Nevra est un vampire, une créature immortelle qui joue à la vie comme d'autres jouent aux dés. La Garde d'Eel n'est qu'une distraction dans son éternelle existence.
C'est du moins ce qu'il croyait, avant que la répugnante humaine ne trébuche dans son monde.
Nouveau chapitre tous les jeudis !
1. Cette fiction est terminée, elle a été écrite autour de 2018. Les douze chapitres (en plus du prologue) sont déjà écrits. Si vous voulez être prévenues, signalez-le-moi et je vous enverrai un MP à chaque nouveau chapitre.
2. L'univers du Rêve des dieux n'est pas toujours le même que l'univers du jeu. La fiction a été écrite avant la fin de The Origins et je ne respecte pas les révélations du jeu - donc ne soyez pas surpris.es si des trucs comme la race de la gardienne divergent du lore officiel.
3. Cette fiction est centrée autour de Nevra et de sa nature de vampire, et ce n'est pas une romance (à moins d'avoir une vision très triste de l'amour parce que mon Nevra est plutôt infâme là-dessus...). La gardienne apparaît, c'est un personnage important mais secondaire.
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A tous les enfants d'Eldarya
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Lectrices de l'ombre : on n'a pas toujours le temps ni l'énergie de commenter, je comprends ! Ce qui m'importe, c'est que vous aimiez cette fiction. Si vous voulez être prévenues de l'arrivée des nouveaux chapitres, envoyez-moi un MP et je vous ajouterai à la liste, même si vous n'avez jamais commenté.
>> Dates de sortie
Chapitre 1 - Intemporel : 07/11/2024
Chapitre 2 - Magie : 14/11/2024
Chapitre 3 - Méfiance : 21/11/2024
Chapitre 4 - Origines : 28/11/2024
Chapitre 5 - Rage : 05/12/2024
Chapitre 6 - Troie : 12/12/2024
Chapitre 7 - Aveuglement : 19/12/2024
Chapitre 8 - Loin : 26/12/2024 (partie 1), 02/01/2025 (partie 2)
Chapitre 9 - Illusion : 09/01/2025 (partie 1), 16/01/2025 (partie 2)
Chapitre 10 - ?? : 23/01/2025
Chapitre 11 - ?? : 30/01/2025
Chapitre 12 - ?? : 06/02/2025
>> Histoire
Prologue
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Miiko se laissa tomber au sol.
Elle n’en pouvait plus. A peine trois mois que son projet fou avait vu le jour et une famille de purrekos aurait pu loger dans ses cernes.
Qu’est-ce qui l’avait prise d’accepter ? Ressusciter la mythique Garde d’Eel, quelle idée ! La Garde était une légende sortie du fond des âges, un de ces contes que les mercenaires en vadrouille se racontaient au coin du feu.
Et voilà qu’elle dépoussiérait le mythe. On avait pourtant tenté de l’en dissuader. Ses compagnons d’aventure, pillards inconscients qui n’aimaient rien tant que de profaner d’antiques tombeaux, le lui avaient répété à l’envi : toi, créer une milice ? Te poser quelque part ? Gérer des gens ? Ne nous fais pas rire ! Tu seras de retour parmi nous dans moins d’un an, et t’auras un avis de recherche pour assassinat de masse au cul !
Ils n’avaient pas tort. Ces types avaient beau être les pires sacs à merde qu’Eldarya ait portés, ils avaient aussi été ses subordonnés dans plusieurs expéditions périlleuses. Ils la connaissaient bien, les enfoirés.
La vérité, c’est que Miiko n’était pas faite pour diriger une confrérie. Elle aimait les petits groupes d’élite. Qu’on lui donne onze types capables de se torcher le cul sans qu’elle leur guide le poignet et elle conquerrait un royaume ! Mais onze cents ? Non, les vastes armées encombrées de parasites lui tapaient sur les nerfs. Elle n’était connue ni pour sa patience, ni pour sa tolérance. En plus, elle avait la bougeotte : impossible de rester plus d’un mois au même endroit. Ça lui grouillait sous la peau comme une armée de vers, cette envie de partir. Elle voulait tout voir, tout savoir, tout explorer. S’attacher à un lieu, ce n’était pas son genre. Non, vraiment, elle était la pire candidate possible pour faire renaître une mythique confrérie militaire…
La femme-renarde leva la tête et darda un regard mauvais sur le Cristal qui scintillait au-dessus d’elle. Elle était la pire candidate, aucun doute là-dessus, mais allez raisonner l’Oracle d’Eldarya ! La déesse lui était apparue en rêve, toute enveloppée dans ses voiles pastel, et l’avait d’abord inondée de présents. Miiko s’était méfiée, bien sûr. Une vie de mercenariat lui avait appris que les cadeaux n’étaient jamais des cadeaux – juste un paiement pour une mission à venir. Ça puait l’arnaque à mille pieds, cette affaire. On ne peut pas faire confiance aux dieux.
Mais quand elle s’était vu offrir le légendaire Feu de Glace… Elle n’avait pu dire non.
Miiko regarda la cage posée à ses côtés. Elle aurait dû refuser ; elle en avait été incapable. Même maintenant, elle ne pouvait se résoudre à regretter son choix. Le Feu dansait comme un oiseau de lumière, laissant parfois échapper des étincelles bleutées ou des flocons de neige qui venaient s’échouer au sol pour y mourir.
Si elle avait refusé la requête de l’Oracle, elle aurait dû rendre tous les cadeaux. Ç’aurait été possible – douloureux, certes, mais possible… S’il n’y avait eu le Feu. De cela, elle ne pouvait se séparer.
Alors Miiko avait accepté, merde : elle ferait renaître de ses cendres la Garde d’Eel. Elle réunirait les plus vaillants guerriers, les meilleurs espions, les savants de renom, et tous ensemble, ils reconstitueraient le Cristal sacré !
Une goutte d’eau sale passa à travers la fissure du plafond et lui tomba sur la joue.
Reconstituer le Cristal sacré, ça paraissait si glorieux quand on le disait ainsi. En vrai, les bâtiments étaient poussiéreux, les terres en friche, et ils n’avaient même pas la main-d’oeuvre pour réparer la foutue fissure du plafond. Avec un soupir, Miiko tira de sa besace les derniers dossiers. Et tout cette paperasse allait la rendre plus folle qu’un lamulin ! Acquérir du territoire, obtenir l’accord de la cité d’Eel, créer un blason, aménager les dortoirs… Et la hiérarchie ! Tout ce que Miiko connaissait de la hiérarchie, c’était Je suis en haut, le premier qui tente de me détrôner se prend une dague entre les côtes. Quand il faisait partie de l’expédition, Leiftan devenait son second. Les autres, eux, géraient leur affaire comme ils l’entendaient.
Sauf que voilà : ça ne suffisait plus. Encore une différence entre onze et onze cents. On attendait d’elle qu’elle désigne des chefs pour ses trois gardes. Obsidienne, Ombre et Absynthe avaient besoin de généraux qui les mèneraient à la baguette…
Un son lui fit dresser les oreilles. La nuit était tombée depuis bien longtemps ; il n’y avait qu’une seule personne qui puisse se tenir devant la salle du Cristal à une telle heure.
— Entre, Leiftan, appela-t-elle avec soulagement.
La présence de son vieux compagnon d’armes l’apaisait toujours. Elle hésita cependant à changer son opinion quand elle remarqua le tas de feuilles qu’il tenait sous le bras.
— Encore de la paperasse ? grogna-t-elle de ce ton qui voulait dire et tu n’aurais pas pu la remplir pour moi ?
— Oui, mais tu vas être contente : j’ai les meilleurs candidats pour tes chefs de garde.
— C’est vrai ? Donne ! Alors, voyons voir… Valkyon, hein ? Barbant mais c’est le seul que tous les autres respectent et qui ne perd pas sa paie en réparations de matériel cassé… L’Obsidienne, c’est fait. L’Absynthe… Une page entière de candidatures ?
— C’est le recto, signala Leiftan. Il y a aussi le verso.
— Pardon ? Mais combien de demandes as-tu reçues ?
— Tu connais les intellectuels. Ils pensent tous qu’ils sont les plus aptes à diriger la garde et que les autres ne sont que des idiots prétentieux.
— Qu’ils aillent aux corbeaux ! Je ne suis pas d’humeur à gérer leurs conneries de cerveaux enflés. On verra ça demain. Ça nous laisse… l’Ombre. Alors, laisse-moi lire… Nox, tu penses ?
— Elle est compétente et elle saura se faire obéir. Elle te ressemble beaucoup, je trouve.
— C’est bien ce qui m’inquiète, renifla l’ancienne mercenaire. Compétente, autoritaire et pas loyale pour deux sous. Si je la mets à ce poste, j’aurai une mutinerie dans deux ans. Oublie Nox. Qui d’autre ?
— Comme tu peux le voir, il y a Geoffroy…
— Nevra, lut soudain Miiko.
Leiftan s’interrompit.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il poliment.
— Je ne sais pas, j’ai eu comme… un pressentiment. Que sait-on sur lui ?
— Tu l’envisages comme chef de garde ? demanda son ami en fronçant les sourcils. J’ai des doutes. Il est différent des autres. Je n’arrive pas à comprendre ses motivations.
— Je vois ce que tu veux dire, mais c’est comme si… comme si l’Oracle me parlait.
Leiftan leva les yeux au-dessus de la tête de Miiko, là où le Cristal luisait paisiblement.
— Nevra… Nevra… répéta-t-elle comme si elle goûtait ce nom inconnu. Race : vampire… Ils sont très rares.
— Et très mystérieux. Es-tu sûre de toi ?
— Il doit être le chef de l’Ombre. Je le sais – je le sens. Race : vampire. Famille : aucune. Âge…
Dans la salle vitrée, les deux lunes d’Eldarya déversaient leur lumière blafarde.
— Tiens, c’est drôle. Regarde ça : il n’a pas noté d’âge.
Chapitre 1 : Intemporel
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Qu’est-ce que le Temps ? Qu’est-ce que l’Espace ?
Mais surtout, ô sages entre les sages, ô philosophes aux esprits prisonniers de vos grimoires : qu’est-ce que la magie ?*
La Garde d’Eel n’est pas une démocratie. Il n’y a pas de votes, pas de droits citoyens, pas de bureau des réclamations avec une jolie succube à l’intérieur prête à écouter vos doléances. La Garde d’Eel est une autocratie. Au sommet, il y a Miiko et…
C’est tout, en fait. Juste Miiko.
Et puis en-dessous, il y a eux : trois chefs de garde sous les ordres de la femme-renarde la plus autoritaire de la Création. Même après des années, Miiko les scrute avec une méfiance à peine voilée, et elle rêve de pouvoir s’arracher un œil et de l’envoyer flotter derrière eux afin de les observer à distance. Surtout, bien sûr, le beau, le charmant, le puissant Nevra : que ne donnerait-elle pas pour glisser un regard dans la chambre à coucher du séduisant vampire !…
— J’en doute, l’interrompit Leiftan avec un sourire figé.
Nevra, sa tirade coupée en plein vol, se rattrape vite : il fait un clin d’oeil et observe avec ravissement le sourire de Leiftan se changer en rictus.
— Mon lunaire ami, toute créature dotée d’yeux voit bien que notre ravissante chef brûle du désir de me posséder ! Si tu ne le remarques pas, c’est uniquement parce que tes yeux, tu les lui as prêtés. Tu lui rapportes tout ce que tu vois et tu ne gardes rien pour toi.
— J’ignore ce que tu sous-entends, Nevra, mais…
— Je ne sous-entends rien ! Mon ouïe est parfaite, comment oses-tu prétendre le contraire !
— Non, attends, dit Leiftan en se massant le front. Je viens de réaliser que je n’ai aucun intérêt pour cette conversation. Tu m’as arrêté en prétendant que tu avais d’importantes nouvelles à me transmettre, et de toute évidence c’était encore une preuve de ton humour douteux, je vais donc…
— Les nouvelles ! s’exclame Nevra.
Il ne les avait pas oubliées. Sa mémoire est excellente. Elles s’étaient juste… échappées de la cage de son attention, comme les oiseaux qu’il voit pépier par la fenêtre.
— Sais-tu qu’il y a eu un autre vol de nourriture ? Oui, tu le sais. Darius, qui était de garde lors du vol, a été assommé, et Eweleïn refusait de le laisser faire un compte-rendu tant qu’il n’était pas pleinement remis. Remis, il l’est désormais ! Je lui ai montré une pièce d’étoffe grise et lui ai dit que nous l’avons retrouvée dans le garde-manger, là où il a été attaqué. Il a confirmé que son assaillant était bien un inconnu vêtu de gris, quoiqu’il ait été assommé trop vite pour reconnaître la démarche ou la silhouette. Selon lui, le gris de l’étoffe ressemble suffisamment au gris des vêtements de son assaillant pour en être un morceau.
— C’est une nouvelle importante, reconnait Leiftan, mais qui ne me concerne guère. La traque des voleurs est l’affaire de l’Ombre, pas de l’Etincelante.
— Pertinente observation ! Hélas, nous n’avons pas retrouvé d’étoffe grise sur les lieux.
— Pardon ? Mais tu viens de dire que vous avez retrouvé cette pièce sur le lieu de l’attque…
— J’ai dit que je l’avais dit à Darius, corrige Nevra.
Les rouages tournent, lentement, dans la jolie tête pâle du lorialet. Il porte à nouveau une main à son front. Est-ce une migraine qui monte ? Nevra l’espère – Leiftan n’est jamais aussi distrayant que lorsque la douleur lui perce les tempes !
— Tu veux dire que tu as menti à Darius, élabore Leiftan. Mais si c’est un mensonge, si vous n’avez pas retrouvé cette étoffe sur les lieux de l’attaque, pourquoi Darius a-t-il affirmé que son assaillant en était vêtu ?…
Nevra sourit. Ses crocs reflètent la lueur rougie du crépuscule.
— Peut-être les souvenirs de Darius ont-ils été chamboulés, suggère-t-il en haussant les épaules. Ou peut-être, mon cher collègue étincelant, Darius mérite-t-il ton attention personnelle.
— La garde Etincelante est en charge des traîtres. Suggères-tu que c’est Darius qui a…
La conversation a trop duré : agacer Leiftan est amusant, le voir se débattre avec les conclusions les plus simples, pas vraiment.
— Que le Cristal t’accompagne ! salue Nevra en se détournant.
C’est d’excellente humeur qu’il pénètre dans la salle du Cristal.
— Bonsoir, collègues !
— Nevra, gronde Miiko, tu es en retard.
— Non, se désole le vampire. La réunion a commencé il y a un quart d’heure.
— Oui, c’est ainsi qu’on définit le mot retard, note Ezarel.
— Je voulais arriver une demi-heure après le début !
Le Feu de Glace, étalé sur une table, se met à briller. L’objet répond aux émotions fortes de Miiko.
— Tu voulais arriver en retard ? grince la kitsune. Nous t’attendions !
— Oh, Miiko, si tu veux me voir davantage, tes désirs sont mes ordres… Puis-je te raccompagner jusqu’à ta chambre quand nous en aurons fini ? Nous pourrons faire plus ample connaissance...
Nevra décoche un sourire charmeur, l’un de ceux qui ne manquent jamais de la mettre hors d’elle.
Il a misé juste. Le feu bleu déborde de la Lanterne et vient danser entre les mains de Miiko. Elle le regarde comme si elle avait envie de le brûler sur place.
Ah, cette chère Miiko ! Y a-t-il spectacle plus enivrant que celui de sa colère ?
Hélas, Valkyon, barbant barbare, pose une main sur l’épaule de leur dictatrice pour l’inciter au calme. Il y réussit, l’exaspérant faélien. Miiko prend une longue inspiration.
— As-tu songé qu’en dépit de tes multiples insinuations, je n’ai peut-être pas envie d’en savoir plus sur toi ? déclare finalement la femme-renarde.
Nevra hausse les sourcils. Force lui est d’admettre que non, il n’y a pas songé. Cette absence de curiosité le désole : comment pourrait-on ne pas vouloir en savoir plus sur lui ? Il a mené une vie absolument passionnante ! Il a découvert des secrets oubliés des mortels ! Il a…
Ah mais oui, ça lui revient ! Il ne leur a jamais parlé de toutes les choses fascinantes qu’il a faites. C’est l’ennui quand on mène une vie emplie de mystères : on ne peut pas s’en vanter. Tous les secrets qu’il a exhumés resteront enfermés dans le tombeau de son esprit, hors de portée des mortels.
— Tant pis pour toi ! se reprend-il avec aisance. Bon, Miiko, il faut qu’on parle des potions d’invisibilité qu’Ezarel a testées sur mes dernières recrues. S’il veut les utiliser comme rats de laboratoire, ça me va, mais trois d’entre elles n’ont pas arrêté de briller pendant des nuits. J’ai dû les enlever de toutes les missions d’infiltration et ma garde a perdu trente points au classement…* * *
Bien ignorant celui qui, d’un vaste mouvement du bras, jette le nom de vampire sur tous les immortels buveurs de sang ! Car les vampires, les véritables vampires, ces enfants des dieux aux veines brillant de magie pure, sont aussi éloignés des Mordus que le soleil d’une simple flamme.
Les Mordus ne sont de pauvres hères. Créatures mortelles maudites par un vampire, leurs esprits limités ne peuvent supporter bien longtemps les changements qu’ils subissent. Invariablement, ils glissent jusqu’à la folie. C’est alors à leurs alliés, leurs amis, parfois même à leur propre famille de leur offrir l’éternel repos.
La chose, quoiqu’en disent les rumeurs, est étonnamment aisée. L’immortalité des Mordus n’est, après tout, qu’un colosse aux pieds d’argile : magie de feu, poison, armes d’argent s’offrent au chasseur déterminé à abattre sa proie. Et il y en a d’autres, oh ! Beaucoup d’autres ! Tellement de trous dans la coquille d’invulnérabilité des Mordus, songe Nevra, qu’il est remarquable que le bateau n’ait pas encore coulé. Lui a vu de son œil gris plus de cent Mordus mourir. Il pourrait lister autant de manières de les tuer avant d’avoir à reprendre son souffle…
Oui, l’immortalité des Mordus est un mythe. Celle des vrais vampires, en revanche, est une vérité inscrite dans la trame même de l’univers.
Nevra est un vrai vampire. Sa lignée remonte à la nuit des temps, quand les mondes ne faisaient qu’un et que le ciel n’était illuminé que par quelques étoiles solitaires.
C’était il y a bien, bien longtemps… Un temps si lointain que lui-même ne l’a jamais connu. C’était le début, quand le rêve d’un dieu donna naissance à l’univers…
Nevra secoue la tête. Il a le vertige, soudain, comme un enfant qui se penche au-dessus de la barrière et plonge son regard innocent dans le vide. Il inspire, puis expire, des souffles réguliers qui l’aident à revenir à lui.
Tiens, se dit-il en posant une main glacée devant ses yeux, encore un problème que les mortels ne connaissent pas : le Vertige. Ils n’en expérimenteront jamais qu’un fac-similé. Le Vertige advient quand un être se laisse aller à contempler l’immensité, et de cela, les mortels sont incapables. Temporellement et spatialement, ils sont des êtres finis : leur durée de vie est limitée, les planètes où ils vivent aussi.
Les vampires sont, par nature, infinis. Eux seuls peuvent pleinement expérimenter le Vertige. L’immensité des cieux est comme un précipice ouvert sous leurs pieds à chaque heure du jour ou de la nuit, et il suffit d’un regard vers le bas pour se sentir irrémédiablement attiré…
Les vampires mènent des existences variées, mais la fascination du Vertige est l’un des rares points qui les unissent tous.
Nevra sait qu’il cédera un jour. Tous les vampires finissent par chuter dans la fascination. Une nuit, on le retrouvera dans les vastes plaines, les yeux rivés sur le ciel, à contempler le ballet infini des étoiles scintillantes…
Est-ce que ce sera la fin pour lui ? Ou est-ce que le Vertige n’est, en vérité, que le début de la véritable vie d’un vampire ? Repousser sans cesse la fascination de l’infini, n’est-ce pas une erreur ? Après tout, si les plus vieux vampires partent dans le Vertige et n’en reviennent jamais, c’est peut-être parce que le Vertige a quelque chose de plus qu’une vie parmi les mortels…
En vérité, il ne sait pas. Et puis au fond, quelle importance ? Lui aussi tombera un jour. En attendant, il est bien décidé à s’amuser autant que possible avec – pardon, parmi – les mortels.
Après tout, songe-t-il en ricanant, ce n’est pas comme si sa durée de vie était limitée…* * *
Nevra déteste l’ennui. Il l’abhorre, il l’exècre, il le feuyea, il le μῑσεῖ ! Plutôt plonger dans le Vertige que de ne rester là à ne rien faire ! a-t-il plus d’une fois déclaré.
Beaucoup de vampires deviennent contemplatifs après leur septième ou huitième siècle. Ils se retirent du monde et commencent à se satisfaire d’une vie plus simple. Ce qu’ils piétinaient auparavant suscite désormais l’émerveillement : une fleur juste éclose, la neige sur leur peau, le corps chatoyant d’une truite sous le soleil…
Ces vampires-là, Nevra leur crache dessus. Oui Monsieur, oui Madame, il leur crache dessus ! Aller admirer les pâquerettes, très peu pour lui. Non, son ennui, il le repousse par les sensations fortes. L’adrénaline et le sexe, voilà le cocktail du vampire qui prend de l’âge : quelles autres activités fournissent autant d’adrénaline ? Découvrir le corps d’une humanoïde, l’amener aux portes du plaisir et prendre le sien au passage, voilà qui est vivre ! Se glisser parmi les ombres, ne faire qu’un avec la nuit, vivre avec la certitude qu’on peut être découvert à tout instant, c’est là ce qu’il appelle exister !
Si Nevra a rejoint la Garde d’Eel, ce n’est pas par idéalisme. Lui, le Grand Cristal, ce n’est pas son affaire : les vampires ont bien assez de magie en eux pour se passer de celle d’un rocher brillant. Quant aux créatures condamnées à dépérir en l’absence du Cristal… Ce sont des mortels, ils mourront de toute façon : qu’ils vivent soixante ou six cents ans, quelle différence ? Leur durée de vie est limitée ; elle est donc, par essence, négligeable.
Non, Nevra n’est pas là afin d’œuvrer au bien commun. S’il avait eu autre chose à faire, il n’aurait pas gratifié d’une miette d’attention cette nouvelle organisation paramilitaire.
Mais la Garde, voyez-vous, foisonne d’activités et de personnalités plus intéressantes les unes que les autres. Pour Nevra, l’attrait est aussi irrésistible que celui d’une torche pour un papillon de nuit. Une maigre année après le début de la nouvelle Garde, il faisait ses valises et débarquait à Eel en demandant à devenir Gardien. Il ne s’attendait pas à grand-chose, un palliatif pour repousser l’ennui, tout au plus.
Et c’est ce qu’il a trouvé, oh oui ! Depuis son arrivée, l’ennui s’est envolé comme un oiseau effrayé. Les gens ici sont tellement plus intrigants que ce qu’il croyait au départ ! Miiko, surtout, Miiko est un mystère. Comment une simple kitsune a-t-elle mis la main sur le Feu de Glace ? D’où provient la mystérieuse Lanterne dans laquelle elle conserve le Feu ? C’est cet artefact qui a poussé Nevra à intégrer la Garde et foi de vampire, il découvrira comment sa chef se l’est procuré.
Mais les autres ne sont pas en reste. Valkyon est un rabat-joie mais Ezarel, ce foutu elfe avec son sourire mielleux, Nevra doit admettre qu’il fait un meilleur rival que bien des mortel qu’il a connus. Et Alajéa, la jolie petite sirène à la langue acérée, et le reste des Cinq qui gravitent autour de lui…
Et puis il y a la dernière, cette nouvelle Gardienne tout droit sortie d’un monde que Nevra n’a pas visité depuis bien longtemps : l’Originelle, la Planète de toutes les Planètes. Il paraît que ses habitants l’appellent la Terre…
Nevra sourit, un sourire qui dévoile ses crocs affilés. Tant de jouets pour repousser l’ennui !
Chapitre 2 : Magie
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Qu’est-ce que la magie ?
L’essence de l’univers.
Qu’est-ce que la magie ?
La forme suprême de toute énergie.
Qu’est-ce que la magie ?
Le sang des dieux.
Qu’est-ce que la magie ?
Personne, pas même les vampires, ne le sait vraiment.* * *
Les vampires ne se considèrent pas comme un peuple féerique. Les faéliens dépendent de la magie ; les vampires incarnent la magie. C’est une distinction cruciale : dit-on de l’océan qu’il est un poisson ? Quand le Grand Cristal s’est brisé, les peuples d’Eldarya ont peu à peu sombré dans la panique, et il a fallu le retour de Miiko, choisie par l’Oracle, pour que l’espoir revienne.
Les vampires, eux, ont senti la magie du Cristal se disperser comme les pétales d’une fleur emportés par le vent, et ils ont haussé les épaules avant de reprendre le cours de leur vie.
Voilà pourquoi Nevra peut se montrer insouciant lors des missions. Sa vie n’en dépend pas. Pour les vampires, le Cristal est une œuvre d’art : superbe, puissante, mais aussi et surtout superflue. Ils existaient avant son apparition, ils existeront après.
Nevra est le seul vrai vampire à avoir rejoint la Garde d’Eel.* * *
— Chef !
Le fameux demi-sourire de Nevra s’empare de ses lèvres. Il connaît cette voix, oh oui, il la connaît bien…
Quand il se retourne, Oëlia est là.
— Chef, reprend-elle avec précipitation, il y a un problème, on vient de recevoir le rapport de…
— Du calme. Est-ce que quelqu’un est mort ?
— Non ! s’exclame la faélienne.
— Mourant ? Blessé ? Malade ? égrène-t-il.
Elle secoue la tête à chaque hypothèse.
— Est-ce qu’on a retrouvé un morceau du Cristal ?
— Non, ce n’est pas ça mais…
— Alors ça peut attendre, ronronne-t-il en réduisant la distance entre eux.
Il saisit le menton de sa subordonnée et lui relève la tête d’un doigt.
— Comment va mon elfe préférée ?
Oëlia rougit.
Nevra l’adore. Elle est sa dernière lubie. Avec ses cheveux bruns et ses yeux verts, Oëlia est une représentante parfaite de son peuple, les Elfes des Bois, ceux qu’on appelle parfois les Bois-Elfes. Tous sans exception ont ce coloris.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Au fil des siècles, les arbres ont peu à peu adopté les Elfes des Bois, à moins que ce ne soit les Elfes qui se soient pressés contre leurs troncs jusqu’à ne plus faire qu’un avec eux. A présent, leurs yeux sont couleur de feuillage et quiconque voit leurs chevelures du coin de l’œil croit distinguer l’écorce d’un jeune chêne.
