Souvenirs Gelés - Prologue ?

L’archipel d’Eil Skhanir.

Un ensemble d’îles célèbres pour leur profil dont les sommets tailladaient le ciel, ainsi que les nombreuses légendes y prenant place. Situées non loin des terres de Genkaku, elles étaient fréquemment utilisées par les marins afin de garder le cap sur le territoire des kitsune du Nord. Perdues tout au long de l’année dans un rude hiver, il était difficile de ne pas admirer leur éclat glacé qui, lors des journées les plus ensoleillées, contrastait aussi bien avec le bleu sombre de la mer que celui, plus azur, du firmament.

De sa place sur le pont du navire sur lequel lui et ses hommes avaient embarqué une semaine plus tôt, Lance frissonna. Il avait beau être un dragon de glace, cela ne l’immunisait malheureusement pas contre les morsures de l’air froid contre sa peau. Si son armure protégeait son corps de ces assauts de glace, son visage, son cou et ses doigts, eux, manquaients de geler à chaque petit courant d’air malin se faufilant jusqu’à lui.

Le chef de la Garde Obsidienne laissa son regard glisser le long des reliefs des îles qui commençaient à apparaître à l’horizon. Il n’avait jamais réellement cru aux légendes et on-dits tournant autour de cet archipel. Pourtant, c’était bien à cause de l’une d’elles qu’il avait été envoyé en mission sur ces eaux glaciales. Du moins, à cause de ses conséquences.

Derrière lui, les marins entamaient une énième chanson de leur répertoire.
-    Chef gardien ! L’interpella une voix qu’il reconnut comme étant celle du capitaine.

Il se retourna pour croiser le regard du vieux Skender, marin aguerri ayant pris la tête de leur ensemble. Le faune avait dédié sa vie au bon fonctionnement de son commerce, traversant sans cesse les mers pour faire voyager ses marchandises. Il connaissait ces étendues d’eau comme personne ; et c’était la raison pour laquelle la Cheffe de la Garde Etincelante l’avait choisi pour guider ses hommes jusqu’aux îles d’Eil Skhanir.

Le vieil homme vint se placer près de lui, prenant une longue bouffée de sa pipe en passant une main dans sa barbe grisonnante. Lance ne prit pas la peine de détourner la tête pour échapper à la fumée qu’il recracha : le vent marin la dissipa pour lui. Un silence s’installa entre eux, et le dragon se se demanda pour quelle raison le marin avait ainsi cherché à attirer son attention. Il ne fit cependant rien pour percer ce mystère, préférant poser les yeux sur l’eau en-dessous de lui.

-    Tu d’vrais pas trop r’garder dans les profondeurs, dit Skender alors qu’il manquait de se laisser emporter par le clapotis des vagues contre la coque. T’en reviendrais pas entier.

Le dragon leva un sourcil interrogateur en direction de son interlocuteur, qui laissa échapper un rire. Cependant, le regard qu’il lui lança lui fit comprendre qu’il s’agissait d’un sujet bien plus sérieux que cela en avait l’air.

-    Tu t’souviens des règles de la mer ? On en a parlé au début du voyage.

Avant même d’embarquer, pensa Lance. Les mots du capitaine lui revinrent en mémoire, et il se revit sur le ponton auquel le navire était accosté, lorsque soldats et marins faisaient connaissance en se faisant passer les caisses de provisions et de matériel à placer dans la cale. Aussi belle qu’elle puisse être, la mer était une grande dame devant être traitée avec respect. Tout ce qui en faisait partie avait connu des temps dont ils n’avaient même pas idée, et chacun de ses secrets ne se dévoilait qu’à un certain prix. Ceux qui voyageaient sur sa surface se devaient de se comporter correctement pour ne pas attiser son courroux.

Si ces mots avaient semblé quelque peu incongrus pour le gardien, il s’était contenté d’acquiescer, geste qu’il répéta simplement en guise de réponse. Lorsque Skender lui demanda de répéter les cinq règles principales, qu’il lui avait « enseignées » alors qu’ils se préparaient pour le voyage, il plongea un instant dans son esprit avant de les réciter avec aisance.

Règle n°1 : Le navire doit être traité avec bienveillance.
Règle n°2 : Souviens-toi que pas toutes les eaux sont douces.
Règle n°3 : Ne reste jamais seul en mer la nuit.
Règle n°4 : N’oublie jamais que, face à la mer, tu n’es rien.
Règle n°5 : Certains navires n‘ont pas de drapeau, et ne doivent donc jamais être approchés.

-    C’est bien, le félicita le faune, et Lance manqua de froncer les sourcils face à son ton presque condescendant. Mais sache qu’y’en a tout un tas d’autres, des règles.
-    Combien ? Demanda-t-il.
-    Ah, ça, je saurais t’le dire sans réfléchir pendant un bon bout d’temps. On les apprend avec le temps. Mais y’en a une dont tu devras absolument te souvnir, surtout durant vot’ mission :

Règle n°146 : Près de l’archipel d’Eil Skhanir, ne regarde jamais plus profond que tu le dois.

