Nevra est un vampire, une créature immortelle qui joue à la vie comme d'autres jouent aux dés. La Garde d'Eel n'est qu'une distraction dans son éternelle existence.
C'est du moins ce qu'il croyait, avant que la répugnante humaine ne trébuche dans son monde.
Nouveau chapitre tous les jeudis !
1. Cette fiction est terminée. Les douze chapitres (en plus du prologue) sont déjà écrits. Si vous voulez être prévenues, signalez-le-moi et je vous enverrai un MP à chaque nouveau chapitre.
2. L'univers du Rêve des dieux n'est pas toujours le même que l'univers du jeu. La fiction a été écrite avant la fin de The Origins et je ne respecte pas les révélations du jeu - donc ne soyez pas surpris.es si des trucs comme la race de la gardienne divergent du lore officiel.
3. Cette fiction est centrée autour de Nevra et de sa nature de vampire, et ce n'est pas une romance (à moins d'avoir une vision très triste de l'amour parce que mon Nevra est plutôt infâme là-dessus...). La gardienne apparaît, c'est un personnage important mais secondaire.
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A tous les enfants d'Eldarya
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Lectrices de l'ombre : on n'a pas toujours le temps ni l'énergie de commenter, je comprends ! Ce qui m'importe, c'est que vous aimiez cette fiction. Si vous voulez être prévenues de l'arrivée des nouveaux chapitres, envoyez-moi un MP et je vous ajouterai à la liste, même si vous n'avez jamais commenté.
>> Dates de sortie
Chapitre 1 - Intemporel : 07/11/2024
Chapitre 2 - Magie : 14/11/2024
Chapitre 3 - Méfiance : 21/11/2024
Chapitre 4 - Origines : 28/11/2024
Chapitre 5 - ?? : 05/12/2024
Chapitre 6 - ?? : 12/12/2024
Chapitre 7 - ?? : 19/12/2024
Chapitre 8 - ?? : 26/12/2024 (partie 1), 02/01/2025 (partie 2)
Chapitre 9 - ?? : 09/01/2025 (partie 1), 16/01/2025 (partie 2)
Chapitre 10 - ?? : 23/01/2025
Chapitre 11 - ?? : 30/01/2025
Chapitre 12 - ?? : 06/02/2025
>> Histoire
Prologue
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Miiko se laissa tomber au sol.
Elle n’en pouvait plus. A peine trois mois que son projet fou avait vu le jour et une famille de purrekos aurait pu loger dans ses cernes.
Qu’est-ce qui l’avait prise d’accepter ? Ressusciter la mythique Garde d’Eel, quelle idée ! La Garde était une légende sortie du fond des âges, un de ces contes que les mercenaires en vadrouille se racontaient au coin du feu.
Et voilà qu’elle dépoussiérait le mythe. On avait pourtant tenté de l’en dissuader. Ses compagnons d’aventure, pillards inconscients qui n’aimaient rien tant que de profaner d’antiques tombeaux, le lui avaient répété à l’envi : toi, créer une milice ? Te poser quelque part ? Gérer des gens ? Ne nous fais pas rire ! Tu seras de retour parmi nous dans moins d’un an, et t’auras un avis de recherche pour assassinat de masse au cul !
Ils n’avaient pas tort. Ces types avaient beau être les pires sacs à merde qu’Eldarya ait portés, ils avaient aussi été ses subordonnés dans plusieurs expéditions périlleuses. Ils la connaissaient bien, les enfoirés.
La vérité, c’est que Miiko n’était pas faite pour diriger une confrérie. Elle aimait les petits groupes d’élite. Qu’on lui donne onze types capables de se torcher le cul sans qu’elle leur guide le poignet et elle conquerrait un royaume ! Mais onze cents ? Non, les vastes armées encombrées de parasites lui tapaient sur les nerfs. Elle n’était connue ni pour sa patience, ni pour sa tolérance. En plus, elle avait la bougeotte : impossible de rester plus d’un mois au même endroit. Ça lui grouillait sous la peau comme une armée de vers, cette envie de partir. Elle voulait tout voir, tout savoir, tout explorer. S’attacher à un lieu, ce n’était pas son genre. Non, vraiment, elle était la pire candidate possible pour faire renaître une mythique confrérie militaire…
La femme-renarde leva la tête et darda un regard mauvais sur le Cristal qui scintillait au-dessus d’elle. Elle était la pire candidate, aucun doute là-dessus, mais allez raisonner l’Oracle d’Eldarya ! La déesse lui était apparue en rêve, toute enveloppée dans ses voiles pastel, et l’avait d’abord inondée de présents. Miiko s’était méfiée, bien sûr. Une vie de mercenariat lui avait appris que les cadeaux n’étaient jamais des cadeaux – juste un paiement pour une mission à venir. Ça puait l’arnaque à mille pieds, cette affaire. On ne peut pas faire confiance aux dieux.
Mais quand elle s’était vu offrir le légendaire Feu de Glace… Elle n’avait pu dire non.
Miiko regarda la cage posée à ses côtés. Elle aurait dû refuser ; elle en avait été incapable. Même maintenant, elle ne pouvait se résoudre à regretter son choix. Le Feu dansait comme un oiseau de lumière, laissant parfois échapper des étincelles bleutées ou des flocons de neige qui venaient s’échouer au sol pour y mourir.
Si elle avait refusé la requête de l’Oracle, elle aurait dû rendre tous les cadeaux. Ç’aurait été possible – douloureux, certes, mais possible… S’il n’y avait eu le Feu. De cela, elle ne pouvait se séparer.
Alors Miiko avait accepté, merde : elle ferait renaître de ses cendres la Garde d’Eel. Elle réunirait les plus vaillants guerriers, les meilleurs espions, les savants de renom, et tous ensemble, ils reconstitueraient le Cristal sacré !
Une goutte d’eau sale passa à travers la fissure du plafond et lui tomba sur la joue.
Reconstituer le Cristal sacré, ça paraissait si glorieux quand on le disait ainsi. En vrai, les bâtiments étaient poussiéreux, les terres en friche, et ils n’avaient même pas la main-d’oeuvre pour réparer la foutue fissure du plafond. Avec un soupir, Miiko tira de sa besace les derniers dossiers. Et tout cette paperasse allait la rendre plus folle qu’un lamulin ! Acquérir du territoire, obtenir l’accord de la cité d’Eel, créer un blason, aménager les dortoirs… Et la hiérarchie ! Tout ce que Miiko connaissait de la hiérarchie, c’était Je suis en haut, le premier qui tente de me détrôner se prend une dague entre les côtes. Quand il faisait partie de l’expédition, Leiftan devenait son second. Les autres, eux, géraient leur affaire comme ils l’entendaient.
Sauf que voilà : ça ne suffisait plus. Encore une différence entre onze et onze cents. On attendait d’elle qu’elle désigne des chefs pour ses trois gardes. Obsidienne, Ombre et Absynthe avaient besoin de généraux qui les mèneraient à la baguette…
Un son lui fit dresser les oreilles. La nuit était tombée depuis bien longtemps ; il n’y avait qu’une seule personne qui puisse se tenir devant la salle du Cristal à une telle heure.
— Entre, Leiftan, appela-t-elle avec soulagement.
La présence de son vieux compagnon d’armes l’apaisait toujours. Elle hésita cependant à changer son opinion quand elle remarqua le tas de feuilles qu’il tenait sous le bras.
— Encore de la paperasse ? grogna-t-elle de ce ton qui voulait dire et tu n’aurais pas pu la remplir pour moi ?
— Oui, mais tu vas être contente : j’ai les meilleurs candidats pour tes chefs de garde.
— C’est vrai ? Donne ! Alors, voyons voir… Valkyon, hein ? Barbant mais c’est le seul que tous les autres respectent et qui ne perd pas sa paie en réparations de matériel cassé… L’Obsidienne, c’est fait. L’Absynthe… Une page entière de candidatures ?
