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Il y a trois ans, June s’est réveillée dans un petit village de pêcheurs au large des Terres d’Eel, totalement amnésique et avec pour seules possessions un vieux collier violet et un bracelet en argent sur lequel était écrit son nom.
Incapable de se rappeler quoi que ce soit de sa vie d’avant, elle tente tant bien que mal de se faire à l’idée qu’elle ne retrouvera jamais ses souvenirs et réapprend petit à petit à vivre dans son monde, l’Eldarya, dont elle a même oublié comment parler la langue.
Quand son chemin croise celui de Maya et Leiftan, membres de la garde d’Eel, elle comprend que les réponses à ses questions se trouvent au-delà de son village. Et que pour les obtenir, elle devra sacrifier bien plus que ce qu’elle n’est prête à perdre…
C’est toujours par hasard qu’on accomplit son destin…
Marcel Achard
Bienvenue à toi qui a poussé les portes de l’Edarya, un monde où magie rime avec mensonge et vérité avec trahison. Au fil des chapitres, vous suivrez les aventures de June, Maya, Leiftan, Valkyon et bien d’autres personnages, qui tirés du jeu qui créés spécialement pour l’occasion !
Mais ne t’y trompe pas… oublie ce que tu crois savoir et prête attention aux moindres détails si tu veux résoudre le mystère qui entoure June et ses origines. Car la vérité est trompeuse et personne n’est ce qu’il semble être…
Attention : certains passages peuvent choquer et ils seront annoncés au début du chapitre afin que les âmes sensibles puissent passer leur chemin si elles le souhaitent ! Sous-entendu : cette histoire est PEGI 16, (comme celle, officielle, d’Eldarya [âge minimum pour l’inscription dorénavant fixé à 16 ans, application référencée comme tel]). Elle sera également disponible sur une autre plateforme si certains chapitres nécessites un écrémage, tout en restant compréhensible pour celles et ceux qui ne souhaiteraient pas lire ces parties en plus !.
Et en parlant de règles…
A tous les enfants d'Eldarya
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Si tu souhaites suivre l’histoire de June et ses compagnons, il te suffit d’en faire la demande par MP ou en commentaire afin de rejoindre la liste des gardiens de Léthée !
Les gardiens de Léthée
- Florianne
- Kioku
- Aespenn
- Chevreuil
C’est ici que vous trouverez des annexes mises à jour au fur et à mesure du récit, afin de compiler les informations relatives à cet univers !
Les différentes races eldariennes
X Atalantes : on ne sait pas grand-chose de ce peuple peu représenté qui vit dans les Terres du Couchant. ex : Hélios
X Banshee : membres de la cour unseelie de l’île Titania, ils sortent rarement de leur territoire. Leur cri est porteur de mort et on a souvent l’impression qu’ils viennent de prendre un bain quand on les croise. ex : Gine (semi-banshee)
X Élémentals : faërys capables de manipuler les éléments, on trouve quatre types d’élémentals : feu, terre, air et eau. Ils sont divisés en classe, selon leur puissance et leurs affinités. On en trouve dans tout l’Eldarya, mais la plupart vivent dans les Hautes-Terres. ex : Naël
X Faéliens : terme s’opposant à faërys - les êtres nés sur Terre - pour les différencier de ceux apparus après la création de l’Eldarya, il désigne également tous ceux dont on ne connaît pas l’espèce. ex : June, Valkyon, Nevra...
X Femmes des neiges : vivant dans les Terres de Givre, elles s’aventurent rarement hors des zones enneigées de l’Eldarya car elles supportent mal les températures élevées. Ce sont de grandes femmes aux longs cheveux noirs, dont les racines blanchissent au fur et à mesure qu’elles utilisent leur pouvoir. Leurs yeux sont aussi blancs que la neige. ex : Emi, Inoue
X Kitsunes : originaires des Terres de Givres, ces hommes et femmes renards ne sont pas considérés comme des bröwnies car ils sont nés avant l’Eldarya. On compte leur puissance au nombre de queues qu’ils possèdent. Doués d’une intuition remarquablement aiguisée, ils sont capables d’utiliser la Renka, la magie de la vie. ex : Miiko
X Lamia : mi-homme mi-serpent, ils font d’excellents espions malgré leur taille imposante, et sont réputés pour leur sagesse. ex : Dante
X Lycanthrope : vivant dans les Terres de l’Ouest, ils se différencient des bröwnies car ils ont la capacité de prendre une forme totalement humanoïde ou totalement lupine. La plupart reste toutefois sur un entre deux qui allie les avantages des deux formes tout en leur permettant de mieux s’intégrer. Ils vivent en clans, bien que beaucoup aient été décimés lors de la guerre. ex : Chrome
X Moroïs : lorsqu’un homme naît chez les femmes des neiges, il devient un moroï. Chargés de leur protection, ils sont réputés pour être de très bons guerriers et sont très loyaux à leur clan. ex : Akio, Akira, Takumi...
X Nains : contrairement aux légendes terriennes qui les définissent comme de tous petits hommes, ces géants pacifiques peuplent les Terres Méridionales. Ils sont aussi grands que des collines et vivent dans les hautes montagnes de ces terres. Dans leur langue, Nain signifie “celui qui peut toucher le ciel”.
X Salvors : espèce dominante des Hautes-Terres, ils sont réputés pour leurs capacités d’alchimiste et leur grande compréhension de la nature. Très grands, ils ont la peau, les cheveux et les yeux clairs. On raconte que c’est eux qui auraient inspiré les elfes de la mythologie terrienne. Ils sont très arrogants. ex : Ezarel
X Satyres : mi-bouc, mi-homme, ils ne sont pas considérés comme des bröwnies car ils étaient là lors de la création de l’Eldarya. Proches de la nature, ils vivent dans les larges forêts des Terres du Couchant. ex : Arumraer
X Sirènes : peuple aquatique dont le chant parfait peut rendre fou de désir celui qui l’entend. Les sirènes peuvent prendre forme humaine à l’aide d’une potion, mais la transformation est si douloureuse que peu d’entre elles le font. ex : Alajea, Colaïa
X Sorcières de l’Ouest : espèce dominante des Terres de l’Ouest, ces femmes guerrières sont belliqueuses et sauvages. Difficilement approchables, on sait seulement qu’elles ne côtoient les hommes que pour se reproduire. ex : Ecaille
Carte du monde
Cette carte sera mise à jour au fur et à mesure du récit et des révélations !
Les neuf gardes d’Eel
X La Garde d’Eel : la plus importante des neuf, elle est située à Eel même, capitale des Terres d’Eel.
X La Garde de Verre : annexe de la Garde d’Eel, elle est également située dans les Terres d’Eel.
X La Garde des Gemmes : située dans les Hautes-Terres, elle a joué un grand rôle dans la constitution des accords de paix.
X La Garde de Flamme : située dans les Terres du Feu, elle est l’une des plus actives.
X La Garde de Sable : située dans les Terres Méridionales, elle n'interagit que très peu avec les autres.
X La Garde des Songes : située dans les Terres du Couchant, elle est réputée pour son système de gestion… particulier.
X La Garde d’Aurore : située dans les Terres de Givre, elle reste fidèle aux accords de paix mais tout juste.
X La Garde des Murmures : située dans les Terres de l’Ouest, elle est aussi sauvage que ceux qui y habitent…
X La Garde des Morts : située dans les Terres Obscures. Aucune information à son sujet.
Personnages
June : June est une jeune femme qui estime son âge entre vint et vingt-cinq ans. Amnésique, elle a été retrouvée sur les rivages d’Himlensam quatre ans plus tôt par Emi et Naël. Membre de la garde obsidienne, elle entretient une relation mystérieuse avec Leiftan Larulta et Maya Blackwave, qu’elle peut toucher sans faire souffrir. Petite et menue, elle attire surtout l’attention à cause de sa voix haut perchée et de ses yeux d’un violet améthyste particulier…
Emi Chione : née dans les Terres de Givre, elle a emménagé avec sa famille à Himlensam à l’âge de dix ans. Son rêve de toujours est d’intégrer la garde absynthe. Très proche de Naël, elle s’est toutefois disputée avec le jeune homme qui n’accepte pas qu’elle soit devenue gardienne. Elle travaille deux fois plus que les autres pour aider sa famille à payer les soins d’Akio, son petit frère malade.
Hélios : âgée de vingt-et-un ans, Hélios est une atalante particulièrement douée en alchimie. Elle fait partie de la garde absynthe depuis plusieurs années. Réputée pour sa curiosité, elle connaît tous les potins de la garde. C’est également une amoureuse des plaisirs, si bien qu’elle passe la quasi-totalité de ses soirées à la taverne… ou dans le lit d’un gardien.
Maya Blackwave : cette ancienne K’arnag est la seconde de Valkyon Atani. Très secrète, personne ne sait d’où elle vient et ce qu’elle est. Beaucoup sont toutefois persuadés qu’elle est une ténébreuse, ce qui expliquerait sa maîtrise parfaite du Spräk. Capable d’utiliser la Mörka, Maya semble connaître Valkyon depuis un long moment. Elle semble souffrir quand on la touche ou quand elle s’énerve…
Leiftan Larulta : bras droit de Miiko, Leiftan est un lorialet âgé de vingt-sept ans. Très apprécié par les gardiens, on le voit toujours vêtu de blanc. Il est réputé pour sa gentillesse et sa compassion. Il entretient une relation quasi fraternelle avec June et est très attaché à Maya, qu’il peut toucher sans qu’elle n’ait mal. Il est également très proche de Miiko Ain’Prodotis.
Valkyon Atani : capitaine de la garde obsidienne, ce faélien de vingt-trois ans est le plus jeune gardien à avoir accédé à cette fonction. Valkyon prend soin de ses gardiens, mais il semble particulièrement affecté par la présence de June au sein de sa garde… Il parle couramment le Spräk et garde constamment deux bracelets de fer autour de ses poignets. Certains racontent qu’ils camouflent d’anciennes cicatrices, d’autres quelque chose de bien plus sombre…
Nevra Redstone : ce faélien de vingt-six ans est le capitaine de la garde de l’ombre. Séducteur, Nevra est réputé pour ses conquêtes aussi bien masculines que féminines ainsi que ses disputes légendaires avec Maya Blackwave. Il semble également cacher un lourd secret qui prend forme la nuit, à la lumière de la lune… Tout comme Maya, Nevra est capable d’utiliser la Mörka et parle Spräk avec une grande facilité.
Ezarel Rahani : le capitaine de l’absynthe est un salvor âgé d’une trentaine d'années. Réputé pour sa sévérité, Ezarel est un alchimiste de talent qui vise la perfection à chaque instant. Ses longs cheveux bleus sont toujours impeccablement coiffés, mais on raconte qu’une fois seul dans son laboratoire, il les retient avec un serre-tête que lui aurait offert Nevra quand ils étaient plus jeunes…
Miiko Ain’Prodotis : jeune kitsune de vingt-sept ans, Miiko est la chef de la garde d’Eel. Moquée pour son manque d’expérience, beaucoup estiment qu’elle n’est pas faite pour diriger et que les problèmes que subit l’Eldarya sont en partie de sa faute. Elle se repose beaucoup sur Leiftan et ses capitaines et se remet constamment en question, même si elle n’hésite pas à prendre des décisions souvent lourdes de conséquences…
Eweleïn Bedragersk : la soigneuse en chef de la garde d’Eel, elle est également membre non décisionnaire de la garde étincelante. Très douée dans son art, elle est très rigoureuse et s’entend bien avec Ezarel. On ne connaît pas son espèce, mais à cause de sa ressemblance avec ce dernier, beaucoup pensent qu’elle est également une salvor. Très professionnelle, Eweleïn sait beaucoup de choses qu’elle ne révèle à personne en raison du secret lié à sa profession.
Chrome Argent : Lycanthrope de dix-neuf ans membre de la garde de l’ombre, il est ami avec Hélios et sort avec Mery Aries. Chrome est très loyal à Nevra. Peut-être même plus qu’à la garde…
Gine Skwel : demi-banshee, c’est la seconde de Nevra. Elle a quitté l’île Titania pour le suivre le jour où il lui a sauvé la vie. Capable de sentir la mort, elle se sent très à l’aise en arpentant les couloirs de la garde de l’ombre…
Jaiob Traum : cet attrapeur de rêve originaire des Terres du Couchant est le second d’Ezarel. Sa douceur contraste avec la rigidité de son supérieur et il est très apprécié des gardiens.
Ykhar Lagos : bröwnie de quarante-deux ans, elle s’occupe de la partie administrative de la garde.
Keroshane : cette licorne de quarante-quatre ans est le plus vieux membre de la garde étincelante. Il était déjà là sous l’ancienne cheffe de garde, Dame Kura, et est actuellement le secrétaire de Miiko.
Le sans visage : on ne sait rien de lui, si ce n’est qu’il s’en prend à la garde d’Eel sans relâche depuis un peu plus d’un an. Ses attaques déstabilisent Miiko et ses capitaines, qui ne rêvent que d’une chose : l’attraper pour lui faire payer les dégâts…
Ecaille : sorcière de l’ouest aveugle, c’est l’une des meilleures gardiennes que compte la garde de l’ombre. Réputée pour avoir passé le test d’admission de la garde sept fois et l’avoir réussi, elle adore faire tourner les étincelants en bourrique… à commencer par son chef.
Mathyz Rougaie : ce faélien est entré dans la garde obsidienne en même temps que June et s’est immédiatement bien entendu avec la jeune femme. C’est son voisin de chambre et il passe énormément de temps avec elle.
Les personnages en images
Voilà un petit récapitulatif des différents designs qui ont déjà été fait, rangés proprement par groupes ! Les visuels seront régulièrement mis à jour avec les nouvelles têtes qui apparaîtront !Gardiens de l’ombre
Mery et Ecaille font partie de la même division de l’ombre : ce sont tous les deux des informateurs, chargés de récolter les informations (sans blague) pour la garde. C’est pourquoi leur uniforme est semblable, même si Ecaille arrange le sien sous prétexte qu’elle est aveugle (mais elle veut juste embêter Nevra <3). Quant à Chrome et Valarian, ce sont des traqueurs, spécialisés dans l’élimination et la traque de cibles, c’est pour ça qu’ils ont une armure (Valarian porte la sienne sous sa tunique, parce qu’il estime que ça nuit moins à son sex apeal).Gardiens de l’Obsidienne
L’uniforme des obsidiennes est moins rigide que celui des ombres : on leur donne une armure de base en fonction de leur corps d’armée (June est un soldat léger, puisqu’elle se bat avec une épée courte, et n’est donc pas envoyée en première ligne), mais ils sont tout à fait libre d’acheter leur propre armure une fois qu’ils ont gagné suffisamment d’argent ! La seule condition est d’être facilement identifiable comme membre de l’obsidienne !Gardiens de l’absynthe
Ezarel, contrairement aux autres capitaines, n’impose pas d’uniforme à ses gardiens. Il considère qu’ils doivent être à leur aise, et leur demande simplement de porter la broche de leur garde, ainsi qu’un élément vert sur leur tenue qui permettra de les identifier aisément parmi les autres gardiens. C’est pourquoi Emi a troqué les traditionnels kimonos blancs de son peuple contre des choses plus colorées, aux couleurs florales ! Les yeux les plus attentifs auront également remarqué le bracelet au poignet de Jaiob. Un autre personnage porte le même... Saurez-vous deviner pourquoi et de qui il s'agit ?Gardiens de l’étincelante
L’étincelante compte le chef de garde et les droits capitaines, auxquels viennent s’ajouter le soigneur en chef, le secrétaire général et le bibliothécaire en chef, le chef de la sécurité et l’éventuel bras droit du chef de garde.
Les étincelants portent de l’or sur leur tenue pour être facilement identifiables, et les capitaines apprécient de rappeler leur garde d’origine ! La division des soigneurs fait partie de la garde absynthe, et si Eweleïn a un droit de parole aux conseils de Miiko, elle n’a pas le droit d’intervenir dans les décisions de sa garde, sauf si ça concerne le dispensaire. Les seconds, Maya, Jaiob et Gine, sont tenus d’assister aux conseils, mais ils ne sont pas membres de l’étincelante. Miiko était une ancienne gardienne de l’ombre, et Ykhar était membre de l’obsidienne.Les ténébreux
Etant né dans les Terres Obscures d'une ethnie qui y vivait depuis des centaines d'années, Valkyon est un ténébreux, mais il ne se considère pas comme tel, alors il n'apparaît pas sur cette image !
L'armure de Jahed, le corset et les chassures de Mélanie ainsi que les chaussures de Maya et les semelles de Karenn sont fait de svarsten, une pierre capable d'être fondue pour être transformée en tout et n'importe quoi, et plus solide que n'importe quel matériau eldaryen. C'est la ressource principale des Terres Obscures, aussi, pour se fondre dans leurs paysages mornes aux couleurs du svarsten, les ténébreux l'utilisent pour se vêtir. Si à la Garde, l'armure de Jahed paraît incongrue, chez lui, elle lui permet de se camoufler sans aucun problème !
Comment parler de June sans mentionner le petit ange à qui je l’ai prêtée ? Eh oui ! Si tu apprécies cette histoire, et même si tu ne l’aimes pas, je t’invite à te rendre sur la fiction d’Aespenn, Apotheosis, qui fera également évoluer mon OC parmi les siens, sous sa plume aussi brillante que poétique…
Merci à toi de m’aider au quotidien, pour la bêta de cette fic et pour plein d’autres choses, tu es un ami précieux <3
Sur ce, prends place et ferme les yeux pour écouter :
Prologue
Il y a deux mille ans, une guerre féroce éclata entre les hommes et les faerys pour la domination de la Terre. Plus puissants mais moins nombreux, ceux qui portaient en eux le don de la magie furent chassés de leur monde originel, forcés de trouver refuge dans un autre.
Grâce au sacrifice de deux d’entre eux, ils purent atteindre la Terre Promise : l’Eldarya. Un monde où la paix règnerait et où chacun pourrait vivre la vie qu’il souhaitait mener.
Mais la haine est commune à toutes les espèces et ils ne l’avaient pas laissée derrière eux en quittant la Terre. Bientôt, la colère vint ronger leurs cœurs et des voix s’élevèrent contre ce monde qu’on leur avait donné. Car les faerys voyaient leur métabolisme changer : afin de pouvoir vivre sur ces terres, ils furent obligés de s’adapter. L’oxygène qui leur était autrefois vital fut remplacé par le manaa, une substance directement tirée du grand cristal qui incarnait l’essence de l’Eldarya, rendant leur survie sur une autre planète complètement impossible. Lorsqu’ils le comprirent, certains se révoltèrent : l’Eldarya n’était pas censée devenir leur tombeau et la Terre était leur monde natal.
Et parmi eux, une race de terribles guerriers, craint de tous en raison de leur cruauté lors de la guerre des hommes, fut la plus virulente : les a’raylins. Ils prirent la tête d’une armée et déclarèrent la guerre aux dragons et aux phénix, fondateurs de l’Eldarya.
S’ensuivirent mille années de conflits qui menèrent à l’extinction de plusieurs races ainsi qu’à l’Eldarya telle qu’on la connaît.
Une fois la longue guerre terminée, on découvrit que de nouvelles espèces étaient apparues : mi-animales mi-humaines, ces faerys étaient d’authentiques eldaryens. Plus proches du manaa que les faerys, ils étaient également plus sensibles à ses variations. Parce qu’ils n’étaient plus tout à fait purs, on les nomma faeliens.
Mille nouvelles années passèrent, au cours desquelles l’Eldarya connut plusieurs séries de violents affrontements, tous initiés par les Terres Obscures, bastion des ténébreux, descendants des premiers peuples terriens qui s’étaient battus contre la Terre Promise.
Le plus violent d’entre eux, la Grande Guerre, aboutit à la création des neuf gardes d’Eel dont le but était de préserver la paix sur leur monde. Et les a’raylins, les dragons et les phénix furent relégués au rang de légende…
Chapitre 1 : Himlensam
La lumière du soleil se déversait dans la petite chambre bleue. Le silence qui y régnait était uniquement troublé par la respiration lente et régulière d’une jeune femme encore plongée dans les limbes rassurantes du sommeil. Un rayon vint chatouiller son nez constellé de petites tâches de rousseurs : il se fronça alors qu’un grognement s’échappait d’entre ses lèvres.
Il lui fallut quelques instants pour s’habituer à la luminosité ambiante, mais elle souleva finalement ses paupières pour dévoiler deux iris améthystes encore voilés par les brumes de ses rêves. Lentement, elle se redressa en passant une main dans sa tignasse cendrée et elle étouffa un bâillement.
Il était encore trop tôt pour se lever, mais elle n’avait pas le luxe de pouvoir traîner au lit toute la journée. Son estomac approuva vigoureusement : les odeurs qui s’échappaient de la cuisine l’auraient de toute façon tirées du lit aussi sûrement que la cloche du village. Comme si cette dernière l’avait entendu, elle se mit à sonner sept coups et presque instantanément, la porte s’ouvrit sur un petit garçon aux cheveux sombres.
- Debout, debout, debout ! s’exclama-t-il en bondissant sur son lit. Emi t’attends, elle est déjà dehors !
- C’est bon, ça va, j’arrive… répondit-elle en s’extirpant des couvertures.
Elle s’étira de nouveau puis jeta un coup d'œil à son reflet dans la vitre. Comme chaque matin, elle détailla son nez froncé, son menton carré et ses pommettes saillantes, tentant de se rappeler de qui elle les tenait. Lui venaient-elles de sa mère ? Était-ce son père qui lui avait légué cette tignasse impossible à coiffer ? Mieux encore, d’où lui venait ce petit bracelet d’argent, celui qu’elle ne quittait pas et sur lequel était écrit son nom ? Si tant est qu’il s’agisse de son nom.
Elle baissa les yeux vers le bijoux. Simple gourmette, il était orné d’une petite fleur gravée de chaque côté des quatre caractères qui résumaient aujourd’hui son monde. June.
Un raclement de gorge la fit sursauter. Une femme dans la fleur de l’âge s’était adossée à la porte de sa chambre et la regardait avec tendresse. Ses longs cheveux noirs étaient relevés selon la coiffure traditionnelle des femmes mariées de son peuple, camouflant leurs racines aussi blanches que la neige. Ses lèvres pleines s’incurvèrent en un sourire triste quand elle croisa son regard déçu.
- Toujours rien ?
- Peut-être demain, se força-t-elle à sourire.
Inoue hocha la tête puis attrapa la main du petit garçon pour le traîner hors de la chambre malgré ses protestations. June attendit qu’ils disparaissent pour laisser son sourire se faner. Peut-être demain. Un rituel qui durait depuis un peu plus de trois ans.
Elle prit une longue minute pour se reprendre puis enfila sa tunique brune et passa une main lasse dans ses cheveux. Décidément, quel que soit le parent qui la lui avait léguée, elle ne le remerciait pas.
La jeune femme rejoignit la pièce à vivre pour y retrouver Inoue et les jumeaux en train de dévorer leur petit déjeuner. Les deux petits garçons ressemblaient comme deux gouttes d’eau à leur mère, à l'exception de leurs yeux : alors que ceux d’Inoue étaient aussi blancs que la glace, les leurs avaient la couleur du soleil.
En la voyant entrer, Akio donna un coup de coude dans le ventre de son frère et ils lui adressèrent un sourire resplendissant :
- T’es en retard ! piailla le premier.
- Emi est partie ! poursuivit le second.
- Les garçons, laissez-la tranquille.
June adressa un regard reconnaissant à Inoue avant d’ébouriffer la tignasse des deux monstres :
- Soyez sages ! A ce soir !
Elle attrapa son repas soigneusement emballé puis sortit de la petite maison qui était devenu son foyer. Avec son toit de paille rouge, elle se fondait parfaitement au milieu des autres mais June trouvait que c’était, et de loin, la plus jolie de toutes. La jeune femme mordit dans le petit pain encore chaud qu’avait préparé Inoue, se perdant dans ses pensées tandis que ses pieds la guidaient machinalement vers la plage.
Lorsqu’elle avait ouvert les yeux trois ans plus tôt, l’odeur de la mer avait été la première chose qui l’avait frappée. Himlensam était un petit village de pêcheurs situé au bord des Terres d’Eel : ici, on vivait de la pêche, on mangeait de la pêche et on rêvait de la pêche. Elle ne se rappelait pas de la dernière fois qu’elle avait avalé autre chose que du poisson pour le dîner.
Enfin, elle ne se rappelait pas de grand-chose non plus.
Les pêcheurs la saluèrent d’un geste de la main auquel elle répondit d’un sourire plein de miettes, ses pensées focalisées sur la vaste étendue bleue qui se reflétait jusqu’à l’horizon. Les mers de jade. Inoue pensait qu’elle avait essayé de fuir les conflits qui faisaient rage dans les îles et que son bateau avait été emporté par une tempête. Emi penchait plutôt pour une fugue loin de chez elle, à cause d’un mariage arrangé. Naël n’avait aucun avis, mais Naël n’avait pas beaucoup d’imagination.
Au début, June était revenue sur la plage tous les matins, à l’endroit exact où le jeune élémental l’avait trouvé, espérant que reproduire la scène pourrait lui permettre de se rappeler. Après quelque temps, elle avait arrêté de s’enfouir dans le sable et s’était contenté de fixer l’horizon en priant l’Oracle pour qu’un souvenir lui revienne. Elle aurait donné n’importe quoi pour une bribe de sa vie passée. Un visage, un sourire, une odeur… Mais elle ne voyait que la mer et ne sentait que le poisson.
La jeune femme fut tirée de ses réflexions par un rire cristallin. Comme pour y répondre, un sourire fleurit sur ses lèvres et elle s’élança dans cette direction, savourant le contact du sable sur ses pieds nus. Au loin, deux silhouettes lui faisaient signe : quand elle parvint à leur hauteur, elle ne put s’empêcher de se laisser tomber au sol en les éclaboussant d’un peu de grains chauds.
- Eh ! Fais attention ! râla Naël.
- Le bériflore est finalement sorti de sa tanière ? la taquina Emi en s’époussetant.
- Sans commentaire…
Ils éclatèrent de rire tandis qu’elle déposait la boîte préparée par Inoue entre eux. Naël la fixa avec gourmandise, quelques mèches aux reflets verts s’échappant de sa queue de cheval pour venir chatouiller ses épaules brunies par le soleil. June s’empressa de lui tendre une tranche de pain agrémentée de quelques baies. Quand il mordit dedans, son visage prit une expression extatique qui arracha un nouveau sourire à la jeune femme.
Parce qu’il vivait au foyer du village, il ne pouvait pas cuisiner lui-même et en aurait été de toute façon bien incapable tant il était distrait. June l’avait déjà vu brûler le poisson plusieurs fois et au village, on lui avait interdit de s’approcher d’un fourneau. Naël, Lenael Eillikri de son nom complet, était né et avait vécu dans les Hautes-Terres jusqu’à l’âge de quinze ans. Poussé par sa mère à découvrir le monde, il s’était rendu dans les Terres d’Eel afin de trouver du travail et avait fini par échouer à Himlensam, où il avait rencontré Emi puis trouvé June.