Nevra se souvient d’avant, quand on les appelait déjà Elfes des Bois mais que leurs cheveux prenaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et que leurs yeux, parfois, étaient aussi sombres que ceux des vampires…
C’est un temps qu’Oëlia n’a jamais connu. Elle est petite et menue, comme tous les Bois-Elfes, et comme tous ceux qui ont intégré la Garde d’Eel, elle est sous les ordres de Nevra. Ezarel a peut-être trois Bois-Elfes dans sa division, Valkyon aucun ; Nevra en compte vingt-deux. Il les accumule comme un gosse empile ses jouets. Ils lui plaisent, les Elfes des Bois : ils sont si semblables par la taille et les couleurs qu’en les alignant, on dirait une parfaite armée de soldats mécaniques. Nevra en veut quarante-neuf, sept fois sept rangées. L’idée l’attire. Il y a une beauté dans la parfaite symétrie de ces mortels, une harmonie mathématique qui lui évoque les lois fondamentales de l’univers.
Cela lui plaît.
Ils sont seuls dans le couloir, seuls avec les ombres que quelques lanternes tentent de repousser de leur lueur orangée.
Oëlia l’observe avec la dévotion d’une fidèle. C’est inhabituel. Les mortels, voyez-vous, connaissent bien mal les vampires : ils ne savent pas que son espèce est immortelle, qu’ils ont accès à toutes les planètes, ou encore qu’ils sont faits de magie… Ils les confondent même avec les mordus ! Et pourtant cette Bois-Elfe avec son instinct infaillible a deviné qu’il était bien plus que ce qu’il prétendait.
Oëlia a deviné l’enfant des Dieux en lui.
C’est pour ça qu’il l’a prise pour amante. Peu de femmes, dans la Garde d’Eel, peuvent se vanter d’avoir réchauffé le lit de Nevra plus d’une fois : Oëlia a rejoint cette catégorie enviée, aux côtés d’autres telles qu’Alajéa, Skri ou – fait moins connu – la froide Hélène. Oëlia n’est pourtant ni superbe, ni brillante, ni même spécialement farouche, mais quelque chose au fond d’elle sait.
Miiko a été claire en l’accueillant dans la Garde : il ne devra jamais, sous aucun prétexte, transformer un Gardien en mordu. En vampire, a-t-elle dit, mais Miiko ignore la différence entre un vampire et un mordu.
Leur dictatrice a été formelle. Il sera chassé s’il ose.
Le cou d’Oëlia l’attire comme la flamme attire le papillon. Nevra a toujours aimé le danger.
(Quand il l’embrasse, elle se presse contre lui en gémissant et pendant une seconde, il pense toucher du doigt ce que c’est que d’être un dieu.)* * *
Les Elfes Altiers les plus imprégnés de magie peuvent vivre jusqu’à mille ans. C’est un record parmi les peuples féeriques. Inutile de préciser que les plus grands des Oreilles-Pointues en sont fiers, ô combien fiers ! Ils vivront plus longtemps que les sirènes, que les anges, que les hybrides d’animaux en tout genre, plus longtemps même que les kappas !
Nevra les trouve adorables. Mille ans ou dix mille, quelle importance ? C’est un nombre : si on décompte les années, on finira bien par atteindre le fatidique zéro. Systématiquement, le corps d’un elfe finit par le lâcher. Elfe Altier, Elfe des Bois, Elfe des Plaines, c’est blanc Crylasm et Crylasm blanc du point de vue d’un vampire : un jour ou l’autre, ils crèveront tous.
Et Nevra se demande parfois, allongé sur le grand lit où il ne dort jamais, ce que c’est que d’être mortel. Son esprit se rebelle – comment envisager un sort si terrible ? Mais il poursuit avec l’obstination qui le caractérise : qu’est-ce que ça ferait ? Comment vivrait-il s’il savait que sa vie pouvait finir à tout instant ? Comment font les mortels pour poursuivre leur existence alors qu’ils sont voués à disparaître ?
Seule la magie est pérenne. Seul l’univers auquel elle a donné naissance est capable de traverser les âges. Les vampires sont une incarnation de la magie, témoins du début des temps et uniques créatures appelées à observer le passage des millénaires.
En-dehors de la magie, tout est passager. Les saisons, les océans, les étoiles elles-mêmes… et les peuples féeriques.
Que les choses passent, Nevra le comprend tout à fait. Sans ce renouveau perpétuel, son peuple immortel dépérirait d’ennui. L’univers stagnerait, flétrirait comme une fleur sous un soleil trop ardent ; bien vite, il n’en resterait que des cendres.
Mais les êtres… Cela, il le comprend moins. Que des créatures conscientes soient soumises au même sort le perturbe plus qu’il n’ose l’admettre. Comment, se demande-t-il en effleurant le sein nu d’Alajéa, comment, face à Miiko et à son Feu de Glace, comment, en contournant discrètement Ezarel qui ne le remarque même pas, comment supportez-vous cela ?. Il hurle en silence et ses pensées rebondissent à l’intérieur de son crâne si fort qu’il manque de heurter un mur.
C’est une abomination, voilà ce que c’est ! Disparaître ? N’être plus rien ? Un être qui vivait, pensait, aimait se trouve annihilé par la défaillance de son enveloppe corporelle ! C’est une horreur sans nom, une insulte à la Magie, et Nevra ne comprend pas pourquoi les peuples féeriques acceptent cela sans rien dire. Pourquoi ne protestent-ils pas ?
Quand les lunes se lèvent, il n’a toujours pas sa réponse. Les vampires, songe-t-il alors, ne comprendront sans doute jamais la mortalité.
Il abandonne – temporairement. Après tout, ce n’est pas grave si cette question lui résiste pour l’instant. Il trouvera bien la réponse une nuit. Il a l’éternité devant lui.
(Mais les faéliens, eux… murmure une petite voix dans sa tête.)
(Silence, ordonne-t-il.)
* * *
Déçu.
Nevra est déçu.
C’est ça, la fille apparue sans crier gare en plein milieu du quartier général ? Celle qui a traversé toutes les barrières de protection érigées par leurs maîtres runiques sans que la moindre alarme ne retentisse ? C’est ça, la native de la Planète des Planètes sur laquelle, autrefois, tous les êtres vivaient ?
Elle n’a pas la moindre goutte de magie en elle !
Choqué, Nevra est choqué. A vrai dire, il ne pensait pas que la vie pouvait exister sans magie. Prenez les faéliens d’Eldarya : ils ont besoin de magie pour vivre et, n’en produisant pas, absorbent celle de la source la plus proche – le Grand Cristal.
Pardon : feu le Grand Cristal. C’est d’ailleurs l’essence du problème.
Mais l’humaine, elle, piétine de sa démarche gauche tout ce qu’il considérait comme acquis. Elle vit, elle pense, elle réfléchit – quoique ce dernier point soit encore en examen – sans qu’aucune aura magique n’émane d’elle. Les autres ne s’en sont pas encore aperçu mais pour Nevra, la réalisation a été instantanée. Aucune créature n’est plus sensible à la magie qu’un vampire et il ne détecte rien.
S’il le pouvait, il lâcherait un long cri de frustration. La créature pâle aux rondeurs disgracieuses face à lui est une anomalie, une monstruosité, un gribouillis infâme sur la toile de l’univers.
Et pire que tout, insulte parmi les insultes, la fille… ne s’en rend pas compte. C’est incompréhensible. Dans le monde étriqué qu’est son esprit, elle les voit, eux, comme anormaux. Nevra n’est pas stupide, il sait que depuis le départ des peuples féeriques, les habitants de la Planète Originelle ne croient plus en la magie. Il imaginait pourtant qu’elle existait autour d’eux et que, affaiblis par la disparition de la Féérie, ils avaient perdu l’intelligence requise pour la remarquer.
Il a eu tort. Les Originaux ne sont pas si bêtes.
Ils sont complètement imperméables à la magie.
Ça n’a l’air de rien, dit ainsi. La pathétique humaine, s’il lui expliquait l’absurdité de son existence, se contenterait de le regarder de son air bovin. Elle ne réaliserait pas que Nevra, fils divin et mille fois son supérieur dans la hiérarchie des mondes, traverse une tempête existentielle qui bouleverse jusqu’aux fondations de ses croyances.
Pas de magie. Pas de magie. Les habitants de l’Originelle n’ont pas de magie.
Il a envie de mordre l’humaine, de lui injecter sa magie à lui. Pas pour la transformer en mordue, non, juste pour voir si l’injection réveillera en elle quelque chose, un peu de la magie qu’il n’arrive pas à sentir et qui doit pourtant exister, car Nevra est sûr et certain que la vie ne peut exister sans magie et que l’existence de cette fille est davantage qu’un outrage : une impossibilité.
C’est comme si une pierre se mettait à parler !
Il respire, se détourne, ferme les paupières.
Une fraction de seconde. Il bouge.
Quand il rouvre les yeux, il est dans les jardins du quartier général et prend une longue inspiration pour calmer ses nerfs malmenés.
Perturbé. Nevra est perturbé.
Chapitre 3 : Méfiance
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L’humaine n’est pas dans sa garde. Nevra ignore s’il doit en être satisfait ou mécontent. Ce n’est pas qu’il la veuille parmi ses Ombres : elle est hideuse, insignifiante, avec tout le charisme d’un blobby abandonné sur la muraille un jour de canicule. Nevra est un esthète. Un être sans magie ferait tache parmi ses soldats. L’existence même de cette fille le heurte, l’agace, l’insupporte ; elle est comme un mille-pattes qu’on voit trottiner au sol, inoffensive, certes, mais fondamentalement dérangeante.
Comment ose-t-elle vivre sans employer de magie ? Comment ose-t-elle n’exister que par la grâce d’une poignée de réactions chimiques ? C’est… c’est… c’est un blasphème, voilà ce que c’est ! A quoi servent les vampires, sinon à veiller à ce que l’univers conserve sa parfaite harmonie ? Elle insulte la raison même de leur existence, et il aimerait l’avoir sous ses ordres pour le lui faire payer.
Paradoxalement, il veut aussi l’éloigner autant que possible du quartier général pour ne plus jamais avoir à poser les yeux sur elle.
Dilemme, dilemme, songe-t-il alors que le soleil se couche et change les arbres en piliers noirs. Il est parti en milieu d’après-midi et n’est pas prêt d’arriver : Miiko l’a envoyé à la poursuite d’une énième rumeur sur un vieux gâteux qui aurait aperçu - peut-être, au loin, et pis l’soleil il était haut alors chuis pas ben sûr qu’c’était point un caillot - l’éclat d’un bout de Cristal. C’est une mission particulièrement mal choisie pour quelqu’un comme lui, car Nevra, comme beaucoup de vampires, est mal à l’aise face aux personnes âgées. Savoir que l’être en face de lui pourrait mourir à tout instant lui met les nerfs à vif. Miiko, pas bête, a vite deviné ce point faible et l’exploite sans pitié.
Cette mission est une punition et Nevra la prend comme telle. Il n’a pas fait un accueil suffisamment chaleureux à l’humaine ; soi-disant qu’une femme bénie par l’Esprit du Cristal mérite plus de respect.
Quand il a entendu ça, Nevra a failli s’étouffer. Est-ce bien la kitsune qui lui parle de respect ? Elle parle à la fille comme à une domestique !
Mais Miiko est un être de contradictions, alors il s’est tu et a accepté la mission. De toute façon, courir à travers la forêt l’apaise.
Quelques lieues avant d’arriver à destination, il décide que l’humaine est mieux hors de sa garde. Si elle appartenait aux Ombres, Miiko la surveillerait comme le lait sur le feu : la curiosité de Nevra est aussi légendaire que son charme est irrésistible, et une petite humaine perdue en Eldarya serait une proie trop facile. Oh, qu’on ne s’imagine pas que Miiko est du genre protectrice ! C’est une aventurière qui fonctionne sur un seul principe, le marche-ou-crève. Normalement, elle n’aurait pas hésité à lui fourguer l’humaine dans les pattes avec un seul ordre : ce qui se passe derrière les portes closes y reste. Mais voilà, maintenant que l’Esprit du Cristal l’a distinguée, la fille est précieuse. Elle est différente. Elle doit être protégée.
Protégée de lui, apparemment.
Pourquoi la toucherais-je ? Elle n’a même pas de magie ! veut-il hurler. Les autres ne s’en sont toujours pas rendu compte et cela le stupéfie. Sont-ils tous si obtus ? N’est-il pas évident qu’elle est fade, banale, disgracieuse ? Il se souillerait en l’effleurant. Pire encore, Valkyon, cette brute taciturne, a suggéré qu’elle n’était peut-être pas humaine. Qu’elle était peut-être membre du peuple des Fées, comme eux tous. Que c’était pour ça que l’Oracle du Cristal était apparue devant elle.
Nevra a eu envie de rire jusqu’à pleurer. Les fadaises auxquelles ce muscle écervelé croit ! C’est une coïncidence, point ! Comment l’Oracle – une dryade suffisamment brillante pour transcender sa mortalité et devenir, tout comme lui, un être de magie – pourrait s’intéresser à une fille pareille ? Inconcevable !
Mais il ne peut rien dire. Déclarer platement qu’elle n’a pas de magie, ce serait révéler à quel point les vampires sont sensibles au Sang des Dieux. Si cela advenait, Miiko, tout sauf idiote, réaliserait vite qu’avec une telle sensibilité à la magie, il devrait être capable de repérer un morceau de Cristal de loin… Et là, Nevra serait dans les ennuis jusqu’au cou.
Expliquer à son irascible supérieure que réunir le Grand Cristal, l’objet dont dépend la vie des habitants d’Eldarya, n’est pas sa priorité… Hm, Miiko exploserait au-delà de toute fureur, il se sent une chaleur fort peu vampirique rien que d’y penser… Mais non. Nevra sera patient. On ne peut utiliser une bombe qu’une seule fois.
Pour quoi faire ? De toute façon, vous serez tous morts dans moins de quinze siècles ne lui paraît pas être la plus intelligente des affirmations.
Alors il s’est tu et a observé ses collègues intégrer à la Garde une vulgaire humaine.* * *
Nevra a oublié un détail. Trois fois rien, vraiment, un gravier dans les rouages de son existence…
La fille a intégré la Garde Absynthe.
La Garde Absynthe que dirige Ezarel.
Et si l’Elfe Altier était le premier à railler une pathétique humaine perdue sur Eldarya, la Gardienne choisie par l’Oracle, elle, est un trophée nettement plus glorieux. Quand Nevra rentre de mission, Ezarel l’attend à l’entrée de la Salle du Cristal, souriant comme un Cheshire qui vient d’engloutir une souris bien dodue.
— Tu as entendu ? lâche-t-il avec une insupportable satisfaction.
— Si j’ai entendu ? Cher ami, ne t’inquiète pas. Qu’Eweleïn te renvoie ton dernier baume expérimental en te demandant… Laisse-moi me rappeler… d’arrêter de gâcher des ingrédients pour des potions que tu ne maîtrises visiblement pas… Cela blesserait n’importe qui, mais j’ai foi en toi : tu ne peux que t’améliorer.
L’Elfe ne bronche même pas. Nevra doit l’avouer, il est un peu vexé : découvrir le contenu du petit mot de l’infirmière n’a pas été une mince affaire.
Tant pis. Il aura d’autres occasions de marquer des points dans la rivalité qui les oppose.
Ezarel bat l’air d’une main comme pour dire Bien sûr que non, qui se préoccupe d’anecdotes si insignifiantes ?
— Que l’humaine est dans ma garde, précise-t-il.
Ni une ni deux, Nevra enfile le meilleur masque de compassion qu’il soit capable de produire. Paupières qui papillonnent, sourcils légèrement froncés pour indiquer son inquiétude, tête penchée à dix degrés, c’est un chef-d’œuvre théâtral, un véritable monument à la gloire de l’hypocrisie ! Il espère qu’Ezarel admire la prestation. Personne ne réalise à quel point il est difficile de travailler ses expressions faciales quand on n’a pas de reflet.
— On m’en a parlé, commence-t-il. Je suis désolé pour toi, ça ne doit pas être simple de s’occuper d’une incapable pareille. Je l’aurais bien prise dans mes Ombres mais elle est beaucoup trop laide. J’ai pensé qu’on pouvait s’en débarrasser auprès de Valkyon – la laideur, il connaît – mais si tu veux te dévouer, loin de moi l’idée de m’y opposer…
Ah ! Là, juste là ! Pendant un bref instant, Ezarel a serré les mâchoires d’un air irrité. Voilà, c’est cela que Nevra veut ! Hélas, l’Elfe s’est repris. Son éternel sourire railleur est à nouveau en place – au bout de cinq ans, il est devenu beaucoup trop doué à ce petit jeu.
— Laide ? Elle me paraît tout sauf laide. L’Oracle en personne lui est apparu, tu l’as vu toi aussi. Je ne te la passerai pas pour tout le miel du monde.
Il est si fier de sa stupide petite recrue. Nevra se demande à quel point il doit insulter l’humaine pour qu’Ezarel perde complètement son sang-froid. Ils ne sont pas encore assez proches, non… Mais si leur Alchimiste en chef s’attachait à la fille, elle deviendrait un point faible idéal, un bouton à pousser pour faire enrager son rival. Ce ne serait pas facile, non, mais Nevra n’a jamais été rebuté par la difficulté.
Il range soigneusement le projet dans un coin de sa tête. C’est avec une sincérité parfaite et d’autant plus exaspérante qu’il déclare donc :
— Je suis très content que l’humaine soit une Absynthe.
Quand il entre dans la Salle du Cristal, seule l’ouïe surnaturelle des vampires lui permet d’entendre les malédictions que marmonne Ezarel.
— Tu as l’air de bonne humeur, remarque Miiko en l’apercevant. Je dois m’inquiéter, ou bien ta mission a été fructueuse ?
Nevra sourit.* * *
Miiko lui ayant donné une copie du questionnaire de l’humaine…
Ah, soit, Miiko ne lui a rien donné du tout.
S’étant procuré une copie du questionnaire de l’humaine, Nevra a pu constater qu’elle n’a pas choisi une seule réponse appropriée pour la Garde de l’Ombre. Cela l’agace. Pas une seule ? Qu’elle ne soit pas parmi ses subordonnés, c’est tout naturel : il ne prend que l’élite. Mais pas une seule réponse ?
Au moins, se rassure-t-il, elle n’a pas non plus une seule réponse faite pour l’Obsidienne…
Non, en fait, ça ne le rassure pas du tout. Cette vulgaire humaine ne le réalise pas mais elle a classé sa Garde au même rang que celle de Valkyon, et c’est là une insulte impardonnable. Il dirige l’Ombre ! L’Ombre, dont les membres au pas léger sont comme le vent esquivant les nuages, comme les courants au fond de l’océan, comme les trous noirs au centre des galaxies : invisibles, splendides, puissants.
Et cette petite idiote les place dans le même sac que les brutes épaisses de Valkyon !
Elle l’agace. Il l’a vue deux fois et pourtant elle l’agace comme peu d’autres avant elle.
Pour la première fois depuis sa prime jeunesse, Nevra a envie de mordre quelqu’un juste pour le voir sombrer – lentement, pas à pas, nuit après nuit – dans l’inéluctable folie des mordus.* * *
La magie est sacrée. Elle est l’air qui porte l’oisillon lors de son premier vol, elle est le feu qui brûle au cœur des étoiles, elle est l’essence que les dieux ont insufflée à l’univers.
(Nul n’a le droit de refuser le don des dieux.)
(Nul n’a le droit de ne pas être magique.)* * *
Les lunes sont pleines quand Nevra se glisse hors du quartier général. Il a enfilé une large cape pour couvrir ses bras pâles, et la doublure en soie caresse sa peau comme une amante.
Sur ses lèvres, il sent encore le goût salin d’Alajéa. Elle le fascine. Comment une sirène peut-elle haïr la mer ? Cela va contre sa nature et Nevra, confusément, sent là une réponse à l’interrogation qui le poursuit depuis des siècles. Contre sa nature… Il tente d’y réfléchir mais, comme toujours, la migraine lui frappe les tempes. Les indices sont si rares, et il ne parvient même pas à les exploiter ! C’est comme si son esprit, d’ordinaire si brillant, se perdait dans le brouillard. L’incertitude va le rendre fou. Pourquoi ne peut-il pas réfléchir clairement ? Qu’est-ce qui le bloque dans ses tentatives ?
Parfois, quand il emmène Alajéa sur la plage et qu’elle fait la moue face à l’océan, il a envie de l’attraper par ses longs cheveux bleus et de tirer jusqu’à ce qu’elle hurle. Réponds ! Qu’est-ce que tu sais ? D’où vient ma question ? Est-ce lié au Vertige ? Est-ce là une chose que seuls les mortels comprennent ? Que sais-tu ? Réponds !
Patience, s’admoneste-t-il alors. Ne brusque pas la sirène ou, fidèle malgré tout à ses origines maritimes, elle se fermera comme une huître.
Il veut comprendre. Il doit comprendre. Cette interrogation ne devrait pas exister. L’univers et lui partagent la même essence – l’Energie pure, l’Essence de Vie, le Sang des Dieux, autant de noms pour désigner la magie – et les vampires ont toujours pensé que pour cette raison, ils étaient dotés d’une compréhension parfaite du monde autour d’eux. Ne sont-ils pas capables de prévoir la danse des étoiles dans les cieux ? Ne parviennent-ils pas à naviguer entre les planètes habitées ?
Les dieux sont le seul mystère que les vampires ne perceront jamais, car les dieux dans leur grandeur dépassent l’univers qu’ils ont façonné.
Tout le reste est limpide pour un vampire. Du moins Nevra le croyait-il.
Ses mains se crispent. Une goutte de sang vermeil éclabousse la toile de lin.
Il doit comprendre.
Chapitre 4 : Origines
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Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le Temps ?
Ce fut le début – ce moment où, des millénaires plus tôt, un vampire et un homme confrontèrent leur sagesse, et où le vampire perdit.
C’est que, vous comprenez, le vampire n’avait que les réponses. L’homme, lui, connaissait les questions.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le Temps ?
Les vampires ont une compréhension parfaite de l’univers. Ils en sont tout à la fois les gardiens et les témoins. Ils veillent sur ce rêve devenu vie, et rien de ce qui y advient n’échappe à leur entendement.
En échange, les vampires sont incapables d’envisager ce qui sort de l’univers. Si leurs esprits sont vifs, c’est qu’ils ne s’élancent qu’en ligne droite. Inlassablement, éternellement, ils parcourent les mêmes lieux, et rien de ce qui s’en échappe n’effleure leur entendement.
Vous êtes un sage, a dit l’homme au vampire. Sage entre les sages, pouvez-vous répondre à une question qui me poursuit depuis mon enfance ?
Le vampire, plein de la certitude tranquille de sa race, a hoché la tête.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ? Qu’existait-il avant le Temps ?
Le vampire s’est arrêté.
Hors de l’Espace.
Avant le Temps.
Autour de lui, le monde s’est brisé. Comme un cocon de verre, il a explosé en une pluie étincelante. Chaque goutte, en le touchant, a laissé derrière elle une blessure sanglante qui ne se refermerait plus.
Les dieux, a voulu répondre le vampire dans un élan de panique, car c’est vrai : les dieux sont supérieurs à leur œuvre, n’est-ce pas ? Mais la vérité, la voilà : le vampire n’avait jamais envisagé que quoi que ce soit puisse sortir de l’univers. L’Espace et le Temps ne sont-ils pas les limites ultimes ? Comment peut-on ne serait-ce qu’envisager de les dépasser ?
C’est drôle, a-t-il songé plus tard, d’avoir toujours su que les dieux avaient rêvé l’univers, et de n’en avoir jamais conclu qu’il y avait quelque chose hors de cet univers.
Inéluctablement, les vampires finissent par se perdre dans le Vertige de l’infini. Qu’arriverait-il, alors, à un vampire qui regarderait au-delà de l’infini ?
Ce fut le début, quand un homme, en deux questions, terrassa un immortel.
Plus tard dans la nuit, alors que la magie vampirique courait dans les veines de l’homme et que le vampire, les yeux fous, essuyait d’une main le sang sur ses crocs, l’homme a clos ses paupières et a dit Je vous pardonne. Le vampire a ri de ce rire hystérique des êtres sur le fil qui se sentent perdre l’équilibre.
— Tu deviendras fou toi aussi, a-t-il craché. Pour ce que tu m’as fait, je te condamne à ne devenir plus qu’une ombre. Toi que les tiens révèrent, je te maudis ! Ton esprit trop brillant se perdra dans une soif que rien ne peut étancher ! Ta curiosité trop vive te poussera vers ta destruction ! Les disciples que tu chéris ne verront plus en toi qu’une bête furieuse !
Quelle réaction puérile ! Ce qu’il n’avait pu vaincre par l’esprit, il a voulu le terrasser par la force. Le vampire, dans une vengeance futile, a tué son messager.
Ce fut le début : quand Skotoma, dans une vaine tentative d’oublier sa faute, quitta l’Originelle pour les Neuf Royaumes et échoua finalement sur Eldarya, le nouveau monde à la croûte saupoudrée de magie. Il changea jusqu’à son nom. Dorénavant, on l’appellerait Nevra.* * *
Des siècles plus tard, il apprit que l’homme, plutôt que de tomber dans la folie des mordus, avait préféré le poison. Nevra s’est promis que de toute éternité, où que les dieux le poussent, jusque dans le Vertige, il honorerait la mémoire du Grec Socrate.* * *
Ezarel traîne son insupportable contentement où qu’il aille. Impossible de ne pas le remarquer : son sourire satisfait est comme une cape de fils d’or tissée de diamants, avec en sus de petites clochettes en argent accrochées sur les côtés qui tintinnabulent à chacun de ses pas.
Brillant, prétentieux et dépourvu de tout bon goût, complète Nevra en retroussant les lèvres sur ses crocs.
Comme on peut s’y attendre, tout est de la faute de l’humaine. Y a-t-il quoi que ce soit dernièrement dont la responsabilité ne puisse être attribuée à l’insupportable intruse ? Sa simple vue suffit à gâcher une journée entière ; Nevra ne peut même plus admirer les longues mèches brunes de Skri sans imaginer voir la chevelure semblable de la fille.
