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Bien le bonjour,
J'avais par le passé ouvert ce même topic. Je me suis demandée si je repartais à zéro pour la présentation puis je me suis dis qu'on avait tous perdu beaucoup de choses avec le forum alors je vais assumer ma présentation moche dans un premier temps et je la reprendrais sans doute plus tard !
Je vous présente ici un recueil de One Shot, tous centrés sur le monde d'Eldarya et de ses différentes gardes, des tranches de vie qui vous montrent l'univers tel que je l'imagine. Tel que je le vis quand je l'écris.
Je vous souhaite à tous une bonne lecture !
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A tous les enfants d'Eldarya
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L'Obsidienne et l'Horoscopie
L'Obsidienne et l'Horoscopie.
Notre histoire commence avec une malheureuse gardienne Obsidienne du signe du Valuret. Elle n’était d’ordinaire pas encline aux superstitions pourtant, en se promenant au marché d’Eel, elle fit une rencontre impromptue. Une vieille Brownie aux oreilles de Pimpel s’approcha d’elle, avec fluidité, au beau milieu des passants. Notre héroïne cligna des yeux trois fois, cette vieille lapine devait être une ancienne de la garde de l’Ombre.
« Un peu de maana contre un bon avenir ? »
La vieille femme tendit la main, un sourire immense s’étirant sur son visage pour dévoiler l’absence de quelques dents. L’Obsidienne, pas vraiment portée dans l’art de l’Horoscopie déclina l’offre d’un geste vif de la main. Mais la vieille, sans lui laisser le temps de réagir, attrapa sa main pour y déposer un vieux parchemin et partit en ricanant après s’être fondue dans la foule. L’Obsidienne leva un sourcil, elle avait d’autres poulpatatas à fouetter. Néanmoins, jeter des déchets sur la voie publique étant proscrit, elle fourra le parchemin dans sa sacoche. Elle marcha d’un pas vif jusqu’au Bastion d’Ivoire, elle avait hâte de rejoindre ses sœurs d’arme. Quand elle s’engagea dans l’escalier, son pied dérapa sans aucune raison et elle percuta le sol de son fessier avec force. Contenant un couinement de douleur, elle se releva en se frottant les fesses. Que venait-il donc de se passer ? Heureusement, personne n’avait rien vu. Alors, elle reprit finalement la route, préférant passer par le QG pour chercher quelques baumes dans sa chambre. Il était hors de question qu’elle avoue à ses sœurs qu’elle boitillait à cause d’une douleur aux fesses obtenue autrement que lors d’une bataille. Trifouillant de sa chambre pour trouver le baume réparateur, elle s’en appliqua généreusement. Elle entendit quelque chose tomber au sol, curieuse, elle se baissa pour ramasser le fameux parchemin. Ça ne coutait rien d’y jeter un coup d’œil.
« Pour le signe des Valuret,
Aujourd’hui impossible de garder la tête haute en société. »
L’Obsidienne fronça les yeux. Quelle vilaine phrase d’accroche. Comment la vieille femme connaissait-elle son signe d’ailleurs ? Elle poursuivit sa lecture.
« Santé : Le postérieur sera fort malmené, quand le pied léger se sera envolé. »
Elle fronça les sourcils, qu’était-ce donc que ce cirque ? Elle n’allait certainement pas croire à ces sornettes de vieilles femmes. Gambadant en camouflant du mieux qu’elle pouvait sa douleur au fessier, l’Obsidienne se hâta de rejoindre ses sœurs. Elles parlèrent de tout et de rien quand soudain une de ses amies lui demanda de lui avancer une pièce d’or, ce qu’elle accepta volontiers. Seulement voilà, quand elle chercha sa bourse, elle ne la trouva nulle part. Commençant à sentir la colère s’emparer d’elle, l’Obsidienne décida de retourner dans sa chambre le temps de calmer son humeur. Sur son bureau, elle vit le parchemin du coin de l’œil et ne résista pas à l’envie de vérifier la suite des prédictions.
« Argent : Votre bourse a été malmené, elle préfère vous quitter. »
Grinçant des dents, elle se décida à regarder la suite avant que les événements se produisent.
« Travail : Vous êtes toujours fidèle à vos convictions, méfiez vous de ce que ça apportera à Valkyon.
Amour : Votre bien aimé bientôt ne sera plus quoi penser, vous devriez arrêter.
Vie Sociale : Vos compagnes d’armes boivent jusqu’au soir, prenez garde aux placards. »
Elle grommela avant de voir un dernier petit encart.
« Chiffre porte malheur : 37. Apprenez à fermer votre bouche, sinon gare à la douche. »
Elle hésita à ne plus sortir de sa chambre mais c’eut été ridicule ! Une Obsidienne n’a pas peur d’un horoscope. Elle pouvait sortir la tête haute, une Obsidienne était toujours impliquée dans le feu de l’action. Les malédictions n’étaient pas un obstacle. Elle déambula à travers la ville avant de se convaincre qu’il ne lui arriverait plus rien, elle se détendait enfin. C’est alors qu’elle entendit au loin le bruit d’un combat, des lames s’entrechoquaient. Elle-même dégaina son épée avant de se ruer vers la source du tintamarre. Elle fut sur place en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire « Ombre ». Scrutant la scène d’un œil avisé, elle s’interposa sans plus réfléchir. Deux formes sous des capes noires se battaient comme des Minaloos. Elle bloqua la dague de la première, effectuant un moulinet pour frapper son poignet de la garde de son épée. Cette dernière couina en se tenant l’endroit blessé, sans doute un poignet cassé mais l’Obsidienne ne s’arrêterait pas là. Il y avait un autre adversaire mais cette dernière semblait plus abasourdie qu’autre chose.
« Mais c’est qu’elle est complètement folle ! »
Interloquée, l’Obsidienne se retourna, prête à répondre par son épée à cet affront verbal quand la scène autour d’elle se précisa. Elle se trouvait sur le terrain d’entrainement de la Garde de l’Ombre. Elle commença à pâlir alors que les deux gardiennes d’Ombre l’incendiaient d’injures. Comment avait-elle pu ne pas se rendre compte qu’en faisant le tour de la ville elle s’était de nouveau rapprochée du QG ? Elle se tapa le front d’une main et fut convoquée séance tenante par son supérieur, Valkyon et Nevra, le chef de la garde de l’Ombre. Ces deux Ombrettes avaient osé cafter et informer les supérieurs. Comme si elles ne pouvaient pas cacher une simple double fracture ! Ce n’était pas étonnant qu’elles n’aient pas le profil d’Obsidienne. Après une réprimande salée et la promesse de faire amande honorable, elle fut autorisée à disposer.
Encore plus grommelante que la fois précédente, elle décida de s’asseoir sur l’herbe du jardin du QG pour éviter toute nouvelle catastrophe. Elle se prélassait tranquillement quand une ombre vint masquer le soleil au dessus de sa tête. Elle ouvrit un œil vitreux avant de commencer à pétiller de joie. Au-dessus d’elle, se tenait le plus canon des Brownies loup, son Brownie à elle. Ravie qu’il soit venu la voir, elle se mit à parler joyeusement avec lui. Mais, il fit l’erreur de lui demander comment s’était passée sa journée alors, elle lui raconta tout. La vieille Brownie, les prédictions, son mal de fesses, TOUT. Il se mit à rire à la fin de son monologue, un rire franc, qu’elle aurait sans doute adoré avoir provoqué dans d’autres circonstances mais là, ça la mettait en rogne. Il ne la croyait pas. Elle insista lourdement, il lui demanda donc de voir le fameux parchemin mais elle avait déjà pris la mouche.
« Alors comme ça tu ne me crois pas sur parole ? Tu penses que je suis folle ? »
Elle dégaina son épée, le visage empourpré de fureur.
« Viens te battre si tu l’oses. Je te prouverais par l’épée ma vérité. »
Soudain plus trop emballé, le beau loup déclina l’invitation et préféra retourner d’où il venait. C'est-à-dire très loin, le plus loin possible, de sa bien-aimée un peu trop énervée et dangereuse avec une épée pour qu’un calinou d’excuse suffise à calmer le tout. Réalisant soudain qu’une autre des prophéties venait de se réaliser, l’Obsidienne se laissa tomber à genoux au sol. C’était une véritable journée maudite et elle venait de remettre les pieds dans le plat. A quoi cela pouvait-il bien servir d’avoir lu le parchemin si elle ne faisait pas attention aux informations données ? Il fallait qu’elle rentre dans sa petite tête d’huitre qu’il était nécessaire d’enclencher le générateur de secours pour activer la mémoire. Il y avait une histoire de placard et de boire. Sans doute qu’il fallait simplement éviter la taverne où les Obsidiennes venaient multiplier les tournées d’hydromel. Oui, ce devait être ça. Ce soir, elle ne serait pas de la fête, elle irait se promener et rentrerait chez elle plus tard. L’idée de devoir passer une soirée sans hydromel était totalement novatrice, qu’allait-elle bien pouvoir faire ? Elle ne se décidait toujours pas alors que la nuit était tombée, elle aurait tant voulu aller retrouver ses sœurs. Morne, elle rentra jusqu’à sa chambre pour se coucher, faute de mieux.
En entrant dans sa chambre, elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. Une odeur âcre et acide lui piquait le nez. Pour une fois, la compréhension fusa comme un éclair dans sa tête quand elle aperçut des jambes dépasser de son placard. Elle se précipita pour constater qu’une de ses amies venait de rendre au moins trois litres d’hydromel sur ses vêtements. Elle poussa un cri de désespoir et la soularde se retourna, un grand sourire aux lèvres après avoir bien cuvé dans le placard.
« J’te cherchais, t’viens boire ‘vec moi ? »
Dépitée, la gardienne aida sa consœur à se remettre d’aplomb pour la raccompagner jusqu’à la taverne. Sans oublier de la plonger dans une fontaine gelée sur le chemin pour la dégriser. L’Obsidienne enfila les choppes sans s’arrêter, elle en but tellement que le patron commença à s’en inquiéter. Elle, dans son coin, marmonnait sans cesse des choses à propos du chiffre trente-sept. Quand elle demanda une autre chope, elle scella son destin.
« Vous êtes sûre ? C’est déjà la trente septième ! »
Elle était en train d’avaler sa gorgée mais pas une goutte n’atterrit dans son estomac, ça non, tout fila tout droit sur le visage du patron. Rouge de colère, il mit l’Obsidienne dehors sans plus de cérémonie. Elle tituba tant bien que mal jusqu’à sa chambre mais se sentit mal dès son entrée. La chambre était emplie de cette odeur si... prenante. Pourtant, elle n’eut pas le courage de se mettre au ménage et s’affala sur son lit quasiment sans vie.
Le lendemain, elle fronça le nez. Elle avait une méchante gueule de bois mais ça ne l’empêcha pas de tout nettoyer. Et de jeter les vêtements souillés. Après une nuit passée dans le vomydromel plus rien ne pouvait enlever l’odeur. Ressentant un besoin d’air frais, elle sortit jusqu’au marché pour renifler les étals d’épices et de nourriture.
« Un peu de maana contre un bon avenir ? »
Reconnaissant la voix de la vieille Brownie, l’Obsidienne sentit tous ses muscles se raidir à l’unisson. Elle ne prit pas le temps de réfléchir, en revanche sa lame fut tirée à la vitesse de l’éclair. Elle se retourna comme une diablesse et se mit à poursuivre la vieille Brownie qui riait aux éclats.
On n’a jamais su si elle l’avait rattrapée ou pas.
Morale de l’histoire : Mieux vaut flatter les vieilles dames louches et leur donner ce qu’elles veulent plutôt que de risquer un mauvais horoscope !
Ombre Future
Ombre Future.
L’histoire d’aujourd’hui commence par l’arrivée d’une jeune fille destinée à devenir membre à part entière de la garde de l’Ombre. Une ombrette comme on les appelle couramment. Elle ne sait simplement pas encore où est sa place, ni même quel sera le bon moment pour la trouver.
Elle triturait un bout de cordelette, où étaient enfilées des perles de nacre, sans même regarder où elle marchait. Son visage était fermé, sombre. Deux rues plus loin se trouvait sa destination. Le pont qui menait au quartier général d’Eel. Observant l’escalier d’un air méfiant, elle y a grimpé à la pâle lueur du jour naissant. Impressionnée par le hall de la célèbre salle des portes, sa respiration s’est arrêtée quelques secondes. Venir avait peut être été une mauvaise idée.
« Bonjour, je peux faire quelque chose pour vous ? »
Dans un sursaut, elle s’est retournée brusquement, la voix provenant d’un étage supérieur. Un homme arborant une corne sur son front la toisait avec curiosité. Elle avait encore du mal à s’habituer à ces étranges personnages. Elle ne venait pas de la cité d’Eel mais personne ne devait le savoir. Il fallait qu’elle soit naturelle et ne pense plus à sa bourgade où elle côtoyait, à tout casser, une ou deux espèces de faeliens. Toussotant un peu dans son poing, elle s’est redressée pour se donner de la contenance.
« Je viens intégrer la garde d’Eel. On m’a dit qu’il y avait des tests d’entrée. »
L’homme a répondu par l’affirmatif avant de se présenter comme Keroshane, ladite personne ayant l’autorité pour lui faire passer les tests. Elle n’avait qu’une connaissance sommaire des coutumes de cette cité mais elle s’évertuait à donner le change. Le verdict est rapidement tombé, elle allait intégrer l’obscure garde de l’Ombre, comme elle l’avait toujours souhaité.
Elle avait vécu les jours suivants comme un songe lointain. On lui avait attribué une chambre parmi tant d’autres au sein d’un corridor grouillant de vie. Mais l’événement le plus notable, avait été sa rencontre avec son Mentor. Une splendide femme au teint clair, ses yeux translucides bordés de ridules joyeuses. Cette dernière s’était présentée sous l’étrange nom de Skugga.
Skugga devait avoir une quarantaine d’année passée, ça ne nuisait cependant pas à sa rapidité d’action, ni même à la fluidité de ses mouvements. Néanmoins, l’entrainement qu’elle lui dispensait semblait étrange. Personne ne lui confiait de familier, elle n’avait pas non plus accès au célèbre Labyrinthe Brumeux, ses sœurs d’armes ne lui avaient même pas été présentées. On se contentait de l’assigner à un bureau recouvert de feuilles de papier à classer. C’était très loin de ce qu’elle s’était imaginé. Il y avait forcément quelque chose qui ne tournait pas rond. Pourtant, personne ne devait savoir en ce qui la concernait.