S’il était né apparenté à l’eau, Naël aurait sûrement été pêcheur. Mais comme il possédait le don de la terre, il avait été embauché dans la petite mine du village voisin.
Emi le taquinait souvent à ce propos : quelle idée pour un élémental de terre de venir s’installer en bord de mer ! Il répondait qu’elle était mal placée pour le juger, elle qui ne se sentait bien qu’au milieu d’une tempête de neige et qui était venue vivre là où elle ne tombait jamais.
La main d’Emi se posa sur son bras, la tirant de ses réflexions. La jeune femme tortillait une de ses mèches, une moue inquiète sur les lèvres :
- Tu as fait un cauchemar, cette nuit.
- Ah bon ? Je ne m’en souviens pas, s’étonna June.
- Tu criais, mais je n’ai pas compris ce que tu disais.
June haussa les épaules. Si elle avait rêvé, elle avait oublié de quoi. De toute manière, les cauchemars hantaient chacune de ses nuits. Le plus souvent, ils se contentaient de la réveiller en silence, les yeux grands ouverts et de lourdes larmes sur les joues. Parfois, ils étaient plus bruyants.
Emi la regarda quelques minutes, cherchant sans doute à s’assurer que son amie ne mentait pas, puis décidant qu’elle disait la vérité elle attrapa un bâton pour tracer un caractère dans le sable.
- Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle.
- Maison ? tenta June. Non, attends… abri !
- Exact !
- Tu progresses, fit remarquer Naël.
- C’est pas comme si j’avais le choix, grimaça-t-elle. Pas besoin de savoir lire pour pêcher mais je ne compte pas ramasser des poissons toute ma vie…
- Tout à fait d’accord ! approuva Emi.
Elle traça un nouveau caractère, cette fois inconnu au bataillon. Fleuve. June s’entraîna à le dessiner, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle soit certaine de l’avoir mémorisé. Il lui avait fallu du temps pour réapprendre à communiquer avec les autres : quand elle s’était réveillée, elle ne comprenait pas un traître mot de ce que racontaient Inoue et Naël et elle avait été incapable de prononcer un son.
Sa voix était revenue petit à petit et Emi lui avait appris à parler. Aujourd’hui, elle était capable de tenir une conversation avec n’importe qui, même si les mots lui manquaient encore parfois. Pour ce qui était de lire ou d’écrire en revanche… Si elle avait été riche, elle aurait pu payer une de ces potions de traduction qui permettait d’apprendre une langue en une seule nuit, mais elle devait se contenter de dessin sur le sable et de la patience d’Emi.
- Au fait ! s’exclama cette dernière. Akira a retrouvé ton pendentif ! Tu l’avais fait tomber derrière un fauteuil.
June écarquilla les yeux en saisissant le vieux collier mâché que lui tendait son amie. Cet objet là, il ne lui donnait aucun indice sur son passé, mais elle le portait quand elle s’était échouée alors elle y tenait énormément. Une simple cordelette en cuir noir qui soutenait une sphère violette à la couleur passée, constellée de petits éclats.
Au début, June s’était demandé s’ils étaient d’origine. Mais si son esprit était vide, son corps n’avait pas oublié et assez rapidement, elle avait mis la sphère dans sa bouche sans y penser.
L’origine des éclats avait tout de suite été plus claire.
Ils terminèrent de déjeuner en silence. Aujourd’hui, ils ne travaillaient pas et June avait envie de rester sur la plage jusqu’à ce que le soleil se couche. Elle ne savait pas si ses amis seraient d’accord - Naël n’aimait pas le sable, qui s’infiltrait partout - mais ici, elle se sentait en paix.
Et comme souvent quand le calme s’installait dans le village, il y eut quelqu’un pour le rompre à grands cris. Cette fois-ci, ce fut Akio qui débarqua sur la plage tout excité, les cheveux ébouriffés par sa course :
- June, Emi ! Vous allez pas le croire !
- Toi, tu as encore fouiné dans la maison du doyen, le réprimanda sa sœur.
- Non ! Enfin pas tout à fait. J’ai écouté ce qu’il disait…
Les justifications du jeune garçon ne parurent pas convaincre Emi qui le gratifia d’une petite tape sur la tête. Akio avait la fâcheuse tendance de fouiner là où il n’avait pas le droit d’aller et malgré son jeune âge, il était au courant de tout ce qui se passait dans le village. Si on voulait savoir quelque chose, c’est lui qu’il fallait aller voir. Et depuis quelques temps, prenant exemple sur les marchands qui négociaient tout et n’importe quoi, Akio avait décidé de faire payer ses informations.
Bien sûr, le jour où il avait demandé des sucreries à sa sœur, elle lui avait soufflé si fort dans les oreilles qu’il avait comprit la leçon. Aussi avaient-elles droit à un traitement de faveur, ce que June appréciait tout particulièrement.
- Bon, vous voulez savoir ou pas ? ronchonna-t-il pour interrompre le laüs de sa sœur.
- Evidemment ! Mais la prochaine fois…
- Oui, oui, je sais… Alors, tenez-vous bien ! Il paraît qu’un familier enragé a été aperçu dans la forêt !
Naël fronça les sourcils : il ne voyait pas en quoi c’était une bonne nouvelle, au contraire. Depuis l’explosion du grand cristal trois ans plus tôt, les cas de familiers sauvages et d’eldariens devenus fous s’étaient multipliés comme des pirnomnoms dans un étang. Aussi dangereux qu’imprévisibles, ils avaient contribué à l’augmentation de la mortalité que subissait l’Eldarya et ils inquiétaient énormément les gardes d’Eel.
- Vous savez ce que ça veut dire ? s’impatienta Akio devant leur manque de réaction.
- Qu’on va nous interdire d’aller en forêt ? grimaça June.
- Non ! Qu’ils vont envoyer des gardiens !
Le silence plana quelques instants sur leur groupe, le temps que l’idée fasse son chemin. Et soudain, June écarquilla les yeux en attrapant le petit garçon par la main tandis qu’Emi tapait dans les siennes :
- Sérieusement ? De quelle garde ? Combien ? Quand ?
- Deux, et pas de n’importe quelle garde, répondit fièrement Akio. Des gardiens de la garde !
Emi et June échangèrent un regard émerveillé. Il y avait en tout neuf gardes chargées de maintenir la paix dans les huit Terres qui formaient le continent. Huit d’entre elles étaient réparties dans chacune des régions de l’Eldarya et elles étaient sous la responsabilité de la plus importante : la garde d’Eel.
Ce n’était ni sa position ni sa puissance qui avait fait d’elle la garante de la coalition, mais la présence du grand cristal quelque part dans la cité. L’essence même de l’Eldarya, qui contenait l’âme de l’Oracle et celles des courageux faërys qui avaient donné leur vie pour que les autres puissent quitter la Terre alors devenue hostile.
Depuis qu’elle avait appris - à nouveau - leur existence, June était fascinée par les gardiens et parlait souvent d’intégrer la garde d’Eel. Mais elle ne possédait pas les compétences nécessaires pour passer l’examen d’admission, alors ce rêve restait pour l’instant à l'état de projet.
- Je ne vois pas en quoi c’est bien, marmonna Naël. J’ai entendu dire que les gardiens n’étaient pas très soigneux… vous saviez qu’ils engageaient même des mercenaires ?
- Quand tu rentres à la garde, seul ton présent nous regarde ! récitèrent ses deux compagnes en cœur.
Une autre raison pour laquelle June souhaitait tant aller à Eel. Là-bas, personne ne s’étonnerait de son amnésie et personne ne la jugerait sur ce qu’elle avait put être. Mais Naël, si casanier, ne pouvait pas comprendre le besoin d’aventure et de nouveauté qui rongeait son amie.
Cependant, June ne remarqua pas son air sombre quand elle s’allongea sur le sable pour fixer le ciel. Son esprit était ailleurs, loin au-delà des plaines qui les séparaient de la cité des rêves, là où elle en était certaine, son destin l’attendait.
***
Akio avait eut raison. Ils étaient deux et ils portaient les armoiries d’Eel sur leurs capes de voyage. Bien évidemment, l’homme était la cible de tous les regards, tant par le charisme qu’il dégageait que par l’assurance de sa posture. Emi avait fondu devant ses yeux verts, au grand damn de Naël qui ne voyait pas bien en quoi le gardien était beau, mais June était plus intriguée par ses cheveux. Ceux du dessus étaient d’un blond presque blanc alors que ceux du dessous avait la couleur des graines de café.
Il était entièrement vêtu de blanc, des chaussures jusqu’à la cape, ce que Naël trouvait tout à fait innaproprié. Pour une fois, June était d’accord avec lui. Le blanc était salissant et avec son métier, il devait souvent revenir plein de tâches…
L’autre gardien suscitait tout autant de commérages, mais bien plus discrets cette fois. Presque aussi grand que le premier, il était d’une maigreur impressionnante, accentuée par les vêtements de cuir qui le gainaient du cou jusqu’aux chevilles. Seuls son visage et ses bras étaient nus, mais June put remarquer qu’il avait quand même des gants.
Ses longs cheveux noirs étaient rassemblés en une tresse qui se balançait dans son dos au rythme de ses battements de pieds agacé, et chacun pouvait voir ses yeux lourdement fardés de noir fusiller le doyen qui discutait avec son compagnon.
- Eh… chuchota June.
Emi et Naël se tournèrent vers elle d’un même mouvement tandis qu’elle leur désignait le gardien d’un signe du menton :
- A votre avis, c’est un homme ou une femme ?
- Aucune idée, avoua Emi. Une femme je dirais ? Elle a les lèvres peintes.
- Et alors ? répliqua Naël.
Emi haussa les épaules mais June n’était pas convaincue. Soudain, le gardien - ou la gardienne - redressa la tête et croisa son regard. La jeune femme se figea comme un pimpel pris dans le faisceau d’une torche alors que les lèvres de l’autre s’incurvaient en un sourire amusé.
June brisa le contact la première, incapable de soutenir les prunelles turquoises du gardien. Elle recula d’un pas, les mains légèrement tremblantes et se raccrocha à Emi qui fronça les sourcils. June se contenta de baisser la tête pour fixer ses pieds : elle ne comprenait pas ce qu’il lui avait pris et aurait été bien incapable de l’expliquer.
La voix claire et douce du premier gardien s’éleva alors au-dessus de la foule, faisant taire les chuchotements.
- Habitants d’Himlensam, Eel vous salue. Je m’appelle Leiftan et je suis envoyé par la garde afin d’assurer la protection de ce village. Comme vous le savez peut-être, un familier sauvage aurait été aperçu dans les environs. Toute information à ce sujet est la bienvenue.
- Qui vous l’a signalé ? cria quelqu’un.
- Un membre de notre avant-poste est rentré blessé d’une patrouille il y a quelques jours, répondit-il. Les indices que nous avons nous poussent à croire qu’il s’agit d’un familier à cornes. Nous vous invitons à rester extrêmement prudents tant que nous ne l’avons pas maîtrisé.
- Pourquoi n’êtes-vous que deux s’il est si dangereux ? s’exclama une autre voix.
Leiftan arqua un sourcil ennuyé puis il se tourna vers son compagnon pour souffler quelque chose à son oreille. L’autre leva les yeux au ciel et répondit sur le même ton. Leiftan sourit avant de se tourner à nouveau vers les villageois :
- Nous vous assurons que nous sommes tout à fait compétents pour cette mission. Ma compagne et moi-même avons participé à de nombreuses chasses de ce type, n’ayez aucune inquiétude.
- Ce n’est pas comme si vous aviez le choix, de toute façon, fit remarquer la femme en s’avançant.
Emi jeta un regard triomphant à Naël et June se mordit la lèvre : le gardien était donc bien une gardienne. Elle se demandait à quelle race la femme était apparentée. Le silence était à nouveau retombé sur la foule. Comme June quelques instants plus tôt, tout le monde semblait vouloir se réfugier sous terre pour ne pas avoir à subir les foudres de la femme.
- Si quelqu’un d’autre à quelque chose à dire, qu’il le fasse ou qu’il se taise, grogna-t-elle de sa voix rauque.
- Nous nous rendrons à la taverne ce soir, si vous avez des choses à nous dire, reprit Leiftan en posant une main sur son épaule.
- C’est ça, grommela-t-elle.
June crut l’entendre marmonner quelque chose à propos d’un village puant et de poissonniers stupides, mais elle n’était pas sûre d’avoir bien compris alors elle ne fit aucun commentaire.
***
Allongée sur ses couvertures, June fixait le plafond en écoutant la respiration profonde d’Emi. Sa compagne avait tendance à s’endormir à peine la tête posée sur son oreiller, alors June restait souvent seule avec ses pensées quand la nuit tombait.
Au dîner, les deux gardiens avaient été sur toutes les lèvres. Emi chavirait pour les beaux yeux de Leiftan alors que ses frères étaient terrorisés par la gardienne - dont ils ne connaissaient toujours pas le nom. June ne savait pas vraiment quoi penser d’eux.
Elle se rappelait encore de ce qu’elle avait ressentit en plongeant dans les yeux de la femme. L’impression d’être mise à nue, une froideur sans nom, la sensation de tomber dans un trou sans fond.
Et une voix, aussi. Pas celle, rauque, froide et légèrement chuintante de la gardienne. Une voix claire et amusée, comme l’écho d’un rire qui s’était perdu aussitôt qu’il était venu.
Le sommeil l’emporta sans qu’elle ne s’en rende compte. Et pour la première fois de ces trois longues années, June ne fit aucun cauchemar.
Chapitre 2 : La Garde d’Eel
Leiftan soupira en rayant un bout de sa carte. Ces missions de recherches étaient épuisantes pour les membres de la garde, d’autant qu’une fois rentré, il aurait mille autres choses à faire… Il trempa la plume dans son encrier puis nota quelques mots sur un parchemin avant de le rouler pour le cacheter. La cire turquoise craqua tandis qu’il y apposait le sceau de la garde d’Eel.
Il se tourna vers l’un des trois seryphons qui les accompagnaient et accrocha fermement sa lettre à son collier, avant de lui murmurer le nom du destinataire. Immédiatement, le familier s’envola en poussant un cri. Il décrivit un cercle au-dessus d’eux puis prit la direction de la garde.
Un chuintement agacé lui fit tourner la tête. Sa compagne, dont les cheveux étaient aujourd’hui lâchés et coulaient sur ses épaules en lourdes mèches sombres, lui adressa un regard morose.
- Quoi ? soupira-t-il avec amusement.
- Tu es certain que les informations d’Ossito étaient correctes ? grinça-t-elle.
- Il ne se trompe jamais. Et il a examiné le gardien lui-même.
Nouveau soupir. Leiftan se retint d’éclater de rire devant l’air dépité de sa partenaire. Maya Blackwave avait horreur de l’inaction et en deux jours, ils n’avaient trouvé aucun indice concernant le familier.
- C’est toi qui t’es proposée pour cette mission, lui fit-il remarquer en continuant d’écrire.
- Tu parles… Valk’ m’y a obligée.
- J’ai du mal à imaginer quiconque t’obliger à faire quoi que ce soit.
Maya grommela quelque chose qu’il ne prit pas la peine de traduire. Une histoire de lamia, d’ambassadeur et de mission ratée. Peu importait la raison de sa présence ici, il était ravi de ne pas avoir été le capitaine qui lui annonçait son départ à Himlensam.
- Merveilleux… marmonna-t-elle soudain.
Leiftan releva la tête en entendant son ton tout sauf émerveillé. Deux jeunes femmes approchaient du petit bureau que leur avait prêté le doyen : situé au milieu du village, sous un toit de paille et comportant une table ainsi que trois bancs, il leur permettait d’être vu de tous et de pouvoir observer tout le monde.
Le gardien se redressa pour observer les deux villageoises. La première possédait les yeux blancs caractéristiques des peuples du froid et à en juger par les racines de ses cheveux sombres, elle était membre du clan des glaces, ces femmes des neiges capables de geler un homme d’un seul regard. L’autre, en revanche, il n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait bien être. Il n’avait jamais vu des yeux pareils, de la même couleur que les gemmes violettes extraites des mines dans les Terres Méridionales.
Comme Maya l’avait deviné, elles se dirigeaient vers eux. La femme des neiges tira presque sa camarade jusqu’aux bancs, où elle se laissa tomber avec assurance.
- Bonjour ! s’exclama-t-elle. Je m’appelle Emi, voici June.
- Je te présente Dégage et moi c’est Casse-toi, répondit Maya avec un demi-sourire mauvais.
- Enchanté mesdemoiselles, la coupa Leiftan. Que puis-je faire pour vous ?
- On veut aider, fit Emi en se penchant vers lui. A retrouver le familier.
- Vous avez des renseignements à ce propos ?
Emi se tourna vers sa compagne, qui n’avait pas prononcé un mot et fixait la table avec un intérêt grandissant. Leiftan plissa les yeux tandis que Maya se rejettait dans sa chaise et sortant un couteau de jet de son gilet.
- Alors ?
- June va souvent dans les bois pour ramasser des herbes, commença Emi. Hein, June ?
Il ne manqua pas le coup de coude qu’elle asséna à la jeune femme. Cette dernière sursauta, comme tirée d’une rêverie, et hocha vigoureusement la tête en évitant soigneusement de regarder les deux gardiens.
- Oui, oui. Enfin souvent… j’y vais de temps en temps… pas tous les jours, mais régulièrement… c’est pour…
- Abrège, soupira Maya.
- Excusez-moi, souffla June. Je… Hier, je suis allée dans le coin des herbes où je vais d’habitude. C’est pas loin du village, j’étais pas en danger, je vous assure.
- Et tu as vu quelque chose ? l’encouragea Leiftan.
- Entendu plutôt. Un grognement, quelque chose qui grattait le sol, puis un bruit de galop. Oh, et j’ai trouvé ça aussi.
Elle fouilla dans sa poche et en sortit une touffe de poils sales. Leiftan la saisit avec précaution pour la porter à son nez. L’odeur nauséabonde qui s’en dégageait le fit grimacer. Il le tendit à Maya : son grognement le conforta dans l’idée que le familier qu’ils cherchaient serait probablement des plus compliqué à attraper.
Mais il ne voulut pas effrayer les deux jeunes femmes, alors il leur adressa un sourire rassurant.
- Merci pour ces informations. N’allez plus dans la forêt tant que la situation n’est pas maîtrisée, cependant. C’est dangereux et nous ne voulons pas qu’il y ait de blessé.
Emi hocha vigoureusement la tête puis sembla hésiter un instant. Leiftan arqua un sourcil pour l’inviter à parler.
- June et moi… commença-t-elle. On voudrait bien avoir quelques informations sur la garde d’Eel.
- Dans quel but ?
- Y entrer, sourit malicieusement Emi. Devenir des gardiennes, et…
Leiftan sentit les poils de ses avant-bras se hérisser tandis que le rire atroce de Maya coupait la femme des neiges. Parfait mélange entre le gémissement d’une créature agonisante et le crissement d’ongle sur un vitrail, il lui avait toujours donné des sueurs froides. Néanmoins, et comme à chaque fois, elle s’arrêta très vite, les lèvres ornées d’une grimace.
- Je ne plaisantais pas ! se reprit Emi après quelques instants.
- Toi, une gardienne ? ricana Maya avant de se tourner vers Leiftan. Haji sha ashathei sho javei. (1)
Sa remarque jeta un froid. Leiftan observa avec intérêt le visage d’Emi perdre toutes ses couleurs. Maya faisait souvent cet effet-là. June, elle, releva la tête en fronçant les sourcils :
- Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.
Emi bégaya quelque chose d’incompréhensible, aussi Leiftan se chargea-t-il de répondre pour elle.
- C’est du spräk.
Devant son air ahuri, Leiftan arqua un sourcil : même si la plupart des gens n’avaient jamais entendu parler la langue des Terres Obscures, son nom leur était familier. June était peut-être trop jeune pour avoir connu la grande guerre, mais elle avait certainement entendu parler des ténébreux.
- La langue parlée dans les Terres Obscures ? tenta-t-il.
Un éclair de compréhension s’alluma dans les yeux violets de la jeune femme et pour la première fois depuis le début de leur conversation, elle se tourna vers la gardienne. Maya avait enlevé l’un de ses gants pour tailler ses ongles mais quand elle sentit le regard de June posé sur elle, elle releva les yeux.
- Quoi ?
- Je croyais que seuls les ténébreux parlaient le spräk.
Leiftan remarqua le léger tremblement de ses mains. Pourtant, elle ne se démonta pas et continua de fixer sa compagne en redressant le menton. Maya ne répondit pas. Les deux femmes s’observèrent durant une longue minute, jusqu’à ce qu’Emi retrouve sa mobilité et bondisse sur ses pieds.
- On… truc à faire… bon courage… bégaya-t-elle.
June ne protesta pas quand son amie l’entraîna loin des deux gardiens. Quand elles eurent disparues, Leiftan plissa ses yeux verts en s’affalant sur sa carte.
- Je croyais qu’on s’était mis d’accord ? Pas de spräk en dehors de la garde ?
- Va te faire foutre, répliqua la gardienne.
- Charmant.
Maya le gratifia d’un regard noir qui lui arracha un sourire. Il s’accorda quelques minutes de pause, puis se redressa pour saisir sa plume et recommencer à gratter son parchemin. Il avait hâte de rentrer.***
- Je t’assure que c’est une ténébreuse !
- N’importe quoi ! Il y a plein de gens qui parlent spräk en dehors de ce village, Emi ! Quand j’étais à Dröma, on pouvait même l’apprendre auprès des érudits si on en avait les moyens. La garde d’Eel n’aurait pas laissé une ténébreuse entrer, même eux ont leurs limites. Pas vrai, June ?
L’intéressée émit un vague grognement qui n’indiquait en rien sa position sur la question. Ses pensées étaient bien loin de la dispute qui opposait ses deux amis. Elles étaient restées avec les gardiens, plongées dans les yeux hypnotiques de cette femme si mystérieuse. Ténébreuse ou pas, Maya Blackwave l’intriguait.
Quand elle avait croisé son regard, June n’avait rien ressenti. Pourtant, quelque chose lui criait que la gardienne pouvait lui apporter des réponses… une intuition probablement infondée, basée sur sa volonté folle d’en apprendre plus sur son passé. Mais June ne pouvait pas se départir de cette idée.
Parce qu’elle ne regardait pas devant elle, la jeune femme heurta brusquement quelqu’un. Elle écarquilla les yeux en trébuchant mais une main ferme l’empêcha de tomber. Quand elle leva les yeux, elle croisa ceux de Leiftan.
- Je suis désolée, s’empressa-t-elle de dire.
- Aucun problème.
Il rajusta son manteau blanc puis observa le trio qui lui faisait face. Emi s’était tendue mais en voyant qu’il était seul, elle esquissa finalement un sourire charmeur.
- Vous alliez à la taverne ? Il paraît qu’on peut vous y trouver tous les soirs.
- Ce n’est pas très professionnel, marmonna Naël.
- Je ne bois jamais en service, rit Leiftan. En revanche, les gens sont toujours plus bavards devant une chope. On obtient toujours beaucoup d’informations dans les tavernes.
Il marqua une pause, puis reprit d’une voix un peu gênée :
- Je ne suis pas très fan du vous, tu peux me tutoyer, tu sais ?
Emi retint un gloussement en hochant la tête, tandis que June levait les yeux au ciel, amusée.
- Et que donnent les recherches ? demanda-t-elle en passant une main dans ses cheveux.
- Pas grand chose ce soir… soupira le gardien. Cela dit, c’est une aubaine pour vous. Venez donc à l’intérieur, on pourra discuter de la garde.
Emi se mordit la lèvre en jetant un regard inquisiteur à June. Son amie ne pouvait retenir une grimace d’envie, alors la femme des neiges hocha la tête pour eux trois et ils suivirent Leiftan à l’intérieur de la taverne.
Aux poissons lunes était une auberge tout à fait respectable. On y déplorait aucune bagarre d’ivrognes et l’alcool que l’on servait n’était jamais la cause de comportements abusifs. June ne savait pas si les habitants d’Himlensam étaient particulièrement responsables ou si la gérante les terrifiait. Jeanne T’Onik était une femme imposante aux yeux aussi noirs que le charbon. Quand elle fronçait les sourcils, la taverne entière se figeait en priant pour qu’elle n’élève pas la voix.
June la salua d’un geste de la tête puis louvoya entre les tables pour suivre le gardien. Leiftan les conduisit jusqu’à une petite alcôve dans laquelle Maya était déjà affalée. Quand elle la vit, Emi se figea mais June attrapa sa main pour la forcer à continuer. La gardienne ne fit aucun commentaire quand ils prirent place sur les bancs rembourrés, ni quand Leiftan la poussa pour s’installer à son tour.
Il commanda pour eux et régla la note. Le silence régna jusqu’à ce que leurs boissons arrivent, personne ne sachant vraiment comment démarrer la conversation.
Finalement, June se lança en désignant leurs verres.
- Vous ne buvez vraiment pas.
- En mission, c’est peu recommandé, sourit Leiftan. De toute façon, je n’aime pas spécialement le goût et Maya ne boit jamais.
- Pourquoi ? s’étonna Emi malgré elle.
Elle n’eut qu’un sourire mystérieux pour réponse. Mais l’ambiance s’était réchauffée et bientôt les questions fusèrent. Comment fonctionnait la garde, quel était leur rôle dans cette dernière, quel genre de mission effectuaient les gardiens… June, Emi et Leiftan discutaient à bâtons rompus alors que Naël et Maya gardaient le silence.
Alors qu’ils étaient arrivés au test de sélection, la gardienne poussa un soupir agacé et sortit un fruit de sa poche pour commencer à le peler. La lumière se refléta un instant sur la lame de son couteau.
Le gémissement étranglé de Naël coupa June en plein milieu de sa phrase.
- Naël ? s’inquiéta Emi.
Leiftan fronça les sourcils en suivant son regard. Quand il vit la dague, il comprit immédiatement d’où venait le malaise du jeune homme. Sans demander la permission à sa propriétaire, il s’empara de l’arme et la fit tourner entre ses doigts. La gardienne le gratifia d’un regard assassin : elle avait horreur qu’on touche à ses affaires. Mais Leiftan n’en fit pas cas et adressa un sourire au mineur.
- Quand tu intègre la garde, seul ton présent nous regarde. Ce que nous avons été n’a plus aucune importance aux yeux d’Eel.
La lumière rebondit sur le sceau gravé dans le métal. Une arabesque entourant la lettre K, célèbre dans tout l’Eldarya. L’emblème des K’arnages, ces terribles mercenaires prêts à effectuer n’importe quelle mission tant qu’elle était bien rémunérée. Il était courant que certains d’entre eux finissent par entrer dans une garde après quelques années de service.