Qu’a-t-elle fait, cette fois ? A-t-elle failli tuer un rejeton d’un des peuples les plus éminents d’Eldarya ? S’est-elle mise à portée de griffe d’un Blackdog ? Pire, bien pire ! La machine à rumeurs de la Garde lui a rapporté qu’elle possède une formation d’alchimiste – ou de chimiste, comme elle dit – et qu’elle a amené avec elle une encyclopédie de connaissances en la matière. Depuis qu’il le sait, c’est Yule, Samain et Beltane combinés pour Ezarel, qui se pavane comme un paon en chantant à qui veut l’entendre les louanges de sa recrue, et prédit déjà les progrès inévitables que l’Absynthe va faire au classement.
C’est intolérable.
Les dieux soient loués, l’Elfe a tout de même le bon sens de ne pas complimenter la fille en face. Au contraire, il lui sort les piques les plus pernicieuses de sa vaste collection, et Nevra s’en sent tout à la fois soulagé et inquiet. Soulagé parce qu’il ne faudrait pas que la fille s’imagine qu’elle a une quelconque valeur ; inquiet parce que… c’est son rival ! Et la fille, lui murmure ses fidèles Ombres, hoche la tête avec indifférence face à ces assauts verbaux puis retourne à son travail sans répondre. Nevra comprend bien, lui, que c’est parce qu’en dépit de son talent alchimique, elle est trop imbécile pour les joutes verbales. Evidemment, ça ne fait qu’encourager Ezarel qui tente inlassablement de la faire sortir de ses gonds.
Leur rivalité passe à la trappe et Ezarel n’est pas venu le narguer depuis six jours. Nevra décide de blâmer la fille : c’est de sa faute, après tout, s’il perd l’une de ses distractions préférées !
J’aurais dû m’en douter, songe-t-il en contemplant le Cristal aux reflets chatoyants. Un être qui n’a pas de magie ne peut être qu’une mauvaise nouvelle.
Le culot de l’humaine n’admet aucune limite. Lui piquer son jouet préféré !
Au moins n’a-t-elle pas touché à ses amantes. Les Sept, comme il les appelle dans le secret de ses pensées, sont à lui et à personne d’autre. Si l’humaine s’en approchait, au diable les ordres de Miiko : il lui faudrait sévir.* * *
Il est des chiffres qui sont sacrés. Inscrits dans la trame du monde, participant à l’arithmétique subtile qui gouverne l’univers, ils offrent à qui les connaît ordre et pouvoir. Sept, tout comme trois, zéro ou treize, est l’un de ces chiffres.
Quand il a intégré la Garde d’Eel, Nevra a décidé qu’il aurait sept amantes. Ça lui a pris comme ça, une envie soudaine et inexplicable qu’il n’a pas cherché à justifier, un désir d’esthète, peut-être. Zéro serait trop triste ; trois inviterait la jalousie entre les élues ; treize lui volerait toutes ses heures d’éveil. Non, il en veut sept, point, et sept il aura : quelle Fée le refuserait ? Il est un vampire, un enfant des dieux fait de magie pure, et pour une Fée, rien ne saurait être plus aphrodisiaque. Elles s’imaginent que c’est parce qu’il est beau, qu’il parle bien, qu’il a du charme. La vérité est toute autre : ce n’est que la magie en lui qui les hypnotise, comme un assoiffé contemplant les courants d’une rivière avant d’y plonger le visage.
Ses Sept, Nevra les choisit avec soin. Pas question d’en ajouter une sur un coup de tête pour l’ôter un mois plus tard ! Les Sept seront une œuvre, une ode à sa quête séculaire, et il respecte bien trop la Question qui le hante pour ouvrir ce groupe à la première venue.
Six ans après le début de la Garde, les Sept comptent cinq femmes. Deux manquent encore à l’appel. Un autre s’en agacerait, mais Nevra ne réalise même pas qu’il pourrait se sentir impatient. Six ans, c’est une peccadille pour un immortel, et d’ailleurs, il ne s’attendait pas à trouver autant en si peu de temps. C’est la Garde, songe-t-il en inspectant les déguisements des recrues sur le point de partir en mission : l’organisation de Miiko réunit des personnalités aussi éclectiques que fascinantes.
Miiko, tiens, parlons-en. Miiko est un problème. Elle doit devenir l’une des deux restantes, Nevra y tient comme un Blackdog tient à son os à moelle, mais elle persiste à le refuser.
Cette femme, se dit-il en remontant les bretelles à un Satyre qui n’a pas entouré ses sabots de tissu, cette aventurière aux multiples facettes ne cesse de le surprendre. Les kitsune ne sont pourtant pas des créatures particulièrement puissantes. C’est le triste destin des hybrides que de se situer au bas de l’échelle du pouvoir… Et pourtant Miiko, quand elle daigne se battre, manie épée et magie avec une dextérité d’Elfe. Elle tourbillonne comme une chamane invoquant les esprits, libère glace et feu tel un élémentaire des saisons, charge ses coups d’une grâce létale. Tout le monde dans la Garde a perdu au moins une fois contre elle, même Nevra : trop occupé à admirer la beauté de ses mouvements, il en a négligé la dague au bout de son bras et l’a payé d’une large balafre en travers de l’estomac.
Il aurait pu se sentir vexé. Son rôle au sein de la Garde, le masque de Don Juan au sang chaud qu’il arbore aurait voulu qu’il s’énerve. Il n’en a pas été capable : le coup de Miiko était bien trop beau pour éprouver autre chose que de l’admiration. Voilà pourquoi, tous les mois, quand ses pouvoirs de régénération viennent à bout de la blessure pour ne laisser qu’une peau pâle et intacte, Nevra sort sa dague et la rouvre. Il aime le contact de cette cicatrice, la façon dont elle le tire quand il se plie en arrière, il aime avoir conscience qu’une femme dans cette Garde a pu l’atteindre, lui l’immortel fils des dieux.
Cette blessure lui rappelle que les mortels ne sont pas tous aussi insignifiants qu’ils en ont l’air.
Après tout, c’est bien un mortel qui lui a révélé la Question…* * *
Et ce sont les mortels, il en est fermement convaincu, qui le mèneront jusqu’à la réponse. N’est-ce pas là le rôle des Sept ? Sept faéliennes aussi différentes que la nuit et le jour, unies autour de lui comme des prêtresses adorant une idole ; sept femmes dont chacune, au centre de son âme, porte un morceau de la réponse qu’il cherche. S’il reconstitue le puzzle, trouvera-t-il enfin la paix ? Ou bien ces pièces éparpillées par le vent, une fois réunies, refuseront-elles de former le motif qu’il désire ?
Comprendra-t-il enfin ce qui lui échappe depuis des millénaires ? Ou se retrouvera-t-il à la lisière du désespoir, tel un artiste tentant en vain de reconstituer un vase brisé pour lui rendre son ancienne gloire ?
Il l’ignore, et cette ignorance le ronge. Les vampires sont faits pour comprendre. Rien, sous le ciel divin, ne peut leur être inconnu.
Au fond de lui, Nevra sait bien ce que cela signifie. Rien, dans l’univers créé par les dieux, n’est incompréhensible pour un vampire… Ce qui signifie que sa Question sort des limites de l’univers.
En tentant de dissiper le brouillard qui envahit son âme quand il pense à la Question, ne s’oppose-t-il pas aux dieux eux-mêmes ?
Nevra détourne le regard et va s’allonger. Il ne veut pas – ne peut pas – y penser trop longtemps. S’il s’y risquait, peut-être un dieu percevrait-il en lui le goût amer de la trahison, et alors adviendrait… quoi ?
Cela non plus, Nevra ne le sait pas, mais il est certain d’une chose : il n’osera jamais encourir la colère des dieux.
Chapitre 5 : Rage
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Nevra se rappelle de la planète originelle où les dieux, jadis, ont fait éclore la vie. Il se rappelle du Soleil. Il se rappelle surtout de la Lune.
Ah, la Lune ! Le souvenir de sa rondeur pâle et de ses mers grisées est inscrit dans son esprit. C’est que les vampires, vous comprenez, ne possèdent pas l’étrange talent qu’ont les mortels pour oublier. De toute éternité – peut-être même après, qui sait ? – , il se remémorera la danse de la Lune et de la Terre, la valse régulière des amantes qui autrefois ne faisaient qu’un.
Sur l’Originelle au satellite unique, la nouvelle lune (quel étrange nom pour une nuit qui justement n’en a pas !) revient tous les vingt-huit jours. En Eldarya où les lunes sont deux, il faut l’attendre vingt-huit ans.
Nevra adore ces nuits de noirceur où le ciel piqueté d’étoiles semble si proche qu’on croirait pouvoir le toucher du doigt. Tous les vingt-huit ans, il répond présent au rendez-vous des astres. Sous un prétexte ou un autre, il s’éloigne de la civilisation et part se perdre dans les plaines où, jusqu’au lointain horizon, on ne distingue pas une seule lumière autre que celle venue du ciel. Tous les vingt-huit ans, sa silhouette s’imprime dans l’herbe alors que, confortablement allongé, il admire l’infini ballet des cieux.
Il le sait pourtant, lui le vampire aux instincts infaillibles, que le Vertige le prendra une nuit de nouvelles lunes, sous le regard indifférent des étoiles. Il lui faudrait se calfeutrer dans ses appartements, amener une compagne pour se distraire – pas Oëlia, non, peut-être Skri ? – et faire l’amour jusqu’au matin.
Oui, c’est ce qu’il devrait faire. Ce serait plus sûr. Ce serait plus sage.
Alors bien sûr, tous les vingt-huit ans, il fait exactement l’inverse.
Il a été sage, autrefois, le croirez-vous ? Restreint dans ses actes, prudent dans ses choix. Il a été l’archétype du mentor à la voix paisible et aux yeux vieux comme le monde… Il a été Skotoma, oui.
Mais maintenant il n’est plus que Nevra.* * *
Skotoma, du grec σκότωμα : τὸ σκότωμα, le vertige.
Des siècles durant, ce fut son obsession. Il en rit quand il y repense : à quoi rime une vie centrée sur l’inéluctable ? Qui gâcherait des décennies à se préoccuper de ce qui viendra de toute façon un jour ?
Allons, Σκότωμα, pauvre idiot ! Quand le banquet de la vie t’offre ses tables chargées de victuailles, pourquoi te préoccuper du vieillard dont les intestins fragiles l’empêchent de savourer les mets les plus riches ? Va, vole, vis ! Joue, joute, jouis ! Le Vertige t’emportera bien assez tôt !
Nevra, nom turc, inspiré de l’arabe نورة, nawra : le bourgeon.
Il se croyait au sommet de la hiérarchie des êtres, surpassé seulement par les dieux. Il se croyait fleur au parfum entêtant, chêne multimillénaire aux branches vigoureuses, étoile au cœur gigantesque consommant à chaque seconde plusieurs centaines de millions de tonnes d’hydrogène…
Il se croyait immense, superbe, puissant.
Il n’était que le proverbial géant aux pieds d’argile. Socrate, en deux questions, l’a fait s’écraser.
La chute, songe parfois Nevra, n’aurait pas été à moitié aussi douloureuse s’il n’avait pas été lesté de tant de certitudes.
Il est tombé plus bas que terre, aux côtés des insectes et des vers qui grouillent dans l’obscurité. Au moment où un vertige qui n’avait rien à voir avec l’immensité des cieux s’apprêtait à l’emporter, un vertige de désespoir et de colère et d’incompréhension, il s’est dit : Yggdrasil qui lie de son tronc les Neuf Royaumes fut autrefois un arbrisseau.
Je ne suis pas une fleur. Je ne suis… qu’un bourgeon.
Ce mortel a brisé le plafond qui me cachait du soleil. Ma douleur ne vient que d’avoir observé trop soudainement une lumière trop vive.
Il a inspiré longuement l’air frais du crépuscule.
Je suis… la promesse d’une éclosion.
Tout n’est pas perdu. La Question ne l’a pas détruit. Elle n’a fait que brûler ses œillères, a-t-il soudain décidé.
En l’an Trois de la Quatre-vingt-seizième Olympiade, Nevra a quitté l’Originelle pour rejoindre les Neuf Royaumes.
Un millénaire plus tard, il arrivait sur Eldarya.* * *
La nuit la plus sombre est là. Ce soir, les cycles d’Opale et de Cristal, les deux lunes d’Eldarya, se croiseront enfin à l’arrière de la planète, et leur monde connaîtra une Nuit Obscure. (Un nom bien plus convenable que nouvelle lune ; voilà une évolution linguistique que Nevra approuve.)
Nevra a fait des pieds et des mains pour obtenir un congé.
Ça n’a pas été simple. Miiko a semblé prête à l’attacher au plafond pour le forcer à rester ici, et pendant un instant délicieux, il a cru qu’elle essaierait. Oh, il aurait adoré renverser la situation et plaquer la fougueuse femme-renarde contre le mur…
Hélas, Miiko s’est contrôlée. A croire qu’elle vit dans l’unique but de frustrer son vampirique lieutenant ! Le Feu de Glace est sagement rentré dans sa Lanterne, Nevra s’est retrouvé la cible d’un déluge de questions.
Oui, il veut sa nuit de congé.
Oui, il sait qu’on aura peut-être besoin de lui en urgence.
Oui, il a bien conscience que ces nuits marquent une recrudescence d’activité de la part des Templiers.
Oui, il sait qui sont les Templiers, il n’est pas ignare au point d’ignorer le nom de leurs ennemis jurés…
Oui, il connaît ses responsabilités en tant que chef de Garde !
Non, ce n’est pas à lui qu’il faut rappeler que les pouvoirs des sorcières et autres nécromanciens sont démultipliés durant cette unique nuit !...
Mais honnêtement ? Il s’en fiche. Les mortels qui mourront avant le lever du soleil seront un peu plus nombreux que d’habitude ; la belle affaire !
Il part observer les cieux, lui. Il va profiter du spectacle de l’infini. Ses subordonnés devront se débrouiller sans aide : il est un vampire, nom d’un ocemas, et il a ses priorités !
Bien sûr, il n’a pas dit ça de vive voix. Miiko, si brillante soit-elle, est mortelle, elle aussi, et Nevra a découvert au cours des siècles que les mortels détestent qu’on leur rappelle leur condition. Alors il a gardé ses certitudes pour lui et s’est contenté de sourire.
— Si tu tiens tellement à ce que je reste au quartier général cette nuit, je pourrais être convain…
Le Feu de Glace s’est jeté sur lui avec la voracité d’un démon.
— Dehors ! a hurlé Miiko. J’ai assez à faire sans gérer tes excentricités, vampire lubrique ! Dehors, dehors, dehors !
— A demain, Miiko chérie ! a lancé Nevra en lui envoyant un baiser par-dessus son épaule.
Un cri de rage inarticulé lui a répondu.
Miiko est sur les nerfs à l’approche de la Nuit Obscure – sa toute première Nuit Obscure depuis qu’elle a fait renaître la Garde d’Eel de ses cendres. Quand il la reverra demain matin, elle l’attaquera probablement à vue, songe-t-il en quittant la cité, et lui reprochera tous les problèmes qu’elle aura rencontrés durant son absence.
Voyons voir, comment détourner la fureur d’une kitsune enragée ?...
Il peut récupérer le morceau de Cristal qui dort au fond de la mer, à sept ou huit kilomètres de la côte. Non, se ravise-t-il aussitôt, ce ne serait pas drôle. Mieux vaut attendre que les Gardiens le trouvent d’eux-mêmes. Quelle tête tireront-ils en réalisant qu’une pièce de leur précieux puzzle se trouvait là, à deux pas du quartier général, juste sous leur nez ?
Il peut éviter Miiko jusqu’à ce qu’elle retrouve son calme…
Un rire lui échappe. Miiko, retrouver son calme ? Quelle étrange hypothèse ! Leur chef bien-aimée est du genre rancunière. De toute façon, il ne peut pas sécher les réunions pendant plusieurs semaines ; il se ferait démettre de son poste. Les réunions servent autant à prendre des décisions qu’à montrer aux hauts-gradés dans quel sens fonctionne la hiérarchie : Miiko ordonne et ils accourent. Naturellement, la kitsune tient beaucoup à ces démonstrations de son pouvoir absolu.
L’herbe est douce sous les pieds nus de Nevra. Un bébé pimpel sort à toute allure d’un terrier. Nevra le regarde s’enfuir comme s’il avait le diable aux trousses. Parmi le vaste peuple des familiers, il n’y a guère que les Dafala nocturnes pour apprécier la Nuit Obscure ; les autres passent la journée qui précède dans un état de panique absolue.
Il est presque arrivé, à présent. Le soleil est bas sur l’horizon. Encore quelques centaines de mètres et l’imposante silhouette de la colline cachera les lumières de la cité. En temps normal, Nevra mettrait bien plus qu’une unique colline entre lui et la ville, mais cette année, il a décidé de ne pas trop s’éloigner. Si les pires craintes de Miiko venaient à se réaliser – si les Templiers attaquaient – il veut pouvoir intervenir en vitesse et sauver les meubles. (Ce n’est qu’une expression, bien entendu, ses collègues valent plus que le mobilier, quoique le cas de Valkyon soit discutable.) Nevra a investi du temps et de l’énergie dans cette Garde, ce n’est pas pour la voir s’évanouir sous l’attaque d’une bande de barbares. En plus, Skri ferait partie de la première ligne de défense en cas d’invasion, et perdre une des Sept mettrait Nevra de très mauvaise humeur.
Ici, ce sera parfait, décide-t-il en sentant sous ses pieds une herbe si épaisse que la plus capricieuse des princesses pourrait dormir dessus. Il ôte ses bottes aux semelles fines et remue les orteils.
Puis, sans plus de cérémonie, il bascule en arrière et bam, se laisse tomber au sol.
Un soupir de bien-être lui échappe. Le soleil, loin à l’Ouest, colore les rares nuages d’un rouge sanglant qui va en s’assombrissant. Nevra joue avec l’idée de se relever, de remonter la colline et de regarder l’astre du jour se coucher derrière la cité d’Eel, puis y renonce. Le spectacle doit être superbe mais Nevra, comme tous les vampires, déteste le soleil. Il ne remontera pas l’observer. Il ne lui fera pas ce plaisir.
Le soleil est trop orgueilleux. Nevra sait bien que c’est, ah, comment disent les mortels ? The pot calling the kettle black ? Non, l’hôpital qui se moque de la charité, mais c’est plus fort que lui : le soleil l’exaspère.
Alors il reste là, allongé paisiblement sur son matelas d’herbe, et regarde les étoiles apparaître une par une.
Le vampire rêve. Au-delà de l’univers, là où vivent les dieux, tout est fait de magie, une magie si pure et puissante qu’elle scintille comme une poudre de diamant, une magie arc-en-ciel aux lueurs chatoyantes qui s’enroule autour du corps des dieux et les habille d’un voile de beauté…
Le vampire se perd presque dans cette vision – presque. Il a un pied dans le vide et au fond du ravin, il peut entendre le chant séduisant du Vertige.
Dans le rêve du vampire, le Temps et l’Espace ne sont qu’un gigantesque objet en quatre, cinq, dix dimensions qui les contient tous, mortels comme immortels. Le ciel est une toile étendue autour d’eux que piquent dix, puis vingt, puis trente aiguilles. Par tous ces petits trous de plus en plus nombreux passe la magie de l’au-delà, et c’est elle qu’on voit briller la nuit, ce sont ces trous dans la toile de l’univers qu’on appelle étoiles…
Le vampire rêve, et soudain…
— Nevra ?
Le rêve se brise.
Je la tuerai un jour, siffle une voix furieuse au fond de lui.
L’humaine. Bien sûr que c’est l’humaine. Seul un être parfaitement dépourvu de magie pourrait surprendre un fils de dieux ; seule une petite vermine de la plus basse extraction pourrait s’approcher à la lisière de ses perceptions sans qu’il ne la repère.
Nevra veut plaquer un sourire charmeur sur ses lèvres, mais le sourire glisse comme de l’huile, s’étire et se tord en une grimace de dégoût.
Elle est telle le soleil, se dit-il soudain : viscéralement insupportable.
Il lui faut plusieurs secondes pour réaliser que la fille n’est pas nyctalope. Dans une pareille obscurité, elle doit à peine distinguer les contours de sa silhouette, encore moins les détails de son visage. Il abandonne immédiatement sa pathétique imitation de sourire. C’est intolérable ! Il fait l’effort de lui faire bon accueil – de sourire à cet être anormal – et elle n’est pas capable de s’en rendre compte ! C’est… C’est…
Irrationnel, suggère une voix en lui, la voix qu’il entend parfois depuis deux millénaires et qu’il appelle voix de la Question. Cette violence soudaine ne lui ressemble pas.
Pourquoi la déteste-t-il à ce point ?
— Nevra ? répète l’humaine. Vous allez bien ?
— Oui, oui, une faiblesse passagère.
Il devrait jouer son rôle de séducteur, mais une fois n’est pas coutume, ce masque lui paraît insupportable. Il ne peut pas baguenauder avec cette fille. C’est au-dessus de ses forces. Battre des cils devant une sorcière, c’est tout naturel ; faire les yeux doux à un troll des marais, c’est chose aisée ; charmer cette gamine qui n’atteint pas le quart de siècle ? Voilà un obstacle insurmontable.
Irrationnel, murmure à nouveau la voix dans son esprit.
Cette voix lui a soufflé de nombreux indices au cours des siècles. Sans doute devrait-il l’écouter… Mais il a beau savoir que son attitude est étrange, Nevra ne parvient pas à dépasser un dégoût primitif.
— Vous êtes venu admirer les étoiles, vous aussi ? reprend l’humaine. Keroshane m’a dit que sur Eldarya, la nouvelle lune est un phénomène très rare. Je suis heureuse de pouvoir y assister.
Tiens, c’est vrai, ça : que fait-elle dehors ? Y aurait-il là un moyen de se débarrasser de cette présence ô combien indésirable ?
— C’est la Nuit Obscure, déclare-t-il d’un ton sec. Cette nuit, les pouvoirs des créatures maléfiques sont démultipliés. Tu dois rentrer au quartier général.
— Carinae est plus rapide qu’un blackdog, fait la fille en désignant son Crylasm. De toute façon, vous ne me laisseriez pas mourir sans réagir… je crois.
Quelle arrogance ! Pourquoi la protégerait-il ? Nevra est un vampire ; il révère la magie. Une vie sans magie n’a aucune valeur, et oh ! Il se trouve justement que de magie, la fille n’est pas dotée !
Mais s’il lui dit cela en face, Miiko sera hors d’elle en l’apprenant. Nevra travaille dur pour éroder les défenses de la kitsune. Hors de question qu’une phrase lâchée sans réfléchir devant une idiote d’humaine réduise à néant ses efforts.
— Bien sûr que non, je ne te laisserai pas mourir, lâche-t-il d’une voix si sucrée qu’elle quitte le domaine des friandises pour entrer dans celui du diabète.
Et si un blackdog attaque, on verra bien si Carinae, la Crylasm qui sommeille en haut de la colline, parvient à le distancer…
— Ezarel m’a dit de me méfier de vous.
Sale petite humaine répugnante, songe Nevra sans pouvoir s’en empêcher. Non seulement lui vole-t-elle son rival, mais voilà qu’elle remue la dague dans la plaie !
Non, une seconde. Pensait-elle à mal ? Sait-elle seulement qu’il est mon rival ? demande la voix de la Question.
L’humaine continue :
— Miiko m’a dit la même chose. Kéroshane également. Je crois que dans tout le quartier général, il n’y a pas une seule personne qui ne m’ait mise en garde contre vos talents de séducteur…
— Viens-en au fait, ordonne Nevra.
Ça ne va pas. Il est à visage découvert ; son masque aguicheur gît, abandonné, entre la fille et lui. A chaque fois qu’elle ouvre la bouche, c’est comme si on lui frottait les nerfs au papier de verre. D’où vient cette haine viscérale qui lui donne tour à tour envie de la tuer et de l’éloigner autant que possible ? Elle n’a pas de magie, c’est vrai… Est-ce là une justification suffisante ?
Le mépris serait une réponse raisonnable face à une telle défaillance, mais la rage, le dégoût, la fureur qui couvent dans son ventre ?
Quelque chose dysfonctionne en lui. Il ne devrait pas la haïr à ce point…
Non, non, il doit la haïr, mais…
La pensée s’échappe. Nevra tente de la retenir, mais c’est aussi facile que d’attraper de la fumée à mains nues. Il ne doit pas la… haïr ? Ou le doit-il ?
Il ne sait plus. La pensée s’est enfuie.
Nevra plisse son œil gris. A quoi pensait-il ? Ah ! Oui. Qu’il déteste cette saleté de mortelle impertinente. Si l’humaine avait la plus petite sensibilité magique, elle aurait fui depuis longtemps face à l’aura menaçante qu’il n’arrive plus à contenir. Alajéa serait partie il y a plusieurs minutes ; Oëlia aurait tourné les talons dès le début de cette conversation.
Mais si l’humaine avait la plus petite sensibilité magique, Nevra ne ressentirait pas cette haine brutale et tout à fait logique.
— Tout le monde m’a dit que vous essaieriez de me mettre dans votre lit, mais depuis mon arrivée, vous ne m’avez pas parlé une seule fois.
— Peut-être es-tu laide, réplique-t-il sans pouvoir s’en empêcher.
La fille fronce les sourcils.
— Non, conclut-elle après un court instant de réflexion. Je ne suis ni jolie ni laide. A moins que vous n’apparteniez à une espèce aux critères de beauté très excentriques… Non, ce n’est pas crédible, vous ne séduiriez pas toutes les femelles de la Garde si c’était le cas.
Son petit discours l’exaspère encore plus. Se croit-elle intelligente, à débiter ainsi des évidences ?
Attaquons sous un autre angle, décide-t-il. Il renfile à grand-peine ses habits de courtisan.
— Quoi, est-ce que tu as envie de venir dans mon lit ? Tu veux jouer dans la cour des grands, petite humaine ? Fais attention, le méchant vampire pourrait bien te manger…
La fille le regarde sans réagir. Comment décrire son expression ? Stupide ? Passive ? Non, mieux encore : bovine.
Oui, c’est exactement ça : la fille le regarde d’un air bovin.
— Inutile de faire semblant, j’ai compris que vous ne m’aimiez pas, dit-elle. Mais je ne sais pas pourquoi. Je ne vous ai rien fait… si ?
Tu existes et tu n’as pas de magie, manque de répondre Nevra. Pour lui, cela suffit amplement. Il craint néanmoins que l’humaine et Miiko – surtout Miiko – ne voient pas les choses du même œil.
— Etes-vous venu sur Terre ? Avez-vous connu mes parents ? Est-ce que ce sont eux qui vous ont mis en colère ?