« Quand est-ce que je pourrais visiter le Labyrinthe ? »
L’impatience perçait dans sa voix alors que son Mentor était venu la voir. Mais elle n’obtint pas plus de réponses que les autres jours. Excédée, elle envoya valser les documents avant de s’enfuir dans les jardins. Appuyée contre le cerisier centenaire, elle observait une fleur solitaire qui avait poussé au milieu des brins d’herbe. Elle était très jolie, d’un jaune éclatant mais semblait tristement solitaire. Il n’y en avait aucune autre autour pour lui tenir compagnie.
Secouant la tête pour chasser ses tristes pensées, elle observa sa cordelette laissant tinter les perles de nacre au grès du courant d’air. Elle se dirigea ensuite vers le jardin de la musique pour admirer son reflet dans l’eau. Elle était grande, on lui répétait constamment, et elle se demandait si ce n’était pas un peu exagéré. Il y avait beaucoup de gardiennes plus grandes qu’elle ici. Chaque matin, elle prenait un soin tout particulier à se maquiller pour vieillir son visage enfantin.
Elle se laissa tomber sur le dos en soupirant, elle ne se sentait à sa place à aucun endroit. Elle pensa à ses parents et son village. Une main tendue devant son visage, elle observa sa peau rocailleuse et grisâtre. Elle venait d’un peuple vivant dans des montagnes de la même couleur. Ici, elle n’avait croisé aucune personne lui étant semblable. Elle n’était pas dupe. Elle se doutait qu’elle avait été découverte et que bientôt le rêve prendrait fin.
Une larme orpheline roula sur sa joue, qu’elle écrasa du dos de la main. Retournant dans le bureau où se trouvait la paperasse entassée, elle se remit au travail.
Le soir même, alors qu’elle était allongée dans son lit, quelqu’un frappa à sa porte. A vrai dire, elle avait deviné qui venait lui rendre visite à la sonorité des pas dans le couloir. Elle demeurait immobile, attendant fébrilement les moments à venir alors que la porte s’entrouvrait.
« Guri ? »
La voix était grave et hésitante. Loin de la colère qu’elle croyait entendre, elle devinait plutôt de l’inquiétude. Cette fois, c’était vraiment la fin, le rêve venait de se briser et la réalité la submergeait.
Elle a camouflé son visage sous un drap sans daigner répondre alors, la voix a respecté son silence, durant de longues minutes. La porte s’est refermée, laissant échapper le bruit d’un soupir malheureux. Elle sentait les perles de nacre brûlantes contre son cœur.
« Dors-tu ? »
Sursautant vivement, elle se redressa pour apercevoir son Mentor la surplombant. Elle n’avait pas entendu un bruit et, même si elle était renfrognée à l’idée du sujet de sa visite, elle était admirative.
« Visiblement non. »
Elle sentait le regard neutre de l’Ombre la détailler, sans chercher à se dissimuler.
« Tu le sais, n’est-ce pas ? »
« Quoi ? »
Sa voix était enrouée après son mutisme prolongé.
« Tu es très grande pour ton âge et tu le deviendras plus encore. »
Son dos s’est courbé peu à peu, comme si cela pouvait conjurer sa croissance.
« Ta peau va durcir. Le moindre choc et tu résonneras comme une cloche. »
Les larmes commençaient à envahir ses yeux. Ce n’était pas ce qu’elle voulait entendre. Pas de son Mentor, même si n’avait été qu’une mascarade.
« Ton père m’a tout expliqué. Tu es une vraie tête de minaloo, toi. Tu le sais ? »
Le ton amusé semblait incongru après toutes ces phrases blessantes.
« Je me doutais que tu étais jeune. Kero m’avait fait un topo sur les géants rocailleux des montagnes mais je suis impressionnée. Je n’en avais jamais vu. »
Murée dans le silence. Elle se contentait d’écouter vaguement.
« Un mètre quatre vingt cinq à dix ans. Pas une gardienne ne te dépassera à l’âge adulte. »
C’était trop. Attrapant son oreiller, l’enfant découverte l’enfonça dans le visage de celle qui lui faisait face. Tout du moins c’est ce qu’elle avait prévu, seul le vide lui faisait face. Une voix dans son dos la fit se retourner.
« Tu es très vive. »
Retirant délicatement le coussin des mains de l’enfant, la gardienne le posa au pied du lit. Boudeuse, cette dernière se mit à caresser distraitement sa peau de pierre en produisant un léger crissement.
« Tu ne veux pas rentrer dans la garde Obsidienne plutôt que dans celle de l’Ombre ? Tu viens d’un peuple des montagnes, l’Absynte pourrait également te convenir. »
Excédée, la jeune fille sentit son visage bouillir alors qu’elle hurlait les mots suivants :
« Je ne veux pas ! Je ne veux ni être une Obsidienne ni même une Absynte. Je me fiche de ce que pense les gens de mon village ou même ceux qui vivent ici ! »
Sa voix se brisa sur les derniers mots.
« Je veux devenir une Ombre. »
L’air grave Skugga l’observa, sans rétorquer quoi que ce soit à cet élan d’émotion. Elle se mit à marcher vers la porte, sans un seul bruit, avant de s’arrêter sur son seuil.
« On pense souvent à tord que les Obsidiennes sont capables de relever les plus grands défis et de porter les charges les plus lourdes sur leurs épaules. »
Sa tête s’est timidement redressée alors qu’elle dévisageait son Mentor.
« J’ai énormément de respect pour mes consœurs de cette garde, ne te méprends pas. Je ne dis pas qu’elles prennent moins de risques que nous mais je pense qu’il tout aussi difficile d’exercer la fonction d’Ombre.
- Vous pensez que je ne peux pas le faire. »
C’était à la fois une question et une auto-affirmation. Elle avait fini par se convaincre elle-même que c’était impossible. Comment une géante de pierre pourrait-elle disparaitre au grès de la nuit tout en ayant un pas de velours ? C’était tout simplement utopiste.
Observant le dos de son mentor, elle commençait réellement à prendre conscience de ce qui la différenciait des autres Ombres.
« Il existe pour chaque garde des prédispositions favorisants l’intégration et la mise en pratique des méthodes propres à chaque garde. Chez les Ombres, certaines sont petites et minces, disposent d’une aisance naturelle, parfois même de dons innés pour la dissimulation ou la manipulation. Ces dernières ont tendance à se trouver immédiatement à leur place. Veux-tu que je sois honnête avec toi ? »
Après un temps de réflexion, la petite fille à la peau rocheuse hocha de la tête alors que son ventre se tordait d’appréhension.
« A l’heure actuelle, tu n’as ta place nulle part. Dans aucune des gardes. »
Encaissant le choc, l’enfant retint ses larmes. Il ne servait à rien de pleurer face à l’éclatante vérité.
« Destinée à devenir une immense jeune femme de pierre, bruyante au possible. Tu n’as pas ta place chez les Ombres. Tout à l’heure, je t’ai parlé de l’Obsidienne et de l’Absynte mais ce n’est pas plus envisageable. Les montagnes arides et infertiles dans lesquelles tu vis t’ont déconnectée de notre monde. Tu es destinée à n’avoir aucune délicatesse, ni même aucune précision, dans aucun de tes gestes. Ton corps rocheux présente d’innombrables faiblesses. »
Une première larme s’écoula, immédiatement absorbée par les pores de la peau de pierre. S’en suivi une deuxième puis de nombreuses autres. Au milieu de ce torrent de désespoir, Skugga reprit la parole d’une voix douce.
« Il existe une sorte de gardienne que je respecte au-delà de toutes les autres. Je ne parle pas que des Ombres. Je pense à une Obsidienne qui au contraire de toi ne mesurait que quelques centimètres mais ayant une peau d’insecte plus robuste que celle d’un ogre. Elle n’a pas abandonné. Au contraire, elle a su, au prix de nombreux efforts, trouver sa place à l’étonnement de tous. Je pense à une Absynte qui, après avoir perdu la vue et l’ouïe lors d’une explosion, a rebondit et trouvé une utilité primordiale pour Eel grâce aux sens qu’il lui reste. Je pense à certaines Ombres, que je côtoie et que j’estime plus que tout. Il n’existe qu’un fragment de celles qui persévèrent qui arrivent à leurs fins. Il ne tient qu’à toi de voir ce que tu comptes faire. »
Ces paroles porteuses d’espoir, plutôt que de la rassurer la plongèrent dans un doute plus profond encore. Elle n’avait que dix ans mais elle savait déjà comment se passaient les choses de la vie. Depuis des années, on lui répétait sans cesse qu’il n’y avait pas d’espoir pour son rêve et ses projets. Si elle était venue, ce n’était pas pour entrer dans la garde de l’Ombre. C’était pour se convaincre d’abandonner l’espoir vacillant qui avait toujours refusé de s’éteindre. En se confrontant à tout ça, elle pensait déjà connaitre l’issue fatale même si elle se voilait la face.
Alors pourquoi refusait-on d’éteindre cet espoir si douloureux à porter ?
« M-ma mère, fait trois mètres vingt deux. Mon père aussi est très très grand même parmi les gens de mon village. »
Reprenant son souffle entre deux sanglots, elle poursuivit.
« On m’a toujours dit qu’un arbre pouvait être caché dans une forêt seulement si les autres arbres faisaient la même taille. La montagne au cœur de la forêt, elle, ne disparaitra jamais. Peu importe ses efforts. Je sais que je suis cette montagne. »
Skugga attrapa l’épaule rocailleuse de la jeune fille pour capter son regard, son ton était d’acier.
« Oui, tu es une montagne. Mais ce n’est pas un problème. »
Elle n’arrivait pas à croire ces paroles.
« Comment des personnes vivant eux-mêmes sur une montagne peuvent-ils te dire cela ? Ne connaissent-ils pas la brume ? Pensent-ils à chaque pas qu’ils font qu’ils les font sur une montagne ? La montagne sait se faire oublier aussi bien que la terre qu’on foule à chaque pas. Quand une chose est si évidente, c’est la première qu’on oublie car elle nous sécurise sournoisement. Ce n’est que quand elle s’effondre sur nous qu’on ne peut plus la considérer comme un simple paysage. »
Elle pleura encore longtemps, alors que son Mentor avait quitté la pièce. Sans s’en rendre compte, elle laissa le sommeil la happer et se surprit à rêver porter l’améthyste avec fierté.
Le lendemain matin, elle accepta d’aller voir son père.
Ils n’échangèrent pas un mot mais il prit la main de sa fille dans la sienne et c’était suffisant. Elle allait bientôt rentrer. Skugga vint à leur rencontre alors qu’ils entamaient leur départ, elle échangea quelques mots à l’oreille du géant courbé en deux. Ils semblèrent tomber d’accord quand Skugga se dirigea vers la jeune fille.
« Viens. »
Elle ne lui donna pas plus d’explications et se contenta de lui attraper la main pour la diriger vers une destination inconnue. Elle se laissa porter sans trop réfléchir, peut être que tout ce qu’elle avait vécu n’avait finalement été qu’un rêve. Elle allait sans doute se réveiller demain matin en ayant tout oublié de son escapade. Rien de plus qu’un rêve.
Malgré elle, elle remarqua que le paysage s’était assombri. La végétation semblait plus sauvage, quelques ronciers poussaient pêle-mêle ici et là, bien loin des jardins impeccables d’Eel. De la brume s’échappait d’entres les arbres, laissant un sentiment inquiétant à quiconque traversait ces bois. Elle avait beau faire confiance à Skugga, elle sentait l’inquiétude prendre ancrage en elle.
C’est au moment où elle aperçut les grilles sombres, portant l’insigne de la garde d’Ombre, qu’elle sentit son mal être s’envoler. Elle le savait maintenant, elle se tenait devant le célèbre Labyrinthe Brumeux, où seules les Ombres avaient le droit de se rendre. Elle eut soudain un mouvement de recul.
« Je ne peux pas entrer. »
Impassible Skugga la toisa d’un regard interrogatif.
« J-je ne suis pas membre de la garde de l’Ombre.
- Si ce n’est pas aujourd’hui, tu ne reverras sans doute plus jamais cet endroit. C’est un privilège et une occasion unique que je t’offre là. »
Une boule à la gorge, la jeune fille prit son courage à deux mains.
« Je ne rentrerais pas. Pas maintenant.
- Pas maintenant ? »
Elle savait que ce qu’elle allait dire scellerait ses années à venir. Des moqueries, le désespoir de sa mère et sans doute aussi de son père. Mais elle sentait au plus profond d’elle que son foyer se trouvait là, juste devant-elle.
« Je reviendrais quand je serais prête à entrer dans la garde de l’Ombre. Je rentrerais quand j’en aurais le droit. »
Elle put apercevoir un sourire satisfait sur le visage de Skugga.
« J’attendrais de voir ça. »
Sur ces mots, elle repartit pour rejoindre son père qui l’attendait patiemment. Elle lui annonça haut et fort qu’elle n’allait pas abandonner si facilement et, étrangement, lui aussi laissa paraitre un sourire.
Bien des années ont passé. Aujourd’hui, on parle de temps à autre d’une enfant de pierre mais ce n’est plus qu’un lointain souvenir. Aujourd’hui, c’est d’une cantatrice de pierre qu’on parle à force de profusions d’éloges. Une pierre de velours ayant trouvé sa place dans l’immense tour du Labyrinthe Brumeux. Une pierre qui murmure à qui veut l’entendre que peu importe sa forme et sa taille, chaque pierre peut trouver sa place là où elle le souhaite si tant est qu’elle persévère envers et contre tout.
Absynthe, première partie, être.
Absynthe, première partie, être.
Il arrive parfois que soient négligées certaines compétences qui nous sont propres. Il ne tient alors qu’à nous de les faire jaillir avec force pour qu’elles ne puissent plus rester invisibles. Il arrive aussi parfois qu’on ne soit pas capable de les percevoir de nos propres yeux. C’est dans ces cas-là que tout n’est parfois que question de hasard.
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Ses doigts tapotaient méthodiquement sur le bois de son bureau, elle était agacée et ne feignait pas de le dissimuler. Les jambes croisées, elle toisait son cadet avec dédain. Un jeune homme d’une vingtaine d’année qui se recroquevillait sur sa chaise comme si Dorothée, la plante carnivore de la garde Absynte, allait le dévorer. Et il n’avait peut-être pas tort de craindre sa réaction, il avait une nouvelle fois posé de sérieux problèmes.
« Voulez-vous bien me rappeler quel rôle vous êtes censé occuper. »
Il a dégluti bruyamment.