June fixa la lame avec intérêt. Voilà qui expliquait probablement pourquoi Maya parlait le spräk. Elle se pencha légèrement en avant pour observer la gardienne et à nouveau, elle croisa ses yeux turquoises. Contrairement au reste de son corps qui semblait fait pour tuer, ils étaient d’une beauté hypnotique, constellés de tâches d’or et frangés de longs cils sombres. Pour un peu, ils auraient pu paraître grotesque, posés sur ce visage émacié qui semblait incapable de sourire. Comme s’ils n’avaient pas été attribués à la bonne personne.
June détourna les siens après quelques secondes, sa gorge se serrant sans qu’elle ne comprenne pourquoi.
- Le passé de Maya est derrière elle, tout comme le mien et ceux des autres gardiens, continuait Leiftan. Tu n’as rien à craindre de nous. Lorsqu’on intègre la garde, on fait table rase du passé.
- C’est dommage, c’est le contraire qui m’intéresse, répliqua June en se reprenant.
- Comment ça ? s’étonna-t-il.
- Je ne sais absolument pas qui je suis. Naël m’a trouvé sur la plage il y a trois ans. Impossible de me rappeler comment j’ai atterri là.
Le visage de Leiftan s’était figé. Maya, quant à elle, s’était légèrement redressée et fixait June avec un intérêt nouveau. En croquant dans son fruit, l’ancienne mercenaire lui jeta un regard nonchalant.
- Il y a trois ans, comme lorsque le cristal s’est brisé ?
- C’est ça. Je doute que ça ait quelque chose à voir, mais c’était la même année.
- En fait, c'était deux ou trois semaines après, murmura Naël en fixant son verre.
June ne vit pas le regard que s’échangèrent les deux gardiens. Elle souriait à son ami dont le visage blême trahissait l'inconfort. Leiftan prit le temps de boire la moitié de son verre avant de répondre d’une voix douce.
- C’est peut-être le cristal qui est en cause, June. Ce n’est pas la première fois que j’entends parler de personnes devenues amnésiques à la suite de cet incident. Nous ne connaissons pas encore tous les effets secondaires causés par l’éclatement du cristal, mais l’amnésie, la folie et la violence en font partie.
- Et on a trouvé un moyen de les guérir ?
Leiftan secoua la tête, son cœur se serrant à l’idée de briser les espoirs de la jeune femme. Elle perdit son sourire mais ses lèvres se relevèrent instantanément, comme pour cacher son trouble aux yeux des autres. Pourtant, ses yeux s’étaient éteints. Le gardien tendit la main pour la poser sur la sienne, une moue attristée sur le visage.
- Nous continuons de chercher, June. Rien ne dit que c’est irrémédiable. Si tu venais à la garde, peut-être que tu trouverais les réponses à tes questions.
La jeune femme hocha la tête en mordant l’intérieur de ses joues pour retenir ses larmes. Il fallait garder espoir. Toujours. Autrement, elle sombrerait.
(1) : j’aimerais bien voir ça
Chapitre 3 : Proposition
Elles s’étaient couchées tard. Pour une fois, l’excitation avait maintenu Emi éveillée et les deux jeunes femmes avaient discuté de la garde, de Leiftan, de Maya et du cristal jusqu’à ce que le sommeil les emporte, enlacées sous l’épaisse couverture de June.
Ce furent les coups donnés à leur porte qui les sortirent du lit. June, encore à moitié endormie, ouvrit à l’importun et se retint de râler quand elle reconnut Naël. Le jeune homme les fixait avec amertume, la mâchoire serrée.
- Je vous attendais sur la plage, lança-t-il.
- On s’est couchées tard, marmonna Emi en titubant jusqu’à la table.
Elle se laissa tomber dans une chaise tout en ébouriffant les cheveux d’Akira. Le petit garçon semblait plus en forme que d’habitude, le retour de la saison chaude améliorant sa toux et ses maux de tête.
June les rejoignit en invitant Naël à s’installer, mais l’élémental préféra rester debout. Inoue entra dans la pièce à vivre, se moquant gentiment des deux filles puis leur servit le petit déjeuner.
- Alors, cette soirée ? s’enquit-elle.
- Génial, mâchonna Emi. Maya est terrifiante, mais Leiftan est merveilleux.
- Emi est amoureuse, Emi est amoureuse, piailla Akira.
- Pas vrai !
- Il faut dire qu’il est beau garçon, sourit Inoue en s’asseyant.
Emi laissa June émerger et s’occupa de décrire leur soirée à sa mère. Quand elle aborda le test d’admission, Inoue hocha la tête.
- Vous pourriez donc y entrer avec un peu d’entraînement.
- Leiftan a dit qu’on ferait de bonnes recrues.
- Et ça vous intéresserait ? demanda doucement la matriarche.
Emi baissa la tête pour touiller son lait chaud. Sa mère rit en caressant ses cheveux. Pas besoin de réponse, elle était évidente. June reposa sa tartine, parfaitement réveillée à présent, et se mordit la lèvre.
- Tu penses qu’on devrait y aller ?
- Je crois que quand ce genre d’opportunité se présente, il est difficile d’y résister. Pourquoi pas ?
- Parce que c’est dangereux.
Les trois femmes se tournèrent vers Naël qui semblait se retenir d’exploser.
- Pas beaucoup plus que de travailler à la mine, répliqua Emi.
- Bien sûr que si ! Les gardiens sont… tu as vu cette fille ? Il y en a des tas d’autres comme elle ! s’exclama-t-il. Et vous, vous êtes… fascinées… je… laissez tomber !
La porte claqua derrière lui, laissant un silence de plomb. Après quelques secondes, Emi se leva et se précipita à la suite du jeune homme.
- Qu’est-ce qui lui prend ? Naël, attends !
Inoue et June échangèrent un regard attristé. Emi était bien la seule à ne pas comprendre pourquoi Naël ne voulait pas qu’elles s’en aillent. La jeune femme décida donc de les laisser s’expliquer. Elle se tourna vers Akira, qui avait plongé le nez dans son bol de lait.
- Leiftan a dit que c’était bien payé, murmura-t-elle.
- June…
Inoue lui adressa un regard désapprobateur. Quand Naël était arrivé, portant son corps inconscient entre ses bras, Inoue n’avait pas hésité une seule seconde. La jeune femme avait eut besoin d’un foyer, alors elle le lui avait donné. Sans rien attendre en retour, malgré des finances compliquées et la maladie qui rongeait lentement son fils. Parce que la matriarche de la famille Chione ne supportait pas l’idée qu’un enfant grandisse sans famille.
Bien sûr, June était loin d’être une enfant quand Naël l’avait trouvée. Mais Inoue se fichait de l’âge ou de la maturité. On lui avait donné une seconde fille à aimer, alors elle l’avait fait.
La femme des neiges posa une main fraîche sur la joue de June, un sourire doux ourlant ses lèvres pleines.
- Tu ne dois pas t’engager pour l’argent. Tu dois t’engager parce que tu en as envie, parce que ton cœur te dit de le faire.
- Et si mon coeur ne sait pas ?
- Ton cœur sait. Il sait toujours. C’est simplement que tu n’es pas prête à l’écouter.
June mordit sa lèvre tremblante, puis sans prévenir, se jeta dans les bras d’Inoue. Cette dernière l’enferma dans une étreinte maternelle, caressant ses cheveux épais. June resta longtemps lovée contre elle, redevenue une petite fille le temps d’un instant, et quand elle émergea, elle se confronta aux yeux dorés d’Akira.
- Tu vas partir, June ? demanda-t-il.
- J’en sais rien.
Le petit garçon repoussa son bol pour sauter par terre, trottinant jusqu’à elles et grimpa sur ses genoux. L’effort le fit tousser et immédiatement, sa mère versa quelques gouttes d’une fiole violette dans son bol de lait.
- Bois, petit flocon, chuchota June. Tu vas fondre, sinon.
Le rire du garçon serra son coeur. Si elle partait, il y aurait de grandes chances qu’elle ne le revoit jamais. Le soigneur du village ne voulait pas leur donner de faux espoirs : sans médication correcte, Akira n’atteindrait pas l'âge adulte. Et les médicaments coûtaient chers. Si elle devenait gardienne, elle pourrait envoyer une partie de son salaire aux Chione pour qu’ils achètent de quoi soigner leur fils.
Emi y pensait aussi, elle le savait.
- Moi, je veux pas que tu partes, dit Akira. Et je veux pas qu’Emi parte non plus.
- Alors on restera, sourit June.
- Je peux te dire un secret ?
Elle hocha la tête. Le petit garçon se pencha vers elle, sa bouche encore humide chatouillant son oreille.
- Maman non plus, elle veut pas que vous partiez.
- Je m’en doutais, répondit June sur le ton de la confidence. Qu’est-ce qu’on devrait faire, tu penses ?
- Je sais pas, continua-t-il à voix basse. Mais moi, si j’étais vous, je partirais quand même.
Surprise, June s’écarta légèrement pour le fixer. Ses cheveux sombres retombaient en mèches folles sur son visage rond et ses yeux en amande luisaient de détermination.
- Tu partirais ? murmura-t-elle. Pourquoi ?
- Parce que je veux voir ce qu’il y a dehors. Et aussi parce qu’on est ta famille, mais que ta vraie maman, elle t’attend peut-être quelque part et que je suis sûr que tu veux la retrouver. Moi, je voudrais.
Elle fut frappée par la justesse de ses mots. Machinalement, elle l’attira contre elle et plongea son nez dans son cou, lui arrachant un rire. Comme tous les membres de son espèce, sa peau avait la même odeur que le fond de l’air lors d’une matinée enneigée. L'analogie la surprit, parce qu’elle n’avait jamais vu de neige.
June se mordit la langue pour ne pas pleurer. Quand Akira se mit à gigoter pour qu’elle le lâche, elle le laissa partir avant de se lever à son tour. Sans un mot, Inoue lui tendit un petit sac. Dans ses yeux blancs, la tristesse se mêlait à la fierté car elle savait, au fond d’elle, que ses filles avaient déjà pris leur décision et que rien ne les ferait changer d’avis.
Mais June n’était pas aussi certaine que la femme des neiges.
Elle avait besoin de réfléchir et pour ça, elle voulait être seule. Alors malgré les avertissements de Leiftan, quand elle passa la porte, elle se dirigea vers la forêt. Là, elle marcha jusqu’à la petite clairière qui accueillait toujours ses débats intérieurs. Elle s’y installa, sortant deux tartines de son petit sac, et tandis que la saveur piquante des baies acidulées se répandait sur sa langue, elle pesa le pour et le contre.
Elle passa plusieurs heures assise contre son arbre, incapable de prendre une décision. Elle ne voulait pas quitter Himlensam, ce village qui représentait son monde, mais elle voulait découvrir celui qui s’étendait plus loin, et surtout, elle voulait avoir une chance de retrouver la mémoire.
Rester ici ne lui permettrait pas de le faire.***
Le soleil était haut dans le ciel quand June décida de regagner Himlensam. Elle ne savait toujours pas quelle décision prendre, mais elle avait fait un peu de tri dans ses pensées. Alors qu’elle approchait de l’orée du bois, un craquement de branche la fit sursauter. Immédiatement, elle songea au familier devenu sauvage et un frisson la parcourut.
- Qui est là ? appela-t-elle en reculant d’un pas.
- C’est dangereux de se promener toute seule.
Un museau gris émergea des buissons et June écarquilla les yeux en reconnaissant le profil caractéristique d’un minaloo. Son pelage était décoré de motifs sombres qui lui donnaient l’air menaçant, mais ses deux yeux blancs la fixaient avec curiosité.
June n’avait rencontré que très peu de familiers depuis son arrivée, et il s’agissait essentiellement de ceux des voyageurs qui dormaient à l’auberge. Au village, on comptait sur les doigts d’une main ceux qui en possédaient, et aucun d’eux ne disposait d’assez de force magique pour leur permettre de s’exprimer.
- Tu… parles ? bafouilla-t-elle.
- Tu trouves ça étonnant ? jappa le familier en s’approchant. Ma maîtresse est puissante. Mais tu devais t’en douter.
- Parce que je la connais ? répondit June en cessant de reculer.
- Devine.
June fronça les sourcils en faisant défiler les gens susceptibles de détenir un minaloo - le genre de familier qui n’aimait pas l’eau et qu’on évitait d’amener dans un village de pêcheur - quand il aboya avec amusement. Quelques secondes plus tard, Maya et Leiftan émergèrent du buisson, la gardienne pestant après le familier.
- T’es pénible, Geish. Je t’avais dit de ne pas t’éloigner.
- J’ai senti quelque chose d’intéressant, répondit-il.
- June ? Tu ne devrais pas être ici, la réprimanda Leiftan en la voyant. Retourne au village.
- J’y allais quand… Geish ? M’est tombé dessus, se justifia-t-elle.
Elle se gifla mentalement. Bien sûr, le minaloo ne pouvait appartenir qu’à l’un des deux gardiens. Geish trottina jusqu’à Maya puis s’assit en remuant la queue, quémandant des caresses. La femme leva les yeux au ciel mais lui accorda néanmoins ce qu’il réclamait, sous les yeux ébahis de June.
Leiftan se racla la gorge. Il n’aimait pas l’idée que des civils se promènent tranquillement dans la forêt alors qu’un familier dangereux y rôdait. Si June avait été blessée, ou pire… Maya prit la parole avant qu’il n’ait pu le faire, sans regarder la jeune femme.
- Te promener ici, c’est stupide. Si tu meurs, on va devoir remplir tout un tas de formulaires et j’ai franchement autre chose à faire.
- Ce qu’elle veut dire, c’est qu’il aurait pu t’arriver quelque chose, soupira le gardien. Il y a déjà eu suffisamment de pertes, nous ne voulons pas qu’il arrive malheur à nouveau.
- Ce que je voulais dire, c’est que j’ai autre chose à foutre de mon temps, répliqua Maya en se relevant.
Leiftan lui jeta un regard noir avant de se rapprocher de June, excluant la gardienne de leur conversation.
- Ne l’écoute pas, elle est de mauvaise humeur.
- Elle a raison, s’excusa June. Pas à propos des formulaires, mais c’était dangereux de venir. J’avais juste… j’avais besoin de réfléchir à plein de trucs, et la forêt m’apaise.
Un sourire rassurant vint orner les lèvres du gardien. Il posa sa main sur l’épaule de la jeune femme en la poussant légèrement vers la lisière de la forêt.
- On va se dépêcher de l’attraper alors, promit-il. Et toi, en attendant, rentre au village, d’accord ?
Elle hocha la tête, penaude, et prit la direction d’Himlensam. Au moment où elle posa son pied sur le chemin de terre menant au village, un grognement s’éleva sur sa droite. La jeune femme se tourna vers l’origine du bruit, prête à dire à Geish que la blague n’était drôle qu’une seule fois. Mais à la place des yeux bienveillants du minaloo, elle croisa le regard fou d’un autre familier.
***
- Tu pourrais te montrer un peu plus bienveillante, râla Leiftan en rajustant son manteau.
- Tu m’as bien regardée ? répliqua Maya.
Leiftan leva les yeux au ciel. Il adorait l’ancienne mercenaire, mais force était de constater que les interactions sociales ne comptaient pas parmi ses points forts. Il gratifia Geish d’une caresse puis tendit la main pour saisir sa carte.
- Bon, il faut absolument retrouver…
Le hurlement de terreur qui le coupa le fit bondir sur ses pieds. Il s’élança dans sa direction sans plus penser à sa carte, ses mains trouvant instantanément les manches de ses deux poignards. Un martèlement de bottes derrière lui confirma que Maya avait elle aussi réagit.
Il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver June. En larme et tremblante de peur, elle tentait désespérément d’échapper au familier enragé qui avait fait d’elle sa proie.
Ses quatre cornes brillaient d’une lueur malsaine, sa fourrure sale était couverte de branchages et de la bave s’écoulait lentement de sa gueule béante. Les petits yeux mauvais du bakhrahell se tournèrent vers les gardiens et June profita de sa distraction pour se relever et courir vers eux. Leiftan la réceptionna et la fit immédiatement passer derrière lui, ses deux lames bien en évidence brillant à la lumière du soleil.
- Tout va bien ? Il t’a blessée ?
June secoua la tête. Elle avait juste eu la peur de sa vie. Le corps chaud de Geish la fit sursauter quand il vint se coller à elle, mais elle agrippa machinalement sa fourrure pour essayer de calmer ses tremblements.
Aux côtés du minaloo, Maya jaugeait le familier de ses yeux fardés. De sombres arabesques rappelant celles qui ornaient le pelage de Geish luisaient faiblement sur ses bras nus. June inspira longuement. Avec eux, elle était en sécurité, elle en avait la certitude.
Mais alors que les battements de son cœur ralentissaient, calmés par la présence des deux gardiens, la main de Leiftan heurta brutalement son plexus et elle vola dans les fourrées. Une masse se coucha sur son dos pour l’empêcher de bouger, collant encore plus son visage dans la terre humide et l’empêchant de voir ce qu’il se passait.
Le souffle coupé par l’impact, elle mit plusieurs minutes à reprendre ses esprits alors que des sons terrifiants parvenaient à ses oreilles. Quand le poid sur son dos s’allégea enfin, elle se redressa pour découvrir une scène digne d’un récit de guerre.
Le combat avait été rapide. Malgré sa force et sa vitesse, le familier n’avait eu aucune chance face aux gardiens et il gisait dans l’herbe, sans vie. Il n’était pas tombé sans dommage car Leiftan était blessé au bras, qu’il tentait de bander avec la manche de son manteau. Quand il la vit, il s’approcha d’elle pour jauger de son état.
- Tout va bien ? s’enquit-il avec douceur. June ?
- Je… ça… ça va.
- Effrayée par un peu de sang ? ricana Maya en les rejoignant.
Contrairement à son compagnon, le liquide rouge qui gouttait sur son gilet ne semblait pas lui appartenir. June ne répondit pas, son teint blême parlant pour elle. Leiftan s’accroupit pour se mettre à sa hauteur, posant sa main valide sur son épaule.
- C’est fini, June. C’est la première fois que tu assistes à un combat ?
- De mémoire, oui, murmura-t-elle en accrochant la fourrure de Geish.
Il hocha la tête, puis l’aida à se relever. June s'agrippa à ses doigts en essayant de ne pas regarder le corps inanimé du bakhrahell, luttant contre l’envie de rendre son déjeuner. Elle lâcha prudemment la main de Leiftan pour se détourner de la scène macabre. Au moment où elle s’écarta du gardien, le sol se mit à tanguer. June recula d’un pas, portant la main à sa bouche tandis que le sang quittait son visage. Quelqu’un prononça son nom au moment où elle tomba à la renverse et tendit machinalement la main pour se rattraper.
Ses doigts se refermèrent sur la peau froide de Maya. Elle sentit les muscles de la gardienne se raidir et à la périphérie de son champs de vision, elle perçut le mouvement blanc du manteau de Leiftan.
Sa bouche s’ouvrit pour aspirer un peu d’air, des étoiles brillant devant ses yeux et soudain, un bras se posa sur sa taille pour la retenir. La jeune femme sentir le cuir frais contre sa joue tandis que Maya s’agenouillait pour l’accompagner dans sa chute. Ses yeux turquoises se plantèrent dans les siens alors que ses mains soutenaient délicatement sa nuque. Et June sombra dans le néant.
Quand elle rouvrit les yeux, Leiftan la fixait avec une inquiétude mêlée d’étonnement. Elle sentait la douce fourrure de Geish sur sa poitrine, et à la périphérie de son champ de vision, elle devinait la silhouette longiligne de Maya. June se redressa lentement, soutenue par le gardien qui s’empressa de lui donner sa gourde.
- Voilà, doucement. Tu as fait un malaise, c’est tout à fait normal, June, murmura-t-il.
Elle avala quelques gorgées puis saisit le biscuit que lui tendait Leiftan pour le croquer. Il était délicieusement salé et quand elle l’eut terminé, elle reprit la gourde avant de vérifier que sa tête ne tournait plus. Le paysage avait changé et June comprit que les deux gardiens l’avaient emmenée loin du corps sans vie du familier.
- Je suis restée inconsciente longtemps ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
- Quelques minutes, répondit Leiftan. Comment tu te sens ?
- Un peu mieux. Je suis désolée…
- Ne le sois pas. La première fois que j’ai assisté à une mise à mort, j’ai rendu mon dîner et mon déjeuner, sourit-t-il.
Ses lèvres s’étirèrent en un sourire mal assuré, tandis que son esprit se demandait si on s’habituait à ce genre de choses. Elle reposa la gourde et prit soudain conscience des regards entendus que s’échangeaient les deux gardiens.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Quoi donc ?
- Vos messes basses, là ? fit-elle en fronçant les sourcils.
La main de Maya se posa alors sur la sienne, ses doigts se crispant légèrement quand leurs peaux se touchèrent. June se tourna vers la gardienne, inquiète. Quelque chose n’allait pas ? Allait-elle être punie pour avoir été dans la forêt alors que c’était interdit ?
Elle ouvrit la bouche pour s’excuser, mais la mercenaire la prit de cours.
- J’ai une proposition à te faire, June. Et je crois qu’elle va grandement t’intéresser.
Chapitre 4 : L’Oracle vous salue
Un an plus tard, Eel
Le bruit de ses bottes était étouffé par l’immense tapis carmin qui s’étendait d’un bout à l’autre du couloir. Les tissus accrochés aux murs contribuaient à rendre feutrée l’ambiance qui se dégageait de cette partie du quartier général de la garde d’Eel, et Valkyon Atani appréciait tout particulièrement le calme qui régnait.
Loin de l’agitation habituelle des gardiens, le capitaine de la garde obsidienne s’adossa à l’un des murs en passant une main dans ses cheveux blancs. Il constata avec un certain dépit que le ruban qui les maintenait d’ordinaire en place avait décidé de reprendre sa liberté, ce qui lui arracha un soupir agacé.
Valkyon n’aimait pas paraître négligé. D’autant plus qu’aujourd’hui, il accueillait les nouvelles recrues de sa garde et il savait que tous les yeux seraient fixés sur lui. Cela faisait presque quatre ans qu’il dirigeait le corps armé d’Eel, et son jeune âge jouait souvent en sa défaveur : il ne pouvait se permettre aucun faux pas. Il avait eu suffisamment de mal à se faire obéir des gardiens plus âgés, il était hors de question de renouveler l’expérience avec de simples recrues.
Ses yeux dorés parcoururent la liste de noms qu’on lui avait donnée : parfaitement calligraphiés, dix-sept noms s’étalaient sur le parchemin blanc. Six d’entre eux étaient gratifiés d’une petite étoile rouge, la couleur de sa garde. Il les prononça à voix haute un par un pour être certain de ne pas bafouiller en appelant ses nouveaux subordonnés, quand l’un d’entre eux l’interpella. June. Valkyon fronça les sourcils : ça ne sonnait pas très eelien. Une sensation étrange s’empara de ses entrailles, mais avant qu’il n’ait pu mettre le doigt dessus, un jappement le tira de ses réflexions.
Planté devant lui, sa langue pendant sur le côté en lui donnant l’air particulièrement idiot, un énorme minaloo semblait réclamer des caresses. Il reconnut sans peine le familier, dont les arabesques peintes lui étaient familières, et il s'exécuta d’un sourire.
- Salut, Geish. Tu es tout seul ?
Le familier plissa ses yeux blancs avant de rouler sur le ventre, forçant Valkyon à s’agenouiller pour continuer à le caresser.
- Bien sûr que non, répondit le minaloo. Elle t’attend au bout du couloir.
- Je suis surpris qu’elle soit venue, remarqua le capitaine en se relevant.
- Elle n’allait sûrement pas manquer ça…
Valkyon se tourna vers lui sans comprendre, mais Geish se contenta de bailler avant de trottiner pour disparaître au tournant du couloir. Le jeune homme fit la moue : tel maître, tel familier…
Il reprit donc son chemin sans cesser de relire les noms, et quand il atteignit sa destination, il put constater que les informations du minaloo étaient exactes. Adossée au mur, une jambe repliée sous elle, une gardienne fixait le marbre blanc avec l’air de s’ennuyer profondément. Ses longs cheveux noirs étaient retenus par un ruban rouge tressé qui faisait ressortir ses yeux turquoises et ses traits émaciés. Comme à son habitude, elle avait revêtue un uniforme qui n’était pas du tout celui de sa garde - quoiqu’il puisse distinguer l’emblème de l’obsidienne épinglée à son gilet de cuir - et laissé ses bras nus. Seules ses mains étaient couvertes, avec des gants que Valkyon ne l’avait jamais vue enlever en public.
A son approche, la gardienne redressa légèrement la tête pour lui adresser un regard morne. Il y répondit d’un sourire crispé : après toutes ces années, le géant avait appris à décrypter les expressions de l’ancienne mercenaire et il savait que l’ennui qu’elle affichait était feint. Pour une raison qu’il n’avait pas encore déterminée, Maya Blackwave était intéressée par quelque chose.
Et c’était rarement bon signe.
- Un problème ? lança-t-il en s’arrêtant à un mètre d’elle.
- Pourquoi ? répliqua-t-elle de sa voix traînante.
- Tu es venue, tu es à l’heure et tu souris, énuméra-t-il à l’aide de ses doigts. J’imagine donc qu’il se passe quelque chose.
Maya se contenta de le fixer avec amusement, et Valkyon soupira : bien sûr, il n’obtiendrait aucune réponse. Il lui fit donc signe de le suivre dans la salle où étaient réunis les aspirants gardiens. Vingt-quatre visages se tournèrent vers lui, inquisiteurs. Il ressentit une pointe de déception pour ceux qui n’allaient pas être pris, mais il se reconcentra bien vite. Derrière lui, Maya s’adossa au petit bureau en prenant soin de bousculer les affaires qui s’y trouvaient, s’attirant un sifflement mauvais du capitaine de la garde absynthe.
De taille moyenne pour son espèce, Ezarel Rahani se distinguait des siens par la couleur particulière de ses cheveux : alors que la plupart des salvors arboraient de magnifiques chevelures claires, la sienne était d’un bleu azur qui rappelait celui de ses yeux en amande. Au début, Valkyon avait trouvé cette couleur trop vive. Aujourd’hui, elle comptait parmi ses préférées.
A ses côtés, le capitaine de la garde de l’ombre avait l’air d’avoir croqué dans un citron de feu. Si Ezarel était la grâce incarnée, Nevra Redstone avait tout du prédateur que l’on ne voulait pas énerver. Ses cheveux aussi noirs que ceux de Maya étaient artistiquement décoiffés et son œil valide fixait la foule avec minutie, toujours en mouvement, à la recherche d’informations. Il n’était pas le chef des espions d’Eel pour rien. Pourtant, à cet instant, Valkyon le sentait mal à l’aise.