Ses parents ? Mais quel conte s’est-elle tissé là ? Comme il s’en fiche, de ses parents ! Deux pathétiques humains aussi hideux qu’elle, voilà ce qu’ils doivent être !
Le soleil a disparu depuis longtemps. Avec ses simagrées, cette fille est en train de gâcher la Nuit Obscure.
— Je n’ai pas connu tes parents, humaine, dit-il sans plus masquer son agacement. Tu me déplais, c’est tout. Est-il si important pour toi d’être appréciée de tous ?
Manques-tu tellement de confiance en toi, pour mendier ainsi l’amitié d’autrui ?
L’insulte fait mouche.
— J’ai un nom, vous savez, répond l’humaine d’un ton froid. Inutile d’utiliser mon espèce à tout bout de champ. Appelez-moi juste Régine.
Régine, du latin regina : la reine.
Il suffit, décide Nevra. C’est la goutte qui fait qui fait déborder le vase, le manaa qui met le feu au tapis. Ce nom prétentieux lui va bien, à cette fille si prétentieuse, et Nevra réalise soudain que si elle ne part pas très vite, il va perdre le contrôle de lui-même. Elle est insupportable. Depuis quand un fils des dieux se laisse-t-il marcher sur les pieds par une gamine ?
— Fiche le camp, humaine. Tu gâches le paysage.
Pendant un instant, il se demande si elle va obéir, mais elle se détourne et siffle son Crylasm qui arrive au petit trot.
Femme et familier remontent la colline jusqu’à disparaître. Nevra se laisse tomber sur l’herbe.
Enfin débarrassé de ce parasite. Maintenant, il va pouvoir revenir à la contemplation des étoiles…
Chapitre 6 : Troie
TW : image atroce de la femme et des mortels en général, Nevra est si moralement gris qu'on peut dessiner son âme au charbon.
Spoiler (Cliquez pour afficher)
Nevra a entendu beaucoup de contes au cours de sa longue, longue vie. Des histoires d’amour, de rage, mais aussi des histoires de patrie, ou encore de gloire – et parfois, rarement, des histoires d’amour et de rage et de patrie et de gloire.
Des histoires qui regroupent en leur sein l’essence même de la mortalité.
Parmi ces histoires, bien sûr, se trouve l’Iliade. Nevra n’en démordra pas : de tous les récits des mortels, aucun ne surpassera jamais la splendeur de cette épopée. Il n’était pas en Grèce à l’époque où une armée s’est attaquée à la mythique Troie ; il voguait plus à l’Est, dans une Chine qui, à l’époque, faisait figure de joyau parmi les civilisations humaines… Peut-être est-ce cette distance qui lui permet d’apprécier l’Iliade plus que beaucoup d’autres vampires. Car s’il avait pu admirer les murailles de Troie, qu’aurait-il vu ? Une armée immense attaquant une cité imprenable : vision superbe, certes, mais guère transcendante.
Il n’y a eu ni héros, ni dieux dans la véritable guerre de Troie. Il n’y a eu ni Ulysse aux mille ruses, ni Achille aux pieds légers, ni Hector au casque étincelant.
Le mythe, comme souvent, a surpassé la réalité. C’est le mythe que Nevra adore.
Ses doigts caressent la joue d’Hélène. Face à lui, la faélienne dort du sommeil des justes. Un rayon de lune vient caresser son épaule dénudée ; dans la froide lumière de la nuit, l’éclat blond de sa chevelure semble adouci, presque éteint.
Peu de sujets sont à l’abri de la curiosité dévorante d’un vampire. Pour Nevra, la guerre de Troie est de ceux-là. La vérité historique, s’il s’acharnait à la déterrer, ne pourrait être à la hauteur de la splendide épopée qu’Homère en a fait : ce ne serait qu’un énième conflit pour des terres, des esclaves ou de l’argent.
La pomme d’or offerte aux trois déesses par Eris, Pâris le prince berger sommé de choisir la plus belle des trois, Aphrodite lui offrant Hélène de Sparte en remerciement, les rois grecs honorant leur serment et prenant les armes pour ramener Hélène à Ménélas… Tout cela s’envolerait, récits fragiles réduits en fumée par les flammes purificatrices de la réalité.
Mieux vaut laisser l’Iliade draper la guerre de Troie d’un voile de beauté tragique. Après tout, se dit-il, lui l’immortel qui vivra jusqu’à la fin des temps, y a-t-il plus belle mort que celle qu’on dépose aux pieds d’une femme ?
— Es-tu Hélène ? murmure-t-il dans un timbre si grave que la faélienne allongée à ses côtés ne le perçoit pas.
A Eel, on l’appelle Hélène l’Etincelante, et pas seulement à cause de sa Garde. Elle est de loin la plus belle femme de la ville : une nymphe marmoréenne aux cheveux comme une rivière d’or, aux yeux d’un bleu de crépuscule, aux traits si délicats qu’on croirait voir l’œuvre d’un artiste qui, après une longue vie à la chercher, a finalement compris la perfection. Quand le soleil la touche, sa chevelure lui fait comme un halo de lumière ; elle semble alors quitter sa peau de mortelle pour devenir un ange marchant d’un pas léger au milieu de la ville, et chacun se retourne pour l’admirer.
Belle, superbe Hélène. Froide, glaciale Hélène. Beauté de marbre enfermée dans sa tour d’orgueil… C’est ce qui se murmure sur son passage.
Peu connu est le fait qu’avant lui, Hélène n’avait jamais eu d’amant. Mâles et femelles auraient pourtant payé cher pour s’introduire dans le cœur de cette splendeur intemporelle, voire un peu plus bas. Depuis son plus jeune âge, lui a-t-elle révélé, on l’a couverte de cadeaux, on lui a offert tous les privilèges qu’elle désirait, on s’est allongé dans la boue pour qu’elle ne se salisse pas les pieds. C’est une preuve de sa droiture que malgré cet océan de flatteurs, elle soit parvenue à un niveau de compétence suffisant pour intégrer la Garde Etincelante. Miiko n’est pas du genre à se laisser impressionner par un joli minois.
Et Nevra, vous demandez-vous sans doute, comment a-t-il fait, lui, pour posséder cette nymphe tant convoitée ? Quels stratagèmes a-t-il déployés, quels poèmes a-t-il chantés en l’honneur de la belle, quels cadeaux rares a-t-il dénichés dans des caves oubliées ?
La réponse est simple : il n’y a eu ni stratagèmes, ni poèmes, ni cadeaux. Cet obstacle que d’aucuns pensaient insurmontable, Nevra l’a abattu d’un banal sourire malicieux. Là où tous les autres s’inclinaient, lui s’est tenu droit, en vampire certain de sa supériorité… Et Hélène a cédé.
C’était pourtant évident, se dit-il en embrassant la nuque de la faélienne assoupie. Hélène n’a jamais voulu de ce piédestal sur laquelle on la place. On l’a érigée en icône alors qu’elle ne désirait que remplir son devoir de gardienne. Dès lors, était-il surprenant qu’elle se jette avec reconnaissance dans les bras du premier qui la verrait comme une personne au lieu d’un fantasme ?
Dans l’obscurité de la chambre, Nevra laisse sa main courir sous les draps.
C’est ce qui l’a immédiatement intrigué chez Hélène : la déférence qu’on lui accorde la met mal à l’aise, pourtant elle reste dans son rôle de princesse de glace. Certes, elle s’est accrochée à lui avec une gratitude éperdue quand il a accepté qu’elle soit femme et faillible ; mais elle laisse les autres l’enfermer dans ce cocon que leurs regards tissent.
Hélène, quand on la connaît, n’est ni distante, ni froide. Elle entre à peine dans l’âge adulte. Elle aime les boucliers gravés, elle admire Miiko, elle s’est dévouée corps et âme à la reconstitution du Grand Cristal.
Elle est aussi, hélas, une grande romantique.
D’une main habile, Nevra écarte délicatement les jambes de la belle endormie. Hélène est dos à lui ; ils sont nus tous les deux, couverts seulement d’un drap qui ne masque rien des courbes de la jeune nymphe. Lentement, sa main caresse une peau soyeuse piquetée de doux poils blonds. Hélène remue dans son sommeil ; avec un sourire, Nevra se soulève sur un coude et vient coller son corps contre le sien.
Bien vite, les gémissements d’Hélène viennent se perdre entre l’extase et le sommeil. A moitié endormie, elle doit avoir l’impression de rêver. Même quand ses murmures s’envolent vers des octaves inexplorées, elle garde les yeux mi-clos et le corps soumis. A cet instant, alors qu’un dernier coup de hanche le projette en elle, Nevra se sent moins vampire qu’incube. Ce n’est qu’en se retirant qu’il réalise que l’une de ses mains tire la tête d’Hélène en arrière, et que l’autre lui écarte les jambes dans une position qui rappelle plus les prostituées du bordel d’Eel que la petite noblesse dont la nymphe est issue.
Hélène se laisse retomber sur le dos, repue. Nevra observe avec fascination le mouvement de ses seins qui montent et s’abaissent alors qu’elle reprend son souffle.
— Nevra, appelle-t-elle doucement.
Le vampire fronce les sourcils. Ils partageaient un si beau silence, tous les deux. Pourquoi tient-elle à le rompre ?
Une main vient serrer la sienne. Il résiste à l’envie de la repousser.
— Je sais qu’il y a d’autres femmes, chuchote-t-elle dans l’obscurité, je comprends, mais… est-ce qu’au moins tu m’aimes ?
Nevra sourit. Elle est moins endormie que ce qu’il croyait. Il faudra qu’il attende plus tard dans la nuit, la prochaine fois, et qu’il la prenne avec moins de vigueur.
— Comme tu es étrange, répond-il en caressant de ses doigts un téton dressé. Bien sûr que je ne t’aime pas.
* * *
L’amour n’a rien d’un mystère pour Nevra. Qu’on puisse croire le contraire l’étonne.
Les faéliens ne s’accouplent-ils que lors du solstice d’hiver ? Non, bien sûr que non, et pourtant n’importe quel bambin un peu instruit sait pourquoi les sowiges choisissent cette nuit pour leurs parades amoureuses. Comprendre ne signifie pas ressentir. C’est ainsi qu’un vampire comprend l’amour, sa nécessité pour la pérennisation de l’espèce, les différentes manières dont il se manifeste selon les individus, sans pour autant le ressentir lui-même.
Pourquoi, du reste, un vampire aurait-il besoin de s’attacher à un être en particulier ? Il n’y a pas de descendance à concevoir, pas de progéniture à nourrir et garder du danger, quand on appartient à la caste glorieuse des fils de dieux. L’amour, dès lors, n’a nulle raison d’exister. Quel usage feraient les vampires d’un mécanisme évolutif, eux qui n’évoluent pas ? Les immortels n’ont pas besoin de s’adapter au monde.
C’est le monde, songe Nevra en étranglant sa cible de mission, qui s’adapte à eux.* * *
L’amitié, voilà quelque chose qu’il sait ressentir. Certes, sa vision en est biaisée : s’il devait concevoir un philtre d’amitié, peut-être y glisserait-il une cuillère de condescendance, un brin de doux mépris en fleur, une pincée de détachement.
Nevra apprécie Ezarel, Ezarel apprécie la Crylasm apprivoisée de Régine, la Crylasm apprécie son humaine. Même en amitié, il y a une hiérarchie à respecter.
Les couloirs du quartier général sont bien vides aujourd’hui. Rien d’étonnant : la Nuit Obscure a été l’occasion pour les ennemis d’Eel de mener plusieurs attaques simultanées. De nombreux gardiens ont depuis élu domicile dans une infirmerie surpeuplée. C’est
L’Obsidienne en particulier a payé un lourd tribut. On a cru un instant que Valkyon allait y passer, mais Eweleïn a embarqué Ezarel et Agacie dans une opération de quatre heures sur le fil du rasoir, et les Absynthes ont triomphé. Valkyon se remettra. La question des séquelles reste cependant dans tous les esprits comme une lame menaçante suspendue au-dessus du guerrier le plus accompli de la Garde.
(Et si Ezarel a initialement suggéré de remplacer Agacie par l’humaine – soi-disant formée aux premiers soins sur Terre… Eh bien, Nevra essaie de ne pas y penser. De toute façon, Eweleïn a fermement refusé : quelle que soit la formation de la fille, une opération critique n’est certainement pas l’occasion de faire ses preuves. Nevra a ressenti une satisfaction mesquine en voyant l’humaine reculer d’un pas, comme choquée. Pour qui se prend-elle, cette morveuse arrogante ?)
Mais enfin, tout cela est passé. Miiko a lancé une nouvelle vague de recrutement pour remplacer les soldats tombés au front. En attendant l’arrivée des têtes blondes, la Garde se replie sur elle-même comme un animal blessé qui lèche ses plaies avant de repartir en chasse.
Deux de ses Ombres le saluent en passant. Il leur répond d’un hochement de tête. Malgré les événements des derniers jours, il se sent d’excellente humeur. Il est rentré trois heures plus tôt et le goût du sang de sa cible n’a pas encore quitté ses papilles. Sang de troll, un met étonnamment raffiné pour des créatures aussi rustres…
Nevra aime les choses qui ont du goût. Le sang de troll est un vin rouge et entêtant ; en comparaison, celui des nymphes est un blanc trop sucré, celui des brownies une piquette, et celui des Elfes tient plus du jus de raisin.
Non qu’il compte le dire à Ezarel ou Eweleïn. Savoir qu’il a goûté le sang de leurs semblables ne rehausserait pas leur opinion de lui, il s’en doute.
Quand il entre dans le laboratoire privé d’Ezarel, les rideaux sont tirés, la pièce pue la soude et une masse sombre est avachie sur la seule chaise de la pièce. Nevra claque la porte derrière lui aussi bruyamment que possible. Il va enfin pouvoir embêter son rival !
— On pique un petit somme en douce ? nargue-t-il en ouvrant grand les rideaux. Ce n’est pas sérieux pour un chef de garde, cher collègue !
La lumière du jour se déverse dans la pièce. Nevra serre brièvement les dents – dieux, comme il déteste le soleil ! – et se retourne vers Ezarel.
Deux yeux noisette cernés de noir lui renvoient son regard.
L’humaine. Que fait-elle ici ? Ezarel ne laisse que les Absynthes les plus hauts gradés pénétrer dans son antre. Est-elle entrée par effraction ? Mais elle n’a pas l’air paniqué des coupables pris sur le fait. Elle ressemble juste à une fille qu’on vient de tirer de sa sieste et qui réalise lentement qu’elle n’est plus au pays des songes.
— Vous supportez la lumière du jour, constate-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Non, vraiment ?
C’est plus fort que lui. Sa tendance à débiter des évidences lui use les nerfs.
Elle hausse les épaules et repose sa tête sur ses bras croisés.
— Dans mon monde, les vampires tombent en cendres quand ils s’exposent au soleil, lâche-t-elle en le fixant toujours.
— Dans ton monde, il n’y a plus que de misérables humains !
Il quitte la pièce, furieux.
Sale petite humaine avec ses regards lourds d’un sens qu’il ne parvient pas à déchiffrer. Tout ça finira mal, son instinct le lui souffle – un être sans magie n’a pas sa place à Eldarya. Si elle reste plus longtemps, elle sapera les bases mêmes de leur monde…
Plus que jamais, Nevra est décidé. Il doit la faire partir. La Question attendra : voilà sa nouvelle priorité.
Chapitre 7 : Aveuglement
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La magie est l’Energie originelle. Elle est lumière, elle est chaleur, elle est, en un mot : vie.
Un jour, une ermite un peu sorcière décida de fabriquer un talisman si puissant qu’il la protégerait dans cette vie et dans la suivante. Ivre d’ambition, elle dénicha un rituel oublié et y jeta l’intégralité de son pouvoir. Toute sa magie, tout le manaa qui soutenait son âme fut transférée dans le bijou.
Sa dépouille desséchée fut retrouvée des mois plus tard, un anneau d’or terne au doigt, au milieu d’une flaque de manaa qui refusait obstinément de revenir l’abreuver.
Un jour, une nymphe aperçut un caillou de magie pure luisant dans un bosquet. Envoûtée, fascinée, son bon sens sacrifié à l’autel du désir, elle attrapa le caillou et le goba tout rond.
La magie du caillou, trop pure, brisa sa raison. On raconte qu’elle creusa dans la plaine des rivières de sang frais et qu’un pays entier uni dans ses efforts fut à peine suffisant pour en venir à bout. Aujourd’hui encore, des marchands douteux vendent aux crédules de petites fioles qui contiennent, ils l’assurent, le sang de la nymphe folle.
Mais ces vieilles légendes se déforment au passage des générations, telles l’acier sous le marteau du forgeron : qui était la folle de magie ? Etait-ce une nymphe dans une plaine, une fée sur une montagne, ou une hamadryade dans une forêt ?
Les mortels ont besoin du Sang des Dieux pour vivre mais ces tristes créatures ne peuvent en produire. Tragique destin que le leur ! Traînant leurs carcasses dans une dépendance perpétuelle, ils ne parviennent à subsister qu’en absorbant la magie de leur environnement. Qu’on ne s’imagine cependant pas que tous ont des besoins égaux, oh non ! Chaque espèce, et chaque race en son sein, a son propre équilibre à maintenir. Jamon s’affamerait s’il mangeait comme Ykhar ; Ykhar s’aliterait si elle mangeait comme Jamon. Ezarel dépérirait s’il se contentait de la magie de Chrome ; Chrome deviendrait fou s’il tentait d’égaler la magie d’Ezarel.
La magie est, après tout, le Sang des Dieux, source de toute vie. Qu’elle se déséquilibre, et soudain le fragile échafaud de l’existence s’effondre.
Nevra le sait : c’est à sa magie qu’on juge la valeur d’une vie. Sans magie, d’ailleurs, rien ne peut subsister. Il le sait, oui, de cette certitude absolue et invulnérable qu’ont les enfants des dieux…
Et puis il y eut l’humaine.
Car l’humaine vit ! Dénuée de toute magie, elle pavane son anormalité comme d’autres arboreraient un joyau. C’est insupportable ! C’est incompréhensible ! Comment peut-elle exister ? Assis sur le toit de la salle du Cristal, Nevra se crispe...
Et soudain, une idée naît. Rien d’autre qu’une pensée qui abruptement éclate en un brasier de compréhension pure : mais oui ! Est-ce que par hasard, les dieux… Enfin, il touche au but ! Serait-il possible que la magie…
Un rayon de lune vient frapper son œil. Sa paupière cligne ; c’est une vague, réalise-t-il, qui, en arrondissant le dos comme un chat qu’on caresse, a reflété vers lui l’éclat bleu d’Opale. Dans le ciel d’Eldarya, la lune semble darder sur lui un regard désapprobateur.
Il secoue la tête. A quoi songeait-il ? Son idée s’est enfuie.
Bah ! Ce n’est pas grave. Ça ne devait pas être bien important.
N’est-ce pas ?* * *
Nevra parcourt le couloir en conquérant. Pourquoi cacherait-il sa bonne humeur ? Les étoiles elles-mêmes semblent s’être alignées pour rendre cette journée parfaite.
D’abord, le soleil se cache. De lourds nuages sont venus couvrir l’agaçant astre, et Nevra savoure l’absence de cet imbuvable hypocrite.
Ensuite, il y a Skri. L’Obsidienne est de retour d’une longue mission. Elle est indemne et, plus important encore, frustrée : sa mission a viré à la catastrophe, la cible qu’elle devait ramener vivante vaincue par de trop graves blessures. Dans une carrière jusque-là sans failles, ce résultat fait tache ; or Skri, guerrière fière et farouche, supporte mal l’échec. Depuis son arrivée au quartier général, elle rôde dans les salles d’entraînement comme un fauve en cage. Quand Nevra est apparu dans sa chambre à la tombée de la nuit, ce n’est plus une femme mais une lionne furieuse qui s’est jetée sur lui, désireuse d’oublier dans la chair le goût amer de cette maudite mission.
L’endurance légendaire des Obsidiennes n’a pas démérité. Il a fallu attendre les premiers rayons du soleil pour que Skri s’endorme enfin, repue, dans des draps tachés de rouge et de blanc.
Nevra sourit tout en marchant alors que sa magie régénère la peau lacérée de son dos.
Skri est à la douce Hélène ce que le feu est à la glace. Là où Hélène dissimule son romantisme, Skri assume sa violence ; quand Hélène demande une passion raffinée, Skri exige du sexe dans sa forme la plus crue.
C’est qu’elle ne connaît rien aux petits mensonges qui font le sel de la romance. Elle ne sait pas cacher, Skri. Comment le pourrait-elle ? Qu’elle le veuille ou non, sa plus grande faiblesse s’exhibe aux yeux du monde. Son visage, face hideuse couturée de cicatrices pourpres, masque de peau figé dans une grimace perpétuelle, semble offrir à Eldarya toute entière un sourire infect. Nul, en la croisant pour la première fois, ne peut contenir un sursaut d’horreur. A quoi sert de craindre le jugement des autres lorsqu’on vit enfermée dans le corps d’un monstre ?
Skri est une tragédie en trois actes : abandon, viol, esclavage.
Et Nevra se demande, quand il la voit passer dans un couloir, son menton fendu levé plus haut que la plus noble des dames : quelle fierté mal placée est-ce là ? Quel optimisme increvable, quel courage imbattable, quel esprit revanchard lui permettent d’avancer là où n’importe qui aurait abandonné ?
Nevra se contre-fiche de Valkyon ; à ses yeux, le capitaine de l’Obsidienne n’est qu’une brute trop pragmatique. Mais Valyon au moins, reconnaît volontiers le vampire, offre à Skri le respect qu’elle mérite. Contre vents et tempêtes, en digne Obsidienne, Skri n’arrêtera jamais de se battre.
Alors Nevra s’interroge : jusqu’où tiendrait cette détermination sans failles ? Que ferait Skri, elle qui a pris son destin à bras-le-corps, si elle devait lutter contre la seule chose qui surpasse le destin ?
Irait-elle jusqu’à affronter…
Soudain, Nevra vacille. Son pied s’écarte ; sa jambe se perd ; c’est d’une main tremblante qu’il se rattrape au mur.
Jusqu’à affronter…
Il a la nausée. Une peur irrationnelle le saisit à la gorge.
Il se redresse, chancelant. Par chance, personne ne vient jamais dans ces corridors excentrés, son accès de faiblesse passera inaperçu. Que m’est-il arrivé ? se demande-t-il. Est-ce là ce que les mortels appellent une maladie ? Mais les vampires ne tombent jamais malades — ils sont des êtres de magie pure, après tout, le Sang des Dieux ne connaît pas les bactéries.
Ce… n’était sans doute rien.
Oui, voilà. Ce n’était rien. D’ailleurs, la douleur reflue dès qu’il se remet à marcher. Un vertige momentané, peut-être, a inversé le haut et le bas ; il n’a assisté, se persuade-t-il, qu’à un hoquet de l’univers qui, pendant une seconde, a oublié la gravité.
Nevra reprend son chemin. Ses sens sont encore perturbés, il a l’impression que la magie du monde vibre trop vite pour qu’il en distingue les contours. Marcher l’aidera à se remettre. Une demi-heure après le lever du soleil, le quartier général est quasiment vide ; comme il est plaisant de se promener seul au milieu du bâtiment endormi ! Mais attention : n’est-ce pas un bruit de pas qu’il entend ? Non, c’est plus qu’un pas. C’est un petit trot régulier qui se rapproche à chaque seconde...
Nevra dresse l’oreille. Bientôt, l’inconnu qui interrompt sa solitude se dévoilera ; qui se promène si tôt dans cette aile désertée ? Devant lui, la courbe du couloir dissimule encore l’apparence du gardien. Ne pas réussir à distinguer la magie de chaque individu, c’est un handicap inhabituel pour lui. Il se prend au jeu. Est-ce un Absynthe, un Obsidien ? Pas une de ses Ombres, car le pas est trop lourd…
Puis la silhouette apparaît et la bonne humeur de Nevra s’écroule comme un château qu’on bombarde.
L’humaine.
Il l’aurait laissée passer, Nevra peut le jurer. Il se serait contenté d’un regard dégoûté. Bon, peut-être aurait-il craché sur son passage – elle est répugnante – , mais c’est tout. Vraiment, il n’aurait rien fait d’autre si, en l’apercevant, elle n’avait serré contre sa poitrine la fiole dans sa main.
Pour Nevra, ce geste équivaut à une invitation. Il est le capitaine de l’Ombre, fouineur par nature, et savoir que la fille veut lui cacher quelque chose redouble son envie de découvrir quoi. D’un mouvement fluide, il lui ôte la fiole des bras et, pour faire bonne mesure, crochète sa jambe gauche. Quand elle s’écroule au sol, il ne la regarde même pas. La fiole a capturé son attention.
Sa main gauche a agrippé le col de la bouteille ; la droite la tient par en-dessous. Il la soulève jusqu’au niveau de son œil. Par la grande fenêtre du couloir, la lumière grisonnante du jour nuageux vient s’y perdre.
Quelle est cette potion ? Elle tourbillonne comme une tornade liquide aux teintes pastelles. On croirait contempler du Cristal fondu… Nevra caresse un instant l’idée que la fille ait commis le blasphème suprême, qu’elle ait gardé un éclat du Joyau Sacré pour son propre usage. Mais non, la magie qu’il sent entre ses mains n’est pas assez puissante.
Il y a pourtant quelque chose de fascinant dans le ballet opalin de cet élixir. On croirait voir l’alambic d’un dieu distillant la lueur pâlotte du matin en un concentré stellaire.
Y a-t-on enfermé l’esprit d’une rivière ? Car soudain, le courant s’apaise ; il se fait voluptueux, tout de courbes rondes et de déliés lascifs qui s’entrelacent en motifs oniriques. La lumière, elle, se renforce, et Nevra a alors l’intime conviction que lui seul peut observer ce scintillement diffus. C’est une aube perpétuelle qui se lève encore et encore entre des parois de verre. S’il regardait bien, y verrait-il des perles pâles, comme autant d’étoiles enfermées ?