— C’est le recto, signala Leiftan. Il y a aussi le verso.
— Pardon ? Mais combien de demandes as-tu reçues ?
— Tu connais les intellectuels. Ils pensent tous qu’ils sont les plus aptes à diriger la garde et que les autres ne sont que des idiots prétentieux.
— Qu’ils aillent aux corbeaux ! Je ne suis pas d’humeur à gérer leurs conneries de cerveaux enflés. On verra ça demain. Ça nous laisse… l’Ombre. Alors, laisse-moi lire… Nox, tu penses ?
— Elle est compétente et elle saura se faire obéir. Elle te ressemble beaucoup, je trouve.
— C’est bien ce qui m’inquiète, renifla l’ancienne mercenaire. Compétente, autoritaire et pas loyale pour deux sous. Si je la mets à ce poste, j’aurai une mutinerie dans deux ans. Oublie Nox. Qui d’autre ?
— Comme tu peux le voir, il y a Geoffroy…
— Nevra, lut soudain Miiko.
Leiftan s’interrompit.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il poliment.
— Je ne sais pas, j’ai eu comme… un pressentiment. Que sait-on sur lui ?
— Tu l’envisages comme chef de garde ? demanda son ami en fronçant les sourcils. J’ai des doutes. Il est différent des autres. Je n’arrive pas à comprendre ses motivations.
— Je vois ce que tu veux dire, mais c’est comme si… comme si l’Oracle me parlait.
Leiftan leva les yeux au-dessus de la tête de Miiko, là où le Cristal luisait paisiblement.
— Nevra… Nevra… répéta-t-elle comme si elle goûtait ce nom inconnu. Race : vampire… Ils sont très rares.
— Et très mystérieux. Es-tu sûre de toi ?
— Il doit être le chef de l’Ombre. Je le sais – je le sens. Race : vampire. Famille : aucune. Âge…
Dans la salle vitrée, les deux lunes d’Eldarya déversaient leur lumière blafarde.
— Tiens, c’est drôle. Regarde ça : il n’a pas noté d’âge.
Chapitre 1 : Intemporel
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Qu’est-ce que le Temps ? Qu’est-ce que l’Espace ?
Mais surtout, ô sages entre les sages, ô philosophes aux esprits prisonniers de vos grimoires : qu’est-ce que la magie ?*
La Garde d’Eel n’est pas une démocratie. Il n’y a pas de votes, pas de droits citoyens, pas de bureau des réclamations avec une jolie succube à l’intérieur prête à écouter vos doléances. La Garde d’Eel est une autocratie. Au sommet, il y a Miiko et…
C’est tout, en fait. Juste Miiko.
Et puis en-dessous, il y a eux : trois chefs de garde sous les ordres de la femme-renarde la plus autoritaire de la Création. Même après des années, Miiko les scrute avec une méfiance à peine voilée, et elle rêve de pouvoir s’arracher un œil et de l’envoyer flotter derrière eux afin de les observer à distance. Surtout, bien sûr, le beau, le charmant, le puissant Nevra : que ne donnerait-elle pas pour glisser un regard dans la chambre à coucher du séduisant vampire !…
— J’en doute, l’interrompit Leiftan avec un sourire figé.
Nevra, sa tirade coupée en plein vol, se rattrape vite : il fait un clin d’oeil et observe avec ravissement le sourire de Leiftan se changer en rictus.
— Mon lunaire ami, toute créature dotée d’yeux voit bien que notre ravissante chef brûle du désir de me posséder ! Si tu ne le remarques pas, c’est uniquement parce que tes yeux, tu les lui as prêtés. Tu lui rapportes tout ce que tu vois et tu ne gardes rien pour toi.
— J’ignore ce que tu sous-entends, Nevra, mais…
— Je ne sous-entends rien ! Mon ouïe est parfaite, comment oses-tu prétendre le contraire !
— Non, attends, dit Leiftan en se massant le front. Je viens de réaliser que je n’ai aucun intérêt pour cette conversation. Tu m’as arrêté en prétendant que tu avais d’importantes nouvelles à me transmettre, et de toute évidence c’était encore une preuve de ton humour douteux, je vais donc…
— Les nouvelles ! s’exclame Nevra.
Il ne les avait pas oubliées. Sa mémoire est excellente. Elles s’étaient juste… échappées de la cage de son attention, comme les oiseaux qu’il voit pépier par la fenêtre.
— Sais-tu qu’il y a eu un autre vol de nourriture ? Oui, tu le sais. Darius, qui était de garde lors du vol, a été assommé, et Eweleïn refusait de le laisser faire un compte-rendu tant qu’il n’était pas pleinement remis. Remis, il l’est désormais ! Je lui ai montré une pièce d’étoffe grise et lui ai dit que nous l’avons retrouvée dans le garde-manger, là où il a été attaqué. Il a confirmé que son assaillant était bien un inconnu vêtu de gris, quoiqu’il ait été assommé trop vite pour reconnaître la démarche ou la silhouette. Selon lui, le gris de l’étoffe ressemble suffisamment au gris des vêtements de son assaillant pour en être un morceau.
— C’est une nouvelle importante, reconnait Leiftan, mais qui ne me concerne guère. La traque des voleurs est l’affaire de l’Ombre, pas de l’Etincelante.
— Pertinente observation ! Hélas, nous n’avons pas retrouvé d’étoffe grise sur les lieux.
— Pardon ? Mais tu viens de dire que vous avez retrouvé cette pièce sur le lieu de l’attque…
— J’ai dit que je l’avais dit à Darius, corrige Nevra.
Les rouages tournent, lentement, dans la jolie tête pâle du lorialet. Il porte à nouveau une main à son front. Est-ce une migraine qui monte ? Nevra l’espère – Leiftan n’est jamais aussi distrayant que lorsque la douleur lui perce les tempes !
— Tu veux dire que tu as menti à Darius, élabore Leiftan. Mais si c’est un mensonge, si vous n’avez pas retrouvé cette étoffe sur les lieux de l’attaque, pourquoi Darius a-t-il affirmé que son assaillant en était vêtu ?…
Nevra sourit. Ses crocs reflètent la lueur rougie du crépuscule.
— Peut-être les souvenirs de Darius ont-ils été chamboulés, suggère-t-il en haussant les épaules. Ou peut-être, mon cher collègue étincelant, Darius mérite-t-il ton attention personnelle.
— La garde Etincelante est en charge des traîtres. Suggères-tu que c’est Darius qui a…
La conversation a trop duré : agacer Leiftan est amusant, le voir se débattre avec les conclusions les plus simples, pas vraiment.
— Que le Cristal t’accompagne ! salue Nevra en se détournant.
C’est d’excellente humeur qu’il pénètre dans la salle du Cristal.
— Bonsoir, collègues !
— Nevra, gronde Miiko, tu es en retard.
— Non, se désole le vampire. La réunion a commencé il y a un quart d’heure.
— Oui, c’est ainsi qu’on définit le mot retard, note Ezarel.
— Je voulais arriver une demi-heure après le début !
Le Feu de Glace, étalé sur une table, se met à briller. L’objet répond aux émotions fortes de Miiko.
— Tu voulais arriver en retard ? grince la kitsune. Nous t’attendions !
— Oh, Miiko, si tu veux me voir davantage, tes désirs sont mes ordres… Puis-je te raccompagner jusqu’à ta chambre quand nous en aurons fini ? Nous pourrons faire plus ample connaissance...
Nevra décoche un sourire charmeur, l’un de ceux qui ne manquent jamais de la mettre hors d’elle.
Il a misé juste. Le feu bleu déborde de la Lanterne et vient danser entre les mains de Miiko. Elle le regarde comme si elle avait envie de le brûler sur place.
