Nevra est un vampire, une créature immortelle qui joue à la vie comme d'autres jouent aux dés. La Garde d'Eel n'est qu'une distraction dans son éternelle existence.
C'est du moins ce qu'il croyait, avant que la répugnante humaine ne trébuche dans son monde.
Nouveau chapitre tous les jeudis !
1. Cette fiction est terminée, elle a été écrite autour de 2018. Les douze chapitres (en plus du prologue) sont déjà écrits. Si vous voulez être prévenues, signalez-le-moi et je vous enverrai un MP à chaque nouveau chapitre.
2. L'univers du Rêve des dieux n'est pas toujours le même que l'univers du jeu. La fiction a été écrite avant la fin de The Origins et je ne respecte pas les révélations du jeu - donc ne soyez pas surpris.es si des trucs comme la race de la gardienne divergent du lore officiel.
3. Cette fiction est centrée autour de Nevra et de sa nature de vampire, et ce n'est pas une romance (à moins d'avoir une vision très triste de l'amour parce que mon Nevra est plutôt infâme là-dessus...). La gardienne apparaît, c'est un personnage important mais secondaire.
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A tous les enfants d'Eldarya
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Lectrices de l'ombre : on n'a pas toujours le temps ni l'énergie de commenter, je comprends ! Ce qui m'importe, c'est que vous aimiez cette fiction. Si vous voulez être prévenues de l'arrivée des nouveaux chapitres, envoyez-moi un MP et je vous ajouterai à la liste, même si vous n'avez jamais commenté.
>> Dates de sortie
Chapitre 1 - Intemporel : 07/11/2024
Chapitre 2 - Magie : 14/11/2024
Chapitre 3 - Méfiance : 21/11/2024
Chapitre 4 - Origines : 28/11/2024
Chapitre 5 - Rage : 05/12/2024
Chapitre 6 - Troie : 12/12/2024
Chapitre 7 - Aveuglement : 19/12/2024
Chapitre 8 - ?? : 26/12/2024 (partie 1), 02/01/2025 (partie 2)
Chapitre 9 - ?? : 09/01/2025 (partie 1), 16/01/2025 (partie 2)
Chapitre 10 - ?? : 23/01/2025
Chapitre 11 - ?? : 30/01/2025
Chapitre 12 - ?? : 06/02/2025
>> Histoire
Prologue
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Miiko se laissa tomber au sol.
Elle n’en pouvait plus. A peine trois mois que son projet fou avait vu le jour et une famille de purrekos aurait pu loger dans ses cernes.
Qu’est-ce qui l’avait prise d’accepter ? Ressusciter la mythique Garde d’Eel, quelle idée ! La Garde était une légende sortie du fond des âges, un de ces contes que les mercenaires en vadrouille se racontaient au coin du feu.
Et voilà qu’elle dépoussiérait le mythe. On avait pourtant tenté de l’en dissuader. Ses compagnons d’aventure, pillards inconscients qui n’aimaient rien tant que de profaner d’antiques tombeaux, le lui avaient répété à l’envi : toi, créer une milice ? Te poser quelque part ? Gérer des gens ? Ne nous fais pas rire ! Tu seras de retour parmi nous dans moins d’un an, et t’auras un avis de recherche pour assassinat de masse au cul !
Ils n’avaient pas tort. Ces types avaient beau être les pires sacs à merde qu’Eldarya ait portés, ils avaient aussi été ses subordonnés dans plusieurs expéditions périlleuses. Ils la connaissaient bien, les enfoirés.
La vérité, c’est que Miiko n’était pas faite pour diriger une confrérie. Elle aimait les petits groupes d’élite. Qu’on lui donne onze types capables de se torcher le cul sans qu’elle leur guide le poignet et elle conquerrait un royaume ! Mais onze cents ? Non, les vastes armées encombrées de parasites lui tapaient sur les nerfs. Elle n’était connue ni pour sa patience, ni pour sa tolérance. En plus, elle avait la bougeotte : impossible de rester plus d’un mois au même endroit. Ça lui grouillait sous la peau comme une armée de vers, cette envie de partir. Elle voulait tout voir, tout savoir, tout explorer. S’attacher à un lieu, ce n’était pas son genre. Non, vraiment, elle était la pire candidate possible pour faire renaître une mythique confrérie militaire…
La femme-renarde leva la tête et darda un regard mauvais sur le Cristal qui scintillait au-dessus d’elle. Elle était la pire candidate, aucun doute là-dessus, mais allez raisonner l’Oracle d’Eldarya ! La déesse lui était apparue en rêve, toute enveloppée dans ses voiles pastel, et l’avait d’abord inondée de présents. Miiko s’était méfiée, bien sûr. Une vie de mercenariat lui avait appris que les cadeaux n’étaient jamais des cadeaux – juste un paiement pour une mission à venir. Ça puait l’arnaque à mille pieds, cette affaire. On ne peut pas faire confiance aux dieux.
Mais quand elle s’était vu offrir le légendaire Feu de Glace… Elle n’avait pu dire non.
Miiko regarda la cage posée à ses côtés. Elle aurait dû refuser ; elle en avait été incapable. Même maintenant, elle ne pouvait se résoudre à regretter son choix. Le Feu dansait comme un oiseau de lumière, laissant parfois échapper des étincelles bleutées ou des flocons de neige qui venaient s’échouer au sol pour y mourir.
Si elle avait refusé la requête de l’Oracle, elle aurait dû rendre tous les cadeaux. Ç’aurait été possible – douloureux, certes, mais possible… S’il n’y avait eu le Feu. De cela, elle ne pouvait se séparer.
Alors Miiko avait accepté, merde : elle ferait renaître de ses cendres la Garde d’Eel. Elle réunirait les plus vaillants guerriers, les meilleurs espions, les savants de renom, et tous ensemble, ils reconstitueraient le Cristal sacré !
Une goutte d’eau sale passa à travers la fissure du plafond et lui tomba sur la joue.
Reconstituer le Cristal sacré, ça paraissait si glorieux quand on le disait ainsi. En vrai, les bâtiments étaient poussiéreux, les terres en friche, et ils n’avaient même pas la main-d’oeuvre pour réparer la foutue fissure du plafond. Avec un soupir, Miiko tira de sa besace les derniers dossiers. Et tout cette paperasse allait la rendre plus folle qu’un lamulin ! Acquérir du territoire, obtenir l’accord de la cité d’Eel, créer un blason, aménager les dortoirs… Et la hiérarchie ! Tout ce que Miiko connaissait de la hiérarchie, c’était Je suis en haut, le premier qui tente de me détrôner se prend une dague entre les côtes. Quand il faisait partie de l’expédition, Leiftan devenait son second. Les autres, eux, géraient leur affaire comme ils l’entendaient.
Sauf que voilà : ça ne suffisait plus. Encore une différence entre onze et onze cents. On attendait d’elle qu’elle désigne des chefs pour ses trois gardes. Obsidienne, Ombre et Absynthe avaient besoin de généraux qui les mèneraient à la baguette…
Un son lui fit dresser les oreilles. La nuit était tombée depuis bien longtemps ; il n’y avait qu’une seule personne qui puisse se tenir devant la salle du Cristal à une telle heure.
— Entre, Leiftan, appela-t-elle avec soulagement.
La présence de son vieux compagnon d’armes l’apaisait toujours. Elle hésita cependant à changer son opinion quand elle remarqua le tas de feuilles qu’il tenait sous le bras.
— Encore de la paperasse ? grogna-t-elle de ce ton qui voulait dire et tu n’aurais pas pu la remplir pour moi ?
— Oui, mais tu vas être contente : j’ai les meilleurs candidats pour tes chefs de garde.
— C’est vrai ? Donne ! Alors, voyons voir… Valkyon, hein ? Barbant mais c’est le seul que tous les autres respectent et qui ne perd pas sa paie en réparations de matériel cassé… L’Obsidienne, c’est fait. L’Absynthe… Une page entière de candidatures ?
— C’est le recto, signala Leiftan. Il y a aussi le verso.
— Pardon ? Mais combien de demandes as-tu reçues ?
— Tu connais les intellectuels. Ils pensent tous qu’ils sont les plus aptes à diriger la garde et que les autres ne sont que des idiots prétentieux.
— Qu’ils aillent aux corbeaux ! Je ne suis pas d’humeur à gérer leurs conneries de cerveaux enflés. On verra ça demain. Ça nous laisse… l’Ombre. Alors, laisse-moi lire… Nox, tu penses ?
— Elle est compétente et elle saura se faire obéir. Elle te ressemble beaucoup, je trouve.
— C’est bien ce qui m’inquiète, renifla l’ancienne mercenaire. Compétente, autoritaire et pas loyale pour deux sous. Si je la mets à ce poste, j’aurai une mutinerie dans deux ans. Oublie Nox. Qui d’autre ?
— Comme tu peux le voir, il y a Geoffroy…
— Nevra, lut soudain Miiko.
Leiftan s’interrompit.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il poliment.
— Je ne sais pas, j’ai eu comme… un pressentiment. Que sait-on sur lui ?
— Tu l’envisages comme chef de garde ? demanda son ami en fronçant les sourcils. J’ai des doutes. Il est différent des autres. Je n’arrive pas à comprendre ses motivations.
— Je vois ce que tu veux dire, mais c’est comme si… comme si l’Oracle me parlait.
Leiftan leva les yeux au-dessus de la tête de Miiko, là où le Cristal luisait paisiblement.
— Nevra… Nevra… répéta-t-elle comme si elle goûtait ce nom inconnu. Race : vampire… Ils sont très rares.
— Et très mystérieux. Es-tu sûre de toi ?
— Il doit être le chef de l’Ombre. Je le sais – je le sens. Race : vampire. Famille : aucune. Âge…
Dans la salle vitrée, les deux lunes d’Eldarya déversaient leur lumière blafarde.
— Tiens, c’est drôle. Regarde ça : il n’a pas noté d’âge.
Chapitre 1 : Intemporel
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Qu’est-ce que le Temps ? Qu’est-ce que l’Espace ?
Mais surtout, ô sages entre les sages, ô philosophes aux esprits prisonniers de vos grimoires : qu’est-ce que la magie ?*
La Garde d’Eel n’est pas une démocratie. Il n’y a pas de votes, pas de droits citoyens, pas de bureau des réclamations avec une jolie succube à l’intérieur prête à écouter vos doléances. La Garde d’Eel est une autocratie. Au sommet, il y a Miiko et…
C’est tout, en fait. Juste Miiko.
Et puis en-dessous, il y a eux : trois chefs de garde sous les ordres de la femme-renarde la plus autoritaire de la Création. Même après des années, Miiko les scrute avec une méfiance à peine voilée, et elle rêve de pouvoir s’arracher un œil et de l’envoyer flotter derrière eux afin de les observer à distance. Surtout, bien sûr, le beau, le charmant, le puissant Nevra : que ne donnerait-elle pas pour glisser un regard dans la chambre à coucher du séduisant vampire !…
— J’en doute, l’interrompit Leiftan avec un sourire figé.
Nevra, sa tirade coupée en plein vol, se rattrape vite : il fait un clin d’oeil et observe avec ravissement le sourire de Leiftan se changer en rictus.
— Mon lunaire ami, toute créature dotée d’yeux voit bien que notre ravissante chef brûle du désir de me posséder ! Si tu ne le remarques pas, c’est uniquement parce que tes yeux, tu les lui as prêtés. Tu lui rapportes tout ce que tu vois et tu ne gardes rien pour toi.
— J’ignore ce que tu sous-entends, Nevra, mais…
— Je ne sous-entends rien ! Mon ouïe est parfaite, comment oses-tu prétendre le contraire !
— Non, attends, dit Leiftan en se massant le front. Je viens de réaliser que je n’ai aucun intérêt pour cette conversation. Tu m’as arrêté en prétendant que tu avais d’importantes nouvelles à me transmettre, et de toute évidence c’était encore une preuve de ton humour douteux, je vais donc…
— Les nouvelles ! s’exclame Nevra.
Il ne les avait pas oubliées. Sa mémoire est excellente. Elles s’étaient juste… échappées de la cage de son attention, comme les oiseaux qu’il voit pépier par la fenêtre.
— Sais-tu qu’il y a eu un autre vol de nourriture ? Oui, tu le sais. Darius, qui était de garde lors du vol, a été assommé, et Eweleïn refusait de le laisser faire un compte-rendu tant qu’il n’était pas pleinement remis. Remis, il l’est désormais ! Je lui ai montré une pièce d’étoffe grise et lui ai dit que nous l’avons retrouvée dans le garde-manger, là où il a été attaqué. Il a confirmé que son assaillant était bien un inconnu vêtu de gris, quoiqu’il ait été assommé trop vite pour reconnaître la démarche ou la silhouette. Selon lui, le gris de l’étoffe ressemble suffisamment au gris des vêtements de son assaillant pour en être un morceau.
— C’est une nouvelle importante, reconnait Leiftan, mais qui ne me concerne guère. La traque des voleurs est l’affaire de l’Ombre, pas de l’Etincelante.
— Pertinente observation ! Hélas, nous n’avons pas retrouvé d’étoffe grise sur les lieux.
— Pardon ? Mais tu viens de dire que vous avez retrouvé cette pièce sur le lieu de l’attque…
— J’ai dit que je l’avais dit à Darius, corrige Nevra.
Les rouages tournent, lentement, dans la jolie tête pâle du lorialet. Il porte à nouveau une main à son front. Est-ce une migraine qui monte ? Nevra l’espère – Leiftan n’est jamais aussi distrayant que lorsque la douleur lui perce les tempes !
— Tu veux dire que tu as menti à Darius, élabore Leiftan. Mais si c’est un mensonge, si vous n’avez pas retrouvé cette étoffe sur les lieux de l’attaque, pourquoi Darius a-t-il affirmé que son assaillant en était vêtu ?…
Nevra sourit. Ses crocs reflètent la lueur rougie du crépuscule.
— Peut-être les souvenirs de Darius ont-ils été chamboulés, suggère-t-il en haussant les épaules. Ou peut-être, mon cher collègue étincelant, Darius mérite-t-il ton attention personnelle.
— La garde Etincelante est en charge des traîtres. Suggères-tu que c’est Darius qui a…
La conversation a trop duré : agacer Leiftan est amusant, le voir se débattre avec les conclusions les plus simples, pas vraiment.
— Que le Cristal t’accompagne ! salue Nevra en se détournant.
C’est d’excellente humeur qu’il pénètre dans la salle du Cristal.
— Bonsoir, collègues !
— Nevra, gronde Miiko, tu es en retard.
— Non, se désole le vampire. La réunion a commencé il y a un quart d’heure.
— Oui, c’est ainsi qu’on définit le mot retard, note Ezarel.
— Je voulais arriver une demi-heure après le début !
Le Feu de Glace, étalé sur une table, se met à briller. L’objet répond aux émotions fortes de Miiko.
— Tu voulais arriver en retard ? grince la kitsune. Nous t’attendions !
— Oh, Miiko, si tu veux me voir davantage, tes désirs sont mes ordres… Puis-je te raccompagner jusqu’à ta chambre quand nous en aurons fini ? Nous pourrons faire plus ample connaissance...
Nevra décoche un sourire charmeur, l’un de ceux qui ne manquent jamais de la mettre hors d’elle.
Il a misé juste. Le feu bleu déborde de la Lanterne et vient danser entre les mains de Miiko. Elle le regarde comme si elle avait envie de le brûler sur place.