-    Une bien étrange règle. Que signifie-t-elle ?

A peine eut-il posé cette question que le dragon réalisa que les chants des marins avaient cessé. En laissant son regard brièvement dériver vers les visages de ceux qui se trouvaient sur le pont, il remarqua que tous, ou presque, avaient les yeux rivés sur Skender, si ce n’était sur lui. L’air était empli d’une tension qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant, et, l’espace d’un instant, il crut que le temps s’était figé.

-    J’vais laisser un d’mes hommes t’expliquer, répondit le vieil homme avant de se retourner vers son équipage. Düsan !

Entendant cet appel, les marins s’écartèrent lentement, dévoilant peu à peu la silhouette du matelot en question. Le gardien put remettre un visage sur le nom de Düsan, se souvenant avoir discuté un instant avec l’homme quelques jours après leur départ. D’un simple regard, Lance lui donna la quarantaine. Fils d’une sirène et d’un faëlien (comme il le lui avait lui-même dit), il était sur le navire celui que le sang liait le plus à la mer. Il avait avec elle une relation que nul autre marin ne semblait avoir. Lance fut marqué par l’étincelle d’incertitude qui dansait dans le regard d’un tel individu, si bien qu’il ne put empêcher un frisson glacé de remonter le long de son échine.

Toujours en silence, Düsan se planta devant lui ; puis il releva la tête, se plongeant dans le ciel des yeux de l’Obsidien. Lorsqu’il parla, sa voix tremblait.

-    Ces îles sont pas normales, dit-il. Elles sont hantées.

Cette fois-ci, même les guerriers se turent, dirigeant leur attention sur l’étrange conversation se déroulant devant eux. Comme pour marquer cette affirmation, une vague un peu plus importante que les autres heurta le navire, éclaboussant légèrement le visage de Lance d’eau glacée. Cependant, il ne dit rien, laissant son interlocuteur continuer. Ce dernier, constata-t-il, semblait tout faire pour ne pas regarder la mer.

Au loin, la silhouette blanche des îles se rapprochait.

-    Je sais pas trop ce qui s’est passé, reprit Düsan. C’était durant un début de tempête. Y’a eu un chant, le plus beau que j’ai jamais entendu. Alors j’ai regardé l’eau, pour essayer d’en trouver l’origine. Et, j’ai pas compris pourquoi, mais, d’un coup, j’me suis retrouvé plusieurs mètres sous la surface. J’me suis débattu comme un diable, en vain. J’ai eu l’impession que quelque chose me tirait vers le bas, mais je pouvais rien voir ; c’était trop sombre. Il a fallu trois gars pour me remonter. J’ai cru qu’j’allais y passer.
-    L’est pas l’seul à avoir entendu ce chant, intervint Skender. C’est l’cas de tout l’monde. On sait pas d’où ça venait, mais une chose est sûre : c’qui a attaqué Düsan ? C’était lié.
-    Vous êtes sûrs qu’il n’est pas simplement passé par-dessus bord à casue d’une vague un peu trop importante, ou quelque chose du genre ? Demanda un gardien assis non loin d’eux.

Lance eut l’impression qu’un seul grondement s’éleva de l’ensemble de l’équipage. Un matelot s’approcha de son camarade pour poser une main sur son épaule.

-    Nah, j’ai vu l’truc, dit-il d’une voix grave. Une silhouette violacée est sortie de l’eau. Sur le coup, j’ai cru halluciner. Mais une seconde plus tard, Düsan était sous l’eau. Et quand on l’a r’monté, il était en sang.

Un silence pesant retomba sur l’ensemble des membres de l’équipage. Les Obsidiens se regardèrent les uns les autres, incrédules. De son côté, leur chef fronça les sourcils.

Il avait souvent entendu parler de navires ou de marins perdus près des îles d’Eil Skhanir, d’épaves centenaires ramenées subitement par les vagues sur leurs côtes rocailleuses. Depuis un peu moins de dix ans, ces disparitions -ou réapparitions- étaient de plus en plus fréquentes. Du peu d’individus revenus des alentours des îles, tous transmettaient un récit similaire à celui de Düsan. C’était justement pour enquêter sur ces phénomènes que Huang Hua les avait envoyés ici, lui et ses hommes.
Les marins avaient toujours été supersticieux. Mais alors que le dragon écoutait ce récit improbable, que son esprit se taisait afin d’accueillir ces faits qui semblaient ne pas avoir de sens, ce charabia qui ne décrivait finalement rien de bien particulier si ce n’était quelque chose d’à la fois vague et précis qui n’existait peut-être même pas, ce qu’il réalisa lui glaça le sang.

Tu d’vrais pas trop r’garder dans les profondeurs, résonna en lui la voix de Skender. T’en reviendrais pas entier.

Quand on l’a r’monté, il était en sang.

Düsan disait avoir été victime de cette « malédiction ».

Düsan était borgne. Balafré.

Et son bras n’était plus que griffures cicatrisées.

A cet instant, Lance comprit quelque chose de crucial pour leur mission.