Le regard de son collègue était fixé sur les participants, aussi Valkyon se tourna-t-il vers eux. C’était la première fois qu’il les voyait, les capitaines de garde et leurs seconds n’étant pas autorisés à faire passer les épreuves pour éviter le favoritisme. Plusieurs d’entre eux attirèrent son regard : là, un centaure à la robe de feu et à l’air revêche ; ici une jeune femme dont les racines blanches indiquaient des origines dans les Terres de Givre ; une femme filiforme qui semblait pouvoir s’envoler à la moindre bourrasque de vent…
Et soudain, il comprit le problème. D’un soupire las, Valkyon jeta un coup d'œil à sa liste pour confirmer son intuition. Il trouva sans mal ce qu’il cherchait, sous les yeux goguenards de Maya et Jaiob, l’attrapeur de rêve qui secondait Ezarel dans ses tâches. Derrière eux, Gine arborait le même air dépité que son supérieur borgne, ce qui aurait pu arracher un sourire à Valkyon dans d’autres circonstances.
Eclalie.
Valkyon la chercha du regard : adossée au mur, les bras croisés et ses yeux blancs fixant le vide, Ecaille souriait. Elle avait camouflé ses cheveux blancs sous un châle noir et portait des vêtements sombres, mais Valkyon n’eut aucun mal reconnaître la sorcière aveugle, gardienne émérite de la garde de l’ombre. Elle n’en n’était pas à sa première tentative : Ecaille avait passé le test d’admission six fois depuis son entrée à la garde, à chaque fois sous une identité différente. Et à chaque fois, les capitaines de garde s’en rendaient compte au moment d’annoncer les résultats, ce qui agaçait profondément Ezarel. Selon lui, Ecaille les faisait passer pour des idiots. Selon Nevra, elle mettait en pratique ses enseignements et elle le faisait bien. Mais dans ces moments-là, Nevra préférait se taire plutôt que de subir la colère d’Ezarel.
Valkyon savait que la sorcière ne pouvait pas voir leurs réactions, mais au vu de son air narquois, elle savait pourquoi l’annonce des résultats prenait autant de temps.
- Il faut vraiment qu’elle arrête de faire ça, grommela Ezarel. On a l’air de parfaits imbéciles !
- Ça, ça n’a rien à voir avec Ecaille, répondit Maya.
Le salvor lui adressa un regard mauvais tandis que Nevra grimaçait. Valkyon retint un sourire et posa sa feuille sur le bureau en haussant les épaules :
- De toute façon, c’est fait. Et puis elle a encore intégré ta garde, Nevra, donc on aura qu’à dire que c’était un moyen de tester la sélection si on nous pose la question.
Un soupir agacé s’échappa des lèvres d’Ezarel, mais il abdiqua sans chercher à argumenter : c’était ça ou admettre qu’Ecaille les avait tourné en ridicule, option inenvisageable.
Comme personne n’émit d’objection, Valkyon se tourna vers les candidats et se racla la gorge pour attirer leur attention. Presque instantanément, tous les murmures se turent et les yeux se braquèrent sur lui.
- L’Oracle vous salue, commença-t-il. Je suis le capitaine Atani, chef de la garde obsidienne et voici les capitaines Rahani et Redstone, respectivement en charge des gardes absynthe et ombre.
Ezarel et Nevra s’avancèrent à leur tour pour saluer la petite foule d’un signe de tête, puis Valkyon reprit d’une voix profonde :
- Nous tenions à tous vous féliciter pour votre implication dans ce test d’admission. A ceux qui ne sont pas pris, ne perdez pas espoir. Retentez votre chance si le cœur vous en dit, et profitez de ce temps qui vous est donné pour vous améliorer. A ceux qui ont réussi, ne vous reposez pas sur vos lauriers, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.
- La liste des nouvelles recrues de la garde est ici, continua Nevra en brandissant la feuille. Gine, ici présente, va appeler vos noms un par un. Vous rejoindrez Jaiob en silence et vous le suivrez hors de la salle.
- Vous connaîtrez votre affectation dans quelques instants, ne vous étonnez pas si votre garde ne vous est pas communiquée tout de suite, ajouta Ezarel.
Dès l’instant où il se tut, les chuchotements reprirent. Valkyon pouvait y distinguer l’excitation et l'appréhension, qui se reflétaient sur les visages tantôt blêmes tantôt rougis des candidats. Le jeune capitaine s’adossa au bureau, prenant soin de ne pas toucher Maya, et baissa la voix pour qu’elle soit la seule à l’entendre :
- Qu’est-ce que tu penses de nos recrues ?
- Comme tous les ans, répondit-elle laconiquement.
- Le centaure a l’air prometteur, répliqua Valkyon. Et l’orc s’est très bien débrouillé au corps à corps.
Maya tourna ses yeux fardés vers lui. Il put y lire tout le mépris qu’elle ressentait vis-à-vis des deux recrues, et il soupira. L’avoir comme second n’était pas tous les jours facile : s’il pouvait compter sur ses conseils stratégiques et sa profonde connaissance des armes, Maya n’avait jamais un mot gentil pour ses gardiens. Valkyon portait la garde obsidienne à bout de bras et il trouvait parfois ça épuisant.
- Tu n’en n’a vraiment remarqué aucun ? soupira-t-il.
- J’en ai vu une.
Surpris, Valkyon plissa les yeux pour essayer de trouver la femme qui avait réussi à capter l’attention de la mercenaire. Mais aucune ne semblait assez forte, assez imposante ou assez calée pour ça. Sa bouche se tordit en une moue d’incompréhension, ce qui arracha un rire froid à sa compagne. Valkyon sentit ses poils se hérisser alors que la recrue qui passait à côté d’eux jetait un regard horrifié à Maya, dont le gloussement s’étrangla en un grognement.
Quand elle eut retrouvé son impassibilité habituelle, l’obsidienne pointa un coin de la pièce du menton.
- Celle-ci, lâcha-t-elle.
- La femme des neiges ? Elle est avec Ezarel, s’étonna-t-il.
- Non, l’autre.
A nouveau, il plissa les yeux. Parce qu’elle était plus petite que sa compagne, il ne l’avait pas remarquée tout de suite. Avec sa silhouette fluette et sa carrure loin d’être imposante, la jeune femme ne semblait pas du tout faite pour intégrer la garde obsidienne. Ses cheveux cendrés étaient ramenés en un semblant de queue de cheval et ses yeux améthystes parcouraient la foule alors qu’elle chuchotait avec la femme des neiges, un sourire ornant ses lèvres fines.
Valkyon sentit le regard de Maya posé sur lui. Il resta impassible, serrant le poing pour empêcher sa main de trembler, et il se tourna vers elle.
- Vraiment ? C’est elle qui a attiré ton attention ? Je doute qu’elle ait intégré notre garde.
- Détrompe-toi, ronronna l’autre.
Et d’un doigt ganté, elle lui désigna son propre exemplaire de la liste des reçus. Tout sa vie, Valkyon avait appris à maîtriser ses émotions. Aussi, lorsqu’il lut le nom qu’elle pointait, il parvint à ne rien laisser paraître.
Pourtant, il savait que la mercenaire avait perçu l’accélération soudaine de son cœur.***
Ses quatre queues fouettaient l’air avec agacement tandis qu’elle parcourait le rapport de mission qu’on venait de poser sur son bureau. Miiko avait horreur des imprévus. Et en ce moment, ces derniers s’enchaînaient comme s’ils s’étaient tous donné le mot.
La kitsune passa une main lasse dans ses cheveux, grattant son oreille droite avant de reposer le rapport. Comme d’habitude, Dante avait été d’une efficacité exemplaire et Nazir, l’obsidien qui l’accompagnait, avait joué son rôle à la perfection. Pourtant, les informations qu’ils lui rapportaient n’étaient pas des plus encourageantes. La situation en Eldarya s’était dégradée incroyablement vite : depuis que le cristal avait été brisé, les pillages, les faërys fous et les attaques en tous genres s’étaient multipliés, malgré les accords de paix signés douze ans plus tôt.
Mais au cours de l’année qui s’était écoulée, elle avait noté une augmentation encore plus importante de ces derniers, associée à une perte de confiance envers les neufs gardes d’Eel de la part des eldaryens. Et Miiko savait pertinemment que lors de la prochaine assemblée des gardes, on la tiendrait pour responsable.
Trop jeune, pas assez formée, incapable de diriger un groupe aussi important… Elle avait l’habitude de ces critiques, mais elles étaient toujours désagréables à entendre.
- Encore plongée dans des rapports ?
La voix, douce et familière, lui tira un sourire. Bien sûr, elle ne l’avait pas entendu arriver. Il était plus silencieux qu’une ombre et rivalisait largement avec Nevra pour ce qui était de la discrétion. Une main se posa sur son épaule et Miiko y apposa sa joue en soupirant.
- Si par hasard quelqu’un connaissait une formule magique pour recoller ce foutu cristal, tous mes problèmes seraient réglés en un clin d'œil…
- Attention, je crois t'avoir entendu blasphémer, se moqua gentiment Leiftan.
Miiko grogna, ce qui tira un nouveau rire à son bras droit. La kistune se renversa dans sa chaise tandis qu’il se dégageait un peu de place sur le bureau. Ses cheveux étaient ébouriffés, la tresse qui lui permettait d’ordinaire de les maintenir hors de sa vue complètement défaite, et elle notait des cernes sous ses yeux d’un vert qui tirait sur le jaune. Son manteau blanc était également couvert de boue, et elle arqua un sourcil en le lui désignant du menton.
- Tu as fait la course avec un black dog ?
- J’ai patrouillé dans la forêt.
Miiko hocha la tête. Les patrouilles n’avaient jamais été ses missions favorites et l’un des avantages à être chef de garde était de ne plus avoir à en faire. Mais Leiftan, malgré son statut d’étincelant, continuait régulièrement à y prendre part. Elle le soupçonnait d’être un peu claustrophobe et d’en profiter pour s’aérer la tête.
- Les nouvelles recrues t’attendent, murmura-t-il en la tirant de sa contemplation silencieuse.
- Combien sont-elles ?
- Dix-sept.
Le nombre lui arracha une grimace. Elle en avait pour un certain temps, alors… La chef de garde jeta un regard morose à la pile de papiers qui s’amoncelaient sur son bureau, puis elle se leva en rectifiant sa tenue. Leiftan arrangea délicatement l’un de ses bijoux de tête, puis lui adressa un clin d’oeil :
- Tu es parfaite.
- Charmeur, va. Tu n’auras pas d’augmentation parce que tu me fais des compliments. Nevra a déjà essayé.
- Sauf que moi, je suis sincère, se plaignit-il d’un air faussement outré.
Miiko éclata de rire et Leiftan fit mine d’être vexé, avant de la rejoindre dans son hilarité. Elle riait toujours quand elle posa sa main sur la porte de la salle de réunion, et elle prit une longue inspiration afin de retrouver son calme. Ses yeux se posèrent sur Leiftan qui l’encouragea d’un regard, alors elle poussa le lourd panneau de bois pour entrer.
A l’intérieur, dix-sept nouveaux gardiens discutaient avec animation. Quelques-uns faisaient déjà cavaliers seuls, adossés au mur sans prendre la peine de connaître leurs camarades, mais la plupart formaient de petits groupes fébriles. Elle pouvait sans peine imaginer leur sujet de conversation : ils se demandaient tous à quelle garde ils allaient être affectés.
Miiko rejoignit la table de réunion, à laquelle étaient déjà installés ses trois capitaines. Leurs seconds se tenaient droits derrière eux et la kitsune nota avec satisfaction que Maya Blackwave avait fait l’effort d’arborer l’emblème de sa garde sur son gilet de cuir. On était encore loin de l’uniforme réglementaire, mais la chef d’Eel considérait qu’il s’agissait d’une petite victoire.
Elle les salua brièvement en prenant place, Leiftan se postant derrière elle, puis elle tapa dans ses mains. Aussitôt, toutes les conversations se tarirent. Le silence qui régna brusquement dans la pièce fit légèrement bourdonner ses oreilles sensibles : il lui fallut quelques secondes pour s’y habituer. Une fois qu’il eut disparu, la kitsune se racla la gorge avant d’adresser un sourire courtois aux gardiens.
- Bienvenue à la garde d’Eel. Vous êtes à présent membres de la grande famille que composent les gardiens de l’Eldarya, et nous comptons sur vous pour vous montrer à la hauteur de cet honneur. Quand vous passerez cette porte, vous serez officiellement l’un des nôtres. Avant cela, il vous faut connaître votre affectation.
Elle sentait leur impatience grandir mais prit son temps pour regarder la liste de noms fournie par Keroshane, le secrétaire en chef de l’étincelante. Quand elle remarqua celui d'Écaille, elle arqua un sourcil sans faire de commentaire. Il faudrait qu’elle discute en privé avec la sorcière… Au moins, elle avait intégré la bonne garde.
- Je vais vous appeler un par un et vous remettre votre insigne, reprit-elle. Si la garde que nous vous avons attribuée ne vous convient pas, vous pouvez toujours refuser et passer à nouveau le test l’an prochain. Si vous l’acceptez, vous vous placerez derrière votre nouveau capitaine et plus aucun changement ne sera possible avant deux ans de service. Arumraer Feuildor.
Un jeune satyre s’avança, ses sabots claquant sur le sol en pierre. Il portait une petite écharpe rouge qu’il ne pouvait s’empêcher de toucher, et lorsqu’il se planta devant eux, Miiko put voir ses genoux tressauter. En voilà un qui allait avoir du mal avec son capitaine.
- L’Oracle te salue, Arumrarer.
- Que le vent chante dans les feuilles, répondit-il selon la formule traditionnelle de son peuple.
- Tes résultats sont impressionnants, complimenta Miiko. Tu démontres une grande prédisposition à l’alchimie et tu possèdes une grande connaissance des plantes. Nous nous sommes concertés et avons décidé de t’affecter à la garde absynthe. Ce choix te convient-il ?
Arumraer hocha vigoureusement la tête. Miiko lui tendit son insigne, une fleur à huit pétales s’étalant sur une fiole de poison avec une gemme verte en son centre. Le satyre s’en saisit avec précaution puis trottina jusqu’à Jaiob, qui l’accueillit d’un sourire doux. Ezarel jeta à peine un regard à sa recrue, s’assurant simplement qu’il se plaçait bien derrière lui.
Miiko continua d’appeler les candidats un par un. Pour chacun d’entre eux, elle prenait soin d’avoir un petit mot gentil et des félicitations, même si certains ne lui accordaient pas un regard.
Quand elle appela la femme des neiges, affectée comme le satyre à la garde des alchimistes, elle sentit un sourire triste ourler ses lèvres.
- Le froid emporte tout, lança-t-elle.
- Mais nous restons de glace, répondit-elle en s’inclinant. Vous venez des Terres de Givres ?
- Je les ai quittées il y a très longtemps, mais je me souviens toujours de la manière de dire bonjour, avoua Miiko.
- Elles me manquent, murmura la femme des neiges.
Miiko hocha la tête en lui tendant son insigne. Elle la félicita puis la laissa rejoindre Ezarel. Quand la main de Leiftan se posa brièvement sur son épaule, elle lui adressa un regard reconnaissant avant d’appeler la candidate suivante. En énonçant son nom, son ventre se tordit et elle sentit Valkyon se raidir à ses côtés.
La jeune femme s’avança d’un pas assuré avant de se planter devant elle, un sourire affable sur les lèvres. Miiko cligna plusieurs fois des yeux puis se força à sourire à son tour.
- June, c’est ça ?
- Tout à fait, répondit la jeune femme.
- Je vois que tu n’as pas indiqué de nom de clan, ni d’âge sur ta feuille de présentation ? s’étonna la kitsune.
- Ah oui…
June soupira en passant une main dans ses cheveux. Un peu plus loin, Nevra s’était penché vers Ezarel et chuchotait furieusement à son oreille, tandis que Valkyon semblait devenu aussi rigide que la pierre.
- J’en ai probablement un, continua June sans le remarquer. Mais je ne m’en souviens plus du tout.
Miiko sentit ses entrailles se relâcher. Une moue contrite se forma sur son visage fin :
- Oh… tu fais partie de ces eldaryens touchés par l’éclatement du grand cristal, alors ?
- C’est l’hypothèse la plus probable, oui. J’ai été retrouvée sur la plage d’un village il y a quatre ans, aucun moyen de savoir ce qu’il s’est passé avant, sourit June.
- Tu sembles plutôt bien le prendre…
- J’espère que la garde pourra m’aider. Après tout, vous comptez les meilleurs alchimistes de l’Eldarya dans vos rangs. Il y en aura peut-être un qui trouvera comment me rendre la mémoire !
- Je l’espère. Nous ferons notre possible pour t’aider, promit Miiko. J’ai le plaisir de t’annoncer que tu intègres la garde obsidienne, June.
Lorsque les doigts de la gardienne se refermèrent sur son insigne, un frisson parcourut l’échine de la kitsune. Elle la suivit des yeux, ses queues tressaillant légèrement à mesure que June se rapprochait du groupe des obsidiens, et soudain, elle croisa les yeux turquoises de Maya.
Un sourire froid se forma lentement sur les lèvres sombres de cette dernière. Un sourire qui lui glaça le sang.
Quelques soient ses raisons, la mercenaire était ravie de voir June entrer dans la garde. Et par expérience, tout ce qui ravissait Maya était source d’énormes problèmes pour elle.
Chapitre 5 : Bruits de couloir
Lorsque l’Eldarya fut conçue, le sacrifice des Trois donna lieu à la création du grand cristal. En son sein était enfermée l’essence même de ce monde, qui prit la forme de l’Oracle. Certains disent qu’on peut la voir flotter à l’intérieur des gemmes si l’on observe bien. D’autres racontent qu’elle n’est qu’un mythe servant la légende de nos origines.Extrait des mémoires d’Agalog, fondateur
de l’ordre des Hauts Mages Élémentaires
Allongée sur son lit, June fixait le plafond de sa nouvelle chambre. Aussi grande que celle qu’elle partageait avec Emi à Himlensam, elle était meublée du strict nécessaire : un petit bureau, une chaise, une commode pour ranger ses affaires et un lit auquel étaient joints deux jeux de draps.
Lorsque le capitaine de l’obsidienne leur avait fait visiter le dortoir, il leur avait indiqué qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient de leur chambre. Avec leur salaire, ils pourraient acheter des meubles, la décorer et la personnaliser comme bon leur semblait, du moment qu’ils ne cassaient pas les murs.
June étendit ses bras sur les couvertures. La pièce était spartiate, mais ça aurait pu être pire. Au moins, elle avait un matelas. Au plafond, elle distinguait quelques taches sombres qui lui rappelaient les constellations. Des restes de l’occupant précédent que l’on avait essayé d’effacer pour lui permettre de repartir de zéro.
Un soupire s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle se redressait. La veille, incapable de trouver le sommeil après l’attribution des gardes, elle était sortit pour se balader un peu dans les couloirs. En revenant, elle avait croisé son voisin d’en face : le dortoir des obsidiennes s’étendaient sur trois étages à l’intérieur d’un bâtiment entier, et elle avait été surprise de constater qu’un autre gardien avait préféré le calme des couloirs encore inoccupés. Le jeune homme, Mathyz, un indéterminé qui s’était révélé très sympathique, lui avait proposé de faire équipe pour les sessions d’entraînement. Le capitaine Atani leur avait demandé de se trouver un partenaire, et elle avait accepté avec joie. Mathyz ne venait pas non plus de la cité, et ils s’étaient dit qu’à deux, ils seraient peut-être un peu moins perdus.
Et puis June n’avait pas du tout accroché avec les quatre autres recrues.
Alors qu’elle envisageait d’aller toquer chez Mathyz pour lui proposer de découvrir le quartier général de la garde, quelque chose se mit à tambouriner brutalement contre sa porte. Surprise, elle sauta sur ses pieds pour s’approcher du panneau de bois qui tremblait sous les assauts de son assaillant. En fronçant les sourcils, June ouvrit prudemment sa porte et écarquilla les yeux quand on lui bondit au visage.
- C’est pas trop tôt ! J’ai failli attendre ! s’exclama une voix enjouée.
Elle appartenait à une fille de petite taille, aussi gracile et menue qu’un arbuste en pleine croissance. Perdu dans une masse de cheveux roux, deux yeux émeraudes brillaient au milieu de son visage mutin et June constata que la lumière du soleil qui baignait sa chambre donnait à la peau de la fille d’étranges reflets verts, accentués par les tatouages que dévoilait sa tenue légère.
La fille n’attendit pas que June ait fini son inspection pour commencer à fureter dans la chambre, sous les yeux ébahis de sa propriétaire. Son babillage ininterrompu devenait un flot incompréhensible aux oreilles de l’obsidienne et au bout de quelques minutes, June leva brusquement les mains devant elle en hurlant.
- Stop !
L’autre se figea avant de faire volte-face pour la regarder en clignant des yeux.
- Deux choses, dit June en baissant la voix. Qui es-tu et qu’est-ce que tu fais dans ma chambre ?
- Bah… tu m’as pas écouté ? Je te l’ai dit pourtant, non ? Je suis Hélios, ta tutrice.
June arqua un sourcil. Hélios l’imita, avant de se laisser tomber sur son lit en esquissant une moue d’excuse :
- Désolée, on me dit tout le temps que je parle beaucoup. On va recommencer, d’accord ? Hélios, de la garde absynthe.
La rouquine joignit les deux mains en s’inclinant légèrement. June s’approcha prudemment, mais elle ne semblait pas vouloir reprendre son monologue.
- June, garde obsidienne. Ma tutrice ? demanda-t-elle.
- Oui ! Comme t’es nouvelle, t’y connais rien au fonctionnement de la garde ! s’exclama Hélios. Mon travail, c’est de t’apprendre comment ça marche jusqu’à ce que tu sois capable de voler de tes propres ailes ! Et de te présenter des gens aussi. D’ailleurs, tu pouvais pas mieux tomber ! Je sais tout, sur tout le monde. Une rumeur, un secret, un potin ? Je suis au courant avant tout le monde ici.
Son sourire s’élargit, ses yeux brillant de fierté. June ne put s’empêcher de rire devant son air tout à fait innocent : en effet, ça pouvait être très utile. Elle passa une main dans ses cheveux cendrés, son corps se détendant à mesure qu’elle décidait qu’Hélios était digne de confiance.
- C’est noté. Et donc là, tu… voulais qu’on fasse quelque chose ? interrogea June.
- Hum ? Ah oui, je voulais t’emmener manger.
Le ventre de June approuva bruyamment l’idée. Hélios lui prit la main puis l’entraîna dans les couloirs du dortoir. Aussitôt dehors, elle se mit à l’abreuver de détails concernant l’endroit.
Chaque garde possédait sa caserne, postée à l’un des points cardinaux : au nord les espions, au sud les alchimistes et à l’ouest les guerriers. Le dortoir des obsidiennes était réputé pour être le plus animé des trois, ce qui ne surprit pas June : au vu des gros bras qui composaient sa garde, les soirées devaient être plus que bruyantes… On pouvait aller d’un dortoir à l’autre sans problème, mais après minuit, il fallait éviter de se faire attraper par les patrouilleurs sous peine d’être de corvée de plonge pour la semaine qui suivait. Les capitaines de garde, tout comme les autres membres de l'étincelante, dormaient dans un bâtiment à part, mais on disait que Valkyon possédait toujours son ancienne chambre chez les obsidiennes et qu’il y retournait de temps en temps. Hélios n’avait pas vérifié cette information, alors elle lui conseilla de la prendre avec des pincettes.
Pour rejoindre les lieux de vie de la garde, il fallait emprunter les longs couloirs décorés de tapis colorés. Hélios lui expliqua qu’à force, elle trouverait son chemin facilement, mais qu’en attendant, elle pouvait s’aider des torches qui brûlaient au mur. C’était une idée de Nevra, dont le sens de l’orientation n’avait pas toujours été ce qu’il était. Si la torche brûlait rouge, alors elle menait vers les lieux de vie de la garde : cantine, salle de soin, bibliothèque… Lorsqu’elle était verte, le couloir emmenait vers l’extérieur. Si elle éclairait les murs en violet, on se rendait aux dortoirs et enfin, si le feu magique y était doré, c’était réservé aux membres de l’étincelante.
- Ingénieux, remarqua June.
- N’est-ce pas ? Quand tu te seras habituée, t’auras plus besoin des torches mais pour le moment, tu peux retenir ça !
Elles débouchèrent dans un immense hall coiffé d’un dôme de verre. Hélios écarta les bras pour désigner la salle :
- Ici, tu es exactement au milieu de la cité. Tu peux aller où tu veux à partir de cette pièce.
Sobrement appelée salle des portes, l’endroit semblait effectivement donner accès à l’intégralité de la garde. Des dizaines de couloirs encerclaient les murs, déversant un flot continue de gardiens et de civils dont les conversations se mêlaient en un brouhaha intense.
- June !
Émergeant d’un couloir à sa droite, Emi fendit la foule pour les rejoindre, un immense sourire fiché sur les lèvres. Elle était accompagnée d’un jeune homme aux cheveux sombres qui lui fit immédiatement penser à Kaito, le père d’Emi.
- Toi aussi tu as un tuteur ? s’exclama Emi en la serrant contre elle. Je te présente Takumi ! Il vient aussi des Terres de Givres !
- Dame Miiko a pensé qu’il serait plaisant pour Emi d’avoir un guide qui sache d’où elle vienne, acquiesça le jeune homme.
- Taku est membre de l’obsidienne aussi, intervint Hélios.
June salua son collègue d’un hochement de tête. Elle ne s’était pas trompée : Takumi, comme Akio, Akira et Kaito, était un moroï. Car seules les filles du peuple des glaces étaient doté du don du froid. Les hommes avaient pour mission de les protéger, et il était rare de trouver des moroïs en dehors de leur clan.
Hélios, qui commençait à s’impatienter, les poussa vers l’un des longs couloirs. A l’intérieur, elle leur indiqua une double porte d’un geste théâtral :
- Et voici le lieu le plus important de cette garde.
- La réserve, précisa Takumi.
Hélios hocha vigoureusement la tête puis les entraîna à l’intérieur. Sur toute la pièce, des dizaines d’étagères portant des vivres en tous genres s’étalaient en répandant une odeur délicieuse. Entre les allées, des gardes armés surveillaient la nourriture en s’assurant que personne ne prenne ce qui ne lui était pas destiné. A nouveau, la rousse leur expliqua le fonctionnement du garde-manger, sans laisser Takumi placer un mot.
Depuis l’éclatement du grand cristal, la nourriture était rationnée. En effet, les Terres avaient de plus en plus de mal à faire pousser les denrées primaires nécessaires pour leur population, et Eel ne faisait pas exception. Chaque semaine, on recevait un certain nombre de tickets-rations qui permettaient de manger deux repas complets par jour. A la fin d’une mission, on était souvent récompensé par des tickets supplémentaires.