Ah, cette chère Miiko ! Y a-t-il spectacle plus enivrant que celui de sa colère ?
Hélas, Valkyon, barbant barbare, pose une main sur l’épaule de leur dictatrice pour l’inciter au calme. Il y réussit, l’exaspérant faélien. Miiko prend une longue inspiration.
— As-tu songé qu’en dépit de tes multiples insinuations, je n’ai peut-être pas envie d’en savoir plus sur toi ? déclare finalement la femme-renarde.
Nevra hausse les sourcils. Force lui est d’admettre que non, il n’y a pas songé. Cette absence de curiosité le désole : comment pourrait-on ne pas vouloir en savoir plus sur lui ? Il a mené une vie absolument passionnante ! Il a découvert des secrets oubliés des mortels ! Il a…
Ah mais oui, ça lui revient ! Il ne leur a jamais parlé de toutes les choses fascinantes qu’il a faites. C’est l’ennui quand on mène une vie emplie de mystères : on ne peut pas s’en vanter. Tous les secrets qu’il a exhumés resteront enfermés dans le tombeau de son esprit, hors de portée des mortels.
— Tant pis pour toi ! se reprend-il avec aisance. Bon, Miiko, il faut qu’on parle des potions d’invisibilité qu’Ezarel a testées sur mes dernières recrues. S’il veut les utiliser comme rats de laboratoire, ça me va, mais trois d’entre elles n’ont pas arrêté de briller pendant des nuits. J’ai dû les enlever de toutes les missions d’infiltration et ma garde a perdu trente points au classement…* * *
Bien ignorant celui qui, d’un vaste mouvement du bras, jette le nom de vampire sur tous les immortels buveurs de sang ! Car les vampires, les véritables vampires, ces enfants des dieux aux veines brillant de magie pure, sont aussi éloignés des Mordus que le soleil d’une simple flamme.
Les Mordus ne sont de pauvres hères. Créatures mortelles maudites par un vampire, leurs esprits limités ne peuvent supporter bien longtemps les changements qu’ils subissent. Invariablement, ils glissent jusqu’à la folie. C’est alors à leurs alliés, leurs amis, parfois même à leur propre famille de leur offrir l’éternel repos.
La chose, quoiqu’en disent les rumeurs, est étonnamment aisée. L’immortalité des Mordus n’est, après tout, qu’un colosse aux pieds d’argile : magie de feu, poison, armes d’argent s’offrent au chasseur déterminé à abattre sa proie. Et il y en a d’autres, oh ! Beaucoup d’autres ! Tellement de trous dans la coquille d’invulnérabilité des Mordus, songe Nevra, qu’il est remarquable que le bateau n’ait pas encore coulé. Lui a vu de son œil gris plus de cent Mordus mourir. Il pourrait lister autant de manières de les tuer avant d’avoir à reprendre son souffle…
Oui, l’immortalité des Mordus est un mythe. Celle des vrais vampires, en revanche, est une vérité inscrite dans la trame même de l’univers.
Nevra est un vrai vampire. Sa lignée remonte à la nuit des temps, quand les mondes ne faisaient qu’un et que le ciel n’était illuminé que par quelques étoiles solitaires.
C’était il y a bien, bien longtemps… Un temps si lointain que lui-même ne l’a jamais connu. C’était le début, quand le rêve d’un dieu donna naissance à l’univers…
Nevra secoue la tête. Il a le vertige, soudain, comme un enfant qui se penche au-dessus de la barrière et plonge son regard innocent dans le vide. Il inspire, puis expire, des souffles réguliers qui l’aident à revenir à lui.
Tiens, se dit-il en posant une main glacée devant ses yeux, encore un problème que les mortels ne connaissent pas : le Vertige. Ils n’en expérimenteront jamais qu’un fac-similé. Le Vertige advient quand un être se laisse aller à contempler l’immensité, et de cela, les mortels sont incapables. Temporellement et spatialement, ils sont des êtres finis : leur durée de vie est limitée, les planètes où ils vivent aussi.
Les vampires sont, par nature, infinis. Eux seuls peuvent pleinement expérimenter le Vertige. L’immensité des cieux est comme un précipice ouvert sous leurs pieds à chaque heure du jour ou de la nuit, et il suffit d’un regard vers le bas pour se sentir irrémédiablement attiré…
Les vampires mènent des existences variées, mais la fascination du Vertige est l’un des rares points qui les unissent tous.
Nevra sait qu’il cédera un jour. Tous les vampires finissent par chuter dans la fascination. Une nuit, on le retrouvera dans les vastes plaines, les yeux rivés sur le ciel, à contempler le ballet infini des étoiles scintillantes…
Est-ce que ce sera la fin pour lui ? Ou est-ce que le Vertige n’est, en vérité, que le début de la véritable vie d’un vampire ? Repousser sans cesse la fascination de l’infini, n’est-ce pas une erreur ? Après tout, si les plus vieux vampires partent dans le Vertige et n’en reviennent jamais, c’est peut-être parce que le Vertige a quelque chose de plus qu’une vie parmi les mortels…
En vérité, il ne sait pas. Et puis au fond, quelle importance ? Lui aussi tombera un jour. En attendant, il est bien décidé à s’amuser autant que possible avec – pardon, parmi – les mortels.
Après tout, songe-t-il en ricanant, ce n’est pas comme si sa durée de vie était limitée…* * *
Nevra déteste l’ennui. Il l’abhorre, il l’exècre, il le feuyea, il le μῑσεῖ ! Plutôt plonger dans le Vertige que de ne rester là à ne rien faire ! a-t-il plus d’une fois déclaré.
Beaucoup de vampires deviennent contemplatifs après leur septième ou huitième siècle. Ils se retirent du monde et commencent à se satisfaire d’une vie plus simple. Ce qu’ils piétinaient auparavant suscite désormais l’émerveillement : une fleur juste éclose, la neige sur leur peau, le corps chatoyant d’une truite sous le soleil…
Ces vampires-là, Nevra leur crache dessus. Oui Monsieur, oui Madame, il leur crache dessus ! Aller admirer les pâquerettes, très peu pour lui. Non, son ennui, il le repousse par les sensations fortes. L’adrénaline et le sexe, voilà le cocktail du vampire qui prend de l’âge : quelles autres activités fournissent autant d’adrénaline ? Découvrir le corps d’une humanoïde, l’amener aux portes du plaisir et prendre le sien au passage, voilà qui est vivre ! Se glisser parmi les ombres, ne faire qu’un avec la nuit, vivre avec la certitude qu’on peut être découvert à tout instant, c’est là ce qu’il appelle exister !
Si Nevra a rejoint la Garde d’Eel, ce n’est pas par idéalisme. Lui, le Grand Cristal, ce n’est pas son affaire : les vampires ont bien assez de magie en eux pour se passer de celle d’un rocher brillant. Quant aux créatures condamnées à dépérir en l’absence du Cristal… Ce sont des mortels, ils mourront de toute façon : qu’ils vivent soixante ou six cents ans, quelle différence ? Leur durée de vie est limitée ; elle est donc, par essence, négligeable.
Non, Nevra n’est pas là afin d’œuvrer au bien commun. S’il avait eu autre chose à faire, il n’aurait pas gratifié d’une miette d’attention cette nouvelle organisation paramilitaire.
Mais la Garde, voyez-vous, foisonne d’activités et de personnalités plus intéressantes les unes que les autres. Pour Nevra, l’attrait est aussi irrésistible que celui d’une torche pour un papillon de nuit. Une maigre année après le début de la nouvelle Garde, il faisait ses valises et débarquait à Eel en demandant à devenir Gardien. Il ne s’attendait pas à grand-chose, un palliatif pour repousser l’ennui, tout au plus.
Et c’est ce qu’il a trouvé, oh oui ! Depuis son arrivée, l’ennui s’est envolé comme un oiseau effrayé. Les gens ici sont tellement plus intrigants que ce qu’il croyait au départ ! Miiko, surtout, Miiko est un mystère. Comment une simple kitsune a-t-elle mis la main sur le Feu de Glace ? D’où provient la mystérieuse Lanterne dans laquelle elle conserve le Feu ? C’est cet artefact qui a poussé Nevra à intégrer la Garde et foi de vampire, il découvrira comment sa chef se l’est procuré.
Mais les autres ne sont pas en reste. Valkyon est un rabat-joie mais Ezarel, ce foutu elfe avec son sourire mielleux, Nevra doit admettre qu’il fait un meilleur rival que bien des mortel qu’il a connus. Et Alajéa, la jolie petite sirène à la langue acérée, et le reste des Cinq qui gravitent autour de lui…
Et puis il y a la dernière, cette nouvelle Gardienne tout droit sortie d’un monde que Nevra n’a pas visité depuis bien longtemps : l’Originelle, la Planète de toutes les Planètes. Il paraît que ses habitants l’appellent la Terre…
Nevra sourit, un sourire qui dévoile ses crocs affilés. Tant de jouets pour repousser l’ennui !
Chapitre 2 : Magie
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Qu’est-ce que la magie ?
L’essence de l’univers.
Qu’est-ce que la magie ?
La forme suprême de toute énergie.
Qu’est-ce que la magie ?
Le sang des dieux.
Qu’est-ce que la magie ?
Personne, pas même les vampires, ne le sait vraiment.* * *
Les vampires ne se considèrent pas comme un peuple féerique. Les faéliens dépendent de la magie ; les vampires incarnent la magie. C’est une distinction cruciale : dit-on de l’océan qu’il est un poisson ? Quand le Grand Cristal s’est brisé, les peuples d’Eldarya ont peu à peu sombré dans la panique, et il a fallu le retour de Miiko, choisie par l’Oracle, pour que l’espoir revienne.
Les vampires, eux, ont senti la magie du Cristal se disperser comme les pétales d’une fleur emportés par le vent, et ils ont haussé les épaules avant de reprendre le cours de leur vie.
Voilà pourquoi Nevra peut se montrer insouciant lors des missions. Sa vie n’en dépend pas. Pour les vampires, le Cristal est une œuvre d’art : superbe, puissante, mais aussi et surtout superflue. Ils existaient avant son apparition, ils existeront après.
Nevra est le seul vrai vampire à avoir rejoint la Garde d’Eel.* * *
— Chef !
Le fameux demi-sourire de Nevra s’empare de ses lèvres. Il connaît cette voix, oh oui, il la connaît bien…
Quand il se retourne, Oëlia est là.
— Chef, reprend-elle avec précipitation, il y a un problème, on vient de recevoir le rapport de…
— Du calme. Est-ce que quelqu’un est mort ?
— Non ! s’exclame la faélienne.
— Mourant ? Blessé ? Malade ? égrène-t-il.
Elle secoue la tête à chaque hypothèse.
— Est-ce qu’on a retrouvé un morceau du Cristal ?
— Non, ce n’est pas ça mais…
— Alors ça peut attendre, ronronne-t-il en réduisant la distance entre eux.
Il saisit le menton de sa subordonnée et lui relève la tête d’un doigt.
— Comment va mon elfe préférée ?
Oëlia rougit.
Nevra l’adore. Elle est sa dernière lubie. Avec ses cheveux bruns et ses yeux verts, Oëlia est une représentante parfaite de son peuple, les Elfes des Bois, ceux qu’on appelle parfois les Bois-Elfes. Tous sans exception ont ce coloris.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Au fil des siècles, les arbres ont peu à peu adopté les Elfes des Bois, à moins que ce ne soit les Elfes qui se soient pressés contre leurs troncs jusqu’à ne plus faire qu’un avec eux. A présent, leurs yeux sont couleur de feuillage et quiconque voit leurs chevelures du coin de l’œil croit distinguer l’écorce d’un jeune chêne.
Nevra se souvient d’avant, quand on les appelait déjà Elfes des Bois mais que leurs cheveux prenaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et que leurs yeux, parfois, étaient aussi sombres que ceux des vampires…
C’est un temps qu’Oëlia n’a jamais connu. Elle est petite et menue, comme tous les Bois-Elfes, et comme tous ceux qui ont intégré la Garde d’Eel, elle est sous les ordres de Nevra. Ezarel a peut-être trois Bois-Elfes dans sa division, Valkyon aucun ; Nevra en compte vingt-deux. Il les accumule comme un gosse empile ses jouets. Ils lui plaisent, les Elfes des Bois : ils sont si semblables par la taille et les couleurs qu’en les alignant, on dirait une parfaite armée de soldats mécaniques. Nevra en veut quarante-neuf, sept fois sept rangées. L’idée l’attire. Il y a une beauté dans la parfaite symétrie de ces mortels, une harmonie mathématique qui lui évoque les lois fondamentales de l’univers.
Cela lui plaît.
Ils sont seuls dans le couloir, seuls avec les ombres que quelques lanternes tentent de repousser de leur lueur orangée.
Oëlia l’observe avec la dévotion d’une fidèle. C’est inhabituel. Les mortels, voyez-vous, connaissent bien mal les vampires : ils ne savent pas que son espèce est immortelle, qu’ils ont accès à toutes les planètes, ou encore qu’ils sont faits de magie… Ils les confondent même avec les mordus ! Et pourtant cette Bois-Elfe avec son instinct infaillible a deviné qu’il était bien plus que ce qu’il prétendait.
Oëlia a deviné l’enfant des Dieux en lui.
C’est pour ça qu’il l’a prise pour amante. Peu de femmes, dans la Garde d’Eel, peuvent se vanter d’avoir réchauffé le lit de Nevra plus d’une fois : Oëlia a rejoint cette catégorie enviée, aux côtés d’autres telles qu’Alajéa, Skri ou – fait moins connu – la froide Hélène. Oëlia n’est pourtant ni superbe, ni brillante, ni même spécialement farouche, mais quelque chose au fond d’elle sait.
Miiko a été claire en l’accueillant dans la Garde : il ne devra jamais, sous aucun prétexte, transformer un Gardien en mordu. En vampire, a-t-elle dit, mais Miiko ignore la différence entre un vampire et un mordu.
Leur dictatrice a été formelle. Il sera chassé s’il ose.
Le cou d’Oëlia l’attire comme la flamme attire le papillon. Nevra a toujours aimé le danger.
(Quand il l’embrasse, elle se presse contre lui en gémissant et pendant une seconde, il pense toucher du doigt ce que c’est que d’être un dieu.)* * *
Les Elfes Altiers les plus imprégnés de magie peuvent vivre jusqu’à mille ans. C’est un record parmi les peuples féeriques. Inutile de préciser que les plus grands des Oreilles-Pointues en sont fiers, ô combien fiers ! Ils vivront plus longtemps que les sirènes, que les anges, que les hybrides d’animaux en tout genre, plus longtemps même que les kappas !
Nevra les trouve adorables. Mille ans ou dix mille, quelle importance ? C’est un nombre : si on décompte les années, on finira bien par atteindre le fatidique zéro. Systématiquement, le corps d’un elfe finit par le lâcher. Elfe Altier, Elfe des Bois, Elfe des Plaines, c’est blanc Crylasm et Crylasm blanc du point de vue d’un vampire : un jour ou l’autre, ils crèveront tous.
Et Nevra se demande parfois, allongé sur le grand lit où il ne dort jamais, ce que c’est que d’être mortel. Son esprit se rebelle – comment envisager un sort si terrible ? Mais il poursuit avec l’obstination qui le caractérise : qu’est-ce que ça ferait ? Comment vivrait-il s’il savait que sa vie pouvait finir à tout instant ? Comment font les mortels pour poursuivre leur existence alors qu’ils sont voués à disparaître ?