Ah, cette chère Miiko ! Y a-t-il spectacle plus enivrant que celui de sa colère ?
Hélas, Valkyon, barbant barbare, pose une main sur l’épaule de leur dictatrice pour l’inciter au calme. Il y réussit, l’exaspérant faélien. Miiko prend une longue inspiration.
— As-tu songé qu’en dépit de tes multiples insinuations, je n’ai peut-être pas envie d’en savoir plus sur toi ? déclare finalement la femme-renarde.
Nevra hausse les sourcils. Force lui est d’admettre que non, il n’y a pas songé. Cette absence de curiosité le désole : comment pourrait-on ne pas vouloir en savoir plus sur lui ? Il a mené une vie absolument passionnante ! Il a découvert des secrets oubliés des mortels ! Il a…
Ah mais oui, ça lui revient ! Il ne leur a jamais parlé de toutes les choses fascinantes qu’il a faites. C’est l’ennui quand on mène une vie emplie de mystères : on ne peut pas s’en vanter. Tous les secrets qu’il a exhumés resteront enfermés dans le tombeau de son esprit, hors de portée des mortels.
— Tant pis pour toi ! se reprend-il avec aisance. Bon, Miiko, il faut qu’on parle des potions d’invisibilité qu’Ezarel a testées sur mes dernières recrues. S’il veut les utiliser comme rats de laboratoire, ça me va, mais trois d’entre elles n’ont pas arrêté de briller pendant des nuits. J’ai dû les enlever de toutes les missions d’infiltration et ma garde a perdu trente points au classement…* * *
Bien ignorant celui qui, d’un vaste mouvement du bras, jette le nom de vampire sur tous les immortels buveurs de sang ! Car les vampires, les véritables vampires, ces enfants des dieux aux veines brillant de magie pure, sont aussi éloignés des Mordus que le soleil d’une simple flamme.
Les Mordus ne sont de pauvres hères. Créatures mortelles maudites par un vampire, leurs esprits limités ne peuvent supporter bien longtemps les changements qu’ils subissent. Invariablement, ils glissent jusqu’à la folie. C’est alors à leurs alliés, leurs amis, parfois même à leur propre famille de leur offrir l’éternel repos.
La chose, quoiqu’en disent les rumeurs, est étonnamment aisée. L’immortalité des Mordus n’est, après tout, qu’un colosse aux pieds d’argile : magie de feu, poison, armes d’argent s’offrent au chasseur déterminé à abattre sa proie. Et il y en a d’autres, oh ! Beaucoup d’autres ! Tellement de trous dans la coquille d’invulnérabilité des Mordus, songe Nevra, qu’il est remarquable que le bateau n’ait pas encore coulé. Lui a vu de son œil gris plus de cent Mordus mourir. Il pourrait lister autant de manières de les tuer avant d’avoir à reprendre son souffle…
Oui, l’immortalité des Mordus est un mythe. Celle des vrais vampires, en revanche, est une vérité inscrite dans la trame même de l’univers.
Nevra est un vrai vampire. Sa lignée remonte à la nuit des temps, quand les mondes ne faisaient qu’un et que le ciel n’était illuminé que par quelques étoiles solitaires.
C’était il y a bien, bien longtemps… Un temps si lointain que lui-même ne l’a jamais connu. C’était le début, quand le rêve d’un dieu donna naissance à l’univers…
Nevra secoue la tête. Il a le vertige, soudain, comme un enfant qui se penche au-dessus de la barrière et plonge son regard innocent dans le vide. Il inspire, puis expire, des souffles réguliers qui l’aident à revenir à lui.
Tiens, se dit-il en posant une main glacée devant ses yeux, encore un problème que les mortels ne connaissent pas : le Vertige. Ils n’en expérimenteront jamais qu’un fac-similé. Le Vertige advient quand un être se laisse aller à contempler l’immensité, et de cela, les mortels sont incapables. Temporellement et spatialement, ils sont des êtres finis : leur durée de vie est limitée, les planètes où ils vivent aussi.
Les vampires sont, par nature, infinis. Eux seuls peuvent pleinement expérimenter le Vertige. L’immensité des cieux est comme un précipice ouvert sous leurs pieds à chaque heure du jour ou de la nuit, et il suffit d’un regard vers le bas pour se sentir irrémédiablement attiré…
Les vampires mènent des existences variées, mais la fascination du Vertige est l’un des rares points qui les unissent tous.
Nevra sait qu’il cédera un jour. Tous les vampires finissent par chuter dans la fascination. Une nuit, on le retrouvera dans les vastes plaines, les yeux rivés sur le ciel, à contempler le ballet infini des étoiles scintillantes…
Est-ce que ce sera la fin pour lui ? Ou est-ce que le Vertige n’est, en vérité, que le début de la véritable vie d’un vampire ? Repousser sans cesse la fascination de l’infini, n’est-ce pas une erreur ? Après tout, si les plus vieux vampires partent dans le Vertige et n’en reviennent jamais, c’est peut-être parce que le Vertige a quelque chose de plus qu’une vie parmi les mortels…
En vérité, il ne sait pas. Et puis au fond, quelle importance ? Lui aussi tombera un jour. En attendant, il est bien décidé à s’amuser autant que possible avec – pardon, parmi – les mortels.
Après tout, songe-t-il en ricanant, ce n’est pas comme si sa durée de vie était limitée…* * *
Nevra déteste l’ennui. Il l’abhorre, il l’exècre, il le feuyea, il le μῑσεῖ ! Plutôt plonger dans le Vertige que de ne rester là à ne rien faire ! a-t-il plus d’une fois déclaré.
Beaucoup de vampires deviennent contemplatifs après leur septième ou huitième siècle. Ils se retirent du monde et commencent à se satisfaire d’une vie plus simple. Ce qu’ils piétinaient auparavant suscite désormais l’émerveillement : une fleur juste éclose, la neige sur leur peau, le corps chatoyant d’une truite sous le soleil…
Ces vampires-là, Nevra leur crache dessus. Oui Monsieur, oui Madame, il leur crache dessus ! Aller admirer les pâquerettes, très peu pour lui. Non, son ennui, il le repousse par les sensations fortes. L’adrénaline et le sexe, voilà le cocktail du vampire qui prend de l’âge : quelles autres activités fournissent autant d’adrénaline ? Découvrir le corps d’une humanoïde, l’amener aux portes du plaisir et prendre le sien au passage, voilà qui est vivre ! Se glisser parmi les ombres, ne faire qu’un avec la nuit, vivre avec la certitude qu’on peut être découvert à tout instant, c’est là ce qu’il appelle exister !
Si Nevra a rejoint la Garde d’Eel, ce n’est pas par idéalisme. Lui, le Grand Cristal, ce n’est pas son affaire : les vampires ont bien assez de magie en eux pour se passer de celle d’un rocher brillant. Quant aux créatures condamnées à dépérir en l’absence du Cristal… Ce sont des mortels, ils mourront de toute façon : qu’ils vivent soixante ou six cents ans, quelle différence ? Leur durée de vie est limitée ; elle est donc, par essence, négligeable.
Non, Nevra n’est pas là afin d’œuvrer au bien commun. S’il avait eu autre chose à faire, il n’aurait pas gratifié d’une miette d’attention cette nouvelle organisation paramilitaire.
Mais la Garde, voyez-vous, foisonne d’activités et de personnalités plus intéressantes les unes que les autres. Pour Nevra, l’attrait est aussi irrésistible que celui d’une torche pour un papillon de nuit. Une maigre année après le début de la nouvelle Garde, il faisait ses valises et débarquait à Eel en demandant à devenir Gardien. Il ne s’attendait pas à grand-chose, un palliatif pour repousser l’ennui, tout au plus.
