques années maintenant. Le temps passe tellement vite, c’est fou.
- Totalement fou. »
Jetant un coup d’œil aux serviettes propres, la jeune fille ne songeait plus qu’à s’enfuir dans un bain pour échapper à cette vision grotesque.
« Est-ce que par hasard, vous seriez la faelienne ? »
Une vague de froid s’abattit sur Marie alors qu’elle ne savait pas quoi répondre sans se mettre en porte à faux envers Balgard.
« J-je... je voudrais juste prendre une douche. »
Le regard bleu et gélatineux de la jeune femme s’illumina de curiosité.
« C’est formidable ! Il y a tellement peu de faeliens qui nous viennent de la Terre. Et ils sont tous si radins en informations. »
La sueur se mêla à la condensation sur le front de Marie. Elle était tombée sur la pire espèce de commère qui soit, elle le sentait. Il n’y avait qu’une façon d’éviter l’interrogatoire.
« Vous pouvez me donner une serviette ? »
Tenter de l’ignorer.
« Vous ne pouvez pas me parler un peu de votre monde avant ? Je suis tellement curieuse d’en savoir plus ! »
Ou, se faire ignorer et devoir répondre.
Car les dissimuler ne marche qu'un temps.
Marie ne savait plus comment réagir.
Entre l’étonnement qui la saisissait encore et l’interdiction de Balgard, son cerveau réfléchissait de façon bien trop anarchique. La femme gélatineuse s’approcha alors qu’elle reculait instinctivement pour éviter le contact.
« Tu es bien timide, minauda-t-elle. Tu n’as pas juste une ou deux anecdotes à me raconter ? »
La distance entre leurs deux corps devenait critique, la dryade pouvait sentir une odeur troublante émaner de son interlocutrice. Une odeur de plastique neuf et de savon fleuri, très étrange mélange.
« Feydra, cria l’une des occupantes du bain. La sortie d’eau s’est encore bouchée. Sans doute un abruti de Crobrun qui a dû s’y coincer. »
Un soupir s’échappa des lèvres bleues de la jeune femme avant qu’elle ne fasse volte-face.
« Tu peux prendre une serviette. Mets tes vêtements dans la panière en bois dans le coin. Je reviens. »
Sur ces mots, un horrible bruit de succion résonna dans la pièce alors que la créature disparaissait dans un conduit d’égout que Marie n’avait même pas remarqué. Il ne devait pas mesurer plus de dix centimètres de circonférence, et pourtant, la gélatine vivante venait de s’y engouffrer comme un rien. Secouant la tête pour se remettre les idées en place, la faelienne se dépêcha d’attraper une serviette propre. Un peu partagée à l’idée de se déshabiller en plein milieu d’une pièce ouverte, alors que n’importe qui pouvait y pénétrer à tout instant, sa peur de voir la faery revenir l’emporta. S’entourant rapidement du linge de bain, elle passa dans la pièce suivante, plus brumeuse encore que la précédente.
Des dalles de pierre grise formaient un sol irrégulier. De l’eau fumante venait clapoter contre un escalier plongeant dans une eau limpide. On apercevait les premières marches avec une telle netteté que cela contrastait avec les vapeurs qui s’étendaient, rampants presque sur la surface liquide, obstruant toute vision. La jeune fille y trempa le bout du pied avec un frisson de plaisir, la sensation de chaleur était un délice.
« Hé toi ! On rentre pas dans l’eau comme ça, va te laver avant. Tu vas pourrir l’eau, je te sens d’ici. »
Figée, Marie plissa les yeux pour voir qui venait de l’apostropher comme si elle n’était rien de plus qu’un déchet. Il était possible de voir à travers le brouillard une silhouette indistincte, aux longs cheveux rouges, tressés de façon négligée pour former une natte. Deux yeux, plus rouges encore, trônaient sur un visage à la peau de lune, orné d’une grimace mécontente.
« Va derrière te laver dans les baquets, je te dis. Tu vas quand même pas empester l’eau dans laquelle on se baigne ? »
Tournant la tête sur le côté, la dryade remarqua effectivement un endroit à l’écart avec des tabourets en pierre et des bassines entassées sous un jet d’eau paresseux. La faelienne ne bougea pourtant pas d’un pouce, fixant l’impolie d’un air mauvais.
« Et vous êtes ? Pas la gérante des bains a priori. »
S’esclaffant d’un rire grinçant, la femme envoya une gerbe d’eau sur Marie qui s’affala sur le sol, trempée de la tête aux pieds.
« Que...
- Tu es nouvelle, toi. Quand on arrive dans un nouvel endroit, on suit les conseils des anciens. »
Essuyant ses yeux d’un revers de main, la colère commença à monter dans l’esprit de la jeune fille. Le choc de sa chute, conjugué à l’émotion et l’emprisonnement qu’elle venait de vivre peu de temps auparavant, c’en était trop. Et, sans s’en rendre compte, elle ne se concentra plus suffisamment sur la défense qu’elle maintenait constamment depuis son arrivée. Comme attaquée, sa tête fut prise dans un étau alors qu’elle était soudain submergée par la voix des arbres.
« Viens sœur dryade, ordonnaient-ils, viens emprunter notre force et nous protéger. »
Plaquant ses mains contre ses oreilles alors que les voix redoublaient d’intensité, elle poussa un hurlement de frustration. Plongeant dans l’eau chaude, dans l’espoir de se couper de ces attaques, quelques secondes passèrent avant que le bruit ne se dissipe sous la surface liquide. Un son étrange fit onduler l’eau mais il semblait plus réel que les voix.
« ... é... aien... »
Ces sons étaient incompréhensibles, l’air commençait à lui manquer mais elle voulait encore savourer le calme engourdissant qui régnait sous la surface. Ses forces semblaient s’être évaporées après son saut. Sa quiétude ne dura cependant pas plus longtemps, quelqu’un la saisit pour la sortir brusquement alors que ses poumons réclamaient instinctivement une goulée d’air.
« T’es malade ou quoi ? Nwo, va me chercher ma potion, va falloir que je marche.
- Va la chercher toi-même, renchérit la seconde voix.
- Bouge-toi ! Je peux pas nager avec l’autre dans les bras. »
Un grognement indistinct résonna vaguement alors que la surface de l’eau se parsemait de rides dues aux mouvements. Une autre femme à la peau claire, les cheveux rouges écarlates et les yeux d’un carmin délavé, s’approchait. Totalement nue, à l’exception de quelques parures ; un collier orné de trois pierres bleues, des bracelets turquoises sur son poignet gauche et une ceinture, la couvrant à peine, d’où pendait une flasque.
« T’as qu’à la garder ta potion au lieu de toujours vouloir l’enlever.
- Je fais ce que je veux, d’accord ? Je t’en demande moi des choses, sale bipède ? »
Levant les yeux au plafond, celle que Marie devinait être Nwo se rendit dans la pièce précédente. Quelques secondes plus tard, une ceinture vola dans les airs, suivie de près par une fiole emballée dans une protection en tissu.
« Surtout, ne dis pas merci, Saan. C’était avec plaisir.
- Viens m’aider à la mettre sur le bord, grommela celle qui la tenait toujours entre ses bras. »
Un nouveau soupir arriva jusqu’à la dryade. Marie se sentait étrangement amorphe, ça ne lui ressemblait pas de se laisser manipuler comme une poupée par des étrangères, mais son corps répondait mal. Comme si ses pensées marchaient en décalé avec ses mouvements. Nwo l’attrapa sous les épaules pour la tirer sur le rebord des marches quand elle comprit pourquoi l’autre femme ne l’avait pas fait seule. Une immense queue de sirène blanche aux écailles nacrées partait de son bassin.
Saan, c’était un drôle de prénom pour une sirène.
« Plus rien ne m’étonne ici. »
Cette phrase avait échappé à la jeune fille alors qu’elle pensait impossible que les mots franchissent ses lèvres, l’énergie semblait revenir en elle. Repoussant celle qui la tenait toujours par les bras, la faelienne se releva, un peu chancelante. Celle qui avait les cheveux rouges foncés, Saan, était aussi droite sur deux jambes lorsqu’elle releva la tête. Chassant de son esprit ce phénomène incongru d’apparition de jambes, elle recalcula ses options.
« Je vais aller me laver là-bas.
- Hé, demanda la jeune femme avec une pointe d’inquiétude, tu veux pas qu’on t’emmène à l’infirmerie ?
- Non merci. »
Marie ne savait plus quoi faire pour ces voix d’arbres qui s’introduisaient dans son esprit. Elle aurait voulu en parler mais n’avait pas encore suffisamment confiance en quiconque en ce monde pour aborder le sujet. Assise sur un tabouret, ses mouvements s’exécutèrent sans même qu’elle réfléchisse.
« Hé, gamine aux cheveux verts. »
Mettant un petit moment à comprendre qu’on s’adressait à elle, la dryade tourna la tête.
« Quoi ? »
Son ton était morne.
« Laisse la tranquille, Saan.
- Je peux plus parler maintenant ? Occupes-toi de tes crustacés. »
Levant un sourcil face à cette drôle d’expression, la jeune fille devança la sirène en prenant la parole.
« Pourquoi une sirène vit sur la terre ? »
La réponse ne se fit pas attendre.
« Tu vois pas qu’on est des lefkitis ? T’as un problème de vue, la plante verte ?
- Des lefkitis ?
- Non mais j’y crois pas. D’où elle sort celle-là ? »
Nwo et Saan échangèrent un regard étonné alors que la faelienne s’empourprait face à cette nouvelle maladresse qui risquait de révéler son identité pour la deuxième fois consécutive.
« Peut-être qu’elle vient du centre des terres. Il y en a qui n’ont jamais vu de sirènes.
- On est plus dans les temps obscurs. Le temps d’arriver à Eel, elle aurait dû en croiser des dizaines.
- Le fait est qu’elle ne sait visiblement pas ce qu’on est, les autres n’abordent pas notre existence au détour d’une conversation sur un chemin. »
Marie n’y comprenait pas grand-chose mais l’argument sembla faire mouche.
« En fait, t’as pas à savoir, ça te regarde pas. C’est rare qu’on puisse regarder quelqu’un de haut, autant en profiter. »
Sans crier gare, le filet paresseux qui servait à remplir les bassines s’était transformé en jet d’eau vigoureux. Nwo ricana quand un bruit de succion précéda un plongeon dans l’eau. La chose bleue était de retour.
« Crobrun ?
- Non, une mousse spongieuse qui avait absorbé un peu trop de peaux mortes et qui commençait à boucher le conduit.
- Ah, s’exclama Nwo. Je te l’avais dit, l’eau continuait quand même de sortir. Tu me dois dix pièces d’or. »
Saan grimaça avant de se replonger dans l’eau.
« Ooh, mais c’est ma petite terrestre ! chantonna l’être gélatineux. »
Livide, Marie se dépêcha de finir de frotter l’écorce de ses jambes pour pouvoir s’en aller.
« Une terrestre ? Tu veux dire que c’est la faelienne ?
- Ce qui explique pourquoi elle ne connaît pas les lefkitis.
- Je l’ai deviné au premier coup d’œil ! Vous n’êtes vraiment pas très observatrices vous deux. »
Enroulant solidement sa serviette, la dryade commença à se diriger vers le vestiaire. Alors qu’elle arrivait à la porte, quelque chose de gluant enserra son bras.
« Ne pars pas comme ça, chantonna-t-elle de sa voix flutée. Tu n’as même pas profité des bains. »
Le regard fixé sur la gelée bleue qui dégoulinait sur sa peau, la voix de Marie tonna.
« Lâchez-moi tout de suite. »
Ça commençait à suffire. On la malmenait un peu trop à son goût dans ce monde et il était réellement temps que ça cesse.
« Est-ce que vous allez me laisser tranquille ?! Vous croyez que ça m’amuse d’être ici ?! Je ne suis pas un sujet de commérage, je me fiche de ne rien savoir, asséna-t-elle. Je veux juste avoir un peu de silence ! »
Essoufflée, elle tira un coup sec sur son bras pour se dégager. Tenant sa serviette avec force, la faelienne parcourut les couloirs avec rapidité, sans même prendre le temps de récupérer ses affaires sales. Balgard se débrouillerait pour lui en apporter de nouvelles le lendemain. Butant dans de nombreuses personnes alors qu’elle courait sans faire attention, Marie ne sentait plus que le bruit de son cœur, battant à tout rompre contre ses tympans. La porte de sa chambre lui apparut comme un sanctuaire vers lequel tout son être se précipita avec une sensation étrange de sécurité. Appuyée contre la porte pour empêcher quiconque de pénétrer à l’intérieur, elle se permit à nouveau de respirer plus librement.
Depuis son arrivée, l’impression d’être un monstre de foire ne faisait qu’amplifier. Purroros lui avait servi un conte comme quoi elle faisait partie de la grande famille des faeries mais la jeune fille se sentait surtout un peu trop singulière à son goût. Frissonnant soudainement, elle se glissa entre ses draps pour tenter de se réchauffer. Elle ferma les yeux, et alors qu’elle luttait pour faire front contre la voix des arbres, l’épuisement la conduisit jusqu’au sommeil.
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Un bruit mat contre sa porte lui fit entrouvrir un œil embrumé. La dryade ne s’était même pas sentie s’endormir et voilà que quelqu’un venait encore la déranger.
« J’entre. »
La voix n’était pas celle de Balgard. La nuit avait plongé la pièce dans une pénombre avancée, impossible de discerner la silhouette qui venait de s’introduire chez elle.
« Sérieusement, ils auraient au moins pu te donner un cristal lumineux. Je dois en avoir un quelque part. »
Cette voix était étrangement familière.
« Chris ?
- Attends deux minutes. Voilà, il est là. »
Une lumière douce révéla les contours de la pièce et le visage écailleux du lézard. Mais Marie n’était pas dans de bonnes dispositions, même le saurien lui inspirait de la méfiance.
« Qu’est-ce que tu fais là, attaqua-t-elle. »
Surpris par cette agressivité, le jeune homme tendit un tas de vêtements familiers à l’aspirante obsidienne.
« Ce sont tes vêtements. Balgard m’a autorisé à te les rapporter. »
Tendant la main vers le tissu de son monde, Marie s’y agrippa fermement pour le ramener contre elle. Le nez contre les fibres synthétiques, elle inspira profondément. Ce n’était pas l’odeur de la lessive à laquelle son esprit s’attendait, une vague de déception inconsciente la rembrunit.
« Est-ce que ça va ? »
Non, ça n’allait pas.
Ce monde n’était pas fait pour elle, quand bien même sa répulsion s’atténuait, il fallait rester lucide. La jeune fille n’avait jamais envisagé de devenir une guerrière musclée aux cheveux verts et aux jambes de bois. Au-delà de ça, le fait d’être le centre d’attention privilégié de personnes suspectes était déroutant.
« Hé, ça va aller, tenta-t-il de la rassurer. Tu es ici depuis peu de temps, laisse-toi le temps de t’acclimater et surtout, laisse le temps aux autres de s’habituer à ta présence.
- Pourquoi tu me dis ça ?
- J’ai entendu dire qu’on t’avait vu courir à moitié nue dans les couloirs avant d’apprendre que Feydra t’avait harcelée dans les bains, comme à son habitude. J’en déduis que tu ne dois pas être au meilleur de ta forme.
- Elle est quoi cette fille bleue ?
- Feydra ? C’est une slime. »
La faelienne ne put s’empêcher d’en rire, un de ses petits cousins jouait à un jeu vidéo où les slimes étaient représentés par des gouttes bleues à l’air idiot.
« Et la sirène m’a aussi parlé de... fekitas ? lefitas ? »
Ce fut au tour de Chris de pouffer de rire.
« Lefkitis. Je suppose que tu as rencontré les jumelles blanches.
- Et alors, qu’est-ce que c’est ? »
Le reptile observa le cristal au creux de sa paume. Il était d’une douce lueur verte, de nombreuses bulles de lumière y vagabondaient, un peu comme celles des lampes à magma.
« Ça désigne les sirènes nées albinos. Il y en a très peu, elles possèdent une mauvaise vue sous-marine et sont jugées inadaptées à leurs clans alors elles sont couramment chassées par les membres de leur propre famille.
- Pourquoi ?
- D’un point de vue objectif, je suppose que c’est par ce que leur patrimoine génétique est plus faible. Elles risqueraient d’engendrer une descendance dotée de cette faiblesse alors que le peuple des mers est beaucoup moins nombreux qu’il y a quelques dizaines d’années. Même avant, elles n’étaient pas aimées. »
Effectivement, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Saan, la sirène mal élevée, n’ait pas eu envie de lui raconter cette histoire.
« C’est plutôt déprimant et primaire.
- Depuis l’explosion du grand cristal, beaucoup de terreurs anciennes sont revenues au goût du jour.
- La régression à cause de la peur ça ne fait pas de vous un peuple très évolué. »
Aussitôt après avoir prononcé ces mots, Marie se rappela de l’avertissement de Balgard sur les paroles qu’elle prononçait. Fixant le saurien d’un regard inquiet, elle tenta de deviner s’il allait rapporter à ses supérieurs ce nouvel élan d’effronterie.
« Tu n’as pas totalement tort, mais je ne pense pas que les humains auraient fait exception en cas de crise majeure comme celle que l’on traverse.
- Peut être bien, avoua-t-elle. Je n’ai jamais connu de situation de crise. »
La dryade se sentait étrangement sereine, le lézard n’avait pas l’air de prendre trop à cœur ses remarques et semblait même bien plus disposé que Balgard à la discussion. Elle pouvait éventuellement porter un peu de confiance à ce faery. La présence des arbres dans sa tête, il fallait qu’elle essaye de lui en parler discrètement.
« Est-ce que tu dois rapporter ce que je dis ?
- Pardon ?
- Tu dois faire des rapports ? Dire quand mes propos te semblent choquants ? Ce genre de chose. »
Les yeux plissés, Chris la regarda avec circonspection.
« Non. Je viens te voir à titre personnel et je n’ai de fait aucune obligation de ce genre mais sache que je reste un gardien d’Eel, même suspendu, et que si ce que tu me dis à une influence quelconque sur mon pays, j’en ferais part en tant que citoyen. »
Les yeux grands ouverts, Marie se demanda s’il la prenait pour une sorte d’espionne infiltrée. Comment pouvait-elle bien lui révéler des choses impliquant la sécurité de son pays alors qu’elle n’y était tombée que quelques mois plus tôt ?
« Tu divagues, mon pauvre. J’ai juste une question personnelle à te poser que je n’ai pas spécialement envie que tu l’ébruites car ça ne regarde que moi. Mais si je ne peux pas te faire confiance, je vais simplement m’abstenir de t’en parler. »
Comprenant qu’il s’était mépris, le lézard tenta de calmer le jeu en relevant les mains en geste d’apaisement.
« Non, non. Vas-y, dis-moi, je t’assure que ça ne sortira pas de cette chambre. »
A vrai dire, Marie était loin d’être idiote et aveugle. La jeune fille ne comptait pas seulement sur la confiance qu’elle pouvait accorder au garçon, il était évident, aussi étrange que ça lui paraisse, qu’elle avait tapé dans l’œil du reptile humanoïde. Son père lui avait toujours dit qu’il n’y avait rien de plus naïf qu’un garçon amouraché et ça semblait totalement vrai. La preuve était bien là, il avait été viré temporairement à cause d’elle.
C’était le seul indicateur qu’il lui fallait.
« Tu sais que je suis une dryade, les jambes en bois, les yeux couleurs d’ambre et tout ça. »
Hochant la tête en signe d’approbation, il invita la faelienne à poursuivre.
« Je ne sais pas si tu te souviens mais le jour de mon interrogatoire, tu m’avais parlé d’un pacte à passer avec une forêt. Je t’ai répondu que je n’en avais pas passé et du coup une interrogation me vient en tête. Que se passe-t-il si une dryade ne veut pas passer un pacte ? »
Grattant sa joue du bout d’une griffe, le saurien tenta de rassembler mentalement ses connaissances en la matière.
« Eh bien, je pense que ça n’est jamais arrivé. La plupart du temps, les arbres sentent quand une dryade est orpheline et l’appellent. »
C’était exactement ça le problème.
« Et, dans l’hypothèse où la dryade ne voudrait pas répondre à cet appel ? »
Balayant la réplique de Marie d’un revers de main, Chris sourit d’un air d’évidence.
« Aucune dryade ne refuserait de protéger une forêt qui l’appelle. »
Alors qu’il prononçait cette phrase en fixant le visage de celle qui lui faisait face, les sons se firent plus hésitants en sortant de sa bouche.
« Tu ne veux pas passer de pacte ? »
Enfin l’évidence était mise sur la table car oui, c’était exactement de ça qu’il était question.
A travers le silence qui nous terrorise.
Arborant un air innocent, Marie dévisageait le lézard en quête de réponse. La pénombre ambiante tamisée par la lumière du cristal était propice aux confidences, il fallait que la dryade arrive à le faire parler encore un peu.
« Tu m’avais un peu expliqué le rôle des dryades, mais je ne pense pas que ce soit fait pour moi. Il n’y a pas un moyen d’échapper à ce pacte ? »
Visiblement, le jeune homme n’avait pas la moindre idée concernant la question. C’est d’une voix hésitante qu’il tenta d’apporter quelques éléments à la faelienne.
« Si tu ne veux pas, j’imagine que rien ne t’y obligera. Mais j’ai cru comprendre que les dryades ne pouvaient pas se passer d’une forêt à protéger comme c’est l’essence même de leur puissance. Ce qui veut dire que tu resteras bien plus faible que tes congénères. »
Congénères.
Ce mot donna la chair de poule à Marie. Cette impression d’appartenir à la race d’un bestiaire fantastique, comme un vulgaire animal, s’intensifiait. Les voix des arbres ne semblaient pas vraiment lui laisser le champ libre. A force, elle finirait sans doute par craquer et passerait ce fichu pacte.
« Comment des créatures intelligentes peuvent-elles être forcées par la nature à faire des choses qu’elles ne veulent pas faire ? Les arbres n’ont pas le droit de forcer les dryades à faire acte d’allégeance, c’est de la dictature. »
Perdu, le lézard observa la jeune fille avec une pointe d’inquiétude.
« Les arbres ne forcent personne à rien.
- Bien sûr que si. C’est par ce que tu ne les entends par hurler dans ta tête que tu peux dire ça.
- Ils hurlent dans ta tête ? »
Réalisant que sa spontanéité venait de la trahir, la faelienne planta ses ongles dans les paumes de ses mains pour se punir d’avoir été si maladroite. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que ce qu’elle vivait semblait anormal d’autant plus en écoutant les dires du saurien. Au fond, peut-être qu’elle était une dryade ratée et aurait dû s’abstenir de parler de tout ça. Mais, il n’y avait plus rien à cacher, autant expliquer son problème.
« Depuis que j’ai commencé à me transformer, j’entends des voix. Au début, je ne savais pas ce que c’était mais il est devenu évident que les arbres me parlaient. Quand je suis venue en ville, ça s’est atténué mais ils ont fini par me retrouver et parlent de plus en plus fort. C’est parfois tellement douloureux que j’ai l’impression que ma tête est en train d’exploser. »
Le gardien assimila cette information avec étonnement et gravité.
« Tu veux dire que tu pourrais ne pas avoir le choix ?
- C’est ce que je commence à me demander, avoua-t-elle d’un air renfrogné. »
Bien embêté, le jeune homme savait qu’il n’avait pas la connaissance requise pour répondre à ce genre de problématique. Il n’y avait aucun doute sur le fait qu’aucune dryade n’avait dû résister à l’appel d’une forêt avant ce jour. Leur lien était si fusionnel qu’il était déroutant qu’il n’en ait pas été instinctivement de même pour Marie.
« Mais, hésita-t-il, ça ne te donne pas envie ?
- Envie ? s’insurgea-t-elle. Tu te fous de moi ? Je me fais harceler par des plantes jusque dans mes rêves. A part m’agacer, ça ne me fait pas grand-chose d’attractif.
- Le pacte est censé être quelque chose qui comble un vide et te renforce.
- Les dryades doivent se l’expliquer comme ça par ce qu’elles ne se rendent pas compte que la vie sans les arbres est possible surtout. »
Haussant ses épaules, le lézard ne savait pas quoi répondre.
« Est-ce que tu veux que je me renseigne discrètement ?
- Tout le monde commence à savoir qui je suis et que ma race est celle des dryades je parie. Ça ne serait pas très intelligent comme timing pour tes investigations.
- Je peux aussi chercher dans les livres. Eux, ils ne vendront pas le sujet de mes recherches.
- Mais le bibliothécaire le pourrait.
- Qu’est-ce que tu crains exactement ? On s’en fiche que les gens le découvrent, non ? »
Peut-être bien avait-il raison. Mais, depuis son arrivée, Marie ressentait le besoin impérieux de se protéger contre cet inconnu qui la submergeait. A part ses secrets, il ne lui restait plus rien à elle. Elle ne cessait de se le répéter, à s’en rendre malade. Elle avait ce besoin irrépressible de continuer à avoir de l’emprise sur les choses. Un pan de son esprit lui soufflait pourtant que son comportement frisait parfois le ridicule mais un second lui intimait avec force de n’avoir confiance qu’en elle-même. Et, c’est ce dernier qui triompha.
« N’en parle à personne, le supplia-t-elle presque, s’il te plaît. »
Blême, Chris hocha immédiatement la tête. Il ne dirait rien.
Prenant congé, il annonça à la jeune fille qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps sans risquer de prolonger sa suspension. Il lui laissa le petit cristal vert avec pour instruction de le toucher pour l’allumer ou l’éteindre. Ce dernier réagissait au maana et la faelienne l’apprivoisa très rapidement, s’amusant à le frôler à plusieurs reprises pour changer la luminosité de sa chambre. Lorsqu’elle fut lasse de ses expérimentations, elle enfila ses vêtements terrestres, si familiers, avant de se recoucher. Son esprit s’apaisa et son père, à travers des songes apaisants, vint lui rendre visite.
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« Sœur dryade, appelaient-ils, tu dois venir à nous. Tu n’as besoin de nous aider qu’une unique fois pour que nous te prêtions éternellement nos forces. »
Ses yeux ambrés s’ouvrirent, paniqués.
Les arbres semblaient de plus en plus angoissés et finissaient par transmettre cette peur à tout son organisme. Balgard avait choisi ce moment pour toquer à la porte. Il attendait de pied ferme que la jeune fille vienne le rejoindre pour un entraînement physique. Elle fut contrainte à balancer un gourdin à la manière d’une batte de golf, alternant pauses et exercices, pendant plus de deux heures pour travailler ses épaules. Cette remise en forme se révélait salvatrice, il n’y avait rien de mieux pour évacuer les pensées néfastes et divers malaises.
Ce jour-là, dans la salle d’entraînement, d’autres gardiens étaient présents. Son maître semblait plus sûr d’elle à présent, peut-être que son exclusion du monde prenait fin petit à petit. Un regard rouge sombre croisa le sien. Saan, la sirène. La dévisageant d’un air neutre, quoiqu’un peu grimaçant, cette dernière maniait une sorte de lance à la pointe crantée, comme un harpon. Sa sœur aux cheveux écarlates ne semblait pas être là.
Rapidement, Marie se détourna de l’observatrice pour se concentrer sur l’effort à fournir.
Elle ne voulait penser à rien.
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Négociant que des baquets d’eau soient de nouveau apportés jusqu’à sa chambre, elle se débarbouilla avant de se rendre compte que l’écorce avait commencé à entamer sérieusement ses cuisses. L’infirmière avait peut-être tort, son corps allait peut-être se recouvrir intégralement d’écorce.
Cette idée la fit frissonner.
« Sœur dryade, supplièrent les arbres. Tu dois nous aider. »
Agacée, la jeune fille frotta ses membres avec plus d’ardeur que nécessaire, laissant des traces rouges consteller sa peau.
« Viens, susurraient-ils. Viens à nous. »
Mordillant sa lèvre inférieure, elle choisit de se rhabiller et braver l’interdiction du fauve. Il fallait qu’elle sorte d’ici avant d’exploser. Parcourant les couloirs, il ne lui fut pas difficile d’accéder à la sortie mais franchir les portes était une autre paire de manches. Les gardes refusaient catégoriquement de la laisser sortir.
Rien d’étonnant.
Lasse, ses pas la ramenèrent en sens inverse. Plantée au milieu de la grande salle des portes, les voix revinrent la hanter. Que fallait-il faire pour les faire cesser ? Aucune idée ne lui venait. Observant, les différents endroits qu’il lui était possible d’atteindre, son choix se porta curieusement sur l’ouverture menant aux sous terrains. La communication serait potentiellement moins bonne sous terre, même si elle n’y croyait pas trop.
Les marches, l’odeur de mousse et d’humidité. Ses mains frôlaient les murs de pierres brutes, alors que la pénombre l’entourait. Se penchant pour regarder en bas, une sensation de vertige lui noua l’estomac. Cet escalier tournant était drôlement haut. Les jardinières et divers champignons lui paraissaient incongrus sur le sol de la pièce circulaire sous ses pieds. Cette salle devait sans doute avoir une utilité qui lui était inconnue. De même que le bassin immense d’eau verdâtre, sans doute relié aux douves.