- Par contre, vous n’en avez pas besoin pour aller à la taverne. Là-bas, vous payez avec des pièces sonnantes et trébuchantes, ronronna-t-elle. On vous emmènera, vous allez voir c’est génial.
- C’est le lieu de rendez-vous des obsidiennes, indiqua Takumi.
Il ne semblait pas dérangé plus que ça par le débit de parole d’Hélios, et il continua d’ajouter ça et là un petit commentaire que la jeune femme ne prenait souvent même pas en compte. Elle leur montra comment signer dans le registre et utiliser ses tickets, puis les conduisit enfin à l’intérieur de l’immense cantine.
Une cinquantaine de longues tables s’étendaient dans une pièce circulaire, agrémentées de bancs en bois sur lesquels quelques gardiens terminaient leur premier repas de la journée.
Au fond de la pièce, un grand comptoir derrière lequel s'affairaient trois gardiens servait à récupérer ses plats. Hélios et Takumi se chargèrent gracieusement de leurs plateaux, avant de les conduire vers une table déserte où ils s’installèrent.
Le repas, complet mais peu appétissant, fit regretter la cuisine d’Inoue aux deux nouvelles gardiennes. Une espèce de gruau informe à la couleur douteuse était accompagné d’une tranche de pain noir et d’une compote de fruits, et quand Hélios vit June plonger sa cuillière d’un air dubitatif, elle lui adressa un sourire compatissant.
- T’inquiète, on s’habitue. Bon alors, maintenant qu’on est installés, par quoi commencer…
- Les capitaines ? proposa Takumi en avalant son gruau.
- Pas bête. Commençons par le nôtre, Emi.
- Ezarel Rahani, c’est ça ? tenta la femme des neiges.
Hélios hocha la tête. Ezarel Rahani était un salvor originaire des Hautes-Terres. Elle ne savait pas grand-chose de son passé, mais il était arrivé à la garde vers l’âge de dix ans. Son talent pour l’alchimie en avait rapidement fait le favori de Dame Camelie, la sylphe qui dirigeait la garde absynthe avant lui.
- C’est lui qui avait reçu la meilleure formation, confia Hélios. Après l’éclatement du grand cristal, ça a été un peu le bazar à la garde et Ezarel a été nommé capitaine un peu sur le tas. Comme les autres d’ailleurs… Sauf que lui, il était un peu plus prêt.
- Comment ça ?
- C’est le plus vieux des capitaines, répondit Takumi. Valkyon a quasiment dix ans de moins que lui, et il a prit ses fonctions presque en même temps. Ezarel a eut beaucoup plus de temps pour appréhender sa mission.
Nevra était quant à lui un séducteur invétéré. Hélios leur conseilla de ne jamais rien écouter qui sortait de la bouche du faélien. Comme Valkyon et June, sa race était inconnue. Hélios leur indiqua que de nombreuses personnes dans la garde ne savaient pas ce qu’elles étaient.
- Beaucoup sont orphelins de la grande guerre, soupira-t-elle.
- Et toi, qu’est-ce que tu es ? s’enquit Emi devant le silence pesant qui s’était installé.
- Une atalante.
Devant leur air ahuri, Hélios s’étira en écartant les bras.
- On n'est pas très nombreux. Je viens des Terres du Couchant, dit-elle comme si ça expliquait tout.
June songea que ça ne l’aidait absolument pas. Elle n’avait jamais entendu parler des atalantes, et manifestement, Emi non plus. Mais Takumi ne leur laissa pas le loisir de creuser la question.
- Bien Emi. Ezarel nous a confié l’emploi du temps de ses recrues : tu commences aujourd’hui et je ne voudrais pas que tu arrives en retard… Il est assez chafouin sur ce genre de détails.
- Pas de problème. Tu viens aussi, Hélios ?
- Non, j’ai quartier libre pour la journée, sourit l’atalante. Valkyon est beaucoup moins barbant que notre salvor local… June ne commence que demain.
June salua les deux gardiens puis se tourna vers Hélios, les sourcils froncés :
- On peut appeler les capitaines par leurs prénoms ?
- Pas devant eux, non, rit sa compagne. Sauf si tu es leur second bien sûr, ou un membre de l’étincelante. Mais entre nous, on peut.
- Leur second ?
- Ils gèrent pas la garde tout seul, expliqua Hélios. Chacun d’eux a un bras droit, t’as dû les voir pendant l’attribution des gardes. Pour les ombres, c’est Gine Skwel. C’est une banshee du côté de son père, elle est assez sympa mais elle est toujours collée à Nevra. Chez nous, c’est Jaiob Traum, un attrapeur de rêve. Si tu as le moindre problème, fonce le voir, ce type est un cryslam.
- Et chez les obsidiennes ?
- Maya Blackwave.
A la mention de son nom, Hélios s’était renfermée. June prit soin d’arborer une moue étonnée, puis demanda évasivement :
- Et elle, c’est ?
- Aucune foutue idée, soupira Hélios. Une faëry, ça c’est sûr, mais alors d’où elle vient et ce qu’elle est… Elle parle à personne. Quand tu la vois, tu peux être sûre que c’est en compagnie de Valkyon ou de Leiftan. Ezarel peut pas l’encadrer et quand elle est avec Nevra, ils se prennent la tête une fois sur deux.
- Et elle reste à la garde ? s’amusa June.
- J’imagine que Miiko estime qu’elle est utile. Moi, je la trouve terrifiante… Tu devrais pas trop t’approcher d’elle.
- Pourquoi ça ?
Hélios jeta un regard autour d’elle puis baissa la voix en se rapprochant de June :
- C’était une K’arnag avant d’intégrer l’obsidienne.
- J’ai entendu dire que beaucoup d'entre eux rejoignaient les gardes quand ils en avaient assez d’être mercenaires, répondit June en adoptant le même ton.
- C’est vrai, mais ils restent dangereux. Et puis…
Elle sembla hésiter. Machinalement, ses doigts vinrent jouer avec l’un de ses médaillons en or, tandis qu’elle se mordillait la lèvre avec incertitude. Finalement, elle se décida et se rapprocha encore un peu plus. Ses épais cheveux formaient comme une bulle autour d’elles et June put respirer son parfum de menthe et de soleil.
- Tout le monde est persuadé qu’elle vient des Terres Obscures.
- Personne est allé le lui demander ?
- Tu peux toujours essayer, mais personnellement, je tiens beaucoup trop à la vie, souffla Hélios. On n’est pas sûrs, parce qu’on se dit que Miiko serait pas assez folle pour accepter la présence d’un ténébreux ici, mais quand on la regarde… franchement, ça me surprendrait pas.
June hocha la tête. Elle ne se rappelait pas de la grande guerre, mais elle en avait appris les grandes lignes grâce à Emi. A l’époque, sa famille résidait encore dans les Terres de Givre, impitoyablement touchées par les conflits qui avaient ravagé l’Edarya.
Initiée - encore une fois - par les ténébreux, la guerre avait laissé des séquelles importantes un peu partout. De nombreux villages avaient été détruits, des familles entières décimés et il avait fallu toute la diplomatie et l’obstination des neuf gardes pour faire accepter les accords de paix aux huit Terres, mettant fin à cinquante longues années d’hostilité.
Depuis, on n’avait plus entendu parler des ténébreux, retranchés dans leur bastion originel.
- C’est vrai qu’elle parle spräk, murmura June. Je l’ai entendu discuter avec Leiftan…
Hélios se recula en écarquillant les yeux.
- Tu connais Leiftan ?
- Le connaître, c’est vite dit, disons que je l’ai déjà rencontré.
Hélios posa son menton dans ses mains, les yeux brillant de convoitise. Soudain, June eut l’impression d’être une pâtisserie particulièrement appétissante que l’atalante avait hâte de dévorer.
- Tu en a trop dit, et vraiment pas assez, ronronna la rouquine. Comment est-ce que tu as rencontré l’homme le plus convoité de cette garde ?
- A ce point ? rit June.
- Leiftan est gentil, charmant, prévenant, beau comme l’oracle, proche des gardiens, pas arrogant pour un sous contrairement à certains, sérieux et tellement, tellement mignon, énuméra Hélios à l’aide de ses doigts. C’est l’homme parfait.
June arqua un sourcil dubitatif : l’homme parfait n’existait pas. Elle joua un instant avec sa cuillère puis haussa les épaules :
- Il y a quatre ans, on m’a retrouvé au bord d’une plage à Himlensam. J’étais amnésique, probablement à cause de l’éclatement du cristal… L’année dernière, Leiftan est venu effectuer une mission là-bas. Emi et moi, on parlait pas mal d’intégrer la garde, mais aucune de nous n’avait sérieusement envisagé de le faire. L’admission est difficile, il fallait faire le voyage, quitter notre famille… Il m’a encouragé en me disant que vous trouveriez peut-être un remède à mes pertes de mémoire. Il m’a donné beaucoup de conseils, c’est grâce à lui que j’ai réussi le test.
- Quand je te disais qu’il était parfait, soupira béatement Hélios en arrachant un rire à sa compagne.
Brusquement, l’atalante redevint sérieuse. Elle posa une main rassurante sur le bras de sa petite protégée et lui adressa un sourire doux.
- Je suis une excellente alchimiste. Sans me vanter, vraiment, les atalantes ont des facilités dans ce domaine. Et Ezarel est parfois un peu con, mais c’est le meilleur des Terres d’Eel. On travaille d’arrache-pied pour essayer de contrer les effets du cristal brisé.
- Je sais que je suis pas prioritaire, argua June avec une moue attristée. Il vaut mieux réussir à guérir les familiers sauvages et les eldaryens fous… mais j’espère sincèrement que vous trouverez comment rendre la mémoire à ceux qui l’ont perdu.
Hélios hocha la tête. Elle comprenait parfaitement. Perdre sa vie était quelque chose de terrible et June, malgré sa tête haute et son sourire factice, avait l’air d’en souffrir énormément. L’atalante serra un peu plus ses doigts sur l’avant-bras de la jeune femme.
- On trouvera, June. Pour l’Eldarya, pour Eel, et pour toi.
Chapitre 6 : Arènes
Les Terres d’Eel sont situées au sud-est du continent. Leurs relations très fortes avec les îles de Jades en font les ambassadeurs privilégiés des peuples qui y résident ainsi que les principaux fournisseurs de produits de la mer dans tout l’Eldarya.Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. I
Ses cheveux bruns retombent en mèches désordonnées sur son visage enfantin, alors que son rire résonne tout autour d’elle. Lorsqu’elle tend la main, elle peut presque le toucher, leurs doigts se frôlent et elle sent les larmes rouler sur ses joues plus froides que la glace. Elle ouvre la bouche pour parler mais seul le silence s’en échappe et soudain, le sol se dérobe sous ses pieds. Elle se sent tomber, hurle de toutes ses forces sans pouvoir émettre un son alors que le garçon se détourne en riant toujours. Et tandis que le néant l’avale toute entière, il prononce son nom.
Miiko.***
Ses yeux s’ouvrirent brutalement tandis que ses mains moites agrippaient les rebords de son matelas. Miiko sentait sa poitrine se soulever pour tenter de calmer sa respiration erratique, son corps entier pris de frissons qu’elle ne parvenait pas à contrôler. Machinalement, elle porta la main à ses joues pour y essuyer une larme, avant de basculer sur le bord du lit en plongeant son visage entre ses doigts.
Encore ce cauchemar. Il la tétanisait au beau milieu de la nuit, la laissant pantelante et incapable de se souvenir du visage de ce garçon qui hantait ses pensées. La kitsune soupira longuement avant d’attraper sa robe de chambre puis d’agiter les doigts pour allumer la petite lanterne posée sur son bureau.
Comme toutes les chambres de la garde, la sienne n’était pas très grande. Pourtant, au fil des années, elle avait réussi à la rendre chaleureuse en l’agrémentant de tapis en tous genres, de peintures aux murs et de portraits rapidement crayonnés par Ezarel lors de ses moments de détente. Avant qu’il ne devienne capitaine, avant qu’il ne doive gérer la garde à ses côtés. Il y avait longtemps qu’Ezarel n’avait plus le temps de croquer ceux qu’il aimait.
Miiko se leva pour frôler les visages de ses compagnons d’armes du bout des doigts. A la lumière tremblante des flammes bleutées, le rire du jeune Valkyon se transformait en grimace, les yeux de Nevra semblaient luire d’un éclat prédateur et le sourire d’Ezarel porter toute la mélancolie du monde.
Elle se détourna en frissonnant. Aujourd’hui, sa chambre s’était transformée en un antre sombre et dangereux qu’il lui fallait absolument quitter.
Elle ne prit pas la peine de s’habiller correctement pour sortir. Les bâtiments de l'étincelante étaient situés à l’autre bout des dortoirs et on n’y croisait jamais de gardiens. Même Nevra et ses nombreuses conquêtes ne s’y rendaient pas, le capitaine préférant l’intimité des chambres de ses subordonnés plutôt que le confort rassurant de la sienne.
Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur l’épais tapis bleu qui ornait le couloir. Elle se dirigea vers la grande baie vitrée donnant sur les jardins et la fit glisser silencieusement en admirant le génie des architectes de la cité. Même à Dyr’Bara, pourtant connue pour ses avancées technologiques, les larges fenêtres d’Eel et son immense dôme de verre faisaient figure de prouesses.
Le fond de l’air frais lui arracha une grimace : elle regrettait de ne pas avoir enfilé de chaussons, à présent. Mais la pureté du paysage lui fit instantanément oublier ses soucis. Miiko s’avança jusqu’au rebord de la petite terrasse qui lui permettait d’observer toute la cité en contrebas, puis se hissa sur le petite muret pour se blottir contre la rambarde.
- Encore un cauchemar, princesse ?
Elle sursauta en tournant vivement la tête vers l’autre bout de la terrasse. Adossé au mur, les bras croisés et l'œil alerte, Nevra lui adressa un sourire amusé. Miiko leva les yeux au ciel en secouant le menton : elle ne l’entendait même pas respirer. Le faélien s’approcha d’elle d’une démarche chaloupée, les pans de son manteau sans manche volant paresseusement derrière lui. Il se laissa tomber pour s’accouder à la rambarde, un long soupir s’échappant de ses lèvres entrouvertes.
- On vit une sale période, hein ?
- Je ne te le fais pas dire, murmura-t-elle. Toi aussi, tu as du mal à dormir ?
Il haussa les épaules. Nevra ne dormait jamais beaucoup, préférant même souvent vivre la nuit plutôt que le jour. Il tendit la main pour redresser l’une des perles dans les cheveux de la kitsune, son œil gris détaillant le visage de sa supérieure d’un air inquisiteur.
- Qu’est-ce que tu penses de nos recrues ?
- Pas grand chose. J’ai entendu dire qu’Ecaille avait encore fait des siennes ?
- M’en parle pas, grogna le faélien. Ez’ me fait toujours la gueule.
Miiko étouffa un rire. Le salvor qui ne jurait que par la discipline et le travail avait en effet dû s’agacer de la plaisanterie de l’ombre.
- Il y en a quelques-unes qui m’ont l’air prometteuses, reprit-il.
- Qu’est-ce que tu penses de l’amnésique ? demanda soudainement Miiko en plongeant son regard dans le sien.
Nevra ne baissa pas les yeux. Il n’était pas Valkyon : le sort de la fille ne l’atteignait pas. Celui des eldaryens fous non plus. Elle n’était pas la seule à avoir perdu quelque chose. Ezarel était du même avis. Il n’en n’avait pas parlé avec Leiftan, parce que ça ne le concernait pas vraiment, mais il n’allait faire aucun favoritisme pour cette fillette sous prétexte qu’elle avait intégré la garde.
- Je ne suis pas son capitaine, répondit-il finalement. Elle n’a pas l’air bien brillante, de toute façon.
Il ne voyait pas pourquoi ils devraient concentrer leur ressources sur elle. C’était contre-productif, de toute manière.
Miiko hocha la tête. Elle était peut-être un peu trop sentimentale. Son regard se posa sur la cité. La lumière de la lune éclairait les quartiers plongés dans l’obscurité, laissant entrevoir des ombres qui se faufilaient dans les ruelles. Quelques lampadaires brillaient ça et là, oubliés par ceux chargés de les éteindre une fois minuit sonné. Ce soir, Eel était calme.
Nevra sembla lire dans son esprit. Il laissa pendre ses bras dans le vide, reposant son menton sur la barrière et leva son iris vers les étoiles.
- Toujours pas de nouvelles avancées sur lui ?
Miiko secoua la tête. Elle avait pourtant mis ses meilleurs agents à sa poursuite. Ecaille, Ossito, Nazir, Dante… tous menaient une enquête approfondie pour tenter de découvrir l’identité de celui qui affolait la garde depuis des mois. Au départ, on avait signalé quelques disparitions : des éléments d’alchimie, quelques sacs de grains par-ci par-là… Miiko avait cru à une bande de voleurs qui souhaitaient alimenter le marché noir de l’Eldarya, qui avait prit son essort à cause de la pénurie alimentaire croissante.
Puis deux gardiens avaient été blessés. Plusieurs maisons détruites, le feu mit à la lingerie. La forge mise à sac. La bibliothèque forcée. A ce moment-là, on avait déjà compris que quelqu’un semait la pagaille à la garde. Nevra et Jamon, tous deux chargés de la sécurité de la cité, avaient envisagé qu’un groupe armé ait pénétré dans les souterrains qui s’étalaient sous la ville, formant un véritable labyrinthe que personne n’avait réussi à cartographier.
Et puis les rumeurs avaient commencé à circuler. On parlait d’un démon aux yeux flamboyants, aussi grand qu’un nain et aussi large qu’un orc. On racontait qu’il maniait le feu et qu’il était capable de tuer d’un regard, que son sourire racontait l’enfer et que sa peau était plus froide que la mort elle-même. On le disait armé d’une immense épée à la lame couverte de sang, vêtue d’une armure qui le faisait briller dans la nuit.
De tous ses témoignages abracadabrants, ils en avaient déduit que l’homme qui les attaquait était seul. Bien sûr, il devait avoir des complices dans la ville car autrement, il ne pourrait pas entrer et sortir sans se faire prendre, mais personne ne savait qui il était. Les seuls indices que possédaient la garde étaient ceux qu’il avait bien voulu leur laisser : une empreinte de semelle dans la terre meuble, une bandelette de cuir provenant vraisemblablement de son armure, un peu de poudre arcanique qui expliquait sa capacité à produire des flammes… Rien de probant.
A cause de lui, Miiko avait été obligée de poster des sentinelles dans le garde-manger. La nourriture était bien trop précieuse pour qu’ils puissent se permettre de la perdre, et tant qu’ils ne l’auraient pas attrapé, ça ne changerait pas.
La kitsune passa une main dans ses mèches, caressant les poils doux de ses oreilles. Celui qu’ils avaient nommés le sans visage la rendait folle. Elle s’arrachait les cheveux à essayer de comprendre comment il pénétrait dans la cité sans se faire voir, comment il pouvait se promener tranquillement dans ses couloirs sans qu’elle ne le sache et pourquoi il le faisait. Parce qu’ils n’avaient aucune indication sur ses motivations réelles.
Elle soupira. Nevra remarqua à nouveau son trouble et prit sa main dans les siennes pour la réchauffer.
- On va le trouver, Bouclette.
Elle sourit à l’entente de son vieux surnom. Nevra et Ezarel l’avaient trouvé un peu après leur arrivée à la garde, parce qu’à l’époque, ses cheveux courts frisaient dans tous les sens sans qu’elle puisse en faire quelque chose.
- Je sais. J’espère juste qu’on l’attrapera avant qu’il ne fasse quelque chose d’irréparable.***
Sa lame rebondit contre celle de son adversaire, dans un bruit sourd qui la fit grimacer. Encore raté. En face d’elle, un jeune homme aux cheveux bruns la provoquait d’un clin d'œil rieur, son épée en bois levée devant lui pour parer ses coups.
June se remit en garde, bien décidée à percer la défense de son coéquipier avant la fin de la session. Elle prit le temps de l’examiner attentivement, comme on le leur avait appris la veille, lors de leur première séance d’entraînement.
Mathyz était un grand gaillard qui la dépassait d’au moins deux têtes - chose relativement facile au vu de sa petite taille - à la carrure impressionnante. Ses épaules massives avaient la taille des cuisses de la jeune femme et elle était sûre que ses mains étaient capables de briser des cous. Mathyz était fort, imposant et plutôt doué au maniement de l’épée. Elle, elle avait du mal à tenir son arme, ses bras tremblaient sous l’effort que ça lui demandait. Mais June était petite et rapide. Le gardien qui les avait accueillis la veille lui avait dit que bien souvent, le gabarit n’avait aucune importance dans un combat. Il leur avait enseigné quelques mouvements de base, puis leur avait donné des conseils personnalisés à chacun.
A elle, il avait indiqué qu’elle ne gagnerait jamais un duel de front. Il lui fallait user de ruses et d’agilité pour fatiguer son adversaire et ainsi réussir à le mettre à terre. Pourtant, malgré son manque flagrant de force, elle n’était pas la plus mauvaise du lot.
La jeune femme jeta un coup d’oeil à la gardienne qui les supervisait aujourd’hui. Elle avait ramené ses longs cheveux en une tresse qui dégageait ses traits ciselés et lisait un livre sans se préoccuper le moins du monde de ce qu’il se passait sur le terrain. Comme si elle avait senti le regard de June posé sur elle, Maya releva les yeux, impassible, pour fixer la gardienne.
Leurs iris clairs s’affrontèrent quelques secondes, puis June détourna les yeux la première. Son cœur battait la chamade et elle avait l’impression que sa gorge était comprimée par un étau : il lui fallut plusieurs longues inspirations pour se reprendre. L’instant n’avait pas duré assez longtemps pour que Mathyz le remarque.
- Alors, tu t'amènes ? s’impatienta-t-il.
- J’attends que tu prennes racine pour que ça soit plus facile, répliqua-t-elle en faisant mine de s’étirer.
Le rire du jeune homme fit tourner quelques têtes vers eux. Quand Valkyon, présent pour leur premier entraînement, leur avait demandé de se mettre en binôme, June et Mathyz avaient immédiatement choisi l’autre sans se concerter. Quand ils avaient découvert qu’ils étaient voisins de chambre un peu plus tôt, le courant était passé et les deux gardiens avaient décrété qu’ils feraient d’excellents partenaires de duel. Valkyon n’avait pas été de cet avis, jugeant que Mathyz était bien trop grand pour que June puisse améliorer ses compétences, mais il leur avait simplement dit de travailler deux fois plus pour compenser ça.
- Vous vous croyez dans une auberge ?
La voix rauque de Maya les fit se retourner. Elle avait refermé son livre et les fixait de ses sourcils froncés, la bouche tordue en une moue méprisante.
- Vous piaillerez plus tard, les lovigis, continua-t-elle. La session n’est pas terminée.
- A ce propos…
Rews, un centaure aux cheveux drus, s’avança dans un claquement de sabots pour faire face à la mercenaire. Malgré sa haute taille, Maya dû lever les yeux pour le regarder et on sentait qu’elle n’appréciait que moyennement l’idée.
- Tu ne nous as donné aucune indication concernant nos méthodes d’attaque et de défense.
- Et donc ?
- Ce n’est pas ce que tu es supposée faire ? En tant qu’instructrice ?
June lui accordait qu’il était courageux. Et à voir la tête des autres, ils le pensaient aussi. A titre personnel, elle n’aurait pas osé aborder la mercenaire de cette façon… Cette dernière esquissa un sourire qui glaça le sang des recrues, avant de s’avancer lentement vers le centaure. Sa queue fouetta l’air avec nervosité tandis que l’arène se chargeait de menace.
- Est-ce que je ressemble à un manuel ? susurra la femme.
Rews secoua la tête en essayant de paraître assuré. Les autres s’étaient reculés, serrant les manches de leurs armes en bois en baissant les yeux. Maya passa sa main gantée sur la lame de Rews, ses yeux plongés dans ceux du centaure.
- Soyons clairs… Vous ne valez rien sur le champ de bataille. Lorsque vous aurez atteint un niveau acceptable, alors peut-être que je daignerai vous accorder mon attention. Pour le moment, vous vous contenterez d’agiter gentiment vos jolis bâtons et je ferais semblant de m’intéresser à vos pirouettes, puis j’irai toucher ma paie et nos chemins ne se recroiserons pas. Entendu ?
- C’est limpide, murmura Rews.
- Bien… dans ce cas…
Elle lui indiqua la piste de sable d’un geste du menton. June sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale alors que Rews reculait lentement pour se replacer. Satisfaite, Maya regarda une à une toutes les recrues, jusqu’à ce qu’elles obéissent à son injonction muette et aille reprendre leur position de départ. Quand arriva le tour de June, la mercenaire esquissa un imperceptible sourire moqueur.
Et soudain, la voix grave de Valkyon traversa l’arène.
- Les Trois me foudroient !
Maya ferma brièvement les yeux avant de se détourner pour faire face à son capitaine. Instantanément, l’atmosphère changea et tous les gardiens reprirent leur souffle tandis que Rews semblait s’affaisser comme une baudruche percée.
- Je te croyais en forêt, lâcha Maya quand le géant basané arriva à sa hauteur.
- J’y étais, puis j’ai croisé Claijai en train de patrouiller. Il m’a dit que tu étais à l’arène. Qu’est-ce que tu fais là ?
Maya arqua un sourcil avant de désigner les recrues d’un geste de la main. Son regard semblait demander à Valkyon si sa question était sérieuse. June l’imagina sans peine dire quelque chose comme à ton avis, petite chose stupide, j’ai l’air occupée à planter des carottes sanguines ?
Valkyon salua les gardiens d’un signe de tête puis il croisa les bras :
- Tu vas me dire que tu étais en train d’entraîner les nouveaux ? fit-il d’un ton soupçonneux.
- C’est ce qui est écrit sur mon emploi du temps, répondit Maya en examinant ses gants.
- Et depuis quand tu respectes ton emploi du temps ?
Les lèvres de la mercenaire se soulevèrent à nouveau légèrement. Elle s’approcha de son capitaine de la même démarche prédatrice qu’un peu plus tôt et redressa légèrement la tête pour souffler à son oreille.
- Je m’ennuyais…
- Et moi je suis une lamia à deux pattes, répliqua Valkyon sur le même mode. Sérieusement, qu’est-ce que tu fiches ici, Maya ?
- Ton manque de confiance en moi me consterne Valkyon. Tu sais à quel point l’honnêteté est une valeur qui me tient à cœur…
Le visage du capitaine se ferma. Ses yeux dorés fixèrent le sol. La mercenaire recula jusqu’à son mur pour s’y adosser, puis frappa dans ses mains en sifflant aux recrues de reprendre l’entraînement. June ne quitta pas Valkyon du regard. Il semblait excessivement touché par les paroles de son bras droit…
Mathyz lui toucha doucement l’épaule pour la tirer de sa rêverie. La petite pause improvisée offerte par leur entraîneuse avait permit à ses muscles de se reposer un peu, aussi la jeune femme se remit-elle en position en s’efforçant de se concentrer.