Et c’est ce qu’il a trouvé, oh oui ! Depuis son arrivée, l’ennui s’est envolé comme un oiseau effrayé. Les gens ici sont tellement plus intrigants que ce qu’il croyait au départ ! Miiko, surtout, Miiko est un mystère. Comment une simple kitsune a-t-elle mis la main sur le Feu de Glace ? D’où provient la mystérieuse Lanterne dans laquelle elle conserve le Feu ? C’est cet artefact qui a poussé Nevra à intégrer la Garde et foi de vampire, il découvrira comment sa chef se l’est procuré.
Mais les autres ne sont pas en reste. Valkyon est un rabat-joie mais Ezarel, ce foutu elfe avec son sourire mielleux, Nevra doit admettre qu’il fait un meilleur rival que bien des mortel qu’il a connus. Et Alajéa, la jolie petite sirène à la langue acérée, et le reste des Cinq qui gravitent autour de lui…
Et puis il y a la dernière, cette nouvelle Gardienne tout droit sortie d’un monde que Nevra n’a pas visité depuis bien longtemps : l’Originelle, la Planète de toutes les Planètes. Il paraît que ses habitants l’appellent la Terre…
Nevra sourit, un sourire qui dévoile ses crocs affilés. Tant de jouets pour repousser l’ennui !
Chapitre 2 : Magie
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Qu’est-ce que la magie ?
L’essence de l’univers.
Qu’est-ce que la magie ?
La forme suprême de toute énergie.
Qu’est-ce que la magie ?
Le sang des dieux.
Qu’est-ce que la magie ?
Personne, pas même les vampires, ne le sait vraiment.* * *
Les vampires ne se considèrent pas comme un peuple féerique. Les faéliens dépendent de la magie ; les vampires incarnent la magie. C’est une distinction cruciale : dit-on de l’océan qu’il est un poisson ? Quand le Grand Cristal s’est brisé, les peuples d’Eldarya ont peu à peu sombré dans la panique, et il a fallu le retour de Miiko, choisie par l’Oracle, pour que l’espoir revienne.
Les vampires, eux, ont senti la magie du Cristal se disperser comme les pétales d’une fleur emportés par le vent, et ils ont haussé les épaules avant de reprendre le cours de leur vie.
Voilà pourquoi Nevra peut se montrer insouciant lors des missions. Sa vie n’en dépend pas. Pour les vampires, le Cristal est une œuvre d’art : superbe, puissante, mais aussi et surtout superflue. Ils existaient avant son apparition, ils existeront après.
Nevra est le seul vrai vampire à avoir rejoint la Garde d’Eel.* * *
— Chef !
Le fameux demi-sourire de Nevra s’empare de ses lèvres. Il connaît cette voix, oh oui, il la connaît bien…
Quand il se retourne, Oëlia est là.
— Chef, reprend-elle avec précipitation, il y a un problème, on vient de recevoir le rapport de…
— Du calme. Est-ce que quelqu’un est mort ?
— Non ! s’exclame la faélienne.
— Mourant ? Blessé ? Malade ? égrène-t-il.
Elle secoue la tête à chaque hypothèse.
— Est-ce qu’on a retrouvé un morceau du Cristal ?
— Non, ce n’est pas ça mais…
— Alors ça peut attendre, ronronne-t-il en réduisant la distance entre eux.
Il saisit le menton de sa subordonnée et lui relève la tête d’un doigt.
— Comment va mon elfe préférée ?
Oëlia rougit.
Nevra l’adore. Elle est sa dernière lubie. Avec ses cheveux bruns et ses yeux verts, Oëlia est une représentante parfaite de son peuple, les Elfes des Bois, ceux qu’on appelle parfois les Bois-Elfes. Tous sans exception ont ce coloris.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Au fil des siècles, les arbres ont peu à peu adopté les Elfes des Bois, à moins que ce ne soit les Elfes qui se soient pressés contre leurs troncs jusqu’à ne plus faire qu’un avec eux. A présent, leurs yeux sont couleur de feuillage et quiconque voit leurs chevelures du coin de l’œil croit distinguer l’écorce d’un jeune chêne.
Nevra se souvient d’avant, quand on les appelait déjà Elfes des Bois mais que leurs cheveux prenaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et que leurs yeux, parfois, étaient aussi sombres que ceux des vampires…
C’est un temps qu’Oëlia n’a jamais connu. Elle est petite et menue, comme tous les Bois-Elfes, et comme tous ceux qui ont intégré la Garde d’Eel, elle est sous les ordres de Nevra. Ezarel a peut-être trois Bois-Elfes dans sa division, Valkyon aucun ; Nevra en compte vingt-deux. Il les accumule comme un gosse empile ses jouets. Ils lui plaisent, les Elfes des Bois : ils sont si semblables par la taille et les couleurs qu’en les alignant, on dirait une parfaite armée de soldats mécaniques. Nevra en veut quarante-neuf, sept fois sept rangées. L’idée l’attire. Il y a une beauté dans la parfaite symétrie de ces mortels, une harmonie mathématique qui lui évoque les lois fondamentales de l’univers.
Cela lui plaît.
Ils sont seuls dans le couloir, seuls avec les ombres que quelques lanternes tentent de repousser de leur lueur orangée.
Oëlia l’observe avec la dévotion d’une fidèle. C’est inhabituel. Les mortels, voyez-vous, connaissent bien mal les vampires : ils ne savent pas que son espèce est immortelle, qu’ils ont accès à toutes les planètes, ou encore qu’ils sont faits de magie… Ils les confondent même avec les mordus ! Et pourtant cette Bois-Elfe avec son instinct infaillible a deviné qu’il était bien plus que ce qu’il prétendait.
Oëlia a deviné l’enfant des Dieux en lui.
C’est pour ça qu’il l’a prise pour amante. Peu de femmes, dans la Garde d’Eel, peuvent se vanter d’avoir réchauffé le lit de Nevra plus d’une fois : Oëlia a rejoint cette catégorie enviée, aux côtés d’autres telles qu’Alajéa, Skri ou – fait moins connu – la froide Hélène. Oëlia n’est pourtant ni superbe, ni brillante, ni même spécialement farouche, mais quelque chose au fond d’elle sait.
Miiko a été claire en l’accueillant dans la Garde : il ne devra jamais, sous aucun prétexte, transformer un Gardien en mordu. En vampire, a-t-elle dit, mais Miiko ignore la différence entre un vampire et un mordu.
Leur dictatrice a été formelle. Il sera chassé s’il ose.
Le cou d’Oëlia l’attire comme la flamme attire le papillon. Nevra a toujours aimé le danger.
(Quand il l’embrasse, elle se presse contre lui en gémissant et pendant une seconde, il pense toucher du doigt ce que c’est que d’être un dieu.)* * *
Les Elfes Altiers les plus imprégnés de magie peuvent vivre jusqu’à mille ans. C’est un record parmi les peuples féeriques. Inutile de préciser que les plus grands des Oreilles-Pointues en sont fiers, ô combien fiers ! Ils vivront plus longtemps que les sirènes, que les anges, que les hybrides d’animaux en tout genre, plus longtemps même que les kappas !
Nevra les trouve adorables. Mille ans ou dix mille, quelle importance ? C’est un nombre : si on décompte les années, on finira bien par atteindre le fatidique zéro. Systématiquement, le corps d’un elfe finit par le lâcher. Elfe Altier, Elfe des Bois, Elfe des Plaines, c’est blanc Crylasm et Crylasm blanc du point de vue d’un vampire : un jour ou l’autre, ils crèveront tous.
Et Nevra se demande parfois, allongé sur le grand lit où il ne dort jamais, ce que c’est que d’être mortel. Son esprit se rebelle – comment envisager un sort si terrible ? Mais il poursuit avec l’obstination qui le caractérise : qu’est-ce que ça ferait ? Comment vivrait-il s’il savait que sa vie pouvait finir à tout instant ? Comment font les mortels pour poursuivre leur existence alors qu’ils sont voués à disparaître ?