Seule la magie est pérenne. Seul l’univers auquel elle a donné naissance est capable de traverser les âges. Les vampires sont une incarnation de la magie, témoins du début des temps et uniques créatures appelées à observer le passage des millénaires.
En-dehors de la magie, tout est passager. Les saisons, les océans, les étoiles elles-mêmes… et les peuples féeriques.
Que les choses passent, Nevra le comprend tout à fait. Sans ce renouveau perpétuel, son peuple immortel dépérirait d’ennui. L’univers stagnerait, flétrirait comme une fleur sous un soleil trop ardent ; bien vite, il n’en resterait que des cendres.
Mais les êtres… Cela, il le comprend moins. Que des créatures conscientes soient soumises au même sort le perturbe plus qu’il n’ose l’admettre. Comment, se demande-t-il en effleurant le sein nu d’Alajéa, comment, face à Miiko et à son Feu de Glace, comment, en contournant discrètement Ezarel qui ne le remarque même pas, comment supportez-vous cela ?. Il hurle en silence et ses pensées rebondissent à l’intérieur de son crâne si fort qu’il manque de heurter un mur.
C’est une abomination, voilà ce que c’est ! Disparaître ? N’être plus rien ? Un être qui vivait, pensait, aimait se trouve annihilé par la défaillance de son enveloppe corporelle ! C’est une horreur sans nom, une insulte à la Magie, et Nevra ne comprend pas pourquoi les peuples féeriques acceptent cela sans rien dire. Pourquoi ne protestent-ils pas ?
Quand les lunes se lèvent, il n’a toujours pas sa réponse. Les vampires, songe-t-il alors, ne comprendront sans doute jamais la mortalité.
Il abandonne – temporairement. Après tout, ce n’est pas grave si cette question lui résiste pour l’instant. Il trouvera bien la réponse une nuit. Il a l’éternité devant lui.
(Mais les faéliens, eux… murmure une petite voix dans sa tête.)
(Silence, ordonne-t-il.)
* * *
Déçu.
Nevra est déçu.
C’est ça, la fille apparue sans crier gare en plein milieu du quartier général ? Celle qui a traversé toutes les barrières de protection érigées par leurs maîtres runiques sans que la moindre alarme ne retentisse ? C’est ça, la native de la Planète des Planètes sur laquelle, autrefois, tous les êtres vivaient ?
Elle n’a pas la moindre goutte de magie en elle !
Choqué, Nevra est choqué. A vrai dire, il ne pensait pas que la vie pouvait exister sans magie. Prenez les faéliens d’Eldarya : ils ont besoin de magie pour vivre et, n’en produisant pas, absorbent celle de la source la plus proche – le Grand Cristal.
Pardon : feu le Grand Cristal. C’est d’ailleurs l’essence du problème.
Mais l’humaine, elle, piétine de sa démarche gauche tout ce qu’il considérait comme acquis. Elle vit, elle pense, elle réfléchit – quoique ce dernier point soit encore en examen – sans qu’aucune aura magique n’émane d’elle. Les autres ne s’en sont pas encore aperçu mais pour Nevra, la réalisation a été instantanée. Aucune créature n’est plus sensible à la magie qu’un vampire et il ne détecte rien.
S’il le pouvait, il lâcherait un long cri de frustration. La créature pâle aux rondeurs disgracieuses face à lui est une anomalie, une monstruosité, un gribouillis infâme sur la toile de l’univers.
Et pire que tout, insulte parmi les insultes, la fille… ne s’en rend pas compte. C’est incompréhensible. Dans le monde étriqué qu’est son esprit, elle les voit, eux, comme anormaux. Nevra n’est pas stupide, il sait que depuis le départ des peuples féeriques, les habitants de la Planète Originelle ne croient plus en la magie. Il imaginait pourtant qu’elle existait autour d’eux et que, affaiblis par la disparition de la Féérie, ils avaient perdu l’intelligence requise pour la remarquer.
Il a eu tort. Les Originaux ne sont pas si bêtes.
Ils sont complètement imperméables à la magie.
Ça n’a l’air de rien, dit ainsi. La pathétique humaine, s’il lui expliquait l’absurdité de son existence, se contenterait de le regarder de son air bovin. Elle ne réaliserait pas que Nevra, fils divin et mille fois son supérieur dans la hiérarchie des mondes, traverse une tempête existentielle qui bouleverse jusqu’aux fondations de ses croyances.
Pas de magie. Pas de magie. Les habitants de l’Originelle n’ont pas de magie.
Il a envie de mordre l’humaine, de lui injecter sa magie à lui. Pas pour la transformer en mordue, non, juste pour voir si l’injection réveillera en elle quelque chose, un peu de la magie qu’il n’arrive pas à sentir et qui doit pourtant exister, car Nevra est sûr et certain que la vie ne peut exister sans magie et que l’existence de cette fille est davantage qu’un outrage : une impossibilité.
C’est comme si une pierre se mettait à parler !
Il respire, se détourne, ferme les paupières.
Une fraction de seconde. Il bouge.
Quand il rouvre les yeux, il est dans les jardins du quartier général et prend une longue inspiration pour calmer ses nerfs malmenés.
Perturbé. Nevra est perturbé.
Chapitre 3 : Méfiance
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L’humaine n’est pas dans sa garde. Nevra ignore s’il doit en être satisfait ou mécontent. Ce n’est pas qu’il la veuille parmi ses Ombres : elle est hideuse, insignifiante, avec tout le charisme d’un blobby abandonné sur la muraille un jour de canicule. Nevra est un esthète. Un être sans magie ferait tache parmi ses soldats. L’existence même de cette fille le heurte, l’agace, l’insupporte ; elle est comme un mille-pattes qu’on voit trottiner au sol, inoffensive, certes, mais fondamentalement dérangeante.
Comment ose-t-elle vivre sans employer de magie ? Comment ose-t-elle n’exister que par la grâce d’une poignée de réactions chimiques ? C’est… c’est… c’est un blasphème, voilà ce que c’est ! A quoi servent les vampires, sinon à veiller à ce que l’univers conserve sa parfaite harmonie ? Elle insulte la raison même de leur existence, et il aimerait l’avoir sous ses ordres pour le lui faire payer.
Paradoxalement, il veut aussi l’éloigner autant que possible du quartier général pour ne plus jamais avoir à poser les yeux sur elle.
Dilemme, dilemme, songe-t-il alors que le soleil se couche et change les arbres en piliers noirs. Il est parti en milieu d’après-midi et n’est pas prêt d’arriver : Miiko l’a envoyé à la poursuite d’une énième rumeur sur un vieux gâteux qui aurait aperçu - peut-être, au loin, et pis l’soleil il était haut alors chuis pas ben sûr qu’c’était point un caillot - l’éclat d’un bout de Cristal. C’est une mission particulièrement mal choisie pour quelqu’un comme lui, car Nevra, comme beaucoup de vampires, est mal à l’aise face aux personnes âgées. Savoir que l’être en face de lui pourrait mourir à tout instant lui met les nerfs à vif. Miiko, pas bête, a vite deviné ce point faible et l’exploite sans pitié.
Cette mission est une punition et Nevra la prend comme telle. Il n’a pas fait un accueil suffisamment chaleureux à l’humaine ; soi-disant qu’une femme bénie par l’Esprit du Cristal mérite plus de respect.
Quand il a entendu ça, Nevra a failli s’étouffer. Est-ce bien la kitsune qui lui parle de respect ? Elle parle à la fille comme à une domestique !
Mais Miiko est un être de contradictions, alors il s’est tu et a accepté la mission. De toute façon, courir à travers la forêt l’apaise.
Quelques lieues avant d’arriver à destination, il décide que l’humaine est mieux hors de sa garde. Si elle appartenait aux Ombres, Miiko la surveillerait comme le lait sur le feu : la curiosité de Nevra est aussi légendaire que son charme est irrésistible, et une petite humaine perdue en Eldarya serait une proie trop facile. Oh, qu’on ne s’imagine pas que Miiko est du genre protectrice ! C’est une aventurière qui fonctionne sur un seul principe, le marche-ou-crève. Normalement, elle n’aurait pas hésité à lui fourguer l’humaine dans les pattes avec un seul ordre : ce qui se passe derrière les portes closes y reste. Mais voilà, maintenant que l’Esprit du Cristal l’a distinguée, la fille est précieuse. Elle est différente. Elle doit être protégée.
Protégée de lui, apparemment.
Pourquoi la toucherais-je ? Elle n’a même pas de magie ! veut-il hurler. Les autres ne s’en sont toujours pas rendu compte et cela le stupéfie. Sont-ils tous si obtus ? N’est-il pas évident qu’elle est fade, banale, disgracieuse ? Il se souillerait en l’effleurant. Pire encore, Valkyon, cette brute taciturne, a suggéré qu’elle n’était peut-être pas humaine. Qu’elle était peut-être membre du peuple des Fées, comme eux tous. Que c’était pour ça que l’Oracle du Cristal était apparue devant elle.
Nevra a eu envie de rire jusqu’à pleurer. Les fadaises auxquelles ce muscle écervelé croit ! C’est une coïncidence, point ! Comment l’Oracle – une dryade suffisamment brillante pour transcender sa mortalité et devenir, tout comme lui, un être de magie – pourrait s’intéresser à une fille pareille ? Inconcevable !
Mais il ne peut rien dire. Déclarer platement qu’elle n’a pas de magie, ce serait révéler à quel point les vampires sont sensibles au Sang des Dieux. Si cela advenait, Miiko, tout sauf idiote, réaliserait vite qu’avec une telle sensibilité à la magie, il devrait être capable de repérer un morceau de Cristal de loin… Et là, Nevra serait dans les ennuis jusqu’au cou.
Expliquer à son irascible supérieure que réunir le Grand Cristal, l’objet dont dépend la vie des habitants d’Eldarya, n’est pas sa priorité… Hm, Miiko exploserait au-delà de toute fureur, il se sent une chaleur fort peu vampirique rien que d’y penser… Mais non. Nevra sera patient. On ne peut utiliser une bombe qu’une seule fois.
Pour quoi faire ? De toute façon, vous serez tous morts dans moins de quinze siècles ne lui paraît pas être la plus intelligente des affirmations.
Alors il s’est tu et a observé ses collègues intégrer à la Garde une vulgaire humaine.* * *
Nevra a oublié un détail. Trois fois rien, vraiment, un gravier dans les rouages de son existence…
La fille a intégré la Garde Absynthe.
La Garde Absynthe que dirige Ezarel.
Et si l’Elfe Altier était le premier à railler une pathétique humaine perdue sur Eldarya, la Gardienne choisie par l’Oracle, elle, est un trophée nettement plus glorieux. Quand Nevra rentre de mission, Ezarel l’attend à l’entrée de la Salle du Cristal, souriant comme un Cheshire qui vient d’engloutir une souris bien dodue.
— Tu as entendu ? lâche-t-il avec une insupportable satisfaction.
— Si j’ai entendu ? Cher ami, ne t’inquiète pas. Qu’Eweleïn te renvoie ton dernier baume expérimental en te demandant… Laisse-moi me rappeler… d’arrêter de gâcher des ingrédients pour des potions que tu ne maîtrises visiblement pas… Cela blesserait n’importe qui, mais j’ai foi en toi : tu ne peux que t’améliorer.
L’Elfe ne bronche même pas. Nevra doit l’avouer, il est un peu vexé : découvrir le contenu du petit mot de l’infirmière n’a pas été une mince affaire.
Tant pis. Il aura d’autres occasions de marquer des points dans la rivalité qui les oppose.
Ezarel bat l’air d’une main comme pour dire Bien sûr que non, qui se préoccupe d’anecdotes si insignifiantes ?
— Que l’humaine est dans ma garde, précise-t-il.
Ni une ni deux, Nevra enfile le meilleur masque de compassion qu’il soit capable de produire. Paupières qui papillonnent, sourcils légèrement froncés pour indiquer son inquiétude, tête penchée à dix degrés, c’est un chef-d’œuvre théâtral, un véritable monument à la gloire de l’hypocrisie ! Il espère qu’Ezarel admire la prestation. Personne ne réalise à quel point il est difficile de travailler ses expressions faciales quand on n’a pas de reflet.
— On m’en a parlé, commence-t-il. Je suis désolé pour toi, ça ne doit pas être simple de s’occuper d’une incapable pareille. Je l’aurais bien prise dans mes Ombres mais elle est beaucoup trop laide. J’ai pensé qu’on pouvait s’en débarrasser auprès de Valkyon – la laideur, il connaît – mais si tu veux te dévouer, loin de moi l’idée de m’y opposer…
Ah ! Là, juste là ! Pendant un bref instant, Ezarel a serré les mâchoires d’un air irrité. Voilà, c’est cela que Nevra veut ! Hélas, l’Elfe s’est repris. Son éternel sourire railleur est à nouveau en place – au bout de cinq ans, il est devenu beaucoup trop doué à ce petit jeu.
— Laide ? Elle me paraît tout sauf laide. L’Oracle en personne lui est apparu, tu l’as vu toi aussi. Je ne te la passerai pas pour tout le miel du monde.
Il est si fier de sa stupide petite recrue. Nevra se demande à quel point il doit insulter l’humaine pour qu’Ezarel perde complètement son sang-froid. Ils ne sont pas encore assez proches, non… Mais si leur Alchimiste en chef s’attachait à la fille, elle deviendrait un point faible idéal, un bouton à pousser pour faire enrager son rival. Ce ne serait pas facile, non, mais Nevra n’a jamais été rebuté par la difficulté.
Il range soigneusement le projet dans un coin de sa tête. C’est avec une sincérité parfaite et d’autant plus exaspérante qu’il déclare donc :
— Je suis très content que l’humaine soit une Absynthe.
Quand il entre dans la Salle du Cristal, seule l’ouïe surnaturelle des vampires lui permet d’entendre les malédictions que marmonne Ezarel.
— Tu as l’air de bonne humeur, remarque Miiko en l’apercevant. Je dois m’inquiéter, ou bien ta mission a été fructueuse ?
Nevra sourit.* * *
Miiko lui ayant donné une copie du questionnaire de l’humaine…
Ah, soit, Miiko ne lui a rien donné du tout.
S’étant procuré une copie du questionnaire de l’humaine, Nevra a pu constater qu’elle n’a pas choisi une seule réponse appropriée pour la Garde de l’Ombre. Cela l’agace. Pas une seule ? Qu’elle ne soit pas parmi ses subordonnés, c’est tout naturel : il ne prend que l’élite. Mais pas une seule réponse ?
Au moins, se rassure-t-il, elle n’a pas non plus une seule réponse faite pour l’Obsidienne…
Non, en fait, ça ne le rassure pas du tout. Cette vulgaire humaine ne le réalise pas mais elle a classé sa Garde au même rang que celle de Valkyon, et c’est là une insulte impardonnable. Il dirige l’Ombre ! L’Ombre, dont les membres au pas léger sont comme le vent esquivant les nuages, comme les courants au fond de l’océan, comme les trous noirs au centre des galaxies : invisibles, splendides, puissants.
Et cette petite idiote les place dans le même sac que les brutes épaisses de Valkyon !
Elle l’agace. Il l’a vue deux fois et pourtant elle l’agace comme peu d’autres avant elle.
Pour la première fois depuis sa prime jeunesse, Nevra a envie de mordre quelqu’un juste pour le voir sombrer – lentement, pas à pas, nuit après nuit – dans l’inéluctable folie des mordus.* * *
La magie est sacrée. Elle est l’air qui porte l’oisillon lors de son premier vol, elle est le feu qui brûle au cœur des étoiles, elle est l’essence que les dieux ont insufflée à l’univers.