Est-ce un portail qu’il a entre les mains ? Une fenêtre ouverte sur l’éveil d’un monde nouveau ? L’idée lui donne le vertige : oui, c’est bien un éclat qu’il vient d’apercevoir dans cette mer rose pâle – ou bleu – ou peut-être lilas – et il se souvient d’autrefois, de la naissance des mondes, du spectacle d’un temps où il n’existait pas… Quand les cieux, en souverains magnanimes, couvraient d’une cape d’ombre l’univers tout entier, quand chaque astre isolé brillait si fort qu’il semblait prêt à éclater dans une déflagration qui dévorerait l’Espace. Oh, Nevra se souvient, oui – qu’importe qu’il n’en ait rien vu ! Le Sang des Dieux en lui hurle à la lune comme un loup exilé. Le flacon danse entre ses mains ; il pourrait se perdre dans l’infini qu’on y distingue. Il pourrait passer l’éternité à contempler chaque détail de ce tableau sans fin…
Et Skotoma se penche à chaque seconde un peu plus, fasciné au-delà des mots par le tournoiement paresseux de ce ciel miniature…
Puis l’aiguille maladroite d’un murmure le pique.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le temps ?
Nevra se jette en arrière. Il a le souffle court, les yeux écarquillés. Dans un élan de panique, il lance la potion loin de lui.
Qu’est-ce que c’était ? Il a failli… Il a failli…
La bouteille explose en une pluie de verre. Une flaque rose coule sur la pierre, c’est comme si les paillettes cristallines imitaient des centaines d’étoiles…
Non ! Nevra détourne le regard, sa poitrine monte et s’abaisse à un rythme irrégulier, trop rapide.
Quelle était cette chose ? Il a failli… c’est invraisemblable ! Ce n’était qu’une potion, et pourtant… il a failli tomber dans l’inéluctable.
Dans le Vertige.
La honte alimente les flammes de sa fureur. Si la Question ne s’était pas rappelée à lui, il aurait passé l’éternité à contempler une fiole !
— Mais ça ne va pas ? s’exclame l’humaine à côté de lui.
Nevra la fixe, l’œil hagard.
— Il n’y avait qu’un seul exemplaire de cette potion ! Qu’est-ce qui vous a pris ?
Elle m’a piégé. Elle a voulu l’envoyer dans le Vertige. Nevra se sent empli d’une certitude absolue : l’humaine a voulu se débarrasser de lui. Qu’importe qu’elle ne connaisse ni sa vraie nature, ni l’inéluctable destin de sa race ! Elle a voulu le piéger en usant d’une potion sacrilège…
Nevra inspire. Expire. Il doit bouger. Il est un vampire, pas un mordu. Il gardera le contrôle.
Et c’est dans un parfait contrôle, en étant conscient de chacun de ses actes, qu’il chassera d’Eldarya cette vermine exécrable.* * *
Ce n’est qu’une fois la nuit tombée que Nevra se glisse enfin hors du quartier général.
Il veut sortir. Il a besoin d’air. Depuis cette matinée fatidique, le quartier général a pris des allures de camisole : s’il y reste une heure de plus, Nevra sait que sa patience d’immortel ne tiendra pas. Il s’investit trop, voilà la vérité ! Depuis combien de temps n’a-t-il pas senti une rage authentique naître dans sa poitrine ? Lui qui a tant vécu, jamais, ou presque, n’a-t-il si bien perçu les fissures qui parcourent son masque.
L’humaine n’est pas réapparue de la journée. Son sommeil magique n’a pourtant pas duré ; prudent jusque dans la colère, Nevra n’a pas abattu sur elle une vague d’intention pure. Comment prévoir la réaction de cet être sans magie face à un tel assaut ? Peut-être se serait-elle endormie, ou peut-être aurait-elle succombé sur le coup.
Peut-être même – terrifiante pensée ! – n’aurait-elle rien ressenti…
Aussi le fils des dieux a préféré agir sur le monde matériel. Un nerf contracté par des doigts invisibles a précipité la fille dans une torpeur aussi brève qu’irrésistible.
Il ignore ce qui est advenu ensuite. Une chose est certaine : lui n’aura à craindre nulle répercussion pour ses actes. La fille, déjà, n’osera pas l’accuser. Mais si d’aventure elle s’y risquait, il pourrait toujours blâmer l’étrange concoction qu’elle transportait. Une si dangereuse potion, après tout, ne peut avoir été approuvée par le Conseil de l’Absynthe.
A-t-elle été prise en charge par son chef de garde ? Nevra l’espère à moitié. Il a d’ailleurs passé la journée à attendre qu’un Ezarel agacé vienne reprendre leurs joutes verbales. Quel plaisir ç’aurait été, alors, de révéler à l’autre chef de garde que sa précieuse humaine mène des expérimentations clandestines !
Nevra ôte la poussière qui macule son haut et ses bras. Après une telle journée, il a mérité du repos. Skri attendra ; les ardeurs de la lionne ne le tentent plus. Femme est volage, murmure-t-on à Eel, mais le chef de l’Ombre l’est plus encore.
Ce soir, c’est une autre dame qui recevra sa faveur. Les lunes ont parcouru la moitié d’un cycle depuis sa visite à la dernière des Cinq, et Nevra ne veut pas la négliger plus longtemps. Sa flamme amoindrie pourrait s’éteindre à tout instant, emportée par le souffle d’une seconde.
Terrible destin que celui des mortels !
Le vampire avance à travers la ville tel un maître en son domaine. Sur son passage roule une vague de murmures et de regards excités : il est célèbre à Eel, le coureur de jupons qu’on ne peut se résoudre à haïr, et chacun se presse à sa fenêtre pour le saluer du bras. Nevra, grand prince, distribue remarques taquines et clins d’œil suggestifs. Il se sent à l’aise, lui le fils des dieux, au milieu d’une foule de mortels qui tendent le cou pour l’apercevoir. N’est-ce pas là l’ordre des choses ? Même si sa nature profonde leur est inconnue, quelque chose en eux reconnaît sa supériorité. Ils se réchauffent à la flamme de sa magie…
Mais tout doit finir, et Nevra finit par quitter les faubourgs emplis d’adorateurs pour plonger dans des quartiers plus sombres. Elle n’a que peu de moyens, la dernière des Cinq, et ne désire pas quitter sa résidence miteuse. Sa vie de pauvreté lui colle à la peau comme un vêtement mal taillé ; elle l’a accepté avec ce fatalisme des vieilles gens qui savent que, si graves soient leurs soucis, ils prendront bientôt fin.
Un frisson d’horreur muette parcourt le vampire à cette pensée. Bien terrible destin, en effet, que celui des mortels qui acceptent leur sort et partent docilement à l’abattoir...
Il entre dans une petite ruelle dénuée d’éclairage, un de ces lieux où les déchets humains vous jettent à la figure leurs arômes pestilentiels et où les pavés inégaux redoublent d’efforts pour vous faire trébucher.
— Qu’est-ce que tu veux ? crache un homme aux larges épaules.
Ici, la méfiance est la norme. Mais Nevra est le chef des Ombres : ces poches d’obscurité dans la Cité Brillante, ces remparts de noirceur qui entachent Eel aux mille éclats, il les connaît bien.
— Je viens voir une dame, dit-il avec un demi-sourire qui dévoile une canine pointue.
L’homme s’écarte de la porte qu’il masquait. Aussitôt, Nevra l’oublie ; la chair à canon tout en muscles et quasiment dénuée de magie ne l’intéresse pas. Il monte l’escalier à grandes enjambées, évitant avec aisance les trois marches qui grincent et les deux qui s’affaissent. Une moisissure avide ronge les boiseries ; la doyenne qui monte d’ordinaire la garde sur le premier palier n’est plus là, note-t-il distraitement. Le fumet de la rue, lui, est fidèle au poste, l’accompagnant dans sa montée comme un loyal compagnon.
Des gémissements se font entendre derrière les portes closes. C’est l’orchestre de la mortalité qui joue ici ses accords : les pleurs d’un nourrisson que sa mère épuisée câline, les cris de plaisir feints d’une actrice tarifée, les râles d’un ancêtre dont le regard se vide… Sordide et répugnante, la bâtisse serre sur son sein fripé les égarés de l’existence.
Quand Nevra arrive au troisième et dernier étage, une fresque rouge vif l’accueille. Un habitant encore optimiste l’a peinte il y a des années. Depuis, la peinture s’est écaillée pour révéler en-dessous un bois rongé par la vermine. Ce qui a dû être une œuvre d’art ne rappelle aujourd’hui rien tant que les prostituées des bas quartiers, avec leurs lèvres pourpres et leurs dents pourries derrière.
Nevra prend les paris. Sera-t-elle là ? Sera-t-elle seule ? Une délicieuse anticipation lui chatouille le bout des doigts. Il restreint ses sens pour profiter de ce rare moment d’incertitude. En cet instant, il ne sait pas. Y a-t-il quelqu’un derrière la porte ?
Puis la curiosité l’emporte sur la patience, et sa main pousse le battant.
Un souffle qu’il ignorait retenir lui échappe. Elle est bien là, recroquevillée sur son fauteuil comme une petite pomme ridée.
Nevra reconnaît tout : les yeux d’un bleu laiteux, les oreilles pointues qui sortent de la chevelure plus sèche que de la paille, le pot de chambre encore plein aux effluves jaunâtres… Il pourrait reproduire la scène de mémoire. Rien ne change jamais, ici – jusqu’à la familière sensation de malaise qui se love dans son estomac. Les vampires sont toujours perturbés par le spectacle de la vieillesse, et sur ce point au moins, Nevra ne fait pas exception à la règle.
— Marise, appelle-t-il.
L’aveugle lève la tête.
— Nevrina, répond-elle avec un sourire de ravissement enfantin. Tu es revenu.
— Je reviens toujours.
— Bien sûr, bien sûr ! Viens me voir, mon enfant, viens…
Nevra referme la porte et s’approche. Deux mains avides battent le vide à sa recherche ; Marise le saisit avec un couinement enchanté. Ses doigts lui parcourent le poignet, le bras, l’épaule avec l’agilité d’une araignée. La vieille elfe fait la moue, peu satisfaite de ce qu’elle sent. Avec une vivacité surprenante, elle plaque sa paume sur le torse du vampire avant de la retirer tout aussi vite.
— Ne joue pas avec moi, Nevrina, reproche-t-elle en lui pinçant le cou.
Elle veut toujours la même chose, Marise aux chairs fripées. C’en serait risible si ça n’était aussi fascinant…
Nevra ferme son unique œil. Il est un enfant des dieux, un être de magie pure, et la magie n’a que la forme qu’on lui donne. Les contraintes matérielles n’ont pas de sens pour lui. Il pourrait être gouttelette dans un ruisseau, dragon aux écailles d’or, chêne aux branches innombrables – il pourrait être un monde, s’il le désirait. Il est des vampires qui sont devenus des planètes.
Ce n’est pas un hasard s’il n’a échoué aucune mission d’infiltration depuis son entrée dans la Garde.
Les vampires sont des êtres de magie. Lentement, la silhouette de Nevra se brouille…
Marise pousse un cri de ravissement.
— Nevrina, te voilà ! s’exclame-t-elle en regardant dans le vide.
Mais ses doigts, eux, trouvent leur but : ils lui courent sur le buste avec une vigueur renouvelée. La vieille n’a aucune pudeur dans ses attouchements. Son désir est presque palpable.
— Comme tu es belle, murmure-t-elle avec une admiration jalouse. Comme tu es jeune !
Nevra sourit.
— Moi, je suis vieille, continue Marise alors que ses ongles caressent les mains de la vampire. Je suis vieille et je mourrai bientôt, mais toi… Laisse-moi te toucher, mon enfant, laisse-moi me rappeler…
Tous les mortels acceptent leur sort comme des dafalas qu’on mène à l’abattoir. Tous… ou presque.
Marise est un presque.
— Laisse-moi me rappeler, répète-t-elle en soulevant le haut de Nevra pour effleurer son ventre nu.
Et Nevra sourit face à cette ardeur teintée de désespoir. La peur de Marise semble emplir la petite chambre. Elle est prête à tout pour oublier la mort qui l’observe de ses orbites vides.
— Tu es si belle, ma Nevrina, murmure-t-elle d’une voix chevrotante. J’étais belle, moi aussi… Tu n’étais même pas née à l’époque, ma jolie. C’était hier, je le jure. Comment ai-je pu devenir vieille ? Nevrina, j’étais jeune hier.
Comment réagirait-elle, cette ancêtre en fin de vie, si elle apprenait la vérité ?
Nevra savoure sans un mot le contact de ces mains froides sur son corps de femme.
Avant de rencontrer Marise, elle n’avait plus été femelle depuis des siècles. Le destin a voulu que Socrate n’apprécie point les femmes, et Skotoma a adopté l’enveloppe d’un homme pour le rencontrer.
Que penserait l’antique sage de cet étrange hommage ? Skotoma était mâle en le rencontrant, et depuis, Nevra a fidèlement conservé son apparence d’antan. Un jeune homme à l’œil gris, à la peau pâle et aux cheveux de jais : ainsi a-t-il traversé les âges, bien loin de la beauté slave qu’il privilégiait autrefois.
D’un doigt, Nevra effleure ses seins. Leur poids la surprend ; elle en a perdu l’habitude. Le toucher de Marise se fait plus vigoureux, plus intime aussi, comme si la vieille cherchait à mémoriser tous les détails de cette beauté que le temps lui a volé.
Et Nevra se laisse faire, souriant, souriant toujours face à cette mortelle qui, de ses doigts sans pudeur, tente d’oublier son terrible destin.
Une larme coule sur la joue parcheminée de Marise.
— J’étais jeune hier.*
Les vampires ne connaissent ni début, ni fin. Ils sont faits de magie, et la magie n’apparaît ni ne disparaît : elle est, voilà tout.
Nevra ne saurait dire jusqu’où remontent ses souvenirs. Il croit n’avoir pas vu les premières étoiles – mais en ces temps reculés, les certitudes étaient aussi fluides que l’eau des rivières. Il n’était que magie informe avant que les dieux, en créant la vie, n’offrent la conscience aux vampires.
C’était il y a bien longtemps, quand le Rêve des Dieux s’essayait à l’existence comme un bambin tentant ses premiers pas…
C’était il y a si longtemps, un temps à jamais envolé, et Nevra sent parfois la mélancolie le prendre quand il se rappelle de ce qui ne sera plus. Y a-t-il chose plus triste, songe-t-il en observant le ciel, que ce passé qui se dérobe dès qu’on cherche à le saisir ?
Les ignorants parlent de cycles. Imbéciles ! Le temps est un fleuve qui ne s’écoule que dans un sens. Rien de ce qui est révolu ne revient jamais ! Chaque seconde est un deuil, chaque heure une hécatombe !
Et son insatiable curiosité chante, encore et toujours, la même ritournelle : pourquoi les mortels acceptent-ils leur sort ?
Ce qui meurt ne sera plus. Ce qui naît n’a jamais été. Telle est l’implacable vérité de l’univers.
Et parfois, quand les doigts de Marise papillonnent sur ses jambes, Nevra observe son ventre plat avec un détachement de chirurgien. Là, peut-être, se trouve la seule chose que les vampires peuvent envier aux mortels…
Il n’offrira jamais la vie, lui. C’est un pouvoir réservé aux dieux et aux femmes. Il aura beau fouailler les entrailles des cadavres pour en imiter à la perfection le système reproducteur, jamais, dans son ventre, ne naîtra le miracle d’un nouvel être. Car les mortels ne font qu’utiliser la magie ; leurs existences sont vides de sens, leur multiplication ne met pas en danger l’équilibre du monde.
Mais un vampire est la magie, et Nevra sait bien qu’un enfant de lui sentirait dans ses veines couler le Sang des Dieux. En venant au monde, le nourrisson augmenterait la quantité de magie présente dans l’univers…
Or c’est là, tous les vampires le savent, la prérogative des dieux.
La carcasse de Marise se secoue de sanglots envieux, et Nevra caresse du bout des doigts son ventre infertile.*
— Où étais-tu ?!
Nevra fronce les sourcils. Il vient à peine de passer les portes du quartier général et déjà, il peut sentir la tension fébrile qui y règne. Miiko s’est précipité vers lui dès qu’elle l’a vu – pas pour la raison qu’il souhaiterait, hélas. La femme-renarde résiste encore et toujours à son charme dévastateur…
— J’étais sorti en ville, assure-t-il en levant les mains devant lui.
— Eh bien remets-toi au travail !
Et la chef suprême lui tourne le dos pour foncer vers Karuto.
Nevra fixe sur Keroshane un regard éberlué.
— Qu’est-ce qui lui prend ? Les Templiers ont attaqué un de nos avant-postes ?
— Pire, grimace la licorne. Pendant ton absence, des voleurs sont entrés dans le quartier général. Cette fois, ce n’est pas un villageois qui a pris une miche de pain. Karuto nous a prévenus il y a moins d’une heure... On a plusieurs mois de nourriture qui manquent.
Chapitre 8 : Loin - Partie 1
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Qu’est-ce que la mort ?
Un humain a dit : c’est la lampe qui s’éteint quand le jour se lève.
Mortels ignorants ! La lampe qui s’éteint quand le jour se lève ? Mais quel jour est-ce là ? Une fin ! Une destruction ! Une annihilation si complète qu’il ne reste plus rien d’un être qui aimait, pensait, vivait !
Quand Nevra a quitté la Terre, l’Exil n’avait pas encore eu lieu. Fées et humains se mélangeaient sur l’Originelle. Tous étaient mortels et tous, dans un même élan, croyaient : avec une dévotion aveugle, ils affirmaient que la mort n’était pas une fin. Au contraire ! répétaient-ils à l’envi. Dès qu’ils rendraient leur dernier souffle, leurs dieux les accueilleraient dans des paradis inconnus ici-bas.
Et Skotoma riait. Naïfs mortels ! Si les dieux voulaient offrir aux êtres un paradis, pourquoi les précipiter d’abord en ce monde ?
Les dieux doivent juger qui de nous est digne d’accéder à la prochaine vie, lui répondaient les prêtres.
Mortels arrogants ! Les dieux ne sont-ils pas créateurs de tout ce qui existe ? Ne peuvent-ils voir le cœur de chacun ? Pourquoi auraient-ils besoin d’un univers pour leur révéler ce qu’ils savent déjà ?
Non, non ! Cette vie est la seule ; cet univers est unique ! Les mortels sont une flamme qu’éteint le souffle du Temps. Telle est la vérité ! Telle est l’insupportable réalité des choses !
Dans les temples au sol creusé par des générations de dévots agenouillés, Nevra hurlait.
Mortels imbéciles ! Ne voyez-vous donc pas l’horreur qui vous attend ?
Mortels obtus ! Ne voulez-vous donc pas vivre ?
* * *
La main qui se referme sur son épaule n’évoque rien tant que la serre d’un oiseau de proie.
Nevra transforme de justesse son rictus victorieux en un sourire poli. Quand il se retourne, son rival est là. Le dos droit, la narine frémissante, Ezarel contient à grand-peine sa fureur.
— Il faut qu’on parle, articule-t-il à travers ses dents serrées.
— Bien sûr. Viens dans ma chambre, nous y serons plus tranquilles.
Nevra a acquis un savoir encyclopédique au cours de ses siècles d’existence. Il sait, par exemple, qu’une digue bien construite peut résister à une pression de plusieurs centaines de tonnes. Mais qu’on y perce un trou – qu’on laisse à l’eau un unique interstice par où se faufiler – et soudain le gigantesque mur de pierre s’effondre dans un grondement d’orage.
Il a toujours trouvé cela fascinant. Qu’il envoie une simple pensée lézarder la roche, et le fleuve se jette dans la brèche comme une divinité vengeresse.
Quelle pique, parmi la vaste collection qui s’offre à lui, sera celle qui brisera la digue retenant la rage d’Ezarel ?
— Viens, gronde l’elfe en s’éloignant sans l’attendre.
Nevra le suit. Enfin, songe-t-il, enfin un plan qui porte ses fruits ! Comme prévu, l’humaine est devenue un point faible pour son rival. C’est triste quand on y pense : un elfe altier, l’une des plus puissantes créatures d’Eldarya, s’amourachant de cette enveloppe de chair dénuée de toute magie !
Ah, l’aveuglement des mortels… Voilà bien quelque chose dont il ne se lassera jamais.
Nevra ferme la porte derrière lui. Sur les murs de sa chambre, le réseau de runes prend vie. Silence, silence, silence, répètent-elles, un unique mot dans une dizaine de langues oubliées des fées, des traits d’encre qui s’entrelacent et enveloppent la pièce dans un cocon insonorisé. Personne ne pourra surprendre leur conversation.
Ezarel le sait. Sitôt les runes absorbées par le mur, il abandonne toute prétention au calme.
— Quel est ton problème avec ma subordonnée ? s’exclame-t-il.
Nevra apprécie sa fougue avec l’œil du connaisseur. Plusieurs mèches bleues sont sorties de sa queue-de-cheval ; elles s’envolent au rythme de ses imprécations, battant la cadence d’une colère qui s’enflamme. Durant une fraction de seconde, Ezarel ressemble plus à un Obsidien qu’à un Absynthe. Nevra se demande si, en passant ses lèvres sur le front de l’autre chef de garde, il y goûterait la saveur musquée de sa fureur.
Ezarel n’est pas l’un des Sept, non, mais Nevra ouvre volontiers ses draps à quiconque l’intéresse.
Hélas, l’elfe est allé s’acoquiner avec une misérable humaine ; sa magie s’est souillée au contact de cette triste créature. Nul fils des dieux ne voudra plus de lui, à présent. Nevra doute même de pouvoir supporter son contact. Jusqu’où vont ses affections pour l’humaine ?
L’image de deux corps joints s’impose à lui – la pâleur de leurs peaux sous les yeux indulgents des lunes, leurs souffles qui valsent et s’entremêlent, des mots chuchotés dans l’obscurité…
Une grimace déforme ses traits. Son copieux déjeuner menace de refaire une apparition. Ezarel, l’un de ses jouets préférés, et cette fille, unis par la chair ?
Heureusement, la colère de son rival l’arrache à cette répugnante hypothèse.
— Eh bien réponds ! s’agace l’elfe.
— Pourquoi t’inquiètes-tu tant pour cette humaine ?
Mine de rien, cela l’intrigue. Nevra se targue d’être assez lucide pour reconnaître ses fautes, et il doit bien admettre qu’il ne peut s’arroger la responsabilité du couple qui s’est formé. Ezarel et Régine se sont trouvés sans son intervention. L’elfe et la fille ont gravité l’un autour de l’autre comme des étoiles binaires dansant au milieu du vide.
Pourquoi ? Les Fées vivent de magie ; comment l’une d’elles pourrait-elle s’amouracher d’un être qui n’en possède pas ?
Si convoluté soit le chemin, songe-t-il, on en revient toujours au même point : le Sang des Dieux.
— Ne change pas le sujet ! Tu as une dent contre elle depuis son premier jour ici. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi.
— Tu t’inquiètes trop, Eza. Je n’ai rien fait à ta précieuse humaine. Est-ce ma faute si elle se fourre toujours dans les ennuis ?
— Te moques-tu de moi ? Je t’ai observé durant la réunion, tu avais l’air beaucoup trop satisfait qu’elle soit envoyée en mission. Admets-le, c’est toi qui as donné cette idée à Miiko !
Nevra fronce les sourcils. Comment Ezarel a-t-il deviné ? D’ordinaire, il apprécie la perspicacité de l’autre chef de garde ; pas aujourd’hui.
— Bien sûr que non, réplique-t-il, comme si son agacement ne venait que d’être faussement accusé. Quel intérêt aurais-je à l’envoyer chez les kappas ?
— Tu n’aurais plus à la voir. Après tout, sa simple vue t’insupporte, n’est-ce pas ? Tu me l’as dit toi-même. Une incapable pareille, beaucoup trop laide pour entrer dans ta garde, tu te souviens ? Tu te montres parfaitement injuste envers elle, Nevra, admets-le.
— Tu divagues, mon ami.
Il devrait en rester là, il le sait. Ezarel ne peut rien prouver ; et puis qui, à Eel, se fierait à une étrangère plutôt qu’au chef de l’Ombre ?
Il devrait, devrait, devrait…
Jusqu’à ce que son dégoût, trop longtemps réprimé, entre en éruption pour cracher jusqu’aux cieux une lave de haine. Une colère brutale le prend. Il se sent soudain trembler de fureur. On l’accuse d’injustice, lui, Nevra, fils des dieux et être de magie pure ! Les bords de sa vision se colorent de pourpre. Il ne peut accepter pareille indignité ! Quelle imposture est-ce là ? Comment ose-t-on violer ainsi l’ordre des choses ? Il est un enfant des dieux ; c’est son parti que chacun devrait prendre ! Que cette vermine usurpe la place qui lui revient de droit… Non – cela ne sera pas !
— Ce n’est pas moi qui suis injuste, gronde-t-il, pris d’une rage qui le dépasse. C’est vous qui vous agenouillez devant elle sans la moindre dignité !
Et il sait, lui le vampire aux instincts infaillibles, qu’une ligne vient d’être franchie. Au moment même où les mots quittent ses lèvres, le souffle d’un vent venu d’ailleurs l’effleure, comme si un dieu lui murmurait à l’oreille…
Quoi ?
Quelles sont ces paroles qu’il devine à peine ?
Un filon d’or a affleuré au milieu du granite ; pendant une seconde, sa véritable nature a fendu son masque de mortalité.
Ezarel le fixe, une main posée sur sa hanche – là où il dissimule sa dague empoisonnée. Derrière lui, les lourdes tentures de velours avalent la lumière du jour. Les deux hommes s’observent en chiens de faïence.
— Tu n’agis pas comme d’habitude, finit par murmurer l’Absynthe. Qu’est-ce qui a changé ?
Rien. Tout ! Des images dansent dans la mémoire du vampire. Le ballet des mortels se dirigeant jour après jour vers le néant ; la Fiole-Monde dans les bras de l’humaine, une misérable fiole qu’il aurait pu observer jusqu’au Vertige. Rien n’a changé et tout est différent !
Les mortels avançant vers la mort. La fiole au liquide chatoyant qui a failli l’emporter dans l’éternité.
Rien n’a changé. Les humains de son souvenir, deux mille ans plus tôt, et l’étincelle de magie qui brûlait en eux…
Et pourtant, tout, oui, tout est différent ! Les souvenirs lui passent devant les yeux comme des volutes de fumée qui s’envolent aussitôt. Tout est différent. Cette Terrienne au prénom royal qui se pavane dans le quartier général sans avoir la moindre goutte de magie en elle…
Rien. Tout. Nevra ne sait plus. Pour la première fois, il considère une hypothèse terrifiante : et si Régine n’était pas une anomalie ? Si la vermine qu’il méprise tant n’était pas qu’un simple accroc dans la toile de l’univers ?
Et si tous les humains avaient perdu leur magie ?
Mais pourquoi ? Depuis quand ? Comment ? Un peuple peut-il seulement vivre sans la bénédiction des dieux ?