Seule la magie est pérenne. Seul l’univers auquel elle a donné naissance est capable de traverser les âges. Les vampires sont une incarnation de la magie, témoins du début des temps et uniques créatures appelées à observer le passage des millénaires.
En-dehors de la magie, tout est passager. Les saisons, les océans, les étoiles elles-mêmes… et les peuples féeriques.
Que les choses passent, Nevra le comprend tout à fait. Sans ce renouveau perpétuel, son peuple immortel dépérirait d’ennui. L’univers stagnerait, flétrirait comme une fleur sous un soleil trop ardent ; bien vite, il n’en resterait que des cendres.
Mais les êtres… Cela, il le comprend moins. Que des créatures conscientes soient soumises au même sort le perturbe plus qu’il n’ose l’admettre. Comment, se demande-t-il en effleurant le sein nu d’Alajéa, comment, face à Miiko et à son Feu de Glace, comment, en contournant discrètement Ezarel qui ne le remarque même pas, comment supportez-vous cela ?. Il hurle en silence et ses pensées rebondissent à l’intérieur de son crâne si fort qu’il manque de heurter un mur.
C’est une abomination, voilà ce que c’est ! Disparaître ? N’être plus rien ? Un être qui vivait, pensait, aimait se trouve annihilé par la défaillance de son enveloppe corporelle ! C’est une horreur sans nom, une insulte à la Magie, et Nevra ne comprend pas pourquoi les peuples féeriques acceptent cela sans rien dire. Pourquoi ne protestent-ils pas ?
Quand les lunes se lèvent, il n’a toujours pas sa réponse. Les vampires, songe-t-il alors, ne comprendront sans doute jamais la mortalité.
Il abandonne – temporairement. Après tout, ce n’est pas grave si cette question lui résiste pour l’instant. Il trouvera bien la réponse une nuit. Il a l’éternité devant lui.
(Mais les faéliens, eux… murmure une petite voix dans sa tête.)
(Silence, ordonne-t-il.)
* * *
Déçu.
Nevra est déçu.
C’est ça, la fille apparue sans crier gare en plein milieu du quartier général ? Celle qui a traversé toutes les barrières de protection érigées par leurs maîtres runiques sans que la moindre alarme ne retentisse ? C’est ça, la native de la Planète des Planètes sur laquelle, autrefois, tous les êtres vivaient ?
Elle n’a pas la moindre goutte de magie en elle !
Choqué, Nevra est choqué. A vrai dire, il ne pensait pas que la vie pouvait exister sans magie. Prenez les faéliens d’Eldarya : ils ont besoin de magie pour vivre et, n’en produisant pas, absorbent celle de la source la plus proche – le Grand Cristal.
Pardon : feu le Grand Cristal. C’est d’ailleurs l’essence du problème.
Mais l’humaine, elle, piétine de sa démarche gauche tout ce qu’il considérait comme acquis. Elle vit, elle pense, elle réfléchit – quoique ce dernier point soit encore en examen – sans qu’aucune aura magique n’émane d’elle. Les autres ne s’en sont pas encore aperçu mais pour Nevra, la réalisation a été instantanée. Aucune créature n’est plus sensible à la magie qu’un vampire et il ne détecte rien.
S’il le pouvait, il lâcherait un long cri de frustration. La créature pâle aux rondeurs disgracieuses face à lui est une anomalie, une monstruosité, un gribouillis infâme sur la toile de l’univers.
Et pire que tout, insulte parmi les insultes, la fille… ne s’en rend pas compte. C’est incompréhensible. Dans le monde étriqué qu’est son esprit, elle les voit, eux, comme anormaux. Nevra n’est pas stupide, il sait que depuis le départ des peuples féeriques, les habitants de la Planète Originelle ne croient plus en la magie. Il imaginait pourtant qu’elle existait autour d’eux et que, affaiblis par la disparition de la Féérie, ils avaient perdu l’intelligence requise pour la remarquer.
Il a eu tort. Les Originaux ne sont pas si bêtes.
Ils sont complètement imperméables à la magie.
Ça n’a l’air de rien, dit ainsi. La pathétique humaine, s’il lui expliquait l’absurdité de son existence, se contenterait de le regarder de son air bovin. Elle ne réaliserait pas que Nevra, fils divin et mille fois son supérieur dans la hiérarchie des mondes, traverse une tempête existentielle qui bouleverse jusqu’aux fondations de ses croyances.
Pas de magie. Pas de magie. Les habitants de l’Originelle n’ont pas de magie.
Il a envie de mordre l’humaine, de lui injecter sa magie à lui. Pas pour la transformer en mordue, non, juste pour voir si l’injection réveillera en elle quelque chose, un peu de la magie qu’il n’arrive pas à sentir et qui doit pourtant exister, car Nevra est sûr et certain que la vie ne peut exister sans magie et que l’existence de cette fille est davantage qu’un outrage : une impossibilité.
C’est comme si une pierre se mettait à parler !
Il respire, se détourne, ferme les paupières.
Une fraction de seconde. Il bouge.
Quand il rouvre les yeux, il est dans les jardins du quartier général et prend une longue inspiration pour calmer ses nerfs malmenés.
Perturbé. Nevra est perturbé.
Chapitre 3 : Méfiance
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L’humaine n’est pas dans sa garde. Nevra ignore s’il doit en être satisfait ou mécontent. Ce n’est pas qu’il la veuille parmi ses Ombres : elle est hideuse, insignifiante, avec tout le charisme d’un blobby abandonné sur la muraille un jour de canicule. Nevra est un esthète. Un être sans magie ferait tache parmi ses soldats. L’existence même de cette fille le heurte, l’agace, l’insupporte ; elle est comme un mille-pattes qu’on voit trottiner au sol, inoffensive, certes, mais fondamentalement dérangeante.
Comment ose-t-elle vivre sans employer de magie ? Comment ose-t-elle n’exister que par la grâce d’une poignée de réactions chimiques ? C’est… c’est… c’est un blasphème, voilà ce que c’est ! A quoi servent les vampires, sinon à veiller à ce que l’univers conserve sa parfaite harmonie ? Elle insulte la raison même de leur existence, et il aimerait l’avoir sous ses ordres pour le lui faire payer.
Paradoxalement, il veut aussi l’éloigner autant que possible du quartier général pour ne plus jamais avoir à poser les yeux sur elle.
Dilemme, dilemme, songe-t-il alors que le soleil se couche et change les arbres en piliers noirs. Il est parti en milieu d’après-midi et n’est pas prêt d’arriver : Miiko l’a envoyé à la poursuite d’une énième rumeur sur un vieux gâteux qui aurait aperçu - peut-être, au loin, et pis l’soleil il était haut alors chuis pas ben sûr qu’c’était point un caillot - l’éclat d’un bout de Cristal. C’est une mission particulièrement mal choisie pour quelqu’un comme lui, car Nevra, comme beaucoup de vampires, est mal à l’aise face aux personnes âgées. Savoir que l’être en face de lui pourrait mourir à tout instant lui met les nerfs à vif. Miiko, pas bête, a vite deviné ce point faible et l’exploite sans pitié.
Cette mission est une punition et Nevra la prend comme telle. Il n’a pas fait un accueil suffisamment chaleureux à l’humaine ; soi-disant qu’une femme bénie par l’Esprit du Cristal mérite plus de respect.
Quand il a entendu ça, Nevra a failli s’étouffer. Est-ce bien la kitsune qui lui parle de respect ? Elle parle à la fille comme à une domestique !
Mais Miiko est un être de contradictions, alors il s’est tu et a accepté la mission. De toute façon, courir à travers la forêt l’apaise.