Son esprit lui rappela l’existence de l’étrange créature tentaculaire qu’elle avait brièvement rencontrée lors de son passage en cage. N’ayant évoqué son apparition avec personne, cette femme mollusque restait une énigme de plus à résoudre. Bien que taquine et quelque peu désagréable, elle n’avait pas paru dangereuse. La faelienne entreprit de descendre une nouvelle volée de marches vers la prison. Une lumière bleutée semblait provenir des champignons sur son chemin, elle s’évertua à ne pas marcher dessus jusqu’à atteindre la dernière marche.
L’immense grotte semblait toujours aussi froide, l’humidité était saisissante. S’avançant vers le ponton qui surplombait l’étendue d’eau, Marie mit ses mains en coupe autour de sa bouche.
« Hé, tenta-t-elle, il y a quelqu’un là-dessous ? »
L’écho de sa voix se répercuta contre les parois avant de disparaître en se déformant. Visiblement, il n’y avait personne. S’agenouillant sur le bord des planches, elle tenta de voir à travers la vase mais c’était peine perdue. Marie songea à ces films où les héros hurlent pour évacuer leurs non-dits ou tentent de faire passer un message à un destinataire bien trop lointain. Un sourire amusé fit pétiller ses yeux ambrés.
« Je ne m’appelle pas Marie et j’emmerde ce monde et ses habitants ! »
Sa voix fluctua quelques instants avant de redevenir silence. La jeune fille laissa planer ce moment avec un air peiné, il valait mieux qu’elle arrête de crier au lieu de hurler des évidences. Et pourtant, ce besoin de s’exprimer face au néant était intense car il n’y avait que là qu’elle pouvait se permettre de se mettre à nu.
« Je crois que... je crois que j’ai peur de rester ici, hurla-t-elle. J’aimerais rentrer chez moi mais plus les jours passent et plus j’oublie de choses. »
Sa voix se brisa, son rêve de la nuit précédente, il avait été merveilleux. Mais lorsqu’elle s’était réveillée, la seule trace de son père avait été un visage flou dont elle peinait à visualiser les détails.
« Je vais finir par tout oublier ! Je ne veux pas oublier ! »
Non, c’était plus que ça.
« Je ne veux pas que mon père m’oublie ! »
Sa voix avait tonné avec force alors que les larmes lui montaient aux yeux. Marie inspirait profondément pour refouler les larmes, elles avaient bien trop coulé depuis son arrivée dans ce monde. S’accroupissant sur le sol, elle ramena ses bras autour de ses jambes pour contenir tout ce malaise qui l’agitait intérieurement.
« C’est fini ? »
Une voix rauque qui n’était pas la sienne venait de résonner. La femme poulpe au teint blafard, balafrée de marques rouges, venait de percer la surface.
« Doit-on t’étrangler pour te faire taire ? Tu commences à m’indisposer sérieusement, fille de la Terre. »
La majesté de cette créature aquatique était à peine ternie par son langage et sa hargne. Bien que seul son visage soit apparent, il était un peu le morceau d’iceberg émergé, facile de deviner qu’en dessous se cachait beaucoup plus. Redevenue Marie, la dryade sans passé, elle redressa son corps pour faire face à cette intrusion dans sa fragilité.
« Vous n’aviez qu’à dire qu’il y avait quelqu’un, je ne me serais pas permise de hurler. »
Ricanant, la femme laissa entrevoir ses dents blanches entourées par des lèvres écarlates et pulpeuses.
« Impertinente, laissa-t-elle échapper d’un ton à la fois chaud et menaçant. Tu es chez moi ici. Je pourrais te faire subir mille et un sévices et laisser ton esprit brisé. Tu oses me prendre de haut ? »
Déglutissant, la jeune fille eut un mouvement de recul.
« Bien, se réjouit la kraken. Tu sais reconnaître plus fort que toi. L’instinct de conservation est primordial pour les proies. »
Finalement, cette femme géante ne semblait plus si inoffensive.
« Qu’est-ce que vous faites ici, tenta la jeune fille, détournant le sujet des proies qui ne lui semblait en aucun cas confortable. »
Un tentacule se glissa à la surface pour titiller une des cages suspendues.
« Je veille à ce que personne ne rentre, ni ne sorte. »
Une gardienne des douves en somme.
Peu de personnes devaient avoir envie de se frotter à un monstre pareil.
« Je vais te donner un conseil. Tu ne devrais plus remettre les pieds ici. Lorsqu’on découvrira qu’il est impossible de t’effacer la mémoire tu deviendras un danger.
- Quoi ? »
La créature commença à replonger sous l’eau alors que les cris de Marie se répercutaient avec violence.
« Attendez ne partez pas ! D’où est-ce que vous me sortez ça ?
- Personne ne doit connaître mon existence, nous effaçons toutes les mémoires qui m’ont aperçue. Ne les laisse pas savoir que tu sais ou ils sauront pour toi. Prie pour qu’Ahaztu ne se rende compte de rien si tu le rencontres. »
Elle eut beau crier jusqu’à perdre sa voix, la pieuvre ne daigna pas remonter pour lui donner plus d’informations. D’où sortait-elle cette idée qu’il était impossible de lui effacer la mémoire ? La faelienne fit les cents pas autour de champignons luminescents sans trop savoir quoi faire de cette information invérifiable. Balayant ces questionnements d’un revers de main, elle se décida à remonter à la surface.
Une certaine agitation régnait dans la salle des portes à son retour, les gardes en poste la pointèrent du doigt en criant. La lumière ne mit pas plus de temps à se faire dans son esprit, on avait dû signaler sa disparition ou quelque chose du genre. La jeune fille ne se débattit pas quand on l’attrapa par le bras, consciente qu’elle ne ferait qu’envenimer les choses. On la traîna quasiment jusqu’à une salle où elle n’avait jamais pénétré. Un immense cristal bleu y trônait, majestueusement. Sa contemplation fût bien vite interrompue quand une femme renarde aux yeux bleus et perçants prit la parole d’un ton contrarié.
« Nous ne nous connaissons pas encore mais j’ai déjà beaucoup trop entendu parler de toi. »
Cette accusation flotta dans les airs alors que Balgard venait de pénétrer dans la salle, l’air furieux.
« Je t’avais demandé de la confiner le temps de t’assurer de son attitude, pas de la laisser se promener, le réprimanda-t-elle. »
C’était donc la personne à l’origine de l’enfermement des faeliens. Le regard de Marie se fit noir sans même qu’elle s’en aperçoive.
« Je vais faire plus attention à partir d’aujourd’hui. »
Les yeux incandescents du félin tigré ne firent ni chaud ni froid à la dryade. Ils pouvaient même l’enfermer de nouveau. Cette fois, elle prendrait exemple sur le faelien et y resterait une semaine.
« Tu n’as pas l’air de te sentir très concernée par ce qu’on est en train de dire, observa la kitsune. Il s’agit pourtant bien de toi. »
La femme, aux cheveux d’un noir parsemé de reflets bleutés, semblait déterminée à asseoir son autorité.
« Vous les faeliens êtes de vraies sources de problèmes, s’agaça-t-elle. Je me demande quand viendra le jour où le Cristal nous enverra plutôt un être calme et doté de raison. »
Tendue, Marie se demanda si cette femme parlait sérieusement. Avait-elle seulement idée du déracinement terrible qui se produisait à l’arrivée dans ce monde ?
« Balgard, tu peux la prendre avec toi et l’enfermer dans sa chambre. Qu’elle n’en sorte plus jusqu’à nouvel ordre. »
Ne pouvant laisser passer cette réplique, la jeune fille dut réagir. Il était inconcevable qu’elle reste bloquée des jours, ou pire, des semaines, avec la voix des arbres comme seule compagne. Si la prison semblait la préserver des voix, sa chambre, elle, semblait plutôt l’y livrer.
« Attendez ! s’exclama-t-elle. Vous ne pouvez pas m’enfermer, je n’ai rien fait de mal. J’avais juste besoin de m’aérer. Je suis allée dans un endroit où personne ne pouvait me poser de questions sur mon monde. »
Ce n’était pas réellement intentionnel mais elle avait effectivement cherché la solitude et n’avait enfreint à sa connaissance aucune loi. La moue de la renarde s’accentua alors qu’elle réfléchissait en détaillant celle qu’elle considérait presque comme une humaine.
« Tu as interdiction de te rendre à nouveau seule où que ce soit. La prison n’est pas un lieu touristique. Si tu as envies de sortir de ta chambre, on devra impérativement t’accompagner.
- Pour quelle raison exactement ? »
Consciente que sa question pouvait passer pour de l’indiscipline, Marie ancra fermement ses pieds dans le sol, prête à recevoir les remontrances auxquelles elle s’attendait.
« Tant que nous n’avons pas finement analysé ta personnalité, tu représentes un élément de danger que nous ne pouvons pas nous permettre d’abriter entre nos murs. Fin de la discussion. Balgard, ordonna-t-elle, ramène-la. »
Le fauve attrapa douloureusement le bras de la dryade qui couina de surprise. Il la traîna jusqu’à sa chambre et claqua la porte sans douceur. Ses griffes semblaient anormalement longues.
« Qu’est-ce qui t’a pris d’aller te promener ? lui reprocha-t-il. »
Muette, Marie se demanda s’il fallait lui parler des arbres avant de se résigner à garder le silence. Il ne semblait pas prêt à l’écouter même s’il posait la question.
« Je t’ai permis de te déplacer seule pour voir à quel point tu étais capable de suivre les règles et tu enchaînes scandale sur scandale ! Es-tu incapable de vivre sereinement ?! Il ne s’agissait de rester confinée que quelques semaines, tonna-t-il. Maintenant tu vas sans doute être surveillée pendant des mois, c’est ce que tu espérais ?
- N-non. Bien sûr que non.
- Alors pourquoi être sortie ? Je t’avais bien expliqué que tu étais sous surveillance ! »
Sa voix rageuse ressemblait presque à des rugissements tant l’énervement semblait l’envahir. La faelienne se sentait rapetisser de seconde en seconde.
« Je suis désolée.
- Tu peux l’être ! »
Ses lèvres retroussées lui donnaient plus que jamais l’air d’un animal sauvage.
« Maintenant, articula-t-il froidement, réfléchis bien à ce que tu comptes faire. »
Il sortit l’instant d’après en verrouillant la porte. Voilà qu’elle était de nouveau enfermée.
« Sœur dryade, entonnèrent les arbres, viens à nous. »
Attrapant sa couverture, elle la plaqua sur sa tête en hurlant contre son matelas. Elle ne supporterait jamais de rester enfermée. Même pas quelques heures.
Les choses se passeront.
Tapant du talon sur le sol, Marie se demanda si ses jambes de bois pouvaient briser la fenêtre de sa chambre. Les voix s’étaient enfin calmées mais pour combien de temps ? Il fallait qu’elle s’éloigne des forêts, qu’elle se terre dans un endroit où on ne pourrait plus l’atteindre. Une bonne vingtaine de plans d’action défilèrent dans sa tête sans qu’aucun ne semble suffisamment intelligent pour être mis en place. Quand bien même la fuite aurait été une alternative plausible, aucune solution ne l’attendait à l’extérieur. La force des choses voulait qu’elle reste enfermée ici.
Sortant le cristal de lumière de la poche de son jogging, la faelienne l’observa avec attention pour se changer les idées. Ce bout de caillou avait quelque chose d’apaisant, le regarder lui faisait du bien. Même s’il n’éclairait presque pas à la lumière du jour, ses reflets verts étaient éclatants. Cinq jours étaient passés depuis le début de son enfermement, en totale solitude. On ne venait que pour lui apporter à manger et de quoi se laver. D’une certaine manière, c’était appréciable mais d’un autre côté, c’était hautement angoissant.
La jeune fille faisait le point sur ce qui vagabondait dans son esprit. L’histoire de la pieuvre géante à propos de l’impossibilité d’effacer sa mémoire était d’ailleurs au centre de ses réflexions. Même en retournant les paroles dans tous les sens, rien de concluant n’émergeait de ses hypothèses. Mis à part que quelqu’un dans ce monde, non, dans le quartier général, avait le pouvoir d’effacer les souvenirs et s’en servait. Sans doute pour le compte d’un quelconque haut gradé de la garde. Cette nouvelle était sans aucun doute une mauvaise chose. Si la pieuvre avait dit faux, on pouvait effacer ses souvenirs, et si elle disait vrai, ça la mettait sans doute en danger. Enroulant une mèche verte autour d’un de ses doigts, la dryade continua de réfléchir longuement.
« J’apporte le repas. »
La voix derrière la porte s’annonçait pour le premier repas de la journée. Marie mourrait littéralement de faim alors elle n’allait pas se faire prier pour venir prendre son plateau. Pourtant, elle n’en fit rien quand la porte s’ouvrit.
« Alors gamine, la forme ? »
Le regard mauvais de la jeune fille en disait long. Le faelien terrestre était venu lui apporter sa nourriture en personne.
« Vous avez le droit d’être là ?
- J’ai dû plaider ma cause pendant plusieurs jours mais je peux te dire avec fierté que je suis absolument dans mon bon droit en venant ici. »
Fronçant les sourcils, Marie ne savait pas très bien quoi penser de cette déclaration.
« Vous avez plaidé votre cause ?
- Miiko n’est pas facile à convaincre.
- Qui est Miiko ? »
Un sourire ironique orna les lèvres de l’homme.
« La douce renarde au caractère angélique que tu as rencontré quelques jours plus tôt. »
La femme aux cheveux noirs et à queues de renard s’appelait donc Miiko.
« Pourquoi avoir demandé à m’apporter mes repas, cracha-t-elle avec méfiance. Vous n’avez rien de mieux à faire ? »
Le faelien leva les yeux au ciel en souriant, à peine exaspéré devant l’agressivité de celle qu’il prenait pour une enfant.
« J’ai une foule de choses à faire mais comme je t’ai déjà rencontrée malgré la procédure, je suis le seul faelien qui puisse t’approcher en attestant que je ne succomberais pas à ta langue de vipère.
- Ma..?
- Oui, tu as bien entendu. Tu ne sais pas quand il faut te taire et c’est ton plus gros défaut actuellement, ainsi que la raison pour laquelle tu te retrouves enfermée.
- Je me suis tenue tranquille ces derniers temps, cette sanction est injustifiée.
- Tu peux me regarder dans les yeux en m’attestant qu’à aucun moment tu n’as outrepassé les règles ? »
Détournant vaguement le regard, la dryade ne pouvait évidemment pas dire ça sans mentir. Elle savait au moment où elle était sortie de sa chambre que ça pouvait lui poser des problèmes, même si rien ne l’avait préparée à une telle réaction de la part de ses hôtes.
« Bien. Nous sommes d’accord.
- Il n’empêche que je n’ai rien fais de dramatique. Tout ça est disproportionné.
- Parce que tu prends tout à la légère, petite Marie.
- Ne m’appelez pas comme ça. Je ne prends rien à la légère, si je suis sortie, c’est par ce que j’avais une excellente raison que je n’ai aucunement envie de partager. »
Les yeux bridés du gardien s’effacèrent presque alors qu’il les plissait pour déterminer si ce que disait la jeune fille était, ou non, crédible.
« C’est quoi votre nom déjà ? Je ne m’en souviens plus et ça m’agace de vous parler sans le savoir. »
Un long soupir lui répondit.
« Ce genre d’habitude est à changer si tu ne veux pas te causer de problème. Tu ne peux pas être aussi agressive quand tu parles.
- Si je suis agressive c’est parce que c’est ce monde qui me rend comme ça.
- Tu te rends agressive toute seule comme une grande, ne remets pas la faute sur le monde.
- Bon, et votre nom ?
- Huang. Mais je te le répète, il faut que tu fasses profil bas ou tu vas avoir des problèmes.
- Merci pour la leçon mais je crois que je vais simplement me contenter de manger.
- Tu as des amis ici, chez les faeliens, mais si tu ne veux pas de notre aide alors on ne peut rien pour toi. Je ne reviendrai plus. »
Attrapant le plat cuisiné à son intention, la dryade l’arracha presque des mains de Huang pour l’apporter jusqu’à son lit. Ce dernier n’ajouta pas un mot et repartit en verrouillant la porte. Laissant sa fourchette en suspens, la jeune fille se demanda si faire le deuil de sa fierté mal placée servirait réellement à quelque chose. Ces joutes verbales lui donnaient l’impression de se sentir bien. Son venin, poison oral pour les autres, se transformait en remède pour elle. Pendant un instant, elle se croyait à nouveau comme tout le monde. Elle se revoyait dans la cour rabattre son caquet à une pimbêche, c’était le bon vieux temps. Son sourire éphémère se fana. Ici, elle n’avait nulle part où rentrer après une mauvaise dispute. Même les remontrances de son père lui manquaient, il n’y avait que lui qui savait faire redescendre la pression chez elle sans déclencher l’orage. Elle allait devoir apprendre à se tempérer seule à présent.
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Deux jours de plus passèrent avant que Balgard ne la convoque à nouveau pour s’entraîner sous surveillance, mais la salle était de nouveau vide. Pas un seul gardien inconnu à portée de vue.
« Combien de temps va durer ma punition exactement ? »
Sa question était posée d’un air détaché mais il lui tardait d’en connaître la réponse. Le tigre tenait une massive hache de fer entre ses mains, il en posa la lame au sol, avant de répondre.
« Combien de temps devrait durer cette punition pour que tu prennes au sérieux notre règlement ? »
Cette répartie n’était pas du goût de la faelienne.
« Je prends déjà votre règlement au sérieux. La dernière fois, j’avais juste besoin de calme.
- Ta chambre n’est-elle pas assez calme ? Vu que tu y es enfermée seule depuis des jours, tu dois être ravie. »
Détournant le regard, elle fixa une collection d’épées d’apparat accrochées au mur opposé, sans piper un mot.
« Tu es une jeune fille incompréhensible et tant qu’on arrivera pas à te comprendre, tu n’auras aucune liberté au sein de nos quartiers. »
L’énervement crispait les muscles de l’apprentie obsidienne. Devait-elle aller passer ce fichu pacte pour être enfin tranquille ? Peut-être après tout que les avantages étaient bien plus grands ; avec plus de puissance, la dryade pourrait tenir tête à ceux qui cherchaient à prendre l’ascendant sur elle.
« Je...
- Tu quoi, s’agaça-t-il. »
Les mots n’arrivaient pas à sortir mais il le fallait. Rester enfermée éternellement pour avoir gardé le silence sur ses problèmes n’avait pas de sens. Chris le lézard l’avait bien dit, on s’en fichait que tout le monde sache ou pas.
« La forêt m’appelle, lâcha-t-elle faiblement. »
La tête du fauve se pencha alors qu’il haussait de façon presque comique l’une de ses arcades poilues.
« Tu veux parler de cette histoire d’alliance avec les arbres ?
- Est-ce que vous avez oublié que je suis une « dryade » et que par définition selon vos propres explications je suis donc liée aux forêts, s’agaça-t-elle en montrant ses jambes de bois. Il faut que j’aille parler avec ces fichus arbres ou je vais devenir folle. »
Pensif, Balgard agrippa le manche de son arme avant de la balancer sur son épaule pour aller la ranger.
« Ce genre de chose ne dépend pas de moi. Je dois en parler avec notre chef.
- Qui, la femme renard ? Elle ne m’aime visiblement pas du tout.
- Quelle sottise, elle n’est là ni pour t’aimer, ni pour te détester. C’est à son monde qu’elle pense. »
Il n’empêchait que Marie était persuadée que la renarde allait refuser quand elle fut convoquée dans la grande salle du Cristal le lendemain. La dirigeante des gardes était accompagnée d’un homme au faciès indescriptible ce jour-là. A vrai dire, en cherchant dans ses souvenirs, Marie se souvenait lors de son voyage avec Purroros avoir croisé un homme ogre à défenses de sanglier. Ils étaient tous deux vraisemblablement de la même espèce.
« Balgard m’a expliqué que tu souhaitais te rendre hors du quartier général pour passer un pacte avec une forêt. Pourquoi ? »
Marie dut se retenir de pouffer de rire tant cette question était absurde.
« Les dryades de votre monde ne parlent jamais de comment se déclenche ce fameux pacte ? Ça fait des semaines, non, des mois que la forêt hurle dans ma tête de façon totalement impossible à prévoir. Je veux, non plus que ça, j’ai besoin que ça s’arrête ou je vais finir par perdre l’esprit. »
L’homme phacochère ne semblait pas du tout touché par la discussion, il se tenait bien droit sur ses jambes musclées tout en agrippant fermement sa hallebarde. Leurs regards se croisèrent durant quelques secondes sans que rien de spécifique ne se passe.
« Tu dois comprendre que je ne sais toujours pas si nous pouvons te faire confiance. »
La voix de la faery semblait pour une fois dénuée de colère et démontrer un certain intérêt pour la situation de la jeune fille. De toute façon, dans ce monde, personne ne semblait vouloir accorder sa confiance, ni les Eldariens, ni même Marie.
« Pour quelle raison devez-vous me faire confiance ? Je n’ai aucune faculté spécifique qui pourrait vous nuire, aucune influence, rien d’effrayant en somme. C’est plutôt moi qui devrais vous craindre. »
Et elle les craignait, ça oui. Ils pouvaient décider de son destin sans même qu’un mot franchisse ses lèvres. La renarde agita un bâton emprisonnant une flamme bleutée, son avis ne semblait finalement pas encore aussi fixé que la dryade le pensait.
« Tu as à la fois raison et tort. Tu as dû saisir que nous vivons des temps troublés, la moindre étincelle peut se transformer en brasier. Tu dois comprendre que les choses que nous prenons en compte vont bien au-delà de tes considérations personnelles. »
Cette impression de se faire passer un savon rendit la jeune fille un peu gênée.
« Tes propos sur notre monde, débités de façon totalement arbitraire... »
Marie allait protester quand la renarde l’arrêta d’un geste de la main, posant deux doigts tièdes sur ses lèvres.
« Ces idées sont inacceptables, tu ne peux pas attendre d’un monde comme le nôtre qu’il soit similaire au tien. Nous gérons une quantité phénoménale de magie qui peut être concentrée en n’importe quel citoyen lambda. Ce qui sous-entend que chacun des occupants de cette cité peut, même sans le vouloir, devenir une source de calamité. Alors toi, la faelienne tombée du ciel, ne penses-tu pas que tu représentes un danger plus grand encore ? »
Il était difficile de contredire ces arguments quand bien même la dryade pensait qu’ils manquaient un peu de nuance. Reculant pour retirer la main qui la bâillonnait, l’air de rien, elle pinça ses lèvres.
« Vous n’allez pas me laisser sortir, gémit-elle, la voix presque brisée. »
- Je dois en parler avec les autres chefs de garde, je te donnerai une réponse plus tard. »
Marie venait d’être congédiée par cette simple phrase.
Son bras se releva instinctivement vers la chef suprême, comme pour se raccrocher à elle et à l’idée que tout n’était pas perdu. Le membre retomba mollement alors que Balgard venait de l’attraper par l’épaule. Parcourant les couloirs bondés d’un pas lent à la suite du fauve, la jeune fille sentit une forte lassitude s’emparer d’elle.
« Sœur dryade, paniquaient-ils, tu dois venir. Il faut que tu fasses vite. »
Une douleur lancinante enserra sa tête alors qu’elle y plaquait ses mains. Implorant les arbres d’arrêter de crier en hurlant à son tour, elle ne vit pas les nombreux regards converger vers son corps prostré sur le sol. C’était peine perdue, lutter ne servait à rien. Le sang pulsait dans ses veines à une vitesse bien trop élevée, ses tempes étaient bien trop douloureuses. Ses cordes vocales commençaient à la faire souffrir, il fallait qu’elle cesse de crier. Une main tenta d’attraper son poignet pour décoller les mains de son visage mais ses muscles étaient tétanisés.
« Le temps presse, tempêtaient les arbres. Ils vont finir par dépérir. »
Une vive sensation au niveau de sa nuque se manifesta avant que son regard ne sombre dans l’obscurité. Ses yeux se rouvrirent sur un plafond rosé, la tête de l’infirmière la surplombant.
« Marie, est-ce que tu peux m’entendre ? »
La faelienne hocha mollement de la tête. Elle se sentait dans aussi vidée que lors de son malaise dans les bains.
« Je ne veux pas t’alarmer mais je pense que quelque chose ne va pas avec ton état. L’écorce sur tes jambes a progressé plus loin que je ne l’avais prévu. Et, commença-t-elle prudemment, depuis quand ces veines de sève sont apparues sur tes épaules ? »
Dodelinant de la tête, Marie observa ses épaules dénudées avec effroi. Des lignes vertes avaient remplacé ses veines ou n’était-ce pas plutôt son sang qui avait viré de couleur ?
« Qu... qu’est-ce qui m’arrive ? »
Des sanglots déformèrent sa voix. Cette fois, elle ne les retiendrait pas.
« Je vais me transformer en arbre ? Ou... est-ce que ce sont les arbres qui me font ça par ce que je ne viens pas les voir ? »
Eweleïn analysa très sérieusement ces pistes de réflexion avant de donner son verdict.
« Balgard m’a expliqué que les arbres te parlaient directement par transmission de pensées. Tu me confirme ça ? »
La jeune fille, blême, secoua sa tête de bas en haut.
« C’est un phénomène très rare. La forêt qui t’appelle doit se sentir en danger et essaye de t’attirer à elle. C’est ça qui doit amplifier ta transformation, elle a dû injecter dans ton corps une partie de son pouvoir sans ton accord pour pouvoir te retrouver facilement et communiquer avec toi.
- Vous devez... enlever ça de mon corps. »
La moue déconfite de l’elfe parla pour elle.
« Je ne peux pas faire ça, l’énergie est parfaitement liée à la tienne. Ce serait te tuer. »
Les larmes coulèrent abondamment sur les joues blanches de Marie, ses yeux d’ambre brillaient d’un éclat fiévreux. S’ils continuaient à l’enfermer, elle finirait par se transformer plus encore avant de devenir complètement folle.
Car il est rarement docile.
Marie était assise sur une chaise, dans la fameuse salle du Cristal, après trois jours de convalescence à l’infirmerie. Une belle quantité de monde s’était réunie pour parler de son cas autour de la renarde. Quatre jeunes hommes étaient en discussion animée tout en lui jetant des regards furtifs de temps à autre. Un blondinet, à la tenue échancrée sur le torse, prit la parole suffisamment fort pour qu’elle puisse l’entendre.
« Il est évident que nous ne pouvons pas la laisser ici. Autant la tuer tout de suite. »
La dryade n’était pas vraiment en état de réfléchir pour le moment, elle ne répliqua même pas alors que la dirigeante se manifestait avec hargne.
« Je n’obligerais aucun de mes gardiens à partir en mission pour une faelienne alors que nous manquons cruellement de monde et qu’il y a tant d’autres priorités. »
Un borgne aux cheveux noirs hirsutes, vêtu de curieux vêtements semblants d’inspiration asiatique, se prononça avec moins de rigidité.
« On n’a qu’à demander un volontaire. Si personne ne se propose alors elle n’a qu’à rester ici. Le cas contraire, elle se débrouillera avec son volontaire. »
C’est un homme aux oreilles pointues doté d’une longue natte bleue qui surenchérit.
« Ne peut-on pas simplement l’amener à nos frontières et la laisser se débrouiller ? A quoi bon s’en occuper alors qu’elle n’est visiblement pas enchantée d’être ici ? Elle trouvera une myriade de forêts à la frontière et ses arbres se débrouilleront pour la protéger.
- Tu n’es pas très magnanime pour un elfe, c’est une créature de la forêt tout comme toi.
- Ne remets pas sur le tapis ces vieux clichés sur les elfes accros à la forêt Valkyon. Tout comme tu n’as pas à compatir avec les faeliens simplement par ce qu’ils sont comme toi, je n’éprouve aucune sympathie naturelle pour ce qui sort de la forêt. »
Le dénommé Valkyon était pourvu de longs cheveux blancs et d’une musculature impressionnante. Ses yeux dorés semblaient presque fait d’ambre, comme ceux de Marie.
« Il n’empêche que Nevra a raison, laissons les gardiens décider eux même du choix à faire.
- Vous êtes bien trop tendres, marmonna l’homme aux cheveux bleus. »
Le blond sourit face à cette remarque acide avant de reprendre la parole.
« Recentrons-nous sur le sujet, quelqu’un est-il opposé à cette solution ? »
Le sceptique balaya cette remarque d’un geste de la main alors que la renarde semblait pensive.
« Faites comme vous voulez, lâcha-t-elle de mauvaise grâce, si un gardien est assez serviable pour se lancer là-dedans alors soit. »
L’elfe n’était définitivement pas en la faveur de Marie mais la discussion ne se poursuivit pas plus longtemps en sa présence qui, au final, n’avait été que décorative. La chef des gardes se présenta devant-elle, un regard froid plaqué sur son visage.