« J-je suis un défenseur de corps et d’esprit. Je suis spécialisé en sorts de récupération rapide et renforcement physique. J’ai été assigné à la forge, je suis en formation d’enchanteur d’armes. »
Sa voix est devenue plus ténue à l’annonce de sa compétence spéciale de forgeron. Il n’avait effectivement pas de quoi être fier.
« Voulez-vous bien, à présent, m’expliquer l’incident. »
Elle dégaina un crayon qu’elle observa d’un œil critique. Sa mine n’était pas assez aiguisée. Sortant sa serpe pour tailler ledit crayon, elle laissa à peine au jeune homme le temps de s’exprimer. Tout cela était bien trop long.
« Vous ne savez plus parler ? Pensez-vous que j’ai la journée entière devant moi pour écouter ?
- N-non madame.
- Alors parlez. »
Il a entrouvert la bouche plusieurs fois avant de finir par se lancer, malgré la honte manifeste qui le tiraillait.
« J’ai commencé ma formation de forgeron il y a quatre mois...
- Et vous avez déjà provoqué pas moins de cinq incidents cette année, vous me confirmez ? »
Il hocha faiblement la tête.
« Poursuivez. »
Livide, il peina à reprendre contenance face à ce rappel de ses fautes passées.
« J’ai tenté d’enchanter les armes comme on me l’avait appris. Cette fois, l’effet touchait bien les gardiens d’Eel, c’était un sort avancé de résistance physique. Il ne faisait pas seulement effet au contact avec l’arme, il perdurait ensuite durant plusieurs minutes.
- L’escadron de Chantelames Obsidien m’a fait son rapport. Les Orques des plaines qu’ils étaient partit combattre ont également été touchés par cet enchantement. Ils ont fini par vaincre mais au prix de grandes difficultés, plusieurs guerriers ont été blessés. L’escadron était réduit en raison de ces présumées lames enchantées qu’on leur avait fournies. Vous rendez vous compte de la situation périlleuse dans laquelle vous les avez placés ? »
Mal à l’aise, le jeune gardien détourna le regard.
« Vous êtes membre de la garde Absynte, nous avons un rôle important à jouer auprès de nos confrères et consœurs des autres gardes. Nous sommes leur soutien, nous ne pouvons pas nous permettre de les mettre en difficulté.
- Je suis sincèrement désolé.
- Votre sincérité ne sauvera pas les personnes que vous mettez en danger. Je vous retire l’autorisation d’exercer à la forge. »
La sentence est tombée comme un couperet. Elle pouvait voir sur le visage du gardien le choc qu’avaient provoqué ses paroles.
« Vous êtes mis à pied, le temps qu’on vous désigne une nouvelle assignation. »
Blanc comme un linge, le jeune homme hocha la tête avant de demander à sa supérieure l’autorisation de prendre congé. Elle lui accorda en levant les yeux au ciel. Ravie d’avoir enfin écarté ce danger public de la garde Absynte pour, elle l’espérait, un long moment. Elle griffonna un rapport salé à l’intention du gardien, notant dans un coin de son esprit d’aller elle-même présenter le cas à son supérieur. Elle commençait à en avoir assez de gérer cet imprudent qui enchainait les catastrophes qu’elle devait gérer au pied levé.
Sa première assignation avait été auprès des Semeurs de troubles, les jardiniers de la cité. L’intitulé n’avait jamais été aussi exact que pour cet apprenti. Possédant des affinités avec les saphirs, pierre de l’eau et de la pluie, et avec les sorts de renforcement physique, il semblait avoir toutes les prédispositions requises. Mais que ce soit pour l’une ou l’autre de ces aptitudes, il avait anéanti tout espoir d’intégration. Ce jeune homme possédait ce qu’on aurait au premier abord pu considérer comme une qualité, une très forte puissance magique. C’était sans aucun doute la raison de ses échecs systématiques.
Elle se massa les tempes en repensant à l’inondation qui avait duré quatre jours et trois nuits. Tout ça à cause d’un sol un peu trop sec, on avait eu la brillante idée de demander à ce jeune de montrer ses capacités. Quelle grossière erreur ça avait été. Non content de ce premier avertissement, ses tuteurs l’avaient ensuite conduit à tenter d’injecter sa magie dans des plantes mal acclimatées pour leur permettre de survivre. Il avait fallu mobiliser des membres de l’Obsidienne en plus des Absyntes réquisitionnés en masse pour débroussailler durant neuf jours.
A cette époque, elle avait averti Eryn, la fée verte chapotant la garde. Cette dernière lui avait rétorqué que chacun pouvait trouver sa place au sein de la garde. Qu’il fallait simplement laisser le temps aux choses de prendre la bonne place. Elle en avait même rit. Quelle hérésie.
Au final, ce n’était pas elle qui se coltinait tous les problèmes.
On avait ensuite tenté de l’intégrer chez les dompteurs de fauves, bien qu’elle ait scrupuleusement veillé à ce qu’il ne s’approche d’aucun animal dangereux ou rare. Là encore, il avait réussi à faire un esclandre. Assigné à la garde des familiers de gardiens partis en mission sans eux, il avait joué le Guérisseur des mots en appliquant un sort de récupération sur un pimpel endormi. Il s’était justifié par le fait qu’il croyait que celui-ci était mourant. Effectivement, le familier était étendu sur le côté dans un sentiment de bien-être et de sécurité manifeste, à son grand tort. Ce dernier, ivre d’énergie après son enchantement, n’avait pas fermé l’œil pendant trois jours. La maitresse du familier avait hurlé au scandale et demandé à ce qu’on renvoie le dresseur néophyte de son affectation.
Chose qu’elle avait accordé avec joie, à vrai dire, elle était de nouveau retournée voir Eryn mais sa réponse était restée la même. Il fallait garder cette jeune pousse pour en faire quelque chose. Les tests étaient les tests et ce gamin semblait appartenir à la garde d’Absynte alors il y resterait. Elle avait même poussé jusqu’à braver la demande d’Eryn pour en parler directement avec Ezarel. Ce dernier n’avait pas été très réceptif à sa détresse, il s’était défilé car il connaissait l’avis d’Eryn sur la question. Il avait même semblé s’amuser de la situation.
Fulminant au souvenir de ce nouvel échec pour faire renvoyer le gardien, elle cessa de penser aux déboires qu’il lui avait fait vivre. Cette fois, ce serait diffèrent. Il y avait eu des blessés parmi l’escadron, et on ne jouait pas avec la sécurité. Son dossier serait en acier et elle obtiendrait gain de cause. Elle commença par rendre visite à la gardienne ayant été blessée à l’infirmerie, il fallait qu’elle s’en fasse une alliée. Ayant déniché une bouteille d’hydromel, elle avançait presque gaiement. Toquant délicatement à la porte, elle se permit d’entrer pour constater que la gardienne était entourée par de nombreuses camarades déjà toutes ivres. Elle consulta la position du soleil par l’ouverture d’une fenêtre. Il devait être quinze heures à tout casser. Elle soupira avant de s’avancer.
« Mae Govannen, sœurs Obsidiennes. »
Elles se retournèrent, quasiment à l’unisson, pour inspecter l’intruse qu’elle devait représenter. Voyant qu’elle n’était qu’une Absynte, leur intérêt décru sensiblement avant que l’une d’entre elles ne remarque la bouteille qui se nichait dans ses bras. Saisissant l’occasion, la gardienne Absynte l’offrit comme présent à la convalescente en sollicitant une entrevue.
« Aucun problème pour moi. Vous pouvez nous laisser, je vous revois plus tard. »
Ses consœurs, tout d’abord déçues d’être congédiées, reprirent du poil de la bête en comprenant que tout n’était que partie remise. Elles saluèrent bruyamment en sortant de la pièce.
« J’aurais besoin d’un témoignage de votre part. »
L’Obsidienne un peu pompette leva un sourcil inquisiteur.
« C’est à quel sujet ?
- Vous savez, les armes responsables de votre blessure. »
Elle désigna du menton le bras en écharpe de la blessée.
« J’ai besoin de votre témoignage pour inculper le fautif.
- Ça ? Mais c’est rien du tout. Je vais vite m’en remettre et, au final, on s’est plutôt bien amusés. Ça change des missions trop faciles pour sûr. »
Figée, la responsable des Absyntes pensa tout d’abord avoir mal entendu. Mais après moult débats, elle n’obtint finalement rien de l’Obsidienne. La rage dans l’âme, elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de ça, vu que tout le monde semblait au courant pour l’incident.
Elle partit vers le Verger aux Mandragores d’un pas décidé pour rencontrer Eryn.
« Eryn, il faut que je vous parle. »
La petite fée verte sembla un peu agacée de la voir. Elle devait deviner le sujet de sa visite.
« Nous n’allons pas encore en parler, Lucia. Mon avis reste le même.
- Mais enfin c’est grotesque ! Devons-nous attendre un mort pour nous décider à le chasser ?
- Personne n’est mort. Certes, il y a eu des blessés. Mais, que cela nous serve de leçon. Il n’est pas fait pour ce genre de travaux.
- Mais pour quels travaux est-il donc fait ?! »
Une lueur de malice traversa les yeux de la fée soudainement devenue souriante.
« Eh bien, c’est une excellente question que tu poses là. »
La gardienne se renfrogna, ce ton ne lui disait rien qui vaille. La fée voletait autour d’elle en poursuivant son discours d’une voix de miel.
« Corrige-moi si je me trompe mais c’est bien toi qui est en charge de cette recrue, non ? »
Sentant son nez se renfrogner, la gardienne garda obstinément le silence. Oui, c’était elle qui avait hérité de ce boulet et non, elle ne le crierait pas sur tous les toits. Depuis ce jour, elle n’avait plus pu s’occuper d’une seule recrue tellement cet idiot accaparait son temps. Elle repensa songeuse à ses anciennes recrues, si douées. Laissant échapper un long soupir, elle capta l’air inquisiteur d’Eryn. Elle attendait toujours la réponse à sa question.
« Oui, avoua-t-elle à contre cœur. Oui, c’est moi qui suis en charge de Douglas. »
Sa voix se fit grinçante au moment de prononcer le nom de son cadet. Elle se pinça les lèvres avant de laisser échapper sa rancœur.
« Même son nom ne m’inspire pas ! Comment voulez-vous que je m’en occupe ?! L’alchimie ne peut pas se faire entre nous ! C’est au-dessus de mes forces ! »
La fée toujours si rieuse se renfrogna brutalement. Fervente défenseuse de l’unité de l’Absynte, elle ne supportait pas la dissension.
« Si tu n’es pas capable de faire un avec les membres de ta propre garde alors c’est peut-être toi qui devrais en partir. Je te laisse trois jours pour prendre une décision. T’occuper de cet enfant ou décider que tu es trop bien pour ça. Être si bornée est un vice Lucia. »
Pantoise, la gardienne ne sut quoi répondre.
« De toute la garde Absynte, non, de toute la garde d’Eel, tu dois être celle qui le connait le moins. J’ai confié ce cadet à tes soins, non pas pour que tu l’évinces mais pour que cette pousse puisse grandir en sécurité. »
Grandir en sécurité ? Comment pouvait-elle dire ça alors que c’était justement lui la cause de l’insécurité permanente. Rageuse, Lucia mit fin à la discussion en sortant de la pièce où elle se trouvait. L’écho de la voix d’Eryn lui parvint néanmoins un peu trop clairement. Elle avait trois jours pour réfléchir, pas un de plus.
Ses pas la menèrent au centre d’Eel, cela faisait de nombreuses années qu’elle avait quitté les dortoirs communs. Déverrouillant sa porte d’un geste devenu réflexe, elle pénétra au sein de sa demeure l’air sombre.
« M’man ! »
Une petite créature surexcitée sauta sur une de ses jambes. Un sourire resplendissant remplaça immédiatement le mécontentement alors qu’elle soulevait l’enfant dans ses bras en l’embrassant bruyamment. Des éclats de rires résonnèrent dans le hall d’entrée conférant soudain une certaine chaleur à l’endroit. De sa main de libre, la gardienne fouilla dans son sac pour en sortir un petit paquet.
« Des ‘zakies ! »
La petite demoiselle avait le nez bien plus fin qu’elle, gène hérité de son père, un homme loup fin limier. Elle dut lui rappeler que les biscuits ne seraient à elle qu’après un lavage de mains en règle mais n’eut pas le temps de finir sa phrase que la petite louve gambadait en direction de la salle de bain. Lucia laissa échapper un nouveau soupir, elle se sentait très lasse. Elle aurait beaucoup à réfléchir ce soir quand sa fille serait au pays onirique.
Sa fille endormie sur ses genoux, elle regarda l’assiette vide. Sa petite louve avait un appétit d’ogre. Si elle quittait la garde, elle n’aurait plus de quoi subvenir correctement à ses besoins pendant un temps. Ce n’était pas envisageable. Passant doucement ses doigts dans les cheveux de l’enfant endormie, elle chantonna une berceuse ancienne. Sans doute autant pour se rassurer elle-même que pour bercer sa fille déjà paisible.
« M’man ! M’man ! »
La mère en question ouvrit un œil embrumé, elle s’était endormie sur la table de son salon.
« Oui, ma Léyna ?
Baillant sans retenue, elle ne mit que quelques secondes à se rendre compte que le soleil était bien trop haut. Une soudaine montée d’adrénaline la fit se redresser au garde à vous avec sa petite au bout des bras qui riait comme une folle. Elle les prépara toutes les deux en un temps record mais alors qu’elle allait sortir la petite poussa un couinement mécontent.
« Au r’voir ! »
Figée, la gardienne rebroussa chemin vers le salon. Un portrait peint trônait dans son salon. Le portrait d’un bel homme loup avec qui elle avait partagé bien des années de sa vie. Bien trop peu, au final.
« Au r’voir P’pa ! »
Agitant ses bras, la petite montra la porte d’un geste décidé, il était temps d’y aller.
Après avoir déposé sa Léyna à la garderie, elle déambula aux alentours du QG sans oser y pénétrer. Elle savait déjà quelle réponse elle devait donner. Elle devait accepter de s’occuper du fauteur de trouble. Plaquant ses mains sur son visage, elle se laissa tomber sur un banc.
Quelque chose n’allait pas chez elle, ou peut être bien était-ce chez lui. Il y avait quelque chose qui la repoussait. Qui l’empêchait de prendre soin de ce jeune homme pataud qui autrefois ne lui aurait fait ni chaud ni froid. Les paroles d’Eryn lui revinrent en mémoire, elle était celle qui le connaissait le moins. C’était fort possible.
Elle ne donnerait pas à Eryn sa réponse aujourd’hui, il lui fallait encore du temps.