Règle n°146 : Près de l’archipel d’Eil Skhanir, ne regarde jamais plus profond que tu le dois.

Voici...

11h13

Pour la énième fois depuis son réveil, Yüshimori bâilla. Pour une raison qui lui échappait, ses nuits se faisaient de plus en plus courtes. Sans cesse interrompue dans son repos par des cauchemars ou des rêves dérangeants, elle passait parfois de bonnes heures à attendre le retour du sommeil, fixant le plafond, et passant une main tremblante dans la douce fourrure de son familier.

Elle en était arrivée à un point où si une part d’elle réclamait le repos, une autre ne pouvait s’empêcher de soupirer, et même de redouter l’arrivée de la nuit. Aussi se retrouvait-elle parfois à somnoler dans des endroits impromptus, tel que, à l’instant même, au sein de la Forge. Elle attendait initialement que Jamon ait fini son travail pour discuter avec lui, mais l’Ogre prenait plus de temps que prévu, aussi s’était-elle installée non loin du feu pour échapper à la fraîcheur tombant sur les terres d’Eel.

« Ne serait-il pas mieux pour toi de dormir dans un endroit plus confortable ? » dit soudain une voix masculine devant elle.

La petite elfe ouvrit péniblement les yeux pour croiser deux orbes célestes qu’elle reconnut aussitôt. Elle sursauta et tenta tant bien que mal d’arranger son apparence, qu’elle savait peu avenante. Remettant ses lunettes rondes sur son joli nez, elle ne put empêcher ses joues de rougir.

« Jamon laisser Yüshimori se reposer, » dit l’Etincelant sans lever le regard de son ouvrage. « Yüshimori fatiguée, ces derniers temps. »

La Gardienne voulut protester, mais elle savait bien qu’elle ne pouvait tromper personne. Malgré ses efforts pour se montrer présentable, aucune solution ou maquillage ne pouvait réellement camoufler les cernes qui soulignaient ses yeux, et n’importe-qui la connaissant un minimum était capable de voir à quel point ses mouvements avaient ralenti, par rapport à d’habitude.

Penaude, la jeune femme enfouit le bas de son visage dans sa grosse écharpe de laine. Elle fut cependant surprise de sentir une main se poser doucement sur le haut de son crâne ; relevant les yeux, elle rencontra le regard -attendri ? de Lance.

« Je sais que tu travailles beaucoup, » dit-il. « Prends une journée pour toi. Personne ne t’en voudra. »

Après un battement, Yüshimori acquiesça. Retenant un nouveau bâillement, elle se leva et salua ses supérieurs. Remerciant Lance, elle prit la direction de sa chambre, priant malgré elle pour que son repos ne soit pas dérangé.



14h38

Yüshimori avait toujours aimé la pluie. Depuis son enfance, elle prenait toujours le temps de se laisser bercer par la mélodie rythmée des larmes célestes s’abattant sur le sol. Son petit Molecat dans les bras, elle traversa la Salle des Portes et se rendit à la Bibliothèque, savourant, l’espace d’un instant, le parfum de pétrichor qui affluait à travers les portes ouvertes du Quartier Général.

Là, elle déposa son familier sur le rebord d’une fenêtre. Le félin aimait se prélasser dans le calme porté par la présence des nombreux livres. Souvent, la jeune gardienne l’accompagnait ; mais pas cette fois. En effet, les Obsidiens avaient besoin d’armes empoisonnées, et un grand ensemble attendait justement dans la Forge d’être porté jusqu’au Bastion d’Ivoire, où tous les guerriers s’étaient rendus pour s’entraîner sans être gênés par la pluie. Et la petite elfe étant spécialiste des poisons et sachant donc comment se comporter en leur présence, elle avait tout naturellement été choisie pour éxecuter cette tâche.

Telle fut donc l’activité qui occupa les reste de son après-midi. Yüshimori fit plusieurs allers et retours entre la Forge et le havre des Obsidiens, les bras chargés d’armes en tous genres, et prit le temps de distribuer les commandes à leurs propriétaires. Elle le sentit minuscule parmi les véritables rocs, aussi bien masculins que féminins, qui composaient la Garde des soldats d’Eel. Cela déclencha plusieurs fois de petites crises d’angoisse, aussi prit-elle de nombreuses pauses dans son travail pour apaiser son esprit.

Elle parvint cependant à accomplir sa mission avec un franc succès, et récoltat la gratitude d’un grand nombre de guerriers, qui, pour certains, prirent même le temps de discuter avec elle. Ce fut avec soulagement qu’elle finit d’expliquer les mesures de sécurité aux dernier faery à recevoir son arme et qu’elle se dirigea pour la dernière fois vers la sortie du Bastion d’Ivoire. Malgré le long soupir qu traversa ses lèvres, elle ne put les empêcher de s’étirer en un petit sourire satisfait.

Sourire qui n’échappa pas au yeux attentifs de Lance qui, présent depuis le début pour superviser l’entraînement de ses hommes, n’avait pas manqué de suivre la jeune elfe du regard.