« Comme tu l’as entendu, nous allons proposer à nos gardiens la possibilité de t’escorter mais, si aucun ne le souhaite, tu devras rester ici. Est-ce que ça te convient ?
- J’imagine que oui. »
La jeune fille n’avait pas vraiment d’autres choix en perspective.
Son regard s’attarda un instant sur l’immense gemme bleue à l’allure si écrasante. Sa base était massive et pourtant, elle pouvait constater les ravages qu’on lui avait relaté, plus son regard montait, plus il semblait hérissé et brisé. Sa surface irrégulière captait les rayons de lumière et renvoyait une image presque triste à la faelienne. Elle aurait aimé laisser ses doigts courir sur sa surface ébréchée, mais n’avait aucun doute sur l’idée de finir à nouveau aux cachots si elle s’y tentait. La dryade poussa un soupir qui se mua en hoquet de surprise ; une énorme main venait de se poser sur son épaule. Deux yeux porcins la dévisageaient d’un air vaguement interrogateur. Elle comprit que l’heure de contempler venait de se terminer, l’emprisonnement recommençait. L’homme phacochère la raccompagna jusqu’à sa chambre, la soulevant du sol avec aisance alors qu’elle se laissait balloter contre son épaule, comme une enfant.
« J’ai déjà vu un ogre, marmonna la convalescente. Il tenait une auberge très jolie. »
Le colosse ne tiqua même pas à la mention de sa race, il continuait à marcher comme un train lancé à toute vitesse sur ses rails.
« Vous n’êtes pas très loquaces. »
Comme pour contredire le poids mort sur son épaule, le gardien grogna quelques mots.
« Jeune fille malade. Toi arrêter de parler. Attendre volontaire.
- Et s’il n’y en a pas ? Est-ce qu’on peut mourir à cause de hurlements intérieurs ? »
La réponse du géant fût simple et véridique.
« Jamon pas savoir.
- Tu ne seras pas volontaire ? »
Marie avait posé la question par simple curiosité et pour meubler le silence mais l’ogre lui répondit avec sérieux, la voix vibrante de conviction.
« Jamon avoir beaucoup de responsabilités. Lui pas pouvoir s’occuper de toi et partir loin de Miiko. Jeune fille être importante mais Eldarya l’être encore plus. »
Cette dévotion patriotique était étrange pour la dryade. Non pas qu’elle n’aimait pas son pays, mais la ferveur du gardien avait une profondeur qu’il ne lui était jamais arrivé de ressentir.
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Quitter les locaux de l’infirmerie pour retrouver sa chambre avait quelque chose de sympathique, comme un retour à la normalité, aussi normale qu’elle puisse l’être. Sa main caressait distraitement le tissu de ses draps, la sensation douce l’apaisait avec une étrange efficacité. Marie tenta d’imaginer si oui ou non, des gardiens se porteraient volontaires. Après tout, rien n’obligeait qui que ce soit à se soucier de sa situation. Dans son monde, elle n’aurait sans doute pas porté assistance pour une mission de cet acabit. Et, lorsqu’une gardienne lui apporta une bassine d’eau pour faire sa toilette, les mots lui échappèrent.
« Est-ce que vous vous porteriez volontaire ? »
Les sons s’évaporèrent dans l’air alors que la femme, sans doute à peine entrée dans l’âge adulte, se figeait.
« Pour votre escorte ? »
Le regard d’ambre de la faelienne resta figé alors que la gardienne déglutissait.
« Je m’occupe de la logistique interne, je ne pars jamais en mission.
- Ah. »
Cette semi-exclamation morne ne semblait pas vraiment convaincue.
« Vous êtes de quelle race ? Vous avez presque l’air humaine. »
La jeune femme semblait gênée par ces questionnements mais répondit tout de même d’une voix faible.
« Je suis la fille d’un demi-elfe et d’une amazone. »
Marie cligna des yeux en observant plus attentivement celle qui lui faisait face. De longues tresses blondes étaient attachées les unes aux autres pour former une auréole dorée sur le crâne de la gardienne. Ses oreilles étaient effectivement un peu pointues, quoique rien de bien choquant. Mais la principale question que la jeune fille se posait concernait l’ascendance maternelle.
« Les amazones sont une race de faery ?
- Évidemment, affirma-t-elle avec une pointe de fierté. Maintenant, je dois vous laisser. »
Coupant court à la discussion, la demoiselle partit sans attendre, laissant la faelienne seule avec ses questions. Parfois, dans ce monde étrange, des fragments de l’histoire de chez elle faisaient surface. Tout ce folklore qui était raconté autour d’une tasse de chocolat fumante prenait sans doute ses racines dans des histoires que les faeries et les humains de naguère avaient vécu lors d’un passé commun. Il lui arrivait de se demander comment les deux peuples en étaient venus à se séparer et qui avait donné Eldarya aux faeries et la Terre aux humains. Peut-être même existait-il encore d’autres endroits où les humains étaient eux aussi des mythes. Ricanant face à ses réflexions fantastiques, Marie tira son cristal lumineux de la poche de son jogging.
La pierre luisait faiblement face à la lumière du jour qui entrait abondamment par l’unique fenêtre de la chambre. Jour après jour, l’ennui gagnait du terrain dans cet environnement monotone. La seule chose qu’elle se félicitait de ne pas trouver dans sa chambre, c’était un miroir. Au moins, elle n’avait pas à observer les veines verdâtres gagner du terrain sur ses membres, formant des arabesques complexes.
Une pensée fugace pour Purroros lui rappela le jour où elle avait tenté de s’extraire du maana pour endiguer sa transformation, peut-être que répéter ce rituel de façon journalière aurait un quelconque effet. Agitant ses doigts, une légère traction se fit ressentir sur son cœur alors qu’une bulle bleue se formait au creux de sa paume. Espaçant ses retraits de quelques minutes, elle adoucit clairement le contre coup pour arriver aux cinq sphères recommandées par le chat. Tenter d’en sortir une sixième après un bon quart d’heure de prudence ne lui avait posé aucun problème. Les perles d’énergie vitale s’étaient empilées au nombre de douze mais tenter d’un sortir une treizième l’avait convaincue que son corps n’était pas prêt à plus.
« Sœur dryade, tu dois venir maintenant ou tu n’arriveras peut-être jamais à temps. »
Plutôt que de s’enfermer dans la douleur et repousser les voix, la dryade prit sur elle pour répondre dans son esprit, sans être sûre d’être entendue.
« Je ne peux pas. Je suis enfermée. Vous devez arrêter de crier. »
Les arbres, plutôt que de faire la sourde oreille, grondèrent leur réponse.
« Tu n’es pas enfermée, sœur dryade. Tu te laisses enfermer, ton esprit et nous le savons bien. »
Les billes de maana glissèrent sur le sol alors que ses muscles se tétanisaient. Cette douleur, il était évident que les arbres la menaçaient. Il fallait qu’elle quitte le quartier général pour aller les trouver.
Peu importait le prix si la douleur cessait.
Tout cet entraînement physique devait porter ses fruits, alors que son corps se ruait vers la fenêtre, son pied de bois percuta la vitre avec fracas, disséminant des éclats de verre tout autour d’elle. Chutant trois mètres plus bas, son souffle se coupa violemment alors que la jeune fille roulait sur le sol en s’égratignant les bras, tentant de protéger son visage. Ses jambes d’écorce n’avaient jamais été aussi précieuses pour elle, la chute lui aurait sans doute broyé les os si son corps était resté humain. Se relevant gauchement, une douleur sourde se fit néanmoins sentir alors qu’une sève verte et épaisse dégoulinait des brisures causées à l’écorce de sa peau. Serrant les dents, ses jambes se mirent tout de même au travail pour l’éloigner du lieu de sa fuite. Il ne fallait pas qu’on la rattrape.
Le marché qu’ils avaient traversé avec Purroros des semaines plus tôt semblait toujours aussi plein de vie mais il ne lui fut pas difficile de repérer l’agitation que causèrent des gardes armés en déboulant, sans doute à sa recherche à la vue du timing. Ses vêtements, bien que raisonnablement propres après un saut dans le vide, faisaient clairement tâche en comparaison avec les habits colorés des locaux. Il ne lui restait que peu de temps avant d’être repérée.
Jetant des regards affolés en tous sens, ses pupilles ambrées croisèrent celles émeraudes d’une purrekos. Une féline, dotée de nombreuses parures dorées et d’une écharpe velue d’un gris bleuté, enroulée sensuellement autour de son cou. Toute la détresse de la dryade se concentra dans sa voix quand elle prononça deux mots.
« Aidez-moi. »
Purroros lui avait dit que les siens l’aideraient si elle était dans le besoin. Et c’est ce que fit la gracieuse minette, d’un geste de patte, elle l’invita à pénétrer dans son magasin entouré de baies vitrées où une foule de vêtements était exposée. Emmenée jusqu’à un sous-sol où de nombreuses petites pattes brodaient avec concentration, Marie ne put s’empêcher de jeter un regard admiratif sur les étoffes aux quatre coins de la pièce.
« C’est la collection de la saison prochaine, je compte sur ta discrétion. »
Surprise par cette première phrase prononcée par la purrekos d’une voix doucereuse, la faelienne déboussolée ne manqua pas de secouer vivement la tête plutôt que de se mettre sa sauveuse à dos.
« Va dans la pièce du fond et attends que je revienne. »
Là encore, la jeune fille hocha la tête et pénétra dans une pièce modeste agrémentée d’un bureau de petite taille, de quelques fauteuils et de meubles de rangement d’où des liasses de papiers dépassaient. Sur le bureau aussi régnait un certain désordre mais Marie n’osa pas regarder de quoi pouvaient bien parler les feuilles recouvertes d’une écriture en pattes de mouche. Elle n’était même pas sûre de savoir lire ce qui y était écrit. Une vitre rectangulaire donnait sur l’atelier des travailleuses, à demi masquée par un store qui protégeait des regards extérieurs tout en laissant la possibilité d’inspecter au scribouilleur qui occupait habituellement le bureau.
Un brouhaha précéda le claquement de nombreuses bottes sur le sol, la purrekos amenait les gardiens d’Eel jusqu’à elle. Paniquée, la dryade ne savait plus quoi faire, aucune solution de fuite ne lui était possible. Se dirigeant résolument vers le bureau à la suite de la féline, trois hommes et une femme ouvrirent la porte avec fracas.
« Doucement, mes braves. Cette porte ne vous a rien fait. »
Un homme haut d’un bon mètre quatre-vingt-quinze, la musculature saillante, au front orné de cornes de bouc et aux oreilles pointues l’attrapa sans ménagement en la soulevant du sol.
« Vous m’avez vendue, s’insurgea Marie. Je me demande à quoi je m’attendais de la famille de Purroros ! »
Feulant, la féline jeta un coup d’œil en coin aux gardes avant de revenir vers la faelienne.
« Je ne t’ai pas vendue, je t’offre la seule chance qui te reste de rétablir la situation.
- Q-quoi ?
- Tu vas aller t’expliquer avec Miiko. Sois convaincante ou ta fuite aura été vaine. Quant à vous l’Égipan, je compte sur vous pour honorer votre promesse et l’amener à la salle du Cristal avant de tenter de l’emprisonner. »
Le bouc grogna avant d’acquiescer. La purrekos semblait jouir d’une certaine influence mais ça ne réjouissait pas Marie de devoir à nouveau affronter la renarde après une nouvelle infraction. Pourtant, c’est ce qu’elle dut faire quand le garde la déposa sur le sol faisant face au Cristal. Observant l’immense pierre précieuse, la femme vulpine lui tournait le dos quand sa voix tonna sèchement.
« Laissez-nous seules. »
Les gardiens s’exécutèrent en sortant de la salle. Une sensation de lourdeur oppressa la jeune fille alors qu’elle n’osait pas dire un mot.
« J’exige des explications.
- Les arbres me menacent, ils disent que je vais arriver trop tard. »
Seule une honnêteté limpide pourrait donner des résultats, il n’y avait plus de doutes à avoir. Un long soupir résonna dans la pièce alors que la renarde avait les yeux perdus dans le vague.
« J’arpente ce monde depuis bien des années, j’ai connu nombre de dryades au cours de mes périples avant mon arrivée à Eel. Cependant, ton cas est assez atypique. Tu ne souhaites visiblement pas te lier à une forêt si cette dernière est obligée de te menacer pour te faire venir, mais il semblerait qu’elle n’ait pas le choix. »
Ne sachant quoi répondre à cette énonciation de faits qui n’appelait aucune réponse, la faelienne garda le silence.
« Les dryades libres de voyager se font rares, la plupart protègent déjà leurs bosquets. Il se pourrait bien qu’une forêt désespérée ait jeté son dévolu sur toi, mais ça implique énormément de choses.
- Quelles choses ? »
Cette renarde à l’air si juvénile semblait avoir des centaines d’années alors que la fatigue l’accablait. Peut-être était-elle beaucoup plus âgée que son physique le suggérait, ses paroles allaient en ce sens. Daignant enfin se retourner, les yeux bleus parsemés de reflets violacés de la dirigeante se plantèrent dans ceux de Marie.
« Ce n’est pas d’un seul volontaire dont nous aurons besoin pour t’aider à sauver une forêt. Maintenant qu’il ne s’agit plus que de toi mais de la protection de nos terres, j’ai l’obligation d’intervenir. Seulement, nous ne disposons pas d’assez d’informations pour estimer le danger qui se profile. »
Le calme serein de la voix de la renarde alors que la situation semblait si complexe désarçonna la jeune fille. Il était évident que la chef de garde savait gérer les situations de crise.
« Que t’ont dit ces arbres exactement ?
- Que je devais venir maintenant ou que je risquais de ne jamais arriver à temps. »
Le regard glacé de la renarde se fit soudain résolu alors qu’elle prononçait ces mots :
« Alors, tous les volontaires partiront aujourd’hui avec toi et que le Cristal vous garde. Mais tu seras enfermée à ton retour pour ton insubordination, ne l’oublie pas. »
Celui qui se profile à l'horizon.
Marie se tenait au beau milieu de la salle des portes alors que ses futurs accompagnateurs allaient et venaient en préparant moult choses. Il y avait eu bien plus de volontaires qu’elle ne l’avait imaginé et ils étaient tous très différents les uns des autres, voir totalement inattendus. A moitié surprise par la candidature de Chris le lézard, elle l’avait en revanche beaucoup plus été par l’apparition des deux sœurs sirènes aux cheveux rouges dans le hall. Le faelien asiatique, Huang, était aussi de la partie même s’il ne lui inspirait que peu confiance. L’homme bouc qui l’avait récupérée dans la boutique de la purrekos était aussi de l’aventure mais il ne semblait pourtant pas s’être porté volontaire. Le dernier membre était sans aucun doute possible le plus étonnant et détonnant.
« Il suffit, je ne suis pas un cheval de trait. Je porterais ma part d’affaires et rien de plus. »
Encore maintenant, alors qu’elle le regardait, la jeune fille ne savait plus que rester ébahie. Le dernier membre n’était autre qu’une licorne parlante et, selon ses dires, experte en escrime. Il lui avait été permis de côtoyer de nombreuses espèces humanoïdes avec parfois moins d’humain que d’autre chose mais parler avec un animal doué de réflexion et de parole, c’était toujours bien trop étrange. D’autant plus que le cheval cornu semblait tout droit sorti d’un salon de beauté avec sa robe d’un blanc éclatant et sa crinière pailletée.
« Le voyage risque de durer, nous avons besoin d’emporter suffisamment de vivres. Ton aide est plus que nécessaire, si tu ne veux pas porter, alors reste donc ici. »
L’homme bouc, du nom de Philénor, semblait en constant désaccord avec l’équidé unicorne prénommé Duldik. Pourtant, ça ne faisait pas plus de deux heures qu’ils se connaissaient grâce à l’appel de Miiko. La renarde avait fait preuve d’une rapidité époustouflante pour rassembler à la fois nécessaire de voyage et gardiens. Marie avait enfin gagné quelques tenues de rechange correctes mais mis à part cette certitude, elle se sentait perdue. Tout le monde semblait savoir ce qu’il y avait à faire sauf la jeune fille qui subissait les événements. Marchant en direction du saurien, tout en réajustant sur ses épaules le lourd sac qu’on lui avait confié, la dryade chercha à s’informer un peu sur la suite des opérations.
« Est-ce qu’on va utiliser une carriole ? »
C’était de cette manière qu’elle avait fait le voyage jusqu’à Eel avec Purroros.
« Non, lui apprit-il, on va devoir marcher. Les charrettes ne sont pas suffisamment pratiques en forêt. On ne sait pas exactement où se situe ta forêt mais on nous a conseillé de nous préparer à un long voyage. »
Un long voyage. L’endroit où les arbres lui avaient parlé la première fois ne lui semblait pas si éloigné mais elle ne préférait pas le contredire.
« Et est-ce qu’on est assez pour protéger une forêt ? A vue de nez, je doute qu’on puisse en faire le tour à sept.
- Pour ça, lui répondit-il, on compte sur toi.
- Comment ça ?
- La forêt t’expliquera ce qu’il se passe et où nous devrons intervenir. »
Parler avec la forêt ne l’enchantait pas mais il n’y avait pas d’autre solution. Sans doute qu’il lui faudrait passer un pacte à un moment ou un autre. La jeune fille se demanda ce que ça allait bien pouvoir changer de plus en elle. Le temps était clément et ses manches courtes ne suffisaient plus à dissimuler les veines qui s’étaient étendues encore un peu plus loin. Peut-être qu’au contraire sa transformation s’arrêterait enfin. L’infirmière lui avait dit que le phénomène s’était étendu à cause de l’appel des arbres. L’espoir était encore permis ; faute de mieux, il fallait espérer un statut quo.
« Il est temps d’y aller. »
Clignant des yeux, Marie se retourna pour voir Huang prendre une place centrale dans leur groupe. Il devenait évident qu’il faisait office de leader.
« Marie passera devant pour nous guider, annonça-t-il. Le voyage devrait se passer sans anicroche jusqu’à la forêt mais gardez tout de même l’œil ouvert car nous ne connaissons pas notre destination exacte. Sur ce, trêves de bavardages et en route. Si vous avez des questions, j’y répondrais sur le trajet une fois que nous aurons récupéré nos compagnons. »
Il siffla avant qu’un oiseau blanc aux ailes orangées ne vienne se poser sur son épaule, une sorte de hibou.
« Qu’est-ce que c’est ? s’étonna la dryade. »
Huang sourit, c’était une habitude chez lui, avant de répondre en caressant le plumage de son ami.
« Je te présente Lin, c’est mon familier. »
A la vue de l’air confus que la jeune fille arborait, Chris vola à son secours.
« C’est peut-être quelque chose qu’on ne t’a pas encore expliqué mais pour faire simple la majorité des membres de la garde se voient attribuer un familier. C’est un allié fidèle qui nous épaule au quotidien lors de nos missions.
- Je vois, lâcha-t-elle avec une pointe d’amertume, il y avait beaucoup de choses qu’on avait omit de lui dire. »
Il ne fallut pas plus de temps à la troupe pour sortir dans les jardins, c’est à ce moment-là que Marie comprit à quoi servaient les dompteurs de fauves, ils s’occupaient des familiers de la garde. Chris récupéra ce qu’ils appelèrent un corko. Très approprié, d’un point de vue couleur et écailles, avec son maître. Nwo avait pour compagnon un minuscule insecte volant strié d’orange et de noir. Et elle ne put s’empêcher de ricaner en voyant que Philénor était accompagné d’un lapin cornu au pelage rosé et à la truffe curieuse. Visiblement, les autres avaient également des familiers mais ils n’étaient pas suffisamment appropriés pour partir sur cette mission. Saan était enroulée autour d’un poulpe chat semblable à de la gelée. Alors qu’elle lui murmurait quelques mots d’amour, elle sembla anéantie lorsque le départ fût officiellement annoncé. Et, alors que la faelienne attendait, tous se retournèrent de concert vers elle qui n’avait pas bougé d’un pouce.
« Quand vous dites que je vais ouvrir la marche… C'est-à-dire, là maintenant ? s’étonna-t-elle. À pieds ? »
Le rire franc du faelien ne semblait pas aussi comique pour tous. À vrai dire, les gardiens semblaient plutôt consternés ou gênés.
« Oui, à pieds. Alors en marche demoiselle, je te guide jusqu’à la sortie de la ville mais tu devras prendre le relais. »
Rougissant jusqu’à la racine des cheveux, la dryade fit ses premiers pas autorisés à l’extérieur depuis bien longtemps. La foule lui fit un drôle d’effet, elle faisait moins attention aux gens tout en étant bien consciente de leur présence. Elle s’habituait à la singularité de chacun. Sans doute était-ce lié au fait qu’elle observait principalement les visages des passants pour observer si la présence d’une licorne leur semblait habituelle. C’est presque avec soulagement qu’elle constata une forme de surprise, ou au moins de curiosité, au cœur de nombreux regards portés vers l’équidé flamboyant. Le petit groupe traversa cependant la ville sans encombre, dans un silence quasi religieux.
Mais, une fois arrivé aux portes de la cité, le même problème se posa.
« Comment est-ce que je suis censée vous guider jusqu’à la forêt, se plaignit la dryade. Je ne me souviens plus où elle est, je n’y suis allée qu’une seule fois. »
La sirène aux cheveux rouge sombre soupira sans se dissimuler alors que sa sœur arborait un sourire gêné. Sitôt partie, son entourage semblait profondément déçu de son incapacité.
« Eh bien, je crois que nous tombons sur un os. Miiko semblait dire que tu saurais où te diriger mais il semblerait que ce ne soit pas le cas. Devons-nous faire demi-tour ? annonça malicieusement Huang. »
Livide à l’idée de retourner à l’enfermement, la jeune fille agrippa les anses de son sac à dos avec plus de force qu’il n’en fallait. S’approchant d’elle avec sollicitude, c’est Chris qui tenta de tirer au clair la situation.
« Tu m’as expliqué que les arbres te parlaient, pas vrai ? »
Hochant faiblement de la tête, l’apprentie Obsidienne n’en menait pas large.
« Est-ce que tu ne peux pas les contacter pour qu’ils te guident ? Miiko ne nous aurait pas envoyé en mission avec toi pour guide si elle n’était pas certaine que tu puisses occuper ce rôle avec succès.
- Je peux essayer, concéda-t-elle. »
Elle inspira profondément. Jusqu’à présent, ses tentatives de communication ne s’étaient pas très bien déroulées, mais il s’agissait maintenant de les exaucer. Les arbres seraient sans doute mieux disposés aux échanges. Fermant les yeux, elle tenta de concentrer ses pensées pour être entendue.
« Nous t’entendons sœur dryade. Mais tu es dans l’erreur, annoncèrent placidement les arbres.
- Je suis dans l’erreur ? »
Surprise, elle avait répondu oralement aux pensées de l’arbre sous le regard inquiet de ses camarades.
« Ce n’est pas nous que tu dois venir voir. Nous avons déjà un gardien. »
Renonçant à penser pour répondre, elle continua à parler à haute voix.
« Qui est-ce que je dois aller voir alors ? Ce n’est pas vous qui me harcelez depuis des semaines ?
- Ta forêt est faible, trop faible pour te parler à présent. Et, quand elle t’a rencontrée, c’est toi qui étais trop faible pour l’entendre. Mais nous avons entendu son message grâce au lien qui vous relie.
- Vous savez le nombre de forêts que j’ai traversé pour arriver jusqu’ici, s’empourpra-t-elle avec agacement. Comment est-ce que je suis censée retrouver la bonne ? »
L’énervement commençait à enfler jusque dans sa voix. Cette discussion n’avait ni queue ni tête.
« Le félidé connaît le chemin de la forêt. Il y pénètre régulièrement et s’y sert allégrement. »
Un blanc accueillit cette déclaration alors que Marie comprenait de quelle forêt il était question. Murmurant doucement quelques mots, un frisson glacé parcourut son dos.
« La forêt des manges-songe. »
Cette forêt d’arbres translucides dans laquelle elle avait atterrit la toute première fois. Là où le félin s’approvisionnait en baies hallucinogènes. Murée dans ses réflexions, elle n’entendit pas tout de suite la voix de Huang.
« Marie ? »
Clignant trois fois des yeux, la jeune fille le dévisagea avant de réaliser qu’il leur fallait à tous une explication sur ce qui avait dû leur sembler être un monologue.
« Je sais quelle forêt m’appelle. C’est celle où je me suis retrouvée en basculant dans ce monde. Une forêt d’arbres blancs, des manges-songe. »
Duldik l’équidé fronça ses petits yeux chevalins d’un air préoccupé.
« Ce n’est pas une flore très amicale mais malheureusement assez répandue dans certaines régions. Sais-tu de quel bosquet il s’agit ?
- Pas du tout, mais je connais quelqu’un qui pourrait nous y mener.
- Qui ? demanda Huang d’une voix posée.
- Le purrekos qui m’a accompagnée ici, Purroros. »
Éclatant d’un nouvel éclat de rire qui semblait devenir caractéristique, le faelien semblait au bord de l’étouffement. C’est Philénor, l’homme-bouc, qui la questionna d’une voix acide.
« Tu connais ce contrebandier ? »
Il avait bien semblé à la dryade que son ex-compagnon de voyage n’était pas apprécié mais chaque évocation de son nom semblait le confirmer.
« Bien sûr que oui vu que je vous ai dit qu’il m’avait emmenée ici. »
Ayant repris son sérieux, le quarantenaire asiatique éclaira la situation d’une simple phrase.
« C’est un faery recherché mais amener un faelien terrien à Eel lui donnait l’immunité durant deux semaines car il n’a pas commis des crimes de classe supérieure. Il a du culot d’être revenu parader au quartier général. »
Ça ressemblait tellement à l’animal que Marie n’était même pas étonnée.
« Il y a un moyen de le trouver facilement ? »
Le silence qui flotta commença à l’amener à penser que ce ne serait pas chose si aisée. C’est une des sirènes, Nwo, qui leur donna une piste à explorer.
« Grâce aux bruits de couloir, j’ai cru comprendre que tu avais mis plusieurs mois à atteindre Eel.
- Environ trois mois, mais la route n’était pas des plus directes, pourquoi ?
- Ça sous-entend que tu venais des terres éloignées, il existe un réseau de solidarité assez étendu là-bas. A défaut de pouvoir le trouver nous-même, nous pouvons lui passer un message.
- Qu’est-ce qui te fait croire qu’il viendra ? demanda sèchement sa sœur, visiblement de mauvais poil.
- Eh bien, pour le moment c’est notre meilleure option mais il faut effectivement espérer que votre relation ait été bonne durant le voyage et qu’il vienne. »
N’osant pas avouer qu’elle n’avait même pas daigné lui dire au revoir à son départ, la faelienne hocha fébrilement la tête. Il fut rapidement convenu qu’ils se déplaceraient de village en village pour passer le mot dans les tavernes et auberges. Sur le chemin vers leur premier arrêt, il devint évident que les deux jumelles n’avaient rien en commun d’autre que leur race. Celle prénommée Saan était une obsidienne caractérielle et la seconde, Nwo, était une gardienne de l’ombre au caractère doux et réfléchis. C’est cette dernière qui, après une après-midi de marche, se chargea de faire le tour de la ville pour recenser les potentiels informateurs. Fournissant une liste d’endroits à chaque membre du groupe doué de diplomatie, ou de force de persuasion plus physique, ils se séparèrent aux quatre coins de la ville.
Marie n’était rien d’autre que la boussole inutile du groupe, aussi elle s’ennuyait fermement et était chaperonnée par Saan qui ne possédait pas suffisamment de tact, selon sa propre sœur, pour dialoguer avec qui que ce soit. La sirène la regardait d’un air mauvais et distant depuis plusieurs minutes quand la dryade tenta de briser la glace avec la seule question qui lui passait en tête, sans succès.
« Pourquoi tu t’es portée volontaire ? »
C’était une grande question que la jeune fille avait bien du mal à élucider. Des yeux d’un rouge profond se plantèrent dans les siens pendant quelques secondes avant de se détourner. Il n’était pas aisé de communiquer avec la guerrière des mers.
Pour ne pas mourir d’ennui, Marie observa les alentours et les gens qui passaient. Les bâtiments ne semblaient pas aussi fragiles que les bidonvilles qu’elle avait traversé, ils étaient bâtis avec des pierres cimentées les unes aux autres et des toits en tuiles de bois sombre recouvertes d’enduit. Les routes n’étaient pas construites en dur, mais creusées à même le sol et recouvertes de sable. Elle s’amusait à y dessiner quand un homme visiblement responsable des travaux publics était passé avec un râteau, une pelle et un énorme sac. Il devait s’agir d’une espèce spécifique de centaure car l’homme n’avait pas un corps de cheval mais plutôt de cerf, le tout assorti de bois imposants sur son crâne. Mais lorsqu’elle comprit que son travail consistait à retirer le fumier des attelages du sable, cela lui passa l’envie de continuer à y dessiner.