Sans un mot, ils échangèrent quelques passes mais on sentait bien que le cœur n’y était plus. La démonstration de force de Maya avait jeté un froid sur leur petit groupe… Personne n’aimait être traité de moins-que-rien, et la mercenaire leur avait clairement fait comprendre ce qu’elle pensait d’eux. Ce n’était pas agréable à entendre.
Finalement, Mathyz laissa retomber son bras et se rapprocha de June, un peu essoufflé :
- Tu veux qu’on échange ? J’attaque et tu pares ?
Elle n’eut pas le temps de répondre. La silhouette imposante de Valkyon les avait rejoint et le jeune capitaine se planta devant eux en les jaugeant du regard.
- Capitaine Atani, s’exclamèrent-ils en se redressant.
- Vos positions n’étaient pas tout à fait correctes, dit-il sans s'embarrasser des salutations de rigueur. Replacez-vous.
Ils obéirent en échangeant un regard étonné. On leur avait décrit Valkyon comme un capitaine proche de ses gardiens, mais ils n’avaient pas imaginé une seule seconde qu’il viendrait apporter des corrections en personne…
Une fois en position, ils attendirent les remarques de leur supérieur. Valkyon prit de longues minutes pour les regarder, tournant autour d’eux en silence, puis il s’approcha de Mathyz. Il redressa légèrement son épée, lui fit écarter les jambes, replaça son bassin et recula, satisfait.
- Ancre-toi dans le sol quand tu combats. Autrement, il sera plus facile de te faire tomber.
Mathyz hocha la tête et s’efforça de conserver sa posture tout en effectuant quelques mouvements. Valkyon approuva d’un signe de tête, avant de s’approcher de June. Lorsque ses grandes mains brunes frôlèrent sa taille, la jeune femme ne put s’empêcher de tressaillir. Le capitaine sembla le remarquer car il se stoppa net dans son mouvement. Ses doigts restèrent suspendus un instant dans l’air, alors que June retenait son souffle.
Finalement, d’un geste très doux, Valkyon replaça son buste et ses bras. Il ne la toucha que par-dessus ses vêtements, s’assurant de ne pas s’attarder plus que nécessaire. Lorsqu’il eut terminé, le faélien s’écarta sans la regarder.
- J’imagine qu’on te l’a déjà dit, mais tu es petite. Il faut que tu sois rapide et agile pour…
- Fatiguer mon adversaire, le coupa-t-elle. Oui, j’ai déjà entendu ça quelque part.
Valkyon se racla la gorge, hocha la tête puis l’encouragea à imiter Mathyz. June s’exécuta, sentant ses muscles chauffer. L’épée était toujours lourde dans sa main, mais les conseils prodigués par Valkyon lui permettaient de mieux supporter son poids. Le capitaine eut l’air de jauger sa prestation suffisamment convaincante, parce qu’il hocha de nouveau la tête avant de s’éloigner pour corriger un autre binôme.
June laissa retomber son bras. Sa nuque la brûlait et quand elle tourna la tête, ce fut pour croiser les yeux turquoises de Maya. Si à cet instant, quelqu’un avait posé son regard sur les deux femmes, il aurait pu voir June poser trois doigts sur sa hanche. Et en réponse, observer la mercenaire hocher imperceptiblement la tête.
Chapitre 7 : Tourments
Capitale des Hautes Terres, Dyr’Bara l'Étincelante est considérée comme une prouesse de technomagie avancée. Sa bibliothèque est la plus fournie de l’Eldarya, et tous les sages du continent s’y bousculent pour trouver des ouvrages rares, voire uniques. C’est là que se réunit régulièrement l’ordre des Hauts Mages Élémentaires.Extrait du Livre des Huit Terres, Vol. III
Elles étaient à la garde depuis bientôt une semaine, et Emi avait déjà trouvé le moyen de rendre sa chambre plus agréable. Contrairement à June qui n’avait même pas commencé à chercher de quoi la rendre chaleureuse, la femme des neiges s’était rendue au marché pour dépenser son premier salaire en décorations diverses. Sa chaise en bois avait été remplacée par un petit fauteuil brun, un petit paravent décoré de symboles ésotériques séparait son armoire du reste de la pièce et elle avait même trouvé un tapis en laine de moogliz à un prix très abordable.
Avachie sur son lit, June observait la lumière du soleil couchant se refléter sur les poils blancs en y créant de petites ombres fantaisistes. La plume de son amie grattant le parchemin rompait le silence presque religieux qui régnait dans la pièce, troublé de temps à autre par le tintement de l’encrier.
June s’était presque endormie, épuisée par sa journée, quand la voix d’Emi la tira de sa torpeur.
- Bon. Maman, papa, les jumeaux. Nous sommes bien arrivées à Eel, et vous devez vous douter que notre admission a été un franc succès. Je suis à présent une gardienne de l’absynthe et June est membre de l’obsidienne. Notre intégration se passe bien, j’ai rencontré un moroï du nom de Takumi qui me rappelle beaucoup papa. Je vous donne de nos nouvelles très vite. Tu veux ajouter quelque chose ?
- Embrasse les de ma part, répondit June en jouant avec la petite peluche qui trônait sur le lit.
Elle représentait un blooby, ces familiers un peu stupides que l’on trouvait en nombre sur les bords des plages et dont personne ne voulait. Emi l’avait cousue elle-même quand elle avait sept ans, en remplacement de celle qu’elle avait perdu dans la forêt. June trouvait mignon qu’elle dorme toujours avec.
Elle s’était longtemps demandée si elle aussi avait eu, plus jeune, une poupée de chiffon à laquelle se raccrocher.
- Autre chose ? demanda Emi en reposant sa plume.
- Demande des nouvelles de Naël, soupira son amie en roulant sur le dos. Il n’a pas envoyé de lettre ?
Emi secoua le menton. June croisa les mains derrière sa tête, un peu déçue. Un an plus tôt, lorsqu’elle avait pris la décision d’entrer dans la garde, elle avait essayé d’en discuter avec le jeune homme. Buté et déjà remonté par sa discussion avec Emi qui ne comprenait pas pourquoi il détestait autant les gardiens, son ami avait refusé de lui adresser la parole. Il s’était fait de plus en plus distant, jusqu’à ne plus leur parler du tout.
Le jour de leur départ, il avait été le seul villageois à ne pas se tenir sur la petite place pour leur souhaiter bonne chance. June s’en était attristée, mais cette absence avait beaucoup affecté Emi. Chaque jour depuis leur arrivée à Eel, la femme des neiges se rendait dans la petite tour réservée aux familiers de correspondance dans l’espoir de recevoir une lettre du jeune élémental.
- Il finira bien par accepter, murmura June. De toute façon, il ne peut plus rien y faire.
- Je sais, mais n’empêche… il me manque.
June émit un grognement indistinct. Elle trouvait la réaction de Naël assez puérile : même si elle comprenait qu’il ait voulu les garder auprès de lui, un véritable ami aurait compris leur décision. En fait, elle était un peu en colère contre le mineur qui ne les avait pas du tout soutenues dans leur parcours.
Un coup à la porte coupa ses réflexions. Emi se leva pour ouvrir et sourit lorsque la touffe flamboyante d’Hélios se dessina dans l'embrasure.
- Vent et glace ! s’exclama l’atalante. Ou un truc du genre.
- Presque, mais pas tout à fait, se moqua Emi. Qu’est-ce que tu fais là ?
- June est avec toi ? Parfait !
Elle salua l’obsidienne, poussant Emi pour entrer dans la pièce, puis s’assit sur le fauteuil sans aucune gêne.
- Ce soir, on sort, lança-t-elle.
- Pitié… gémit June. Je viens de passer la journée à courir dans le sable sous les cris d’une espèce de tyran en bois…
Hélios fronça le nez. En bois… son visage s’éclaira brutalement quand elle comprit à qui June faisais référence.
- Ah, tu as fait la connaissance de Caméria alors ! Je savais pas qu’elle était rentrée de mission. Elle est assez sévère mais c’est une combattante hors pair au corps-à-corps !
- Elle a surtout essayé de nous tuer à la tâche, grommela l’obsidienne.
L’hamadryade n’avait cessé de les houspiller pour qu’ils aillent plus vite, plus loin, qu’ils sautent dans le sable, roulent, se relèvent tout en portant des sacs emplis de pierres. Et parce que les faire courir jusqu’à ce que mort s’ensuive n’était pas suffisant, il avait ensuite fallu s’entraîner à renverser un adversaire à l’aide d’un enchaînement qu’elle leur avait fait répéter durant des heures.
June n’avait ni la force ni l’envie de sortir. Tout ce qu’elle voulait, c’était dormir et ne plus jamais se réveiller.
Mais l’atalante n’était absolument pas de cet avis. Elle bondit sur ses pieds et attrapa vivement les mains de June pour la tirer vers elle, un immense sourire dévorant son visage.
- Allez, fais pas ta tête de mochon ! Tu vas voir, ça va être sympa. Je t’invite !
- Eh ! Moi aussi j’ai passé une journée pourrie ! protesta Emi. Ezarel nous a fait refaire notre potion une vingtaine de fois, jusqu’à ce qu’elle soit parfaite !
- Dans ma grande mansuétude, je vais prendre sur moi de te réconforter en t’offrant un verre, déclara Hélios avec emphase.
- Tu es bien trop bonne avec les simples gardiennes que nous sommes.
Leur rire communicatif arracha un sourire à June. Au cours de la semaine qui s’était écoulée, Hélios avait été très présente pour répondre à toutes ses questions sur le fonctionnement de la garde. Elle prenait son rôle de tutrice très à cœur. Takumi avait été déployé deux jours plus tôt, alors l’atalante s’était engagée à s’occuper aussi d’Emi. Les deux jeunes femmes étaient membres de la même garde et une amitié naissante avait rapidement vu le jour.
- Très bien… soupira June. Je vais me changer alors.
- On t’attend dans la salle des portes ! s’exclama Hélios.***
Elle avait troqué son uniforme pour une tenue plus décontractée. June referma sa chambre en regrettant l’absence de miroir à l’intérieur de celle-ci : impossible de savoir à quoi elle ressemblait. Peut-être qu’elle avait l’air d’un épouvantail. Un très vieil épouvantail plein de courbatures… Elle soupira.
Le bruit d’une porte qui s’ouvrait la fit se retourner. Sa voisine de chambre sortait elle aussi, vêtue d’une armure de cuir et d’un petit sac de voyage.
Maya ne sembla pas surprise de la voir là. Peut-être que la mercenaire l’avait entendue rentrer, peut-être que Geish avait cafté. June savait que le minaloo la surveillait de près. Elle voyait souvent son ombre rassurante aux coins des couloirs, surprenait le vert de son pelage quand elle s’entraînait ou le claquement de ses griffes quand elle se promenait dans les jardins.
Il n’y avait personne dans le couloir, pourtant elles n’échangèrent qu’un regard. Maya tenait un petit parchemin sur lequel s’étalait l’emblème de la garde : un ordre de mission. June accrocha son regard turquoise et comme d’habitude, sa gorge se serra. Pourtant, elle ne détourna pas les yeux.
- Tu pars ?
- Trois jours.
- Geish ?
- Il reste.
Un échange bref, à l’image de tous les autres. June s’en contenta. Le reste, elle l'apprendrait plus tard. Alors, d’un geste vif, la jeune femme posa trois doigts sur sa hanche. Et lentement, Maya répondit de la même façon.
June se détourna. Elle sentit le regard turquoise de la gardienne la suivre tout le long du couloir. Quand elle arriva dans la salle des portes, son cœur battait un peu plus vite qu’il ne l’aurait dû. Elle espérait que ni Emi ni Hélios ne le remarquerait. Heureusement, les deux gardiennes étaient plongées dans une discussion animée sur les différents cristaux d’alchimie. June n’y comprenait rien, mais elle ne les interrompit que pour leur dire qu’elle était prête.
Il y avait plusieurs tavernes dans la cité, mais celle où se retrouvaient les gardiens était située à l’intérieur de la gigantesque enceinte qui entourait la garde. C’était la précédente chef de garde qui en avait eut l’idée : après que plusieurs gardiens aient été retrouvés complètement éméchés dans les rues d’Eel, elle décida de faire construire un bâtiment à l’intérieur pour éviter ce genre d’incident. Il y avait toujours des gardiens saouls, mais à présent, on les ramassait à l’intérieur de l’enceinte.
Non loin de l’arène où s’entraînaient les obsidiens, la taverne était un lieu animé et bruyant. Les trois jeunes femmes l’entendirent avant de la voir, les rires qui s’en échappaient laissant présager de l’ambiance qui y régnait.
Le bâtiment se dressait au beau milieu des jardins. Dépourvu de fenêtres - pour éviter la casse, selon Hélios - on y entrait par une porte battante devant laquelle s’amassaient une cinquantaine d’armes en tout genre. Hélios capta le regard intrigué que leur lancèrent ses compagnes et esquissa un sourire moqueur.
- Miiko en avait marre de retrouver des gens chez les soigneurs. Les soirées peuvent être… sportives, ici.
- Pas touche à la porte ? lut June en se rapprochant d’un petit panneau de bois.
- Sombre histoire.
Hélios fit la grimace, attisant la curiosité des deux nouvelles. Mais elle refusa de leur en dire plus malgré leurs supplications et leurs tentatives de négociation. Pour une fois, sa bouche resterait close…
Lorsqu’elle poussa les portes battantes, June fut tout de suite frappée par le bruit. Tout autour d’elle, des dizaines de gardiens riaient en agitant leurs choppes, se tapaient dans les mains, se défiaient au bras de fer ou bien grimpaient sur les tables en dansant. On était bien loin de l’image des parfaits soldats d’Eel…
Le barman, un bröwnie taureau au cou aussi large qu’un tronc d’arbre, veillait à ce que personne ne casse son matériel. Ici et là, quelques serveurs se pressaient pour apporter leurs boissons aux assoiffés.
- Si vous voulez un petit boulot, c’est pas trop mal payé, leur indiqua Hélios en cherchant une table des yeux. Et si vous cassez un truc, vous pourrez rembourser Crim en bossant pour lui un mois ou deux.
Elle trouva ce qu’elle cherchait et les entraîna à travers la foule, jouant des coudes pour se frayer un chemin dans la masse de gardiens. L’atalante se laissa tomber à une table déjà occupée en poussant un jeune homme blond pour faire de la place à ses deux amies.
- On te dérange pas trop ? s’exclama-t-il.
- Oh ça va, Merychou ! ronronna Hélios. C’est des nouvelles, fallait que je vous les présente !
Elle se leva pour alpaguer une serveuse et lui commander trois chopes, avant de se tourner vers June et Emi en leur désignant les deux gardiens qu’ils avaient rejoint.
- Je vous présente Chrome et Mery. Chrome, Mery, voici June et Emi, de la nouvelle promotion !
- Enchanté, marmonna le blond.
- Sympa, un peu de chair fraîche, badina son compagnon.
June les observa avec fascination. A en juger par les deux petites cornes qui s’échappaient de sa tignasse frisée, Mery était un bröwnie bélier d’une vingtaine d’années. Hélios ne cessait de l’ennuyer en frottant le haut de son crâne, ce qui faisait beaucoup rire le second gardien. Chrome possédait une épaisse tignasse sombre qu’il avait décoré de multiples perles rouges. June cru y discerner de petits ossements peints, mais dans la pénombre de la taverne, elle n’était pas certaine de ce qu’elle voyait. Ses yeux ambrés semblaient luir et quand il les posa sur June, elle fut parcourue d’un frisson.
- Aucune de vous n’est dans notre garde ? s’enquit-il en passant sa langue sur ses dents pointues.
- Obsidienne et absynthe, indiqua Hélios en réceptionnant leurs boissons. Tenez, goûtez-moi ça.
- Même pas drôle, Hélios… soupira Chrome. T’aurais pu nous présenter des ombres, qu’on leur fasse peur…
- Tu peux leur faire peur à elles, fit remarquer l’atalante.
- Nevra veut pas qu’on touche aux autres gardes.
- Alors que lui se gêne pas pour le faire.
Mery indiqua leur capitaine d’un geste du menton. Accoudé au comptoir, il jouait avec les boutons de chemise d’un gardien de l’absynthe et au vu des regards qu’ils échangeaient, personne n’avait de doute sur l’issue de leur soirée.
- Je ne savais pas que les capitaines se rendaient aussi à la taverne, s’étonna Emi en goûtant sa choppe.
- Tout le monde vient à la taverne, rit Chrome. C’est l’endroit idéal pour décompresser.
- Et faire peur aux nouveaux ? ironisa June.
Elle avala une gorgée de son breuvage. L’amertume fut rapidement remplacée par le goût sucré de l’hydromel et elle lécha ses lèvres couvertes de mousse, surprise par la douceur de sa boisson.
Chrome lui adressa un clin d'œil amusé avant de s’avachir contre son compagnon. Mery leva les yeux au ciel en marmonnant qu’il n’avait rien d’un banc, mais au lieu de se redresser, Chrome s’étala un peu plus sur lui. Hélios se renversa dans son siège et peu à peu, les langues se délièrent. Sous leurs airs chahuteurs, Chrome et Mery se révélèrent être de parfaits compagnons de boissons. Chrome était une mine de plaisanteries en tout genre et il complétait parfaitement les anecdotes d’Hélios, tandis que Mery connaissait les noms et attributions de tous les gardiens présents.
Et bien sûr, plus la soirée passait, plus l’hydromel leur montait à la tête et plus les anecdotes devenaient croustillantes.
- Et là, Ezarel se tourne vers moi pour me demander la clé, raconta Hélios en mimant le regard sévère du salvor. Sauf qu’elle avait fondu dans la potion ! Il était furieux !
- Attends, vous êtes restés seuls dans le laboratoire toute la nuit ? s’esclaffa Emi.
- L’horreur !
- Mais oui ! hoqueta l’atalante. Avec n’importe quel autre gardien, on aurait pu s’amuser un peu, mais Ezarel…
- T’es passé à ça de la promotion sofa, ricana Chrome.
L’idée les fit rire de plus belle. June reposa sa chope désormais vide, puis leva les mains en se raclant la gorge :
- Bon, d’accord. Ezarel est un petit con arrogant mais méticuleux, Valkyon est plus secret qu’un coffre scellé et Nevra ne couche jamais deux fois avec la même personne.
- Bien résumé, trinqua Hélios.
- Et les autres alors ? Vous devez bien avoir deux ou trois infos un peu croustillantes sur les autres membres de l'étincelante ?
- Oh oui ! Dame Miiko est une kitsune des Terres de Givre, non ? s’enthousiasma Emi.
- Elle y est probablement née, oui, mais elle a été élevée à la garde, révéla Mery.
Comme beaucoup de gardiens, Miiko était une orpheline de la grande guerre. Abandonnée devant la garde alors qu’elle n’était qu’une enfant, elle y avait grandit sous l’égide de Dame Kura, une femme autoritaire mais juste. L’ancienne chef de la garde d’Eel. Lorsqu’elle était morte des suites de l’éclatement du cristal, Miiko avait tout naturellement prit sa suite.
- Elle est jeune pour gérer les neuf gardes, mais elle fait de son mieux, sourit Hélios. Et puis elle a Leiftan.
- C’est reparti, grommela Mery.
June écouta à peine la rousse décrire à quel point Leiftan était parfait. Elle avait déjà eut l’occasion d’observer l’engouement autour du gardien : peu importe la personne à laquelle elle avait parlé de lui, on lui avait immédiatement répondu que la garde avait une chance immense de l’avoir.
Emi se joignit bientôt aux louanges d’Hélios, avant d’expliquer aux deux garçons que c’était Leiftan qui les avait encouragées à entrer dans la garde.
- Et au fait, demanda soudain Emi. Il est de quelle espèce ?
- C’est un lorialet, un enfant de la lune.
June hocha la tête d’un air vaguement intéressé tandis qu’Emi s’extasiait sur cette nouvelle information. Les lorialets s’étaient presque éteints lors des multiples conflits qui avaient secoués l’Eldarya. Akira, fasciné par l’astre blanc qui illuminait la nuit, avait emprunté et recopié le seul ouvrage de la petite bibliothèque d’Himlensam qui traitait du sujet. Il était capable de parler pendant des heures de ces faërys, de leur peau pâle, de leurs yeux presque lumineux et de leur attrait pour la lune.
L’obsidienne se détacha de la conversation pour observer la taverne. Il était tard et les esprits embrumés devenaient plus bruyants. A quelques tables d’eux, trois obsidiens avaient démarré un bras de fer et un petit attroupement se formait autour d’eux pour les encourager. Nevra et son gardien avaient disparu, probablement réfugiés dans le confort d’une chambre à coucher.
Ils riaient, chantaient, hurlaient. Brusquement, la jeune femme se leva en soufflant qu’elle allait prendre un peu l’air.
Emi, plongée dans sa discussion avec Hélios, lui adressa à peine un signe de la main. Ses joues étaient rougies par l’hydromel, ses yeux brillaient d’une fièvre qu’elle regretterait probablement le matin venu. Le même éclat illuminait le regard de la rouquine. Chrome et Mery s’étaient isolés, et c’est seule qu’elle franchit les portes battantes.
A l’extérieur, une dizaine de fêtards dansaient en cercle autour d’un feu violet, attisé par une femme d’âge mur aux cheveux d’un mauve profond. June les dépassa sans entendre les paroles de leur chanson.
Le vent s’était levé. Vêtue d’une simple tunique à manche courte, l’obsidienne regretta de ne pas avoir emporté de manteau. Elle avait froid. Son esprit légèrement embrumé par l’alcool apprécia cependant sa promenade. Quand elle arriva au milieu des jardins, devant le petit ruisseau qui serpentait paresseusement jusqu’aux falaises hors de l’enceinte, on n’entendait déjà plus les cris des gardiens.
June se laissa tomber contre un arbre et leva les yeux vers les étoiles. Si familières et pourtant si différentes des siennes. A Himlensam, elle avait apprit à identifier quelques constellations. Le centaure, le triton, le dragon.
Sa vision se troubla. D’un geste brusque, elle essuya la larme traîtresse qui avait roulé sur sa joue puis attrapa son collier mâché. Ses doigts le serrèrent si fort que l’empreinte de la perle s’imprima sur sa peau.
Là, seule au milieu des jardins, il lui fallut quelques instants pour identifier l’émotion qui ravageait son cœur.
De la colère.
Chapitre 8 : Le sans visage
Parmi les nombreuses espèces que compte l’Eldarya, les salvors font office de référence dans le domaine de l’alchimie. Faërys issus d’une lignée aussi vieille que le monde, ils sont dotés d’une formidable mémoire qui leur permet de maîtriser cette discipline avec brio. Ce sont également les êtres les plus arrogants qu’il m’ait été donné de rencontrer.Extrait du carnet de voyage de Jalaile
Ses bottes ne faisaient aucun bruit sur le chemin de graviers. Les mains croisées derrière le dos, la silhouette sortit des jardins en se retenant de siffloter tant pénétrer l’enceinte avait été facile. Son corps était entièrement recouvert d’une armure faite d’un matériau à la fois solide et léger, qui élargissait ses épaules et lui conférait l’aura d’un grand guerrier.
Un cri d’oiseau retentit à sa droite. Parce qu’il portait un masque, on ne pouvait pas voir le sourire sur les lèvres du sans visage, pourtant on sentait l’amusement dans le mouvement de ses doigts qui pianotaient dans l’air. Le chemin était dégagé, mais il prit quand même la peine de se faufiler derrière les maisonnettes composant le refuge d’Eel. A l’intérieur, les dizaines de familles qui attendaient d’être relogées dans l’immense cité dormaient profondément. La lune était cachée par de sombres nuages, alors il put rejoindre l’entrée de la garde d’un pas tranquille.
Un nouveau hululement lui fit redresser la tête. Immédiatement, il se glissa derrière l’une des immenses colonnes de la salle des portes, juste à temps pour voir deux gardiens y entrer.
- … rondes inutiles, disait l’un d’eux.
- C’est bien payé, remarqua le second.
- Parle pour toi. Nevra ne nous laisse pas le choix et on n’est pas rémunérés en plus. Il considère que c’est un entraînement supplémentaire…
- Il fallait intégrer…
Le sans visage ne sut jamais à quelle garde appartenait le second gardien. Aucun d’eux n’avait fait attention à sa silhouette plongée dans l’ombre, bien trop occupés à râler sur la hiérarchie dans un lieu qu’ils connaissaient par cœur.
L’incompétence des gardiens d’Eel le stupéfierait toujours. Il sortit de sa cachette puis se dirigea vers le garde-manger. Il lui fut aisé de pénétrer à l’intérieur, les gardes chargés de le surveiller étaient en train de prendre une pause bien méritée un peu plus loin. D’une main habile, le sans visage ouvrit plusieurs sacs de graines dans lequel il jeta le contenu vert d’un flacon. Aussitôt, une odeur de pourriture s’éleva des sacs qu’il s’empressa de refermer. Voilà qui allait poser quelques soucis aux cuisiniers.
En sortant du garde-manger, il attrapa un petit gâteau sec et souleva légèrement son masque pour l’avaler tout rond. Le goût du sucre envahit sa bouche mais il trouva le gâteau bien fade par rapport à ceux qu’il avait jadis goûté.
Il continua sa route vers le laboratoire d’alchimie. Vide à cette heure de la nuit, il n’était même pas gardé. On lui facilitait vraiment la tâche… A l’intérieur, les différentes paillasses étaient ordonnées et propres, comme devait probablement l’exiger le tyran qui dirigeait les lieux. Quelques chaudrons glougloutaient dans un coin, éclairant la pièce d’une lumière tamisée aux reflets arc-en-ciel. Ce fut vers eux qu’il se dirigea. Le sans-visage souleva à nouveau son masque pour inspirer l’odeur douceâtre qui s’en dégageait, puis tira un petit papier de sa poche.
Impeccablement calligraphiée, les instructions concernant ses cibles s’étalaient à l’encre noire sur le parchemin. Il sourit de nouveau en se saisissant d’une plume pour la plonger dans l’une des potions. Immédiatement, elle fut rongée par l’acidité de la mixture, ce qui lui confirma qu’il était bien devant ce qu’il cherchait.
Le sans visage attrapa deux chaudrons en prenant garde à ne pas renverser une seule goutte de potion. Plus silencieux qu’une ombre, il transporta son précieux chargement jusqu’à la salle des puits, qui alimentait en eau courante tous les bâtiments de l’enceinte.
Et d’un geste nonchalant, versa dans l’immense bassin le contenu des chaudrons.***
La pluie ruisselait sur son visage nu. Ses cheveux plaqués contre son front l’empêchait de voir devant elle, mais pour cet exercice, June n’en avait pas besoin. La première semaine de leur formation avait consisté à leur apprendre les bases du combat. Elle s’était révélée douée au corps-à-corps, misérable avec les armes lourdes et plutôt passable avec une épée courte. Bien sûr, une semaine n’était pas suffisante pour faire d’eux des guerriers, alors ils continuaient de s’entraîner tous les matins.