(Nul n’a le droit de refuser le don des dieux.)
(Nul n’a le droit de ne pas être magique.)* * *
Les lunes sont pleines quand Nevra se glisse hors du quartier général. Il a enfilé une large cape pour couvrir ses bras pâles, et la doublure en soie caresse sa peau comme une amante.
Sur ses lèvres, il sent encore le goût salin d’Alajéa. Elle le fascine. Comment une sirène peut-elle haïr la mer ? Cela va contre sa nature et Nevra, confusément, sent là une réponse à l’interrogation qui le poursuit depuis des siècles. Contre sa nature… Il tente d’y réfléchir mais, comme toujours, la migraine lui frappe les tempes. Les indices sont si rares, et il ne parvient même pas à les exploiter ! C’est comme si son esprit, d’ordinaire si brillant, se perdait dans le brouillard. L’incertitude va le rendre fou. Pourquoi ne peut-il pas réfléchir clairement ? Qu’est-ce qui le bloque dans ses tentatives ?
Parfois, quand il emmène Alajéa sur la plage et qu’elle fait la moue face à l’océan, il a envie de l’attraper par ses longs cheveux bleus et de tirer jusqu’à ce qu’elle hurle. Réponds ! Qu’est-ce que tu sais ? D’où vient ma question ? Est-ce lié au Vertige ? Est-ce là une chose que seuls les mortels comprennent ? Que sais-tu ? Réponds !
Patience, s’admoneste-t-il alors. Ne brusque pas la sirène ou, fidèle malgré tout à ses origines maritimes, elle se fermera comme une huître.
Il veut comprendre. Il doit comprendre. Cette interrogation ne devrait pas exister. L’univers et lui partagent la même essence – l’Energie pure, l’Essence de Vie, le Sang des Dieux, autant de noms pour désigner la magie – et les vampires ont toujours pensé que pour cette raison, ils étaient dotés d’une compréhension parfaite du monde autour d’eux. Ne sont-ils pas capables de prévoir la danse des étoiles dans les cieux ? Ne parviennent-ils pas à naviguer entre les planètes habitées ?
Les dieux sont le seul mystère que les vampires ne perceront jamais, car les dieux dans leur grandeur dépassent l’univers qu’ils ont façonné.
Tout le reste est limpide pour un vampire. Du moins Nevra le croyait-il.
Ses mains se crispent. Une goutte de sang vermeil éclabousse la toile de lin.
Il doit comprendre.
Chapitre 4 : Origines
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Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le Temps ?
Ce fut le début – ce moment où, des millénaires plus tôt, un vampire et un homme confrontèrent leur sagesse, et où le vampire perdit.
C’est que, vous comprenez, le vampire n’avait que les réponses. L’homme, lui, connaissait les questions.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le Temps ?
Les vampires ont une compréhension parfaite de l’univers. Ils en sont tout à la fois les gardiens et les témoins. Ils veillent sur ce rêve devenu vie, et rien de ce qui y advient n’échappe à leur entendement.
En échange, les vampires sont incapables d’envisager ce qui sort de l’univers. Si leurs esprits sont vifs, c’est qu’ils ne s’élancent qu’en ligne droite. Inlassablement, éternellement, ils parcourent les mêmes lieux, et rien de ce qui s’en échappe n’effleure leur entendement.
Vous êtes un sage, a dit l’homme au vampire. Sage entre les sages, pouvez-vous répondre à une question qui me poursuit depuis mon enfance ?
Le vampire, plein de la certitude tranquille de sa race, a hoché la tête.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ? Qu’existait-il avant le Temps ?
Le vampire s’est arrêté.
Hors de l’Espace.
Avant le Temps.
Autour de lui, le monde s’est brisé. Comme un cocon de verre, il a explosé en une pluie étincelante. Chaque goutte, en le touchant, a laissé derrière elle une blessure sanglante qui ne se refermerait plus.
Les dieux, a voulu répondre le vampire dans un élan de panique, car c’est vrai : les dieux sont supérieurs à leur œuvre, n’est-ce pas ? Mais la vérité, la voilà : le vampire n’avait jamais envisagé que quoi que ce soit puisse sortir de l’univers. L’Espace et le Temps ne sont-ils pas les limites ultimes ? Comment peut-on ne serait-ce qu’envisager de les dépasser ?
C’est drôle, a-t-il songé plus tard, d’avoir toujours su que les dieux avaient rêvé l’univers, et de n’en avoir jamais conclu qu’il y avait quelque chose hors de cet univers.
Inéluctablement, les vampires finissent par se perdre dans le Vertige de l’infini. Qu’arriverait-il, alors, à un vampire qui regarderait au-delà de l’infini ?
Ce fut le début, quand un homme, en deux questions, terrassa un immortel.
Plus tard dans la nuit, alors que la magie vampirique courait dans les veines de l’homme et que le vampire, les yeux fous, essuyait d’une main le sang sur ses crocs, l’homme a clos ses paupières et a dit Je vous pardonne. Le vampire a ri de ce rire hystérique des êtres sur le fil qui se sentent perdre l’équilibre.
— Tu deviendras fou toi aussi, a-t-il craché. Pour ce que tu m’as fait, je te condamne à ne devenir plus qu’une ombre. Toi que les tiens révèrent, je te maudis ! Ton esprit trop brillant se perdra dans une soif que rien ne peut étancher ! Ta curiosité trop vive te poussera vers ta destruction ! Les disciples que tu chéris ne verront plus en toi qu’une bête furieuse !
Quelle réaction puérile ! Ce qu’il n’avait pu vaincre par l’esprit, il a voulu le terrasser par la force. Le vampire, dans une vengeance futile, a tué son messager.
Ce fut le début : quand Skotoma, dans une vaine tentative d’oublier sa faute, quitta l’Originelle pour les Neuf Royaumes et échoua finalement sur Eldarya, le nouveau monde à la croûte saupoudrée de magie. Il changea jusqu’à son nom. Dorénavant, on l’appellerait Nevra.* * *
Des siècles plus tard, il apprit que l’homme, plutôt que de tomber dans la folie des mordus, avait préféré le poison. Nevra s’est promis que de toute éternité, où que les dieux le poussent, jusque dans le Vertige, il honorerait la mémoire du Grec Socrate.* * *
Ezarel traîne son insupportable contentement où qu’il aille. Impossible de ne pas le remarquer : son sourire satisfait est comme une cape de fils d’or tissée de diamants, avec en sus de petites clochettes en argent accrochées sur les côtés qui tintinnabulent à chacun de ses pas.
Brillant, prétentieux et dépourvu de tout bon goût, complète Nevra en retroussant les lèvres sur ses crocs.
Comme on peut s’y attendre, tout est de la faute de l’humaine. Y a-t-il quoi que ce soit dernièrement dont la responsabilité ne puisse être attribuée à l’insupportable intruse ? Sa simple vue suffit à gâcher une journée entière ; Nevra ne peut même plus admirer les longues mèches brunes de Skri sans imaginer voir la chevelure semblable de la fille.
Qu’a-t-elle fait, cette fois ? A-t-elle failli tuer un rejeton d’un des peuples les plus éminents d’Eldarya ? S’est-elle mise à portée de griffe d’un Blackdog ? Pire, bien pire ! La machine à rumeurs de la Garde lui a rapporté qu’elle possède une formation d’alchimiste – ou de chimiste, comme elle dit – et qu’elle a amené avec elle une encyclopédie de connaissances en la matière. Depuis qu’il le sait, c’est Yule, Samain et Beltane combinés pour Ezarel, qui se pavane comme un paon en chantant à qui veut l’entendre les louanges de sa recrue, et prédit déjà les progrès inévitables que l’Absynthe va faire au classement.
C’est intolérable.
Les dieux soient loués, l’Elfe a tout de même le bon sens de ne pas complimenter la fille en face. Au contraire, il lui sort les piques les plus pernicieuses de sa vaste collection, et Nevra s’en sent tout à la fois soulagé et inquiet. Soulagé parce qu’il ne faudrait pas que la fille s’imagine qu’elle a une quelconque valeur ; inquiet parce que… c’est son rival ! Et la fille, lui murmure ses fidèles Ombres, hoche la tête avec indifférence face à ces assauts verbaux puis retourne à son travail sans répondre. Nevra comprend bien, lui, que c’est parce qu’en dépit de son talent alchimique, elle est trop imbécile pour les joutes verbales. Evidemment, ça ne fait qu’encourager Ezarel qui tente inlassablement de la faire sortir de ses gonds.
Leur rivalité passe à la trappe et Ezarel n’est pas venu le narguer depuis six jours. Nevra décide de blâmer la fille : c’est de sa faute, après tout, s’il perd l’une de ses distractions préférées !
J’aurais dû m’en douter, songe-t-il en contemplant le Cristal aux reflets chatoyants. Un être qui n’a pas de magie ne peut être qu’une mauvaise nouvelle.
Le culot de l’humaine n’admet aucune limite. Lui piquer son jouet préféré !
Au moins n’a-t-elle pas touché à ses amantes. Les Sept, comme il les appelle dans le secret de ses pensées, sont à lui et à personne d’autre. Si l’humaine s’en approchait, au diable les ordres de Miiko : il lui faudrait sévir.* * *
Il est des chiffres qui sont sacrés. Inscrits dans la trame du monde, participant à l’arithmétique subtile qui gouverne l’univers, ils offrent à qui les connaît ordre et pouvoir. Sept, tout comme trois, zéro ou treize, est l’un de ces chiffres.
Quand il a intégré la Garde d’Eel, Nevra a décidé qu’il aurait sept amantes. Ça lui a pris comme ça, une envie soudaine et inexplicable qu’il n’a pas cherché à justifier, un désir d’esthète, peut-être. Zéro serait trop triste ; trois inviterait la jalousie entre les élues ; treize lui volerait toutes ses heures d’éveil. Non, il en veut sept, point, et sept il aura : quelle Fée le refuserait ? Il est un vampire, un enfant des dieux fait de magie pure, et pour une Fée, rien ne saurait être plus aphrodisiaque. Elles s’imaginent que c’est parce qu’il est beau, qu’il parle bien, qu’il a du charme. La vérité est toute autre : ce n’est que la magie en lui qui les hypnotise, comme un assoiffé contemplant les courants d’une rivière avant d’y plonger le visage.
Ses Sept, Nevra les choisit avec soin. Pas question d’en ajouter une sur un coup de tête pour l’ôter un mois plus tard ! Les Sept seront une œuvre, une ode à sa quête séculaire, et il respecte bien trop la Question qui le hante pour ouvrir ce groupe à la première venue.
Six ans après le début de la Garde, les Sept comptent cinq femmes. Deux manquent encore à l’appel. Un autre s’en agacerait, mais Nevra ne réalise même pas qu’il pourrait se sentir impatient. Six ans, c’est une peccadille pour un immortel, et d’ailleurs, il ne s’attendait pas à trouver autant en si peu de temps. C’est la Garde, songe-t-il en inspectant les déguisements des recrues sur le point de partir en mission : l’organisation de Miiko réunit des personnalités aussi éclectiques que fascinantes.
Miiko, tiens, parlons-en. Miiko est un problème. Elle doit devenir l’une des deux restantes, Nevra y tient comme un Blackdog tient à son os à moelle, mais elle persiste à le refuser.
Cette femme, se dit-il en remontant les bretelles à un Satyre qui n’a pas entouré ses sabots de tissu, cette aventurière aux multiples facettes ne cesse de le surprendre. Les kitsune ne sont pourtant pas des créatures particulièrement puissantes. C’est le triste destin des hybrides que de se situer au bas de l’échelle du pouvoir… Et pourtant Miiko, quand elle daigne se battre, manie épée et magie avec une dextérité d’Elfe. Elle tourbillonne comme une chamane invoquant les esprits, libère glace et feu tel un élémentaire des saisons, charge ses coups d’une grâce létale. Tout le monde dans la Garde a perdu au moins une fois contre elle, même Nevra : trop occupé à admirer la beauté de ses mouvements, il en a négligé la dague au bout de son bras et l’a payé d’une large balafre en travers de l’estomac.
Il aurait pu se sentir vexé. Son rôle au sein de la Garde, le masque de Don Juan au sang chaud qu’il arbore aurait voulu qu’il s’énerve. Il n’en a pas été capable : le coup de Miiko était bien trop beau pour éprouver autre chose que de l’admiration. Voilà pourquoi, tous les mois, quand ses pouvoirs de régénération viennent à bout de la blessure pour ne laisser qu’une peau pâle et intacte, Nevra sort sa dague et la rouvre. Il aime le contact de cette cicatrice, la façon dont elle le tire quand il se plie en arrière, il aime avoir conscience qu’une femme dans cette Garde a pu l’atteindre, lui l’immortel fils des dieux.
Cette blessure lui rappelle que les mortels ne sont pas tous aussi insignifiants qu’ils en ont l’air.
Après tout, c’est bien un mortel qui lui a révélé la Question…* * *
Et ce sont les mortels, il en est fermement convaincu, qui le mèneront jusqu’à la réponse. N’est-ce pas là le rôle des Sept ? Sept faéliennes aussi différentes que la nuit et le jour, unies autour de lui comme des prêtresses adorant une idole ; sept femmes dont chacune, au centre de son âme, porte un morceau de la réponse qu’il cherche. S’il reconstitue le puzzle, trouvera-t-il enfin la paix ? Ou bien ces pièces éparpillées par le vent, une fois réunies, refuseront-elles de former le motif qu’il désire ?
Comprendra-t-il enfin ce qui lui échappe depuis des millénaires ? Ou se retrouvera-t-il à la lisière du désespoir, tel un artiste tentant en vain de reconstituer un vase brisé pour lui rendre son ancienne gloire ?
Il l’ignore, et cette ignorance le ronge. Les vampires sont faits pour comprendre. Rien, sous le ciel divin, ne peut leur être inconnu.
Au fond de lui, Nevra sait bien ce que cela signifie. Rien, dans l’univers créé par les dieux, n’est incompréhensible pour un vampire… Ce qui signifie que sa Question sort des limites de l’univers.
En tentant de dissiper le brouillard qui envahit son âme quand il pense à la Question, ne s’oppose-t-il pas aux dieux eux-mêmes ?
Nevra détourne le regard et va s’allonger. Il ne veut pas – ne peut pas – y penser trop longtemps. S’il s’y risquait, peut-être un dieu percevrait-il en lui le goût amer de la trahison, et alors adviendrait… quoi ?
Cela non plus, Nevra ne le sait pas, mais il est certain d’une chose : il n’osera jamais encourir la colère des dieux.
Chapitre 5 : Rage
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Nevra se rappelle de la planète originelle où les dieux, jadis, ont fait éclore la vie. Il se rappelle du Soleil. Il se rappelle surtout de la Lune.
Ah, la Lune ! Le souvenir de sa rondeur pâle et de ses mers grisées est inscrit dans son esprit. C’est que les vampires, vous comprenez, ne possèdent pas l’étrange talent qu’ont les mortels pour oublier. De toute éternité – peut-être même après, qui sait ? – , il se remémorera la danse de la Lune et de la Terre, la valse régulière des amantes qui autrefois ne faisaient qu’un.
Sur l’Originelle au satellite unique, la nouvelle lune (quel étrange nom pour une nuit qui justement n’en a pas !) revient tous les vingt-huit jours. En Eldarya où les lunes sont deux, il faut l’attendre vingt-huit ans.