Le lendemain, elle décida de rendre visite à un de ses anciens cadets. Un elfe taquin qui a son époque lui avait causé bien des tracas mais pour qui elle avait toujours éprouvé beaucoup d’affection.
Son premier cadet.
Il n’avait jamais quitté les dortoirs communs malgré la tendance majoritaire des elfes à préférer les endroits plus boisés ou moins agités. Elle toqua à sa porte et fut accueillie avec joie dans les instants qui suivirent. Il lui servit une infusion revigorante et lui parla de tout et de rien avant de finir par lui poser la question qu’elle redoutait.
« Je parle, je parle mais pourquoi es-tu venue me voir ? »
Elle avala lentement une goulée de son breuvage avant de répondre prudemment.
« Il semblerait que je sois dépassée.
- Dépassée ? Ce n’est pas par ce que tu vas sur tes trente-quatre ans que ta date de péremption est dépassée voyons. »
Elle lui jeta un regard noir alors qu’il ricanait de façon à peine dissimulée. Ça n’aurait pas dû l’étonner, elle l’avait pris sous son aile dix auparavant et il n’avait pas changé. Voyant que ça n’amusait pas sa convive, il cessa de rire assez rapidement.
« Je pense que quelque chose cloche. Je n’arrive plus à former des jeunes.
- Impossible. Tu es une des plus jeunes à avoir occupé ce poste à l’époque. Ça fait dix ans que tu fais ça. Tu connais ce rôle sur le bout des ongles.
- Je n’ai pas fait ça dix ans. »
Un silence gêné prit place dans la chambre.
« Tu sais très bien que c’est mon premier cadet depuis un long moment. Peut-être trop long.
- Ça n’empêche que...
- Je vais sans doute devoir quitter la garde.
- Inepties ! Le fait que tu ne puisses pas gérer un cadet n’a rien à voir avec...
- Eryn m’a posé un ultimatum, demain je dois lui donner ma réponse. M’occuper de ce cadet ou partir. »
Le jeune elfe serra les poings.
« Je vais aller lui parler.
- Inutile, je pense qu’elle a raison. Je ne suis plus faite pour ça. »
Il tenta de la faire changer d’avis par bien des manières. Mais finalement, sa décision était prise et c’est ce qu’elle annonça à Eryn le lendemain.
« Je vous remercie pour toutes ces années où vous avez pris soin de moi. »
Elle s’inclina légèrement devant le visage sidéré d’Eryn. La fée voletait comme un électron libre.
« Qu’est-ce que tu dis ? Tu as bien réfléchi ?
- Je suis certaine de ma décision. »
La fée qui semblait très agitée se figea un instant.
« Très bien, j’accepte de recevoir ta décision après une dernière demande. »
Étonnée, la gardienne accepta d’écouter la requête.
« Ce travail te sera rémunéré comme tu l’es actuellement. A la suite de celui-ci, tu pourras réintégrer tes fonctions si tu le souhaites.
- Quel travail ? »
Un soupçon de méfiance commençait à germer.
« Le travail sera effectif dès ta sortie de la pièce pour une durée de quinze jours.
- De quoi est-il question ?
- Ne sois pas si méfiante et garantis-moi que tu accepteras. Ensuite, je te dirais de quoi il est question.
- Je refuse. »
Maintenant clairement énervée, la petite fée montra clairement son agacement.
« Il suffit ! C’est pour ça que tu dois accepter ! Tu dois cesser cette méfiance excessive ! Je t’ordonne d’accepter ! »
Décidément, la fée n’avait jamais su se contrôler. Redoutant une quelconque sanction, Lucia fini par obtempérer à contre cœur. Ce ne fut rien à côté de sa réaction en apprenant sa nouvelle mission.
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« Toi, gronda-t-elle. Si tu crées le moindre problème durant ces quinze prochains jours, je te pendrais aux remparts d’Eel. »
Livide, le jeune garçon la regarda avec terreur. Pas plus qu’elle, il n’avait eu le choix quand Eryn avait ordonné qu’il vienne séjourner chez elle pendant quinze jours.
« Si tu abimes ma maison ou que tu touches à ma..., je... »
Elle poussa un cri dément en serrant ses poings au point d’en couper la circulation.
Il fallait qu’elle se calme, sa fille allait bientôt rentrer. Elle inspira le plus sereinement possible avant de sentir la colère la foudroyer. Eryn. Eryn. Eryn. Elle s’était fichue d’elle, il aurait dû être illégal qu’une telle peste détienne un tel pouvoir décisionnaire. Le pire dans tout ça, c’était que même si elle décidait d’aller consulter Ezarel, elle était certaine qu’il approuverait en riant. Pas un pour rattraper l’autre.
Elle n’imaginait pas encore à quel point les quinze prochains jours bouleverseraient sa vision des choses.
Absynthe, deuxième partie, devenir.
Absynthe, deuxième partie, devenir.
Il arrive parfois que l’on veuille disparaitre sous terre ou bien dans un trou de souris. Qu’on souhaite devenir invisible. Malheureusement, dans la majorité des cas, quand ce genre de sentiment se présente on est forcé d’affronter ce que l’on craint. Mais ce que l’on redoute ne se finit pas forcément de la pire des façons.
Il se tenait debout au beau milieu d’un salon meublé avec simplicité, seuls quelques crayons de couleur venaient désordonner l’impression d’ordre militaire. Il n’osait pas bouger un cil, de peur d’engendrer un raz de marée de colère de la part de son hôte. La fureur qu’il pouvait sentir émaner lui suffisait amplement. Cela faisait maintenant un an qu’il tentait d’intégrer la garde Absynte comme un membre à part entière. Il essuyait échec sur échec. Il pensait avoir enfin trouvé une utilité mais, encore une fois, il avait échoué.
Ses yeux suivaient les déplacements répétitifs de sa tutrice avec anxiété. Il n’avait jamais su quoi faire pour qu’elle l’accepte. Dès le début, il avait eut l’intime conviction qu’elle le détestait. Cette impression s’était renforcée au fur et à mesure qu’il avait enchainé les erreurs. Il se souvenait encore du jour où il était venu à Eel dans le but de prêter ses forces à la nation. Son esprit était plein de rêves et de promesses, il se sentait fort. Au jour d’aujourd’hui, il ne se sentait plus grand-chose. Il n’était qu’un idiot forcené qui tentait de conjurer son destin en refusant de voir en face son incapacité.
Un profond soupir le tira de sa rêverie, sa tutrice semblait désespérée.
« Suis-moi. »
Il s’exécuta sans broncher alors qu’elle l’emmenait vers une pièce fermée. Il y avait deux clés pendues à un clou en hauteur. L’une d’elles servait à déverrouiller la dite porte qui s’ouvrait sur une pièce vide. Il fronça légèrement le nez en humant une odeur de moisissure et de poussière. Il n’y avait qu’une grande armoire en bois adossé sur le mur du fond, comme si elle allait s’écrouler sous son propre poids.
« Tu dormiras ici. »
Il sentit ses poils se hérisser à l’idée de passer pas moins de quatorze nuits dans ce trou en décrépitude.
« Ici ? »
Sa voix était blanche mais les yeux de sa tutrice excluaient toute rébellion quant à son sort. Il dormirait dans cette pièce et n’avait pas voix au chapitre. Il déposa son sac dans un coin en poussant un soupir lamentable. Quelque chose de dur et rêche lui atterrit sur le crâne alors qu’il se lamentait.
« Voilà deux couvertures. Si tu as besoin de nettoyer, sers-toi dans le placard du couloir. »
Elle tapota du doigt une porte voisine à sa nouvelle chambre puis fit volte face sans un mot. A nouveau, il soupira et entassa ce qui lui servirait de lit au dessus de son sac le temps de faire un brin de ménage. Il était en train de balayer quand, par la porte de son antre, était apparue une enfant.
« Êtes qui ? »
L’enfant suçait distraitement un de ses doigts, recouvert d’une substance collante, en analysant le nouveau venu.
« Je suis... Douglas. »
L’enfant s’approcha sans crainte de lui avant d’ouvrir ses bras en grand.
« Po’te moi Ouglas ! »
Regardant de tous les côtés, le cadet douta sincèrement que ce fut une bonne idée. A vrai dire, il ne savait même pas ce que cette enfant faisait là. Cédant devant les yeux brillants du chaton, il la souleva délicatement alors qu’elle passait ses petits bras autour de son cou. Il resta ainsi en réfléchissant à ce qu’il allait bien pouvoir faire de ce petit chat et redoutait l’idée que sa tutrice l’attrape et l’accuse de faire rentrer tout le voisinage dans sa demeure.
« C’est quoi ton nom ?
- Eyna.
- Éïna ? »
La petite hocha vigoureusement de la tête. C’est dans le dos de l’innocente créature qu’est apparue la dragonne maitresse des lieux. Son regard de braise frappa Douglas de plein fouet alors que son épiderme l’alertait d’un danger imminent. Il resserra instinctivement ses bras autour de la petite qui, à son grand étonnement, articula quelques syllabes qu’il n’était pas sûr de comprendre.
« M’man ! »
Gigotant soudainement comme une diablesse, elle sauta de ses bras jusque dans ceux de sa mère. Ébahi, il énonça une vérité évidente.
« Vous avez une fille ? »
La petite frottait sa tête contre celle de sa mère avec une joie éclatante. Satisfaite de son câlin, elle releva la tête vers le jeune homme en le montrant d’un doigt potelé.
« Est Ouglas M’man ! »
Il pouvait apercevoir la fureur apparaitre puis disparaitre selon les instants alors que sa tutrice adressait la parole à sa fille ou bien le regardait. Il ne se doutait pas un instant que celle qu’il avait toujours redoutée était une mère au foyer. A vrai dire, il ne savait pas grand-chose de sa vie. Simplement qu’elle avait cessé ses activités au sein de la garde pendant quasiment deux ans avant de revenir. Moment où elle avait eu l’immense infortune de le prendre comme cadet.
Espérant briser un peu la glace et dégeler la situation, il hasarda une nouvelle remarque qui se voulait d’un ton joyeux et engageant.
« Votre mari est un hybride de félin ?
- Mon mari était un loup, pas un chat. »
Cette phrase aurait pu l’empoisonner sur le champ si elle avait été prononcée par un enchanteur. Livide, il tenta de s’excuser avant d’apprendre que le dit mari en plus d’être un loup était également décédé. N’osant plus prononcer un mot, il se recroquevilla sur lui-même.
« P’pa est ‘ci. »
L’enfant montrait du doigt l’autre bout du couloir, sans doute le salon. Pendant un instant, il décela une profonde tristesse dans le regard de la gardienne. Instant qui s’envola aussitôt.
« Tu ne dois pas venir ici, ma Léyna. »
Elle fit une pause avant de prononcer le nom du jeune homme, sur un ton qui frôlait le dégout.
« Douglas va rester ici quelques temps et après il repartira dans sa maison. D’accord ? »
La douceur du ton employé le surpris. La petite acquiesça simplement avant de se débattre pour retourner sur le sol et courir jusqu’à l’autre bout de la maison. Sa tutrice le jaugea du regard un moment, avant de repartir en lançant une phrase, le dos tourné.
« Le repas sera servi à dix-neuf heures. Une minute de retard et tu ne manges pas. »
C’est sur cette dernière note chaleureuse qu’elle le laissa aménager sa chambre du mieux qu’il le put. Le repas se révéla plus agréable qu’il l’avait espéré, la petite louve était un puits sans fond de bonne humeur. Chantonnant à tue-tête et arrachant rires et sourires aux deux adultes attablés. Qui plus est, la maitresse de maison se révéla être une brillante cuisinière, ce qu’il ne manqua pas de faire remarquer même si elle fit mine de n’avoir rien entendu.
Trois jours passèrent sans anicroche, il ne faisait rien et elle tolérait sa présence. Il jouait beaucoup avec la petite, qui se faufilait dans sa chambre à la moindre occasion. Mais, il tentait de le dissimuler à sa mère car cette dernière ne semblait pas voir leur complicité d’un bon œil. Quand sa tutrice était sortie, il avait pris le temps d’observer le visage de celui qui avait été son mari. Il avait l’air doux et souriant. Ce qui l’avait le plus étonné, c’était un tableau de taille plus modeste, où l’homme loup était représenté avec sa femme. Cette dernière rayonnait comme jamais Douglas n’aurait pu l’imaginer.
Il appréciait ce calme, loin des dortoirs collégiaux où il n’osait pas parler avec les autres membres. Il se languissait tellement d’être un vrai membre de la garde, d’avoir des sujets de discussion avec ses camarades. Simplement d’exister en tant que gardien plutôt qu’en tant que moins que rien.
Le quatrième jour, il entrouvrit les yeux d’un seul coup alors qu’une quinzaine de kilos s’abattait sur son estomac dans une violence sans nom. Le souffle coupé, il agrippa son ventre dans un couinement plaintif.
« Jour Ouglas ! »
Léyna semblait prise d’une certaine fascination pour le jeune homme qui occupait la pièce du fond. Seulement voilà, le jeune gardien ne savait pas trop quoi faire de cet attachement. Il était compliqué pour lui de s’occuper de l’enfant dans le dos de sa mère.
« Bonjour Léyna. »
Un coup d’œil vers le soleil levant lui a confirmé que l’heure était bien trop peu avancée pour son organisme.
« Tu ne devrais pas dormir ? »
La petite a secoué la tête en signe de dénégation et il s’est résolu à enfiler un t-shirt par-dessus son short de nuit pour se rendre au salon, la petite louve lovée dans ses bras. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver sa tutrice sur la table, en pleine préparation d’une décoction inconnue. Il n’avait jamais vu sa tutrice comme une Absynte. Pour cause, il ne l’avait jamais vu préparer aucune potion ni même discuter d’enchantements ou de l’utilisation des pierres précieuses. Léyna commença à s’agiter dans ses bras. Il posa son doigt sur ses lèvres pour montrer à l’enfant de ne pas faire de bruit et observa en silence. De la poudre de rubis, des perles d’énergie, de l’écorce de saule chanteur et de l’eau purifiée. Des alambics et des fioles de toutes sortes de formes.
Il essaya de deviner quelle sorte de potion elle était en train de préparer. Tous ces éléments rassemblés l’orientaient vers une potion de protection ou de renforcement. La force du soleil pour la poudre de rubis, la puissance des perles d’énergie, la protection de l’écorce et la pureté de l’eau. Il murmura sans s’en rendre compte.