Il fixe Ezarel sans le voir. Ses pensées sont parties au galop vers des contrées sinistres. Là-bas, les branches se tordent comme des griffes, et l’air s’agrippe à vous comme s’il cherchait à vous étrangler.
Lentement, Nevra s’embourbe dans le marécage de ses craintes.
Si les humains n’ont plus de magie…
— Qu’est-ce qui t’arrive, Nev ? Qu’est-ce que tu ne nous dis pas ?
Le ton d’Ezarel est impérieux. Nevra ne répond pas.
Sans la bénédiction des dieux, cette fille…
— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? s’énerve l’elfe.
Et puis Nevra s’ébroue. Où était-il ? Il oublie. Son esprit vagabondait dans un enfer lointain.
Mais maintenant, il sait. Oui, voilà : soudain, il est certain. Ce qui se passe ? L’humaine. C’est encore elle. C’est de sa faute si une Fée le soupçonne d’être plus que ce qu’il prétend. Dans la voix d’Ezarel, il n’y a ni la dévotion d’Oëlia, ni le respect que Miiko lui accorde presque à contrecœur. On n’y entend plus qu’incompréhension et méfiance.
C’est de sa faute à elle, misérable petite chose, pathétique humaine, et Nevra est déterminé : il la fera partir.
Soudain, l’évidence le frappe. Oui, c’est la mission qu’il s’est fixée, c’est la tâche primordiale qu’il laissera le détourner de la Question : il poussera l’humaine hors d’Eldarya. Il ne la laissera pas corrompre le peuple des Fées.
— Rien, répond-il à Ezarel. Il ne se passe rien.
— Me prends-tu pour un idiot ? Tu as changé, on ne te reconnaît plus.
— Soit, tu as raison, j’ai changé. C’est temporaire ! Je me sentirai mieux bientôt.
— Si tu le dis. Ecoute, si tu as besoin d’un remède discret…
— Non.
Nevra serre les poings.
— Je vais m’en occuper seul.* * *
Oëlia lève les yeux vers lui. Elle est adossée contre un chêne dont l’écorce se confond avec sa chevelure. Une feuille se détache pour virevolter autour d’eux ; Nevra l’attrape au vol et s’en sert pour effleurer la joue de la jeune elfe, dans une parodie de tendresse qui n’amuse que lui.
Oëlia ne rougit pas. Elle le fixe toujours, de ses grands yeux aussi verts que la feuille contre sa peau, pleine de la dévotion paisible des fidèles qui ont remis leur libre-arbitre entre les mains des dieux. Elle ne questionne pas, ne proteste pas, n’exige pas de réponses : elle obéit, c’est tout.
Derrière son masque d’assurance, Nevra s’enivre, gorgée après gorgée, du pouvoir qu’il a sur elle. Comme elle est belle, cette frêle adolescente aux lèvres entrouvertes ! Il voudrait se pencher et, d’une morsure rapide, croquer le fruit de son adoration. Oui, comme elle est belle, cette Bois-Elfe que les apparences ne leurrent pas ! Oh, comme il est doux d’être un dieu !
— Je dois suivre Chrome et Régine chez les kappas, répète-t-elle docilement.
— C’est ça. Fais attention : il ne faut surtout pas que tu sois vue.
— Vraiment ? Mais… Alors Chrome n’est pas…
— Non.
Elle se mord la lèvre puis détourne les yeux, inquiète de cette nouvelle difficulté dans une tâche déjà délicate. Nevra ne s’en préoccupe pas. Ce ne sera pas la première mission impossible qu’elle réussira, portée par la force de sa foi plus que par un réel talent.
— Je dois trouver un moyen de suivre Chrome et Régine chez les kappas, récite-t-elle. Je dois attendre qu’ils soient partis négocier, puis je dois rompre leurs protections, saborder leur bateau et dissimuler mes traces. Ensuite, je dois aller dans la Vallée aux Nids et récupérer l’éclat de Cristal dissimulé sous la septième pierre à gauche de la Roche aux sowiges.
— C’est bien, ronronne Nevra en lâchant la feuille qui retombe lentement jusqu’au sol. Tu as tout retenu. Quand ce sera fait, reviens à Eel et va immédiatement remettre le Cristal à Miiko. Si quelqu’un t’interroge, dis que tu étais en mission pour récupérer ce morceau de Cristal, et que l’ordre venait de moi. Est-ce clair ?
— Oui, chef !
— Alors vas-y.
Oëlia file comme un vent d’automne. Le bruit de ses pas résonne longtemps aux oreilles du vampire, de petits tap tap tap que n’amortit pas l’herbe trop sèche. Nevra reste seul à la lisière des bois, en tête-à-tête avec les cigales qui chantent la fin de l’été.
C’est ici même, un mois plus tôt, qu’il est venu admirer la Nuit Obscure. L’endroit est idéal quand on ne désire pas être vu : une colline stratégiquement placée le dissimule aux indiscrets qui, depuis les hauts remparts d’Eel, auraient la fantaisie de scruter le lointain. Hélas, ce brillant coin de solitude s’est trouvé gâché par la présence ô combien indésirable de la plus basse des vermines – l’ignominieuse humaine, venue briser la noirceur d’une nuit sacrée ! Nevra grince encore des dents à ce souvenir.
Depuis, il s’est trouvé une charmante clairière où conclure ses transactions les plus délicates, à deux pas d’une dryade prête à lui offrir la forêt toute entière, pour peu qu’il assouvisse sa soif dévorante de magie pure. Une goutte de son sang – du Sang des Dieux – à chaque cycle lunaire lui assure la loyauté sans faille de la femme-arbre. Et si, droguée par une magie trop puissante, elle verse lentement vers la folie… Eh bien, ce n’est pas si grave. La dryade est mortelle, de toute façon : qu’elle périsse dans deux ans ou dans mille, quelle importance ?
Seule une forme de poésie a ramené Nevra ici : comploter contre l’humaine dans le lieu même qu’elle a souillé, l’ironie le séduit.
Nevra sort une nectarine de sa poche et y enfonce les crocs. Le suc lui dégouline sur les doigts, sur le menton, trace des sillons parfumés jusque dans son cou. Il ne fait pas un geste pour l’en empêcher. En ces temps de disette où la nourriture terrestre se vend plus cher que l’or, gaspiller le jus donne au fruit un délicieux goût de débauche. C’est un luxe que Nevra s’offre là, un petit luxe à emporter, un luxe de poche qu’on engloutit en cinq bouchées.
Je le mérite, songe-t-il. N’a-t-il pas accompli sa bonne action de l’année ? Il vient d’éloigner la fille du quartier général pour les deux semaines à venir – voire plus, si la chance est de son côté. Privés de son influence néfaste, peut-être les gardiens vont-ils enfin revenir à la raison. Nevra en doute, mais enfin, le ciel est bleu, les cigales chantent et il mange un fruit mûr à point : c’est un temps propice aux espoirs un peu fous.* * *
Miiko s’est montrée réticente, au début. Juste un peu.
— As-tu perdu la tête ?
Un tantinet.
— Il est hors de question d’envoyer une terrienne dans une ambassade ! Elle ne connaît rien à nos coutumes, c’est une bombe diplomatique !
— Voyons, tu la sous-estimes. Ezarel n’arrête pas de dire qu’elle apprend vite.
— Ezarel critique le moindre de ses actes quand il est face à elle et chante ses louanges dès qu’elle a le dos tourné. C’est le moins objectif des juges. Si tu n’as rien de plus intelligent à me dire, dégage d’ici et va enquêter sur la nourriture volée !
— Oh, je n’ai pas terminé. Tu sais, je pense vraiment que ce serait bon pour elle. Elle a passé des mois à Eel, il est temps qu’elle découvre notre monde, tu ne crois pas ?
Dans sa Lanterne, le Feu de Glace s’est agité comme un chien qui sent la colère de son maître.
— Cesse de me prendre pour une imbécile, a sifflé sa renarde favorite. Tu sais aussi bien que moi que la Garde n’est pas un centre de formation. Dis-moi plutôt pourquoi tu tiens tant à l’envoyer là-bas. Tout le monde a remarqué que tu ne l’aimes pas.
— Mais je suis sérieux ! Elle a été élue par l’Oracle, tu as oublié ? Je pense sincèrement qu’il est dans notre intérêt de la préparer pour… ce qu’elle devra faire, quoi que ce soit.
Nevra doit l’admettre : il a mal calculé. Il était convaincu que cette excuse fonctionnerait. Miiko s’est détendue au fil des mois, mais il n’a pas oublié combien elle a dorloté l’humaine, au début de son séjour. Le doigt de l’Oracle, en touchant par mégarde cette abomination, lui a procuré l’aura du divin. En protégeant la fille, Miiko a cru satisfaire la demi-déesse qu’Eldarya révère.
Mais la femme-renarde, loin de tomber dans son piège, a plissé les yeux et a dardé sur lui un regard méfiant.
— Fais attention, Nevra. C’est moi qui t’ai fait chef de garde, je te déferai tout aussi vite. Cesse de mentir, je veux la vérité.
Nevra a contenu son agacement. D’où vient cette soudaine perspicacité ? Cela lui déplaît. Il en a imputé la faute à l’humaine : il ne sait pas trop pourquoi, mais il est sûr que, d’une façon ou d’une autre, c’est d’elle que vient cet énième incident. Des mortels ne suivant pas docilement les plans qu’il a tissés ? Et puis quoi encore ? Des oiseaux volant sous l’eau ? Des faéliens reniant la magie ? Non, non, ce doit être elle. Ce doivent être ses paroles blasphématoires qui poussent les fées à douter de lui.
Et par sa faute à elle, caillou dans les rouages de son éternité, il a dû se résoudre à ériger hâtivement un argumentaire bancal.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, a-t-il commencé.
Pendant une seconde, l’éclat glacé du feu bleu a éclipsé celui du Cristal. Nevra a levé les deux mains devant lui, comme s’il concédait la victoire à sa supérieure.
— Très bien, pas la peine de t’énerver ! Je me disais que peut-être, tu pourrais dire à l’humaine que c’est grâce à moi qu’elle a obtenu cette mission. Ça la mettrait dans des dispositions plus favorables à mon égard. Elle serait plus… réceptive.
Il s’est léché les lèvres de l’air le plus suggestif qu’il puisse invoquer. Pense à Alajéa à la langue vive, à Hélène aux yeux pâles, à Skri au corps puissant, s’est-il enjoint, en repoussant au fond de son esprit le visage hideux de l’humaine.
— Pourquoi voudrais-tu que Régine soit réceptive ? Je viens de te le dire, tout le monde a remarqué que tu ne t’intéresses pas à elle.
Nevra a fait la moue.
— Ezarel l’aime bien, a-t-il déclaré comme si cet unique fait expliquait tout.
Et il a observé, alors qu’un goût de bile lui envahissait la bouche, la femme-renarde avaler tout rond son excuse.
— Tu veux la séduire juste parce qu’Ezarel l’apprécie ? Serais-tu jaloux ?
— Absolument pas !
Nevra a fait honneur aux millénaires passés à perfectionner son jeu d’acteur. Dans cette unique exclamation, il a mis juste assez de force, d’indignation et de courroux pour que Miiko lise un oui dans son non ! Une duperie au second degré, une spontanéité aussi authentique que les babioles d’un purreko : Aristophane serait fier de son élève.
La tactique l’a dégoûté. Faire semblant d’avoir envie de cette chose ? Mimer une attirance pour cette anomalie ? Quelle horreur !
Mais son plan a fonctionné. Miiko a contenu un sourire moqueur.
— Très bien, a-t-elle finalement déclaré. Je veux bien envoyer Régine sur cette mission. De toute façon, tu ne réussiras pas à la mettre dans ton lit. En échange, je veux que tu détaches Chrome avec elle.
Malgré le soulagement qui l’a envahi, Nevra a fait semblant de réfléchir. Chrome l’enfant-soldat, un de ses meilleurs éléments – un des plus dangereux, aussi. Chrome, l’Ombre si talentueuse que personne, en-dehors de lui-même, Miiko, Leiftan, et probablement Nox, ne sait ce dont il est capable.
Chrome, le subordonné si fanatiquement dévoué à Miiko que Nevra, tout fils des dieux qu’il soit, doute de pouvoir gagner sa loyauté un jour.
Envoyer Chrome avec l’humaine… Peut-être Miiko ne s’est-elle pas complètement laissé berner par son masque de Don Juan.
Bah ! Nevra ne s’en est pas soucié. Que Chrome rapporte à la chef suprême les faits et gestes de Régine ! Pendant que son attention sera concentrée au-delà des mers, sur le Deuxième Continent, lui aura toute la marge de manœuvre qu’il désire au sein même du quartier général.* * *
Pourquoi le Cristal s’est-il brisé ?
Nul ne le sait. Il y a bientôt dix ans, à l’aube d’un beau jour d’été, une fissure a couru le long du joyau sacré. Dans la cour intérieure du Premier Palais, la panique s’est répandue comme un essaim de spadels. On a sonné les trompettes, on a appelé la reine, on a sacrifié à la hâte douze des plus belles bêtes du troupeau royal : en vain. Le Cristal a explosé comme une étoile en fin de vie, aveuglant en une fraction de secondes les fous qui osèrent poser les yeux sur lui. Le ciel s’est coloré de rose, de bleu, de lilas – des voiles de magie pure ont dansé entre les nuages.
Nevra sommeillait dans un arbre-lit quand un pressentiment l’a réveillé. Il s’en souvient comme si c’était hier…*
Sur le Deuxième Continent, la nuit étendait son manteau d’ombre. Tout autour de lui, les elfes dormaient encore. Il avait passé la soirée à mener une joute musicale contre le barde préféré du seigneur local, un certain Daeron - le barde, pas le seigneur - dont la renommée grandissante avait rejailli sur le Sire Thingol - le seigneur. Toutes choses considérées, ç’avait été une excellente soirée. Le barde n’avait pas failli à sa réputation. Quand Nevra s’était finalement incliné, un sourire aux lèvres, Daeron avait improvisé un morceau puissant et sublime, une ode à la victoire que ses quelques maladresses rendaient plus belle encore.
Le Sire s’était tourné vers son consort : Ah, mon ami ! On parlera de cette ode pendant des siècles !
Il se serait mordu la langue s’il avait su qu’en lieu de siècles, le souvenir de l’ode ne passerait pas la nuit. Quand le ciel dégorgea ses couleurs comme un habit mal teint, les frivolités artistiques sortirent de tous les esprits. Les elfes se réveillèrent en sursaut, arrachés au sommeil par la vague de magie qui déferla sur eux.
— Le Cristal ! hurlèrent-ils. C’est le Cristal ! Le Cristal est brisé ! La magie est rompue ! Nainala maranwë, aica apamë !
Confortablement installé dans le creux d’une branche, Nevra leva une main devant lui et écarta les doigts. Le ciel louvoyait comme un banc de poissons-lune ; les étoiles s’éteignaient, avalées par la lumière surnaturelle du Cristal.
Dans la cour du Sire Thingol, on n’entendait plus que des pleurs.
— Le Cristal est brisé ! Le fleuve de magie se tarit ! geignit Daeron. Pauvres de nous, comment allons-nous survivre ? Qualmë tul ! Oui, la mort approche !
Ainsi donc, le Cristal était brisé. Nevra étira chacun de ses membres engourdis. Peu de choses parvenaient à le surprendre, c’était toujours un délice que d’en découvrir une nouvelle. Le Cristal d’Eldarya détruit, son essence disséminée aux quatre coins de la planète ! Qui l’aurait imaginé ? Et sans le moindre signe avant-coureur ! Pas une seule visite de l’Oracle venue prévenir les enfants des dieux de son affaiblissement imminent, pas le plus petit augure leur soufflant à l’oreille la mélopée des tragédies.
D’une pensée, il éloigna le flot de magie pure qui cherchait à se déverser dans ses veines. Il n’était pas une fée, lui. Il n’avait nul besoin d’absorber la magie d’autrui. Que l’énergie orpheline du grand Cristal aille donc nourrir les faéliens au désespoir.
Tout de même, songea-t-il en goûtant dans l’air nocturne la saveur si particulière du Cristal, quelle charmante espèce que les elfes ! Même leurs sanglots d’angoisse avaient le rythme d’un aria.
Nevra sourit. Il lui faudrait trouver l’Oracle : la demi-déesse pourrait sans doute expliquer ce capharnaüm. Avait-elle volontairement entaillé son joli caillou de lumière ? Ou bien l’attaque venait-elle d’un de ses nombreux ennemis ? Nevra l’espérait. Cela serait si intéressant ! Quelle espèce, sur Eldarya, pouvait réunir un pouvoir assez grand pour surpasser celui de l’Oracle ?
Daeron se lança dans un chant endeuillé ; en tournant la tête, Nevra aperçut le Sire Thingol, ses mains tenant celle de son compagnon, le visage plus pâle que les perles jumelles qui brillaient à leurs poignets.
Les elfes comptaient parmi les plus puissants des peuples féeriques. Sans source de magie à laquelle s’abreuver, ils dépériraient vite, et ils le savaient.
Nevra soupira. De toute évidence, même son espèce favorite pouvait faire preuve d’une idiotie intolérable. Quand l’un des Oreilles-Pointues allait-il remarquer l’évidence ?
— Quildë ! s’écria soudain quelqu’un. Silence, vous tous ! J’ai conscience que l’alcool a embrumé des esprits déjà peu gâtés par les dieux, mais vos geignements me fatiguent.
— Ezarel ! rugit le Sire. Notre pire crainte s’est réalisée ! Comment oses-tu te moquer ainsi du nuruhuinë qui plane sur nous ?
— Allons, doux sire, rétorqua Ezarel – car c’était lui, l’elfe aux cheveux bleus et à l’arrogance déjà légendaire – , apaisez vos craintes. Vous n’êtes pas un savant, nous n’en avons eu que trop de preuves, mais même vous devriez savoir que la magie ne disparaît jamais.
Ah, se dit Nevra. L’insolence dont faisait preuve cet alchimiste surdoué n’était donc pas une coquille vide : il y avait bien une miette d’intelligence sous les longues mèches bleues qu’il voyait flotter dans la brise.
Un vent d’espoir souffla sur les elfes.
— Il est possible, poursuivit Ezarel d’un ton léger, je dirais même plus : il est probable que nombre d’entre vous ne survivent pas à la crise qui s’annonce. Mais la magie du Cristal n’a pas disparu. Elle s’est juste…
Il désigna l’immense clairière d’un geste du bras.
— … Dispersée. D’ailleurs, ne la sentez-vous pas ? Ne vous pique-t-elle pas la peau comme si elle cherchait à s’introduire en vous ? Accueillez-la avec gratitude : bientôt, vous serez reconnaissant de toutes les réserves que vous vous serez constituées.
— Findëluin a raison.
Tous les regards se tournèrent immédiatement vers le compagnon du Sire Thingol. Même Nevra se haussa sur un coude pour mieux voir la couche seigneuriale. Le frêle elfe ne parlait jamais ; il se contentait d’ordinaire d’un sourire et d’un geste de ses mains si fines pour se faire comprendre. Quel besoin avait-il d’employer un moyen de communication aussi vulgaire que les mots, quand son melindo, son cher Thingol, se chargeait de parler pour deux ?
Au-dessus de leurs têtes, les voiles de lumière avaient dévoré la nuit. L’aube usurpée apparaissait à l’ouest.
Dans la cour sylvestre, un silence de catacombe s’était écrasé sur les elfes.
— Huorë. Ne perdons pas espoir, ajouta le consort. Le celwëcuil sera reconstitué.
— Melian, tendre ami, comment pouvez-vous savoir cela ?
Au milieu des arbres, chacun retint son souffle. Nevra haussa un sourcil. Serait-il possible que le Sire Thingol ignore qui, exactement, il avait pris pour conjoint ? Serait-il possible qu’il ait embrassé ce corps frêle pendant tant d’années sans savoir quelle créature se cachait sous l’apparence du délicat Melian ?
— Je le sais, affirma Melian. Je le sais comme je sais que les lunes se lèveront ce soir, que la pluie tombera et que les bourgeons écloront. Tana selma en Ainu.
Tana selma en Ainu.Telle est la volonté des dieux, traduisit Nevra. Oh, Melian, Melian !
Ce fut plus fort que lui : un hoquet lui échappa, puis un second, et soudain, un rire le prit qui le secoua tout entier. Au milieu de la clairière silencieuse, le rire éclata comme un blasphème.
La volonté des dieux, oui ! Ah, Melian, quel phrasé ! Quel intéressant choix de mots !
Des larmes d’hilarité perlèrent au coin de ses yeux. Tana selma en Ainu ! Charmant, Melian, charmant !
Et son rire monta, monta, monta jusqu’à la cime des arbres-lits qui parsemaient la clairière, monta jusqu’aux cieux dansants, monta jusqu’aux étoiles qu’on ne distinguait plus…
— Si notre invité a fini de se ridiculiser, j’aimerais finir.
Nevra cessa de rire. Lentement, ses yeux d’argent se tournèrent vers l’arrogant qui osait l’insulter ainsi.
— Qu’as-tu dit, petit elfe ?
Ezarel soutint son regard.
— J’ai dit que j’aimerais finir. Cela vous pose-t-il un problème, rimbë Nevra ? Ou tenez-vous tant à interrompre si grossièrement les assemblées d’autres peuples ?
— Qualifiez-vous souvent de grossiers les hôtes que vous insultez, nessa Ezarel ?
— Seulement quand…
— Assez, les interrompit le Sire. Ezarel, tiens ta langue. Quant à vous, rimbë Nevra, comprenez qu’un grand malheur vient de s’abattre sur nous.
— Votre hilarité fut des plus malvenues, valeureux rival, dit le barde Daeron.
— Peu digne de notre hospitalité !
Nevra ignora les commentaires des Oreilles-Pointues. Ses yeux trouvèrent ceux de Melian, les accrochèrent ; un éclair de compréhension passa entre les deux êtres.
— Veuillez m’excuser ! s’exclama Nevra en s’extirpant de la branche-lit. Anin apsene, ce n’était qu’un rire nerveux. Cette tragédie nous touche tous, quelle que soit notre race. Continuez ! Je jure de me tenir coi.
— Agréable promesse, commenta Ezarel. Si seulement vous nous faisiez la grâce de l’appliquer plus souvent. Mes sœurs, mes frères, comme je vous le disais : la magie ne disparaît pas. Le Cristal ne peut pas être annihilé. N’est-il pas évident que, tout comme il a été brisé, il peut être reconstruit ? La tâche qui nous échoit est la suivante…
Nevra laissa la voix de l’elfe altier le bercer. Intéressant personnage, cet Ezarel. Il faudrait garder un œil sur lui.* * *
Alajéa fait la moue. C’est un exercice qu’elle maîtrise à la perfection. Les coins de sa bouche bleue s’affaissent ; ses jolis yeux roses se fixent sur une rune luisante ; ses oreilles pointent vers l’arrière. A chaque fois, Nevra s’en émerveille. Comment se fait-il, songe-t-il, que lui qui d’ordinaire s’ennuie si vite ne puisse se lasser de cet air boudeur ? Le charme enfantin de la jolie sirène est plus fiable qu’une horloge. S’il le lui demande, acceptera-t-elle de mourir avec cette jolie moue imprimée sur ses traits ? Il l’enfermera dans la glace et passera des années à la contempler, jusqu’à ce qu’enfin, au détour d’une seconde, il comprenne le secret de cette expression.
— Je ne sais pas trop, dit-elle finalement, inconsciente des désirs morbides que son amant entretient. Régine ne se mêle pas au reste de la garde. Nevra, est-ce que…
— Une seconde. Comment peut-elle ne pas se mêler aux autres Absynthes ? Elle passe son temps dans vos laboratoires !
Alajéa ne lui tient pas rigueur de l’avoir interrompue. Quoi qu’il fasse, elle ne lui en veut jamais. Sait-elle qu’à chaque offense qu’elle supporte, Nevra n’a que plus envie de voir jusqu’où il pourra la pousser ?
— Les labos de sucre ne sont pas assez bien pour elle, renifle la sirène en calant sa tête sur l’épaule nue du vampire. C’est pour ça qu’on ne la croise pas. Même mes amis des labos de mélasse disent qu’elle ne vient jamais les voir ! C’est une bouseuse arrogante, conclut-elle fermement.
Nevra visualise rapidement la hiérarchie de l’Absynthe. Tout en bas, les novices qu’on envoie faire des commissions sur le marché ; au-dessus, les labos de sucre ; encore plus haut, les labos de mélasse, et enfin, les labos de sirop. Au sommet de la pyramide trône le mythique laboratoire d’Ezarel, le labo de miel, objet des fantasmes inavoués de la plupart des savants d’Eel.
— Mais elle n’est là que depuis un an, songe-t-il à voix haute. Si elle n’est ni dans les labos de sucre, ni dans les labos de mélasse… Comment pourrait-elle avoir déjà accès aux labos de sirop ?
Alajéa se presse contre lui dans un bruit de draps froissés, le bras de Nevra autour de sa taille.
— Tu sais, on raconte qu’elle ne va même pas aux labos de sirop. C’est Olga qui m’a dit ça – elle a entendu Miranyë et Guy en parler dans un couloir. Il paraît…
La sirène marque une pause.
— En fait, lâche-t-elle, je me demande si je vais te le répéter. Qu’est-ce que tu me donnes en échange ?
Nevra fronce les sourcils. Sa main remonte jusqu’au sein nu d’Alajéa. La sirène gémit doucement, puis pousse un cri de douleur : Nevra a pincé son téton sombre jusqu’à y laisser une trace d’ongle.
— Ne joue pas avec moi, la prévient-il d’une voix grave. Que t’a dit Olga ?
— Que Régine travaille dans le labo de miel ! geint Alajéa. S’il te plaît, tu me fais mal !
Nevra la lâche.
— C’est bien, la félicite-t-il en flattant son sein meurtri. Continue à voir ce que tu peux apprendre sur elle, veux-tu ?
— Oui, oui, c’est promis. Je ne l’aime pas du tout.
— Moi non plus, l’assure Nevra.
Le labo de miel – le laboratoire personnel d’Ezarel et de ses capitaines, où sont menées les expériences les plus délicates. Seule la salle du Cristal est mieux protégée que cette vaste pièce sombre.
A quoi peut bien travailler l’humaine, dans le secret du plus privé des laboratoires ?
Nevra ferme l’œil. Un frisson le parcourt.
Partie 2
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La saison chaude s’éloigne comme ces bottes de foin que les enfants font rouler au bas des collines : d’abord lentement en butant sur chaque caillou, puis de plus en plus vite, jusqu’à ce que même en courant à toutes jambes les gamins n’arrivent plus à les rattraper.