Mais depuis deux jours, Claijai leur inculquait également les bases de l’endurance. Car un soldat devait prendre soin de son corps autant qu’il devait aiguiser ses armes. Alors, debout sous une pluie battante, ils devaient garder la position de la sentinelle, celle qu’adoptaient les obsidiens quand ils servaient de gardes du corps durant leurs missions.
Les pieds alignés avec les hanches et les épaules, le menton droit et les mains croisées derrière le dos, June regardait l’horizon en essayant de ne pas penser au vent mordant qui s’était levé. A ses côtés, les bras de Mathyz tremblaient et elle était certaine qu’aucune des recrues ne devait donner une image bien vaillante de leur garde.
Pourtant, aucun d’eux ne faiblit.
- Quelle est la devise de l’obsidienne ? demanda Claijai en tapant du pied.
- Nous sommes la hache et le bouclier, nous sommes force, puissance et courage ! répondirent-ils à l’unisson.
- Recrues, quel est votre mantra ? hurla de nouveau Claijai.
- Tomber est permis, nous relever notre défi !
Malgré elle, June fut envahie par l'exaltation qui gagnait ses pairs. Leurs voix résonnaient en harmonie, perçant la pluie qui semblait vouloir les noyer, sous le regard satisfait de Claijai. Il ouvrit la bouche pour leur poser une autre question quand soudain, il plissa les yeux. Aucune recrue ne bougea. Quelques instants plus tard, June finit par entendre un bruit de course derrière elle.
Un gardien échevelé manqua de déraper en s’arrêtant près de Claijai, chuchota quelque chose à son oreille puis tenta vainement de reprendre son souffle. L’obsidien poussa un juron sonore avant de se tourner vers eux :
- Rompez ! Rentrez-tous dans votre dortoir et n’en sortez pas jusqu’à nouvel ordre !
Mathyz et June échangèrent un regard circonspect. Ils n’étaient pas à la garde depuis longtemps, mais au ton employé par leur entraîneur, ils devinaient que la situation était grave. Ils remontèrent les longues allées en courant pour échapper à la pluie et quand ils pénétrèrent dans le grand hall de la garde, ils furent assaillis par mille et une voix inquiètes.
- … dans l’eau…
- … infirmerie…
- C’est un scandale !
- … faire Dame Mii…
- Rentrez tous dans vos dortoirs, immédiatement !
La personne qui venait de hurler se dressait de toute sa hauteur dans les escaliers menant à la bibliothèque, ses oreilles rousses frémissantes trahissant son agitation intérieure. Les gardiens se tournèrent aussitôt vers elle pour lui l’assaillir de questions, mais elle réitéra son ordre d’une voix puissante qui leur vrilla les tympans.
June et Mathyz filèrent en direction de leurs chambres, bientôt imités par la plupart des gardiens. Quand ils pénétrèrent dans le bâtiment réservé aux obsidiennes, le jeune faélien poussa un long soupire fatigué :
- Quelle puissance vocale ! Elle m’a donné mal au crâne.
- A qui le dis-tu… tu sais qui s’était ? grimaça sa compagne.
- Ykhar Lagos. Je crois qu’elle s’occupe de la partie administrative de la garde… en tout cas, elle est membre de l’étincelante.
June hocha la tête en prenant garde de ne pas tremper l’épais tapis. Une fois devant sa chambre, elle se colla contre la porte et fronça les sourcils :
- Tu sais ce qu’il se passe ?
- Aucune idée… mais tout le monde avait l’air de bien paniquer. On se rejoint devant les douches ?
La jeune femme fit la moue avant de hocher la tête. Ils étaient couverts de boue, aussi prit-elle soin d’enlever ses bottes à l’entrée de sa chambre. Elle tourna la clé dans la serrure, se débarrassa de ses vêtements trempés et attrapa une serviette de bain propre. Sa chambre était pourvue d’une petite vasque que l’on pouvait remplir à loisir avec de l’eau tirée du puits un peu plus loin dans le bâtiment, mais lorsque l’on souhaitait prendre une vraie douche, il fallait utiliser la pièce commune.
Elle se pencha par-dessus la bassine pour y essorer ses cheveux. Il fallait vraiment qu’elle investisse dans un miroir… Avec son prochain salaire, elle ferait en sorte de rendre sa chambre plus accueillante. Le premier avait été consacré à l’achat de chaussures confortables puisque non fournies avec l’uniforme de la garde. Elle ne le regrettait pas : tous les soirs, ses pieds criaient grâce quand elle se débarrassait de ses bottes et elle n’imaginait même pas le calvaire qu’elle aurait vécu avec des chaussures inadaptées.
La jeune femme vida sa vasque avant de verser un peu d’eau depuis le seau, qu’elle remplissait tous les soirs en se couchant, pour se nettoyer le visage. Elle enroula ensuite la serviette autour de son corps, s’assurant qu’elle recouvre bien ses cuisses, puis prit la direction des douches.
Hélios lui avait dit que pour beaucoup de gardiens, la nudité n’avait aucune importance. Il y avait des choses bien plus grave dans la vie. Néanmoins, femmes et hommes bénéficiaient de douches séparées. Et comme les membres de l’obsidienne étaient en grande majorité masculin, les douches étaient souvent vides quand June arriva. Elle tira donc la langue à Mathyz, qui attendait patiemment qu’une place se libère, et entra dans la grande pièce.
Elle sifflota une comptine que chantait souvent Inoue en posant ses affaires sur le petit banc prévu à cet effet. Les douches étaient beaucoup plus modernes que la vieille baignoire des Chione. Une trentaine de bambous percés partaient du centre de la pièce vers ses extrémités et lorsque l’on aposait sa main sur l’empreinte dessinée en face de l’arrivée d’eau, un sort activait la grosse sphère qui déversait alors l’eau dans le bambou concerné. Hélios lui avait dit qu’Ezarel et sa prédécesseure avaient travaillé pendant des années sur ce système révolutionnaire. La sphère était magique, alimentée par l’énergie du cristal et les immenses bassins réservoirs de la garde.
La porte s’ouvrit, arrachant une grimace à la gardienne. Une femme d’âge mûr entra pour la saluer et se dirigea immédiatement vers la douche à l’opposé de la sienne. June hésita quelques instants puis se résigna.
Mais quand elle posa sa main sur le mur, rien ne se passa. Derrière elle, l’autre gardienne faisait de même en fronçant les sourcils. Elles levèrent la tête vers la sphère : d’ordinaire légèrement luisante, elle était terne. La femme posa de nouveau sa main sur l’empreinte quand la porte s’ouvrit brutalement, faisant sursauter June.
- Reculez !
Immédiatement, elle s’éloigna du mur en rabattant sa serviette sur elle. La grande fille blonde qui avait hurlé poussa un soupire de soulagement :
- Z’avez rien ?
- Non, pourquoi ? s’étonna-t-elle.
- Il y a un problème avec l’eau, ils ont coupé les douches ce matin mais on veut pas prendre de risques, répondit la blonde.
- Un problème avec l’eau ? demanda l’autre gardienne en les rejoignant.
June ramassa ses affaires pour les suivre hors des communs. A l’extérieur, deux autres gardiens vérifiaient les douches des hommes. La femme reconnut l’un d’eux et le rejoignit d’un pas agacée. Un peu plus loin, Valkyon, préoccupé, discutait avec un de ses subordonnés.
- Capitaine ! s’exclama la blonde. Les douches sont vides.
Le géant redressa la tête vers elles. Ses yeux ambrés s’écarquillèrent quand il vit que June n’était vêtue que d’une serviette et il détourna poliment la tête.
- Merci, Jeta. Tu peux aller rejoindre Claijai.
- A vos ordres !
June la regarda partir, toujours plantée au milieu du couloir avec sa serviette et ses vêtements. Valkyon donna d’autres ordres aux gardiens qui l’accompagnaient, puis il se tourna vers elle en prenant soin de fixer son front.
- Je… tu peux rentrer dans ta chambre.
- Vous avez besoin d’aide ? demanda-t-elle en resserrant sa serviette autour d’elle.
- Merci, ça ira, répondit-il.
Elle ne savait pas si elle devait se sentir gênée ou rire du malaise qui se dégageait de son capitaine. Ses yeux papillonnaient sur les murs, ses cheveux, ses pieds et le tapis en évitant le plus possible de se poser sur elle.
- Jeta m’a dit qu’il y avait un problème avec l’eau, reprit-elle.
- Quelqu’un a acidifié les bassins, acquiesça-t-il. Plusieurs gardiens sont tombés malades en buvant, mais la situation est sous contrôle.
- Le sans visage, devina June.
Et pour la première fois depuis le début de leur conversation, Valkyon croisa son regard. Il fronçait les sourcils, intrigué, et fit machinalement un pas vers elle.
- Comment est-ce que tu sais ça ?
- Ma tutrice, dit-elle en haussant les épaules. Hélios, de l’absynthe. Elle m’a raconté qu’il causait pas mal de dégâts ici… j’ai supposé, et donc j’imagine que j’ai vu juste. Vous allez l’attraper ?
Valkyon hocha la tête. Ils remonteraient sa trace et ferait en sorte de le trouver. Un cri retentit un peu plus loin et le géant se détourna pour rejoindre ses subordonnés. Au moment où il allait passer le couloir, June l’interpella :
- Bonne chance… capitaine.
Ses étranges yeux améthystes luisaient d’une étincelle que le géant ne parvenait pas à définir. Mais elle ne lui laissa pas le temps d’approfondir la question et fit demi-tour pour rejoindre sa chambre.
Une fois à l’intérieur, June passa une main lasse sur son visage avant de laisser tomber sa serviette en s’étirant.
Heureusement qu’elle était passée prendre de l’eau au puits avant qu’il ne soit inutilisable.***
Ezarel se redressa en fulminant. L’eau des bassins était entièrement contaminée et il leur faudrait des jours pour la purifier entièrement. Derrière lui, Miiko chuchotait avec Leiftan en attendant son diagnostic. Le salvor passa une main dans ses longs cheveux bleus puis attrapa un petit tube qu’il remplit d’eau en faisant attention de ne pas la toucher.
En arrivant ce matin dans le laboratoire, il avait immédiatement comprit que quelque chose clochait. Et bien sûr, quand il avait vu que deux chaudrons de potion acide manquaient à l’appel, il avait donné l’alerte.
Trois gardiens avaient déjà bu aux fontaines et une dizaine d’autres s’étaient lavés. Heureusement qu’il se levait tôt, autrement les dégâts auraient été plus importants. Les soigneurs tentaient de trouver un moyen de soulager les brûlures dont souffraient les victimes : comme cette fois, ils connaissaient la composition des potions, l’élaboration d’un antidote allait prendre moins de temps. Ezarel ne savait pas s’il devait s’en réjouir…
Le salvor retourna auprès de ses compagnons, l’air sombre.
- Ce salaud a réussi son coup, cracha-t-il.
- J’en déduis qu’il va être compliqué d’approvisionner la garde en eau dans les prochains jours ? soupira Leiftan.
- Au moins, c’est cantonné à la garde, grimaça Miiko. Imagine s’il avait empoisonné les réserves de la ville entière…
- Combien de temps peut-on tenir avec ce qui nous reste ?
- Deux jours, grogna Ezarel. Peut-être trois si on se restreint. J’ai envoyé mes gardiens récupérer de l’eau de pluie. On pourra la purifier, ça ira plus vite que de nettoyer celle-ci et on gagnera un peu de temps.
- Bonne initiative. Je vais demander à Valkyon et Nevra de mobiliser leurs troupes, réfléchit Miiko. De toute façon, je doute qu’on trouve des traces de son passage maintenant. La pluie les aura effacées… Fais aussi vite que tu peux, Ezarel.
Il eut un mouvement de tête agacé. Bien sûr qu’il ferait vite, la survie des gardiens dépendait de lui. Sans eau, la garde allait péricliter. Ils pourraient utiliser les réserves de la ville pendant un moment, mais ça ne serait pas suffisant. Il fallait absolument renouveler les bassins.
Le salvor quitta les lieux d’un pas rapide. Ezarel était un habitué des situations d'urgence, mais ça ne signifiait pas pour autant qu’il les appréciait : lui qui aimait le calme et la rigueur, il était servi…
Sur le chemin, il croisa Nevra et Valkyon. Les deux capitaines arboraient le même air que lui et ils n’eurent pas besoin de se parler pour comprendre que la situation était loin d’être mirobolante.
- Le jour où j’attrape ce type… gronda Nevra en s’adossant au mur.
- Pour ça, il faudrait déjà qu’il laisse des traces. Vous avez fouillé les chambres de vos gardiens ? soupira Ezarel.
- On en vient, révéla Valkyon. Mais comme d’habitude, ça n’a rien donné.
- Je suis sûr qu’il a des complices ici, s’agaça le capitaine borgne. C’est évident. Je ne comprends pas pourquoi on ne les trouve pas.
Ses compagnons haussèrent les épaules, aussi dépités que lui. Au fur et à mesure des attaques du sans visage, il était devenu certain que ses alliés avaient intégré la garde. Les membres de l’étincelante avaient établi une liste de suspects : ceux qui étaient de garde au moment des attaques, ceux qui étaient susceptibles d’être achetés, ceux qui avaient quelque chose à y gagner.
Aujourd’hui, ils fouillaient au hasard en espérant tomber sur un indice car aucune liste n’avait jamais rien donné. Miiko était à bout de nerf, les gardiens grondaient et le sans visage continuait de leur poser problème.
Nevra poussa un soupir rauque.
- Et en plus, elle n’est même pas là.
- Qui donc ? demanda Ezarel en observant le plafond.
- Blackwave.
Valkyon leva les yeux au ciel en claquant de la langue. Voilà qu’il recommençait… Ezarel croisa les bras en arquant un sourcil, une moue moqueuse sur les lèvres :
- Tu ne peux pas accuser tous ceux avec qui tu ne t’entends pas, Nev’...
- J’ai de solides arguments, se défendit-il.
- Je t’ai déjà dit qu’elle ne pouvait pas être le sans visage, s’agaça Valkyon. Lâche-là un peu…
- Excusez-moi d’avoir du mal à lui faire confiance !
- Elle nous a déjà prouvé plusieurs fois qu’elle était innocente ! Tu cherches juste un coupable, soupira le géant.
Nevra capitula en levant les mains. Ezarel secoua la tête : il n’aimait pas la grande mercenaire, mais il était d’accord avec Valkyon. Elle n’était pas responsable. Le salvor salua ses deux collègues, encore occupé à débattre des fameuses preuves de Nevra, puis il dévala l’escalier qui menait à la salle des portes.
D’un pas pressé, il se rendit au laboratoire : il avait perdu assez de temps. A l’intérieur, une dizaine d’absynthes travaillaient déjà sur leurs paillasses. Les gardiens relevèrent la tête en l’entendant et il les salua rapidement.
- Hélios, voici l’échantillon. Tâche de vérifier qu’il n’a rien ajouté dans les potions. Pyralos, je veux une liste du matériel nécessaire aux enchantements de purification. Alajea, Menasi et Ambre, supervisez les autres et commencez les bases des potions dont on va avoir besoin.
- Oui, capitaine !
Ezarel rejoignit son bureau et s’y laissa tomber, à l’abri des regards. Il passa une main lasse sur son visage, repoussant les quelques mèches qui s’étaient échappées de sa queue de cheval. Il s’accorda une minute de pause. Une minute au cours de laquelle on n’entendit que le silence dans la petite pièce encombrée.
Puis il commença à travailler.
Chapitre 9 : Entrevues
Dariagan K’arnag fut l’un des plus célèbres généraux salvors de l’histoire de l’Eldarya. Il mena une série d’attaques meurtrières dans les Terres Obscures au cours de la troisième guerre des Terres. Sa sauvagerie et sa cruauté causèrent son renvoi de l’armée.Conflits et création, chapitre 45
Elle détestait la pluie. La boue qui collait à ses bottes. Les gouttes qui tombaient sur ses yeux. Le cuir qui adhérait à sa peau. Et ses dagues qui risquaient de rouiller.
Maya poussa un soupir qui se transforma en chuintement agacé. Elle n’était plus qu’à quelques heures de la garde mais il pleuvait tellement qu’elle aurait tout aussi bien pu se trouver à des dizaines de jours… Ses yeux perçants repérèrent une petite grotte dans laquelle elle pourrait se mettre au sec et en quelques pas, elle s’y réfugia.
Du temps perdu, encore. L’obsidienne laissa tomber son sac par terre puis glissa le long de la pierre avant d’enlever ses gants. Parce qu’elle les portait constamment, on pouvait voir une légère démarcation entre sa main et son poignet. Malgré tous ses efforts pour se protéger du soleil, il parvenait quand même à l’attaquer de ses rayons brûlants.
Maya inspira longuement en observant ses ongles. Sur l’un de ses doigts, une petite bague en argent était gravée d’une lame croisée avec une plume. Elle la fit glisser le long de son majeur pour la porter à ses yeux. Le métal était terne d’avoir frotté contre ses gants, mais tant qu’on y voyait le sceau, l’apparence ne comptait pas.
La mercenaire passa une main dans ses cheveux humides avant de fouiller sa besace pour en sortir un petit tas de bois. Elle allait attendre que la pluie cesse et tenter de se réchauffer un peu. D’un geste souple, elle s'empara d’une lame pour entailler légèrement la paume de sa main. Bientôt, le sang perla au bord de l’entaille et elle pressa sa peau pour que quelques gouttes tombent sur son foyer.
- Cho (1)… murmura-t-elle.
Aussitôt, une flamme consuma ses brindilles pour former un petit brasier. Elle attendit que le sang cesse de couler puis passa un peu d’eau sur sa main. L’un des avantages de la Mörka, la magie du sang, était que l’on puisse l’utiliser n’importe où. Maya étendit ses mains au-dessus de son feu de camp en fermant les yeux. Sa mission avait pris plus de temps que prévu : une mauvaise rencontre sur son chemin lui avait fait perdre deux jours. Ladite rencontre gisait à présent quelque part dans un fossé, ce qu’elle omettrait bien sûr de signaler à Valkyon.
Depuis qu’il était capitaine, le jeune homme était nettement plus regardant sur la manière dont elle effectuait ses missions.
Épuisée par sa longue marche, la mercenaire sentit à peine le sommeil la gagner et se laissa aller contre la pierre, ses longs cheveux formant un rideau entre elle et le monde extérieur.
Elle rouvrit les yeux quelques heures plus tard : la pluie s’était arrêtée, remplacée par de gros nuages gris. Une moue lasse ourla ses lèvres. Il allait lui falloir se dépêcher, autrement elle était bonne pour une nouvelle douche improvisée.
D’un pas rapide, elle reprit donc le chemin de la garde. Parfois, elle utilisait les portails qui permettaient de se déplacer d’une région à l’autre mais il n’y en avait pas partout et il fallait toujours justifier de l’urgence quand on les empruntait.
Ceux du marché noir ne demandaient aucun motif, mais ils coûtaient plus chers et étaient constament en mouvement. Alors la plupart du temps, elle faisait comme les autres : à pied.
Quand la silhouette de la ville se profila, Maya commençait à avoir mal aux jambes. De gros nuages noirs encombraient l’horizon alors elle accéléra le pas. Elle atteignit les portes de la ville au moment où un grondement d’orage se faisait entendre. Les deux gardes en faction la reconnurent quand elle découvrit son visage et elle n’eut pas besoin d’agiter son ordre de mission quelque peu détrempé.
La pluie commença à tomber alors qu’elle passait l’enceinte qui entourait la garde et le temps qu’elle se mette à l’abri dans le hall d’entrée, ses bottes étaient de nouveau mouillées. La gardienne poussa un juron agacé en prenant la direction des dortoirs. On pouvait suivre sa trace aux empreintes humides qui se dessinaient sur les épais tapis, mais personne n’osa lui dire qu’elle salissait l’endroit.
En fait, elle ne croisa presque aucun gardien. Les couloirs d’ordinaire grouillant de vie étaient quasiment déserts, et les quelques âmes qu’elle voyait se précipitaient toutes vers le hall d’entrée en portant de gros récipients.
Le dortoir aussi était vide. Maya poussa la porte de sa chambre en plissant les yeux : quelque chose était arrivé pendant son absence… Elle chercha Geish du regard, mais le minaloo était aux abonnés absents. La gardienne accrocha sa cape trempée au mur puis déclipsa son armure pour enfiler un gilet de cuir et une paire de bottes sèches.
Sa besace à la main, elle partit à la recherche de son capitaine. Parce qu’elle le connaissait par cœur, il ne lui fallut pas longtemps pour trouver Valkyon : posté devant l’immense baie vitrée du bâtiment des étincelants, il observait une vingtaine de silhouettes s’agiter sous la pluie.
Maya ne fit pas un bruit en s’approchant. Absorbé par ses pensées, le capitaine de l’obsidienne ne remarqua pas sa présence tout de suite.
Elle en profita pour le regarder. Le petit garçon qu’elle avait connu était devenu un homme, les années passant. Ses cheveux avaient poussés, retenus par un simple ruban de cuir pour dégager son visage aux traits volontaires. Sa bouche était tordue en une moue contrariée tandis que ses yeux ambrés semblaient chercher quelqu’un dans le groupe de gardiens. Les manches de sa tunique laissaient apercevoir ses avant-bras couturés de cicatrices qu’elle n’avait pas besoin de détailler car elle en connaissait la forme sur le bout des doigts. Ou presque. Elle n’avait jamais touché Valkyon, après tout.
Elle reporta son attention sur les gardiens. Il ne lui fut pas difficile de trouver l’objet des contrariétés de son capitaine : trempée jusqu’à l’os, ses cheveux horriblement aplatis par la pluie, elle s’agitait en discutant avec une fille aux cheveux striés de blanc.
- Tu accordes beaucoup d’intérêt à une simple recrue, lâcha-t-elle.
Valkyon sursauta violemment en se tournant vers elle. Elle sentit plus qu’elle n’entendit l’accélération de son cœur, observant avec intérêt ses muscles se tendre et ses pupilles s'agrandir. Il était prêt à l’attaque. En la reconnaissant, le jeune homme ferma brièvement les yeux avant de reprendre son observation attentive.
- Tu n’as pas le droit d’être là, répondit-il.
- Sah abavarei.(2)
Il arqua un sourcil mais ne fit aucun commentaire. Maya s’adossa au mur pour regarder les gardiens puis désigna la petite silhouette de June du menton.
- Qu'a-t-elle de si spécial ?
- Rien du tout.
Il avait répondu bien trop vite, et ils le savaient tous les deux. La mercenaire esquissa un sourire froid. C’était beaucoup trop facile.
- Pourtant, elle hante tes pensées, naneibaj. (3)
- Arrête de parler en spräk, s’agaça-t-il. Et elle ne hante pas mes pensées.
- C’est ma langue natale, fit-elle d’un air faussement désolé.
Valkyon leva les yeux au ciel. Discuter avec elle revenait à se taper la tête contre un mur. Maya posa sa main ganté sur la vitre froide puis nota enfin que les gardiens remplissaient des seaux d’eau de pluie. Le jeune homme capta sa question muette et soupira en triturant sa tunique.
- Le sans visage a attaqué pendant ton absence. Il a empoisonné l’eau des bassins, Ezarel travaille toujours sur un purificateur.
- Malin.
Valkyon hocha la tête en soupirant de plus belle. Même s'il haïssait l’homme, il ne pouvait s’empêcher de saluer son ingéniosité. Il aurait préféré que le sans visage mette son intelligence au service de la garde, cependant.
- L’avantage, c’est que Nevra a enfin compris que ça ne pouvait pas être toi.
- Parce qu’il y croyait toujours ? ricana-t-elle. J’ai autre chose à faire que de m’occuper de cette garde minable. Et ce n’est pas mon genre.
- C’est ce que je lui répète.
Valkyon s’appuya à son tour contre la vitre. Le silence s’installa, uniquement troublé par les gouttes qui frappaient contre la fenêtre. Une mélodie presque harmonieuse aux oreilles des deux gardiens. Maya le rompit la première.
- Tu sais, ça va finir par se voir.
- Quoi donc ?
- L’intérêt que tu lui portes. Et je ne serais pas la seule à vouloir savoir pourquoi.
- C’est une simple recrue. Elle a du potentiel, mais elle n’est pas exceptionnelle, grogna Valkyon. Elle ne m’intéresse pas plus que les autres, tu te fais des idées.
- Peut-être que si tu le répètes suffisamment, tu finiras par te convaincre toi-même, ironisa-t-elle.
- Ortrag ash ga fall ein. (4)
Et même s’il ne pouvait pas la voir, il savait qu’un nouveau sourire fleurissait sur ses lèvres.
(1) : feu
(2) : je sais.
(3) : marque d’affection, serait traduit par petit frère/sœur.
(4) : littéralement va tomber , équivalent de va te faire voir.***
Au contact de sa peau, l’eau s’évaporait en l’entourant d’une fine brume. Heureusement que la pluie avait détrempé les gardiens qui travaillaient avec elle, autrement Emi se serait retrouvée toute seule. La femme des neiges s’étira longuement en savourant le contact des gouttes sur son visage. Ce n’était pas de la neige, mais elle préférait toujours ça au soleil brûlant qui illuminait parfois les Terres d’Eel.
A ses côtés, June ahanait sous le poids d’un seau d’eau particulièrement lourd. Un grand gaillard aux yeux bruns avait proposé de l’en soulager, mais elle avait refusé de ce même air borné qu’arborait souvent Akio et Akira quand ils voulaient absolument réussir par eux-même. Quelques fois, Emi se disait que June aurait pu être sa sœur biologique tant leurs mimiques étaient semblables.
La jeune femme se pencha pour ramasser son propre seau. Depuis presque une semaine, tous les gardiens se précipitaient dehors à chaque fois qu’il pleuvait pour recueillir le précieux don du ciel. L’eau était rationnée en attendant le remède des absynthes, qui travaillaient jour et nuit pour mettre au point un purificateur d’eau. Heureusement, il pleuvait presque un jour sur deux. Pas de douches, mais chaque gardien avait droit à un seau d’eau quotidien, plus la pluie qu’ils avalaient quand ils étaient dehors. Plusieurs de ses collègues avaient d’ailleurs la bouche ouverte vers le ciel pour étancher leur soif.
Emi s’arrêta en constatant que June traînait derrière elle. Son seau était vraiment grand mais son entraînement portait doucement ses fruits. Elle avait gagné en force et en endurance, ce qui lui permit d’atteindre les escaliers sans prendre de pause.
Une fois en bas des marches, elle se laissa cependant tomber par terre en tendant à son tour le cou vers le ciel.
- Deux minutes, haleta-t-elle.
- Ne force pas trop, tu vas te faire mal.