« C’est une potion de vie, je dirais même une potion d’accouchement. »
Sa tutrice redressa la tête en sursaut tout en le dévisageant. Pour une fois, elle ne le foudroya pas du regard alors qu’il portait sa fille. Non. Elle l’observait avec une curiosité mêlée de scepticisme.
« Comment sais-tu ça ? »
Il resta silencieux, ne sachant pas quoi répondre.
« Tu as déjà confectionné des potions ? »
Il secoua la tête. Son savoir était purement théorique. Rien de concret.
« Tu sais ce que c’est ? »
Elle lui tendit un bocal remplit d’une fumée rose et vaporeuse. Il observa avec admiration ce qui se présentait devant ses yeux.
« Du souffle de fée.
- A mon humble avis, les origines de ce nom sont bien obscures. Aucune fée ne peut exhaler quoique ce soit de ce genre. Il s’agit...
- D’une émanation de gaz qui se trouve dans les confins d’un désert Eldaryen. »
Il n’en revenait pas de voir une substance aussi rare. Il avait lu de nombreux livres sur les éléments alchimiques et il se souvenait d’un ouvrage en particulier où il était question des substances les plus difficiles à se procurer. Le souffle de fée y figurait comme un de ces matériaux rares.
« Comment l’avez-vous obtenue ? »
Elle semblait réfléchir à si elle devait ou non lui répondre. La tête appuyée dans le creux de sa main, elle finit par lui donner une explication sur un ton détaché.
« Je suis allée la récupérer moi-même dans ce fameux désert. J’ai approvisionné le laboratoire d’alchimie et j’en ai gardé en moindre quantité pour mon usage personnel. »
Ses yeux brillaient d’admiration. Il avait entendu des tonnes de récits sur les explorateurs de l’Absynte partis aux quatre coins du monde pour récupérer des denrées diverses et précieuses au péril de leurs vies.
« Vous êtes une Collectionneuse d’arcane ? »
Un sourire fade s’est dessiné sur les lèvres de la gardienne à la mention de ce titre.
« Ce temps est bien loin derrière moi.
- Racontez-moi. J’aimerais vraiment entendre ce que vous avez pu faire et vivre. »
Pour la première fois, ils discutèrent sans gène ni colère. De maitre à élève. D’un membre de la garde Absynte à un autre membre tout aussi égal. Douglas ne s’en était jamais aperçu mais il disposait de compétences peu communes. Il disposait d’une culture alchimique digne d’un Détenteur de savoirs. Il connaissait les éléments chimiques sur le bout des doigts et disposait d’un don inné pour deviner l’utilité d’une recette en analysant ses ingrédients.
La semaine défila sans qu’il la voie passer. Sa tutrice décida de le mettre à l’épreuve sur de nombreux sujets, de jour en jour plus complexes. Renforcement musculaire, décuplement de force, protection contre l’hypnose et l’intrusion mentale... A chaque fois, bien que ses réponses ne fussent pas toujours parfaites, il s’illustra de belle façon par ses réflexions poussées. Elle testa aussi ses connaissances en géographie, au sujet de la flore et la faune, à tous ces sujets qu’il maitrisait sur le bout des ongles grâce à ses recherches. Il se montrait de plus en plus exalté face à cette avalanche de connaissances nouvelles.
Quand la veille du quinzième jour montra le bout de son nez, le jeune gardien sentit un drôle de sentiment l’envahir. Il n’y avait d’ailleurs pas que lui, la petite Léyna semblait boudeuse et sa tutrice était plongée dans le mutisme depuis le lever du soleil. Elle n’avait pas daigné lui adresser la parole une seule fois. Cette ambiance morne le faisait redouter le pire, il allait sans doute être chassé des Absyntes. Il avait fait bien trop d’erreurs et ce n’était pas ses maigres connaissances qui allaient faire basculer son destin. Il reprenait contact avec ce qu’il était vraiment. Ces derniers jours avaient été agréables mais ce n’était qu’illusion. Sa tutrice avait du se rendre compte qu’il n’était pas digne d’entrer dans le rang. Il se recroquevilla sur sa couverture en songeant au lendemain.
L’enfant loup toqua fébrilement à sa porte au moment du repas.
« Ouglas ? »
Il lui tendit les bras et elle s’empressa de s’accrocher à son cou.
« Va pa’tir ? »
Il lui grattouilla les oreilles en prenant un ton joyeux.
« Oui mais je reviendrais te voir. D’accord ? »
Pas très convaincue, la jeune demoiselle se contenta de pousser un petit grognement pour approuver l’idée. La voix de la maitresse de maison se fit entendre pour rappeler l’heure du diner. Là encore, l’ambiance fut des plus étranges. Les échanges se limitaient à des syllabes, même Léyna ne semblait pas décidée à faire la conversation. Une seule phrase fut prononcée.
« Demain matin nous irons voir Eryn. »
La phrase pouvait ressembler à une simple énonciation de fait mais il ne s’y trompait pas, c’était bien un ordre. Sirotant sa soupe sans faim malgré l’odeur appétissante, il finit par aller se coucher après avoir débarrassé.
La nuit fut rude. Il se tournait d’un sens puis d’un autre pensant tantôt à des potions, tantôt à sa tutrice. Il avait largement changé d’avis sur elle. Elle ressemblait toujours autant à un dragon mais il pouvait maintenant voir la gardienne expérimentée qu’elle était. Elle avait accepté ces derniers jours de lui transmettre des connaissances qui lui faisaient honneur. Il avait compris à quel point elle avait dû parcourir le monde. Faire preuve de courage et de débrouillardise. Maintenant, il rêvait de faire comme elle. C’est sur cette dernière pensée qu’il avait fini par rejoindre le pays des songes.
« J’ai pris ma décision. »
Eryn regardait la gardienne avec au moins autant d’anxiété que lui et ce n’était pas rien. Il n’avait plus qu’à croire en sa chance.
« J’ai passé les derniers jours à réfléchir. Et, je sais maintenant que ma décision était la bonne. Je ne suis plus en capacité de m’occuper d’un cadet. »
Le monde s’est écroulé autour de lui alors qu’il entendait ces mots. Elle ne voulait pas de lui.
« Je ne pense plus être en capacité d’enseigner, pour le moment. J’ai encore besoin de prendre du recul sur mes expériences avant de pouvoir m’ouvrir convenablement à l’autre. »
Comme à son habitude face au stress, Douglas se sentit rapetisser alors qu’il se recroquevillait.
« Néanmoins, je dois te donner raison sur un point, Eryn. »
La petite fée voleta, un air interrogatif sur le visage, bien qu’encore un peu tendue.
« De tous les membres de la garde, je devais être la personne qui connaissait le moins mon propre cadet. Ces quinze derniers jours ont été une agréable découverte. J’avais exclu sans le savoir le chemin le plus adapté à Douglas sur la base de mes propres jugements de valeurs. »
Se tournant vers lui, elle adopta un air solennel.
« Je m’en excuse, Douglas. A cause de mon incompétence à t’évaluer, je t’ai fais gâcher près d’une année alors que tes capacités aurait pu être mieux employées. Je pense qu’à présent, je sais vers quelle voie t’orienter, sans me tromper. »
Des frissons parcouraient ses bras. Elle n’avait pas besoin de s’excuser, c’était insensé.
« Mon dernier devoir de tutrice à ton égard sera de t’affecter officiellement aux Collectionneurs d’Arcanes. »
Il se sentit à la fois lourd et trop léger pour tenir droit. Son esprit fusait en tous sens. Il devait avoir mal entendu. La fée Eryn se positionna devant la gardienne.
« Et toi, que comptes tu faire ? »
Un sourire aux lèvres, Lucia prit la parole d’un ton plus sûr qu’elle n’en avait eu depuis des années. Elle semblait se sentir bien plus en paix avec elle-même.
« Je vais quitter la garde. Je vais continuer d’élever ma fille et je travaillerais à mon compte. Je vous remercie pour toutes ces années et le soutien que vous avez apporté à ma famille que ce soit lors de la mort de mon mari ou lors de mon accouchement. Je n’ai pas suffisamment de mots pour exprimer ma reconnaissance mais je sens qu’il est temps pour moi de me retirer. »
Eryn garda le silence avant de l’informer qu’il lui faudrait en informer directement Ezarel. Elle semblait désemparée, sans doute n’avait-elle pas imaginé cette issue se réaliser. Douglas, lui, ne savait pas quoi en penser. C’était un tel gâchis pour lui de ne pas avoir une gardienne si expérimentée comme tutrice maintenant qu’il avait enfin fini par établir un lien avec elle. Il ne comprenait pas son choix. Il avait ressenti ces derniers jours une alchimie qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. C’est ainsi qu’ils se séparèrent après un bref au revoir. On lui désigna un nouveau tuteur et après quelques mois de formation, il fut désigné pour partir en expédition vers de lointaines contrées.
Il ne se sentait pas prêt. Il avait encore peur d’échouer et ses pas le menèrent inconsciemment jusqu’à la demeure de son ancienne tutrice. Il hésita avant de toquer, tout en se demandant de quoi il allait lui parler. La porte s’ouvrit sur une silhouette connue qui bondit dans ses bras avec bonne humeur. Une voix résonna à l’intérieur en sermonnant la petite imprudente qui avait osé ouvrir à un inconnu.
« Mais M’man, c’est Ouglas ! »
Elle parlait nettement mieux que quelques mois en arrière mais avait toujours autant de fougue. Lucia se présenta à la porte en le dévisageant. Il la salua et elle fit de même alors qu’ils se regardaient en chien de faïence.
« J’ai entendu dire que tu partais en mission aujourd’hui. »
Il hocha la tête mollement.
« Dans ce cas file d’ici et va te préparer. Et surtout évites de te faire tuer. N’importe quel idiot serait capable de survivre aux terres marécageuses et tu ne fais pas exception. »
Elle attrapa sa fille et sans même lui dire au revoir, elle lui claqua la porte au nez.
Étonné par cette rudesse mêlée d’attention, il se dit finalement que ça correspondait drôlement bien à la dragonne dont il se souvenait. Il éclata de rire avant de faire demi-tour vers le QG pour se préparer comme elle lui avait demandé. A son retour de mission, il retourna à nouveau la voir.
« Qu’est-ce que tu veux ?
- Vous devriez revenir. »
Immanquablement, après chacune de ses missions, il lui répétait encore et encore cette même phrase. Et immanquablement, elle finissait par lui claquer la porte au nez. Il déposait ensuite un élément recueilli pendant ses voyages devant le pas de la porte et repartait. Une année entière parsemée de missions et de claquements de porte se déroula. Et c’est sans prévenir qu’un jour sa réponse différa légèrement.
« Encore toi ? J’imagine que tu rentres encore de mission.
- Vous devriez revenir dans la garde, Lucia.
- J’y songerais quand Léyna sera plus grande. »
Un sourire de benêt avait fleurit sur le visage de Douglas alors que la porte claquait à nouveau. Un sourire porteur d’espoir. Ce jour là, c’est une fiole de souffle de fée qu’il déposa avec gratitude. Peu importait maintenant la première année de tutorat et ses erreurs, c’était au cours de quinze banals jours que sa destinée avait viré de bord. C’était grâce à elle qu’il avait fini par croire en lui. Elle qui n’aurait jamais encouragé un moins que rien, elle l’avait poussé vers l’avant.
Il arrive parfois que soient négligées certaines compétences qui nous sont propres. Il ne tient alors qu’à nous de les faire jaillir avec force pour qu’elles ne puissent plus rester invisibles. Il arrive aussi parfois qu’on ne soit pas ou plus capable de les percevoir de nos propres yeux. C’est dans ces cas là que tout n’est parfois que question de hasard.
Plus que le hasard, il suffit simplement que pour quelques instants une personne accepte de croire en vous et en ces potentialités que vous dégagez. C’est cette étincelle qui permet de découvrir les plus grands aventuriers. Il ne tient qu’à vous de la provoquer chez un autre.
La terreur Étincelante.
La terreur Étincelante.
Certaines choses subsistent dans l’ombre. Il est courant de croire que des monstres se cachent dans ces recoins sombres. Ces monstres horrifiques qui symbolisent la terreur de l’enfance. Ces monstres dont personne ne veut confirmer l’existence et qui ne seront jamais que des illusions.
Ses tentacules s’enroulaient paresseusement autour du squelette de son repas, un poisson qui fut autrefois majestueux mais qui était maintenant réduit à l’état de cadavre sans grâce. Elle s’amusait à arracher les arrêtes, une à une, comme un enfant arrache les pétales d’une marguerite. A vrai dire, elle éprouvait un profond ennui du fond de ses douves.
Un ennui sans fin.
Nageant dans les eaux troubles, ses pupilles horizontales luisaient d’un éclat étrange, il lui fallait une nouvelle proie. Pas une proie stupide comme ce poisson, non, une proie plus intelligente et capable de lui résister. Il fallait qu’on l’occupe sans quoi elle allait finir par sombrer dans la folie malgré ce que pensait croire sa supérieure qui lui rétorquait constamment qu’elle n’allait pas en mourir.
L’eau vibrait de façon caractéristique, quand on pensait au Minaloo on en voyait la queue. Ses tentacules ondulèrent pour la porter jusqu’à la surface, elle n’aimait pas sortir de l’eau mais sa camarade bipède ne pouvait malheureusement pas la rejoindre sous la surface. Une gangue de froid s’abattit sur elle alors que son corps entrait en contact avec l’air vicié des sous sols. La renarde se tenait devant elle, attendant visiblement son rapport.
« Elgea, j’ai appris qu’une attaque avait eu lieu. De quoi s’agissait-il ? »
Ce ton princier était le seul qu’elle respectait, elle rampa un peu plus près de son interlocutrice sur le sol avant de se prosterner comme le voulait la coutume de son peuple. Son front reposant sur le sol poussiéreux, elle éprouvait une grande fierté à servir cette faery. Mais, même ainsi abaissée, elle surplombait de beaucoup la kitsune. Son buste à l’allure humaine mesurait à lui seul plus de deux mètres soixante dix et ses tentacules étaient au moins deux fois plus longs.
« Trois Lamias ont tenté de s’introduire par les douves. Il ne fait aucun doute qu’ils pensaient dérober de la nourriture. »
Sa voix était râpeuse et gutturale, elle n’avait pas l’habitude de parler à l’extérieur. Elle préférait largement communiquer sous l’eau qu’utiliser ses cordes vocales dans un environnement aussi sec. Trois furieuses créatures étaient enfermées dans des cages séparées, suspendues à la voute de pierre. Elle leur jeta un regard amusé, ils ne se souviendraient bientôt plus de rien.