Le soleil hésite, incertain, ses rayons effleurent à peine les remparts blancs. Une brise taquine les crowmeros puis repart vers le sud. La pluie va et vient, va et vient, dans un mouvement de balancier qui donne le tournis aux habitants des plaines. C’est pas un peu fini, ce manège ? se plaint-on dans les chaumières. Décidez-vous, vous autres là-haut !
Et puis un matin, Eel se réveille sous une épaisse couche de nuages. Un vent froid se faufile sous les portes : c’est yávië qui s’introduit jusque dans les cœurs. Ça y est, la saison chaude est passée. On ajoute un châle sur les épaules et une chaise supplémentaire à la table du petit-déjeuner ; elle restera vide, comme le veut la tradition, prête à accueillir l’invité indésirable qu’on ne peut chasser.
Yávië, c’est ainsi que les peuples elfiques l’appellent – sauf les elfes des bois qui s’accrochent encore à l’antique nom d’iavas. A l’autre bout du Troisième Continent, les nains préfèrent wemon. Quant à Nevra, il se surprend parfois à murmurer métoporon, et le mot, en quittant ses lèvres, laisse derrière lui un goût d’ancienne Grèce.
Le reste d’Eldarya, moins porté sur la linguistique, se contente d’automne. C’est un bon mot, ça, un mot solide éprouvé par des millénaires d’utilisation. Mieux encore : c’est un mot ramené de la Planète Originelle d’où toute vie est issue. Les Fées sont de grandes romantiques qui s’accrochent à ces miettes d’héritage.
Pourtant, si on lui demandait son avis, Nevra confesserait que ce choix l’a toujours mis mal à l’aise – comme un vêtement de seconde main dont on arrive à fermer les boutons, mais qui ne s’adaptera jamais tout à fait à la carrure de son porteur. On ne peut, songe-t-il, plaquer un même mot sur deux choses fondamentalement différentes. L’automne de l’Originelle est une saison à part entière. Le yávië d’Eldarya n’est qu’une charnière de deux semaines, un fil qui sépare les deux grandes saisons, une frontière tracée dans le sable que les vents de hrívë effaceront bientôt. Eldarya ne sera jamais l’Originelle. Après des siècles d’exil, il serait temps que les fées s’y résignent.
Yávië est une période propice à la mélancolie. On fait le deuil des espoirs de soleil ; chacun se lamente comme s’il venait de vivre sa dernière saison chaude. Pour certains, ce sera le cas. Nombre d’habitants se rappellent soudain de l’existence d’une vieille tante ou d’un voisin malade qu’ils doivent aller saluer. On n’entend plus guère de rires ; les enfants eux-mêmes, ces joyaux d’innocence, se laissent happer par la morosité ambiante. Ils n’y peuvent rien. Les nuages omniprésents pèsent sur tous les esprits. Une semaine plus tôt, on savourait chaque heure qui passe ; à présent, on détourne les yeux face aux horloges. Le mouvement incessant des aiguilles rappelle aux faéliens ce qu’ils ne savent que trop bien : la saison froide arrive. Sur un monde fragilisé par la perte du Cristal, elle sera redoutable.
Une étrange fébrilité, pourtant, finit par s’emparer d’Eel. Chacun attend ce que tout le monde redoute. La ville ressemble à une armée guettant un ennemi qui ne vient pas. Car yávië n’est qu’un passage, un prélude à la saison obscure – hrívë, rhîw, weman ou simplement hiver. La tension est à son comble, les gardiens ont fort à faire pour calmer les esprits échauffés. Au fil des jours, les Fées en viennent à souhaiter l’arrivée de la saison tant redoutée. Que l’hiver se montre, que l’ennemi se dévoile ! Tout est préférable à cette incertitude qui les ronge !
Avec yávië vient le vent, des bourrasques inlassables qui s’élancent dans les plaines pour s’écraser contre les remparts. Nevra aime ces rafales qui soufflent à toute heure du jour ou de la nuit. Il a pris l’habitude de se promener sur la plage pour les laisser courir dans ses cheveux. Dès qu’il le peut, il y emmène Alajéa ; l’inconfort manifeste de la sirène le charme. Elle se tortille pour échapper aux vagues qui viennent lécher ses jolis pieds dorés, elle louvoie entre les gouttes que la brise amène jusqu’à eux, elle grimace en entendant le cri des gaéliands.
Nevra l’observe sans dissimuler sa fascination. Alajéa, la sirène qui déteste la mer… Il ne peut résister à l’attrait d’un tel mystère. Existe-t-il un ange qui abhorre le ciel ? Une dryade qui exècre la terre ? Jamais, durant ses périples, Nevra n’a rencontré pareille anomalie. Non, Alajéa est la première – la seule. Comment, oui, comment parvient-elle à vivre tout en haïssant sa nature ?
Et Nevra s’interroge, alors que le vent attise la houle comme un dresseur provoquant un blackdog : comment peut-on haïr ce qui nous caractérise ? Pourrait-il, lui le vampire, lui l’immortel enfant des dieux, détester la magie au cœur de son essence ? L’idée est risible !
Une bourrasque se précipite dans le tissu de ses vêtements. Sa chemise gonfle comme une voile ; pendant une seconde, il a l’impression d’être une trière échouée sur la plage. Puis le vent se détourne et Nevra lève la tête pour observer les cieux nocturnes.
Haïr la magie – quelle curieuse lubie ! Rien n’est plus sacré que le Sang des Dieux. De cela au moins, il peut être sûr.
Le vent fouette les vagues ; la mer gronde et se cabre ; Alajéa serre les poings. Nevra inspire.
La magie est sacrée. Telle est la pierre d’achoppement qui soutient tout ce qu’il est.
Mais tout de même, se dit-il en offrant sa veste à la sirène : comment peut-elle haïr la mer ?* * *
Eldarya a peu de proverbes qui lui soient propres. Lors du Grand Exil, les fées ont amené dans leurs bagages tout un fatras de bons mots et de dictons. Certains sont restés inchangés : l’oisiveté demeure la mère de tous les vices, et quiconque a eu affaire aux purrekos prend douloureusement conscience qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. D’autres se sont adaptés à leur nouvel environnement avec l’aisance de caméléons lexicaux. On est fou comme un lamulin, on prend garde au manaa qui met le feu aux poudres, et surtout, on ne vend pas la peau de l’ocemas avant de l’avoir tué.
Parmi les rares dictons originaux, il en est un que les enfants avalent avec le lait de leur mère : vent d’automne jamais n’abandonne. Les vieilles le marmonnent quand le vent fait trembler les vitres, les meuniers le fredonnent en contemplant les bras de leurs moulins, les marins le lâchent avec résignation. Vent d’automne jamais n’abandonne.
La salle du Cristal est pleine à craquer. Miiko peut se permettre des accès de colère quand elle est seule avec ses officiers, mais face à plus de la moitié des gardiens, elle doit rester calme et digne.
Nevra sourit. Osera-t-il en profiter ? Quelle question ! Bien sûr que oui.
— Vent d’automne…
Il n’a pas besoin d’en dire plus : jamais n’abandonne, complètent mentalement les fées, et Miiko serre le manche de sa Lanterne avec tant de force que ses phalanges deviennent plus blanches que du papier. Elle est à bout de nerfs et il vient de franchir la frontière de ce qu’elle est prête à tolérer. Ses yeux bleus le harponnent, lui crachent des promesses de larmes et de douleur. Tu vas souffrir, jure-t-elle silencieusement, dès que nous serons seuls.
La cicatrice qui déforme le ventre de Nevra le démange. Son sourire s’agrandit ; un croc blanc accroche la lumière du Cristal. Il éprouve une jouissance rare à faire sortir la terrible femme-renarde de ses gonds.
La baie vitrée tremble sous l’assaut d’une bourrasque particulièrement violente.
Vent d’automne jamais n’abandonne.
— Nevra a raison, annonce Valkyon. Les bateaux des kappas ne sont pas assez résistants pour naviguer par ce temps.
— Si Chrome n’avait pas perdu notre bateau à nous… grommelle quelqu’un.
— Peut-être que c’est Régine, dit un autre.
— Silence !
Les murmures s’apaisent. Personne ne veut affronter le regard impérieux de Miiko. Leur chef se tourne vers Ezarel, debout à côté d’elle sur la plate-forme érigée à l’ombre du Cristal.
— Ils ne réussiront pas à rentrer par bateau, très bien. Mais tu es certain que Régine ne peut pas boire une potion de sironomajie pour faire le chemin sous la mer ?
— Sûr et certain, confirme l’elfe. Les potions magiques n’agissent pas sur les humains. Pas sur elle, en tout cas. Nous avons essayé.
— Chrome pourrait revenir, déclare Geoffroy depuis le contingent des Ombres. Il prend la potion, il laisse Régine sur le Deuxième Continent, il nage jusqu’à Eel et il continue ses missions. Quand l’automne sera passé, Régine n’aura qu’à emprunter une barque aux kappas.
— Bien sûr, sussure Ezarel d’une voix plus sucrée que son miel adoré. Laisser une humaine sans magie et sans arme se débrouiller seule sur un continent inconnu, quelle excellente idée. Elle n’aura aucun mal à ramer jusqu’au Troisième Continent – après tout, ce n’est pas comme si elle n’avait jamais navigué auparavant.
Geoffroy ouvre la bouche comme un poisson hors de l’eau, la referme ; le ton trop calme d’Ezarel est presque aussi effrayant que les colères de Miiko.
Une fois de plus, Nevra est pris au dépourvu par l’affection que son jouet favori – son joli rival, tout de blanc et bleu vêtu – manifeste pour l’hideuse créature. Cela n’a pas de sens. Cela ne répond à aucune logique. Comment le premier des Absynthes peut-il s’être abaissé au niveau de cette fille ?
Si Ezarel s’était entiché d’Olga ou d’Ykhar, Nevra n’aurait pas hésité à montrer sa surprise : quoi, un Elfe Altier se liant à une lutine, à une brownie ? La différence entre leurs espérances de vie n’est qu’une des multiples raisons d’éviter une telle union. Convoler avec un être moins béni que soi, se condamner à des siècles de deuil ! Quel étrange choix !
Oui, si Ezarel avait fait grâce de ses faveurs à Olga ou Ykhar, Nevra aurait tenté de l’en dissuader. Mais à une humaine ? Pire – à une humaine dénuée de toute magie, plus infirme encore que les hommes et femmes de ses souvenirs ?
On peut, songe le vampire, détourner un rival du mauvais chemin sur lequel il s’engage, en usant de raison et de logique. La tâche est plus ardue quand le rival se dirige tranquillement vers la bouche d’un volcan en activité : comment se servir de raison face à une décision folle ?
Car c’est de cela qu’il s’agit, Nevra n’en doute aucunement : d’une folie, de la marque d’un esprit dérangé. Le manque de magie a-t-il déréglé l’âme de son cher rival ? Peu probable. Ezarel vit à l’ombre du Grand Cristal, comme eux tous. Dans tout Eldarya, ils sont les moins susceptibles de souffrir du manque de magie, c’est l’un des meilleurs outils de la propagande d’Eel. Alors pourquoi ?
La réponse doit être plus simple. Ce doit être elle, cette répugnante courtisane qui, avec un art inexplicable, a tissé sa toile autour d’une des plus nobles créatures parmi les mortels.
Nevra garde un sourire plaqué sur son visage. Sous le calme trompeur d’Ezarel, il distingue ce que nul autre ne voit : une angoisse irrépressible qui confine à la panique.
— Chrome et Régine emprunteront une barque au peuple kappa dès que l’automne sera fini, déclare l’elfe avec fermeté. En attendant, on pourra bien se passer d’eux.
Et Nevra réalise, fasciné, qu’Ezarel a peur. De quoi ? Est-ce la crainte de perdre l’humaine ? Mais il la perdra – oh, il la perdra ! Les siècles s’étirent devant l’Elfe Altier ; la fragile humaine, elle, n’a que des décennies. Il la perdra bientôt, et l’attrait pervers qu’elle exerce sur lui disparaîtra…
Non. Nevra se fige. La peur qu’il perçoit est trop diffuse. D’ailleurs, Miiko est en train de confirmer la décision de son subordonné ; les gardiens à leurs pieds se soumettent aux ordres de la chef suprême. Régine ne restera pas seule sur le Deuxième Continent. Non, il en est certain : la crainte qui émane de l’elfe à sa gauche a une toute autre origine. Mais laquelle ?
Le timbre doucereux de Leiftan interrompt ses réflexions.
— Nous sommes réunis aujourd’hui pour discuter d’un problème autrement plus grave.
La foule retient son souffle. Nul besoin d’être devin pour savoir ce qui hante les esprits. En tendant l’oreille, Nevra peut entendre des ventres gronder.
— Notre nourriture nous a été volée. Malgré l’enquête menée par la garde de l’Ombre, elle n’a pas pu être récupérée et les coupables nous sont encore inconnus.
— Les sorcières, accuse quelqu’un à voix basse.
— Bien sûr que non, c’est sûrement les Templiers…
— Les coupables, répète Leiftan comme s’il n’avait pas été interrompu, sont encore inconnus.
Nevra sent plus qu’il ne voit le parcours que trace le regard vert de l’Etincelant. Il suffit de suivre les rougeurs gênées qui empourprent les joues des gardiens. Leiftan, aussi aimable que l’océan un jour de beau temps, peut réduire le plus aguerri des Obsidiens au silence. Il n’y a guère que lui-même, Miiko et – étonnamment – Valkyon qui ne se laissent pas démonter par le sourire paisible du bel homme.
— L’enquête se poursuit. Cependant, chaque heure qui passe diminue la probabilité de retrouver la nourriture, et nous ne pouvons pas nous permettre d’être affamés pendant la saison obscure.
Nevra sent un frisson d’extase le parcourir à ces mots. Il sait ce que le capitaine des Etincelants va annoncer – il était présent quand Miiko a fait son choix. Mais se l’entendre confirmer devant plus de la moitié de la Garde…
Les mortels peuvent le surprendre, mais ce ne sont jamais que des irritations temporaires. En définitive, ses désirs à lui l’emportent toujours.
— Nous avons donc pris la décision d’envoyer un détachement sur Terre pour reconstituer nos réserves.
Des voix s’élèvent aussitôt. Approbation, refus, suspicion : la marée des opinions roule jusqu’au bas de l’estrade alors que le vent, au dehors, poursuit son assaut insensé ; et ce tapage discordieux, ce tumulte incontrôlable, ce tintamarre assourdissant rebondit contre les mille facettes du Grand Cristal jusqu’à ce que la salle ne soit plus qu’un vaste chœur indigné que les murs contiennent à peine. Même à trois, Ezarel, Valkyon et Leiftan ne peuvent dominer cette clameur soudaine. Au milieu du vacarme, Nevra exulte ; Nevra triomphe !
Puis l’éclat surnaturel du Feu de Glace vient aveugler la cohue.
— Silence ! tonne Miiko.
Et le silence se fait. Les gardiens se taisent, aussi sonnés que si un éclair avait explosé devant eux. Tous se rappellent soudain pourquoi c’est Miiko – Miiko, et non Leiftan, Ezarel ou Valkyon – que l’Oracle a élue pour diriger sa Garde.
— Nous sacrifierons une pièce du Grand Cristal pour ouvrir un portail vers la Terre, affirme la femme-renarde de cette voix terrible qui n’admet nulle contestation. L’équipe qui partira sera choisie avec soin afin de maximiser nos chances de réussite. Cette mission n’échouera pas. Suis-je claire ?
Des murmures confus flottent parmi les quatre contingents – une équipe choisie avec soin ? Mais sur quels critères ? Ceux qui seront choisis pourront-ils refuser ? Ceux qui veulent en être pourront-ils se porter volontaires ? Et…
— Suis-je claire ? rugit Miiko.
Sa voix claque comme un fouet : un instinct venu du fond de leurs tripes jettent les gardiens dans un garde-à-vous impeccable.
— Oui ! entend-on partout dans la salle.
— Alors rompez !
Et Nevra sourit, indifférent au regard méfiant d’Ezarel, parce que Miiko a dit choisie avec soin et maximiser nos chances de réussite, et qu’il sait, de cette certitude absolue que partagent les vampires et les dieux, qu’il a gagné.
Il a gagné.
Le départ de l’humaine n’est plus qu’une question de temps.* * *
La salle s’est vidée. Valkyon a renvoyé ses Obsidiennes à l’entraînement, Ezarel a emmené ses Absynthes jusqu’aux laboratoires. Les Etincelants sont partis d’eux-mêmes, avec la discipline de soldats d’élite, et les Ombres se sont glissées hors de la pièce dans le même mouvement.
Nevra ne les a pas suivis. Le sourire aux lèvres, il fixe Miiko et ses yeux de glace, Miiko qui tient toujours ses promesses, Miiko dont la main reste serrée autour du manche de sa précieuse Lanterne.
Leiftan les observe, incertain. Lui d’ordinaire si placide s’ouvre comme un livre : doit-il rester ? Doit-il partir ? Il hésite ; il s’interroge ; ses émotions dansent sur le beau visage dont il use comme d’un masque. Il regarde Miiko qui l’ignore, les yeux fixés sur Nevra.
Enfin, Leiftan cesse ses atermoiements. Il recolle les morceaux de son sourire brisé, jette un dernier regard à Miiko et sort de la salle sans se retourner.
— Tu es dure avec lui, commente Nevra en fixant la porte close. Il t’adore, tu sais ?
— Leiftan est mon second. Je ne vois pas ce qu’il peut désirer de plus.
Nevra ramène son œil gris sur Miiko. Le visage de la femme-renarde ressemble au tableau maladroit d’un enfant qu’on aurait laissé jouer dans l’atelier d’un peintre. La moitié droite est aussi bleue et froide que la peau d’un géant des neiges, la moitié gauche danse et chatoie comme une toile mouvante. D’un côté la Lanterne, de l’autre le Cristal. La puissante Miiko paraît bien petite au milieu des deux artefacts – juste un canevas de peau sur lequel se déversent des torrents de couleurs.
Même les plus puissants des mortels ne sont que cela : des mortels. Des jouets entre les mains des dieux.
Miiko plisse ses yeux de glace.
— Il est mon second. Rien de plus.
Nevra sourit. Si elle le répète une troisième fois, peut-être parviendra-t-elle à s’en convaincre. Qui sait ? Si elle le répète sept fois, un esprit malicieux sorti des anciens contes transformera peut-être ses mots en réalité – sept, après tout, est un chiffre magique. Peut-être sera-t-elle débarrassée des affections gênantes de son vieil allié…
Mais Miiko ne se répète pas. Nevra s’amuse de la voir si mal à l’aise, elle que ni le sang, ni la mort ne rebutent. Il y a une poésie indéniable dans ces amours à sens unique. Réalise-t-elle que l’infime rougeur de ses joues la trahit ? Elle sait ce que désire Leiftan ; elle n’ignore rien de la cruauté dont elle fait preuve en le gardant près d’elle sans lui accéder aux envies qui le tourmentent. Et pourtant, Nevra n’en doute pas, elle niera qu’elle sait jusqu’à son dernier souffle.
— Menteuse, dit-il avec affection.
Sous ses yeux, Miiko bouge si vite qu’elle devient floue.
Aussitôt, Nevra recule. Il dégaine ses dagues juste à temps pour bloquer le crochet de la Lanterne qui, sinon, aurait arraché son cache-œil. S’il y a une chose que Miiko déteste encore plus que d’être taquinée pendant les réunions, c’est d’être mise face à des vérités inconfortables. Nevra vient de faire les deux en moins d’une demi-heure ; il a lancé l’appât et la femme-renarde le lui a arraché des doigts. A présent, seule la violence lavera l’affront, et tant mieux ! Car c’est là une violence que tous deux appellent de leurs vœux.
Le Sang des dieux chante dans ses veines alors qu’il avance, pare, contre – Miiko jette dans le combat toute la frustration des derniers jours. Sa rage cathartique se déploie, superbe comme les plumes d’un paon : elle l’agresse avec une sauvagerie qui tuerait les plus jeunes Obsidiens.
Voilà pourquoi Miiko ne se bat jamais qu’en privé. Voilà pourquoi elle ne participe pas aux sessions d’entraînement. Qui, en la voyant avancer tel un ouragan furieux, croirait que cette femme est assez stable pour diriger la Garde ? Elle est un nuage d’orage sur le point de crever, prête à déverser sur le monde le déluge qui les noiera tous. Elle est un être si gonflé de magie que Nevra s’étonne qu’elle parvienne à survivre ; elle est une anomalie, une simple hybride montée trop haut sur l’échelle du pouvoir, une brownie partie vers des sommets où l’air est si rare qu’elle aurait dû s’asphyxier.
Et pourtant elle vit ! Oh, comme elle vit ! Miiko se démène dans sa rage tempétueuse ; elle gronde, elle rugit, elle explose de magie glacée, et Nevra sourit comme un dément alors que le Feu bleu l’engloutit. Splendide, cette femme est splendide ! Elle danse sur la frontière qui sépare les mortels des enfants divins. Si cela ne tenait qu’à lui, Nevra la pousserait du côté de l’éternité. Ne devrait-elle pas appartenir à la race glorieuse des immortels ?
Le vampire se penche, se relève, lance un couteau qui vient mordre une longue mèche noire. Il lui semble voir quelque chose : un frémissement dans la toile du réel…
Pendant une fraction de seconde, il se laisse distraire par ce chatoiement inattendu. Miiko voit la faille, s’y élance ; elle le pousse sur la défensive. Peu importe ! Nevra a vu. Une invitée d’honneur vient de les rejoindre. Ils sont trois dans la salle, à présent, et Miiko, armée de sa Lanterne, égale presque les deux autres. L’Oracle est là, arbitre invisible de leur duel.
Une magie aux teintes pastelles effleure Nevra. C’est un avertissement, il le sait, et l’idée lui arrache un rire incrédule. Que craint la demi-déesse ? Qu’il blesse celle qui règne en maître sur la Garde ? Allons ! Miiko est un joyau ; Miiko est plus précieuse encore que le Feu qu’elle manie ! Miiko est une mortelle qui frôle l’immortalité à chaque fois qu’elle combat.
L’Oracle veille sur son élue comme une amante jalouse. C’est que l’Oracle fut une dryade et les dryades, comme les hybrides, ne montent d’ordinaire pas bien haut sur l’échelle du pouvoir… La demi-déesse se reconnaît-elle dans celle qu’elle a choisie ? Une dryade, une femme-renarde, maniant toutes deux un pouvoir infiniment supérieur à celui que leur naissance leur accorde. Une dryade, une femme-renard ; la première, un millénaire plus tôt, a quitté sa prison mortelle. Qu’en sera-t-il de la seconde ? Les dieux, dans leur sagesse, lui accorderont-ils le don de l’éternité ?
Sous l’œil gris de Nevra, le futur se déroule. Des milliers de combats semblables à celui-ci ; des mèches de soie noire coulant entre ses doigts ; des chemins qui se séparent et se rejoignent, qui s’entremêlent comme les branches d’un vieil arbre régnant sur la forêt…
Ce fantasme lui plaît. Si Miiko devenait immortelle, s’ouvrirait-elle à lui ? Lui parlerait-elle du temps où elle vivait à l’ombre de la mort ?
Lui raconterait-elle ce que c’est que de transcender sa nature ?
L’Oracle ne veut rien lui dire. Mais Miiko, sa chère Miiko… Sa puissante Miiko à la magie volatile, le laisserait-elle pénétrer dans ses secrets ? Lui donnerait-elle la clef du temple ?
Nevra se souvient des prêtresses d’antan. Initie-moi, prie-t-il en lâchant une dague pour agripper le bras de Miiko à main nue. Apprends-moi !
Miiko hoquette puis se reprend, abandonne sa Lanterne qui s’écroule au sol, oubliée. Sur leurs peaux pâles fleurit un jardin d’hématomes arc-en-ciel ; le combat d’armes devient combat de corps.
Nevra s’y jette avec une extase désespérée. Révèle-moi le Mystère que tu renfermes !* * *
Les vampires n’aiment pas le soleil. Les étoiles sont aussi splendides de loin qu’elles sont agaçantes de près : c’est une évidence, comme de dire que l’hélium est plus lourd que l’hydrogène. Seul un idiot refuserait de l’admettre – les mortels, bien sûr, ne comptent pas. Qui prendrait en considération l’opinion d’un être vieux d’une poignée de siècles à peine ?
Mais les vampires, eux, le savent. Le soleil est agaçant.
La magie est l’Energie première. Toute énergie n’est donc, par voie de fait, que magie dégradée. Pourquoi tant de créatures s’activeraient-elles durant la journée, sinon pour profiter de la magie qu’émettent les astres locaux ? La lumière, la chaleur sont autant de variantes du Sang des Dieux que les soleils déversent avec une générosité insouciante.
Pour les mortels, c’est une aubaine. Ils s’accrochent à ce cadeau du ciel avec une adoration qui confine à l’idolâtrie : y a-t-il un seul peuple qui n’ait pas, à un moment de son histoire, révéré l’astre du jour ?
Nevra lève son poing fermé. Il en sort un doigt : Hélios, bien sûr, la personnification du soleil.
Un deuxième : Râ.
Un troisième : Sól, fils de Mundilfari. Après des siècles à l’ombre d’Yggdrasil, Nevra connaît bien les mythes des neuf mondes.
Un quatrième : Huitzilopochtli, divinité aztèque du soleil.
Un cinquième : Utu, le soleil sumérien.
Nevra observe sa main ouverte. Il est allongé sur l’herbe verdoyante, profitant du souffle de vent qui fait bruisser les feuilles des grands chênes. Les arbres tendent vers lui des branches aux pointes tordues ; sans nul doute, ils cherchent à attraper l’intrus qui s’est glissé en leur sein. La tâche est vaine. Nul ne peut capturer un immortel.
Il y a quelque chose de mauvais dans l’air, une odeur de pourriture sucrée qui part de la clairière pour venir imprégner ce coin de la forêt.
Nevra sourit en levant un second poing. Mithra, Shamash, Belenos, Sūrya, Amaterasu : cinq doigts se dressent comme des étendards.
Quelle que soit la planète sur laquelle ils veillent, les vampires n’aiment pas le soleil. Les étoiles ressemblent à ces parents surprotecteurs qui, à force d’amour, finissent par étouffer leurs enfants. Elles ne se contentent pas d’offrir leur magie ; non, elles insistent, elles poussent et protestent et n’imaginent pas qu’on puisse refuser leur don. Quel manque d’éducation ! Les vampires ne veulent pas de cette magie galvaudée. Ils sont enfants des dieux ; la seule magie qui leur soit nécessaire est celle dont ils sont faits. Que les étoiles aillent déverser leur cadeau sur une espèce consentante !