Quelques lieues avant d’arriver à destination, il décide que l’humaine est mieux hors de sa garde. Si elle appartenait aux Ombres, Miiko la surveillerait comme le lait sur le feu : la curiosité de Nevra est aussi légendaire que son charme est irrésistible, et une petite humaine perdue en Eldarya serait une proie trop facile. Oh, qu’on ne s’imagine pas que Miiko est du genre protectrice ! C’est une aventurière qui fonctionne sur un seul principe, le marche-ou-crève. Normalement, elle n’aurait pas hésité à lui fourguer l’humaine dans les pattes avec un seul ordre : ce qui se passe derrière les portes closes y reste. Mais voilà, maintenant que l’Esprit du Cristal l’a distinguée, la fille est précieuse. Elle est différente. Elle doit être protégée.
Protégée de lui, apparemment.
Pourquoi la toucherais-je ? Elle n’a même pas de magie ! veut-il hurler. Les autres ne s’en sont toujours pas rendu compte et cela le stupéfie. Sont-ils tous si obtus ? N’est-il pas évident qu’elle est fade, banale, disgracieuse ? Il se souillerait en l’effleurant. Pire encore, Valkyon, cette brute taciturne, a suggéré qu’elle n’était peut-être pas humaine. Qu’elle était peut-être membre du peuple des Fées, comme eux tous. Que c’était pour ça que l’Oracle du Cristal était apparue devant elle.
Nevra a eu envie de rire jusqu’à pleurer. Les fadaises auxquelles ce muscle écervelé croit ! C’est une coïncidence, point ! Comment l’Oracle – une dryade suffisamment brillante pour transcender sa mortalité et devenir, tout comme lui, un être de magie – pourrait s’intéresser à une fille pareille ? Inconcevable !
Mais il ne peut rien dire. Déclarer platement qu’elle n’a pas de magie, ce serait révéler à quel point les vampires sont sensibles au Sang des Dieux. Si cela advenait, Miiko, tout sauf idiote, réaliserait vite qu’avec une telle sensibilité à la magie, il devrait être capable de repérer un morceau de Cristal de loin… Et là, Nevra serait dans les ennuis jusqu’au cou.
Expliquer à son irascible supérieure que réunir le Grand Cristal, l’objet dont dépend la vie des habitants d’Eldarya, n’est pas sa priorité… Hm, Miiko exploserait au-delà de toute fureur, il se sent une chaleur fort peu vampirique rien que d’y penser… Mais non. Nevra sera patient. On ne peut utiliser une bombe qu’une seule fois.
Pour quoi faire ? De toute façon, vous serez tous morts dans moins de quinze siècles ne lui paraît pas être la plus intelligente des affirmations.
Alors il s’est tu et a observé ses collègues intégrer à la Garde une vulgaire humaine.* * *
Nevra a oublié un détail. Trois fois rien, vraiment, un gravier dans les rouages de son existence…
La fille a intégré la Garde Absynthe.
La Garde Absynthe que dirige Ezarel.
Et si l’Elfe Altier était le premier à railler une pathétique humaine perdue sur Eldarya, la Gardienne choisie par l’Oracle, elle, est un trophée nettement plus glorieux. Quand Nevra rentre de mission, Ezarel l’attend à l’entrée de la Salle du Cristal, souriant comme un Cheshire qui vient d’engloutir une souris bien dodue.
— Tu as entendu ? lâche-t-il avec une insupportable satisfaction.
— Si j’ai entendu ? Cher ami, ne t’inquiète pas. Qu’Eweleïn te renvoie ton dernier baume expérimental en te demandant… Laisse-moi me rappeler… d’arrêter de gâcher des ingrédients pour des potions que tu ne maîtrises visiblement pas… Cela blesserait n’importe qui, mais j’ai foi en toi : tu ne peux que t’améliorer.
L’Elfe ne bronche même pas. Nevra doit l’avouer, il est un peu vexé : découvrir le contenu du petit mot de l’infirmière n’a pas été une mince affaire.
Tant pis. Il aura d’autres occasions de marquer des points dans la rivalité qui les oppose.
Ezarel bat l’air d’une main comme pour dire Bien sûr que non, qui se préoccupe d’anecdotes si insignifiantes ?
— Que l’humaine est dans ma garde, précise-t-il.
Ni une ni deux, Nevra enfile le meilleur masque de compassion qu’il soit capable de produire. Paupières qui papillonnent, sourcils légèrement froncés pour indiquer son inquiétude, tête penchée à dix degrés, c’est un chef-d’œuvre théâtral, un véritable monument à la gloire de l’hypocrisie ! Il espère qu’Ezarel admire la prestation. Personne ne réalise à quel point il est difficile de travailler ses expressions faciales quand on n’a pas de reflet.
— On m’en a parlé, commence-t-il. Je suis désolé pour toi, ça ne doit pas être simple de s’occuper d’une incapable pareille. Je l’aurais bien prise dans mes Ombres mais elle est beaucoup trop laide. J’ai pensé qu’on pouvait s’en débarrasser auprès de Valkyon – la laideur, il connaît – mais si tu veux te dévouer, loin de moi l’idée de m’y opposer…
Ah ! Là, juste là ! Pendant un bref instant, Ezarel a serré les mâchoires d’un air irrité. Voilà, c’est cela que Nevra veut ! Hélas, l’Elfe s’est repris. Son éternel sourire railleur est à nouveau en place – au bout de cinq ans, il est devenu beaucoup trop doué à ce petit jeu.
— Laide ? Elle me paraît tout sauf laide. L’Oracle en personne lui est apparu, tu l’as vu toi aussi. Je ne te la passerai pas pour tout le miel du monde.
Il est si fier de sa stupide petite recrue. Nevra se demande à quel point il doit insulter l’humaine pour qu’Ezarel perde complètement son sang-froid. Ils ne sont pas encore assez proches, non… Mais si leur Alchimiste en chef s’attachait à la fille, elle deviendrait un point faible idéal, un bouton à pousser pour faire enrager son rival. Ce ne serait pas facile, non, mais Nevra n’a jamais été rebuté par la difficulté.
Il range soigneusement le projet dans un coin de sa tête. C’est avec une sincérité parfaite et d’autant plus exaspérante qu’il déclare donc :
— Je suis très content que l’humaine soit une Absynthe.
Quand il entre dans la Salle du Cristal, seule l’ouïe surnaturelle des vampires lui permet d’entendre les malédictions que marmonne Ezarel.
— Tu as l’air de bonne humeur, remarque Miiko en l’apercevant. Je dois m’inquiéter, ou bien ta mission a été fructueuse ?
Nevra sourit.* * *
Miiko lui ayant donné une copie du questionnaire de l’humaine…
Ah, soit, Miiko ne lui a rien donné du tout.
S’étant procuré une copie du questionnaire de l’humaine, Nevra a pu constater qu’elle n’a pas choisi une seule réponse appropriée pour la Garde de l’Ombre. Cela l’agace. Pas une seule ? Qu’elle ne soit pas parmi ses subordonnés, c’est tout naturel : il ne prend que l’élite. Mais pas une seule réponse ?
Au moins, se rassure-t-il, elle n’a pas non plus une seule réponse faite pour l’Obsidienne…
Non, en fait, ça ne le rassure pas du tout. Cette vulgaire humaine ne le réalise pas mais elle a classé sa Garde au même rang que celle de Valkyon, et c’est là une insulte impardonnable. Il dirige l’Ombre ! L’Ombre, dont les membres au pas léger sont comme le vent esquivant les nuages, comme les courants au fond de l’océan, comme les trous noirs au centre des galaxies : invisibles, splendides, puissants.
Et cette petite idiote les place dans le même sac que les brutes épaisses de Valkyon !
Elle l’agace. Il l’a vue deux fois et pourtant elle l’agace comme peu d’autres avant elle.