« Ahaztu viendra plus tard pour s’occuper d’eux. Continue ta surveillance. »
Sur cet ordre, la kitsune rebroussa chemin pour remonter vers la surface. Il était hors de question que la sécurité des douves l’inquiète. Elgea veillait toujours.
Retournant sous la surface, elle observa les cages à travers le filtre trouble de l’eau. Étendant un bras visqueux, un sourire à l’aspect dérangeant étira ses lèvres alors qu’elle faisait basculer les prisons métalliques de droite à gauche. Ces abominables petits poissons avaient osé pénétrer dans sa demeure, elle regrettait presque qu’on efface la terreur qu’elle instillait dans le cœur de ses proies. Satisfaite du degré de peur dans lequel elle les avait plongés, elle se retira dans les profondeurs. Tout cela n’était qu’un jeu d’enfant, au final, elle ne leur avait rien fait de dramatique mais ils criaient déjà au meurtre. La renarde avait été la première personne qui ne la craignait pas. Elle était la seule personne à lui avoir donné une utilité. Observant ses tentacules à l’effrayant nombre de vingt, elle se plongea dans ses souvenirs.
Il y avait une éternité de cela, elle vivait dans un immense lac d’eau salée au centre des terres d’Eel. Un endroit charmant où nul pêcheur n’osait la déranger, quelques aventuriers téméraires étaient parfois venus pour lui rendre visite mais ils tapissaient le fond sableux. Avant cela, bien avant, elle avait vécut avec ses pairs dans les profondeurs des abysses d’une mer gigantesque. Elle avait décidé d’elle-même de s’éloigner des siens pour rentrer vers les terres. Sa sortie de la mer avait causé bien des émois chez les créatures terrestres mais elle avait suivit ses guides, des oiseaux migrateurs, à travers une forêt jusqu’à ce lac salvateur. Elle ne souhaitait pas se reproduire pour se permettre de vivre enfin une vie différente, elle souhaitait chasser, sentir le frisson de la traque. Elle avait été bien déçue de constater qu’aucune créature terrestre étant venue à sa rencontre ne pouvait lui faire face. C’était la renarde la première, elle avait réussit à la tenir en respect avec ses gardes. Elle avait joyeusement combattu trois géants avant de finir par perdre. Pour la première fois de sa vie, elle avait été vaincue.
Elle riait à ce souvenir, l’impertinence de cette kitsune qui lui avait proposé de l’embaucher ou de mourir. La surveillance secrète des douves souterraines, labyrinthe immense sous la cité d’Eel, était devenu son emploi à plein temps.
Quand on lui avait expliqué en quoi consisterait sa tâche, elle avait vraiment cru à cette histoire d’attaques incessantes. Pourtant, peu après sa prise de fonction les agressions avaient nettement diminuées. Elle avait alors dû se résoudre à trouver une solution, même si personne ne connaissait son existence, le fait qu’aucun ne revienne était visiblement suffisamment dissuasif pour les malfrats.
Elle s’était creusé la tête bien des jours durant avant de demander à la renarde de trouver un faery d’une espèce bien particulière. Elle était une créature ancestrale et ancienne, une géante terreur des mers, un Kraken. En conséquence, son esprit était un puits de connaissances sur un nombre incalculable de sujets, le seul bémol étant que sa mémoire devenait fort longue à consulter depuis quelques dizaines d’années. Tout cela importait bien peu, elle avait fini par trouver une solution durable en la personne d’Ahaztu.
Ces vibrations agréables, les pas de son Gommeur.
La pieuvre géante fit onduler ses nombreux appendices pour percer une nouvelle fois la surface. Sa voix rauque résonna presque agréablement alors qu’elle observait son fidèle compagnon. Une jeune créature quadrupède couverte de fourrure blanche, sa queue touffue balançait de droite à gauche énergiquement. Le plus surprenant était de se plonger dans le regard de la créature, ses yeux uniformément blancs ne possédaient pas d’iris, selon certaines légendes, ils percevaient un monde éthéré. Les pattes arrières d’un chien, les mains d’un singe, le visage d’une chouette et les oreilles disproportionnées d’un fennec. Cet amalgame que beaucoup trouvaient immonde, elle le trouvait fort charmant.
« Ahaztu, comment vas-tu, petit être ? »
C’était un jeune mâle, et comme la renarde, il ne la craignait pas. Bien au contraire, ils avaient fini par s’apprécier au fil du temps.
« On me sollicite beaucoup en ce moment, je m’occupe des espions capturés en missions ainsi que d’effacer les interrogatoires de leurs mémoires. »
Il a jeté un coup d’œil vers les cages, où les trois individus dévisageaient cette créature qui leur était inconnue.
« J’efface tout ?
- Oui, tout ce qui me concerne et leur idée grandiose de braquer notre quartier général. »
C’était ainsi qu’ils procédaient à présent.
Quand des petites infractions de ce genre arrivaient, ils renvoyaient chez eux les malfrats sans leurs souvenirs et envies de s’introduire là où ils ne devaient pas être. Si l’individu appréhendé était considéré comme une menace on lui effaçait seulement ses souvenirs de la kraken et il était emprisonné ou relâché puis suivi jusqu’à son repère pour initier des représailles. Sur ce point, le Gommeur était très utile, il pouvait découper les souvenirs avec précision et légèrement les influencer pour que l’ensemble reste cohérent.
Elle observa ses longs doigts recouverts de tâches rouge sang, tout son corps et ses tentacules en étaient parsemés. Sa peau visqueuse et froide était recouverte de ces marques de couleur allant de ce rouge vif au bordeaux. Bien que sa moitié supérieure ressemble fortement à un corps humanoïde, il suffisait d’un coup d’œil sur ses stigmates pour s’alerter. Quiconque n’étant pas de son espèce, et entrant en contact avec eux, souffrait le martyr. Ils étaient hautement urticants, ce qui expliquait les nombreuses rougeurs dont les captifs étaient recouverts. Par moment, elle aurait bien aimé caresser la fourrure du Gommeur. Contrairement à beaucoup de choses de la surface, elle ne trouvait pas la fourrure repoussante et c’était une envie qu’elle avait développée d’en toucher un jour. Qui plus est, cela lui fournirait l’occasion de se servir de ses bras. Elle s’était toujours demandé quelle utilité d’avoir deux appendices aussi courts alors qu’elle avait vingt tentacules immenses et flexibles à son service. Il n’y avait que les terminaisons nerveuses qui les différenciaient, tout semblait posséder une richesse de texture beaucoup plus poussée sous ses mains. La fourrure devait être une sacrée expérience à ressentir.
Elle plissa les yeux en observant plus attentivement la dite fourrure.
« Qu’est ce qu’il y a sur ton dos ? »
La créature tourna la tête à cent quatre vingt degrés pour voir de quoi il était question avant de répondre gaiement.
« C’est mon familier. Un Musarose, né il y a quelques jours. »
La pieuvre s’approcha avec précaution pour détailler la minuscule créature blanche dont les oreilles frétillaient. Elle semblait avoir une petite excroissance au niveau du bout de la queue, ça ressemblait aux maladies que développaient certains vieux krakens.
« Cette chose est-elle souffrante ? Sa queue a une drôle d’allure. »
Surpris, Ahaztu secoua se tête en signe de dénégation. Malgré son savoir immense, il y avait beaucoup de choses terrestres que la vieille faery ne connaissait pas.
« Pas du tout, c’est une caractéristique normale chez cette espèce. C’est un bourgeon qui deviendra une très belle rose. »
Une rose. La mi-invertébrée en avait déjà entendu parler, c’était une fleur dotée de nombreuses significations selon sa couleur. Le familier n’était pas plus gros qu’un tout petit bout d’un de ses ongles mais il était fort intéressant lui aussi.
« Puis-je en avoir un ? »
Ahaztu se redressa sur ses pattes arrières en posant ses mains simiesques sur ses hanches.
« Tu veux... un familier ?
- Et pourquoi pas ? Ne suis-je pas un membre de la garde étincelante ? Chacun d’entre vous à le droit à une de ces créatures et moi, je dois rester seule à m’ennuyer ici. »
Le Gommeur promis d’aller quérir la renarde à ce sujet en partant et laissa à nouveau la pieuvre seule alors que les trois prisonniers marchaient comme des possédés derrière lui. Son pouvoir était une chose bien fascinante elle aussi.
Nageant en rond vers le fond des douves, elle se prit à repenser à cette histoire de familier. Il en existait de toutes sortes, pourtant, on ne lui avait jamais proposé d’en adopter. Elle servait la garde étincelante depuis des années et personne n’avait jugé utile de lui tenir compagnie. Ce n’était pas les rares visites d’agresseurs ou celles à peine moins rares d’Ahaztu et Miiko qui trompaient son ennui.
Elle ne doutait pas que la demande agiterait les rangs de la garde étincelante. Et, en effet, l’après-midi même, un défilé se produisit dans son antre. Les pas vifs de la renarde, ceux plus feutrés d’Ahaztu, des pas légers qu’elle ne reconnaissait pas et un pas lourd, sans doute un faery imposant. Elle perça la surface prudemment, laissant immerger uniquement le haut de sa tête et ses yeux.
« Elgea, commença la kitsune. Je te présente Zaintzen, membre de la garde Absynthe et chef de la spécialité des dompteurs de fauves. C’est lui qui gère en collaboration avec Purreru l’approvisionnement des familiers pour les membres de la garde d’Eel. »
L’homme présentait une belle carrure, sa peau était écailleuse comme celle d’un lézard, elle voyait souvent des lézards grimper sur les parois de son antre. Ses pupilles, à l’inverse des siennes, étaient verticales.
« Vous m’apportez une petite créature blanche ? »
La tête d’Ahaztu dodelinait d’un côté à l’autre, elle devinait qu’on n’allait pas lui accorder sa requête. Soudain furieuse, elle éleva la voix provoquant de petites chutes de gravats alors qu’un grand dadais rouquin qu’on ne lui avait pas présenté se bouchait les oreilles en grimaçant.
« Je veux en avoir une. »
Son ton frôlait la menace, elle commençait à en avoir assez qu’on la traite elle-même comme un familier. Ces bipèdes ne devaient pas oublier qui elle était, on ne jouait pas avec un kraken sans mettre sa vie en jeu. Elle n’eut cependant pas l’occasion d’ajouter quoique ce soit car la renarde fit tonner sa voix à son tour.
« Ça suffit ! Cesse de te comporter comme une enfant. Penses-tu que j’ai apporté Zaintzen ici dans le but qu’il fasse ta connaissance ? Si tu n’es pas capable de rester calme, nous repartons. »
Cet ultimatum bien qu’ulcérant pour la pieuvre l’incita à rester silencieuse.
« Après de longues discussions, il est devenu évident que te confier un Musarose serait une idée désastreuse. Et ne recommence pas à râler, je te crois suffisamment intelligente pour comprendre que quand on fait plus de huit mètres, qu’on vit sous l’eau et qu’on est urticante on ne peut pas se permettre d’élever un minuscule familier vivant sur la terre ferme et qu’on risquerait de tuer d’un simple effleurement. »
Présenté de cette manière, il était évident que la renarde avait raison mais tout cela lui semblait tout de même injuste. Bougonnant, elle se prépara à retourner dans les profondeurs quand Miiko poursuivit plus calmement.
« Néanmoins, je peux prendre en considération qu’effectuer ton travail seule devienne pesant. Après avoir décrit tes caractéristiques à Zaintzen, nous sommes tombés d’accord sur le familier que nous allons te confier. »
Ses pupilles horizontales s’élargirent brusquement alors que son intérêt montait en flèche. L’homme posa une besace qu’il portait sur son dos et en sortit un œuf à l’allure d’escargot de mer, rose et rayé. Toutes les créatures marines lui étaient connues et son front commença à se plisser.
« Vous m’offrez un amuse gueule ? »
Agacée, la kitsune rétorqua de façon virulente.
« Ce que tu appelles amuse gueule est un familier respectable en devenir et je t’interdis formellement de le dévorer. Soit tu acceptes de t’en occuper, soit tu oublies totalement l’idée de posséder un familier et nous n’en reparlerons plus jamais. »
Ahaztu semblait lui dire de façon muette de ne pas continuer l’affrontement avec la chef de garde et d’accepter simplement la proposition. La renarde ne plierait pas et ne lui donnerait pas satisfaction avec un Musarose mais au moins elle ne serait plus seule. Soupirant longuement, elle fini par accepter la proposition.
« Que dois-je faire avec ça ?
- Zaintzen ne peut pas s’absenter indéfiniment de son poste, c’est pourquoi son second t’apprendra tout ce qu’il y a à savoir sur la meilleure manière d’élever un familier. »
Le rouquin s’avança de mauvaise grâce, il avait l’odeur de la mer collée à la peau, elle en aurait mis sa main à couper. Elle s’approcha elle aussi avant de respirer profondément, le gardien jeta un coup d’œil anxieux vers son chef mais la renarde le rassura d’un geste.
« Tu es un homme poisson. Quelque chose de venimeux. »
Impressionné, le rouquin répondit par l’affirmative.
« Je suis un Triton de la famille des Fugu. »
Elle ricana à cette idée, cette espèce était une des rares à pouvoir supporter son venin, ils avaient choisi la sécurité en employant cet homme.
« Bien. Commençons alors. »
Sans dire au revoir à ses hôtes, elle s’empara de l’œuf pour se retirer dans les profondeurs. Il était minuscule, une simple pression de trop et elle en ferait de la confiture d’algues. Dardant une langue pointue sur sa surface, elle se demanda combien de temps il mettrait à éclore et quel genre d’intérêt il pourrait bien avoir pour elle. Ces petits escargots, elle en avait mangé des milliers, il ne leur restait sans doute plus grand-chose à lui apprendre.
Elle sentit une ondulation se produire à la surface, l’homme-fugu venait sans doute de plonger. Il ne nageait pas comme les humains, il ondulait comme un des siens malgré ses jambes, un vrai membre de la famille de la mer. Au contact de l’eau, son corps s’était constellé d’écailles et quelques bulles s’échappaient de derrière ses oreilles. Il portait avec lui un sac de grande taille et s’était pratiquement entièrement dévêtu. Le tissu des terriens n’était pas fait pour les créatures aquatiques, c’était bien trop entravant et rêche.
« Tu sais utiliser tes ouïes, c’est bien. »
Sous l’eau, sa voix était comme transformée, presque mélodieuse. L’homme semblait un peu hagard, il massait ses oreilles avec raideur, sans doute cherchait il son souffle.
« Ça fait longtemps que je n’ai pas passé de temps sous l’eau, excusez-moi si j’ai un peu de mal. L’eau semble être très épaisse ici.