Nevra adore ces nuits de noirceur où le ciel piqueté d’étoiles semble si proche qu’on croirait pouvoir le toucher du doigt. Tous les vingt-huit ans, il répond présent au rendez-vous des astres. Sous un prétexte ou un autre, il s’éloigne de la civilisation et part se perdre dans les plaines où, jusqu’au lointain horizon, on ne distingue pas une seule lumière autre que celle venue du ciel. Tous les vingt-huit ans, sa silhouette s’imprime dans l’herbe alors que, confortablement allongé, il admire l’infini ballet des cieux.
Il le sait pourtant, lui le vampire aux instincts infaillibles, que le Vertige le prendra une nuit de nouvelles lunes, sous le regard indifférent des étoiles. Il lui faudrait se calfeutrer dans ses appartements, amener une compagne pour se distraire – pas Oëlia, non, peut-être Skri ? – et faire l’amour jusqu’au matin.
Oui, c’est ce qu’il devrait faire. Ce serait plus sûr. Ce serait plus sage.
Alors bien sûr, tous les vingt-huit ans, il fait exactement l’inverse.
Il a été sage, autrefois, le croirez-vous ? Restreint dans ses actes, prudent dans ses choix. Il a été l’archétype du mentor à la voix paisible et aux yeux vieux comme le monde… Il a été Skotoma, oui.
Mais maintenant il n’est plus que Nevra.* * *
Skotoma, du grec σκότωμα : τὸ σκότωμα, le vertige.
Des siècles durant, ce fut son obsession. Il en rit quand il y repense : à quoi rime une vie centrée sur l’inéluctable ? Qui gâcherait des décennies à se préoccuper de ce qui viendra de toute façon un jour ?
Allons, Σκότωμα, pauvre idiot ! Quand le banquet de la vie t’offre ses tables chargées de victuailles, pourquoi te préoccuper du vieillard dont les intestins fragiles l’empêchent de savourer les mets les plus riches ? Va, vole, vis ! Joue, joute, jouis ! Le Vertige t’emportera bien assez tôt !
Nevra, nom turc, inspiré de l’arabe نورة, nawra : le bourgeon.
Il se croyait au sommet de la hiérarchie des êtres, surpassé seulement par les dieux. Il se croyait fleur au parfum entêtant, chêne multimillénaire aux branches vigoureuses, étoile au cœur gigantesque consommant à chaque seconde plusieurs centaines de millions de tonnes d’hydrogène…
Il se croyait immense, superbe, puissant.
Il n’était que le proverbial géant aux pieds d’argile. Socrate, en deux questions, l’a fait s’écraser.
La chute, songe parfois Nevra, n’aurait pas été à moitié aussi douloureuse s’il n’avait pas été lesté de tant de certitudes.
Il est tombé plus bas que terre, aux côtés des insectes et des vers qui grouillent dans l’obscurité. Au moment où un vertige qui n’avait rien à voir avec l’immensité des cieux s’apprêtait à l’emporter, un vertige de désespoir et de colère et d’incompréhension, il s’est dit : Yggdrasil qui lie de son tronc les Neuf Royaumes fut autrefois un arbrisseau.
Je ne suis pas une fleur. Je ne suis… qu’un bourgeon.
Ce mortel a brisé le plafond qui me cachait du soleil. Ma douleur ne vient que d’avoir observé trop soudainement une lumière trop vive.
Il a inspiré longuement l’air frais du crépuscule.
Je suis… la promesse d’une éclosion.
Tout n’est pas perdu. La Question ne l’a pas détruit. Elle n’a fait que brûler ses œillères, a-t-il soudain décidé.
En l’an Trois de la Quatre-vingt-seizième Olympiade, Nevra a quitté l’Originelle pour rejoindre les Neuf Royaumes.
Un millénaire plus tard, il arrivait sur Eldarya.* * *
La nuit la plus sombre est là. Ce soir, les cycles d’Opale et de Cristal, les deux lunes d’Eldarya, se croiseront enfin à l’arrière de la planète, et leur monde connaîtra une Nuit Obscure. (Un nom bien plus convenable que nouvelle lune ; voilà une évolution linguistique que Nevra approuve.)
Nevra a fait des pieds et des mains pour obtenir un congé.
Ça n’a pas été simple. Miiko a semblé prête à l’attacher au plafond pour le forcer à rester ici, et pendant un instant délicieux, il a cru qu’elle essaierait. Oh, il aurait adoré renverser la situation et plaquer la fougueuse femme-renarde contre le mur…
Hélas, Miiko s’est contrôlée. A croire qu’elle vit dans l’unique but de frustrer son vampirique lieutenant ! Le Feu de Glace est sagement rentré dans sa Lanterne, Nevra s’est retrouvé la cible d’un déluge de questions.
Oui, il veut sa nuit de congé.
Oui, il sait qu’on aura peut-être besoin de lui en urgence.
Oui, il a bien conscience que ces nuits marquent une recrudescence d’activité de la part des Templiers.
Oui, il sait qui sont les Templiers, il n’est pas ignare au point d’ignorer le nom de leurs ennemis jurés…
Oui, il connaît ses responsabilités en tant que chef de Garde !
Non, ce n’est pas à lui qu’il faut rappeler que les pouvoirs des sorcières et autres nécromanciens sont démultipliés durant cette unique nuit !...
Mais honnêtement ? Il s’en fiche. Les mortels qui mourront avant le lever du soleil seront un peu plus nombreux que d’habitude ; la belle affaire !
Il part observer les cieux, lui. Il va profiter du spectacle de l’infini. Ses subordonnés devront se débrouiller sans aide : il est un vampire, nom d’un ocemas, et il a ses priorités !
Bien sûr, il n’a pas dit ça de vive voix. Miiko, si brillante soit-elle, est mortelle, elle aussi, et Nevra a découvert au cours des siècles que les mortels détestent qu’on leur rappelle leur condition. Alors il a gardé ses certitudes pour lui et s’est contenté de sourire.
— Si tu tiens tellement à ce que je reste au quartier général cette nuit, je pourrais être convain…
Le Feu de Glace s’est jeté sur lui avec la voracité d’un démon.
— Dehors ! a hurlé Miiko. J’ai assez à faire sans gérer tes excentricités, vampire lubrique ! Dehors, dehors, dehors !
— A demain, Miiko chérie ! a lancé Nevra en lui envoyant un baiser par-dessus son épaule.
Un cri de rage inarticulé lui a répondu.
Miiko est sur les nerfs à l’approche de la Nuit Obscure – sa toute première Nuit Obscure depuis qu’elle a fait renaître la Garde d’Eel de ses cendres. Quand il la reverra demain matin, elle l’attaquera probablement à vue, songe-t-il en quittant la cité, et lui reprochera tous les problèmes qu’elle aura rencontrés durant son absence.
Voyons voir, comment détourner la fureur d’une kitsune enragée ?...
Il peut récupérer le morceau de Cristal qui dort au fond de la mer, à sept ou huit kilomètres de la côte. Non, se ravise-t-il aussitôt, ce ne serait pas drôle. Mieux vaut attendre que les Gardiens le trouvent d’eux-mêmes. Quelle tête tireront-ils en réalisant qu’une pièce de leur précieux puzzle se trouvait là, à deux pas du quartier général, juste sous leur nez ?
Il peut éviter Miiko jusqu’à ce qu’elle retrouve son calme…
Un rire lui échappe. Miiko, retrouver son calme ? Quelle étrange hypothèse ! Leur chef bien-aimée est du genre rancunière. De toute façon, il ne peut pas sécher les réunions pendant plusieurs semaines ; il se ferait démettre de son poste. Les réunions servent autant à prendre des décisions qu’à montrer aux hauts-gradés dans quel sens fonctionne la hiérarchie : Miiko ordonne et ils accourent. Naturellement, la kitsune tient beaucoup à ces démonstrations de son pouvoir absolu.
L’herbe est douce sous les pieds nus de Nevra. Un bébé pimpel sort à toute allure d’un terrier. Nevra le regarde s’enfuir comme s’il avait le diable aux trousses. Parmi le vaste peuple des familiers, il n’y a guère que les Dafala nocturnes pour apprécier la Nuit Obscure ; les autres passent la journée qui précède dans un état de panique absolue.
Il est presque arrivé, à présent. Le soleil est bas sur l’horizon. Encore quelques centaines de mètres et l’imposante silhouette de la colline cachera les lumières de la cité. En temps normal, Nevra mettrait bien plus qu’une unique colline entre lui et la ville, mais cette année, il a décidé de ne pas trop s’éloigner. Si les pires craintes de Miiko venaient à se réaliser – si les Templiers attaquaient – il veut pouvoir intervenir en vitesse et sauver les meubles. (Ce n’est qu’une expression, bien entendu, ses collègues valent plus que le mobilier, quoique le cas de Valkyon soit discutable.) Nevra a investi du temps et de l’énergie dans cette Garde, ce n’est pas pour la voir s’évanouir sous l’attaque d’une bande de barbares. En plus, Skri ferait partie de la première ligne de défense en cas d’invasion, et perdre une des Sept mettrait Nevra de très mauvaise humeur.
Ici, ce sera parfait, décide-t-il en sentant sous ses pieds une herbe si épaisse que la plus capricieuse des princesses pourrait dormir dessus. Il ôte ses bottes aux semelles fines et remue les orteils.
Puis, sans plus de cérémonie, il bascule en arrière et bam, se laisse tomber au sol.
Un soupir de bien-être lui échappe. Le soleil, loin à l’Ouest, colore les rares nuages d’un rouge sanglant qui va en s’assombrissant. Nevra joue avec l’idée de se relever, de remonter la colline et de regarder l’astre du jour se coucher derrière la cité d’Eel, puis y renonce. Le spectacle doit être superbe mais Nevra, comme tous les vampires, déteste le soleil. Il ne remontera pas l’observer. Il ne lui fera pas ce plaisir.
Le soleil est trop orgueilleux. Nevra sait bien que c’est, ah, comment disent les mortels ? The pot calling the kettle black ? Non, l’hôpital qui se moque de la charité, mais c’est plus fort que lui : le soleil l’exaspère.
Alors il reste là, allongé paisiblement sur son matelas d’herbe, et regarde les étoiles apparaître une par une.
Le vampire rêve. Au-delà de l’univers, là où vivent les dieux, tout est fait de magie, une magie si pure et puissante qu’elle scintille comme une poudre de diamant, une magie arc-en-ciel aux lueurs chatoyantes qui s’enroule autour du corps des dieux et les habille d’un voile de beauté…
Le vampire se perd presque dans cette vision – presque. Il a un pied dans le vide et au fond du ravin, il peut entendre le chant séduisant du Vertige.
Dans le rêve du vampire, le Temps et l’Espace ne sont qu’un gigantesque objet en quatre, cinq, dix dimensions qui les contient tous, mortels comme immortels. Le ciel est une toile étendue autour d’eux que piquent dix, puis vingt, puis trente aiguilles. Par tous ces petits trous de plus en plus nombreux passe la magie de l’au-delà, et c’est elle qu’on voit briller la nuit, ce sont ces trous dans la toile de l’univers qu’on appelle étoiles…
Le vampire rêve, et soudain…
— Nevra ?
Le rêve se brise.
Je la tuerai un jour, siffle une voix furieuse au fond de lui.
L’humaine. Bien sûr que c’est l’humaine. Seul un être parfaitement dépourvu de magie pourrait surprendre un fils de dieux ; seule une petite vermine de la plus basse extraction pourrait s’approcher à la lisière de ses perceptions sans qu’il ne la repère.
Nevra veut plaquer un sourire charmeur sur ses lèvres, mais le sourire glisse comme de l’huile, s’étire et se tord en une grimace de dégoût.
Elle est telle le soleil, se dit-il soudain : viscéralement insupportable.
Il lui faut plusieurs secondes pour réaliser que la fille n’est pas nyctalope. Dans une pareille obscurité, elle doit à peine distinguer les contours de sa silhouette, encore moins les détails de son visage. Il abandonne immédiatement sa pathétique imitation de sourire. C’est intolérable ! Il fait l’effort de lui faire bon accueil – de sourire à cet être anormal – et elle n’est pas capable de s’en rendre compte ! C’est… C’est…
Irrationnel, suggère une voix en lui, la voix qu’il entend parfois depuis deux millénaires et qu’il appelle voix de la Question. Cette violence soudaine ne lui ressemble pas.
Pourquoi la déteste-t-il à ce point ?
— Nevra ? répète l’humaine. Vous allez bien ?
— Oui, oui, une faiblesse passagère.
Il devrait jouer son rôle de séducteur, mais une fois n’est pas coutume, ce masque lui paraît insupportable. Il ne peut pas baguenauder avec cette fille. C’est au-dessus de ses forces. Battre des cils devant une sorcière, c’est tout naturel ; faire les yeux doux à un troll des marais, c’est chose aisée ; charmer cette gamine qui n’atteint pas le quart de siècle ? Voilà un obstacle insurmontable.
Irrationnel, murmure à nouveau la voix dans son esprit.
Cette voix lui a soufflé de nombreux indices au cours des siècles. Sans doute devrait-il l’écouter… Mais il a beau savoir que son attitude est étrange, Nevra ne parvient pas à dépasser un dégoût primitif.
— Vous êtes venu admirer les étoiles, vous aussi ? reprend l’humaine. Keroshane m’a dit que sur Eldarya, la nouvelle lune est un phénomène très rare. Je suis heureuse de pouvoir y assister.
Tiens, c’est vrai, ça : que fait-elle dehors ? Y aurait-il là un moyen de se débarrasser de cette présence ô combien indésirable ?
— C’est la Nuit Obscure, déclare-t-il d’un ton sec. Cette nuit, les pouvoirs des créatures maléfiques sont démultipliés. Tu dois rentrer au quartier général.
— Carinae est plus rapide qu’un blackdog, fait la fille en désignant son Crylasm. De toute façon, vous ne me laisseriez pas mourir sans réagir… je crois.
Quelle arrogance ! Pourquoi la protégerait-il ? Nevra est un vampire ; il révère la magie. Une vie sans magie n’a aucune valeur, et oh ! Il se trouve justement que de magie, la fille n’est pas dotée !
Mais s’il lui dit cela en face, Miiko sera hors d’elle en l’apprenant. Nevra travaille dur pour éroder les défenses de la kitsune. Hors de question qu’une phrase lâchée sans réfléchir devant une idiote d’humaine réduise à néant ses efforts.
— Bien sûr que non, je ne te laisserai pas mourir, lâche-t-il d’une voix si sucrée qu’elle quitte le domaine des friandises pour entrer dans celui du diabète.
Et si un blackdog attaque, on verra bien si Carinae, la Crylasm qui sommeille en haut de la colline, parvient à le distancer…
— Ezarel m’a dit de me méfier de vous.
Sale petite humaine répugnante, songe Nevra sans pouvoir s’en empêcher. Non seulement lui vole-t-elle son rival, mais voilà qu’elle remue la dague dans la plaie !
Non, une seconde. Pensait-elle à mal ? Sait-elle seulement qu’il est mon rival ? demande la voix de la Question.
L’humaine continue :
— Miiko m’a dit la même chose. Kéroshane également. Je crois que dans tout le quartier général, il n’y a pas une seule personne qui ne m’ait mise en garde contre vos talents de séducteur…
— Viens-en au fait, ordonne Nevra.