Une foule de bambins plus ou moins humanoïdes passa en courant, laissant échapper de nombreux éclats de rires et cris. Suivant ce petit attroupement du regard, ses yeux stoppèrent leur course sur une pancarte lisible à ses yeux. Il était clairement noté « Hôte du bon lit », comme l’auberge où elle avait dormi quelques semaines auparavant. Il semblait pourtant impossible que ce soit la même auberge, peut-être une sorte de chaîne d’auberges du même nom ? Piquée par la curiosité, ses jambes commencèrent à la mener vers sa destination alors qu’une voix sèche la rappelait à l’ordre.
« Où tu vas comme ça ? »
Le visage de la sirène avait des traits beaucoup plus durs que dans ses souvenirs aux bains, ses mains étaient crispées sur le manche de son harpon à en faire blanchir ses jointures. Plutôt que de la peur, Marie ressentait une certaine pitié. Ce n’était pas un prédateur qu’elle avait devant elle mais une proie effrayée. Au-delà des races et de sa situation incongrue, son esprit effaça la couleur étrange de ses yeux et de ses cheveux pour laisser place à une jeune fille d’une vingtaine d’années dotée d’une armure et d’une arme. Elles n’avaient au final, pas tant d’écart d’âge l’une avec l’autre mais leurs vies avaient dû être totalement différentes. Marie avait eu la chance d’avoir un père aimant mais quel genre de père avait eu Saan pour s’être retrouvée si loin des siens ?
« Je t’ai posé une question. »
Les pieds plantés dans le sable, la dryade regarda l’écorce de ses pieds avec dégoût en réalisant où elle marchait. La faery s’approcha à grands pas, sans doute irritée par le manque de répondant de celle qu’il lui incombait de surveiller.
« Hé ! »
Observant ses pieds avec attention, Marie répondit distraitement à sa gardienne.
« La pancarte là-bas, l’auberge aux volets blancs. Le nom est le même qu’une que j’ai visité avec Purroros.
- Et alors ?
- Je me disais qu’on pourrait peut-être y faire un tour comme on est à côté.
- Nwo y est déjà allée, c’était un des premiers endroits de sa liste.
- Oui mais je me disais qu’on pouvait y aller nous deux. Ou juste moi, si tu n’as pas envie. »
L’albinos sembla chercher conseil du regard avant de se rappeler qu’elle était seule, elle se posta devant la dryade avec un air difficile à déchiffrer.
« Qu’est-ce que tu comptes obtenir exactement en allant là-bas ?
- Je ne sais pas encore mais ça vaut le coup d’essayer plutôt que de rester plantées là. »
Observant l’auberge avec attention, la sirène lâcha un soupir avant d’obtempérer, fixant une durée limite de dix minutes avant le retour au point de ralliement. Traversant la rue sablonneuse, les deux comparses poussèrent une porte en bois ouvragé pour aboutir dans un petit salon où une table faisait office d’accueil. Personne ne se trouvait derrière mais une sonnette à main remédia au problème ; à peine la jeune fille l’eut touchée qu’un ogre sortit d’une pièce avoisinante pour venir à leur rencontre. Même si celui-ci semblait avoir atteint un âge honorable, la vision de ces hommes à la peau grise et à la musculature sur-développée était toujours impressionnante à voir. Mais Marie commençait à s’habituer à tout ça, c’est pourquoi elle parvint à lancer la conversation avec une certaine forme de naturel.
« Bonjour, tenta-t-elle sur un air faussement enjoué. Dites-moi, par hasard, connaîtriez-vous d’autres auberges portant le même nom que la vôtre ? J’ai séjourné dans une auberge similaire il y a quelques semaines et j’aimerais y retourner. »
L’homme sanglier la dévisagea scrupuleusement avant de prononcer quelques mots d’un ton lent.
« Vous séjourner Gardène ou Valzak ?
- J’étais accompagnée d’un purrekos alors je ne sais pas exactement par où je suis passée. »
Le regard de l’ogre tiqua à la mention du purrekos.
« Vous être avec gens d’avant. »
C’était une énonciation de faits mais elle ne semblait pas de bonne augure.
« Purroros est un ami, c’est lui qui m’a amenée à Eel mais j’ai encore besoin de lui. Vous devez me le dire si vous avez un moyen de le contacter. »
Le vieil ogre fronça son groin en réfléchissant.
« Quoi donner en échange ? »
Surprise la jeune fille fut prise au dépourvu n’ayant pas prévu une réponse de ce type. C’est l’obsidienne qui répliqua dans la seconde avec agressivité.
« Je suis une gardienne d’Eel, membre de la garde Obsidienne. Si vous ne nous donnez pas les informations adéquates, j’enverrai un rapport à ma hiérarchie pour qu’on contrôle votre établissement. »
Les petits yeux porcins du tenancier rétrécirent plus encore et il aboya avec force quelques mots qui ressemblaient à des enchaînements de voyelles et de raclements sans queue ni tête. Quatre ogres dans la force de l’âge se précipitèrent dans le hall d’entrée et, sur un mouvement de tête de leur chef ; ils fondirent comme des chiens enragés sur les deux jeunes filles. Une main agrippa l’épaule de la dryade avec tant de force qu’elle ne put s’empêcher de couiner de douleur. De nouveaux mots incompréhensibles furent prononcés et elles furent attachées à l’aide de cordes épaisses puis jetées dans le fond d’une cave humide et sombre.
Chamboulée par cet enchaînement d’événements inattendus, la jeune faelienne ne savait plus quoi dire. C’est à peine émotionnée par son emprisonnement que Saan prit la parole.
« Il a de mauvaises fréquentations ton abruti de purrekos. »
Abasourdie par cette réplique inutile, la jeune fille se demanda comment leur mission pouvait réussir avec si peu de compétences de la part de leurs membres.
« Au moins, déclara-t-elle laconiquement, on est sur une bonne piste, cette cave pue la poudre de mange-songe. »
A force de rester dans la pénombre, les yeux de Marie finirent par s’habituer et il devint évident qu’elle était entourée par de nombreux sacs sans doute tous remplis de substances illicites. Purroros était décidément un sacré trafiquant mais il y avait plus important, du peu qu’elle connaissait des trafiquants à travers les films, être enfermées dans une cave ne semblait pas les placer sous de bonnes auspices.
Où celui qui est caché n'est pas forcément en sécurité.
Quelle surprise pour les compagnons de voyage lorsqu’ils étaient tous revenus au point de ralliement et que, tour à tour, force avait été de constater que Marie et Saan avaient tout bonnement disparu. Si seulement ils avaient su que, quelques dizaines de mètres plus loin, se trouvait une auberge en pierre, ornée de beaux volets blancs, et qu’au fond d’une de ses caves ; se trouvaient les deux disparues.
« Il faut que tu nous sortes de là Saan, déclara la jeune fille dont l’imagination s’était un peu trop emballée, est-ce qu’ils vont nous tuer ? Ou peut-être nous vendre ou...
- Mais tu vas te taire un peu oui, asséna la sirène avec morosité.
- Qu-quoi ?
- A quoi est-ce que ça sert de se lamenter comme ça ? S’ils doivent te tuer qu’ils te tuent. Pour le moment, je réfléchis alors mets la un peu en veilleuse. »
Les lèvres pincées, la faelienne se demanda si la gardienne était sérieuse. Comment pouvait-elle agir comme ça alors qu’elles étaient dans une telle situation d’urgence, ça la dépassait. Tirant sur ses liens avec force, il devint rapidement évident qu’à part se blesser ça n’aboutirait à rien. Son regard ambré passa d’étagère en étagère, rien de très utile ne s’y trouvait à première vue à part des sacs. Un escalier en pierre remontait vers la surface mais une trappe solide en verrouillait l’accès. Les ogres avaient déplacé une lourde armoire pour les y faire descendre, il y avait de fortes chances qu’ils l’aient replacée en partant. Le boucan qu’elles avaient entendu l’indiquait assez fiablement.
Ses deux bras étaient attachés dans son dos et ses chevilles l’une avec l’autre. Son écorce avait d’ailleurs été rudement malmenée, des sillons s’étaient creusés là où la corde avait été serrée avec un peu trop de force. Ses pieds n’avaient pas récupéré de son échappée du QG et voilà qu’à présent on tentait presque de l’amputer. Alors qu’elle pensait à ses jambes, son esprit fit tilt à propos de la sirène.
« Tu ne peux pas te retransformer en sirène ? Si tu n’as qu’une queue tu pourras te détacher ! »
Le regard morne que lui jeta Saan lui annonça d’avance que quelque chose devait clocher dans son plan.
« Mes jambes vont fusionner l’une avec l’autre, est-ce que tu veux que je t’explique ce que ça va faire à ma queue quand deux bouts de cordes seront plantés en plein milieu ? »
Grimaçante, la dryade secoua la tête. Cette idée n’était pas si bonne que ça.
Le temps passa sans qu’elles n’échangent un mot l’une avec l’autre. La panique gagnait du terrain dans l’esprit de Marie qui commençait à souffrir de ses liens. Bien qu’une partie de cet incident soit directement lié à l’Obsidienne aux cheveux rouges sombres, elle ne pouvait pas nier avoir elle-même proposé de se rendre à la taverne. Si la jeune fille avait eu un peu plus de jugeote, l’idée d’attendre le groupe aurait été une évidence dès le début.
Lasse d’attendre dans le silence, la faelienne se mit à chantonner un des airs que le Purrekos entonnait à la nuit tombée dans sa carriole. Sa voix ne sonnait pas totalement juste mais possédait une certaine harmonie, aussi, la sirène ne se plaignit pas de cette soudaine nuisance sonore qui avait le mérite de briser la monotonie du silence. C’est au troisième air qu’elle entamait qu’un bruit sourd annonça l’arrivée imminente des ogres. Quelqu’un était en train de tirer l’armoire à la surface.
« Qu’est-ce qu’on fait Saan ? paniqua la jeune faelienne.
- On attend et on voit ce qu’il va se passer. »
Le bruit de la trappe ouverte avec fracas contribua à accélérer le rythme cardiaque des deux captives. Une poignée de secondes plus tard, deux colosses à la peau grise attrapèrent la dryade sous les épaules pour la remonter à la surface. Ruant comme une forcenée, elle ne put rien faire d’autre que se laisser porter comme une poupée alors que l’Obsidienne hurlait des obscénités à ses kidnappeurs. Tandis qu’un des deux ogres remettait l’armoire en place, le second lui intimait en quelques mots de ne pas faire un seul bruit. La menace était bien passée, aussi la jeune fille osait à peine respirer en attendant la suite des événements. Elle eut une brève pensée pour Saan, qui s’effaça peu à peu au gré des battements affolés de son cœur.
Parcourant un couloir adjacent à la pièce où elle se trouvait, on l’amena au palier supérieur après une volée de marches, pour aboutir dans une chambre chichement meublée. Un animal vert et dodu dormait en boule sur des draps bordeaux en satin. Une sorte de fennec à poils excessivement longs doté d’un ronflement assourdissant pour sa petite taille. Le vieil ogre, qu’elle suspectait être le maître de l’animal, se trouvait dans un fauteuil à bascule. Ce dernier était doté d’un coussin rembourré qui rehaussait son buste imposant d’une dizaine de centimètres, détail non négligeable à la vue de l’immensité déjà imposante du colosse. Il l’observait sans un mot, donnant de temps à autre une impulsion au fauteuil qui grinçait légèrement. Un des jeunes brailla dans un langage incompréhensible mais le doyen le coupa d’un ton sec avant de reposer son regard sur la faelienne.
« Purrekos connaître toi ? »
Marie savait pertinemment que mentir ne servirait à rien, autant dire ce qu’il fallait pour apaiser le vieil homme gris.
« C’est lui qui m’a accueillie dans ce monde. Je suis une faelienne venue de la Terre. C’est pour ça que je suis arrivée à Eel avec lui. Mais j’ai vraiment besoin de le trouver. »
Se remémorant la menace de la sirène, elle crut bon d’ajouter quelques mots apaisants.
« Et il ne sera évidemment pas question d’inspection ou de quoi que ce soit d’autre. »
Soufflant du nez, le vieux faery se gratta la joue tandis qu’il prenait le temps de réfléchir.
« Toi pas mentir. Mais moi pas savoir si aider toi ou pas. »
Huang avait naguère dit à Marie que la langue commune était instinctivement compréhensible par tous mais les ogres devaient faire exception car elle ne comprenait pas un mot de leur échange bestial. Ils semblaient statuer sur son sort avec moult désaccords, le ton ne cessait d’augmenter crescendo. Et à vrai dire, le débat ne se termina jamais vraiment. Des hurlements bestiaux résonnèrent de l’étage inférieur alors que ses ravisseurs se raidissaient en tendant l’oreille. L’un des deux gardes abandonna la pièce en courant alors que le vieil ogre semblait anormalement tendu. Elle-même n’en menait pas large et n’osait plus bouger alors que les cris redoublaient en intensité.
La porte s’ouvrit à la volée quelques minutes plus tard, laissant apparaître sur son seuil Saan, la sirène, et Philénor, l’homme bouc. Munie de son harpon, la gardienne le planta sans aucune hésitation dans l’épaule du jeune soldat ébahi qui relâcha son étreinte sur Marie en hurlant de douleur. Le gardien doté d’une forte musculature attrapa le bras blessé pour le tordre en arrière et immobiliser l’agresseur au sol. La dryade ne pouvait pas décrocher son regard de la plaie ouverte qui lui faisait face, l’écho des hurlements la tétanisait. C’est à peine si elle entendit la sirène annoncer dans l’escalier que la situation était maîtrisée.
Ses yeux ne voyaient plus que cet ogre grognant face à la douleur sans pouvoir bouger sous la poigne de Philénor. Sa respiration se fit plus courte sans qu’elle ne s’en rende compte, la vue du sang ne lui était pas coutumière. Une main se posa sur son épaule ; elle se retourna avec frayeur.
Mais ce n’était que Chris le lézard.
Pas un ennemi.
« Est-ce que ça va ? »
Ce n’était pas vraiment le cas, mais il semblait évident à quiconque apercevait son teint cireux que ça n’allait pas. Il entreprit de couper ses liens à l’aide d’un couteau à lame incurvée.
« Comment vous êtes arrivés ? bégaya la jeune fille. Saan... elle était enfermée avec moi. Dans la cave, elle... »
A court de mots, la jeune fille ne sut plus quoi dire alors que la lefkitis venait pour lui fournir une explication.
« Nous étions dans une cave, il y avait forcément un conduit d’aération pour éviter que ça ne moisisse.
- Mais comment est-ce que tu t’es... »
Et, alors que les mots franchissaient ses lèvres, elle baissa les yeux sur les jambes ensanglantées de la jeune femme. Avant même qu’elle ait pu dire un mot, la sirène lui asséna que c’était plus impressionnant que douloureux et tourna les talons. La tête de la faelienne tourna violemment alors que ses jambes semblaient se dérober sous elle. Sans la poigne de Chris, son visage aurait sans doute rencontré le sol.
« On va sortir, d’accord ? annonça le jeune homme d’une voix presque paternelle. »
Alors qu’il guidait la faelienne à l’extérieur, cette dernière jeta un dernier coup d’œil vers les ogres. Nwo venait d’arriver et se dirigeait vers le vieil homme, l’air qui se lisait sur son visage n’avait rien de semblable à un air amical. Non. Ses traits étaient froids comme l’acier et Marie redoutait d’imaginer ce qui allait se passer.
Une fois à l’extérieur, le reptile l’installa sur un banc en bois clair. Elle caressa distraitement sa surface vernie pour s’accrocher à quelque chose de tangible. Il n’avait pas dû se passer plus d’une heure ou deux durant leur captivité, le soleil commençait à peine à disparaître sous la ligne d’horizon.
« Vous n’auriez pas dû vous éloigner, lui reprocha-t-il sans oser y mettre trop de réprobation. Saan a été imprudente, elle aurait dû nous attendre. »
Ces remontrances étaient légitimes mais ce n’était pas ce que la jeune fille avait besoin d’entendre. Elle se sentait suffisamment stupide et lasse sans avoir besoin que quiconque en rajoute. Les cadavres des orcs. Il lui avait été impossible de ne pas les voir en redescendant. Impossible aussi d’oublier les jambes ensanglantées de la sirène blanche et l’épaule de son ravisseur. Mais étrangement, ce qui lui faisait le plus froid dans le dos, c’était peut-être bien le regard de Nwo.
« Les jambes de Saan, dit-elle d’une voix tremblante, sans parvenir à dire davantage.
- Elles vont guérir, il lui restera juste des cicatrices. »
Le groupe qui l’accompagnait n’avait rien d’incompétent. C’est seulement maintenant que la dryade comprenait qu’ils étaient tous des soldats entraînés, face à la douleur et face au meurtre. Elle n’était pour sa part qu’une enfant au cœur fragile. Plantant ses yeux dans ceux reptiliens de son interlocuteur, elle posa une question qui l’effraya.
« Est-ce que tu as déjà tué ? »
Le front écailleux du saurien se plissa légèrement alors qu’il détournait le regard. Son corps avait trahi un bref mouvement de recul coupable. Il avait tué.
« Je ne veux pas tuer. »
Le ton de la faelienne était implorant. S’il lui était trop dur de regarder ce genre de scène alors comment pourrait-elle ? Elle avait bien vu des morts dans sa vie mais uniquement par écran interposé. La jeune fille n’était pas préparée à ça.
« Tu n’as pas à tuer, déclara-t-il calmement. C’est pour ça que nous sommes avec toi. Nous savons bien que tu n’as pas encore été formée.
- Non, tu ne comprends pas, lâcha-t-elle d’une voix blanche. Je ne veux pas être formée. »
Jetant un coup d’œil gêné autour de lui, Chris se pencha pour chuchoter.
« Si tu veux rester à Eel, il faudra que tu te formes mais ça n’impliquera pas que tu en fasses usage. Cependant, il te faudra impérativement quitter la garde Obsidienne car si tu y restes tu n’y échapperas pas. »
Marie hocha la tête tout en dévisageant le garçon qui lui faisait face. C’était un assassin. A vrai dire, ils étaient sans doute tous des assassins. Cette constatation la faisait suffoquer à nouveau.
« Je, bégaya-t-elle, j’ai besoin de prendre l’air.
- Nous sommes dehors, lui dit-il doucement, incertain de ce dont elle avait besoin.
- La forêt, j’ai besoin de retourner dans la forêt. »
Le gardien étincelant dut sans doute présumer que c’était en relation directe à l’appartenance à la race des dryades de la jeune fille mais il n’en était rien. Il fallait simplement qu’elle s’éloigne de cette auberge morbide et des images que son esprit lui renvoyait.
Il la laissa seule quelques instants pour aller prévenir les autres. Observant son dos avec attention, elle se leva et entra dans la boutique la plus proche dès que sa silhouette disparut dans l’encadrement de la porte du bâtiment. C’était une boutique de tissu, de longs rouleaux multicolores étaient suspendus sur des barres de fer ancrées dans les murs. Des étoffes bas de gamme servaient de tapisserie et étaient clouées à même le ciment, ou autre matière semblable.
« Vous faut quelqu’chose ? »
Faisant volteface, la dryade avisa une toute petite femme qui lui arrivait au nombril, la peau verte et parcheminée. Ses grandes oreilles pointues étaient percées en de multiples endroits par des clous, des os et des crocs plantés, a priori, hasardeusement. Une touffe de cheveux d’un brun hirsute était agrémentée d’un nœud violet, seul signe visible qui lui avait fait deviner qu’elle était probablement en affaire avec une femme. Elle portait un semblant de robe marron cousue à la va vite dont certains endroits semblaient se désolidariser.
« Non, je regarde juste.
- Ben r’garde de loin ou t’vas r’contrer ma dague. »
Offusquée, la jeune fille se rembrunit.
« Je ne vais pas vous voler.
- A d’autres. T’as du sang sur tes jolis souliers. »
Déglutissant, la faelienne baissa lentement ses yeux ambrés vers son écorce souillée. Un début de malaise semblait la reprendre alors que la voix de Chris résonnait à l’extérieur. S’accroupissant sur le sol pour frotter ses pieds, elle ne fit rien de mieux qu’étaler le sang aussi bien sur le bois que sur ses mains. Ses mouvements s’arrêtèrent brusquement alors qu’elle sentait les larmes commencer à lui monter aux yeux.
« Ils ont tué les ogres. »
Cette phrase n’appelait pas de réponse mais la femme gobelin se fit un point d’honneur à la faire réintégrer la réalité.
« On meurt tous un fichu jour. Ceux-là qu’étaient qu’de fieffés gredins l’méritaient d’puis l’temps. Y’a pas un paysan qu’ait pas tenté d’renifler leur truc là. Comme si c’était possible d’mieux travailler grâce à c’te maudite poudre. »
Lorgnant la jeune fille sur le sol de sa boutique, elle trottina jusqu’à sa porte pour hurler dehors.
« T’va arrêter d’gueuler oui ? Elle est là ta geignarde alors t’viens la récupérer et vous dégagez. »
Laissant échapper un rire nerveux, Marie essuya son nez, heureuse que ses larmes n’aient pas coulé. Chris déboula en trombe l’instant d’après, visiblement fou d’inquiétude pour quelques minutes d’absence. La dryade tenta de l’amadouer en lui expliquant qu’elle avait cherché de l’aide après s’être sentie mal. Inutile de lui expliquer qu’elle avait une nouvelle fois songé à fuir. Quoique la faelienne n’était pas vraiment sûre de ce qu’elle avait voulu faire.
Ils marchèrent ensemble jusqu’à la forêt sans qu’il ne daigne s’écarter de plus d’une vingtaine de centimètres. De grands arbres aux feuilles ovales parsemaient l’horizon, posant sa main sur l’un d’eux, Marie cru presque sentir sa vitalité s’écouler entre ses doigts. Elle se demanda un instant si elle devait tenter de lui parler avant de retirer sa main. Il valait mieux éviter de prendre contact avec d’autres forêts. Impossible de savoir si plusieurs arbres pouvaient lui demander en même temps un serment d’allégeance et ce n’était pas une chose qu’elle voulait découvrir.
Une brise douce soufflait sur son visage. Le corko du jeune homme, sorte de petit crocodile-chien aux pattes palmées, les avait suivis et semblait très intrigué par la jeune fille. Elle avait donc fini par se laisser prendre au jeu alors qu’il se frottait sur ses jambes. Grattouillant son flanc écailleux avec force, le reptile siffla de bien être de sa longue langue pointue.
« Ces animaux, pourquoi est-ce que vous les gardez avec vous ? »
Le lézard s’approcha pour caresser la tête de son ami avant de répondre d’un ton amusé.
« Ce ne sont pas des animaux. Ce sont des familiers.
- Et quelle différence il y a ? »
Le dragonnet à quatre pattes sembla souffler du nez pour montrer son outrage face à cette question.
« Ils sont très intelligents, ils peuvent comprendre ce que tu dis. Une fois lié à un faery, un familier ne le trahi jamais. Nous passons un accord tacite, nous les nourrissons et chérissons et ils deviennent nos plus fidèles alliés. Même s’ils restent très indépendants.
- Alors, comme je suis une faelienne et non pas une faery, je ne pourrais jamais en avoir ? »
Blêmissant et bégayant, le saurien secoua la tête.
« Non, bien sûr que non. J’ai trop l’habitude de parler avec de gens venus d’ici, mais sache que les faeliens, à mes yeux, font autant partie de la Faery que les autres. Regarde Huang, il a un familier. »
La dryade ne sut pas expliquer pourquoi mais cette déclaration lui fit plaisir. Peut-être parce qu’elle était incluse dans cet ensemble énorme. Une grande famille comme l’avait dit Purroros.
« Est-ce que tu penses qu’on va finir par trouver Purroros ?
- Avec le tapage que va avoir notre intervention d’aujourd’hui, il sera forcément au courant de notre présence. Mais s’il ne veut pas se montrer nous risquons d’avoir du mal à le débusquer par la force. Je ne le connais pas personnellement mais Philénor semblait dire qu’il avait échappé aux gardes un sacré nombre de fois. »
La jeune fille espéra sincèrement qu’il finirait par venir jusqu’à elle. Les arbres ne semblaient plus vouloir se manifester, c’était sans doute le signe que son groupe prenait la bonne direction. Le Purrekos ne pourrait pas se cacher éternellement.
Car les choses ne sont jamais gratuites.
Le groupe de gardiens se déplaçait de village en village depuis maintenant une semaine mais aucune piste quant à la localisation du receleur ne semblait vouloir apparaître. Le félin ne laissait aucun indice sur son passage, ou tout du moins, les gens n’avaient pas la moindre envie d’aborder le sujet. Les pieds de Marie la faisaient souffrir mais, à chaque fois qu’elle regardait les jambes de Saan, ses lèvres se pinçaient et elle redoublait d’efforts. Une autre chose qui lui permettait de tenir bon, c’était le discours quasi-ininterrompu de Duldik la licorne qui meublait le silence et l’empêchait de trop penser.
« Tu vois ces plantes sur le bord du chemin ? Les petites avec des fleurs rouges et les feuilles émeraudes aux bouts pointus ? »
La jeune fille hocha la tête pour la soixantième fois de la matinée.
« Ce sont des précieuses mordantes. Une espèce de végétal qui sert de gardien aux locaux.
- De gardien ? s’étonna-t-elle.
- Oui, il suffit de lui offrir, disons par exemple un morceau de ton écorce ou de ma crinière, et elle te reconnaîtra comme son maître si tu la nourris régulièrement.
- Et ça sert à quoi ?
- Quiconque passera dans ton jardin déclenchera un bruissement, comme du cristal, et tu sauras que quelqu’un entre chez toi. Qu’il soit visible ou pas, ces plantes détectent toutes sortes d’intrusions. »
L’équidé unicorne était un véritable puits de science pour toutes sortes de sujets. A tel point qu’elle lui avait demandé ce qu’il faisait dans la garde Obsidienne qui lui semblait plutôt réservée aux muscles et non à l’intellect. Ce à quoi il avait répondu la tête haute.
« Je suis un jeune mâle dans le cœur de ma force. J’ai quitté mon troupeau sans leur accord pour m’intégrer à la garde alors si j’avais poussé le vice jusqu’à dédaigner l’entraînement physique pour m’enfermer dans une bibliothèque ou des laboratoires, je pense que mes ancêtres en auraient perdu leurs cornes. Disons que c’est l’alternative qui convient le mieux à ma situation. Et, comme je te l’ai déjà dit, je suis un excellent escrimeur grâce à ma corne. Ce qui fait que je porte fièrement les couleurs du bataillon des valseurs écarlates. »
Et s’en suivit l’éloge de ses capacités naturelles avant qu’il ne dérive sur de nombreux sujets.
Le groupe était séparé en deux, ceux à l’avant qui ne supportaient plus ce babillage continu et ceux qui, profitant du savoir de Duldik, l’écoutaient à l’arrière. Ils n’étaient pas si nombreux mais un début de clivage avait déjà pointé le bout de son nez. Difficile de coexister en harmonie lorsqu’on avait été rassemblé par le coup du sort.
Le midi même, ils arrivèrent dans un village de petite taille où vivaient des lutins à la peau dorée et aux oreilles pointues. Une forte odeur de cuir flottait dans l’air, une aura de chaleur et le bruit incessant de marteaux cognant le métal. Les infrastructures environnantes n’étaient pas du tout adaptées à leur grande taille, pourtant, Marie fut étonnée de voir les petits êtres façonner des chaussures plus grandes que celles qu’elle portait naguère. La licorne fut enchantée d’expliquer que ce petit peuple était celui des Corium, des lutins experts dans le travail du cuir.
La jeune fille se sentit cependant très incommodée quand un quatuor de petits hommes nus se dandina autour de ses pieds pour imaginer un nouveau modèle de souliers. Elle tenta de les repousser et fut surprise de ne pas comprendre un mot de ce qu’ils lui répondirent.
« Quoi ? demanda-t-elle en cherchant assistance auprès des siens du regard. Qu’est-ce qu’ils disent ? J’ai l’impression d’avoir été insultée. »
Le ricanement du lutin la conforta dans cette idée.
« Je croyais qu’ici le langage était universel ! s’indigna-t-elle. »
C’est Chris le lézard qui vint à son secours en prononçant quelques mots visiblement originaires de cette langue étrange. Les lutins, qui semblaient mécontents que quelqu’un puisse les comprendre, filèrent sans demander leur reste.
« C’est un dialecte nouveau. C’est pour ça que tu n’as pas pu les comprendre. »
Étonnée, la dryade tenta de comprendre la logique dans cette phrase. Dans son monde, c’était les dialectes les plus anciens qui se trouvaient être les plus obscurs.
« Ils ont été créés après l’arrivée massive de la Faery dans ce monde, le sort de traduction ne s’applique pas à ce qui a été inventé après l’installation des colons.