- Ce sont les résidus des pierres, le calcaire se diffuse dans l’eau. Tu t’habitueras, petit poisson.
- Itsasoa, c’est mon nom mais tout le monde m’appelle Soa. Et vous c’est Elgea, c’est bien ça ? »
Elle décrivit des ronds autour de lui, ce minuscule poisson à l’air délicieux. Son dernier fugu remontait à bien longtemps, elle aimait les agiter dans l’eau pour respirer la fragrance de leurs toxines. Voyant l’air effrayé de l’homme, elle cessa son petit jeu en se concentrant de nouveau sur la discussion.
« Oui, Elgea, confirma-t-elle distraitement. Que doit-on faire avec ça ? »
Elle exhiba l’œuf entre deux de ses doigts, il semblait tellement fragile.
Ouvrant son sac, le fugu sortit un appareil étrange lesté de pierres pour l’empêcher de flotter.
« C’est un incubateur, il suffit d’y déposer l’œuf et d’attendre tout au plus quelques heures.
- Cet appareil va le faire éclore en seulement quelques heures ?
- Oui, cette lumière bleutée est un stimulant. Elle pulse sa chaleur à rythme régulier afin d’activer la croissance. »
La pieuvre se mit à sourire en riant doucement.
« Je connais bien des krakens qui aimeraient en posséder un. »
Même si elle ne spécifia pas à quelle utilité, le gardien sentit un frisson parcourir son échine. Il n’avait que peu côtoyé les membres de la garde Étincelante mais jamais il n’aurait imaginé tomber sur un tel phénomène. A la limite mince entre monstre bestial et créature civilisée. La pieuvre s’appliqua à placer l’œuf dans son nid sans le briser ni abimer le matériel. Sitôt cette tâche effectuée, elle cessa complètement de bouger sous le regard étonné de son invité.
Le temps passa au rythme des courants alors que le triton luttait contre le sommeil. Il avait beaucoup de mal à s’habituer à cette eau qui le cernait et semblait si lourde à respirer. Bien qu’originaire des fonds marins, il avait trop pris l’habitude de cette eau immaculée et salée à son goût dans laquelle il trempait la nuit. Son bassin lui manquait cruellement, lui rappelant les quarante années bien passées de son corps et les courbatures de ses branchies trop accoutumées au luxe. Ses ancêtres riraient sans doute bien de lui.
« Il va éclore. »
Agitant fébrilement ses paupières, il observa l’œuf s’agiter soudainement en réponse aux paroles de la kraken. La carapace rose crissa en se déroulant lentement, sa taille sembla augmenter progressivement alors que l’entrée de la coquille laissait apparaitre une fine queue bleue. De petits bouts de nageoires d’un orange pâle dépassaient et commencèrent à s’agiter timidement.
« Donnez-lui un nom et il sera éternellement à vous, tant que vous voudrez de lui. »
Elle attrapa délicatement la coquille du bout d’un de ses tentacules pour observer la petite créature. Son venin n’avait aucun pouvoir sur une matière aussi hermétique, elle prit soin de ne pas toucher les quelques éléments apparents de son corps.
« N’importe quel nom ?
- C’est au maître de décider, il n’y a pas vraiment de bon ou de mauvais nom.
- Amuse-gueule, collation... Il y a tout un tas de noms très appropriés. Je pense que je vais néanmoins choisir celui d’Encas. Ce mot sonne d’une très jolie façon. »
Livide, le fugu ne put que regarder la pieuvre expliquer à son familier la définition de son nom. C’est avec une certaine appréhension qu’il laissa le nouveau né avec sa maitresse quand fut venue pour lui l’heure de repartir. Il insista lourdement sur le fait qu’il repasserait le lendemain pour évaluer l’état du Kiampu. Laissant un sac de bulles gelées à la géante des mers, il disparu à la surface.
Seule, elle soupira en pensant qu’il faudrait encore bien deux semaines à la petite créature pour devenir enfin d’une taille plus intéressante.
« Minuscule Encas, tu ne dois pas t’en faire. Avec ta taille, tu n’es d’aucun intérêt. »
Les Kiampus se mangeaient par dizaines et non pas à l’unité. L’intérêt gustatif et nutritif d’en dévorer un à la fois était inexistant. Néanmoins, elle aimait laisser planer le doute auprès du faery qu’on lui avait assigné. Savoir qu’elle allait avoir de la visite de façon journalière était une nouvelle réconfortante, elle s’ennuierait nettement moins en sachant que ses journées se démarqueraient les unes des autres. Grattant le sol pour y creuser un trou de petite taille, elle y déposa de la mousse et quelques bulles gelées pour son nouvel animal de compagnie. Tout d’abord méfiant, le bébé s’y installa confortablement avant d’y piquer un somme en suçotant son repas.
Des vibrations la réveillèrent alors qu’elle s’était enroulée autour du nid de son nouveau petit protégé. Soa était de retour, la peur au ventre de découvrir une coquille vide sans doute. Le soulagement se lisait tellement nettement sur son visage que la kraken se demandait si elle devait se sentir offensée.
« Comment se passe la suite des événements, questionna la géante des mers.
- Eh bien, qu’avez-vous besoin de savoir exactement ?
- Je ne sais pas. C’est toi l’expert en familiers il me semble.
- Je comptais vous apprendre à lui fabriquer un abri digne de ce nom aujourd’hui mais je vois que j’ai été devancé par vos connaissances. »
La pieuvre laissa planer un sourire énigmatique sur son visage alors qu’elle enroulait son appendice autour de la coquille du petit escargot.
« La mer n’a aucun secret pour moi petit homme, le chasseur doit tout savoir de ses proies pour s’économiser au moment de la chasse.
- J’ai ordre de rapporter tout événement suspect à Miiko qui se soldera, selon la gravité, par un enlèvement immédiat du familier de vos griffes.
- J’aimerais bien voir qui pourra m’arracher mon Encas sans que je l’y autorise. »
Joueuse, elle s’évertuait à surenchérir chacune des remarques du gardien qui semblait à court d’arguments. Agacé mais constatant que le bébé était en bonne santé, il se décida à prendre congé et retourner au QG sans oublier de menacer une dernière fois la kraken en cas de mauvais traitements.
Chatouillant la coquille de son petit escargot, elle se mit à rire comme elle ne l’avait plus fait depuis longtemps. Disposant de nouvelles bulles glacées sur son coussin de mousse, elle le regarda s’en régaler. Elle devait bien avouer qu’en oubliant un instant sa relation de prédateur avec cette espèce, le petit être semblait presque mignon. Entonnant un chant du fond des âges, elle se laissa porter vers la mélancolie.
Elle n’avait jamais été très maternelle ni même intéressée par l’idée de concevoir la vie. Cela devait principalement être en relation avec le sort des femelles de son espèce. Il n’était pas bien joyeux d’être née kraken, comme leurs lointaines cousines les pieuvres terrestres, elles avaient hérité d’un sort bien peu enviable. Sans doute était-il encore plus terrible pour les krakens que pour les poulpes de l’autre monde. Posant sa main sur son ventre, elle repensa à ce secret si bien gardé au sein de son peuple. C’est cette comptine horrible qu’elle se mit à chantonner, celle que chaque adulte utilisait pour aux enfants annoncer l’inévitable vérité.« Oh, ma jolie pieuvre,
Tu ne finiras jamais veuve,
Une fois tes œufs pondus,
Tu ne vivras jamais plus.
La faim vitale te quittera,
Et de tes nombreux bras,
Tu t’occuperas de tes enfants,
Jusqu’à ton trépas navrant.
Oh, ma jolie pieuvre,
Tu ne finiras jamais veuve.
Mère nature ainsi l’a décidé,
Tu ne pourras que t’y conformer. »
Son regard se perdit dans le vide, son espèce était dénuée de toute forme de délicatesse, dominée par les nombreux mâles qui eux pouvaient vivre. Les krakens étaient doués d’une longévité prodigieuse en comparaison de leurs ancêtres dénués de maana, les mâles pouvaient vivre deux ou trois centaines d’années avant d’être emportés par la vieillesse. Pour ce qui était des femelles, c’était bien plus compliqué. Elgea savait qu’elle était une exception, elle laissait sa vie se prolonger depuis déjà sept cents années. Aucun kraken n’aurait dû vivre si longtemps, à vrai dire avant-elle personne n’avait dû essayer. Si elle avait dû s’exiler de son peuple, ce n’était pas par gaieté de cœur, ni pour la chasse comme elle essayait de s’en convaincre. Contrairement à toutes ses sœurs, elle avait peur de la mort. Peur de voir le temps s’arrêter pour elle.
Les jours passèrent, après une première semaine, l’homme fugu se fit moins méfiant. Il découvrit une compagne de discussion agréable en la personne d’Elgea, ses connaissances sur la flore et faune marine étaient précieuses pour le dompteur de fauve. La deuxième semaine s’écoula à son tour, la pieuvre s’était habituée à une certaine routine. Elle nourrissait et bichonnait son familier sans plus tenter d’insinuer qu’elle allait le dévorer. Quand il se décida à sortir de sa coquille, l’hippocampe bleu poussa un cri de satisfaction. Cette joie enfantine de voir son petit grandir même si elle ne s’en occupait que depuis deux semaines remua certaines choses en elle.
Ahaztu passait de temps à autre pour s’informer de l’évolution du petit Encas, pour la première fois, la kraken disposait d’un sujet de discussion. Elle se laissa même amadouer par Soa quand il lui proposa de goûter à la cuisine d’Eel plutôt que de dévorer des poissons crus. Elle n’apprécia pas spécialement mais salua l’intention. Sa vie était devenue étrangement trépidante.
C’est au beau milieu de la nuit que son monde bascula à nouveau.
« Viens manger, Encas. »
Elle n’eut pas besoin d’utiliser une voix enjôleuse pour que le Kiampu se précipite vers elle. Laissant flotter quelques bulles gelées devant elle, elle prépara le nid de son petit. Ce sont des vibrations sous marines qui l’alertèrent. Elles résonnaient sur les parois comme des milliers d’échos. Depuis plus de trois mois qu’elle élevait son familier, elle n’avait jamais été attaquée. L’animal s’était raidi, attentif au bruit inhabituel qu’il pouvait percevoir de plus en plus fortement. Elle attrapa l’animal par la coquille pour l’emporter vers la surface en lui intimant de ne pas bouger puis elle plongea. Elle ne ressentait pas le frisson habituel.
Non, la peur la tiraillait.
Huit assaillants. Une sirène, trois tritons dont l’un suintait l’électricité par tous les pores de sa peau, trois serpents d’eau bien dressés et un mage, doté d’un saphir pour canaliser ses pouvoirs, était enveloppé dans une bulle d’air. Le combat allait être difficile, ces guerriers n’étaient pas de simples voleurs de nourriture, ils étaient bien trop préparés. Laissant onduler ses tentacules, elle se laissa imprégner par les mouvements de l’eau. L’élément liquide serait toujours son allié.
Le premier mouvement vint du mage qui enroula des filets d’eau de plus en plus violents autour de la kraken, ce n’était pas lui qui l’effrayait le plus, elle avait déjà bravé des tornades bien plus violentes durant les tempêtes. Celui qu’elle ne quittait pas du regard, c’était l’anguille qui crépitait. S’il arrivait à se décharger à un voltage suffisant, il pouvait l’assommer sur le coup. Ses camarades devaient avoir prévu de quoi se protéger mais, elle, ne disposait d’aucune barrière ou immunité naturelle à l’électricité. Il fallait qu’elle agisse rapidement tout en trouvant un moyen de se débarrasser de lui.
Ses trois cœurs se mirent à battre à l’unisson alors que ses appendices s’élançaient dans toutes les directions à la fois. Un serpent de mer fut tiré par la queue pour en percuter un second, elle envoya le troisième vers l’anguille qui accusa la réception sans broncher. Cinq de ses tentacules lui servirent à dissiper le courant d’eau qui l’emprisonnait et un sixième fit éclater la bulle du mage qui nageait maintenant vers la surface d’un air affolé. Elle sentit un picotement désagréable derrière elle alors que deux de ses tentacules étaient maintenant criblés de lacérations de lances affutées, les tritons s’en donnaient à cœur joie. La sirène semblait vouloir s’attaquer à son visage, l’idiote. Elle dégagea encore un de ses bras visqueux pour entourer la malheureuse et compresser son corps jusqu’à l’étouffer. Elle savait qu’il valait mieux éviter de tuer qui que ce soit mais elle se sentait légèrement dépassée.
Une décharge douloureuse crispa son corps alors que l’homme poisson, souriant de toutes ses dents décalées et noircies, savourait sa position de force. S’ils avaient dû s’affronter en combat singulier, la victoire de la pieuvre n’aurait fait aucun doute mais, dans le cas présent, elle était en mauvaise posture. Rageuse, elle serra la sirène plus fort encore jusqu’à ce que celle-ci perde connaissance, son corps dériva lentement vers le fond alors que le tentacule changeait de cible, elle était constellée de tâches rougeâtres. Les tritons piquaient de façon méthodique, il fallait qu’elle les submerge quitte à laisser sa garde à découvert un instant. Dix huit appendices se précipitèrent de concert vers les deux guerriers soudain bien inquiets. Une des lances se planta profondément arrachant un gémissement de douleur à la gardienne alors qu’elle encerclait ses ennemis d’une constriction mortelle. Une morsure lancinante lui fit tourner le regard vers son bras, un des serpents de mer n’était pas suffisamment assommé.
Son regard vira au noir alors qu’elle précipitait un triton vers le serpent toujours fermement accroché à son bras. Un soubresaut lui fit relâcher toute sa poigne, l’anguille venait de l’électriser à nouveau, plus fort que la fois précédente. Il fallait qu’elle s’occupe de lui d’abord, quitte à finir trouée par les lances. Un des tritons semblait trop meurtri par l’effet urticant de la kraken pour se battre mais le second tenait bon. Son bras commençait à être inopérant, le serpent avait dû sectionner quelque chose en la mordant frénétiquement.
Il fallait qu’elle tente le tout pour le tout.
Elle déploya ses tentacules pour encercler l’anguille en l’espace d’un instant. Elle pouvait le sentir gigoter entre ses membres, sans doute qu’il souffrait atrocement, l’idée était séduisante. Des éclairs blancs zigzaguèrent dans l’eau trouble alors qu’un des cœurs de la pieuvre s’arrêtait. Elle serra plus fort encore, bravant la douleur des décharges, une lance venait de se planter dans son dos.
Fichu triton.