Ça ne va pas. Il est à visage découvert ; son masque aguicheur gît, abandonné, entre la fille et lui. A chaque fois qu’elle ouvre la bouche, c’est comme si on lui frottait les nerfs au papier de verre. D’où vient cette haine viscérale qui lui donne tour à tour envie de la tuer et de l’éloigner autant que possible ? Elle n’a pas de magie, c’est vrai… Est-ce là une justification suffisante ?
Le mépris serait une réponse raisonnable face à une telle défaillance, mais la rage, le dégoût, la fureur qui couvent dans son ventre ?
Quelque chose dysfonctionne en lui. Il ne devrait pas la haïr à ce point…
Non, non, il doit la haïr, mais…
La pensée s’échappe. Nevra tente de la retenir, mais c’est aussi facile que d’attraper de la fumée à mains nues. Il ne doit pas la… haïr ? Ou le doit-il ?
Il ne sait plus. La pensée s’est enfuie.
Nevra plisse son œil gris. A quoi pensait-il ? Ah ! Oui. Qu’il déteste cette saleté de mortelle impertinente. Si l’humaine avait la plus petite sensibilité magique, elle aurait fui depuis longtemps face à l’aura menaçante qu’il n’arrive plus à contenir. Alajéa serait partie il y a plusieurs minutes ; Oëlia aurait tourné les talons dès le début de cette conversation.
Mais si l’humaine avait la plus petite sensibilité magique, Nevra ne ressentirait pas cette haine brutale et tout à fait logique.
— Tout le monde m’a dit que vous essaieriez de me mettre dans votre lit, mais depuis mon arrivée, vous ne m’avez pas parlé une seule fois.
— Peut-être es-tu laide, réplique-t-il sans pouvoir s’en empêcher.
La fille fronce les sourcils.
— Non, conclut-elle après un court instant de réflexion. Je ne suis ni jolie ni laide. A moins que vous n’apparteniez à une espèce aux critères de beauté très excentriques… Non, ce n’est pas crédible, vous ne séduiriez pas toutes les femelles de la Garde si c’était le cas.
Son petit discours l’exaspère encore plus. Se croit-elle intelligente, à débiter ainsi des évidences ?
Attaquons sous un autre angle, décide-t-il. Il renfile à grand-peine ses habits de courtisan.
— Quoi, est-ce que tu as envie de venir dans mon lit ? Tu veux jouer dans la cour des grands, petite humaine ? Fais attention, le méchant vampire pourrait bien te manger…
La fille le regarde sans réagir. Comment décrire son expression ? Stupide ? Passive ? Non, mieux encore : bovine.
Oui, c’est exactement ça : la fille le regarde d’un air bovin.
— Inutile de faire semblant, j’ai compris que vous ne m’aimiez pas, dit-elle. Mais je ne sais pas pourquoi. Je ne vous ai rien fait… si ?
Tu existes et tu n’as pas de magie, manque de répondre Nevra. Pour lui, cela suffit amplement. Il craint néanmoins que l’humaine et Miiko – surtout Miiko – ne voient pas les choses du même œil.
— Etes-vous venu sur Terre ? Avez-vous connu mes parents ? Est-ce que ce sont eux qui vous ont mis en colère ?
Ses parents ? Mais quel conte s’est-elle tissé là ? Comme il s’en fiche, de ses parents ! Deux pathétiques humains aussi hideux qu’elle, voilà ce qu’ils doivent être !
Le soleil a disparu depuis longtemps. Avec ses simagrées, cette fille est en train de gâcher la Nuit Obscure.
— Je n’ai pas connu tes parents, humaine, dit-il sans plus masquer son agacement. Tu me déplais, c’est tout. Est-il si important pour toi d’être appréciée de tous ?
Manques-tu tellement de confiance en toi, pour mendier ainsi l’amitié d’autrui ?
L’insulte fait mouche.
— J’ai un nom, vous savez, répond l’humaine d’un ton froid. Inutile d’utiliser mon espèce à tout bout de champ. Appelez-moi juste Régine.
Régine, du latin regina : la reine.
Il suffit, décide Nevra. C’est la goutte qui fait qui fait déborder le vase, le manaa qui met le feu au tapis. Ce nom prétentieux lui va bien, à cette fille si prétentieuse, et Nevra réalise soudain que si elle ne part pas très vite, il va perdre le contrôle de lui-même. Elle est insupportable. Depuis quand un fils des dieux se laisse-t-il marcher sur les pieds par une gamine ?
— Fiche le camp, humaine. Tu gâches le paysage.
Pendant un instant, il se demande si elle va obéir, mais elle se détourne et siffle son Crylasm qui arrive au petit trot.
Femme et familier remontent la colline jusqu’à disparaître. Nevra se laisse tomber sur l’herbe.
Enfin débarrassé de ce parasite. Maintenant, il va pouvoir revenir à la contemplation des étoiles…
Chapitre 6 : Troie
TW : image atroce de la femme et des mortels en général, Nevra est si moralement gris qu'on peut dessiner son âme au charbon.
Spoiler (Cliquez pour afficher)
Nevra a entendu beaucoup de contes au cours de sa longue, longue vie. Des histoires d’amour, de rage, mais aussi des histoires de patrie, ou encore de gloire – et parfois, rarement, des histoires d’amour et de rage et de patrie et de gloire.
Des histoires qui regroupent en leur sein l’essence même de la mortalité.
Parmi ces histoires, bien sûr, se trouve l’Iliade. Nevra n’en démordra pas : de tous les récits des mortels, aucun ne surpassera jamais la splendeur de cette épopée. Il n’était pas en Grèce à l’époque où une armée s’est attaquée à la mythique Troie ; il voguait plus à l’Est, dans une Chine qui, à l’époque, faisait figure de joyau parmi les civilisations humaines… Peut-être est-ce cette distance qui lui permet d’apprécier l’Iliade plus que beaucoup d’autres vampires. Car s’il avait pu admirer les murailles de Troie, qu’aurait-il vu ? Une armée immense attaquant une cité imprenable : vision superbe, certes, mais guère transcendante.
Il n’y a eu ni héros, ni dieux dans la véritable guerre de Troie. Il n’y a eu ni Ulysse aux mille ruses, ni Achille aux pieds légers, ni Hector au casque étincelant.
Le mythe, comme souvent, a surpassé la réalité. C’est le mythe que Nevra adore.
Ses doigts caressent la joue d’Hélène. Face à lui, la faélienne dort du sommeil des justes. Un rayon de lune vient caresser son épaule dénudée ; dans la froide lumière de la nuit, l’éclat blond de sa chevelure semble adouci, presque éteint.
Peu de sujets sont à l’abri de la curiosité dévorante d’un vampire. Pour Nevra, la guerre de Troie est de ceux-là. La vérité historique, s’il s’acharnait à la déterrer, ne pourrait être à la hauteur de la splendide épopée qu’Homère en a fait : ce ne serait qu’un énième conflit pour des terres, des esclaves ou de l’argent.
La pomme d’or offerte aux trois déesses par Eris, Pâris le prince berger sommé de choisir la plus belle des trois, Aphrodite lui offrant Hélène de Sparte en remerciement, les rois grecs honorant leur serment et prenant les armes pour ramener Hélène à Ménélas… Tout cela s’envolerait, récits fragiles réduits en fumée par les flammes purificatrices de la réalité.
Mieux vaut laisser l’Iliade draper la guerre de Troie d’un voile de beauté tragique. Après tout, se dit-il, lui l’immortel qui vivra jusqu’à la fin des temps, y a-t-il plus belle mort que celle qu’on dépose aux pieds d’une femme ?
— Es-tu Hélène ? murmure-t-il dans un timbre si grave que la faélienne allongée à ses côtés ne le perçoit pas.
A Eel, on l’appelle Hélène l’Etincelante, et pas seulement à cause de sa Garde. Elle est de loin la plus belle femme de la ville : une nymphe marmoréenne aux cheveux comme une rivière d’or, aux yeux d’un bleu de crépuscule, aux traits si délicats qu’on croirait voir l’œuvre d’un artiste qui, après une longue vie à la chercher, a finalement compris la perfection. Quand le soleil la touche, sa chevelure lui fait comme un halo de lumière ; elle semble alors quitter sa peau de mortelle pour devenir un ange marchant d’un pas léger au milieu de la ville, et chacun se retourne pour l’admirer.
Belle, superbe Hélène. Froide, glaciale Hélène. Beauté de marbre enfermée dans sa tour d’orgueil… C’est ce qui se murmure sur son passage.
Peu connu est le fait qu’avant lui, Hélène n’avait jamais eu d’amant. Mâles et femelles auraient pourtant payé cher pour s’introduire dans le cœur de cette splendeur intemporelle, voire un peu plus bas. Depuis son plus jeune âge, lui a-t-elle révélé, on l’a couverte de cadeaux, on lui a offert tous les privilèges qu’elle désirait, on s’est allongé dans la boue pour qu’elle ne se salisse pas les pieds. C’est une preuve de sa droiture que malgré cet océan de flatteurs, elle soit parvenue à un niveau de compétence suffisant pour intégrer la Garde Etincelante. Miiko n’est pas du genre à se laisser impressionner par un joli minois.
Et Nevra, vous demandez-vous sans doute, comment a-t-il fait, lui, pour posséder cette nymphe tant convoitée ? Quels stratagèmes a-t-il déployés, quels poèmes a-t-il chantés en l’honneur de la belle, quels cadeaux rares a-t-il dénichés dans des caves oubliées ?
La réponse est simple : il n’y a eu ni stratagèmes, ni poèmes, ni cadeaux. Cet obstacle que d’aucuns pensaient insurmontable, Nevra l’a abattu d’un banal sourire malicieux. Là où tous les autres s’inclinaient, lui s’est tenu droit, en vampire certain de sa supériorité… Et Hélène a cédé.
C’était pourtant évident, se dit-il en embrassant la nuque de la faélienne assoupie. Hélène n’a jamais voulu de ce piédestal sur laquelle on la place. On l’a érigée en icône alors qu’elle ne désirait que remplir son devoir de gardienne. Dès lors, était-il surprenant qu’elle se jette avec reconnaissance dans les bras du premier qui la verrait comme une personne au lieu d’un fantasme ?
Dans l’obscurité de la chambre, Nevra laisse sa main courir sous les draps.
C’est ce qui l’a immédiatement intrigué chez Hélène : la déférence qu’on lui accorde la met mal à l’aise, pourtant elle reste dans son rôle de princesse de glace. Certes, elle s’est accrochée à lui avec une gratitude éperdue quand il a accepté qu’elle soit femme et faillible ; mais elle laisse les autres l’enfermer dans ce cocon que leurs regards tissent.
Hélène, quand on la connaît, n’est ni distante, ni froide. Elle entre à peine dans l’âge adulte. Elle aime les boucliers gravés, elle admire Miiko, elle s’est dévouée corps et âme à la reconstitution du Grand Cristal.
Elle est aussi, hélas, une grande romantique.
D’une main habile, Nevra écarte délicatement les jambes de la belle endormie. Hélène est dos à lui ; ils sont nus tous les deux, couverts seulement d’un drap qui ne masque rien des courbes de la jeune nymphe. Lentement, sa main caresse une peau soyeuse piquetée de doux poils blonds. Hélène remue dans son sommeil ; avec un sourire, Nevra se soulève sur un coude et vient coller son corps contre le sien.
Bien vite, les gémissements d’Hélène viennent se perdre entre l’extase et le sommeil. A moitié endormie, elle doit avoir l’impression de rêver. Même quand ses murmures s’envolent vers des octaves inexplorées, elle garde les yeux mi-clos et le corps soumis. A cet instant, alors qu’un dernier coup de hanche le projette en elle, Nevra se sent moins vampire qu’incube. Ce n’est qu’en se retirant qu’il réalise que l’une de ses mains tire la tête d’Hélène en arrière, et que l’autre lui écarte les jambes dans une position qui rappelle plus les prostituées du bordel d’Eel que la petite noblesse dont la nymphe est issue.
Hélène se laisse retomber sur le dos, repue. Nevra observe avec fascination le mouvement de ses seins qui montent et s’abaissent alors qu’elle reprend son souffle.
— Nevra, appelle-t-elle doucement.
Le vampire fronce les sourcils. Ils partageaient un si beau silence, tous les deux. Pourquoi tient-elle à le rompre ?
Une main vient serrer la sienne. Il résiste à l’envie de la repousser.
— Je sais qu’il y a d’autres femmes, chuchote-t-elle dans l’obscurité, je comprends, mais… est-ce qu’au moins tu m’aimes ?
Nevra sourit. Elle est moins endormie que ce qu’il croyait. Il faudra qu’il attende plus tard dans la nuit, la prochaine fois, et qu’il la prenne avec moins de vigueur.
— Comme tu es étrange, répond-il en caressant de ses doigts un téton dressé. Bien sûr que je ne t’aime pas.
* * *
L’amour n’a rien d’un mystère pour Nevra. Qu’on puisse croire le contraire l’étonne.
Les faéliens ne s’accouplent-ils que lors du solstice d’hiver ? Non, bien sûr que non, et pourtant n’importe quel bambin un peu instruit sait pourquoi les sowiges choisissent cette nuit pour leurs parades amoureuses. Comprendre ne signifie pas ressentir. C’est ainsi qu’un vampire comprend l’amour, sa nécessité pour la pérennisation de l’espèce, les différentes manières dont il se manifeste selon les individus, sans pour autant le ressentir lui-même.
Pourquoi, du reste, un vampire aurait-il besoin de s’attacher à un être en particulier ? Il n’y a pas de descendance à concevoir, pas de progéniture à nourrir et garder du danger, quand on appartient à la caste glorieuse des fils de dieux. L’amour, dès lors, n’a nulle raison d’exister. Quel usage feraient les vampires d’un mécanisme évolutif, eux qui n’évoluent pas ? Les immortels n’ont pas besoin de s’adapter au monde.
C’est le monde, songe Nevra en étranglant sa cible de mission, qui s’adapte à eux.* * *
L’amitié, voilà quelque chose qu’il sait ressentir. Certes, sa vision en est biaisée : s’il devait concevoir un philtre d’amitié, peut-être y glisserait-il une cuillère de condescendance, un brin de doux mépris en fleur, une pincée de détachement.
Nevra apprécie Ezarel, Ezarel apprécie la Crylasm apprivoisée de Régine, la Crylasm apprécie son humaine. Même en amitié, il y a une hiérarchie à respecter.
Les couloirs du quartier général sont bien vides aujourd’hui. Rien d’étonnant : la Nuit Obscure a été l’occasion pour les ennemis d’Eel de mener plusieurs attaques simultanées. De nombreux gardiens ont depuis élu domicile dans une infirmerie surpeuplée. C’est
L’Obsidienne en particulier a payé un lourd tribut. On a cru un instant que Valkyon allait y passer, mais Eweleïn a embarqué Ezarel et Agacie dans une opération de quatre heures sur le fil du rasoir, et les Absynthes ont triomphé. Valkyon se remettra. La question des séquelles reste cependant dans tous les esprits comme une lame menaçante suspendue au-dessus du guerrier le plus accompli de la Garde.
(Et si Ezarel a initialement suggéré de remplacer Agacie par l’humaine – soi-disant formée aux premiers soins sur Terre… Eh bien, Nevra essaie de ne pas y penser. De toute façon, Eweleïn a fermement refusé : quelle que soit la formation de la fille, une opération critique n’est certainement pas l’occasion de faire ses preuves. Nevra a ressenti une satisfaction mesquine en voyant l’humaine reculer d’un pas, comme choquée. Pour qui se prend-elle, cette morveuse arrogante ?)