La stupide humaine s’est montrée surprise que Nevra supporte la lumière du jour. Ignorante créature ! Rien ne peut tuer un vampire ; tout au plus subit-il un léger inconfort que le temps emporte dans ses flots.
Nevra grogne en laissant retomber ses bras. Penser à cette fille l’a agacé. L’envie de détruire le prend. Il tourne sa tête jusqu’au tas sur sa gauche : l’heure est-elle arrivée ? Oui, sans doute. La montagne de nourriture commence à s’écrouler ; les fruits pourrissent, le pain rassit, l’extravagant festin ne nourrit plus que les vers. Il est temps de faire disparaître les preuves.
Un geste de son poignet fait naître un feu aussi noir qu’une nuit sans lune. Lentement, la flamme grignote son banquet décadent. Aucune fumée ne s’échappe ; le feu avale tout, bocaux en verre comme sachets en plastique, avec une indifférence vorace et terrifiante. Les flammes grandissent et se multiplient alors que les arbres qui ceignent la clairière reculent leurs branches dans un concert de craquements funestes.
Lentement, le feu engloutit la nourriture volée.
Chapitre 9 : Illusion
Partie 1
Partie 1
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Pourquoi ne pas la tuer ?
Les nuages s’amoncellent, Eel s’endort et Nevra s’interroge.
Pourquoi ne pas tuer l’humaine ? Insignifiante créature, pathétique vermine qu’elle est ! Pourquoi ne pas la tuer et en finir ? Le monde n’en serait que plus beau.
Il y a dans cette solution une simplicité qui le charme. Un éclat de magie – non, mieux : un coup de dague – et la fille s’effondrerait à ses pieds, là où est sa place. L’agaçant caillou qui se promène dans les rouages de la réalité serait expulsé vers le Néant. Adieu, répugnante humaine ! Adieu ; ou plutôt aux dieux !
Là, hélas, est la faille dans son raisonnement. L’abject parasite a commis le crime suprême : celui d’exister sans dépendre de magie. Comment punir infraction si abominable ? Nevra n’ose se faire juge de pareille offense. Car qui, sinon les dieux, peut imaginer un châtiment à la hauteur d’une telle faute ?
Exister sans magie ! N’est-ce pas la plus intolérable des injures ? Il y a dans cette simple pensée une horreur qui enflamme Nevra. La terre s’ouvre soudain sous le lac de son esprit : les flots cascadent vers les profondeurs dans un rugissement d’orage, et il se sent plonger avec eux dans une obscurité brûlante. Sa magie se débat en lui avec la rage d’une amante offensée. Comment une vulgaire humaine peut-elle refuser le don des dieux ? Qu’elle périsse ; qu’elle disparaisse ! Qu’elle parte hors de l’Espace et avant le Temps ! Sa présence impie souille le rêve divin : qu’elle s’exile au-delà de…
Nevra ouvre grand son œil gris. Que…
Au-delà de…
Souffrance. Que m’arrive-t-il ? Brutale, soudaine souffrance ! Il veut hurler mais son corps, sa bouche, sa gorge ne lui répondent plus !
De…
L’œil – l’œil ! Nevra recouvre l’usage d’une main : d’un geste vif, il arrache son cache-œil et cherche à tâtons un miroir. Mais il n’est pas dans sa chambre – de longues secondes s’écoulent avant qu’il ne s’en souvienne. Autour de lui, le vent se jette parmi les arbres ; les branches craquent, les feuilles s’envolent, un minaloo sauvage hurle.
La douleur fait un nouvel assaut. Nevra se courbe comme un arc. On a enfoncé un fer chauffé au rouge dans son orbite gauche, on y a versé un acide qui le ronge, on y a plongé les doigts pour transformer son œil invalide en une bouillie cristalline – il souffre ! Pourquoi souffre-t-il ? Ô dieux, pourquoi ce châtiment ?
L’humaine ! L’humaine, c’est sa faute ! Il pensait à elle ; c’est son évocation qui a amené la douleur ! Il pensait que… que…
Le souvenir coule entre ses doigts comme une fumée de fleurs.
Il…
Que pensait-il ?
Au-delà ?...
Non. Tel un berger perdu dans la tempête, Nevra rassemble avec peine ses idées vagabondes.
Il pensait à elle, oui ; et il se disait qu’elle commet le plus impardonnable des crimes en refusant le don des dieux. Et… qu’y avait-il d’autre ?
Ah ! Cela lui revient. Bien sûr ! Il songeait que, tout immortel qu’il soit, cette offense dépasse sa juridiction. Les dieux puniront la fille, voilà au moins un fait indubitable. Nevra est patient ; il attendra. Ses divins parents lui offriront la revanche qu’il désire.
Voilà ce qu’il pensait ! Il le jure, il en fait le serment, aucun blasphème n’a traversé son esprit ! Il n’a pas voulu outrepasser ses prérogatives. Il ne songeait qu’à la haïr – qu’à accomplir au mieux la volonté de ses créateurs !
Oh, que la douleur cesse ! Il le promet sur ce qu’il a de plus précieux, sur la magie dont il est fait !
Le miracle advient. Le vent redouble d’ardeur mais la douleur, elle, ruisselle loin de lui comme un poison lavé par la pluie. Nevra recouvre ses sens. Il lève une main devant son œil gauche : sur sa paume, l’éclat des runes projette une lueur bleutée.
A plusieurs mètres de lui, une branche craque et se rompt.
Le vampire ne bouge pas. Cette souffrance… C’est l’humaine, l’humaine ; il doit la haïr, il le doit…
Mais pourquoi ?
Une terreur soudaine l’agrippe. Non ! Nul ne peut questionner la volonté des dieux. Que la douleur ne revienne pas ! Il la haïra ! Il la chassera d’Eldarya ; son plan est déjà en place. Que la nuit lui en soit témoin, il a tout fait pour la pousser hors de ce monde !
N’a-t-il pas volé la nourriture indispensable à la survie des fées ? N’a-t-il pas ainsi contraint Miiko à organiser une expédition sur l’Originelle ? N’a-t-il pas soufflé à l’oreille de la renarde que Régine, leur humaine de compagnie, connaît son monde mieux que quiconque ?
Elle partira sur Terre : de cela, le vampire s’est assuré. Et une fois là-bas… Elle y restera, car c’est dans la nature d’une humaine – une humaine sans magie – que de retourner vers la Terre. La fille peut se croire élue par l’Oracle, mais dès qu’elle posera un pied sur sa planète, tout en elle lui hurlera d’y rester. Régine ne luttera pas contre sa nature.
La certitude qui emplit Nevra est celle, absolue et irréfutable, que les dieux insufflent parfois à leurs enfants. Bientôt, la vue de cette sinistre créature lui sera épargnée.
Il la hait. Personne ne peut se défaire de l’emprise des dieux ; nul n’a le droit de rejeter la magie. Il la hait, hait, hait…
Comment est-ce possible ? murmure cette voix qui refuse de se taire. Comment peut-elle vivre sans la bénédiction des dieux ?* * *
Plus d’un conte met en garde les jeunes fées contre la tentation de l’immortalité. S’approprier par un rituel ce que seuls les dieux peuvent offrir ! Ah, l’impardonnable hubris ! Les conséquences d’un tel acte ne peuvent être que tragiques. Voyez, enfants des fées, ce qui advient à quiconque tente de braver les décrets célestes ! Tout ce qui vit doit mourir. La chute de Bellérophon ne vous a-t-elle rien appris ?
Oui, les contes d’avertissement pullulent comme les vers sur un cadavre. Nevra en connaît des dizaines. C’est un genre de passe-temps, pour lui qui n’aura pas de fin, que d’écouter de tels éloges de la mort.
Comme elles sont étranges, songe-t-il, ces créatures condamnées à périr qui chantent les louanges de leur sentence ! Et le vampire de s’interroger : jusqu’où peut-on pousser l’absurdité ? Si l’on perçait l’œil gauche de chaque fée, verrait-on fleurir des sages clamant qu’un œil suffit bien ? Que seuls les orgueilleux en désireraient deux ?
Parmi ces contes innombrables, il en est un particulièrement populaire à Eel. On l’appelle Le faery fortuné.
Il était une fois, dans un pays lointain, un jeune faery qui ne manquait de rien. Il possédait tout ce qu’un cœur vertueux puisse désirer. Ses parents étaient aussi honnêtes qu’aisés ; sa santé était de fer ; sa chance égalait celle des valurets. Il était doté en sus du plus séduisant minois de la région et d’un charme à faire fondre le cœur des demoiselles.
Pourtant, le jeune faery n’était pas heureux. Ces dons avaient gâté son tempérament : au lieu de remercier les dieux, il en était venu à s’attribuer le mérite de ses succès. Son petit village n’était plus assez grand pour contenir des ambitions toujours plus folles. Bouffi d’orgueil, il décida de partir afin de se forger une destinée qui, il n’en doutait pas, se révélerait grandiose. Ses parents tentèrent bien de le retenir, mais le faery n’écouta point leurs sages conseils. Un beau matin d’été, il partit sur les routes, armé seulement d’une épée et de sa magie.
Il songea d’abord que seul un exploit digne des plus grands héros prouverait sa valeur. Il parcourut donc le Troisième Continent en quête d’un monstre à occire, et finit par ouïr la rumeur d’un dragon qui nicherait au cœur même d’une montagne, dans une tanière couverte d’or et de joyaux.
« N’ayez crainte, braves gens : le dragon ne me résistera pas ! »
Ainsi fut-il : le dragon tomba sous son épée.
Le jeune faery fut accueilli en héros dans le village qui bordait la montagne. Pourtant, cela ne lui suffit point. L’orgueil le dévorait toujours : il ne trouva nulle satisfaction dans les acclamations de la populace.
Héros, je ne serai point ! décida-t-il donc.
Il songea ensuite que seul un royaume digne des plus grands rois prouverait sa valeur. Il parcourut donc le Deuxième Continent en quête d’un pays à diriger, jusqu’à entendre parler d’une principauté déchirée par une terrible guerre de succession.
« N’ayez crainte, braves gens : je mettrai fin à la guerre et unirai votre pays ! »
Ainsi fut-il : grâce à l’aide du peuple que ses belles paroles avaient gagné à sa cause, il remporta la guerre.
Le jeune faery fut accueilli en héros dans la capitale. Pendant un temps, il régna, mais cela ne suffisait toujours pas. L’orgueil affermissait son emprise sur cette âme : il se lassa même du faste de sa cour et des éloges de ses courtisans.
Prince, je ne serai point ! décida-t-il à nouveau avant de repartir sur les routes.
Il songea enfin que seule une femme digne des plus grands amants comblerait le vide de son cœur. Il parcourut donc le Premier Continent en quête d’une moitié qui le compléterait. Sa renommée le précédait : on lui indiqua vite que la plus belle femme du Continent, la seule, assurément, qui soit digne de lui, était la fille du roi, la princesse fée. Mais le roi était un père jaloux qui avait juré de n’offrir la main de sa fille qu’à l’homme le plus sincère, le plus vertueux, le plus généreux qui soit.
« N’ayez crainte, braves gens : j’épouserai la princesse ! »
Ainsi fut-il : par la grâce des dieux et des nombreux dons qui lui avaient été accordés, il parvint à convaincre le roi.
Le jeune faery fut accueilli en héros à la cour. Il séduisit la princesse fée et gagna son cœur. La beauté sans pareille de sa nouvelle épouse, ses mille attraits, son inégalable bonté lui donnèrent d’abord l’illusion qu’il avait enfin trouvé la fin de son périple ; mais l’orgueil ne connaît point de repos. Avant longtemps, il ne regarda plus sa femme que comme un énième objet d’ennui.
Amant, je ne serai point ! décida-t-il encore.
Une nuit de nouvelles lunes, le jeune faery profita de l’obscurité pour quitter la capitale du royaume. Il savait que le roi remuerait ciel et terre pour retrouver son gendre perdu ; il s’en alla donc en mer, sous les flots profonds, jusque dans les eaux où règnent les sirènes. Celles-ci lui firent bon accueil.
« Nous voyons si rarement des gens de là-haut, dirent-elles, et vous avez sûrement mille aventures à nous conter ! »
Le faery conta donc, et les sirènes se réjouirent d’entendre si palpitante épopée. Pendant trois jours et trois nuits, il conta ; mais au bout de son récit, il demanda à se retirer et s’interrogea.
« J’ai occis un monstre digne des plus grands héros ; j’ai dirigé un royaume digne des plus grands princes ; j’ai épousé une femme digne des plus grands amants. Pourtant, rien ne m’a donné satisfaction. Vingt ans ont passé depuis que j’ai quitté le village de mes parents, et je crains de mourir avant d’avoir achevé ma quête. »
Cette pensée lui était insupportable. Une irrépressible angoisse l’envahit. « Ah, que ne puis-je vivre éternellement ! » s’exclama-t-il.
C’est alors qu’une ondine lui apparut. Sa peau était aussi claire qu’une eau pure, ses cheveux aussi sombres que les fonds marins. Elle dirigea vers lui un regard froid comme les mers du Nord. Quand sa voix s’éleva, mélodieuse et terrible, le faery sentit un voile de givre lui enserrer le cœur.
« Faery béni des dieux, toi dont la bonne fortune a fait l’envie des moindres gens, j’ai entendu ta requête. Par trois fois tu as failli : tu as abandonné ta famille ! Tu as abandonné le pays que tu dirigeais ! Tu as abandonné l’épouse qui t’a choisi ! Faery à la fortune imméritée, je te maudis ! Par le pouvoir que les dieux m’ont conféré, j’exauce ton vœu : tant que l’orgueil vivra dans ton cœur, tu ne mourras point. Tu ne connaîtras nulle délivrance ; le repos éternel t’échappera. Tu ne feras que vivre, encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin, ton âme bouffie de suffisance apprenne l’humilité. Alors seulement, la grâce de la mort te sera accordée. Alors seulement, tu seras libéré de ma malédiction ! »
Sur ces mots, l’ondine aux yeux glacés disparut.
Le faery haussa les sourcils. « Quelle étrange créature ! » songea-t-il en regardant l’endroit où l’ondine s’était tenue. « Elle qui dit me maudire, voilà qu’elle m’accorde le présent que mon cœur désirait ! »
Un être plus sage aurait laissé la méfiance peser sur son jugement : rien n’est plus dangereux que le cadeau d’un dieu ! Mais le faery fortuné, rendu téméraire par une chance imméritée, ne questionna point ce don inattendu. Plutôt que de chercher les conseils des sirènes avisées, il s’abandonna dans une vie de luxure. Sous la surface des eaux, il laissa les ans couler entre ses doigts ; ce furent des décennies de fêtes et de décadence.
Mais l’orgueil est une hydre aux mille têtes qui ne s’endort jamais tout à fait. Un beau matin, le faery fortuné se sentit comme un vide au creux de la poitrine.
« Je dois repartir, dit-il aux sirènes en larmes. Mes amies, ces années passées parmi vous furent parmi les plus exquises de mon existence ; mais le devoir m’appelle et je ne puis m’y soustraire. Allons ! Adieu, et que les dieux vous veillent ! »
Les sirènes lui rendirent son salut et le regardèrent s’éloigner. Quand le faery fortuné creva la surface des flots, un soleil radieux brillait sur le monde.
« Ah ! s’exclama-t-il, comme il est bon de respirer à nouveau ! »
Il décida d’abord de retourner voir son épouse d’alors. Pendant sept jours et sept nuits, il chemina à travers le Premier Continent jusqu’à atteindre la capitale. Hélas, quand il entra dans la cour, rien ne lui fut familier : ni l’emblème gravé au-dessus du trône, ni l’homme assis dessus, ni même l’uniforme des gardes qui l’escortèrent hors de la ville.
Des siècles s’étaient écoulés : sa femme était morte et sa dynastie s’était éteinte avec elle.
Le faery fortuné sentit avec étonnement son cœur se serrer.
« Peut-être ai-je aimé cette femme, songea-t-il tout haut. »
Il décida ensuite de retourner voir le royaume dont il avait été prince. Pendant sept jours et sept nuits, il voyagea, jusqu’à atteindre le Deuxième Continent. Hélas, quand il arriva sur les terres où s’était étendu son palais, il n’y trouva que cendres. Un paysan qui passait par là lui parla de la peste, des fosses communes et des espoirs mourant plus vite que les enfants. On avait parqué les pestiférés entre les remparts, dit-il d’une voix encore lourde de peine, et on avait déchaîné sur la ville la fureur du feu grégeois.
Le faery fortuné sentit avec étonnement une larme couler sur sa joue.
« Peut-être ai-je aimé ce royaume, songea-t-il tout haut. »
Il décida enfin de retourner voir le village qu’il avait sauvé du dragon. Pendant sept jours et sept nuits, il traversa la mer, jusqu’à poser le pied sur le Troisième Continent. Hélas, quand il retrouva l’endroit où il avait occis le dragon, nul villageois reconnaissant ne l’accueillit : un ermite qui vivait là lui expliqua qu’un autre dragon avait vengé la mort de son prédécesseur et réduit le village en cendres. Nul ne se souvenait du héros capable d’occire un dragon.
Le faery fortuné sentit avec étonnement sa respiration se hacher.
« Peut-être ai-je aimé cette gloire, songea-t-il tout haut. »
Alors, n’ayant plus ni épouse, ni royaume, ni gloire, il s’assit au sol et regarda le ciel. Il avait aimé ces trois choses : à présent, il pouvait le voir. Mais le temps qui lui avait révélé son affection lui en avait aussi volé les objets. Son épouse était un squelette, son royaume des cendres, sa gloire une fumée.
Un grand vide s’ouvrit dans le cœur du faery fortuné.
« Cruelle ondine ! A présent je comprends : à quoi bon vivre, si c’est pour vivre seul ? Me voilà étranger en mon pays ! Vestige d’une ère révolue ! Condamné à n’être plus qu’un mythe dans une prison de chair ! Ah, ondine, quelle folie fut la mienne, et dans quels abysses d’angoisse mon orgueil m’a jeté ! Mon cœur se trouve empli de regrets : que ne puis-je revenir en arrière pour rejeter ton don ! »
A peine avait-il fini sa lamentation qu’un portail de lumière s’ouvrit face à lui. L’être qui en sortit portait sur son front le diadème d’une déesse.
« Vous ! s’exclama le faery, car au milieu de ce visage pâle, il avait reconnu les yeux froids de l’ondine.
— Moi, répondit-elle. »
Le faery fortuné tomba à genoux.
« J’ai compris mes fautes, dit-il, la tête basse. En refusant de remercier les dieux pour leurs dons, j’ai commis le péché d’orgueil. Quel que soit le châtiment que vous m’infligerez, je m’y soumettrai ; nul ne pourra plus douter de ma dévotion.
— Faery malheureux, je ne désirais que ton repentir sincère. Cela, je l’ai obtenu. Souhaites-tu que soit levée ma malédiction ?
— Oui ! s’écria le faery. Pitié, oui ! Laissez-moi rejoindre les miens : ma femme, mes sujets, et la famille que j’ai abandonnée !
— Qu’il en soit ainsi, dit la déesse, et d’un geste du doigt, elle ôta le maléfice. »
Aussitôt, le faery tomba en cendres. Le temps l’avait rattrapé : vieux de plusieurs siècles, il était mort sur-le-champ. Son âme s’éleva dans les cieux pour y retrouver ceux qu’il avait aimés ; là-haut, ils l’accueillirent et pardonnèrent ses errements.
Le faery fortuné avait enfin trouvé le bonheur.
Nevra adore ce conte. Il aime encore davantage les discussions qui le suivent. Quel horreur d’être immortel, ânonnent de faux philosophes. Comme il est bête, ce faery fortuné ! copient les bambins désireux de l’approbation parentale.
Nevra se dit qu’il jettera un pavé dans la mare, un jour. Il leur demandera : est-ce véritablement l’immortalité qui fut la malédiction du faery fortuné ? Ou est-ce la mortalité de sa femme, de ses sujets, des villageois qu’il sauva ?
Peut-être, qui sait, son pavé percera-t-il leur sagesse factice. Quand elle se videra comme un ballon, comprendront-ils, se demande Nevra, que cette sagesse n’était qu’un masque pour leur impuissance ?* * *
Skri ne sait pas renoncer.
Cela, plus que tout le reste, intrigue Nevra. Quel que soit le combat, si désespérée soit l’issue, la grande femme est incapable de plier l’échine. C’est à croire qu’à sa naissance, un esprit farceur attendit qu’elle se redresse pour verser du métal en fusion le long de sa colonne vertébrale. La vie trempa son acier dans les larmes, et depuis, aime à penser le vampire, Skri ne peut s’incliner sous peine de se rompre.
C’est un genre de malédiction, suppose-t-il, que cette obligation d’être forte. Sur le champ de bataille ou entre les draps, elle ne sait que se battre, Skri ; et quand elle se bat, elle ne sait que gagner.
Nevra a appris à perdre avec grâce.
Les premiers temps, elle l’a manié avec l’admiration jalouse que suscite chez les défigurés la vue d’une peau intacte. Ses mains calleuses l’ont parcouru, l’ont caressé, l’ont mémorisé avec une ardeur douloureuse. Skri a exploré à travers lui des désirs à jamais perdus.
Nevra l’aurait laissée faire, fasciné par la beauté de son désespoir, s’il n’y avait eu Marise. Mais Skri, si puissants soient ses regrets, n’égalera jamais la démence amère de la vieille elfe. Alors Nevra l’a dirigée ailleurs, vers des mers inexplorées, vers des émotions qui n’avaient pas encore rejoint sa collection d’âmes. Elle a toujours été forte, Skri, mais il s’est offert à elle comme une meule à laquelle affûter sa lame.
Elle l’a adoré pour ça.
Skri a la violence inscrite dans les bosses de sa gueule couturée. De son œil gauche perpétuellement veiné de rouge à la trace pâle qui affaisse un coin de sa bouche, son visage est une œuvre d’art, un masque d’horreur à la perfection révulsante que Nevra peut contempler des heures durant. Autrefois, elle le laissait faire. Sa pommette droite et le haut de son cou, uniques zones encore intactes sur le carnage qu’est sa figure, prenaient des rougeurs de pucelle juste éclose. Elle avait des timidités de fillette, la monstrueuse guerrière, des pudeurs grotesques qui faisaient rire Nevra aux larmes.
Puis l’acier dans son dos lui grimpa sur les côtes et vint enchâsser son cœur. Skri se lassa du ridicule. Un beau matin, elle interrompit son examen d’une poussée qui envoya le vampire s’écrouler sur les draps. Elle saisit son cou d’une main, appuya l’autre sur sa hanche jusqu’à faire fleurir des hématomes bleutées, et se jeta sur lui pour plaquer son corps contre le sien. Nevra se souvient de la paume comprimant sa trachée et du rictus sauvage de Skri ; il se rappelle de la douleur, brutale et délicieuse, et de l’étincelle furieuse dans l’œil valide de son amante.
Il se rappelle avoir jeté de l’huile sur le brasier.
Skri s’est consumée dans les flammes d’une rage que rien ne pouvait calmer. Elle a hurlé sa rancœur à la face d’un monde indifférent, prisonnière d’une tempête qui ne s’apaiserait jamais ; et Nevra a levé les yeux pour regarder, au-dessus de lui, cette femme brûlant comme une étoile, trop vite et trop fort.* * *
La salle du Cristal éclate de lumière. Dans l’obscurité de la nuit, un soleil vient de naître, immense et superbe, et ses rayons nouveau-nés découvrent le monde avec une joie innocente. Oh, comme le blasphème est sublime ! Ils ne sont qu’une vingtaine dans la vaste pièce, et tous sentent leurs cœurs se gonfler face à l’infinie tristesse du spectacle qui se déroule devant eux. Un morceau du grand Cristal est en train de mourir. Une goutte de la magie du monde va rejoindre le cycle des incarnations.
Oh, comme cette tragédie est belle ! Nevra sent une larme couler sur sa joue ; il ne fait pas un geste pour l’essuyer.
Le portail brille d’une lueur qui confine au divin.
— Dépêchez-vous ! s’exclame Ezarel.
Il se tient au centre du cercle rituel, agenouillé sur les runes qui recouvrent le sol. Ses mains tremblent ; des étincelles d’énergie pure crépitent le long de ses avant-bras, répandant tout autour une odeur d’ozone qui vous prend à la gorge. Dans le second cercle, Nevra voit le portail fluctuer : l’arc-en-ciel pâlit, soudain timide, et Miiko aboie un ordre qui sort les gardiens de leur transe. Avec un cri inarticulé, Ezarel plaque ses mains sur la dalle. Le portail reprend vie.
— Passez !
Karenn se jette dans l’ouverture. D’autres gardiens suivent – une, deux, quatre petites silhouettes avalées par la lumière du Cristal – puis Geoffroy attrape Régine par le col et bondit à son tour.
Avec un rugissement de douleur, Ezarel ramène ses paumes contre sa poitrine. Le portail s’éteint comme une bougie qu’on souffle.
Nevra recule d’un pas, les jambes coupées. Un chant s’élève dans le lointain, une clameur trop grave pour l’ouïe des mortels qui l’entourent ; elle vole sur les ailes du vent. Oh.
Il a réussi. Pourquoi cela le surprend-il autant ? L’humaine a quitté Eldarya. Le monde s’apaise, se réduit à la mélopée victorieuse qui lui parvient depuis l’horizon. A travers la vitre, derrière la forêt, on aperçoit les couleurs de l’aube.
Pendant un instant, Nevra se calme.
Puis une tension brutale le secoue ; une joie féroce l’envahit. Il a réussi ! Jusqu’au bout, il a douté, certain qu’un caprice du destin enchaînerait la vermine à Eel ; jusqu’à la dernière seconde, il a craint de voir ses plans échouer ! Mais la volonté des dieux a triomphé. Nevra laisse un rictus euphorique déformer ses traits. Eldarya appartient aux dieux ! Qu’Ezarel fixe comme un amant transi l’endroit où le portail s’est tenu : son jouet terrien ne reviendra pas ! Jamais plus une créature sans magie ne souillera Eel de sa présence. De toute éternité, jusque dans le Vertige, Nevra traquera la corruption humaine !
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Dernière modification par Lillion (Le 09-01-2025 à 21h57)
« Nevra a levé les yeux pour regarder, au-dessus de lui, cette femme brûlant comme une étoile, trop vite et trop fort. »
[Nevra] - Chapitre 9, partie 1 en ligne
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