- Quel intérêt d’inventer un langage pour ne pas être compris ? »
Huang s’exprima à son tour dans une langue inconnue, un grand sourire aux lèvres. Saan et Nwo ne manquèrent pas de ricaner alors que le saurien leur jetait un regard mauvais.
« D’après toi, quel est l’intérêt de ne pas être compris ? demanda Huang d’un ton amusé.
- Énerver les braves gens ? grinça-t-elle.
- Garder des informations secrètes. Où est l’intérêt d’être compris de tous quand on a des choses à cacher ? Et tous les peuples ont des choses à cacher. Il y a donc beaucoup de dialectes nouveaux. Ne t’en déplaise. »
Grognonne, l’apprentie Obsidienne se dit que ce monde était bien compliqué.
« Mais attendez, ça veut dire qu’eux ils me comprennent ?
- Absolument, clair comme de l’eau de roche. »
Son regard se posa sur les lutins camouflés par les rideaux d’une maisonnette, ce peuple lui semblait soudain bien fourbe. Philénor le faune annonça qu’il partait prospecter à la recherche d’informations, les autres ne tardèrent pas à suivre. Pour sa part, la faelienne se pencha vers une forge très animée pour observer le travail des artisans. Leurs petites mains leur donnaient accès à un degré de précision qui aurait sans doute rendu jaloux bien des grands artistes humains. Une démangeaison lui fit baisser la tête vers ses pieds, voici qu’on analysait de nouveau sa physionomie atypique en plantant des petits bouts de métal dans son écorce.
« Je peux savoir ce que vous faites, les réprimanda-t-elle sèchement. C’est loin d’être agréable. »
Étonnement, une petite dame rondouillette, elle aussi dépourvue de vêtements, lui répondit dans une langue intelligible.
« La sève passe mal dans tes pieds jeune fille. Tu as trop maltraité ces chausses naturelles que tu portes là.
- Je vous croyais experts en cuir, pas en jardinage. »
Plantant ses mains sur ses hanches, la bonne femme redressa le torse fièrement.
« Toutes les chausses, peu importe leur provenance, sont à notre hauteur.
- Ce sont mes pieds, on ne peut pas vraiment dire que ce sont des chaussures.
- Ce qui ne nous empêchera pas de les rendre plus confortables pour toi. »
Battue par cette répartie, elle observa les petits êtres s’acharner à planter des cures dents d’acier tel des acupuncteurs. Effectivement, après quelques minutes, la jeune fille sentit ses membres inférieurs se détendre agréablement.
« Est-ce que ça va me coûter quelque chose ? »
La petite femme à la peau dorée hocha la tête d’un air entendu.
« Une belle bille de maana devrait suffire, nous sommes en bons termes avec le peuple de la forêt.
- Le peuple de la forêt ? répéta-t-elle en écho.
- Essaierais-tu de me faire croire que tu ignores que tu es une dryade ? »
Piquant un fard, Marie tenta de démentir sa maladresse.
« Non, bien sûr que non. Je me faisais une réflexion à haute voix. »
Suspicieuse, l’acupuncteuse en chef n’ajouta rien. La faelienne se concentra sur la paume de sa main pour extraire un de ces fameux cristaux d’énergie vitale. La traction sur son organisme n’était plus du tout aussi forte qu’au début, ça ne lui avait pas valu plus d’effort qu’une respiration ; son corps s’adaptait totalement au monde Eldaryen. Elle eut un petit pincement au cœur à cette pensée.
Tendant l’éclat bleu à son interlocutrice, cette dernière l’observa d’un air satisfait avant de le jeter à un lutin qui passait non loin, lui intimant des ordres dans cette langue qu’elle ne maîtrisait pas.
« Tant que j’y suis, tenta Marie d’un air détaché, auriez-vous par hasard des informations sur un Purrekos itinérant du nom de Purroros ? »
Une pointe de métal s’enfonça douloureusement dans l’écorce de la jeune fille qui grimaça.
« J’ai des informations, ça oui. Mais est-ce que tu vaux la peine de les entendre, ça je n’en sais rien.
- Les gens sont toujours à la recherche d’une compensation dans ce monde fantaisiste, ronchonna-t-elle avec lassitude. C’est fatiguant à la fin. »
Les lutins se figèrent un instant avant de se dévisager entre eux en parlant bruyamment. Marie savait bien qu’elle venait de trahir son ascendance terrienne mais elle était à des dizaines de kilomètres de Balgard alors tout cela lui était bien égal. La matrone grimpa sur son bras pour se hisser jusqu’à son épaule afin d’avoir un semblant d’intimité en lui chuchotant à l’oreille.
« Qu’est-ce qu’une faelienne terrienne veut à un voyou de Purrekos ?
- C’est la seule personne qui peut m’amener jusqu’à ma forêt. »
Une pointe de détresse avait traversé sa voix alors qu’elle prononçait ces mots. Elle ne savait toujours pas ce qui lui arriverait si elle n’arrivait pas à temps.
« J’ai peut-être une piste pour toi mais tu devras extraire tout le maana que tu es capable de produire.
- Marché conclu.
- Le félin est actuellement en route pour Fordeim, c’est toujours là qu’il va après avoir accumulé son butin. »
Ce nom était totalement inconnu à la faelienne mais elle le grava profondément dans son esprit. Les lutins reprirent timidement leur travail tandis que la jeune fille laissait couler le maana hors de son corps. Une perle bleue puis deux, suivie de près par une troisième et une quatrième sans surprise. Prise de curiosité, elle se demanda combien de billes pouvaient maintenant sortir de son organisme sans lui causer de souffrance. Fermant les yeux, elle savoura le fait qu’aucune résistance ne s’oppose à ce qu’elle crée une nouvelle sphère. Ce n’est qu’à partir de la seizième qu’elle dut rendre les armes, ça commençait à être bien trop à supporter. Mais elle était satisfaite d’avoir fait mieux que la fois précédente.
« Du maana de très belle facture, apprécia la lutine. On voit que tu as vécu dans de bonnes conditions de vie. »
Marie ne répondit rien à cette allégation douteuse en repensant à sa vie des derniers mois. Ce n’est pas exactement de cette manière qu’elle l’aurait qualifié. Toujours était-il que son corps devait vivre autrement que son esprit l’arrivée dans ce monde magique.
Son groupe ne tarda pas à revenir bredouille, une certaine fierté habitait la dryade à l’idée d’avoir été la seule à trouver des informations utiles. Ses compagnons la regardèrent avec étonnement lorsqu’elle annonça le nom de la destination du Purrekos. Même Huang n’arbora pas ce petit sourire supérieur dont il avait tant de mal à se défaire.
Remerciant les lutins pour les soins prodigués et les informations, ils décidèrent de reprendre la route sans attendre. La petite femme à la peau d’or demanda une dernière fois à être hissée sur l’épaule de la jeune fille et les mots qu’elle y murmura glacèrent le sang de Marie.
« Fais confiance à Purroros mais pas à la garde d’Eel, ils t’utiliseront bien au-delà de tes limites. Surtout quand tu auras acquis le pouvoir de la forêt, ne te laisse pas entraîner dans un conflit qui n’est pas le tien. Sois maître de ta puissance, dryade. Sois forte comme Purroros l’a été. »
Forçant son visage à afficher une ébauche de sourire, la faelienne déposa la lutine sur le sol. Leurs regards d’ambre se croisèrent et elle sut que ces mots n’avaient rien d’une plaisanterie. La garde d’Eel était loin d’être aussi chevaleresque que l’on essayait de lui faire croire, c’était maintenant une certitude. Peut-être devrait-elle être plus reconnaissante envers les arbres qui lui donnaient une bonne raison de s’éloigner du quartier général.
Le groupe marchait d’un bon pas. Pour une fois, Marie n’écoutait l’équidé unicorne que d’une oreille lointaine. Elle était préoccupée par bien d’autres choses. C’est le soir, au moment du repas, que Chris tenta une approche pour éclaircir son humeur, sans grand succès.
« J’ai envie d’aller me promener. »
Cette phrase avait été prononcée pour couper le contact mais le lézard s’invita à la ballade de manière arbitraire. N’ayant pas la force de protester sans paraître suspecte, Marie fut forcée de partir en duo à travers bois.
« Tu es sûre que ça va ? »
Le saurien était plein de sollicitude, la jeune fille ne savait plus quoi faire pour le faire taire.
« Oui je vais bien.
- On ne dirait pas. »
Soupirant longuement, la faelienne baissa les bras.
« Très bien et si je vais mal ?
- Tu peux m’en parler si tu veux. C’est à cause de ta transformation ? »
Voilà qu’il mettait les pieds dans le plat sur un des sujets tabous de la dryade. Elle allait lui répondre avec très peu d’amabilité quand il lui coupa l’herbe sous le pied.
« Moi, je te trouve très jolie comme ça. »
Décontenancée, la jeune fille se félicita d’être plongée dans le noir avec ses joues rosies.
« Eh bien pas moi. Je me préférais avant.
- Comment est-ce que tu étais avant ? »
Plissant les yeux, elle tenta de se remémorer son image avec précision, sans grand succès.
« J’étais brune et mes yeux étaient marrons. Je chaussais du trente-sept, parfois même du trente-six et demi. Je ressemblais à beaucoup de mes amies... »
Sa voix se brisa alors qu’elle prononçait la fin de sa phrase.
« Maintenant, je ne ressemble plus à une humaine.
- Est-ce que c’est si grave ? »
Oui ça l’était, mais ça, Chris ne pouvait pas le comprendre. Il n’imaginait pas.
« Comment est-ce que tu vivrais de devenir humain ? »
Le jeune homme prit le temps de la réflexion avant de répondre.
« Je ne sais pas vraiment, sans doute mal.
- Alors le reste peut se passer de discussion.
- Non, je pense que c’est important d’en parler.
- Ça fait mal d’en parler, le coupa-t-elle avec plus de violence qu’elle ne l’aurait voulu.
- Alors on peut essayer de discuter d’autre chose, conclut-il paisiblement. »
La jeune fille stoppa ses pas. La silhouette du garçon avait presque l’air humaine dans la pénombre, peut-être était-ce la raison pour laquelle elle pu confier son inquiétude.
« La garde d’Eel n’est pas un bon endroit pour les terriens, pas vrai ? demanda-t-elle d’une petite voix. On va se servir de moi. »
Muet, le saurien n’osa pas se prononcer dans un premier temps.
« Toutes ces règles et ces mystères, je ne pourrais pas m’y faire. Alors ça va devenir un mauvais endroit pour moi, non ?
- Pas nécessairement, nos règles ne sont pas si dures. Tu vas sans doute finir par t’y faire.
- Et si je ne m’y fais pas ? Si je ne veux pas m’y faire ?
- On t’enverra dans les terres éloignées, avoua-t-il à contrecœur.
- Est-ce que ma vie sera mieux là-bas ? »
Marie tentait de se rassurer en imaginant un meilleur endroit pour elle.
« Tu y mourras de faim comme la plupart des habitants des villages éloignés. Au mieux, tu trouveras une forêt qui te maintiendra en vie au prix de la fusion de ton corps. Est-ce que s’adapter à notre mode de vie est si compliqué ? Beaucoup de faeliens terriens s’y sont fait.
- Et combien n’ont pas réussi ? »
Cette question, la jeune fille se l’était posée à de nombreuses reprises sans oser la formuler. Il était impossible que tous les terriens se soient accommodés à cette vie si différente. Chris éluda la question mais elle n’était pas dupe, trop de secrets sombres étaient gardés dans la ville d’Eel.
« Comment suis-je censée faire confiance et confier mon avenir à des gens qui me mentent et essayent de me conditionner à être comme ils souhaitent que je sois ? Je ne suis plus une enfant qui se laisse abuser naïvement par les mots des adultes.
- Moi, tu peux me faire confiance, l’assura-t-il d’une voix ferme mais douce. Je n’essaye pas de t’abuser. »
C’était peut-être la vérité mais comment le savoir. Marie avait envie de le croire, d’avoir un allié. Seulement, elle n’était pas dupe. Si la situation l’exigeait, le lézard la trahirait au profit de son pays.
« Tu ne peux pas me jurer une chose pareille alors que tu es un soldat.
- Les soldats font parfois de drôles de choix.
- Est-ce que tu essayes de me faire croire que tu t’insurgerais si on m’envoyait dans ces fameuses terres éloignées ? Ou même si on essaye d’effacer ma mémoire, pourquoi pas ? »
Prise dans l’émotion, la dryade ne remarqua pas le regard étonné du saurien à l’évocation de l’effacement de mémoire. Elle n’avait pas parlé sur le ton de la spéculation malgré sa formulation interrogative.
« Comment es-tu au courant pour ça ? »
Son ton était beaucoup plus froid. Sa fidélité à son royaume n’avait pas mis beaucoup de temps à faire surface.
« Tu vois ? s’exclama-t-elle. Tellement de secrets que tu dois protéger et que tu ne veux pas que je connaisse. Qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ? C’est toi qui va effaç... »
Une main écailleuse plaquée en travers de la bouche, la jeune femme était réduite au silence alors qu’un frisson glacé parcourait son échine.
« Ne parle jamais de ça. A personne, articula-t-il d’une voix glaciale. Est-ce que c’est bien compris ? »
Hochant la tête, la dryade n’osa pas le contredire. Elle n’avait jamais vu son compagnon de voyage paraître aussi effrayant, lui qui était d’habitude toujours si calme et posé. C’est sans un mot qu’il la traîna jusqu’au camp avant de l’abandonner pour se calfeutrer dans une couverture aux côtés de son corko. Si chacun avait observé le retour des deux jeunes gens avec attention, nul n’en avait rien dit.
Attendues avec impatience excepté par l'intéressé.
Marie observait le jeune homme écailleux avec attention. La veille, il lui avait causé une belle frayeur et maintenant, il était plus distant que jamais. Elle surprenait de temps à autre un regard glacial à son intention, sans réellement comprendre ce qu’il pouvait actuellement se passer dans la tête du saurien. Tous ses compagnons de route semblaient d’ailleurs lourdement se méprendre sur cette froideur nouvelle. C’est lors d’une pause que Saan lança sa réflexion avec une totale décontraction.
« Vous devriez aller au bout de votre promenade la prochaine fois, ça ira mieux après.
Incertaine de la signification de ce début de phrase, il n’en fallut pas plus à Marie que la tirade suivante.
« Ce que vous pouvez être coincés vous les jeunes de nos jours. »
La dryade ne put s’empêcher de rougir à l’idée d’une telle méprise et se félicita de l’absence de Chris. Si la discorde avait été causée par un sujet aussi trivial, la jeune fille n’aurait pas eu tant à s’inquiéter. Pour le moment, elle se demandait si le gardien allait la dénoncer dès leur retour dans les murs de la cité. Si la dryade avait pris plus au sérieux l’avertissement de la femme pieuvre, rien de tout cela ne serait arrivé. A vrai dire, elle se voilait la face. Au fond de son esprit, la faelienne savait bien que cette maladresse avait été commise uniquement parce que la confiance était née entre le lézard et elle. C’était maintenant qu’elle subissait le retour de flamme, le lézard n’était pas si dévoué qu’il tentait de le faire croire. Piétinant sauvagement un galet pour apaiser sa frustration, Marie se demanda pourquoi elle se sentait aussi trahie par la réaction de Chris.
Lorsque le soir est venu à nouveau, c’est le jeune homme qui a annoncé vouloir se promener en forêt. Le message était clair, elle y était conviée de force. Le roucoulement agaçant de Saan lui fit lever les yeux au ciel. Silencieuse, la dryade se laissa guider jusqu’à une clairière assez éloignée de leur campement pour qu’ils y discutent sans s’inquiéter d’oreilles indiscrètes. Le jeune homme faisait les cent pas, mais ne semblait pas disposé à ouvrir le dialogue.
« Quel est le problème exactement ? le questionna-t-elle. »
Il se figea en entendant ces mots.
« Quel est le problème ? Tu oses me demander une chose pareille, s’insurgea-t-il. La question est plutôt comment es-tu au courant de l’existence d’Ahaztu ? »
Maintenant qu’il le prononçait, ce nom avait quelque chose de familier. Sans doute avait-il été prononcé par la Kraken.
« C'est-à-dire que j’avais promis de ne pas le dire. Tant que je ne sais pas exactement ce que tu vas faire de ces informations, je ne sais pas si j’ai envie de t’en parler. »
Un bruit sourd échappa au saurien qui s’était remis à marcher de long en large.
« Je ne sais pas encore ce que je vais faire à propos de ça. »
Crachant ses paroles avec colère, il semblait effectivement en plein dilemme existentiel.
« C’est si grave si tu ne dis rien ?
- Je suis membre de la garde étincelante, je suis soumis à un code d’honneur. C’est un secret bien gardé que tu as découvert. C’est même assez impressionnant car tu es restée enfermée la quasi-totalité du temps. A quel moment as-tu... »
Se rappelant sans doute que la faelienne ne dirait rien, il pesta contre le sort.
« Cette fois, c’est moi qui ai besoin de savoir si je peux te faire confiance. Ce secret sera-t-il bien gardé avec toi ?
- Je le sais depuis un certain temps et il n’y a qu’à toi que j’en ai parlé. On m’avait déjà mise en garde. »
Un peu rasséréné, le gardien ralentit enfin son pas de course. Soucieuse de détendre l’atmosphère pour repartir sur de bonnes bases, Marie tenta une diversion.
« Il faudra clarifier les choses auprès des autres. »
Piqué au vif, le lézard se fourvoya totalement.
« Tu leur en as parlé ?! »
L’urgence dans sa voix faisait presque peine à voir.
« Bien sûr que non. Je ne parlais pas du tout de ça.
- Qu’est-ce qu’il faut qu’on clarifie alors ?
- Saan pense que tu essayes de me mettre le grappin dessus dans les bois. »
L’air estomaqué du gardien qu’elle pouvait deviner sous la lueur de la lune avait quelque chose de vraiment amusant. Fouillant dans sa poche, la jeune fille serra sa main contre le petit cristal de lumière que le lézard lui avait offert. Il irradia d’une douce lueur dans la clairière, dévoilant un paysage nocturne saisissant. De nombreuses fleurs nocturnes recourbaient leurs pétales face à cette luminosité incongrue. Depuis peu, les arbres avait un effet très apaisant sur son humeur. Les voir si majestueux, leurs branchages tendus vers le ciel, souleva en elle une admiration inattendue.
« Tu l’as gardé avec toi ? »
Se doutant qu’il parlait de la pierre, la faelienne hocha timidement de la tête.
« C’est la seule chose qui m’appartient. »
Le jeune homme la regarda intensément mais son regard à elle était de nouveau tourné vers les arbres.
« Ne les détrompes pas.
- Pardon ?
- Laisse-les croire ce qu’ils veulent, ils ne doivent pas apprendre pour le gommeur. C’est déjà amplement suffisant que tu sois au courant.
- Le gommeur ?
- C’est la race de celui qui possède le pouvoir d’effacer la mémoire.
- Très approprié. Donc je dois dire à Saan que tout s’est bien passé ce soir ? »
Un silence tendu répondit à sa tirade, elle ne put s’empêcher de surenchérir pour taquiner le saurien.
« Il faudra m’emmener souvent dans les bois si tu veux qu’elle y croit. »
Marie n’était pas naïve, même si elle n’était pas encore majeure, ce qui ne saurait tarder au rythme où les choses se déroulaient. Elle savait très bien ce que Saan s’imaginait. Prise dans les affres de la réflexion, la dryade se demanda si un jour elle serait capable d’aimer un homme à la peau de lézard. Peut-être que toucher la peau de son visage n’aurait rien de désagréable. Curieuse, elle se demanda s’il accepterait de se laisser palper les joues.
« Est-ce que ta peau est rugueuse ? »
Sa question tombait comme un cheveu sur la soupe mais la faelienne n’avait pas su empêcher ses lèvres de la prononcer.
« N-non, je ne pense pas qu’on puisse dire ça. C’est sûr que par rapport à la tienne c’est sans doute différent. Plutôt ferme, je dirais.
- Je peux ? »
Sa question provoqua une certaine tension dans l’atmosphère silencieuse de la clairière.
« S-si tu veux. »
Voilà qu’il se remettait à bégayer. La jeune fille posa doucement sa main sur une des joues du lézard. Une sensation fraîche et bien plus douce que celle à laquelle elle s’attendait frôla son épiderme. Du bout des doigts, elle sentait à peine les écailles qui parsemaient le visage du jeune homme. C’est en croisant le regard de Chris qu’elle décida de retirer sa main, elle jouait à un jeu dangereux au beau milieu d’une forêt. Ce n’était pas sage de sa part.
« On rentre ? »
Sa question fit écho un moment avant que son guide ne la ramène au campement.
Le soir suivant, Chris ne lui proposa pas de retourner dans les bois mais elle pouvait sentir son regard suivre chacun de ses mouvements. Pour autant, la jeune fille avait autre chose en tête. Plus qu’un jour avant de retrouver le Purrekos si la femme lutin avait dit vrai. La dryade se demandait ce qu’elle ferait après avoir trouvé cette fameuse forêt.
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Huang s’était approché d’elle d’un air jovial un peu plus tard dans la soirée alors que de l’hydromel passait de main en main. Marie avait toujours du mal avec ce drôle d’énergumène.
« Alors, comme ça on fricote avec les jeunes hommes alors qu’on a encore l’âge de porter des couches ? »
Il était visiblement bien imbibé, la faelienne ne prit même pas la peine de répondre.
« Fais attention à toi, ce n’est pas par ce qu’il ressemble à un lézard que tu ne peux pas tomber enceinte.
- Vous êtes vulgaire, déclara-t-elle d’une voix cassante. »
Il ricana ouvertement, l’attrapant par l’épaule pour se pencher vers son oreille.
« J’ai entendu ce que t’a dit la naine, susurra-t-il soudain parfaitement dessoûlé. Méfies-toi des décisions prises sans recul. La garde n’est pas le pire endroit pour nous. »
Tous les participants de ce voyage faisaient bonne figure mais en réalité, bien peu devaient être authentiques. C’est la réflexion que se fit Marie à cet instant. Le faelien s’esclaffa de rire avant de retourner vers ses compagnons, laissant la dryade face à plus de questions encore. Détaillant chacun de ses compagnons de route, elle se dit avec tristesse qu’elle n’était capable de faire totalement confiance à aucun d’entre eux. Pourtant, elle se força à rire avec eux lorsque que Duldik la licorne rendue ivre par la boisson n’arriva plus à placer un sabot devant l’autre. Elle écouta l’histoire de Philénor et les commérages des sœurs sirènes.
Un sentiment de solitude envahissant lourdement son cœur.
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Le village de Fordeim n’était pas aussi petit que son esprit se l’était imaginé. Plus ils s’étaient éloignés d’Eel, plus les villages s’étaient appauvris. Cependant, celui-ci faisait figure d’exception. De nombreux bâtiments y étaient bâtis en pierres colorées, le bois aussi était à l’honneur dans bien des masures. Rien d’étonnant vu la forêt environnante. La population semblait assez diversifiée, un centaure palabrait avec une femme aux cheveux de feu ondoyants sauvagement. Des créatures n’ayant rien d’humain se promenaient également en toute quiétude. Un raton laveur décoré d’une fleur sur l’oreille portait une vasque pleine de fruits, le fait qu’il soit doué de parole n’étonna même plus la faelienne.
Des regards en biais accueillirent leur demande de rencontrer Purroros. C’est finalement un faune, bien plus jeune que Philénor, qui fut dépêché à la rencontre du matou par un marchand, doté de quatre bras, pour arranger une entrevue dans une maison avoisinante. Quelques minutes plus tard, le félin faisait son apparition d’un train de sénateur. Il ne put s’empêcher de dévisager tour à tour les gardiens accompagnant la jeune fille et c’est avec un sifflement d’admiration qu’il prononça ses premiers mots.
« On dirait que tu as gagné en prestige, mon chaton. Tout ce beau monde rien que pour toi ? A moins que ça ne soit pour moi ? De drôles de rumeurs courent sur un groupe à ma recherche, un de mes fidèles clients en a d’ailleurs payé le prix, déclara-t-il sur un ton faussement jovial. »
Sa patte féline glissait lentement sur un meuble boisé, de longues rayures y apparaissant alors qu’il évoquait sans aucun doute l’auberge qu’ils avaient visitée quelques temps plus tôt.
« C’est un malentendu, ils m’ont enfermée quand je leur ai demandé où te trouver.
- Un malentendu, tu dis ? »
La voix du chat était traînante, il semblait osciller entre colère et amusement.
« Vous vous êtes introduit chez eux pour leur soutirer des informations et ils n’auraient pas dû en prendre ombrage ? Tu es toujours aussi naïve, chaton. »
Soupirant longuement, il frotta sa patte contre son visage, signe de lassitude.
« Que me veux-tu exactement ?
- J’ai besoin que tu m’emmènes de nouveau dans la forêt où tu m’as trouvée. Cette forêt m’appelle et on m’a dit de venir vers toi pour que tu m’y guides. »
Les yeux grands ouverts, le Purrekos fut pris d’un fou rire incontrôlable. Entre deux éclats, il réussit à révéler ce qu’il trouvait si tordant.
« Tu veux que je t’emmène dans ma forêt ? Avec... »
Du bout d’une griffe, il compta tour à tour les compagnons de voyage de la faelienne.
« Pas moins de six membres de la garde d’Eel ? »
Hurlant de rire, il essuya une larme au coin de son œil. La jeune fille était désarçonnée, elle ne comprenait pas ce qui provoquait une telle hilarité chez le félin.
« Nous ne dénoncerons pas l’endroit où vous vous fournissez, ce point a déjà été discuté entre nous, assura Huang. »
Le chat se releva soudainement, bien plus sérieux.
« Discuté entre vous ? Mais que voulez vous que ça me fasse ? Allez-vous essayer de me faire croire que rien ne sera dit ? Allons bon, susurra-t-il comme s’il parlait à de vieux amis, pas de ça entre nous. J’ai été à la même école que vous, je sais très bien comment ces choses marchent. »
Comprenant peu à peu qu’une discussion politique était à l’œuvre, la dryade se demanda ce qu’il était possible de faire pour désamorcer le conflit qu’elle sentait enfler.
« Allez- vous passer une nuit dans la forêt pour qu’elle vous dépossède de tous vos souvenirs ? C’est le seul argument qui saurait me convaincre de vous y emmener. Je le ferais même avec joie. »
Philénor affrontait vaillamment du regard le Purrekos qui ne baissait pas les yeux.
« Peut-être que Purroros pourrait m’accompagner jusqu’à la forêt, tenta la dryade. »
Chris fit volte face en entendant cette remarque.
« Cette idée est d’ores et déjà écartée. Nous sommes ton escorte et tu ne peux pas te séparer de nous. Le chat devra faire avec. »
Le dit chat s’offusqua de ce sobriquet bien trop familier, la tension ne cessait de monter entre les différents protagonistes. Prenant sur elle, la jeune fille donna de la voix pour reprendre la parole.
« Serait-il possible que je discute seule avec Purroros ou bien est-ce que ça aussi ça m’est interdit ? »
Elle avait diffusé suffisamment de ressentiment dans sa voix pour donner du poids à sa remarque. On lui laissa donc l’occasion de passer une dizaine de minutes en compagnie du marchand. Ce serait suffisant. Observant la porte d’entrée d’un mauvais œil, le félin s’installa sur un fauteuil bien trop grand pour lui. D’un geste las, il invita Marie à prendre place.
« Si j’avais su que tu ramènerais la garde jusqu’à moi, je t’aurais laissée croupir dans cette maudite forêt. »
Elle ne put s’empêcher de pouffer de rire face à cette remarque.
« Sans souvenirs dans une forêt qui aurait sans doute fini par m’adopter, peut-être que ce sort est plutôt enviable vu la vie que je mène ici. »
Se redressant sur ses accoudoirs, le chat plissa les yeux.
« Se sont-ils mal occupé de toi au quartier général ?
- Je ne sais pas vraiment. Il y a eu du bon et du mauvais.
- J’ai hésité avant de t’y emmener mais rien de tel pour se frotter à la réalité. De plus, je n’aurais pas pu te protéger. Ça me brise le cœur de dire ça mais s’il y a bien une chose que la garde sait faire c’est garder les choses précieuses en sécurité. »
Un sourire carnassier étira ses lèvres alors qu’il passait une langue rosée sur ses babines.
« Quoique qu’il y en ait nettement moins depuis que je t’y ai conduite.
- Je savais que tu étais un truand.
- Je ne suis pas recherché pour rien. Je dois avouer que revoir ma ville natale en toute impunité a été un plaisir tout particulier. »
Une atmosphère chaleureuse s’était établie entre eux. La faelienne n’en voulait plus au Purrekos de ne pas avoir su lui dire la vérité. Maintenant, elle savait. Elle savait qu’elle n’était pas prête à l’entendre à l’époque.
« Pourquoi as-tu besoin de retrouver cette forêt ?