Mais enfin, tout cela est passé. Miiko a lancé une nouvelle vague de recrutement pour remplacer les soldats tombés au front. En attendant l’arrivée des têtes blondes, la Garde se replie sur elle-même comme un animal blessé qui lèche ses plaies avant de repartir en chasse.
Deux de ses Ombres le saluent en passant. Il leur répond d’un hochement de tête. Malgré les événements des derniers jours, il se sent d’excellente humeur. Il est rentré trois heures plus tôt et le goût du sang de sa cible n’a pas encore quitté ses papilles. Sang de troll, un met étonnamment raffiné pour des créatures aussi rustres…
Nevra aime les choses qui ont du goût. Le sang de troll est un vin rouge et entêtant ; en comparaison, celui des nymphes est un blanc trop sucré, celui des brownies une piquette, et celui des Elfes tient plus du jus de raisin.
Non qu’il compte le dire à Ezarel ou Eweleïn. Savoir qu’il a goûté le sang de leurs semblables ne rehausserait pas leur opinion de lui, il s’en doute.
Quand il entre dans le laboratoire privé d’Ezarel, les rideaux sont tirés, la pièce pue la soude et une masse sombre est avachie sur la seule chaise de la pièce. Nevra claque la porte derrière lui aussi bruyamment que possible. Il va enfin pouvoir embêter son rival !
— On pique un petit somme en douce ? nargue-t-il en ouvrant grand les rideaux. Ce n’est pas sérieux pour un chef de garde, cher collègue !
La lumière du jour se déverse dans la pièce. Nevra serre brièvement les dents – dieux, comme il déteste le soleil ! – et se retourne vers Ezarel.
Deux yeux noisette cernés de noir lui renvoient son regard.
L’humaine. Que fait-elle ici ? Ezarel ne laisse que les Absynthes les plus hauts gradés pénétrer dans son antre. Est-elle entrée par effraction ? Mais elle n’a pas l’air paniqué des coupables pris sur le fait. Elle ressemble juste à une fille qu’on vient de tirer de sa sieste et qui réalise lentement qu’elle n’est plus au pays des songes.
— Vous supportez la lumière du jour, constate-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Non, vraiment ?
C’est plus fort que lui. Sa tendance à débiter des évidences lui use les nerfs.
Elle hausse les épaules et repose sa tête sur ses bras croisés.
— Dans mon monde, les vampires tombent en cendres quand ils s’exposent au soleil, lâche-t-elle en le fixant toujours.
— Dans ton monde, il n’y a plus que de misérables humains !
Il quitte la pièce, furieux.
Sale petite humaine avec ses regards lourds d’un sens qu’il ne parvient pas à déchiffrer. Tout ça finira mal, son instinct le lui souffle – un être sans magie n’a pas sa place à Eldarya. Si elle reste plus longtemps, elle sapera les bases mêmes de leur monde…
Plus que jamais, Nevra est décidé. Il doit la faire partir. La Question attendra : voilà sa nouvelle priorité.
Chapitre 7 : Aveuglement
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La magie est l’Energie originelle. Elle est lumière, elle est chaleur, elle est, en un mot : vie.
Un jour, une ermite un peu sorcière décida de fabriquer un talisman si puissant qu’il la protégerait dans cette vie et dans la suivante. Ivre d’ambition, elle dénicha un rituel oublié et y jeta l’intégralité de son pouvoir. Toute sa magie, tout le manaa qui soutenait son âme fut transférée dans le bijou.
Sa dépouille desséchée fut retrouvée des mois plus tard, un anneau d’or terne au doigt, au milieu d’une flaque de manaa qui refusait obstinément de revenir l’abreuver.
Un jour, une nymphe aperçut un caillou de magie pure luisant dans un bosquet. Envoûtée, fascinée, son bon sens sacrifié à l’autel du désir, elle attrapa le caillou et le goba tout rond.
La magie du caillou, trop pure, brisa sa raison. On raconte qu’elle creusa dans la plaine des rivières de sang frais et qu’un pays entier uni dans ses efforts fut à peine suffisant pour en venir à bout. Aujourd’hui encore, des marchands douteux vendent aux crédules de petites fioles qui contiennent, ils l’assurent, le sang de la nymphe folle.
Mais ces vieilles légendes se déforment au passage des générations, telles l’acier sous le marteau du forgeron : qui était la folle de magie ? Etait-ce une nymphe dans une plaine, une fée sur une montagne, ou une hamadryade dans une forêt ?
Les mortels ont besoin du Sang des Dieux pour vivre mais ces tristes créatures ne peuvent en produire. Tragique destin que le leur ! Traînant leurs carcasses dans une dépendance perpétuelle, ils ne parviennent à subsister qu’en absorbant la magie de leur environnement. Qu’on ne s’imagine cependant pas que tous ont des besoins égaux, oh non ! Chaque espèce, et chaque race en son sein, a son propre équilibre à maintenir. Jamon s’affamerait s’il mangeait comme Ykhar ; Ykhar s’aliterait si elle mangeait comme Jamon. Ezarel dépérirait s’il se contentait de la magie de Chrome ; Chrome deviendrait fou s’il tentait d’égaler la magie d’Ezarel.
La magie est, après tout, le Sang des Dieux, source de toute vie. Qu’elle se déséquilibre, et soudain le fragile échafaud de l’existence s’effondre.
Nevra le sait : c’est à sa magie qu’on juge la valeur d’une vie. Sans magie, d’ailleurs, rien ne peut subsister. Il le sait, oui, de cette certitude absolue et invulnérable qu’ont les enfants des dieux…
Et puis il y eut l’humaine.
Car l’humaine vit ! Dénuée de toute magie, elle pavane son anormalité comme d’autres arboreraient un joyau. C’est insupportable ! C’est incompréhensible ! Comment peut-elle exister ? Assis sur le toit de la salle du Cristal, Nevra se crispe...
Et soudain, une idée naît. Rien d’autre qu’une pensée qui abruptement éclate en un brasier de compréhension pure : mais oui ! Est-ce que par hasard, les dieux… Enfin, il touche au but ! Serait-il possible que la magie…
Un rayon de lune vient frapper son œil. Sa paupière cligne ; c’est une vague, réalise-t-il, qui, en arrondissant le dos comme un chat qu’on caresse, a reflété vers lui l’éclat bleu d’Opale. Dans le ciel d’Eldarya, la lune semble darder sur lui un regard désapprobateur.
Il secoue la tête. A quoi songeait-il ? Son idée s’est enfuie.
Bah ! Ce n’est pas grave. Ça ne devait pas être bien important.
N’est-ce pas ?* * *
Nevra parcourt le couloir en conquérant. Pourquoi cacherait-il sa bonne humeur ? Les étoiles elles-mêmes semblent s’être alignées pour rendre cette journée parfaite.
D’abord, le soleil se cache. De lourds nuages sont venus couvrir l’agaçant astre, et Nevra savoure l’absence de cet imbuvable hypocrite.
Ensuite, il y a Skri. L’Obsidienne est de retour d’une longue mission. Elle est indemne et, plus important encore, frustrée : sa mission a viré à la catastrophe, la cible qu’elle devait ramener vivante vaincue par de trop graves blessures. Dans une carrière jusque-là sans failles, ce résultat fait tache ; or Skri, guerrière fière et farouche, supporte mal l’échec. Depuis son arrivée au quartier général, elle rôde dans les salles d’entraînement comme un fauve en cage. Quand Nevra est apparu dans sa chambre à la tombée de la nuit, ce n’est plus une femme mais une lionne furieuse qui s’est jetée sur lui, désireuse d’oublier dans la chair le goût amer de cette maudite mission.
L’endurance légendaire des Obsidiennes n’a pas démérité. Il a fallu attendre les premiers rayons du soleil pour que Skri s’endorme enfin, repue, dans des draps tachés de rouge et de blanc.
Nevra sourit tout en marchant alors que sa magie régénère la peau lacérée de son dos.
Skri est à la douce Hélène ce que le feu est à la glace. Là où Hélène dissimule son romantisme, Skri assume sa violence ; quand Hélène demande une passion raffinée, Skri exige du sexe dans sa forme la plus crue.
C’est qu’elle ne connaît rien aux petits mensonges qui font le sel de la romance. Elle ne sait pas cacher, Skri. Comment le pourrait-elle ? Qu’elle le veuille ou non, sa plus grande faiblesse s’exhibe aux yeux du monde. Son visage, face hideuse couturée de cicatrices pourpres, masque de peau figé dans une grimace perpétuelle, semble offrir à Eldarya toute entière un sourire infect. Nul, en la croisant pour la première fois, ne peut contenir un sursaut d’horreur. A quoi sert de craindre le jugement des autres lorsqu’on vit enfermée dans le corps d’un monstre ?
Skri est une tragédie en trois actes : abandon, viol, esclavage.
Et Nevra se demande, quand il la voit passer dans un couloir, son menton fendu levé plus haut que la plus noble des dames : quelle fierté mal placée est-ce là ? Quel optimisme increvable, quel courage imbattable, quel esprit revanchard lui permettent d’avancer là où n’importe qui aurait abandonné ?
Nevra se contre-fiche de Valkyon ; à ses yeux, le capitaine de l’Obsidienne n’est qu’une brute trop pragmatique. Mais Valyon au moins, reconnaît volontiers le vampire, offre à Skri le respect qu’elle mérite. Contre vents et tempêtes, en digne Obsidienne, Skri n’arrêtera jamais de se battre.
Alors Nevra s’interroge : jusqu’où tiendrait cette détermination sans failles ? Que ferait Skri, elle qui a pris son destin à bras-le-corps, si elle devait lutter contre la seule chose qui surpasse le destin ?
Irait-elle jusqu’à affronter…
Soudain, Nevra vacille. Son pied s’écarte ; sa jambe se perd ; c’est d’une main tremblante qu’il se rattrape au mur.
Jusqu’à affronter…
Il a la nausée. Une peur irrationnelle le saisit à la gorge.
Il se redresse, chancelant. Par chance, personne ne vient jamais dans ces corridors excentrés, son accès de faiblesse passera inaperçu. Que m’est-il arrivé ? se demande-t-il. Est-ce là ce que les mortels appellent une maladie ? Mais les vampires ne tombent jamais malades — ils sont des êtres de magie pure, après tout, le Sang des Dieux ne connaît pas les bactéries.
Ce… n’était sans doute rien.
Oui, voilà. Ce n’était rien. D’ailleurs, la douleur reflue dès qu’il se remet à marcher. Un vertige momentané, peut-être, a inversé le haut et le bas ; il n’a assisté, se persuade-t-il, qu’à un hoquet de l’univers qui, pendant une seconde, a oublié la gravité.
Nevra reprend son chemin. Ses sens sont encore perturbés, il a l’impression que la magie du monde vibre trop vite pour qu’il en distingue les contours. Marcher l’aidera à se remettre. Une demi-heure après le lever du soleil, le quartier général est quasiment vide ; comme il est plaisant de se promener seul au milieu du bâtiment endormi ! Mais attention : n’est-ce pas un bruit de pas qu’il entend ? Non, c’est plus qu’un pas. C’est un petit trot régulier qui se rapproche à chaque seconde...
Nevra dresse l’oreille. Bientôt, l’inconnu qui interrompt sa solitude se dévoilera ; qui se promène si tôt dans cette aile désertée ? Devant lui, la courbe du couloir dissimule encore l’apparence du gardien. Ne pas réussir à distinguer la magie de chaque individu, c’est un handicap inhabituel pour lui. Il se prend au jeu. Est-ce un Absynthe, un Obsidien ? Pas une de ses Ombres, car le pas est trop lourd…
Puis la silhouette apparaît et la bonne humeur de Nevra s’écroule comme un château qu’on bombarde.
L’humaine.
Il l’aurait laissée passer, Nevra peut le jurer. Il se serait contenté d’un regard dégoûté. Bon, peut-être aurait-il craché sur son passage – elle est répugnante – , mais c’est tout. Vraiment, il n’aurait rien fait d’autre si, en l’apercevant, elle n’avait serré contre sa poitrine la fiole dans sa main.
Pour Nevra, ce geste équivaut à une invitation. Il est le capitaine de l’Ombre, fouineur par nature, et savoir que la fille veut lui cacher quelque chose redouble son envie de découvrir quoi. D’un mouvement fluide, il lui ôte la fiole des bras et, pour faire bonne mesure, crochète sa jambe gauche. Quand elle s’écroule au sol, il ne la regarde même pas. La fiole a capturé son attention.
Sa main gauche a agrippé le col de la bouteille ; la droite la tient par en-dessous. Il la soulève jusqu’au niveau de son œil. Par la grande fenêtre du couloir, la lumière grisonnante du jour nuageux vient s’y perdre.
Quelle est cette potion ? Elle tourbillonne comme une tornade liquide aux teintes pastelles. On croirait contempler du Cristal fondu… Nevra caresse un instant l’idée que la fille ait commis le blasphème suprême, qu’elle ait gardé un éclat du Joyau Sacré pour son propre usage. Mais non, la magie qu’il sent entre ses mains n’est pas assez puissante.
Il y a pourtant quelque chose de fascinant dans le ballet opalin de cet élixir. On croirait voir l’alambic d’un dieu distillant la lueur pâlotte du matin en un concentré stellaire.
Y a-t-on enfermé l’esprit d’une rivière ? Car soudain, le courant s’apaise ; il se fait voluptueux, tout de courbes rondes et de déliés lascifs qui s’entrelacent en motifs oniriques. La lumière, elle, se renforce, et Nevra a alors l’intime conviction que lui seul peut observer ce scintillement diffus. C’est une aube perpétuelle qui se lève encore et encore entre des parois de verre. S’il regardait bien, y verrait-il des perles pâles, comme autant d’étoiles enfermées ?
Est-ce un portail qu’il a entre les mains ? Une fenêtre ouverte sur l’éveil d’un monde nouveau ? L’idée lui donne le vertige : oui, c’est bien un éclat qu’il vient d’apercevoir dans cette mer rose pâle – ou bleu – ou peut-être lilas – et il se souvient d’autrefois, de la naissance des mondes, du spectacle d’un temps où il n’existait pas… Quand les cieux, en souverains magnanimes, couvraient d’une cape d’ombre l’univers tout entier, quand chaque astre isolé brillait si fort qu’il semblait prêt à éclater dans une déflagration qui dévorerait l’Espace. Oh, Nevra se souvient, oui – qu’importe qu’il n’en ait rien vu ! Le Sang des Dieux en lui hurle à la lune comme un loup exilé. Le flacon danse entre ses mains ; il pourrait se perdre dans l’infini qu’on y distingue. Il pourrait passer l’éternité à contempler chaque détail de ce tableau sans fin…
Et Skotoma se penche à chaque seconde un peu plus, fasciné au-delà des mots par le tournoiement paresseux de ce ciel miniature…
Puis l’aiguille maladroite d’un murmure le pique.
Qu’y a-t-il hors de l’Espace ?
Qu’existait-il avant le temps ?
Nevra se jette en arrière. Il a le souffle court, les yeux écarquillés. Dans un élan de panique, il lance la potion loin de lui.
Qu’est-ce que c’était ? Il a failli… Il a failli…
La bouteille explose en une pluie de verre. Une flaque rose coule sur la pierre, c’est comme si les paillettes cristallines imitaient des centaines d’étoiles…
Non ! Nevra détourne le regard, sa poitrine monte et s’abaisse à un rythme irrégulier, trop rapide.