June hocha la tête. Elle attendit d’avoir reprit suffisamment de forces puis se redressa pour commencer à gravir les marches menant au hall. Arrivées en haut, les deux recrues se dirigèrent vers un petit comptoir tenu par un des purrekos de la ville. Mis à contribution par la garde en échange d’une somme alléchante, ils s’occupaient de gérer les stocks d’eau constitués par les gardiens.
June posa son seau au sol puis s’affaissa sur le comptoir.
- June, obsidienne, et Emi Chione, absynthe, lâcha-t-elle.
Le purrekos, ses oreilles pointues orientées vers elles, se pencha pour regarder leurs seaux. Il nota quelque chose sur un parchemin puis leur désigna une porte derrière lui.
- Bassin du fond, à droite. June peut disposer, il reste encore deux seaux de cette taille pour toi, Emi.
La femme des neiges émit un petit gémissement. Forcément, à prendre un petit récipient, on avait plus d’aller-retours à faire…
Elles suivirent les instructions et déversèrent le précieux liquide dans l’une des trois grandes cuves qui permettaient à la garde de survivre, puis June s’y adossa en passant une main dans ses cheveux en bataille.
- Je suis épuisée, soupira-t-elle. Tu m’en voudras beaucoup si je rentre me sécher et faire une sieste ?
- Énormément, la taquina Emi. Tu devras m’inviter à la Taverne pour te faire pardonner.
- Marché conclu !
June s’étira en lui souhaitant bon courage, puis elle prit la direction des dortoirs. Mais au lieu de bifurquer vers celui des obsidiennes, elle changea de cap au dernier moment. La jeune femme s’enfonça dans un couloir désert où le tapis laissait progressivement place à des dalles usées. En comptant les torches, elle tourna une nouvelle fois à droite puis à gauche. Tandis qu’elle s’enfonçait dans les entrailles de la garde, ses muscles se relâchaient et son visage semblait se détendre à la lumière des flammes.
Une série de claquements familiers lui tirèrent un sourire et quand Geish jaillit en face d’elle, June s’agenouilla pour lui gratter la tête.
- Salut toi.
- Elle est rentrée, l’informa le familier.
- Tout s’est bien passé ?
- Ses missions se passent rarement mal, tu sais ? aboya-t-il avec amusement. Elle te donne rendez-vous dans les jardins, ce soir.
June en prit bonne note. Le familier s’éloigna au petit trot tandis qu’elle continuait son chemin. On n’entendait même plus la rumeur des gardiens et l’écho de ses pas se répercutait sur les murs nus, lui arrachant un petit frisson. Finalement, une silhouette se dessina au détour d’un couloir.
Grande, vêtue de blanc et un sourire confiant sur le visage.
- Tu m’emmènes toujours plus loin dis-moi, remarqua-t-elle en s’arrêtant près de lui.
- Je ne veux pas que les gens pensent que tu as été pistonnée pour rentrer ici, tu sais bien.
La voix profonde de Leiftan fut déformée par le silence du couloir. Ils échangèrent un sourire complice, parfaitement conscients que leur excuse ne tenait pas la route.
- Alors, comment s’est passée ton intégration ? demanda gentiment le blond.
- Fatigante…
Leiftan rit à son air déconfit. L’entraînement de remise à niveau des obsidiens était le plus difficile de la garde physiquement. Il imaginait parfaitement comme June devait souffrir en se couchant le soir.
- Mais encore ?
- En fait… je crois que j’aime bien, sourit-elle en s’adossant au mur. Je suis plus rapide, plus forte et plus endurante. On m’a même dit que je ferais une combattante tout à fait acceptable, et grâce aux entraînements avec Maya, j’arrive à désarmer Mathyz plusieurs fois par jour !
- Vous faites toujours ça la nuit ?
- Bien obligées… Je manque un peu de sommeil, mais Valkyon trouve déjà étrange qu’elle supervise les séances. Si on veut éviter qu’il commence à poser des questions, il vaut mieux continuer comme ça.
Leiftan hocha la tête. En effet, le perspicace faélien qui connaissait si bien la mercenaire ne manquerait pas de les interroger toutes les deux s’il savait qu’elles s’entraînaient ensemble. Maya était associable par nature et Valkyon le savait. Son intérêt pour June devait rester secret.
- Il ne faut pas qu’il sache, murmura-t-il.
- Est-ce qu’il sait, pour elle et toi ? demanda June.
- Elle s’est blessée un jour lors d’une mission commune et je l’ai ramenée à la garde. Valkyon était là… Mais je n’avais aucune réponse à ses questions.
Et l’obsidien n’avait cessé d’en poser. Leiftan comprenait : à sa place, il aurait fait pareil. June mordillait ses cheveux sans répondre. Le lorialet tendit doucement la main pour presser son bras.
- Tout ira bien, June. Ca finira par se savoir c’est certain. Nevra est peut-être même déjà au courant, il a des yeux partout, mais si tout se passe bien, ce sera trop tard quand ils se rendront compte de ce que vous faites.
- Je veux pas attirer l’attention, Leiftan.
- Tu étais prévenue, sourit-il. Quand elle t’a proposé de t’entraîner pour te permettre d’intégrer la garde, elle t’avait dit que ce serait compliqué.
June leva les yeux au ciel. Leiftan passa une main autour de ses épaules pour la serrer contre lui en un geste fraternel. La jeune femme laissa tomber sa tête contre son épaule.
- Emi s’intègre mieux que moi, j’ai l’impression, murmura-t-elle.
- Ta tutrice est utile ?
- Elle est parfaite. Elle sait tout, sur tout le monde. Hélios est un véritable journal intime, elle m’a déjà évité plusieurs galères.
- Et vous vous entendez bien ?
Un sourire ourla les lèvres de l’obsidienne. Elles s’entendaient à merveille. June se détacha du lorialet et mit les mains dans ses poches, le nez baissé vers ses chaussures mouillées.
- Et toi ? Comment tu t’en sors ?
- Pas trop mal. J’avance doucement dans mon travail.
L’améthyste rencontra le vert. Un échange muet qui se solda par un nouveau sourire. Puis Leiftan plissa les yeux. Son regard se tourna vers le bout du couloir plongé dans l’obscurité. June l’imita avant de poser sa main sur le bras du lorialet.
- Je suis claquée. J’y retourne.
- Repose-toi. Et si tu as besoin de quelque chose…
- Passe par Geish, rit-elle. Je sais. Pas de favoritisme, hein ?
Il la regarda disparaître, l’écho de son rire s’éteignant avec elle. Quand il tourna la tête, Maya le fixait de ses yeux turquoises, les bras croisés sur sa maigre poitrine. Leiftan tendit la main vers elle.
Elle eut le même instant d’hésitation qu’à chaque fois. Puis lentement, elle mêla ses doigts aux siens. Le lorialet savoura le contact de sa peau fraîche contre la sienne, bien plus chaude. Maya, elle, avait fermé les yeux. Il sentait ses muscles se crisper contre sa paume. Il savait à quel point les contacts constituaient des trésors aux yeux de la mercenaire, à quel point ils étaient précieux. Leiftan fit jouer son pouce contre sa main, traçant des cercles lents sur sa peau pâle.
Pourtant, lorsque ses doigts frôlèrent la joue de la gardienne, Maya secoua la tête en rouvrant les yeux. Une moue attristée fendit le visage du gardien, qui laissa retomber sa main.
- Tu n’es pas obligée de t’infliger ça, murmura-t-il. Tu peux te laisser aller.
Un chagrin infini assombrit le regard de sa compagne. Elle lâcha ses doigts et enfila son gant sans cesser de le fixer, puis elle s’approcha de lui. Leiftan attrapa une mèche de cheveux sombre, et la mercenaire poussa un soupire las.
- Ce serait abandonner, et tu le sais, répondit-elle.
- On ne peut pas vivre de cette manière toute une vie.
- Heureusement que ce n’est pas le plan, alors.
Maya se détacha de lui pour s’appuyer contre le mur, quittant à regret la chaleur de leur contact. Une grimace lasse tordit ses traits. Non, on ne pouvait pas vivre toute une vie de cette manière. Pourtant, elle le faisait depuis la création de ce monde.
Elle survivait depuis deux mille très longues années. Et elle en avait assez.
Chapitre 10 : Secrets
TW : le début de ce chapitre est violent, vous êtes prévenus !
On compte de nombreuses espèces hématophages dans les huit Terres. Les plus connus sont certainement les fées. Nombre d’entre elles vivent sur l’île Titania, mais il n’est pas rare de croiser certaines d’entre elles au milieu des villes. Une législation a été mise en place pour contrôler leur besoin de sang. En cas de non respect, la punition est définitive.Extrait du carnet de voyage de Jalaile
Extase. Lorsque ses lèvres recueillirent le précieux liquide pourpre, ni lui, ni sa compagne d’un soir ne trouvèrent d’autre terme pour décrire ce qu’ils vivaient. Leurs chairs se mêlaient en un ballet envoûtant, se rencontrant pour mieux se séparer au son de leurs soupirs exaltés. Ses doigts parcouraient la peau veloutée de sa subordonnée pour mieux la ramener à lui, dévorer son essence vitale et la faire sienne.
Parce qu’elle fermait les yeux, la gardienne ne vit pas la lumière de la lune frapper son amant. Elle ne vit pas sa peau se faner sous ses rayons, devenir aussi blanche que la craie pour mieux être parcourue de ridules rougeâtres qui rejoignaient ses yeux en cartographiant ses vaisseaux. Elle ne vit pas son œil unique luire de cette lueur sauvage que seuls les prédateurs possédaient. Parce qu’elle gémissait, elle n’entendit pas le grognement animal qui s’échappa de sa gorge alors que l’envie devenait besoin.
Comblée par la passion de son soupirant, elle ne sentit pas ses mains se crisper sur ses membres pour la piéger dans une étreinte mortelle. Et lorsque quatre dents percèrent sa peau fragile, il était trop tard.
Ses yeux s’ouvrirent avec horreur quand elle comprit qu’elle n’échapperait pas au chasseur. Que sa vie deviendrait sienne et qu’elle ne verrait pas le jour se lever. Sa vision se brouilla, un cri de terreur bloqué au fond de sa gorge, ses ongles enfoncés dans la peau de l’autre en une vaine tentative pour se défendre.
Quand son corps retomba sur le matelas de plume, elle avait déjà perdu conscience.
Nevra se redressa en passant lentement son pouce sur l’épaule déchiquetée de sa victime. Sa langue roula sur ses lèvres pour attraper les dernières gouttes du nectar qui lui permettait de survivre, puis il se leva en soupirant.
Au moins, elle respirait toujours. Il allait cependant falloir réparer les dégâts. Le capitaine s’appuya contre la petite fenêtre en fixant l’astre qui éclairait la ville. La lune révèle notre vérité.
Il la détestait.
D’un geste sec, il tira les rideaux. Là, c’était mieux. Privé de la lumière maudite, sa peau était à nouveau aussi blanche que le lait de moogliz, douce et dépourvue de la moindre imperfection. Nevra se rapprocha du miroir de pied que l’ombre avait acquis. Une possession coûteuse mais néanmoins utile. Il observa son corps nu, à la recherche de la moindre trace traîtresse. Mais ses muscles ciselés ne laissaient pas entrevoir la nature profondément perverse qui se cachait derrière leurs faisceaux complexes.
Sans ce corps inanimé derrière lui, personne n’en saurait jamais rien. Personne…
Il grimaça. Personne sauf elle, bien sûr. Mais elle ne divulgerait pas son secret parce que lui aussi en détenait un.
Deux exilés en fuite voué à se haïr en silence, se rappelant mutuellement ceux contre qui ils courraient. Nevra se souvenait très exactement du jour où il l’avait vue débarquer à la garde. Elle, ses longs cheveux sombres et son visage méprisant, elle et ses yeux si particuliers qu’il avait immédiatement détestés.
Le capitaine secoua la tête. Il avait d’autres choses à penser.
Son œil aveugle se fixa sur la fille étendue près de lui. Parfois, il avait encore l’impression de voir à travers. Une illusion que lui jouait son esprit hanté par la perte de cet organe indispensable.
Nevra se pencha par-dessus sa subordonnée, frôlant sa poitrine du bout des ongles. Elle se soulevait encore faiblement. Il s’était arrêté à temps cette fois. D’un geste sec, il s’entailla la paume de la main. Une mélopée funeste s’éleva de ses lèvres et tandis que son sang se mêlait à la purée de chair, celle-ci commença lentement à se reformer. Bientôt, il ne resta plus de l’incident qu’une fine cicatrice aisément camouflable.
Un sourire satisfait orna les lèvres pleines du faélien. Sous lui, la fille émit un gémissement ensommeillé. Elle papillonna des yeux et quand son regard se posa sur lui, elle ouvrit la bouche pour hurler.
Elle n’en eut jamais le temps.
Nevra ronronnait presque quand sa main libre glissa dans les cheveux blonds de l’ombre. L’autre, plaquée contre son visage, l’empêchait de parler. Il entendait son cœur battre la chamade, le sang rugissant dans ses veines pour gonfler ses muscles alors que les larmes roulaient sur ses joues rougies par la peur.
Il lui fallut toute sa concentration pour ne pas céder à nouveau. Nevra fourra son nez dans le cou de sa proie, inspirant son odeur acide, puis il la força à le regarder.
Ses pupilles presque entièrement dilatées camouflaient la couleur de ses iris. Le faélien plongea dans cette mare d’encre noire, se noyant dans les méandres agités de son esprit et relâcha doucement ses lèvres.
- Regarde-moi… susurra-t-il. Abandonne-toi…
- Je… Je m’abandonne.
Sa voix mécanique lui confirma que l’obnubilation fonctionnait. Il fit glisser sa main sous le menton de l’ombre pour goûter une dernière fois sa bouche offerte. Elle lui appartenait. Toute entière.
- Oublie ta peur, ressens l’extase et ne parle à personne de ce soir, ordonna-t-il.
Elle hocha la tête. Un dernier ordre et elle s'effondra sur le sommier, prisonnière de ses rêves. Nevra mordillait doucement sa langue en luttant pour ne pas gâcher son travail, quand soudain trois coups retentirent contre la porte.
Il leva son œil au ciel.
Quand il entrouvrit le lourd battant, il vit deux iris dorés s’écarquiller.
- Quoi ? soupira-t-il.
- Tu pourrais faire l’effort de t’habiller, râla Chrome en détournant la tête.
- Depuis quand ça te dérange ? ricana le faélien. Je croyais que c’était ton truc…
Un grognement rageur lui répondit alors qu’il se détournait pour laisser son subordonné entrer. Chrome jeta un rapide coup d'œil à sa collègue puis revint à son capitaine. Nevra avait daigné passer un pantalon et il s’était appuyé contre l’armoire, les bras croisés.
- Tu pourrais taper ailleurs que dans la garde, fit remarquer le lycanthrope.
- Quand j’aurais besoin de tes conseils, je te ferais signe. Qu’est-ce que tu veux ?
- Faut que je te montre un truc.
- Maintenant ? grogna Nevra. On est au milieu de la nuit et je sors d’une séance particulièrement excitante avec…
- Epargne moi les détails, par pitié ! le coupa son subalterne. Et oui, maintenant. Sinon je serais resté au lit…
- Sûrement aussi chaud que le mien, ricana Nevra.
Pourtant, il enfila sa veste et fit signe à Chrome de le guider. Contrairement au dortoir des étincelants, sobrement décoré de torches et de cadres à l’effigie des figures de la garde, le bastion des ombres était à l’image du mystère qui les entourait. Sombre, froid et silencieux. Aux murs, d’habiles mains avaient sculptées des figures hurlant et se tordant sous la devise des espions d’Eel.
Sans pitié.
Bien sûr, la devise officielle était un peu moins glaçante. Mais on n’intégrait pas la garde de Nevra pour s’amuser avec des épées ou jeter des ingrédients dans un chaudron. Les ombres formaient la force furtive d’Eel, son réseau d’informateurs et de contacts. Capables d’obtenir n’importe quoi, à n’importe quel prix.
Nevra s’en assurait tous les jours.
- Qu’est-ce que tu voulais me montrer ? grinça-t-il.
- T’es du genre impatient comme mec, non ?
- Chrome, le fait que je t’apprécie ne t’autorise pas l’insolence…
Le lycanthrope esquissa un sourire amusé. La loyauté sans faille qu’il vouait à son capitaine lui autorisait toutes sortes de choses.
Les deux ombres quittèrent les couloirs de leur dortoir. Chrome guida Nevra à travers plusieurs couloirs puis enfin, il s’arrêta devant une fenêtre. Ils se trouvaient au fin fond de la garde, là où personne n’allait jamais : la poussière qu’ils soulevaient en marchant se reflétait sous les rayons de la lune.
Chrome se posta devant la vitre puis lui désigna un point sombre d’une main. Nevra plissa les yeux : il lui fallut plusieurs minutes pour voir ce que montrait le jeune gardien. Puis il les distingua. Deux silhouettes fondues dans les ombres des jardins, en train de se battre. Ou plutôt, de s’entraîner à le faire.
Il n’eut pas besoin de Chrome pour reconnaître la première.
- Tu m’as dit de la surveiller, indiqua le jeune lycanthrope.
- Ce que tu ne fais pas avec beaucoup de succès, je dois dire…
- Eh ! protesta-t-il. C’est pas ma faute si elle disparaît tout le temps ! Je te jure, elle doit avoir un odorat hyper développé ! Je suis sûr qu’elle me sent venir.
Nevra fit la moue : pas tout à fait, mais ça n’intéressait pas Chrome. Même lui avait du mal à suivre l’insaisissable mercenaire qui secondait Valkyon. Ce n’était pas faute d’essayer, pourtant.
- Tu es toujours persuadé qu’elle est le sans visage ? demanda Chrome.
- Je n’en sais rien. Elle est louche, c’est tout. Qui est avec elle ?
- La nouvelle de l’obsidienne.
- Laquelle ?
- Il n’y en a qu’une, répondit le loup. June, je l’ai rencontrée à la Taverne. Elle est pote avec Hélios.
Nevra resta silencieux de longues minutes. June. Valkyon l’avait mentionnée lors d’une soirée. Il se demandait bien ce qu’elle avait de spécial pour intéresser à ce point Maya. L’obsidienne ne prodiguait pas de cours privés, c’était inédit. Et elle se cachait, autrement elle ne l’aurait pas fait de nuit.
- Chrome ? murmura Nevra.
- Quoi ?
- Que dirais-tu de te faire une nouvelle amie ?
- June ? Pourquoi pas. Elle avait l’air sympa et puis je traîne pas mal avec Hélios. Cette fille est une mine d’informations, t’imagine pas !
Oh, si, il imaginait. Hélios avait un don pour fourrer son nez là où elle n’avait pas à le faire et il avait surpris l’atalante plus d’une fois en train de fouiner. Mais il devait bien avouer qu’elle était utile. Quand on savait quoi lui demander, elle se révélait plus précieuse que n’importe quel rapport de mission… Il avait été ravi d’apprendre que Chrome avait intégré son cercle privé.
- Rapproche-toi de June, ordonna-t-il. Et trouve pourquoi Blackwave lui accorde autant d’attention. Oh, et tant que tu y es… essaie de savoir pourquoi elle perturbe Valkyon. Ce n’est pas la première fois que j’entends son nom, et ça venait souvent de lui.
- Si je ne connaissais pas Valkyon, j’aurais tendance à dire que c’est parce qu’elle lui plaît, ironisa Chrome.
- Mais tu connais Valkyon, et il refuse toute relation avec ses subordonnés, répliqua le faélien. C’est tout ce que tu avais à me montrer ?
Chrome hocha la tête en étouffant un bâillement. Au signe de son capitaine, il fila sans demander son reste. Nevra resta appuyé contre la fenêtre, son œil fixé sur les deux femmes qui s’entraînaient.
L’intuition ne faisait pas partie des pouvoirs innés de sa race, mais la sienne lui criait que quelque chose était en train de lui passer sous le nez.***
Les papiers s’amoncellaient sur son bureau en bois brut dont on ne voyait presque plus la couleur. Quelques plumes tachées d’encre étaient posées en travers, à peine dérangées par la respiration profonde de leur propriétaire.
Valkyon ne dormait pas, il réfléchissait. En règle générale, il allait dehors pour le faire afin de profiter des jardins et de la paix du cerisier, mais aujourd’hui, il pleuvait des cordes. Une aubaine pour Ezarel et ses absynthes : le salvor avait enfin mis au point la solution pour purifier l’eau. Il fallait donc attendre qu’elle fasse effet. Entre trois et quatre jours, selon lui. Finalement, grâce aux trombes qui s’échappaient du ciel, la garde avait pu survivre durant les deux longues semaines que leur avait coûté l’action du sans-visage. Deux semaines sans eau potable, en survivant uniquement grâce à celle que leur donnait la nature.
Quelque part, l’impact de son sabotage avait été nettement amoindri par le temps. Valkyon trouvait que c’était une bonne chose.
Le géant soupira en attrapant une plume. Il la fit tourner entre ses doigts, observant la lumière des lanternes se refléter sur les fines travées irisées.
La porte s’ouvrit brusquement, se referma tout aussi bruyamment et quelque chose se laissa tomber dans le fauteuil à côté du sien. Le capitaine de l’obsidienne ne fit même pas l’effort de lever la tête quand une paire de bottes trempées atterrit sur le sol.
- Tu devais m’aider à rédiger les rapports, remarqua-t-il sans quitter la plume des yeux.
- Et toi, tu devais dire à Redstone de me lâcher les pieds.
- Les bottes, rectifia-t-il.
- Quoi ?
Valkyon reposa sa plume en s’étirant, puis se tourna vers la nouvelle venue.
- On dit me lâcher les bottes. Pas les pieds.
Maya arqua un sourcil avant de se laisser aller contre l’accoudoir. Valkyon fut obligé de tendre l’oreille pour entendre ce qu’elle marmonnait, et les jurons lui arrachèrent un sourire. Comme tous les siens, elle avait appris la langue commune mais il lui arrivait encore de mélanger certaines expressions. A ses débuts, Valkyon aussi avait eu du mal.
- Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda-t-il. Nevra ?
- Il envoie son abruti de toutou me suivre toute la journée, cracha-t-elle. Geish est en train de le semer dans les jardins, mais il commence sérieusement à m’agacer.
- Ne t’énerves pas, soupira Valkyon.
- Je ne m’éner…
Il grimaça quand elle porta brusquement la main à sa poitrine. La souffrance brisait ses traits d’ordinaire si impassibles, ses lèvres tordues en un affreux rictus. Il entendit sa respiration s’accélérer alors qu’un gémissement s’élevait dans le bureau.
Maya mit quelques instants à se reprendre. Lorsque son souffle s’apaisa, elle retrouva son calme et reprit d’une voix encore légèrement tremblante.
- Je ne m’énerve pas. Simplement, j’ai autre chose à faire de mon temps, Valkyon.
- Il ne te fait pas confiance… soupira le géant.
Et en toute franchise, il avait raison. Maya n’était fidèle à la garde que parce qu’elle en avait envie. Le jour où la mercenaire déciderait de les lâcher, rien ne pourrait la retenir. Et elle le ferait, Valkyon en était certain. Il se demandait simplement quand, et ce qu’elle emporterait avec elle.
Si elle perçut son trouble, l’obsidienne n’en fit rien. Elle laissa le silence s’étirer entre eux jusqu’à ce que Valkyon, mal à l’aise, finisse par le rompre.
- Les recrues auront bientôt passé le mois de rétractation.
Et cette année, aucune n’avait souhaité se désister. Dans les autres gardes non plus : l’Eldarya avait bien trop besoin de bras en cette période trouble, et tout le monde en faisait son affaire personnelle.
Valkyon attrapa la liste des noms. Son regard s’attarda sur celui de June. Il avait craint un temps qu’elle ne s’adapte pas. Espéré aussi qu’elle ne soit pas faite pour ça. Elle était si petite, tellement fragile… June n’avait pas le physique d’une guerrière.
C’était ainsi qu’il justifiait son intérêt pour elle à ceux qui avaient commencé à se poser des questions. La vérité était tout autre, bien sûr.
- Il faudra leur programmer un rendez-vous avec les soigneurs, continua-t-il. A partir de la semaine prochaine, ils cesseront d’être des recrues et deviendront des gardiens.
- Tu pourras leur confier des missions, alors, ironisa Maya. J’ai hâte de voir qui ne reviendra pas. Si je devais parier, ce serait sur le centaure.
- J’aurais pensé t’entendre mentionner June, remarqua Valkyon sans noter la moquerie.
Un sourire cynique ourla les lèvres de l’obsidienne. D’un geste sec, elle se redressa dans son fauteuil pour s’adosser au bureau et attraper une plume. Il sentait ses yeux brûler sa peau, bien qu’il s’efforçât de ne pas la regarder.
- Non… susurra-t-elle. Je suis certaine que tu sauras prendre soin d’elle… Après tout, c’est ce que vous faites ici, non ? Vous prenez soin des plus fragiles…
Valkyon fit de son mieux pour garder une expression neutre. Du coin de l'œil, il observa la mercenaire. Savait-elle ? Il frissonna. Bien sûr que non. Personne ne pouvait savoir. Mais son sourire…
La plume frôla son bras.
- N’est-ce pas, Vajshkinon ? susurra Maya. Toi qui, plus que les autres, déteste l’injustice…
Il déglutit. Elle savait. Il n’avait aucune idée de la manière dont elle l’avait appris, mais elle savait. Soudain, elle fut derrière lui. Ses longs cheveux glissèrent sur l’épaule du géant, encore humides d’avoir pris la pluie. Son souffle parfumé parvint jusqu’à lui alors qu’il devinait la jubilation sur son visage.
- Je me demande comment ils réagiraient, dehors… tous ces gens qui te voient comme un frère… Oui, je me demande… s’ils apprenaient…
- Mais ça n’arrivera pas, chuchota-t-il.
- Je n’en sais rien, Vajshkinon … Si je te demandais l’accès à la réserve de la bibliothèque, tu me donnerais la clé ?
Elle n’était pas capitaine. Elle n’avait pas le droit d’y aller. Il y avait des documents importants, mais les plus dangereux étaient cachés encore plus loin dans les tréfonds de la garde…
Les doigts de la mercenaire s’étaient refermés sur la clé avant même qu’il ne se rende compte de son geste.
Quand la porte claqua, emportant le parfum de l’obsidienne, Valkyon se rendit compte qu’il tenait toujours la liste. Réduite en un amas de papier illisible entre ses grandes mains, elle avait fait les frais de sa lâcheté.
Personne ne devait jamais savoir. Personne. Jamais. Il s’en assurerait.
NDA : Dans ce chapitre, Nevra se montre violent physiquement et psychologiquement. Le but de cette fic n’étant pas de glamouriser ce genre de comportement, j’en profite pour rappeler que c’est une fiction et que dans la vraie vie, ce n’est bien évidemment pas cautionnable !
Dernière modification par MayaShiz (Le 14-10-2022 à 17h29)