- Elle m’appelle, sans arrêt. Je sais simplement qu’elle est en danger et que je dois me dépêcher de la retrouver. Cela dit, ça fait des semaines, peut-être des mois même, qu’elle est menacée. Je ne sais pas combien de temps il nous reste.
- Je n’y suis pas encore retourné depuis que je t’y ai trouvée. Si elle est menacée, j’imagine que je devrais en changer dans tous les cas. »
Poussant un nouveau soupir à fendre l’âme, le félin annonça sa décision.
« J’accepte de t’y accompagner. Cependant, j’ai quelques conditions. »
Le sourire taquin qui s’affichait sur le visage du Purrekos n’augurait rien de bon. Mais la jeune fille était trop occupée à célébrer sa victoire pour s’en rendre compte.
Ceux qu'on n'a pas nécessairement envie de croiser.
Le hennissement de colère de Duldik n’avait d’égal que le sourire mauvais du Purrekos. L’équidé cognait bruyamment ses sabots sur le sol pour affirmer son mécontentement, il n’avait eu de cesse de refuser mais Huang avait visiblement fini par trouver un moyen de le convaincre.
« Vous me le paierez boule de poil, vociféra-t-il d’un ton suraigu, sachez que vous ne l’emporterez pas au paradis. »
La menace grondante ne fit, ni chaud, ni froid, au concerné. Frottant sa frimousse anthracite d’un air angélique, il leva à peine les yeux.
« J’ai tout de suite remarqué que vous voyagiez à pieds, se lamenta-t-il avec emphase. Je suis bien trop habitué à faire le chemin en carriole, voyager si près du sol aurait risqué de me dépayser, et cela au risque de nous égarer. Ce n’est pas ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? »
La licorne fulminait, personne n’était dupe mais il valait mieux que tous gardent le silence sur cet arrangement. C’était là la première condition posée par le félin.
Marie était plus qu’effrayée à l’idée qu’il y en ait plusieurs.
« Il va de soi qu’une fois que la petite aura prit la forêt sous son aile, tout le territoire lui appartiendra, n’est-ce pas ? En tant que gardienne désignée par ses arbres, la garde d’Eel n’aura plus aucun droit de regard, n’est-ce pas malheureux ? »
Chris le lézard jeta un regard furibond vers le filou qui arrangeait les lois à sa sauce personnelle.
« Ce n’est pas exactement comme ça que ça se passe.
- Vraiment ? Pourtant, elle fait partie de la garde d’Eel, non ? Vous la formez donc elle sera apte à s’occuper seule de cette forêt et, bien sûr, des voyageurs qui auraient l’heureux hasard de s’y promener.
- Elle devra dénoncer les voyageurs un peu trop intéressés.
- C’est étrange, dit-il d’un air théâtral, le chemin jusqu’à la forêt semble s’estomper dans mon esprit. »
Purroros menait la vie dure aux gardiens qui ne pouvaient qu’accepter son petit jeu. Il conduisait la danse des mots d’une patte experte. La décision fut prise de fermer les yeux sur les magouilles du félin durant six mois, il était sous entendu que ce temps qui lui était imparti lui servirait à trouver une autre forêt tout aussi productive. Marie grimaça, elle n’aimait pas l’idée de couvrir ce genre de trafic mais elle n’était pas plus en position de discuter que les autres. Le marchand négocia également quelque chose qui étonna la dryade, il demanda un laissez-passer pour une visite à Eel au moment de son choix. Sans doute avait-il encore des choses à dérober ou bien était-ce pour une toute autre raison qui resterait éternellement obscure.
Le fait était que leur voyage allait réellement commencer à les emmener vers leur destination. Deux semaines et demi les séparaient de cette forêt de mange-songes. La faelienne sentait ses entrailles se nouer. Plus aucune forêt n’avait tenté de reprendre contact avec elle. Impossible de s’empêcher de penser qu’ils arrivaient trop tard. Qu’il ne resterait plus rien de cet immense bosquet luminescent.
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La licorne, d’ordinaire si bavarde, semblait avoir fait vœu de silence depuis que le félin avait prit ses quartiers sur son illustre dos. Marie, elle, marchait aux côtés des sœurs Lefkitis. Après ces quelques semaines d’avancée commune, Saan paraissait nettement moins sur la réserve et son étrange énervement s’était peu à peu estompé. Sa jumelle de l’ombre semblait toujours distante en revanche, malgré un sourire avenant de façade ; peut-être était-ce une chose propre à son caractère.
Sur le chemin, ils avaient croisé un autre groupe de voyageurs après avoir entendu un hululement perçant venu des cieux. Trois vagabonds encapuchonnés et bien trop silencieux. Marie n’avait pas besoin de demander quoique ce soit, il était évident qu’ils étaient plus qu’hostiles. Le lapin de printemps de Philénor tapotait nerveusement d’une patte, lui aussi devait savoir que quelque chose se tramait. Le familier de Chris semblait également plus tendu qu’à son habitude, sa langue fourchue ondulait entre ses crocs.
« Salut à vous, voyageurs, lança gaiement Huang. »
Il n’obtint cependant aucune réponse et décida de faire avancer le cortège pédestre devant le trio immobile. La dryade se camoufla instinctivement derrière Duldik, auprès du Purrekos qui surveillait la situation d’un œil aiguisé. Agrippant la crinière de l’équidé avec force, la jeune fille se rendit compte qu’elle ne s’était toujours pas totalement remise de ce qu’elle avait pu voir à l’auberge. La crainte d’assister de nouveau à une telle scène hantait ses nuits, presque aussi pesamment que le souvenir de la voix des arbres.
Un bruit métallique attira son attention alors que Nwo interceptait une lame ennemie projetée à leur intention, la déviant grâce à l’une des siennes. L’homme-bouc poussa un cri bestial tout en plantant son bouclier dans le sol pour créer une muraille entre eux et les agresseurs.
« Nous sommes des gardiens d’Eel, tonna la voix d’Huang. Toute nouvelle attaque à notre encontre maintenant que nous nous sommes identifiés sera considérée comme une attaque envers notre cité. »
La mise en garde du faelien ne fut en rien un frein. Un des hommes repassa à l’attaque sans attendre et ce, en dépit de l’infériorité numérique. Saan percuta l’homme pour passer au corps à corps, l’empêchant de tirer de nouveaux projectiles, mais son arme longue ne lui permettait que de le repousser au loin. Philénor se replia vers la licorne et la jeune fille pour servir de barrière. C’était là son rôle depuis le début, c’était un gardien de l’aube.
Aussi effrayée que fascinée, Marie se pencha prudemment pour observer le combat. Huang, armé de dagues effilées, se mouvait dans l’air avec autant d’agilité qu’un combattant aguerri. Il ne souriait pas, son visage crispé dévoilait l’intensité avec laquelle il s’investissait dans son combat. A vrai dire, la faelienne s’attendait à voir un combat de longue haleine mais ce ne fut pas le cas. Les gardiens d’Eel n’avaient rien de petites frappes déambulant dans les forêts, ils connaissaient leur métier et le maîtrisaient en conséquence. Mis à part Chris le lézard, qui avait récolté une plaie minime au niveau de l’avant bras ; aucune blessure n’était à déplorer dans leur camp. Ce qui n’était pas le cas du petit groupe en fuite qui avait récolté nombre de contusions et coupures.
« Vous les laissez partir ? »
La surprise qui se peignait sur les traits de la dryade était authentique. Le faelien asiatique soupira en réaffirmant sa position.
« Et s’ils nous attaquent de nouveau ? surenchérit-elle.»
La jeune fille voyait bien les regards de ses camarades qui n’en croyaient pas un mot. Pourtant, ce genre de chose aurait dû être une préoccupation plus que préoccupante.
« Ils ne nous attaqueront pas. Ils ont bien vu qu’ils n’étaient pas de taille. On s’est beaucoup éloignés d’Eel, notre statut ne nous protège pas vraiment ici. C’est assez courant de devoir faire une démonstration de force pour assurer sa tranquillité. Mais maintenant tu peux te relâcher, c’est fini. »
Avec ce groupe-ci, oui. Mais qui pouvait assurer qu’il n’y en aurait pas d’autres ? Pire encore, qu’un des ces groupes puisse battre les gardiens. La dangerosité de la forêt remplie de bosquets épais sauta aux yeux de Marie plus soudainement que jamais.
« Comment se fait-il que le groupe qui représente la sûreté de ce pays soit de moins en moins aimé au fur et à mesure de notre voyage ? lança-t-elle, venimeuse. »
Un raz le bol commençait à enfler dans le cœur de la jeune fille. La garde d’Eel était censée être le cœur de la protection d’un royaume. Et, au lieu de cela, cette garde s’abaissait à séquestrer les terriens, sans parler de la haine manifeste que le peuple nourrissait à leur égard. Le regard d’Huang était devenu distant alors que Philénor s’était mis à réciter une phrase sans doute tirée d’un quelconque règlement de la garde.
« Nous sommes les défenseurs du peuple, sans qu’il le demande, nous venons à son aide. Cependant, s’il refuse notre présence alors qu’il est en difficulté, à ce moment là, nous nous efforceront de faire tout ce qui est en notre possible pour lui apporter de l’aide, quand bien même cela nous placera dans la position fâcheuse de l’indésirable tyran.
- Qu’est-ce que je dois en déduire ?
- Que si le peuple ne nous estime pas dans cette partie du pays c’est par ce que nous ne dérogeons pas à cette règle. »
Le Purrekos eut un rire mauvais en réponse à cette tirade.
« Si les habitants ne nous estiment pas c’est surtout à cause des opérations consistant à punir le mal qu’ils représentent sans leur donner de solution pour faire mieux.
- Je ne savais pas que tu t’incluais encore dans la garde, félin, fit-remarquer le faune d’un ton acerbe.
- Simple lapsus. Je n’en fais plus partie depuis bien longtemps, vieille chèvre. »
Ce simple échange indiqua soudainement à la dryade que les deux hommes semblaient avoir un passif commun. Elle s’était toujours demandée pourquoi Philénor avait bien pu se porter volontaire pour l’accompagner. Il était au courant de sa rencontre avec le Purrekos, était-ce une simple coïncidence ? La grande renarde avait tout aussi bien pu le contraindre à participer. Au fond, la dryade se posait la question pour la plupart de ses compagnons, ils devaient tous avoir leurs raisons mais s’étaient bien gardé de les partager.
Il y avait aussi cette étrange perspective, ce voyou de chat intégré à la garde aux côtés d’autres gardiens. Qu’avait-il bien pu se passer pour que le félin atterrisse dans la garde d’Eel et surtout qu’est-ce qui l’avait convaincu d’en partir ? Elle avait du mal à l’imaginer en soldat dévoué. Sans doute était-ce pour cela qu’il avait quitté le quartier général. Impossible de deviner les dessous de cette histoire sans le témoignage du principal intéressé. Elle n’était cependant pas sûre qu’il souhaite s’étendre sur sa vie personnelle. Tout comme il lui avait épargné bien des questionnements, elle ferait respectueusement de même. Balayant ces réflexions qui au final ne la concernaient pas, elle suivit le mouvement quand tous recommencèrent à avancer.
La forêt changeait peu à peu, de grands arbres semblables à des saules pleureurs laissaient choir sur le sol des feuilles dorées en forme de plumes. Le sol brillait sous leurs pas qui n’émettaient plus un son depuis qu’ils marchaient sur ce lit de verdure. La sensation était d’ailleurs très agréable sous son écorce, seuls quelques insectes se baladant parfois dans des mottes de terre la faisaient un peu grimacer. Peut-être à cause du charme de l’environnement, la dryade se laissa tenter par une expérience au détour d’une pause. Appliquant sa paume contre le tronc d’un des géants de bois, elle se laissa imprégner par la vie qui y circulait, à l’abri sous une cascade de branchages qui lui inspiraient la sécurité.
Un chatouillement agréable parcourait son épiderme, une sensation de plénitude la traversait, celle de l’arbre qui lui faisait face. La sensation du soleil sur ses hautes branches. Un petit animal vif parcourant son corps pour y dissimuler une trouvaille. Le vent caressait chacune des feuilles cascadant le long des branches, leur bruissement formait une mélopée apaisante.
« Ta forêt se meurt, sœur dryade. »
Ouvrant brusquement les yeux alors que la magie se brisait en réponse aux mots, la jeune fille fut prise d’une sensation de malaise. La voix était claire, nul écho n’y résonnait. Pour la première fois un arbre unique lui parlait. Se reprenant rapidement, elle tenta d’obtenir des informations de ce nouvel interlocuteur végétal.
« Mais qu’est-ce qu’elle a exactement ? Vous n’en avez aucune idée ? »
Les arbres ne semblaient jamais être pressés, même dans l’urgence de leurs hurlements, leur voix étaient traînantes. Sans doute disposaient-ils de longs temps de réflexion. Mais la faelienne avait besoin de réponses rapides pour comprendre, aussi ne cessa-t-elle pas de le questionner.
« Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
- Ta forêt se meurt, elle a besoin de se nourrir. »
L’idée était glaçante. Elle ne savait rien du sens moral des arbres. Se pouvait-il que la forêt lui demande le sacrifice d’êtres vivants pour absorber leurs souvenirs jusqu’à la dernière goutte ? Cette perspective était abominable. Le grand saule ne lui apporta pas plus de précisions, s’enfermant dans un mutisme distant malgré ses nombreuses demandes.
Assise les jambes tendues au sol, la jeune fille réfléchissait. Ce monde n’avait pas les mêmes règles que le sien. Il se pouvait fortement que les arbres lui demandent quelque chose d’infaisable. Si tel était le cas, elle aurait alors bien peu d’options. Obéir ou laisser la forêt dans ses problèmes, au risque de finir folle avant le trépas de cette dernière. Chris lui avait expliqué lors de son arrivée au quartier général qu’il était question de protection et de plantation de nouvelles pousses, mais est-ce qu’une forêt aussi spécifique que celle des mange-songes n’avait pas d’autres impératifs en tête ?
Pour la première fois depuis son départ d’Eel, la faelienne prit le temps de repenser aux siens. Qu’aurait fait son père à sa place ? Sans doute que lui n’aurait pas fini dans cette situation grotesque, il n’aurait pas posé le pied dans ce cercle fongique pour commencer. Il ne se serait pas laissé embrigader par des étrangers, encore moins par des arbres. Mais aurait-il reculé devant cette situation de crise ? En aucune façon. Cette association d’idées apaisa la dryade, il ne lui restait finalement qu’une chose à faire. Aller jusqu’à la forêt pour voir ce qu’il en était réellement et cesser d’imaginer ce qu’elle ne pouvait deviner à l’avance.
« Marie ? »
Faisant volte-face, elle découvrit le visage du lézard entre les branchages dorés. Plusieurs feuilles étaient accrochées sur ses vêtements, vision qui tira un sourire à la jeune fille. Elle se demanda un instant si elle devait lui faire part de ses inquiétudes avant de se raviser. Inutile d’alarmer qui que ce soit alors qu’elle n’avait aucune preuve que ce qu’elle venait d’apprendre était une mauvaise chose.
« Qu’est-ce que tu fais là ? »
Son interrogation amusa étrangement la dryade.
« Est-ce que ce n’est pas un endroit parfait pour moi ? J’apprends à faire un avec la nature. »
Un peu désarçonné le jeune homme la regarda, sans doute étonné qu’elle fasse ouvertement allusion à son espèce. Il observait celle qui lui faisait face dans la lumière tamisée. Ses yeux ambrés reluisaient plus encore dans cet environnement. Marie l’observait en retour, la teinte dorée ambiante conjuguée au vert de ses écailles formait un drôle d’ensemble. Leurs regards se croisaient timidement, sans qu’aucun mot ne soit échangé. Sentant ses joues rosir, elle détourna la tête alors qu’un son se glissait à travers le dôme végétal. A nouveau, ce même hululement perçant qu’elle avait entendu naguère résonna à plusieurs reprises depuis le ciel. Le saurien semblait tendu, il s’avança vers la faelienne en parlant à voix basse.
« Nous sommes de nouveau attaqués. Ne bouge pas d’ici, ils sont plus nombreux que la dernière fois.
- Comment est-ce que tu le sais ? s’alarma-t-elle.
- C’est le Seryphon de Huang qui nous alerte. Maintenant, plus un bruit. »
Joignant à la parole le geste, il plaqua deux doigts sur les lèvres de la gardienne avant de s’évaporer entre les feuilles d’or. Rester seule donnait l’impression à Marie d’être exposée, pourtant, avec le nombre d’arbres présents aux alentours, on aurait bien du mal à la dénicher. Repliant ses jambes contre son corps, elle patienta en tendant l’oreille. Avec le feuillage recouvrant le sol, impossible d’entendre quiconque approcher. Sans un son auquel se raccrocher, la jeune fille commençait à ressentir l’envie de fuir. Fouillant dans sa poche, elle attrapa fermement le cristal lumineux. Son éclat était plus terne en pleine journée mais sa lueur verte restait rassurante. Le plaquant contre ses yeux fermés, elle observait les images rémanentes qui se peignaient à travers ses paupières. Comptant ses respirations de plus en plus espacées, son rythme cardiaque diminua progressivement.
Quand un hurlement résonna dans le bosquet, son sang se glaça alors qu’elle pensa reconnaître la voix de Chris. C’était un cri de douleur, à la limite de la bestialité. Plusieurs voix répondaient en écho sans qu’elle ne comprenne la teneur de leurs échanges. Un sentiment d’urgence emplissait les voix mais Marie ne savait pas si elle devait se lever au risque d’être une source de gêne ou rester là où on lui avait demandé de rester. Le sentiment d’être tristement lâche l’envahissait alors qu’elle bouchait ses oreilles pour ne plus rien entendre.
Dont le feuillage cache bien plus qu'on pourrait le penser.
Recroquevillée sur elle-même, Marie n’osait plus bouger. Elle essayait de ne penser à rien, se martelant simplement que tout allait bien aller, encore et encore. Le cristal lumineux était douloureux dans sa main à force qu’elle le serre de façon compulsive. Ses lèvres pincées restaient obstinément collées l’une à l’autre. La lumière dorée qui nimbait sa cachette devenait insupportable, elle l’illuminait toute entière alors que la faelienne ne souhaitait plus que disparaître pour rester en sécurité.
« Sœur dryade. »
La voix de l’arbre était lointaine. Son timbre semblait presque surnaturel.
« Si tu le souhaites, personne ne te trouvera ici. »
Entrouvrant un œil, la jeune fille acquiesça mollement de la tête alors que les mots s’échappaient tels des murmures.
« Je ne veux pas qu’on me trouve. »
L’arbre ne répondit rien mais les feuilles s’agitèrent pour se resserrer les unes contre les autres ; jusqu’à ce que la lumière disparaisse totalement. Seule la pierre verte permettait à la dryade de voir aux alentours. Envahie par la fatigue liée à ses émotions, elle s’allongea sur les feuilles au sol pour fermer les yeux. La sensation contre sa joue était fraîche et rassurante.
Un arbre majestueux se tenait devant-elle, son tronc d’un blanc spectral et translucide. Il était impossible de ne pas le reconnaître. Des veinules, au vert plus pâle que jamais, serpentaient au travers de lui. Elles étaient semblables à celles qui étaient apparues sur ses épaules sans crier gare. Un détail chagrinait la jeune fille mais impossible de mettre le doigt dessus. Il ne s’agissait pas des couleurs ternes, c’était autre chose. Puis enfin, le lien se fit dans son esprit. Ses longues branches étaient nues, plus aucune boule duveteuse ne s’y trouvait, voilà ce qui manquait. Il semblait sur le point de lui dire quelque chose, mais elle n’entendait rien.
Rouvrant les yeux dans la pénombre la plus totale, elle chercha sa pierre à tâtons. Sitôt que sa peau entra en contact avec le minéral, ce dernier flamboya sans attendre. Nauséeuse, Marie inspira profondément pour dissiper son trouble.
« Es-tu reposée, sœur dryade ? »
Surprise que l’arbre lui adresse de nouveau la parole, car il s’agissait bien d’une seule voix et non pas d’un ensemble, elle répondit par l’affirmative.
« Pourquoi tant de crainte à l’idée de rencontrer ta forêt, sœur dryade ?
- Sans doute parce que je ne sais pas à quoi m’attendre. Je ne sais même pas si j’ai envie d’y aller. »
La faelienne aurait presque pu jurer sentir le tronc de l’arbre émettre un bruit proche du soupir mais sa tête lui semblait lourde et il lui était difficile de réfléchir.
« Nous sommes très anciens mais nous n’avons pas la chance d’avoir une sœur à nos côtés. S’il te parait si difficile de te lier à ta forêt originelle, nous voulons bien devenir celle-ci. »
Crispée, la jeune fille commença à comprendre sur quel chemin escarpé l’arbre était en train de l’emmener. Mais à vrai dire, elle ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Cette forêt-ci semblait paisible et calme, malgré quelques bandes de malfrats. L’esprit des arbres paraissait serein. Cependant, pouvait-elle réellement choisir d’abandonner une forêt qui l’appelait désespérément au profit d’une autre ? La forêt dorée ne semblait pas avoir besoin de protection, n’était-ce pas là par vanité que l’arbre souhaitait la garder ?
« Je ne pense pas pouvoir rester. Vous n’avez pas besoin de mon aide.
- Tu devrais prendre encore un peu de repos avant de me donner ta réponse, sœur dryade. »
A peine l’arbre eut-il prononcé ces paroles que la jeune fille commençait à s’assoupir de nouveau. Tentant de lutter contre le sommeil, elle s’approcha des branchages pour tenter de passer au travers. Mais l’arbre ne comptait visiblement pas la laisser sortir, les veines de sève sur ses épaules commencèrent à la brûler. Arrachant des feuilles par poignées, il semblait toujours y en avoir plus.
« Laissez-moi sortir, s’exclama-t-elle avec angoisse. »
L’air devenait de plus en plus oppressant autour d’elle.
« Pourquoi ne pas rester ?
- Je veux sortir. »
Le sommeil était de plus en plus près de ses paupières qui battaient difficilement pour rester ouvertes.
« J’ai aussi besoin d’aide, sœur dryade.
- Je ne suis pas votre sœur.
- C’est pourquoi nous avons besoin que tu le deviennes, déclara-t-il d’un ton sans appel. »
Ses mains glissèrent contre sa prison naturelle alors que sa tête s’affaissait sur le sol. Impossible de lutter plus longtemps contre les songes qui s’emparèrent à nouveau de son esprit. L’arbre spectral trônait royalement malgré son absence de feuillage, le cœur de son tronc semblait flamboyer d’une lueur plus blanche encore. Elle s’en approcha pour poser sa tête contre l’écorce, une sensation de chaleur désagréable s’y diffusait. Posant sa main contre la source de lumière, elle la retira en couinant de douleur.
Ses yeux étaient plus pâteux que jamais lorsqu’elle se réveilla à nouveau. Des mots sans aucun sens furent prononcés à plusieurs reprises avant qu’elle arrive de nouveau à comprendre.
« Reste, sœur dryade. Ton rôle est d’aider la forêt que tu choisiras.
-Mais... je ne vous ai... pas choisie. »
Le bruissement des feuilles et une nette impression de colère la submergea. L’arbre allait sans doute encore l’endormir si elle ne changeait pas de discours. Cherchant à gagner du temps, Marie tenta une nouvelle approche pour réfléchir à sa situation.
« De quoi... souffrez-vous ? »
Soulagé d’être écouté, l’arbre parla d’une voix éteinte alors que la jeune fille reprenait ses esprits.
« Quelque chose brûle en moi. Cette chose me donnait de la force mais je sais à présent qu’elle finira par me tuer.
- Qu’est-ce que c’est exactement ? »
Incapable de répondre, l’esprit végétal resta muet.
« Est-ce dans ce tronc, tenta-t-elle, ou ailleurs ?
- C’est bien ici que je souffre. »
Massant ses tempes, la dryade commença à voir un compromis se dessiner dans son esprit.
« Si je vous aide, vous me laisserez partir ?
- Sans serment, une dryade ne peut pas promettre d’aider une forêt.
- Vous n’êtes pas ma forêt. Et, seule, je ne peux rien faire. J’ai besoin de demander de l’aide à mes camarades. »
Ils devaient s’inquiéter à son sujet. A peine eut-elle songé à cela que le hurlement de Chris lui revenait en mémoire, la jeune fille ne savait pas comment s’était poursuivie l’attaque à l’extérieur. Il fallait impérativement qu’elle ressorte.
« Comment te faire confiance ?
- A vrai dire, vous ne pouvez pas. Je n’ai aucune garantie à vous présenter à part ma parole mais si vous souffrez, vous devez y accorder crédit. »
Marie cru qu’il la laisserait croupir éternellement entre ses branches quand un bruissement s’intensifia, signe de sa libération.
« N’oublie pas ta promesse, sœur dryade. »
Elle se précipita à l’extérieur où il faisait nuit noire, une lune pleine illuminait le ciel de ses rayons. Sa tête tournait à cause de restes soporifiques dans son organisme. Pensant à hurler pour ameuter ses compagnons de voyage, la jeune fille se ravisa, mieux valait rester prudente. Concentrant son maana vers le cristal, ce dernier se mit à rayonner. Au final, ce n’était pas plus intelligent que de crier mais il fallait bien qu’elle puisse y voir pour se déplacer.
La faelienne déambula sans but à la recherche d’un quelconque signe de la présence de son groupe.
Sans succès.
Rageuse, cette dernière shoota dans les feuilles tombées au sol. Elle n’avait aucun pouvoir utile pour ce genre de situation, son impuissance la consternait. Commençant à réfléchir à l’idée de hurler à la lune pour ameuter n’importe quel hurluberlu se trouvant dans la forêt, un hululement caractéristique capta son attention. Tournant la tête vers la gauche, ses jambes s’actionnèrent toutes seules pour la guider en direction de l’oiseau. L’espoir commença à regonfler son cœur quand la lueur d’un feu apparut à l’horizon. Le contour des arbres se dessinait de plus en plus nettement. Apercevant la licorne bavarde surplombant un buisson, la dryade poussa un cri de joie.
« Marie, est-ce que c’est toi ? »
Il la rejoignit d’un trot souple mais rapide, humant ses cheveux en oubliant les convenances, comme l’aurait fait un bon vieux cheval de son monde.
« Arrêtes, tu me chatouilles, glissa-t-elle entre deux éclats de rire. »
S’excusant platement, il héla le reste des gardiens. Seuls Saan et le purrekos vinrent à sa rencontre. Elle ne s’arrêta pas pour leur parler, marchant d’un pas empressé vers le camp. Le saurien. Il aurait dû être là, debout. Il aurait dû venir à sa rencontre lui aussi. Pourtant, il n’y était pas.
C’est quelques mètres plus loin qu’elle le découvrit, transpirant et gémissant. Le corko était enroulé sur le sol près de son maître. Nwo la sirène blanche le maintenait couché, fermement appuyée sur ses épaules, alors que ce dernier s’agitait dans un état comateux. Huang et Philénor broyaient des herbes pour former une décoction pâteuse. Une main fine se posa sur l’épaule de la jeune fille, Saan la regardait d’un air désolé. Elle n’avait pas envie de voir ce genre d’expression.
« Il n’a pas eu de chance. Ils ont profité de sa blessure au bras pour l’empoisonner. De la saleté de souffre-mort. »
Le nom du poison était suffisamment parlant pour que Marie blanchisse. Elle n’osa pas poser la question qui la hantait. Purroros se plaça à ses côtés quelques instants plus tard, reluquant le lézard avec une pointe de cynisme.
« Je trouve que ce jeune homme surjoue un peu.
- Comment est-ce que tu peux dire une chose pareille ?! »
Le ton enflammé de la jeune fille n’échappa pas au félin qui ricana.
« Il n’a pas l’air des plus humain et pourtant tu t’intéresses sincèrement à lui ? En voilà, une grande nouvelle. »
Elle allait lui rétorquer qu’il avait été l’un des premiers à l’accueillir avant de se rappeler à qui elle parlait. C’est Purroros qui l’avait épaulée en premier, lui cracher du venin au visage sur ce terrain aurait été ingrat mais sa colère ne retomba pas pour autant.
« Qui pourrait se sentir bien à l’idée qu’un ami soit empoisonné.
- Tout de suite les grands mots, dit-il en levant les yeux au ciel. Il ne va pas en mourir. »
Surprise, la dryade regarda une nouvelle fois le saurien qui semblait pourtant à l’article de la mort de son point de vue.
« J’avais des herbes médicinales sur moi. Je n’encombre pas cette bourrique de licorne uniquement pour le plaisir. Ton ami ne mourra pas. Il va passer une sale nuit c’est certain, mais il verra aussi la suivante.
- Ça me fait mal de l’admettre mais je crois que ses herbes marchent réellement et sont en train de sauver notre bonhomme, confirma Huang. Dès que nous aurons appliqué une nouvelle couche sur son bras et bandé le tout, nous le laisserons dormir jusqu’à demain. »
Laissant échapper un soupir de soulagement, la jeune fille se demanda comment aborder son problème d’arbre. C’est une des sœurs sirène qui lui offrit une perche à laquelle se raccrocher.