Pour la première fois depuis sa prime jeunesse, Nevra a envie de mordre quelqu’un juste pour le voir sombrer – lentement, pas à pas, nuit après nuit – dans l’inéluctable folie des mordus.* * *
La magie est sacrée. Elle est l’air qui porte l’oisillon lors de son premier vol, elle est le feu qui brûle au cœur des étoiles, elle est l’essence que les dieux ont insufflée à l’univers.
(Nul n’a le droit de refuser le don des dieux.)
(Nul n’a le droit de ne pas être magique.)* * *
Les lunes sont pleines quand Nevra se glisse hors du quartier général. Il a enfilé une large cape pour couvrir ses bras pâles, et la doublure en soie caresse sa peau comme une amante.
Sur ses lèvres, il sent encore le goût salin d’Alajéa. Elle le fascine. Comment une sirène peut-elle haïr la mer ? Cela va contre sa nature et Nevra, confusément, sent là une réponse à l’interrogation qui le poursuit depuis des siècles. Contre sa nature… Il tente d’y réfléchir mais, comme toujours, la migraine lui frappe les tempes. Les indices sont si rares, et il ne parvient même pas à les exploiter ! C’est comme si son esprit, d’ordinaire si brillant, se perdait dans le brouillard. L’incertitude va le rendre fou. Pourquoi ne peut-il pas réfléchir clairement ? Qu’est-ce qui le bloque dans ses tentatives ?
Parfois, quand il emmène Alajéa sur la plage et qu’elle fait la moue face à l’océan, il a envie de l’attraper par ses longs cheveux bleus et de tirer jusqu’à ce qu’elle hurle. Réponds ! Qu’est-ce que tu sais ? D’où vient ma question ? Est-ce lié au Vertige ? Est-ce là une chose que seuls les mortels comprennent ? Que sais-tu ? Réponds !
Patience, s’admoneste-t-il alors. Ne brusque pas la sirène ou, fidèle malgré tout à ses origines maritimes, elle se fermera comme une huître.
Il veut comprendre. Il doit comprendre. Cette interrogation ne devrait pas exister. L’univers et lui partagent la même essence – l’Energie pure, l’Essence de Vie, le Sang des Dieux, autant de noms pour désigner la magie – et les vampires ont toujours pensé que pour cette raison, ils étaient dotés d’une compréhension parfaite du monde autour d’eux. Ne sont-ils pas capables de prévoir la danse des étoiles dans les cieux ? Ne parviennent-ils pas à naviguer entre les planètes habitées ?
Les dieux sont le seul mystère que les vampires ne perceront jamais, car les dieux dans leur grandeur dépassent l’univers qu’ils ont façonné.
Tout le reste est limpide pour un vampire. Du moins Nevra le croyait-il.
Ses mains se crispent. Une goutte de sang vermeil éclabousse la toile de lin.
Il doit comprendre.
Chapitre 4 : Origines
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Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le Temps ?
Ce fut le début – ce moment où, des millénaires plus tôt, un vampire et un homme confrontèrent leur sagesse, et où le vampire perdit.
C’est que, vous comprenez, le vampire n’avait que les réponses. L’homme, lui, connaissait les questions.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le Temps ?
Les vampires ont une compréhension parfaite de l’univers. Ils en sont tout à la fois les gardiens et les témoins. Ils veillent sur ce rêve devenu vie, et rien de ce qui y advient n’échappe à leur entendement.
En échange, les vampires sont incapables d’envisager ce qui sort de l’univers. Si leurs esprits sont vifs, c’est qu’ils ne s’élancent qu’en ligne droite. Inlassablement, éternellement, ils parcourent les mêmes lieux, et rien de ce qui s’en échappe n’effleure leur entendement.
Vous êtes un sage, a dit l’homme au vampire. Sage entre les sages, pouvez-vous répondre à une question qui me poursuit depuis mon enfance ?
Le vampire, plein de la certitude tranquille de sa race, a hoché la tête.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ? Qu’existait-il avant le Temps ?
Le vampire s’est arrêté.
Hors de l’Espace.
Avant le Temps.
Autour de lui, le monde s’est brisé. Comme un cocon de verre, il a explosé en une pluie étincelante. Chaque goutte, en le touchant, a laissé derrière elle une blessure sanglante qui ne se refermerait plus.
Les dieux, a voulu répondre le vampire dans un élan de panique, car c’est vrai : les dieux sont supérieurs à leur œuvre, n’est-ce pas ? Mais la vérité, la voilà : le vampire n’avait jamais envisagé que quoi que ce soit puisse sortir de l’univers. L’Espace et le Temps ne sont-ils pas les limites ultimes ? Comment peut-on ne serait-ce qu’envisager de les dépasser ?
C’est drôle, a-t-il songé plus tard, d’avoir toujours su que les dieux avaient rêvé l’univers, et de n’en avoir jamais conclu qu’il y avait quelque chose hors de cet univers.
Inéluctablement, les vampires finissent par se perdre dans le Vertige de l’infini. Qu’arriverait-il, alors, à un vampire qui regarderait au-delà de l’infini ?
Ce fut le début, quand un homme, en deux questions, terrassa un immortel.
Plus tard dans la nuit, alors que la magie vampirique courait dans les veines de l’homme et que le vampire, les yeux fous, essuyait d’une main le sang sur ses crocs, l’homme a clos ses paupières et a dit Je vous pardonne. Le vampire a ri de ce rire hystérique des êtres sur le fil qui se sentent perdre l’équilibre.
— Tu deviendras fou toi aussi, a-t-il craché. Pour ce que tu m’as fait, je te condamne à ne devenir plus qu’une ombre. Toi que les tiens révèrent, je te maudis ! Ton esprit trop brillant se perdra dans une soif que rien ne peut étancher ! Ta curiosité trop vive te poussera vers ta destruction ! Les disciples que tu chéris ne verront plus en toi qu’une bête furieuse !
Quelle réaction puérile ! Ce qu’il n’avait pu vaincre par l’esprit, il a voulu le terrasser par la force. Le vampire, dans une vengeance futile, a tué son messager.
Ce fut le début : quand Skotoma, dans une vaine tentative d’oublier sa faute, quitta l’Originelle pour les Neuf Royaumes et échoua finalement sur Eldarya, le nouveau monde à la croûte saupoudrée de magie. Il changea jusqu’à son nom. Dorénavant, on l’appellerait Nevra.* * *
Des siècles plus tard, il apprit que l’homme, plutôt que de tomber dans la folie des mordus, avait préféré le poison. Nevra s’est promis que de toute éternité, où que les dieux le poussent, jusque dans le Vertige, il honorerait la mémoire du Grec Socrate.* * *
Ezarel traîne son insupportable contentement où qu’il aille. Impossible de ne pas le remarquer : son sourire satisfait est comme une cape de fils d’or tissée de diamants, avec en sus de petites clochettes en argent accrochées sur les côtés qui tintinnabulent à chacun de ses pas.
Brillant, prétentieux et dépourvu de tout bon goût, complète Nevra en retroussant les lèvres sur ses crocs.
Comme on peut s’y attendre, tout est de la faute de l’humaine. Y a-t-il quoi que ce soit dernièrement dont la responsabilité ne puisse être attribuée à l’insupportable intruse ? Sa simple vue suffit à gâcher une journée entière ; Nevra ne peut même plus admirer les longues mèches brunes de Skri sans imaginer voir la chevelure semblable de la fille.