Quelle était cette chose ? Il a failli… c’est invraisemblable ! Ce n’était qu’une potion, et pourtant… il a failli tomber dans l’inéluctable.
Dans le Vertige.
La honte alimente les flammes de sa fureur. Si la Question ne s’était pas rappelée à lui, il aurait passé l’éternité à contempler une fiole !
— Mais ça ne va pas ? s’exclame l’humaine à côté de lui.
Nevra la fixe, l’œil hagard.
— Il n’y avait qu’un seul exemplaire de cette potion ! Qu’est-ce qui vous a pris ?
Elle m’a piégé. Elle a voulu l’envoyer dans le Vertige. Nevra se sent empli d’une certitude absolue : l’humaine a voulu se débarrasser de lui. Qu’importe qu’elle ne connaisse ni sa vraie nature, ni l’inéluctable destin de sa race ! Elle a voulu le piéger en usant d’une potion sacrilège…
Nevra inspire. Expire. Il doit bouger. Il est un vampire, pas un mordu. Il gardera le contrôle.
Et c’est dans un parfait contrôle, en étant conscient de chacun de ses actes, qu’il chassera d’Eldarya cette vermine exécrable.* * *
Ce n’est qu’une fois la nuit tombée que Nevra se glisse enfin hors du quartier général.
Il veut sortir. Il a besoin d’air. Depuis cette matinée fatidique, le quartier général a pris des allures de camisole : s’il y reste une heure de plus, Nevra sait que sa patience d’immortel ne tiendra pas. Il s’investit trop, voilà la vérité ! Depuis combien de temps n’a-t-il pas senti une rage authentique naître dans sa poitrine ? Lui qui a tant vécu, jamais, ou presque, n’a-t-il si bien perçu les fissures qui parcourent son masque.
L’humaine n’est pas réapparue de la journée. Son sommeil magique n’a pourtant pas duré ; prudent jusque dans la colère, Nevra n’a pas abattu sur elle une vague d’intention pure. Comment prévoir la réaction de cet être sans magie face à un tel assaut ? Peut-être se serait-elle endormie, ou peut-être aurait-elle succombé sur le coup.
Peut-être même – terrifiante pensée ! – n’aurait-elle rien ressenti…
Aussi le fils des dieux a préféré agir sur le monde matériel. Un nerf contracté par des doigts invisibles a précipité la fille dans une torpeur aussi brève qu’irrésistible.
Il ignore ce qui est advenu ensuite. Une chose est certaine : lui n’aura à craindre nulle répercussion pour ses actes. La fille, déjà, n’osera pas l’accuser. Mais si d’aventure elle s’y risquait, il pourrait toujours blâmer l’étrange concoction qu’elle transportait. Une si dangereuse potion, après tout, ne peut avoir été approuvée par le Conseil de l’Absynthe.
A-t-elle été prise en charge par son chef de garde ? Nevra l’espère à moitié. Il a d’ailleurs passé la journée à attendre qu’un Ezarel agacé vienne reprendre leurs joutes verbales. Quel plaisir ç’aurait été, alors, de révéler à l’autre chef de garde que sa précieuse humaine mène des expérimentations clandestines !
Nevra ôte la poussière qui macule son haut et ses bras. Après une telle journée, il a mérité du repos. Skri attendra ; les ardeurs de la lionne ne le tentent plus. Femme est volage, murmure-t-on à Eel, mais le chef de l’Ombre l’est plus encore.
Ce soir, c’est une autre dame qui recevra sa faveur. Les lunes ont parcouru la moitié d’un cycle depuis sa visite à la dernière des Cinq, et Nevra ne veut pas la négliger plus longtemps. Sa flamme amoindrie pourrait s’éteindre à tout instant, emportée par le souffle d’une seconde.
Terrible destin que celui des mortels !
Le vampire avance à travers la ville tel un maître en son domaine. Sur son passage roule une vague de murmures et de regards excités : il est célèbre à Eel, le coureur de jupons qu’on ne peut se résoudre à haïr, et chacun se presse à sa fenêtre pour le saluer du bras. Nevra, grand prince, distribue remarques taquines et clins d’œil suggestifs. Il se sent à l’aise, lui le fils des dieux, au milieu d’une foule de mortels qui tendent le cou pour l’apercevoir. N’est-ce pas là l’ordre des choses ? Même si sa nature profonde leur est inconnue, quelque chose en eux reconnaît sa supériorité. Ils se réchauffent à la flamme de sa magie…
Mais tout doit finir, et Nevra finit par quitter les faubourgs emplis d’adorateurs pour plonger dans des quartiers plus sombres. Elle n’a que peu de moyens, la dernière des Cinq, et ne désire pas quitter sa résidence miteuse. Sa vie de pauvreté lui colle à la peau comme un vêtement mal taillé ; elle l’a accepté avec ce fatalisme des vieilles gens qui savent que, si graves soient leurs soucis, ils prendront bientôt fin.
Un frisson d’horreur muette parcourt le vampire à cette pensée. Bien terrible destin, en effet, que celui des mortels qui acceptent leur sort et partent docilement à l’abattoir...
Il entre dans une petite ruelle dénuée d’éclairage, un de ces lieux où les déchets humains vous jettent à la figure leurs arômes pestilentiels et où les pavés inégaux redoublent d’efforts pour vous faire trébucher.
— Qu’est-ce que tu veux ? crache un homme aux larges épaules.
Ici, la méfiance est la norme. Mais Nevra est le chef des Ombres : ces poches d’obscurité dans la Cité Brillante, ces remparts de noirceur qui entachent Eel aux mille éclats, il les connaît bien.
— Je viens voir une dame, dit-il avec un demi-sourire qui dévoile une canine pointue.
L’homme s’écarte de la porte qu’il masquait. Aussitôt, Nevra l’oublie ; la chair à canon tout en muscles et quasiment dénuée de magie ne l’intéresse pas. Il monte l’escalier à grandes enjambées, évitant avec aisance les trois marches qui grincent et les deux qui s’affaissent. Une moisissure avide ronge les boiseries ; la doyenne qui monte d’ordinaire la garde sur le premier palier n’est plus là, note-t-il distraitement. Le fumet de la rue, lui, est fidèle au poste, l’accompagnant dans sa montée comme un loyal compagnon.
Des gémissements se font entendre derrière les portes closes. C’est l’orchestre de la mortalité qui joue ici ses accords : les pleurs d’un nourrisson que sa mère épuisée câline, les cris de plaisir feints d’une actrice tarifée, les râles d’un ancêtre dont le regard se vide… Sordide et répugnante, la bâtisse serre sur son sein fripé les égarés de l’existence.
Quand Nevra arrive au troisième et dernier étage, une fresque rouge vif l’accueille. Un habitant encore optimiste l’a peinte il y a des années. Depuis, la peinture s’est écaillée pour révéler en-dessous un bois rongé par la vermine. Ce qui a dû être une œuvre d’art ne rappelle aujourd’hui rien tant que les prostituées des bas quartiers, avec leurs lèvres pourpres et leurs dents pourries derrière.
Nevra prend les paris. Sera-t-elle là ? Sera-t-elle seule ? Une délicieuse anticipation lui chatouille le bout des doigts. Il restreint ses sens pour profiter de ce rare moment d’incertitude. En cet instant, il ne sait pas. Y a-t-il quelqu’un derrière la porte ?
Puis la curiosité l’emporte sur la patience, et sa main pousse le battant.
Un souffle qu’il ignorait retenir lui échappe. Elle est bien là, recroquevillée sur son fauteuil comme une petite pomme ridée.
Nevra reconnaît tout : les yeux d’un bleu laiteux, les oreilles pointues qui sortent de la chevelure plus sèche que de la paille, le pot de chambre encore plein aux effluves jaunâtres… Il pourrait reproduire la scène de mémoire. Rien ne change jamais, ici – jusqu’à la familière sensation de malaise qui se love dans son estomac. Les vampires sont toujours perturbés par le spectacle de la vieillesse, et sur ce point au moins, Nevra ne fait pas exception à la règle.
— Marise, appelle-t-il.
L’aveugle lève la tête.
— Nevrina, répond-elle avec un sourire de ravissement enfantin. Tu es revenu.
— Je reviens toujours.
— Bien sûr, bien sûr ! Viens me voir, mon enfant, viens…
Nevra referme la porte et s’approche. Deux mains avides battent le vide à sa recherche ; Marise le saisit avec un couinement enchanté. Ses doigts lui parcourent le poignet, le bras, l’épaule avec l’agilité d’une araignée. La vieille elfe fait la moue, peu satisfaite de ce qu’elle sent. Avec une vivacité surprenante, elle plaque sa paume sur le torse du vampire avant de la retirer tout aussi vite.
— Ne joue pas avec moi, Nevrina, reproche-t-elle en lui pinçant le cou.
Elle veut toujours la même chose, Marise aux chairs fripées. C’en serait risible si ça n’était aussi fascinant…
Nevra ferme son unique œil. Il est un enfant des dieux, un être de magie pure, et la magie n’a que la forme qu’on lui donne. Les contraintes matérielles n’ont pas de sens pour lui. Il pourrait être gouttelette dans un ruisseau, dragon aux écailles d’or, chêne aux branches innombrables – il pourrait être un monde, s’il le désirait. Il est des vampires qui sont devenus des planètes.
Ce n’est pas un hasard s’il n’a échoué aucune mission d’infiltration depuis son entrée dans la Garde.
Les vampires sont des êtres de magie. Lentement, la silhouette de Nevra se brouille…
Marise pousse un cri de ravissement.
— Nevrina, te voilà ! s’exclame-t-elle en regardant dans le vide.
Mais ses doigts, eux, trouvent leur but : ils lui courent sur le buste avec une vigueur renouvelée. La vieille n’a aucune pudeur dans ses attouchements. Son désir est presque palpable.
— Comme tu es belle, murmure-t-elle avec une admiration jalouse. Comme tu es jeune !
Nevra sourit.
— Moi, je suis vieille, continue Marise alors que ses ongles caressent les mains de la vampire. Je suis vieille et je mourrai bientôt, mais toi… Laisse-moi te toucher, mon enfant, laisse-moi me rappeler…
Tous les mortels acceptent leur sort comme des dafalas qu’on mène à l’abattoir. Tous… ou presque.
Marise est un presque.
— Laisse-moi me rappeler, répète-t-elle en soulevant le haut de Nevra pour effleurer son ventre nu.
Et Nevra sourit face à cette ardeur teintée de désespoir. La peur de Marise semble emplir la petite chambre. Elle est prête à tout pour oublier la mort qui l’observe de ses orbites vides.
— Tu es si belle, ma Nevrina, murmure-t-elle d’une voix chevrotante. J’étais belle, moi aussi… Tu n’étais même pas née à l’époque, ma jolie. C’était hier, je le jure. Comment ai-je pu devenir vieille ? Nevrina, j’étais jeune hier.
Comment réagirait-elle, cette ancêtre en fin de vie, si elle apprenait la vérité ?
Nevra savoure sans un mot le contact de ces mains froides sur son corps de femme.
Avant de rencontrer Marise, elle n’avait plus été femelle depuis des siècles. Le destin a voulu que Socrate n’apprécie point les femmes, et Skotoma a adopté l’enveloppe d’un homme pour le rencontrer.
Que penserait l’antique sage de cet étrange hommage ? Skotoma était mâle en le rencontrant, et depuis, Nevra a fidèlement conservé son apparence d’antan. Un jeune homme à l’œil gris, à la peau pâle et aux cheveux de jais : ainsi a-t-il traversé les âges, bien loin de la beauté slave qu’il privilégiait autrefois.
D’un doigt, Nevra effleure ses seins. Leur poids la surprend ; elle en a perdu l’habitude. Le toucher de Marise se fait plus vigoureux, plus intime aussi, comme si la vieille cherchait à mémoriser tous les détails de cette beauté que le temps lui a volé.
Et Nevra se laisse faire, souriant, souriant toujours face à cette mortelle qui, de ses doigts sans pudeur, tente d’oublier son terrible destin.
Une larme coule sur la joue parcheminée de Marise.
— J’étais jeune hier.*
Les vampires ne connaissent ni début, ni fin. Ils sont faits de magie, et la magie n’apparaît ni ne disparaît : elle est, voilà tout.
Nevra ne saurait dire jusqu’où remontent ses souvenirs. Il croit n’avoir pas vu les premières étoiles – mais en ces temps reculés, les certitudes étaient aussi fluides que l’eau des rivières. Il n’était que magie informe avant que les dieux, en créant la vie, n’offrent la conscience aux vampires.
C’était il y a bien longtemps, quand le Rêve des Dieux s’essayait à l’existence comme un bambin tentant ses premiers pas…
C’était il y a si longtemps, un temps à jamais envolé, et Nevra sent parfois la mélancolie le prendre quand il se rappelle de ce qui ne sera plus. Y a-t-il chose plus triste, songe-t-il en observant le ciel, que ce passé qui se dérobe dès qu’on cherche à le saisir ?
Les ignorants parlent de cycles. Imbéciles ! Le temps est un fleuve qui ne s’écoule que dans un sens. Rien de ce qui est révolu ne revient jamais ! Chaque seconde est un deuil, chaque heure une hécatombe !
Et son insatiable curiosité chante, encore et toujours, la même ritournelle : pourquoi les mortels acceptent-ils leur sort ?
Ce qui meurt ne sera plus. Ce qui naît n’a jamais été. Telle est l’implacable vérité de l’univers.
Et parfois, quand les doigts de Marise papillonnent sur ses jambes, Nevra observe son ventre plat avec un détachement de chirurgien. Là, peut-être, se trouve la seule chose que les vampires peuvent envier aux mortels…
Il n’offrira jamais la vie, lui. C’est un pouvoir réservé aux dieux et aux femmes. Il aura beau fouailler les entrailles des cadavres pour en imiter à la perfection le système reproducteur, jamais, dans son ventre, ne naîtra le miracle d’un nouvel être. Car les mortels ne font qu’utiliser la magie ; leurs existences sont vides de sens, leur multiplication ne met pas en danger l’équilibre du monde.
Mais un vampire est la magie, et Nevra sait bien qu’un enfant de lui sentirait dans ses veines couler le Sang des Dieux. En venant au monde, le nourrisson augmenterait la quantité de magie présente dans l’univers…
Or c’est là, tous les vampires le savent, la prérogative des dieux.
La carcasse de Marise se secoue de sanglots envieux, et Nevra caresse du bout des doigts son ventre infertile.*
— Où étais-tu ?!
Nevra fronce les sourcils. Il vient à peine de passer les portes du quartier général et déjà, il peut sentir la tension fébrile qui y règne. Miiko s’est précipité vers lui dès qu’elle l’a vu – pas pour la raison qu’il souhaiterait, hélas. La femme-renarde résiste encore et toujours à son charme dévastateur…
— J’étais sorti en ville, assure-t-il en levant les mains devant lui.
— Eh bien remets-toi au travail !
Et la chef suprême lui tourne le dos pour foncer vers Karuto.
Nevra fixe sur Keroshane un regard éberlué.
— Qu’est-ce qui lui prend ? Les Templiers ont attaqué un de nos avant-postes ?
— Pire, grimace la licorne. Pendant ton absence, des voleurs sont entrés dans le quartier général. Cette fois, ce n’est pas un villageois qui a pris une miche de pain. Karuto nous a prévenus il y a moins d’une heure... On a plusieurs mois de nourriture qui manquent.
>> Merci d'avoir lu !
Dernière modification par Lillion (Le 20-12-2024 à 21h58)