« Par contre, il va falloir que tu nous expliques où tu te cachais depuis des heures pour n’apparaître que maintenant, la questionna Saan.
- J’étais, commença-t-elle hésitante, à l’abri, dans un arbre. »
Encore un arbre mourant, ne put elle s’empêcher d’ajouter mentalement. Le choix de ses mots avait volontairement minimalisé le rapt qu’elle venait de subir. Inutile d’aliéner le groupe à propos de cet endroit où ils allaient vraisemblablement tous dormir.
« Est-ce que l’un d’entre vous a, éventuellement, des compétences dans tout ce qui touche aux plantes ? »
Les regards convergèrent vers Chris allongé sur le sol, seul membre à avoir fait partie de la garde Absynthe participant à leur expédition à leur connaissance. Saan la regarda d’un air entendu en observant ses pieds recouverts d’écorce.
« Toi, tu es une dryade. Tu devrais avoir plus d’expérience que nous. De quoi tu as besoin exactement ?
- Je ne sais pas vraiment. Je crois que le cœur de cette forêt est malade. »
Jetant un coup d’œil surpris autour d’elle, la sirène parut étonnée.
« On ne dirait pas. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- La forêt me l’a dit. Et je dois trouver ce qu’elle a avant de repartir. »
Un bruit de mécontentement s’est élevé dans son dos, le félin ne semblait pas en accord avec ce choix.
« Allons, allons, mon chaton. Sois sérieuse. Sais-tu combien de forêts nous allons visiter ? Si elles ont toutes une branche brisée, nous n’arriverons jamais jusqu’à la tienne à temps. »
Ça, Marie en était consciente, mais avait-elle vraiment le choix ? La faelienne ne savait pas ce que la forêt pouvait tenter pour se venger. Ses compagnons oubliaient facilement que sa tête était directement liée à la plupart des buissons qu’ils rencontraient. Minimiser les choses ne semblait plus être une si bonne idée si ça ne lui permettait pas d’être prise au sérieux.
« Je suis très sérieuse, j’ai été séquestrée pendant des heures avant de parvenir à un compromis. On ne part pas tant qu’elle n’est pas soignée.
- Tu as été séquestrée ? Par la forêt ? s’étonna le purrekos.
- Les arbres semblent avoir beaucoup plus de pouvoir que ce qu’on m’avait laissé entendre. »
Cette nouvelle avait tout de même l’air surprenante aux yeux des Eldaryens, c’était rassurant d’une certaine manière. Ça signifiait qu’elle n’aurait pas besoin de se méfier de chaque arbre car peu devaient être capables de représenter une menace. Décidant d’un commun accord de faire leur possible au lever du jour, tous allèrent se coucher, laissant le hibou d’Huang monter la garde.
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Marie dormit suffisamment pour ne pas ressentir de fatigue. Elle se frotta les yeux distraitement avant d’apercevoir le familier de Chris, toujours prostré aux pieds de son maître. Le petit crocodile n’en menait pas large. Une certaine empathie se diffusa entre eux alors que les yeux du corko croisaient ceux de la jeune fille. Cette dernière tendit la main et un front écailleux vint s’y frotter affectueusement. Émettant un petit grognement, il retourna bien vite vers le jeune homme alité, veillant sur lui farouchement. Personne ne pouvait nier que l’animal semblait très attaché à son maître. Les familiers en règle générale l’étaient de ce qu’elle avait pu en voir, il existait une relation spéciale entre les gardiens et ces animaux fantastiques. Tout en étant farouchement indépendants, ils n’en étaient pas moins fidèles.
Observant le jeune homme, bien plus paisible depuis l’application de la pommade, sa main s’approcha de la joue du lézard. Elle lui murmura de se rétablir rapidement tout en continuant de frôler ses écailles. En passant sur le haut de son crâne, elle plissa les yeux. Le lézard avait toujours été chauve, elle pensait donc que c’était là une caractéristique de sa race mais il semblait finalement avoir des cheveux. Elle pouffa de rire en se rendant compte de la futilité de sa réflexion. Ça le rendait plus humain. Chris était devenu son point de repère, elle ne comprenait pas encore quelle place il occupait dans son cœur mais il était manifestement devenu très important.
« Ça roucoule par ici. »
Sursautant, la jeune fille lança un regard mauvais au purrekos qui s’était étendu à quelques mètres d’elle. L’air tout à fait éveillé.
« Les lézards ne sont pourtant pas les Apollons d’Eldarya, tu as de drôles de goûts.
- Je ne vois pas de quoi tu parles. »
Un sourire entendu se dessina sur le visage du félin.
« Et moi, je sais ce que je vois, mon chaton. Bon, tu n’es pas encore follement amoureuse mais lui, il pourrait soulever des montagnes pour toi. Ça crève les yeux.
- C’est de la surinterprétation.
- Il a gémit ton nom pendant plusieurs minutes quand on ne t’a pas retrouvée et qu’il a commencé à tourner de l’œil. Il faudrait être sans cœur pour ignorer une telle dévotion, et si tu ne l’aimes pas, aucun problème. Tu peux aussi te servir de lui pour assurer ta protection de façon totalement égoïste et arbitraire. Les idiots sont plus rares qu’on ne le pense. »
Marie cligna des yeux, c’est à peine si elle avait entendu la deuxième partie du discours du chat. Imaginer que le saurien l’avait cherchée jusque dans l’inconscience fit battre son cœur bruyamment dans sa poitrine. Prise d’une soudaine bouffée de chaleur, elle inspira longuement.
« Et si on arrêtait de parler de ça. Il n’y a vraiment aucun autre sujet intéressant ?
- Rien n’est aussi intéressant que la tête que tu fais en ce moment même chaton. Je voulais te taquiner mais j’ai peut-être bien plus raison que je le pensais. Cette Saan a vraiment du nez pour une sirène.
- Ça suffit maintenant, s’agaça-t-elle, je commence à avoir sommeil. »
Elle mentait de façon éhontée mais ça, personne n’avait à le savoir. Se décalant un peu plus loin, la dryade s’endormit contre les feuilles dorées. Pour une fois, ses rêves ne furent pas des plus désagréables.
Plus douloureuses que milles poignards.
S’étirant avec délice, la dryade se fit la réflexion qu’elle avait rarement aussi bien dormi. Jetant un coup d’œil vers le lézard, elle constata avec satisfaction qu’il respirait paisiblement. A présent que son corps était éveillé, il lui fallait trouver une solution pour comprendre le mal qui atteignait cette forêt à l’allure pourtant impeccable. Nwo et le purrekos, étant déjà levés eux aussi, se proposèrent pour accompagner la jeune fille jusqu’au tronc à étudier. C’est néanmoins avec réticence que Marie contacta l’esprit de la forêt pour qu’il la guide au bon endroit.
« Plus loin, sœur dryade. Notre mal se trouve sous cette écorce. »
Pénétrant sous le grand saule avec appréhension, ses yeux se posèrent sur le relief du tronc qui ne semblait en rien anormal. Il lui était difficile de savoir quoi faire alors que ses compétences en botanique, surtout de ce monde, étaient inexistantes.
« Quand vous dites à l’intérieur, est-ce que ça veut dire que je dois ouvrir votre tronc ?
- S’il le faut, sœur dryade. Nous sommes tous reliés par nos racines, et c’est bien d’ici que vient le mal. Mais tu ne dois pas nous abîmer durablement en tentant de l’extraire. »
Raclant sa gorge, elle se demanda si les couteaux de Nwo seraient suffisants, mais surtout, si elle se sentait capable de prendre un tel risque. La lefkitis, tapotait l’arbre avec le dos de sa main, cherchant sans doute elle aussi une imperfection qui trahirait le problème. Le félin, lui, semblait profondément ennuyé par ce qu’il voyait.
« Ne serait-il pas plus simple de le couper tout simplement ? Le reste de la forêt serait sauf. »
S’étouffant à moitié à l’idée que l’esprit de la forêt entende cette proposition, la faelienne rabroua le marchand d’un ton sec.
« Il faut chercher avant d’en arriver à de telles extrémités. J’aimerais autant ne pas me mettre la forêt à dos.
- Si c’est pour sauver les autres, je doute que ton esprit des arbres s’y oppose, annonça paisiblement Nwo. Je sens une émanation très riche en maana, plus que ce qu’un bosquet, même de cette taille, peut produire. Le trop plein est en train de tuer ses cellules à petit feu. »
Voilà qu’ils étaient au clair sur la raison du mal être de l’arbre, une surcharge de maana. Ça n’avait rien de bien rassurant, et même si la dryade ne savait pas si c’était possible, elle refuserait catégoriquement d’absorber ce surplus ou quoi que ce soit du même genre. Heureusement, personne ne lui proposa ce genre de solution et après quelques minutes supplémentaires d’inspection ; ils n’avaient toujours aucune piste pour soigner l’arbre.
C’est l’oiseau d’Huang qui les rappela vers le camp, en hululant de façon suffisamment calme pour écarter l’éventualité d’une menace. Le trio pressa le pas vers le camp de fortune, une bonne nouvelle les y attendait. Le lézard avait enfin repris connaissance. Les enjambées de Marie avaient perdu en longueur au fur et à mesure de sa course. Elle ne savait pas comment réagir. Devait-elle se précipiter au chevet du jeune homme ou plutôt rester dans la retenue ? Les commérages des gardiens commençaient à embrouiller son esprit. Secouant la tête, l’apprentie Obsidienne se remémora les leçons de Balgard pour dissiper sa confusion et recentrer son esprit.
L’effet fut immédiat.
« Est-ce que tu vas mieux ? demanda-t-elle d’un ton raisonnablement calme, son ton un peu trop rapide pouvant passer pour un vestige de l’essoufflement provoqué par le retour rapide du groupe.
- Ça peut aller, lui confia-t-il en haussement vaguement les épaules. Je vais avoir du mal à combattre avec mon bras mais ça devrait guérir rapidement. J’ai un bon métabolisme. »
Le voir parler de sa situation de façon si détachée était une bonne nouvelle. Son état était réellement moins grave que ce que la jeune fille avait imaginé au premier abord. Alors qu’elle pensait laisser le jeune homme se reposer calmement, les gardiens eux eurent moins d’égards. Le groupe relata immédiatement les événements passés et le problème que posait la forêt au saurien. Fronçant ses arcades écailleuses, il devint évident que le membre de l’Absynthe en lui refaisait surface. Bombardant la dryade de questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre pour la plupart, Chris décida d’aller voir par lui-même ce fameux tronc. Mais, il fut immédiatement stoppé par Huang qui jugea anticipé l’arrêt du repos du gardien.
« Je dois aller voir ce qu’il en est sur place, asséna l’étincelant d’une voix ferme.
- C’est hors de question. Je suis le membre désigné comme responsable de cette expédition, mon autorité surpasse la tienne pour cette mission alors je te prierai de rester tranquille. »
L’argument fit mouche quand bien même il fut accueilli de mauvaise grâce. Il fut décidé qu’après quelques heures de repos, le lézard serait de nouveau autorisé à se mouvoir si aucun effet secondaire inopiné n’apparaissait. De bien longues heures en vérité. Philénor et le purrekos se regardaient en chiens de faïence, visiblement peu disposés à s’adresser la parole en dehors d’un contexte de conflit. Au plus grand ennui du lapin de printemps qui s’était installé non loin de son maître pour mâchouiller des feuilles. Duldik, qui avait monté la garde durant la nuit, dormait blotti contre le sol rembourré par les feuilles d’or. Saan, Nwo et Huang, étaient partis non loin pour faire des rondes en cercle. Tout du moins, il s’agissait de couvrir un maximum de périmètre sans laisser d’ouvertures, les hululements rythmaient leur cadence de marche. Un bien drôle d’exercice.
Quant à Marie, elle fixait depuis peu Chris d’un regard accusateur. Si ses yeux avaient pu virer au noir, ils l’auraient sans doute fait. La faelienne se concentrait pour énumérer chaque reproche qu’elle pouvait avoir contre le saurien de manière méthodique. Il devenait clair que son inclination pour lui était bien trop inclinée. Il fallait que cela cesse, tomber amoureuse d’un lézard n’était pas une option. D’un elfe ou d’un ange, pourquoi pas. Mais comment se faisait-il que son cœur chavirait pour un homme recouvert d’écailles qui, comme l’avait fait remarquer Purroros, n’était absolument pas un canon de beauté.
A vrai dire, ses motivations n’étaient pas aussi superficielles. Si celle qui se croyait auparavant humaine refusait de donner son amour, c’était tout simplement par ce qu’elle savait qu’il n’y avait pas pire prison pour vous garder captive. Si cet amour naissant devait se transformer en chaînes ancrées à Eldarya, comment pouvait-elle se laisser piéger ? Au fond d’elle, l’idée de rentrer un jour sur Terre n’était pas totalement éteinte. Il fallait qu’elle arrive à convaincre son subconscient qu’il était dans l’erreur par auto-persuasion.
« Sérieusement, finit-il par lancer, pourquoi est-ce que tu me fixes avec cet air là ? Je commence à me sentir mal à l’aise et je ne sais même pas pourquoi. »
Sursautant presque, Marie cligna des yeux avant de regarder derrière elle. Personne ne semblait leur prêter attention, la jeune fille joua donc cartes sur table. Un bluff insolent qui mettrait fin à son dilemme.
« Je ne t’aime pas. »
Son ton froid était tombé comme un couperet. Bien que ses yeux distinguaient de la stupeur sur le visage de son interlocuteur, sa langue acérée ne s’arrêta pas là.
« Je ne veux aucune méprise, ni entre nous, ni avec les autres. »
Glissant sa main dans sa poche, ses doigts frôlèrent le cristal. Hésitante, elle se força cependant à l’attraper pour le tendre au gardien.
« Je n’en veux plus. Reprends-le. »
Visiblement blessé, le lézard l’attrapa sans douceur.
« Je ne sais pas ce qui te prend mais aucun problème. Je n’ai même pas envie d’avoir d’explications. »
Alors que ce dernier se levait d’un bond, Philénor le héla pour lui demander de se recoucher mais il était trop tard. Chris s’enfonçait dans la forêt sans un regard en arrière. Comme à chaque fois que Marie se sentait plongée dans l’incertitude, son esprit se remémora son père. Quel genre de conseil aurait-il pu lui donner ? Lui qui lui répétait bien souvent de vivre sa vie convenablement, sans doute aurait-il été bien déçu de ce que sa fille devenait dans ce monde. Pourtant, c’était pour lui que la dryade faisait tout ça, pour ne pas perdre l’envie de le retrouver un jour. Pour ne pas finir comme Huang.
Sans doute affolée par l’idée que le convalescent quitte sa couche, la chouette orangée avait alarmé son maître qui était revenu en courant. La jeune fille avait vaguement pointé une direction sous le regard étonné d’Huang mais il n’avait rien demandé et s’était contenté de partir à la poursuite du fuyard. La faelienne glissa instinctivement ses mains dans ses poches avant de se rappeler que le cristal de lumière ne s’y trouvait plus. Sa seule possession n’existait plus. Un sourire amer se dessina sur son visage, il était impossible de tout garder pour soi. Rejeter le lézard signifiait repousser tout ce qui était en lien avec lui. Faire les choses proprement était une condition non négociable, par respect pour lui. Son père avait été respectueux en quittant sa mère.
Des voix tintées de désaccord résonnèrent dans la forêt. Marie ne put s’empêcher de penser que c’était mieux ainsi car Chris était un homme bien. Il se trouverait sans doute une femme grenouille, ou de toute autre race, destinée à l’aimer. Les deux hommes la rejoignirent après peu de temps, Huang demandant à ce qu’on accompagne le saurien jusqu’au tronc à examiner alors, la dryade s’exécuta. Le duo de gardiens sur ses pas, son chemin jusqu’au saule fut presque instinctif. Lorsqu’ils arrivèrent au tronc, la jeune fille se tint en retrait, observant silencieusement l’examen du saurien. L’étincelant pressait ses paumes contre l’écorce. Les yeux fermés, il tentait de ressentir ce qu’il s’y passait, sans doute. Son visage semblait se contracter un peu plus chaque instant, sa concentration ternie par une grimace pincée. Marie échangea un regard interrogateur avec le gardien asiatique, ce dernier ne semblait pas en savoir plus qu’elle sur ce qui se déroulait devant leurs yeux.
« Sortez. »
Le lézard s’était adressé à eux d’un ton ferme et sans appel mais il était hors de question que la dryade s’en aille. Alors que ses lèvres s’entrouvraient pour laisser fuser ses protestations, Huang la devança.
« Qu’elle sorte c’est une chose, mais je me vois contraint de rester tant que je ne saurais pas exactement de quoi il s’agit. »
Se retournant lentement, Chris planta ses yeux dans ceux du faelien en articulant des mots qui n’avaient pas de sens pour la jeune fille. Quoi que fussent ces mots, ils eurent un effet immédiat. Le gardien de l’ombre l’agrippa par le bras avant de la forcer à sortir avec lui.
« Mais qu’est-ce que tu fais ?! »
Se heurtant à un mur de silence, elle ne cessa pas pour autant de se débattre pour enfin finir par dégager son bras à quelques mètres du saule.
« Je dois m’occuper de cet arbre, je lui ai promis. Je veux savoir ce qu’il se passe. »
Mais là encore, aucune réponse ne lui fut donnée et c’est quelques instants plus tard qu’une horrible révélation s’insinua dans son esprit.
« Sœur dryade, tu as manqué à ta parole.
- Je n’ai rien fait, se défendit-elle, pourquoi une telle accusation ?
- Puisses-tu être maudite car ton compagnon est en train de me tuer.
- N-non.
- Les arbres sauront, la menaça-t-il, ils entendront mon agonie. Nulle dryade ne peut espérer tromper les arbres. »
Faisant volte-face, la jeune fille s’empressa de courir en direction de l’arbre mais on l’intercepta sans difficulté. Observant le visage fermé du gardien, ses mots sortirent comme des hurlements alors que le saule lui communiquait sa haine teintée d’une peur primaire.
La peur de mourir.
« Qu’est-ce que vous êtes en train de faire, rugit-elle. Vous ne pouvez pas le tuer ! »
La haine irradiait et lorsque la souffrance s’y mêla, un cri strident dans son esprit lui vrilla les tympans alors qu’on la plaquait au sol. Des larmes de douleur coulaient sur ses joues alors que sa voix sortait brisée.
« Il m’a demandé de l’aide, hurla-t-elle. Il m’a demandé de l’aider ! »
Mais ses mots n’atteignirent jamais le lézard dissimulé sous les branchages du saule, ou peut-être fit-il semblant de ne pas les entendre. Le noir total envahit tout son être pour la plonger dans le néant alors que les lamentations de l’arbre devenaient de plus en plus inintelligibles.
Le mange-songe brillait d’une lumière spectrale, son tronc était lacéré de toutes parts. La lueur au sein de son tronc s’était encore renforcée, estompant tous les détails par la simple force de son intensité, comme pour faire disparaître le maître de la forêt. La sève qui coulait des entailles, était-ce les larmes de la forêt mourante ? La dryade pouvait sentir ses propres larmes imbiber ses joues, peut-être n’arriverait-elle pas à sauver son arbre. C’était la première fois qu’un souhait aussi ardent animait son âme. Il fallait qu’elle trouve le moyen de le sauver.
Il le fallait à tout prix.
Ses paupières se soulevèrent pour laisser place à une clarté naissante. Ses muscles semblaient comme tétanisés lorsqu’elle tenta de se redresser. Impossible de faire le moindre mouvement sans déclencher une douleur aiguë. Leur camp de fortune, c’était là que Marie se trouvait. Personne ne semblait lui prêter attention. Aucun air coupable sur aucun visage, aucune compassion. La colère s’embrasa en elle avant que la réalité n’éclate devant ses yeux. Aurait-elle eu pitié durablement d’un arbre abattu lorsqu’elle se trouvait sur Terre ? Non. Bien sûr que non. Comment en vouloir à ceux qui ne pouvaient pas entendre la voix des arbres.
C’est Duldik, la licorne, qui annonça son retour à l’état conscient mais il était bien loin de la vérité. Cette dernière était encore prisonnière des hurlements, pire encore, de la promesse brisée. De nombreuses voix tentèrent en vain de lui communiquer quelque chose. Son corps ne voulait plus écouter, il fallait que son esprit fasse la part des choses avant de pouvoir reprendre le dessus. C’est un repos sans rêve qui l’emporta.
Quand la jeune fille se réveilla à nouveau, les élancements étaient plus ténus. Se redressant en position assise à l’aide des jumelles lefkitis, sa première demande fut d’aller voir le saule. Les regards échangés entre les membres du groupe paraissaient hésitants. Pourtant, Marie ne leur laissa aucunement le choix. Son insistance porta ses fruits et on la conduisit jusqu’au lieu du drame.
Tout le feuillage doré de l’arbre avait pourri sur place, il n’en restait que des branches nues et un tronc profondément entaillé. Le sol était parsemé de résidus végétaux, une terre noire se dévoilait ici et là. Démontrant le mal profond dissimulé auparavant par le feuillage de la forêt.
Fermant les yeux, la faelienne adressa des excuses silencieuses au bosquet. Quoiqu’avait pu dire Nwo, il lui était maintenant évident que la forêt ne survivrait pas sans son arbre-mère. Le tuer n’aurait jamais dû être une option. Quand elle tenta de demander à nouveau la raison d’un tel acte, aucune réponse ne lui fut donnée. Si le mange-songe souffrait du même mal, les gardiens allaient-ils tenter de le supprimer lui aussi ? Cette idée était insoutenable, ça ne devait jamais arriver. Observant ses avant-bras, ses iris d’ambre constatèrent sans émotion que les veinules de sèves s’étaient grandement étendues pendant son inconscience. Lorsque Chris entra dans son champ de vision, un souvenir lui revint à l’esprit. Il y avait eu un moment où elle s’était demandé à quel point cet amour naissant qu’il lui portait pouvait dépasser son allégeance à la garde d’Eel. Les limites venaient visiblement de se dessiner entre eux.
Profitant de plusieurs jours de marche lente pour leur laisser, à elle et au saurien, un temps de récupération plus important, la dryade fomenta un plan connu d’elle seule. Elle s’approcha un soir du purrekos faussement endormi, il lui avait suffi de glisser quelques mots à son oreille pour que le coin de ses lèvres se relève en un sourire ravi. Récupérant un sac déposé aux côtés de la licorne endormie, les deux compères quittèrent le camp, à l’insu de Saan qui patrouillait dans le sens inverse. Après avoir recouvert leurs silhouettes d’étoffes sombres pour échapper à la vision du familier volant, ils disparurent dans l’ombre de la nuit.
Où la lumière brille.
Seul le Purrekos connaissait l’emplacement exact de la forêt, aussi, ils décidèrent d’un commun accord de rebrousser chemin une journée pour brouiller les pistes avant de continuer dans la bonne direction. La nuit serait leur alliée pour encore de nombreuses heures. Dès que cette dernière toucherait à sa fin, le duo se dissimulerait jusqu’à la nuit suivante. La vision nocturne du félin était excellente, ce qui faisait de lui un guide hors pair. Ils se déplaçaient furtivement sans jamais être surpris par un creux ou une bosse. La jeune fille se demanda même un instant si le chat usait d’une quelconque magie, mais leurs pas les emmenèrent toujours plus loin et cette pensée se dilua dans les ombres nocturnes.
Marie ne ressentait aucun remord à l’idée d’abandonner les gardiens au beau milieu de nulle part. Au contraire, fatiguée de leurs non-dits et de leur mépris de son avis ; s’éloigner semblait être la meilleure solution pour tous. Lorsqu’elle aurait sauvé cette forêt, sa quête se poursuivrait jusqu’à retourner dans son monde. Écorce ou pas, son père voudrait bien d’elle. Il le fallait, qu’une place lui soit encore réservée dans ce monde qui était le sien. Mais lorsque la jeune fille imagina le visage de sa meilleure amie si elle pouvait voir son apparence actuelle, une voix lui murmura que rien n’irait pour le mieux. Et sa belle-mère, appellerait-elle la police pour la faire enfermer ? Jamais cette femme ne l’avait acceptée en tant qu’humaine alors pourquoi tolérer un monstre.
Ce qu’il fallait que la dryade demande à son arbre, c’était le moyen de reprendre apparence humaine.
La première marche pour atteindre son objectif.
« Ton visage est effrayant, mon chaton. »
Sans doute devait-il l’être mais cette préoccupation ne semblait pas prioritaire dans sa liste de problèmes à résoudre. Le félin bailla oisivement avant de réajuster la couverture ensevelie de feuilles mortes au-dessus de leurs têtes.
« J’avoue être vraiment agréablement surpris par notre séparation avec cette unité de gardiens. Mais, puis-je demander ce qui a motivé ce choix ? La mort de l’arbre sans doute, ou bien est-ce plus que ça peut-être ? »
Même si le marchand semblait décontracté, jouant avec ses griffes d’un air nonchalant, la dryade pouvait sentir son regard la scruter intensément en quête d’informations. D’une certaine manière, ils étaient similaires. Aucun des deux n’aimait les vérités dissimulées. Sans doute car ces dernières pouvaient masquer un danger inattendu.
« Je ne veux pas qu’on tue mon arbre. Je ne peux plus leur faire confiance, à aucun d’entre eux.
- Mais encore ? »
Le félin savait instinctivement que ce n’était pas tout.
« Je vais faire quelque chose que la garde d’Eel désapprouvera. Je veux retourner dans mon monde quoi qu’ils en disent tous et peu importe la difficulté. »
Les pattes du matou gris se stoppèrent dans leur jeu. Le regard qu’il lui lança était navré.
« Tu sais mieux que quiconque que je ne suis pas de leur côté, mon chaton. Pourtant, je ne peux que penser que c’est la seule chose sur laquelle personne ne te ment. Tu ne pourras pas rentrer chez toi, même avec tous les efforts du monde, pas sans devenir une calamité, et tu seras tuée bien avant ça.
- Alors, je mourrais.
- Tu dis ça par ce que ton humeur est instable. Ce n’est pas parcequ’Eel est un endroit où il ne fait pas bon vivre pour toi que le reste du monde sera aussi inhospitalier.
- Tu ne comprends pas, s’entêta-t-elle. Je ne m’attacherais à rien de susceptible de me retenir ici. Alors quel genre de vie est-ce que je vais vivre ? »
La répartie de la jeune fille fit réfléchir le Purrekos. Parfois, elle lui apparaissait comme bien compliquée pour son jeune âge.
« Qui t’y oblige à part toi-même ? Quand tu auras sauvé cette forêt, qui t’empêches de te marier au jeune lézard ? »
Choquée par tant de légèreté dans la réplique du chat, Marie démarra au quart de tour.
« Je te parle sérieusement et tu te moques de moi ? Comment m’attacher à ceux qui m’enchaîneront ici au risque de ne pas rentrer si j’en ai un jour l’occasion ! »
Sa tirade s’était finie en rugissement, il était vrai qu’elle devenait bien instable ces derniers temps. Son humeur fluctuait constamment à cause du stress intense que subissait son organisme. L’air calme du marchand créait un contraste saisissant, il ne se laissait déstabiliser par aucun éclat de voix.
« Et si tu ne rentres jamais, tu auras passé ta vie à ruiner le temps qui se sera écoulé. Attendre la mort ne devrait pas être une option pour un chaton aussi plein de vie.
- Ce n’est pas la mort que j’attends, c’est une porte de sortie.
- C’est bien ce que je dis, mon chaton. Cette porte te mènera sûrement vers ta perdition mais à dire vrai, il n’y a que toi que ça concerne. Je te pensais plus rationnelle, cet espoir fantaisiste alors que tu connais toute l’histoire me surprendrait presque.
- Peut-être que cette histoire n’est qu’une fable, qui te dit que c’est bien une vérité ?
- Tu marques un point. On n’est jamais sûr de rien mais c’est pour ça qu’il faut vivre avec ce qu’on a. »
Lassée de débattre alors que la discussion tournait en rond, la jeune fille se calfeutra contre le sol pour prendre un peu de repos. Entendre le chat murmurer que la fuite n’était qu’une solution éphémère ne la fit pas sourciller. Il fallait qu’elle réussisse à s’accrocher à ses convictions avec force, il n’y avait que comme ça que son esprit résisterait à cette situation absurde.
Les jours défilèrent à une allure folle, la lueur de la lune et Purroros étaient les seuls guides de la faelienne. Elle se surprenait à continuer de fouiller sa poche de temps à autre pour tenter d’y trouver le cristal de lumière. Plus les jours passaient, plus les doutes s’insinuaient en elle, même si se couper un bras aurait été plus facile que de l’avouer au félin. Les gardiens s’étaient révélés être une présence plus rassurante et familière que la jeune fille ne l’avait cru. Depuis combien de temps était-elle à Eel ? Déjà quatre ou peut-être bien cinq mois d’écoulés. Tant de jours où son existence avait été régie mais aussi protégée par des faeries. Si repartir dans son monde signifiait la mort de beaucoup d’entre eux, pourrait-elle supporter cette idée ? Filant à travers l’ombre d’une nuit noire, aucune réponse satisfaisante ne lui vint.