Qu’a-t-elle fait, cette fois ? A-t-elle failli tuer un rejeton d’un des peuples les plus éminents d’Eldarya ? S’est-elle mise à portée de griffe d’un Blackdog ? Pire, bien pire ! La machine à rumeurs de la Garde lui a rapporté qu’elle possède une formation d’alchimiste – ou de chimiste, comme elle dit – et qu’elle a amené avec elle une encyclopédie de connaissances en la matière. Depuis qu’il le sait, c’est Yule, Samain et Beltane combinés pour Ezarel, qui se pavane comme un paon en chantant à qui veut l’entendre les louanges de sa recrue, et prédit déjà les progrès inévitables que l’Absynthe va faire au classement.
C’est intolérable.
Les dieux soient loués, l’Elfe a tout de même le bon sens de ne pas complimenter la fille en face. Au contraire, il lui sort les piques les plus pernicieuses de sa vaste collection, et Nevra s’en sent tout à la fois soulagé et inquiet. Soulagé parce qu’il ne faudrait pas que la fille s’imagine qu’elle a une quelconque valeur ; inquiet parce que… c’est son rival ! Et la fille, lui murmure ses fidèles Ombres, hoche la tête avec indifférence face à ces assauts verbaux puis retourne à son travail sans répondre. Nevra comprend bien, lui, que c’est parce qu’en dépit de son talent alchimique, elle est trop imbécile pour les joutes verbales. Evidemment, ça ne fait qu’encourager Ezarel qui tente inlassablement de la faire sortir de ses gonds.
Leur rivalité passe à la trappe et Ezarel n’est pas venu le narguer depuis six jours. Nevra décide de blâmer la fille : c’est de sa faute, après tout, s’il perd l’une de ses distractions préférées !
J’aurais dû m’en douter, songe-t-il en contemplant le Cristal aux reflets chatoyants. Un être qui n’a pas de magie ne peut être qu’une mauvaise nouvelle.
Le culot de l’humaine n’admet aucune limite. Lui piquer son jouet préféré !
Au moins n’a-t-elle pas touché à ses amantes. Les Sept, comme il les appelle dans le secret de ses pensées, sont à lui et à personne d’autre. Si l’humaine s’en approchait, au diable les ordres de Miiko : il lui faudrait sévir.* * *
Il est des chiffres qui sont sacrés. Inscrits dans la trame du monde, participant à l’arithmétique subtile qui gouverne l’univers, ils offrent à qui les connaît ordre et pouvoir. Sept, tout comme trois, zéro ou treize, est l’un de ces chiffres.
Quand il a intégré la Garde d’Eel, Nevra a décidé qu’il aurait sept amantes. Ça lui a pris comme ça, une envie soudaine et inexplicable qu’il n’a pas cherché à justifier, un désir d’esthète, peut-être. Zéro serait trop triste ; trois inviterait la jalousie entre les élues ; treize lui volerait toutes ses heures d’éveil. Non, il en veut sept, point, et sept il aura : quelle Fée le refuserait ? Il est un vampire, un enfant des dieux fait de magie pure, et pour une Fée, rien ne saurait être plus aphrodisiaque. Elles s’imaginent que c’est parce qu’il est beau, qu’il parle bien, qu’il a du charme. La vérité est toute autre : ce n’est que la magie en lui qui les hypnotise, comme un assoiffé contemplant les courants d’une rivière avant d’y plonger le visage.
Ses Sept, Nevra les choisit avec soin. Pas question d’en ajouter une sur un coup de tête pour l’ôter un mois plus tard ! Les Sept seront une œuvre, une ode à sa quête séculaire, et il respecte bien trop la Question qui le hante pour ouvrir ce groupe à la première venue.
Six ans après le début de la Garde, les Sept comptent cinq femmes. Deux manquent encore à l’appel. Un autre s’en agacerait, mais Nevra ne réalise même pas qu’il pourrait se sentir impatient. Six ans, c’est une peccadille pour un immortel, et d’ailleurs, il ne s’attendait pas à trouver autant en si peu de temps. C’est la Garde, songe-t-il en inspectant les déguisements des recrues sur le point de partir en mission : l’organisation de Miiko réunit des personnalités aussi éclectiques que fascinantes.
Miiko, tiens, parlons-en. Miiko est un problème. Elle doit devenir l’une des deux restantes, Nevra y tient comme un Blackdog tient à son os à moelle, mais elle persiste à le refuser.
Cette femme, se dit-il en remontant les bretelles à un Satyre qui n’a pas entouré ses sabots de tissu, cette aventurière aux multiples facettes ne cesse de le surprendre. Les kitsune ne sont pourtant pas des créatures particulièrement puissantes. C’est le triste destin des hybrides que de se situer au bas de l’échelle du pouvoir… Et pourtant Miiko, quand elle daigne se battre, manie épée et magie avec une dextérité d’Elfe. Elle tourbillonne comme une chamane invoquant les esprits, libère glace et feu tel un élémentaire des saisons, charge ses coups d’une grâce létale. Tout le monde dans la Garde a perdu au moins une fois contre elle, même Nevra : trop occupé à admirer la beauté de ses mouvements, il en a négligé la dague au bout de son bras et l’a payé d’une large balafre en travers de l’estomac.
Il aurait pu se sentir vexé. Son rôle au sein de la Garde, le masque de Don Juan au sang chaud qu’il arbore aurait voulu qu’il s’énerve. Il n’en a pas été capable : le coup de Miiko était bien trop beau pour éprouver autre chose que de l’admiration. Voilà pourquoi, tous les mois, quand ses pouvoirs de régénération viennent à bout de la blessure pour ne laisser qu’une peau pâle et intacte, Nevra sort sa dague et la rouvre. Il aime le contact de cette cicatrice, la façon dont elle le tire quand il se plie en arrière, il aime avoir conscience qu’une femme dans cette Garde a pu l’atteindre, lui l’immortel fils des dieux.
Cette blessure lui rappelle que les mortels ne sont pas tous aussi insignifiants qu’ils en ont l’air.
Après tout, c’est bien un mortel qui lui a révélé la Question…* * *
Et ce sont les mortels, il en est fermement convaincu, qui le mèneront jusqu’à la réponse. N’est-ce pas là le rôle des Sept ? Sept faéliennes aussi différentes que la nuit et le jour, unies autour de lui comme des prêtresses adorant une idole ; sept femmes dont chacune, au centre de son âme, porte un morceau de la réponse qu’il cherche. S’il reconstitue le puzzle, trouvera-t-il enfin la paix ? Ou bien ces pièces éparpillées par le vent, une fois réunies, refuseront-elles de former le motif qu’il désire ?
Comprendra-t-il enfin ce qui lui échappe depuis des millénaires ? Ou se retrouvera-t-il à la lisière du désespoir, tel un artiste tentant en vain de reconstituer un vase brisé pour lui rendre son ancienne gloire ?
Il l’ignore, et cette ignorance le ronge. Les vampires sont faits pour comprendre. Rien, sous le ciel divin, ne peut leur être inconnu.
Au fond de lui, Nevra sait bien ce que cela signifie. Rien, dans l’univers créé par les dieux, n’est incompréhensible pour un vampire… Ce qui signifie que sa Question sort des limites de l’univers.
En tentant de dissiper le brouillard qui envahit son âme quand il pense à la Question, ne s’oppose-t-il pas aux dieux eux-mêmes ?
Nevra détourne le regard et va s’allonger. Il ne veut pas – ne peut pas – y penser trop longtemps. S’il s’y risquait, peut-être un dieu percevrait-il en lui le goût amer de la trahison, et alors adviendrait… quoi ?
Cela non plus, Nevra ne le sait pas, mais il est certain d’une chose : il n’osera jamais encourir la colère des dieux.
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Dernière modification par Lillion (Le 28-11-2024 à 14h57)
« Quand il a intégré la Garde d’Eel, Nevra a décidé qu’il aurait sept amantes. Ça lui a pris comme ça, une envie soudaine et inexplicable qu’il n’a pas cherché à justifier, un désir d’esthète, peut-être »
[Nevra] - Chapitre 4 en ligne
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