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« Nous y sommes bientôt. »
Et effectivement, d’une patte tendue, son guide pointa une lueur spectrale qui s’élevait au loin dans les cieux. La forêt des mange-songes.
« C’est celle-ci ?
- Absolument, mon chaton. Ta forêt en sève et en écorce et qu’on me coupe les pattes si je me fourvoie. »
Laissant apparaître un sourire crispé, la jeune fille se dit qu’il ne lui restait plus qu’à s’armer de courage pour rejoindre celui qui l’appelait. Mais la peur commençait à lui nouer le ventre, n’était-ce pas son sang de dryade qui tentait de la persuader de sauver le végétal mourant ? Plaquant ses mains sur ses joues, Marie ferma les yeux pour réordonner ses pensées. Avancer, il fallait que ses jambes acceptent de la porter pour enfin découvrir ce qu’il se passait exactement au sein de cette forêt.
« Où est-ce que tu vas comme ça ? lui dit le félin d’un air amusé.
- Ça ne se voit pas ?
- Tu n’oublierais pas un petit quelque chose ? »
Grognonne, la dryade lui demanda ce qu’elle avait bien pu oublier de si important.
« C’est la nuit mon chaton, le moment où les mange-songes se nourrissent. Personne ne peut y entrer au risque de voir son esprit vidé de toute substance. »
Pourtant, aucune inquiétude à ce sujet ne s’était ancrée en elle. La jeune fille avait entendu dire d’une femme pieuvre qu’on ne pouvait pas effacer sa mémoire, et même sans cette information, comment une forêt demandant de l’aide pouvait être assez stupide pour dévorer son sauveur ? Tout cela voulait simplement dire qu’elle devait continuer seule. Il était temps d’abandonner son guide pour reprendre la barre du navire. Lorsqu’il vit que sa protégée continuait son avancée d’un air déterminé, le félin lui souhaita bonne chance et disparut dans les ombres.
« Purroros, l’interpella-t-elle alors qu’elle ne pouvait déjà plus percevoir sa présence. Merci. »
Elle aurait pu jurer avoir vu briller ses dents sous le reflet de la lune et, s’il subsistait un doute, un filet de voix lui confirma qu’elle avait bien été entendue.
« A la prochaine, mon chaton, avait-il susurré avant de disparaitre pour de bon. »
Un sourire pâle étira ses lèvres. Maintenant bien isolée, la dryade croisa ses bras en marchant d’un pas vif. Plusieurs minutes, ou dizaines de minutes, s’écoulèrent avant qu’elle atteigne la lisière de l’éclatant taillis. La première lignée de mange-songes était clairement visible, leurs troncs émettaient cette lumière pareille à nulle autre. Marie marqua une pause en regardant la lueur pâle qui nimbait l’écorce de ses pieds nus. La dernière ligne droite s’annonçait dans un silence assourdissant. Elle déglutit avant de trouver le courage de faire un pas de plus.
Les branches spectrales se penchèrent dans sa direction, frôlant les veinules courant de ses épaules vers l’avant de ses bras. La sève des arbres scintillait en écho, comme si on lui souhaitait la bienvenue. Le contact du bois était tiède sur sa peau, un sentier semblait se dessiner entre les troncs, lui indiquant la route à suivre. Chacun des membres de la forêt continuait de vouloir entrer en relation avec elle, c’est alors que les flashs commencèrent.
Planant dans les airs, un familier ailé survolait un bosquet de mange-songes. L’instant d’après, c’était un lapin rosé, semblable à celui de Philénor l’homme bouc, qui entourait ses petits d’une patte aimante. L’horreur la saisit lorsque ce fut non pas l’image d’un familier mais celui d’un bipède qui envahit ses rétines. Il était devenu évident que les arbres lui montraient des souvenirs absorbés lors des diverses nuits où de malheureux voyageurs s’étaient égarés.
« Ça suffit ! »
Son exclamation résonna bruyamment dans le silence alors que les branchages s’écartaient d’elle, comme effrayés. C’était un non-sens que des arbres si sordides puissent la craindre. Son pas s’accéléra, il lui fallait rejoindre rapidement le cœur de la forêt tant que la nuit régnait encore en maître. Si ses compagnons réussissaient à trouver la forêt durant la journée, la dryade ne pourrait rien faire pour défendre qui que ce soit. Et si Purroros les avait forcés à se camoufler tout ce temps, c’était que cette éventualité n’était pas à exclure.
Son épiderme frissonna quand ses pieds marchèrent sur une racine imposante.
S’abaissant doucement, ses doigts frôlèrent l’écorce avec émotion.
C’était lui.
Se relevant précipitamment, la jeune fille se mit à courir alors que son cœur tambourinait dans ses oreilles. Elle était finalement parvenue à le trouver. Le tronc principal devait faire plus de trois mètres de circonférence, sa composition translucide semblait altérée en son cœur par une lumière intense et douloureuse à regarder. La sève circulait frénétiquement en des circuits complexes, après avoir observé les autres arbres, il était évident que cette activité intense n’avait rien de normal.
Marie s’approcha presque religieusement du roi de la forêt pour tenter d’établir le contact.
« Je suis venue comme vous me l’avez demandé, annonça-t-elle d’une voix chevrotante. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »
Mais celui qui l’avait appelé n’avait plus de voix, sans doute épuisé par ces longs mois de lutte. Les végétaux alentours tentèrent à nouveau de lui transmettre des souvenirs mais l’apprentie obsidienne se sentait prête à mettre ses muscles récemment acquis en action si on la forçait à quoi que ce soit. Pourtant, malgré son attitude clairement menaçante, les branches ne cessèrent pas pour autant de tenter d’entrer en contact. Une vision submergea son esprit quand l’une d’entre elles parvint à ses fins.
L’homme de la précédente vision était de nouveau en train de pénétrer dans la forêt. Plusieurs angles se succédèrent tour à tour, laissant comprendre à la dryade qu’il devait en réalité s’agir des souvenirs de plusieurs animaux peuplant la forêt. Elle pouvait difficilement lui donner un âge car il était encapuchonné sous une cape en peau de bête. Il semblait tenir quelque chose au creux de sa paume et se diriger vers le cœur de la forêt.
De nouveau les lapereaux se tapissaient contre le ventre de leur mère alors que celle-ci, dissimulée entre les racines, voyait passer l’homme mystérieux. Ce dernier s’était approché du tronc, autrefois doté d’un feuillage dru et duveteux, et y avait enfoncé sa main comme si la matière n’existait plus. Elle devina l’explosion de lumière qui avait suivie à travers les paupières closes de la lapine.
Haletante, elle put ressentir une douleur sourde résonner jusque dans ses os. Qu’avait fait cet homme et pourquoi la forêt n’avait pas tenté de l’arrêter ? Il semblait manifeste que les arbres étaient capables de bouger. Elle se ravisa rapidement, ils n’étaient rien d’autres que des plantes. Comment auraient-ils pu retenir un faery capable de courir.
« Qu’est-ce que je dois faire ? Vous ne m’expliquez rien, s’agaça-t-elle, démunie. Je ne sais même pas qui est cet homme. »
Devait-elle tenter d’extraire ce qui se trouvait dans l’écorce ? Ses souvenirs s’emmêlèrent alors qu’elle songeait aux jours passés, était-ce aussi ce qui était arrivé au saule pleureur ? Il fallait qu’elle le sauve avant que le jour se lève, avant que les gardiens ne puissent pénétrer dans la forêt.
Se plaçant face au tronc démesuré, Marie appuya ses paumes contre le bois brûlant irradié de lumière. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque ses mains commencèrent à se fondre dans le bois, comme dévorées par l’écorce. Couinant de terreur, elle dut tirer de toutes ses forces pour les retirer. Ses yeux ambrés agrandis par la peur, ses pensées fusèrent. Devait-elle se laisser absorber sans crainte ou redouter que tout aille trop loin ? L’éclat qui brillait au creux de l’arbre devait être ôté mais quel prix était-elle prête à payer ?
La jeune fille pensa à nouveau à son père. Si elle ne faisait rien, dans tous les cas, il lui serait impossible de le revoir. Levant les yeux vers le ciel, la clarté naissante acheva de la convaincre de l’urgence de sa situation. Elle enserra l’écorce avec force avant de se sentir entièrement absorbée. Ses muscles ne lui appartenaient plus, la dryade n’était rien de plus qu’une irrégularité sur le tronc principal. Fusionnée à lui, elle accéda pour la première fois à la conscience de la forêt.
« Sœur dryade, nous avons longtemps attendu ta venue. Tu dois nous aider. »
L’esprit engourdi, Marie se contenta de penser ses réponses. Elle sentait toujours son visage de manière diffuse mais n’osait parler au risque de découvrir qu’il n’existait plus vraiment.
« Si je vous aide, vous devrez m’aider en retour.
- Nous ne pouvons pas te rendre ton apparence initiale mais nous pourrons peut-être faire quelque chose pour toi, sœur dryade.
- Qu’est-ce que je dois faire ? répliqua-t-elle difficilement.
- Tu dois plonger en nous pour récupérer le poison qui nous ronge. Tends ton bras, sœur dryade. »
S’exécutant avec lenteur, elle tendit son bras vers la lumière, ignorant la morsure brûlante qui sinuait sous sa peau. Une petite chose rigide s’y trouvait, serrant les mâchoires, une traction puissante fut nécessaire pour l’en déloger. Soudain désolidarisée du tronc, elle retomba brutalement sur le sol. Clignant des yeux, la faelienne tenta de comprendre ce qu’il venait de se passer. Un cristal d’un bleu éblouissant était enfermé entre ses doigts crispés et rougis. Plus aucune chaleur ne s’en dégageait, mais il semblait nimbé d’une aura envoûtante.
« J’ai enlevé ce qui vous empoisonnait. Maintenant, vous devez m’aider.
- Ce n’est pas terminé, sœur dryade. C’est maintenant que nous avons le plus besoin de ta force.
- Que voulez-vous d... »
Alors qu’elle prononçait ces mots, son regard s’arrêta sur son arbre. Son bois translucide était en train de virer au noir opaque et ses veines de sève verte s’étaient changées en fils invisibles. Des craquements sourds annonçaient la chute des branches hautes, bien trop lourdes pour le végétal affaibli.
« Qu’est-ce qu’il se passe, s’affola-t-elle. Qu’est-ce qu’il vous arrive ?
- Nous mourrons, sœur dryade. Tu dois nous donner la force de survivre. »
Pétrifiée, Marie ne savait plus quoi faire alors que le temps semblait lui manquer plus que jamais.
« Tu dois nous donner ce qui t’est le plus précieux. Les quelques sons qui demeurent dissimulés depuis maintenant des mois. Sans cela, nous ne pourrons pas survivre. »
Les arbres commençaient à flétrir autour d’elle. La forêt se mourrait et une énigme venait de lui être posée.
Incompréhensible au premier abord.
Plus profond que l'océan.
Les craquements résonnaient de façon lugubre. Des battements d’ailes, des ululements, les plaintes terrifiées d’animaux en fuite. La forêt se mourrait et la jeune dryade ne savait que faire.
« Je ne comprends pas ce que vous me demandez, s’exclama-t-elle paniquée, qu’est-ce que je dois vous donner ? »
De grandes branches noircies vinrent à sa rencontre pour lui transmettre un dernier message.
« Tu dois nous offrir ton nom, sœur dryade. »
De la sueur glissait le long de ses tempes, roulant jusqu’à ses joues avec langueur. La nervosité l’envahissait, chaque seconde un peu plus.
« Qu’entendez-vous par offrir ?
- Tu le perdras de ta mémoire, mais nous vivrons plus forts que nous ne l’avons jamais été par le passé. Ton cœur savait en arrivant qu’il te fallait garder un souvenir précieux à nous offrir. Tes oreilles ne pouvaient nous entendre mais ton sang l’a su, sœur dryade. »
Peut-être l’arbre avait-il raison. Toute paranoïaque qu’elle eut été en pénétrant dans ce monde, il n’y avait aucune raison pour la jeune fille de tant craindre de donner son propre nom. Tout semblait être joué à l’avance, elle n’avait jamais eu le choix.
« Est-ce que je pourrais m’en souvenir un jour ? demanda-t-elle dans un souffle de voix.
- Oui, tentèrent-ils de la rassurer. Si tu nous laisses le temps de guérir, nous te le rendrons dans quelques décennies, sœur dryade. »
Des larmes envahirent ses yeux alors que Marie commençait à comprendre ce que cela impliquait. C’était sans doute ce qu’entendait l’arbre par faire quelque chose pour elle. Absorber ses souvenirs pour briser toute possibilité de revenir dans son monde. Si elle ne se souvenait plus de son nom, comment pouvait-elle espérer rentrer chez elle ? Comment supporter de voir le visage de son père prononçant des syllabes qui ne lui seraient en rien familières ?
« Vite, sœur dryade. Nous mourrons. »
Le visage baigné par des larmes salées, sa paume entra en contact avec l’écorce mourante pour y déverser l’énergie qui la sauverait. Une onde de chaleur douce traversa son bras avant d’y laisser une sensation glacée. Les jambes flasques, Marie, s’effondra sur le sol alors que la lueur spectrale de l’arbre rayonnait de nouveau. Les veines de sève brillaient d’un vert éclatant de santé, dardant des reflets tendres sur les gouttes parsemant les joues de la faelienne. Un bruit ressemblant à un soupir d’aise agita la forêt avant que le silence y retrouve sa place.
« Merci, sœur dryade. Dorénavant nous sommes liés à jamais, toute ma force est tienne. »
Mais la jeune fille n’entendait pas. Son esprit dérivait bien loin de l’endroit où elle se trouvait. Des souvenirs fractionnés se battaient dans sa tête pour retrouver un sens perdu. Son père parlant de façon hachurée. Un chat dont les yeux ne reflétaient rien alors qu’elle était penchée face à lui. Une interrogation écrite où elle voyait clairement son stylo bouger mais dont l’encre restait invisible.
Était-ce seulement son nom qu’elle avait égaré ?
« Tu as été sage, sœur dryade. »
La voix de l’arbre s’insinuait au cœur de ses pensées comme un écho lointain.
« En te choisissant un nouveau nom, tu as sauvé une partie de ce qui était rattaché à l’ancien. Tu devras endurer la perte de ton ancien toi seulement quelques décennies. Nous te promettons de tout te rendre lorsque le moment sera venu. »
Vide.
Elle se sentait désespérément vide.
Le cristal bleu se trouvait toujours dans sa main, il était la seule source de chaleur contre son corps recouvert de chair de poule. Il lui rappelait le cristal de lumière dont elle s’était séparée. Tous ses souvenirs d’Eldarya lui revenaient clairement, contrastant avec sa vie d’avant qui se disloquait de plus en plus. La sensation béante qui s’ouvrait en elle devenait insoutenable, il fallait que quelqu’un l’aide à rester entière avant que tout ce qu’elle était ne s’éparpille au gré du vent.
La solution finit par apparaître comme une évidence, un besoin impérieux. Traçant le contour du minéral avec lenteur, la jeune fille le fit rouler entre ses doigts. La chaleur irradiait contre son épiderme, chassant ce froid glaçant qui s’était emparé d’elle. La torpeur désagréable dans laquelle son corps était plongé semblait se dissiper pour laisser la place à une sensation d’apaisement. Frottant la pierre contre sa lèvre inférieure, ses paupières glissèrent sur ses yeux. Un goût indéfinissable envahit ses papilles. Un instant, c’est le goût métallique du sang qu’elle crut déceler.
Ses doigts commencèrent à lâcher prise alors que le tronc principal s’adressait à la dryade avec effroi.
« Tu ne dois pas faire cela, sœur dryade. Ne touche pas à ce cristal, c’est lui qui a causé notre perte. »
Mais la jeune fille n’entendait plus l’arbre, pas même son écho.
Marie suçotait la roche bleue sans plus penser à rien. Plus elle était proche d’elle, plus Marie oubliait la douleur qui la déchirait quelques instants plus tôt. Une impression de plénitude nimbait son esprit endolori. Il ne lui restait plus qu’à l’avaler et elle serait apaisée ; tout son corps pouvait le deviner. C’est alors qu’elle commençait à déglutir qu’un son traversa la brume qui aveuglait son esprit. Une voix, plus précisément. Une voix qui lui était familière, elle semblait rongée par l’inquiétude. Tiraillée entre l’envie de se couper à nouveau du monde et celle de savoir pourquoi quelqu’un criait si fort, la faelienne plissa les yeux pour observer la forêt tout en gardant sa précieuse pierre contre son palais.
« Marie ! »
C’était ce nom que criait la voix. Son nom. Non, son faux nom. Ce n’était pas de lui qu’elle avait besoin. Car celui-ci, son père ne le connaissait pas. Elle ne voulait plus l’entendre.
« La ferme ! avait-elle crié. »
Et la voix s’était arrêtée.
S’appuyant de nouveau contre le tronc du mange songe, la jeune fille décida de se couper à nouveau du monde mais un nouveau bruit la dérangea. Les branches des arbres dessinaient un chemin qui s’ouvrait vers elle. Plusieurs personnes s’y engouffraient à toute allure, courant droit dans sa direction. Sans s’en soucier, sa bouche s’ouvrit en grand alors que de l’index, elle poussait la pierre vers son œsophage. Une sensation d’étouffement la saisit alors que le cristal peinait à passer mais, loin d’abandonner, son majeur est venu rejoindre l’index pour parvenir à ses fins.
« Marie ! Non ! »
Avait-il vu le cristal bleu luire ? Sans doute que oui, mais cela n’avait que peu d’importance. Tentant de déglutir pour aider la pierre à entrer dans son organisme, ses efforts furent cependant entravés lorsque les gardiens l’attrapèrent par les pieds pour la retourner. Ils secouèrent son corps comme une poupée de chiffon, mais la dryade tenta de plaquer ses mains contre sa bouche pour lutter contre l’envie de vomir. C’était sans compter sur d’innombrables bras qui se liguèrent contre les siens en les plaquant contre ses flancs. Le visage recouvert d’écailles du lézard lui faisait face et un haut le cœur la secoua lorsqu’il tenta d’introduire ses doigts dans sa gorge.
« Le cristal est encore là. Tenez là bien, je vais tirer ! »
Et c’est ce qu’ils firent.
Bientôt, seule la sensation de douleur irradiant sa gorge resta à Marie. Plus de brume enjôleuse, seulement un vide gigantesque taillé dans son cœur. Ses esprits lui revinrent peu à peu alors que le saurien lui parlait d’un ton énervé.
« Tu n’aurais jamais dû partir sans nous, Marie ! »
Il ne cessait de répéter ce nom qui n’était pas le sien. Impossible de s’en indigner alors que le véritable resterait caché durant des années, peut-être même à jamais si elle mourrait avant de le récupérer. On la laissa regagner le sol quelques instants plus tard. Les gardiens la fixaient tour à tour, avec tristesse, inquiétude ou dureté, mais à part Chris, aucun ne prononça un mot. Il continua d’ailleurs à la sermonner un long moment, sans doute savait-il que la jeune fille n’était pas à l’écoute mais lui devait en ressentir le besoin.
« Le cristal, murmura-t-elle, rends-le-moi. »
Les plis du front du lézard annoncèrent son nouvel éclat de colère avant même qu’il ne fuse.
« Ce cristal est un poison, il est hors de question que tu le tiennes une fois de plus entre tes mains ! »
Glissant sa main dans sa poche, la dryade ne rencontra que le vide.
« Le cristal de lumière. »
Peu à peu, la compréhension se fit dans l’esprit du jeune homme.
« Tu parles de celui que je t’ai offert ? Et que tu m’as presque jeté à la figure ? »
Son ton acide démontrait une blessure encore un peu trop vive pour être abordée avec calme. Mais la jeune fille ne se laissa pas démonter et hocha de la tête.
« Pourquoi je te le rendrais ? Je croyais que tu ne m’aimais pas et que tu ne voulais pas de... »
Écoutant d’une oreille distraite, la faelienne se plongea dans ses souvenirs des derniers mois pour tenter de réparer ce qui était brisé en elle. Un souvenir à propos de l’existence des cheveux du lézard la fit presque sourire. Avançant sa main vers son crâne, il lui était possible de sentir les racines naissantes sur la surface de son épiderme écailleux. Coupé dans sa tirade, le saurien plissa les yeux d’un air suspicieux.
« Tu devrais laisser pousser tes cheveux, déclara la jeune fille d’un ton absent.
- Tu es devenue complètement cinglée ? »
La question semblait aussi moqueuse qu’interrogative.
« La femme pieuvre a menti. On peut dérober mes souvenirs. »
Jetant un coup d’œil inquiet vers ses camarades, Chris poussa un soupir de soulagement en constatant que personne n’avait entendu les paroles prononcées. Il s’approcha pour chuchoter à l’intention de Marie.
« Je t’ai déjà dit que tu ne devais pas en parler. »
Mais ce n’était pas sur sa voix que Marie se concentrait. C’était sur celle de l’arbre.
« Elle n’a pas menti, sœur dryade. Même moi je ne peux absorber tes souvenirs, je ne peux que les emprunter avec ton accord. Il est impossible de les faire disparaître. C’est pourquoi tu dois chasser le vide de ton cœur, tes souvenirs sont toujours là même s’ils ne te sont pas accessibles. »
Une larme se forma au coin d’un de ses yeux, même si rien n’était perdu, à quoi bon si elle ne pouvait y avoir accès ? Essuyant sa pommette du revers de la main, la faelienne demanda une nouvelle fois son cristal. Chris finit par obtempérer et lui rendre l’éclat vert, la seule possession qui était entièrement sienne. Pressant l’objet contre sa joue, elle rassembla son courage. Maintenant, plus aucun choix ne lui était offert. Il fallait qu’elle reste dans ce monde, le corps recouvert d’écorce, emprisonnée dans ce vide qui s’était créé.
« Je ne pourrais jamais redevenir humaine ?
- Non, sœur dryade. Ton écorce restera jusqu’à ton trépas. »
Pressant ses doigts contre l’écorce, la dryade se demanda si elle s’y ferait un jour. Mobilisant ses forces, son corps se redressa lentement. Une brève inspiration lui fut nécessaire avant de pouvoir parler.
« Rentrons. La forêt n’a plus besoin de moi. »
C’est Duldik, la licorne, qui se proposa de la transporter sur son dos afin de lui laisser le temps de se reposer. Loin de refuser cet honneur, la faelienne en profita pour prendre un repos nécessaire.
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Lorsque le camp fut dressé le soir même, malgré tout le temps dont elle avait bénéficié, la jeune fille se sentait toujours épuisée mais incapable de se reposer pleinement.
« Tu as l’air blanche. »
Chris s’était installé non loin. Lui non plus ne semblait pas dormir.
« Tu as l’air vert.
- Ha. Très drôle. »
Il se calfeutra sous sa couverture en réponse, lui tournant le dos.
« Est-ce que tu veux aller te promener ? demanda-t-elle d’une voix lointaine. »
Le lézard lui adressa un regard étonné avant d’accepter.
Ils s’éloignèrent tous deux du camp sur quelques dizaines de mètres entre des arbres de petite taille. Tantôt bruns, tantôt ambrés, avec des feuilles en forme d’étoiles.
« Tu ne me poses pas de question, constata-t-elle. Personne ne m’a posé de question.
- Tu aimerais qu’on en pose ?
- Peut-être. Tenter d’y répondre m’aiderait probablement à comprendre. Mon esprit est très embrouillé.
- Sans doute à cause du cristal. Il ne faut pas s’en approcher.
- C’est ce qu’il y avait dans le grand saule ? »
Un silence accueillit cette question. Il n’était pas difficile d’en deviner la réponse.
« Tant que je le touchais, il me donnait envie de me fondre en lui.
- C’est un mécanisme aveugle. Le jour où le grand cristal s’est brisé, ses morceaux n’ont rien eu d’autre en tête que de fusionner à nouveau mais leur puissance n’est à la portée d’aucun mortel. Tous ont fini par devenir fou à son contact.
- Tu parles du cristal de la grande pièce ?
- Oui. C’est le cœur de notre magie. »
Marie avait déjà entendu quelques bribes à ce sujet mais son esprit n’avait pas fait le lien entre ce bout de cristal bleu et celui d’Eel. Imaginer qu’elle avait frôlé la destinée maudite de leur ancien roi, qu’on avait exécuté pour en extraire l’éclat qu’il avait ingéré, lui donnait des frissons.
« Je serais devenue folle si je l’avais avalé. Je te remercie de me l’avoir fait recracher.
- De rien. »
De nouveau un silence. Plus confortable que le précédent.
« Chris ?
- Quoi ?
- Je pense que je suis finalement obligée de rester ici. »
Levant un œil inquisiteur, le saurien fixa son interlocutrice avec curiosité.
« Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
- Sans doute le fait que je n’ai pas le choix.
- Tu n’avais pas plus le choix avant, lui rappela-t-il avec délicatesse. Qu’est-ce qui t’a décidée ? »
Les lèvres de la jeune fille se pincèrent alors qu’un sanglot obstruait sa gorge.
« On m’a pris mon nom, murmura-t-elle d’une voix brisée. »
Étonné, le gardien tenta de trouver un sens dissimulé à la phrase qui venait d’être prononcée. Sans succès.
« Comment ça ?
- L’arbre a absorbé mes souvenirs pour redonner vie à la forêt. Je ne me souviens plus de mon vrai nom, hoqueta-t-elle. De plus grand-chose de ma vie d’avant qui me concerne directement. »
Ne s’attendant pas à cette révélation, le saurien bégaya quelque peu en tentant de répondre sur le vif.
« Le mange-songes a pris tes souvenirs ? Comment est-ce que tu te rappelles de nous alors ?
- C’est ma vie d’avant qui part en fumée. Je me souviens parfaitement de tout ce que j’ai vécu ici. »
Son débit ralentit alors qu’un souvenir venait contrarier cette affirmation. Parfois, elle avait dû songer à son nom, à celle qu’elle était auparavant car de légers flous peuplaient certains moments. Mais le plus marquant quand la jeune fille y songeait, c’était ce moment où elle avait découvert que la couleur de ses cheveux s’était métamorphosée. Dans le reflet de l’eau, rien d’autre que sa chevelure ne s’y reflétait. Pas l’ombre d’un visage humain, ni même de ses yeux dont elle avait oublié la couleur originelle.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
- Rien, répondit-elle d’une voix douce. Tenter de me souvenir ne sert à rien, je commence déjà à oublier pourquoi je voulais tant rentrer. Comme si tout ce que je voulais avant était gelé »
Marquant une pause, elle poursuivit d’un filet de voix en attrapant ses épaules à pleines mains.
« Je suis gelée. Dans mon cœur et dans mon corps. »
Les températures étaient encore assez clémentes, le saurien n’avait donc aucune veste ou manteau à proposer à la jeune fille. Il envisagea de la prendre dans ses bras mais ne sachant comment elle pourrait réagir à ce genre de tentative, il s’en abstint. Lorsqu’elle releva ses yeux ambrés vers lui, son cœur rata un bond tant il put lire le déchirement intérieur qui l’agitait.
« Comment est-ce que je peux vivre sans savoir qui je suis ? Non, c’est pire que ça. Je ne suis pas réellement amnésique, je sais que c’est quelque part mais je ne peux rien atteindre. Peu importe à quel point je force, je ne réussis qu’à briser encore plus ma mémoire.
- Je pense, hésita-t-il, que tout est trop frais. Tu dois te laisser le temps d’apprendre à vivre en tant que celle que tu es maintenant. J’ai bien quelqu’un devant moi, même si elle ne se souvient pas de sa vie d’avant, non ?
- Peut-être. Mais je ne sais pas qui tu vois. Et quelque chose me terrifie, poursuivit-elle sur un ton tremblant. »
Le regard de la dryade devint vague et cette fois le lézard lui attrapa le bras, de peur qu’elle s’effondre. Jetant un regard perdu vers la main écailleuse qui venait de l’agripper, elle laissa ses inquiétudes se déverser.
« L’arbre m’a dit qu’il me rendrait mes souvenirs dans plusieurs dizaines d’années mais que se passera-t-il quand celle que j’étais se rendra compte que je me suis habituée à ce monde ? Je ne me fais pas d’illusions. Je sais qu’en restant aussi longtemps ici, je deviendrais comme Huang et qu’au final, je ne rentrerais jamais. »
Oui, le dénouement de son histoire se jouait ici.
C’en était fini des caprices pour rentrer dans son monde. En rentrant sans sa mémoire, avec une apparence monstrueuse, elle n’avait aucune chance d’être acceptée par les siens. Si la faelienne souhaitait vivre, aucun autre lieu ne l’accueillerait.
Son monde était maintenant celui d’Eldarya.
Dernière modification par Kikidamours (Le 18-02-2022 à 19h38)