L’eau était teintée d’une couleur rosée, ni le serpent, ni le triton ne semblaient vouloir abandonner. Son seul réconfort fut d’apercevoir le corps inerte de l’anguille couler vers le fond, la totalité de son corps rouge et enflé. Il n’en mourrait pas, mais il en souffrirait, très longtemps. Ses yeux commencèrent à papillonner alors que son esprit peinait à répondre. Elle avait arrêté le plus dangereux, elle laissait maintenant la suite à ses compagnons de la surface. Alors que ces mots résonnaient dans son esprit, le nom d’Encas s’imposa dans son esprit. Le mage ne représentait aucun danger mais le serpent de mer ? Que faire si le triton décidait d’un coup de lance de mettre un terme à la vie de son petit protégé. Poussant un cri guttural, elle se redressa tant bien que mal. Elle ne savait plus où était le haut, ni même où se situait le bas. Peu importait, il lui suffisait de trouver les vibrations. Une créature glissant dans le courant de l’eau et un triton nageant péniblement. Deux de ses tentacules opérationnels filèrent à travers la résistance liquide pour atteindre leurs cibles. Elle s’accrocha fermement à eux et se laissa couler vers le sol recouvert d’algues.
Un rêve étrange. Un retour en arrière.
Elle avait quelques années quand on lui avait expliqué le destin des femmes de son espèce. Elle faisait partie de la plus prestigieuse lignée marine, on lui avait inculqué la fierté et la nature l’avait dotée de puissance. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle s’inquiète de quoi que ce soit. Pourtant, elle aurait dû le remarquer. Il n’y avait que des hommes âgés, jamais de femmes. Ils étaient tous élevés par le clan, il n’existait ni parents, ni signes distinctifs, seuls les plus anciens accédaient au pouvoir et dispensaient le savoir. Elle était née femelle et, en conséquence, devrait après quelques dizaines d’années donner la vie. Cette nouvelle était réjouissante, beaucoup de ses amies à l’époque frétillaient de joie, elle-même s’était laissée emportée par l’euphorie. Ce qu’elles ne savaient pas, c’était ce qu’impliquait cet état, le sort malheureux que la nature leur réservait à toutes.
Il existait un endroit interdit, au-delà des limites habituelles. Un vieux kraken les avait toutes prises par un tentacule pour les y emmener. Elles y avaient découvert trois pieuvres maigres à faire peur, répétant inlassablement les mêmes gestes. Épousseter puis retourner inlassablement des grappes d’œufs, s’arrêtant quelques temps avant de recommencer de plus belle. Elle se souvenait encore mot pour mot de la phrase que l’ancien avait prononcé.
« A votre tour, comme ces femelles courageuses, vous enfanterez la prochaine génération au sacrifice de vos vies. Vous serez la fierté de notre clan et vos enfants seront comme des vies incalculables que vous pourrez vivre à travers eux et ceux qui suivront. »
Un immense ramassis d’inepties.
Déjà à cette époque, quelque chose n’allait pas chez elle. Elle avait vu ses amies s’illuminer à cette idée, elle, pour la première fois de sa vie, avait éprouvé une terreur sans nom. Tour à tour après que les années se soient envolées, elle avait vu ses amies disparaitre. Elle avait à peine dépassé les cinquante ans quand elle avait commencé à sentir une certaine tension, le regard des anciens était lourd de reproches non formulés. Elle avait joué l’aveugle, elle voulait simplement continuer à vivre le temps que la nature lui accorderait. Une dizaine d’anciens avaient fini par la convoquer pour la réprimander, elle montrait un mauvais exemple aux plus jeunes en laissant tant de temps s’écouler. Elle avait été punie ce jour-là, après avoir refusé fermement de procréer. Elle ressemblait au soleil, ses vingt tentacules étendus dans différentes directions, accrochées à un cercle de bois jusqu’à ce que la douleur devienne insoutenable. Elle savait à présent, s’ils la forçaient à se reproduire, l’étincelle de rébellion qui brillait dans les yeux de certaines s’enflammerait. Ils cherchaient à la briser pour qu’elle accepte, pour qu’elle se résigne. Peut être était-ce mieux ainsi. Elle avait demandé une semaine supplémentaire, sept jours de plus dans sa vie avant de faire le grand saut.
L’avant dernière nuit, elle était allée voir les pieuvres qui s’occupaient de leurs œufs. Elles étaient aussi maigres que dans ses souvenirs. Répétant encore et encore leurs automatismes, elles ne ressemblaient plus à des êtres doués d’intelligence. Elles n’étaient plus que l’ombre d’elles même, incapables de parler ou même de manger. Elle passa de longues heures à les regarder. A se demander quelle était la bonne réponse à donner à ses anciens, bien que sachant qu’une seule et unique réponse serait tolérée. Et c’est là qu’elle sentit, d’infimes vibrations dans l’immensité bleutée qui lui donnaient la chair de poule. Prise d’exaltation, elle comprit que les œufs allaient éclore. Elle se précipita pour voir de plus près mais la pieuvre mère poussa un cri de rage en la repoussant. Sonnée, elle garda ses distances sans comprendre cette réaction violente. Au moment où le dernier œuf eut fini de s’ouvrir, tout un tas de petits krakens se mirent à nager instinctivement vers le village. Elle les suivit du regard, un grand sourire aux lèvres, avant de se retourner vers la pieuvre. Celle-ci gisait sur le sol, ses yeux vides fixaient un point inaccessible à l’œil du vivant.
Ses yeux s’ouvrirent brusquement alors qu’un minuscule visage flou la surplombait.
Elle cligna des yeux pour ajuster son regard, c’était Soa qui la regardait avec inquiétude. Quelques volutes sanglantes s’élevaient encore autour d’elle. Elle reprenait peu à peu contact avec la réalité. Son petit Encas nageait tout autour d’elle avec nervosité, il savait qu’il ne pouvait pas la toucher et à ce moment là, cela semblait fort frustrant pour le familier. Soulagée de le voir en bonne santé, elle se permit de fermer à nouveau les yeux malgré les injonctions de Soa lui ordonnant de rester consciente.
Quand elle reprit conscience la fois suivante, elle sentit que quelque chose était différent. Il manquait quelque chose dans l’eau, cette lumière excessive... Soudain, elle réalisa la cause de son trouble. Elle ne se trouvait plus dans les douves, on l’avait ramenée dans l’océan. Prise de panique, elle se débâtit dans le vide, ses nombreux bandages se déroulant en volutes blanches et agitées. Il fallait qu’elle retrouve l’entrée, son regard croisa subitement la trajectoire d’une créature qu’elle envoya d’un revers de tentacule jusqu’aux parois rocheuses.
Et enfin, elle la vit.
Faisant onduler frénétiquement chacun de ses muscles, elle atteignit rapidement le boyau souterrain. Elle s’y glissa sans douceur, éraflant de nouveau ses membres meurtris mais ne trouva la paix qu’une fois de retour dans son antre.
Repliée sur elle-même, elle ressentit profondément ses blessures. Son regard était vague, il fallait encore qu’elle dorme pour récupérer. Elle n’avait même pas aperçu les nombreux gardes marins qui étaient maintenant postés pour la remplacer, non, elle s’était endormie simplement.
Un petit sifflement plaintif se fit entendre avant qu’elle soulève une paupière, elle tendit vainement la main dans sa direction mais la créature s’éloigna. Ce mouvement de recul lui fendit le cœur avant qu’elle se souvienne, elle ne pouvait pas le toucher sans le blesser. Elle ne pouvait pas le protéger pour la simple et bonne raison qu’elle ne pouvait pas le toucher. Soa apparut à nouveau dans son champ de vision, un bras emplâtré et un bandage autour de la tête. Son front se plissa alors qu’elle consultait sa mémoire, un souvenir en marge la titillait mais elle n’arrivait pas à remettre le doigt dessus.
« Qu’est ce qu’il t’est arrivé ? »
Sa voix était faible, presque aussi désagréable que lorsqu’elle était hors de l’eau.
« Vous m’avez envoyé valser contre la falaise mais plus de peur que de mal. Et vous ? »
Elle ne savait pas trop comment elle se sentait. Plus mal que bien mais pas suffisamment pour craindre pour sa vie. Son esprit ne pouvait pas se détacher des blessures de Soa, elle se souvenait vaguement d’avoir été prise d’une peur irrationnelle. Comment avait-elle pu blesser l’un des seuls avec qui elle avait réussi à forger des liens d’amitié ? Posant sa main sur ses tempes, elle inspira faiblement.
« Je vais bien. »
Oui, elle allait bien. Il fallait qu’elle se remette rapidement. Son Kiampu virevoltait autour d’elle en constatant qu’elle allait mieux et, soudain, il se recroquevilla dans sa coquille pour se laisser tomber au sol. C’était une invitation à le prendre par la coquille pour jouer, il avait besoin d’être rassuré. Par habitude, elle tendit sa main avant de la stopper à mi-chemin. Ce qu’elle faisait était mal, elle ne pouvait pas s’occuper de ce petit, pas comme il le méritait. Elle avait passé de fabuleux moments à l’élever mais il fallait qu’elle se rende à l’évidence. Elle était aussi incompatible avec lui qu’avec n’importe quel familier, plus que cela, avec la quasi-totalité des formes de vie. Hautement urticante, elle n’avait rien à faire avec des êtres si petits qu’elle aurait pu les tuer d’une pression mal dosée de tentacule. Soudain envahie par l’envie de laisser ses larmes s’écouler dans l’eau, elle se crispa pour rester forte. Elle n’avait que quelques mots à dire, c’était une décision qu’elle aurait dû prendre bien avant. Son rôle de gardienne des douves était trop risqué pour qu’elle se permette de rester accompagnée. Durant son moment de panique, elle avait pu blesser Soa mais que ce serait-il passé si ça avait été Encas qui s’était trouvé au beau milieu de sa route ? Elle ressentait profondément l’angoisse de cette perspective.
« Soa, je veux que tu reprennes ce familier. »
Croyant avoir mal entendu, le triton lui demanda de répéter à nouveau mais obtint une réponse similaire. Le familier avait ressortit sa tête de sa coquille, le regard inquiet face à cette tension et l’absence de réaction de sa maitresse. Qu’il était brave, ce petit crustacé.
« Ce n’est pas vous qui vouliez absolument un familier ? »
Elle pouvait sentir l’énervement pointer dans sa voix et grand cristal qu’il avait raison de l’être. Elle devait passer pour un être tellement versatile et inconsistant. Pourtant, elle savait qu’agir ainsi était la meilleure solution, Soa aussi venait bien trop souvent dans son antre pour sa sécurité. Elle pouvait être attaquée à n’importe quel moment. Il ne lui restait que le mensonge pour le convaincre de partir pour ne jamais revenir.
« Quand tu auras des centaines d’années derrière toi, tu te rendras compte que les envies passent très rapidement.
- C’est insensé, un familier ne s’adopte pas pour se faire abandonner après quelques mois.
- Et pourtant, c’est ce que je vais faire. La discussion est close.
- Mais enfin vous...
- J’ai dit que je n’en voulais plus. Il a été une gêne pendant mon combat. Je ne m’attacherais à rien qui entravera mon travail.
- Il doit bien exister une solution pour concilier vos obligations et...
- Assez, tonna-t-elle. »
Cet idiot de poisson ne lui facilitait pas le travail. Jusqu’où devait-elle aller ?
« Stupide alevin impertinent. Dois-je te rappeler qui je suis ? Faut-il que je mange ce crustacé pour que te décides enfin à me débarrasser de sa coquille ?
- Très bien. Comme vous voulez. »
Son ton était glacial. L’homme poisson fit quelques brasses en direction du Kiampu avant de faire demi-tour.
« Vous êtes une femme indigne de posséder un familier, quel qu’il soit. On ne jette pas les créatures vivantes comme de simples déchets. »
Ivre de colère, le fugu se morigéna, elle l’entendit vaguement dire qu’il aurait dû s’en douter avant d’aller en direction du familier. C’était bien ainsi, qu’il croit qu’elle n’était rien de plus qu’une mégère sans cœur. Elle ajouta une dernière phrase, essayant d’éloigner le plus loin possible la souffrance que les mots provoqueraient quand elle repenserait à leurs échos.
« C’est aussi valable pour toi poisson d’eau douce. Tu as bien vu ce qu’il en coûtait de rester en travers de mon chemin de protection des douves. J’espère que tes blessures te le rappelleront suffisamment longtemps pour que tu t’en souviennes. »
La blessure dans le regard du gardien était manifeste.
Qu’il parte pour ne plus jamais revenir et qu’il prenne son Encas avec lui. Son esprit serait plus serein en les sachant à la surface. Elle vit l’animal reculer avec un pincement au cœur, il avait commencé à se débattre quand elle siffla un son dont elle seule parmi les faeries connaissait la signification. Le Kiampu leva la tête, hébété. Ces petits êtres savaient communiquer entre eux dès la sortie de l’œuf, c’était imprimé dans leurs gênes. Le son qu’elle venait de reproduire était très particulier, c’était le son caractéristique que faisaient deux bancs d’une même famille qui, devenant trop nombreux, devaient se séparer. Un message d’au revoir, d’espoir de se revoir un jour. Ce son déclenchait un mécanisme fascinant, il scellait pour un temps l’hyperémotivité de ces petits êtres exaltés pour leur permettre une séparation en douceur.
Elle ne prononça pas un mot et détourna le regard alors que Soa, surpris par l’arrêt des ruades du crustacé, le ramenait vers la surface. Garder le dos tourné était une terrible épreuve alors que des échos du passé lui rappelaient la gaieté de ce familier qu’elle venait d’abandonner et les éclats de voix du seul ami qu’elle avait su se faire après des centaines d’années.
L’après-midi même, Miiko se rendit à la lisière de son antre pour s’enquérir de ses nouvelles et lui demander si elle était prête à reprendre du service. Elle ne mentionna pas le familier, la kraken se demandait presque si sa chef n’avait pas compris, elle ne le saurait sans doute jamais. Une fois seule, elle regarda les restes du nid qui avaient survécu à la bataille. Le dépôt nacré d’une perle givrée ayant fondu depuis longtemps rendait la mousse scintillante. Elle posa sa main sur ce lit autour duquel elle avait dormi ces trois derniers mois, cette expérience si courte fut pour elle une révélation.
Elle se souvenait encore des derniers instants qu’elle avait passé avec son peuple, ceux qui l’avaient hanté ces six cent dernières années. Le plus ancien des krakens était venu la trouver alors qu’elle s’était enlisée dans le sable, face au cadavre de la mère pieuvre décédée. Elle chantait cette comptine qu’elle avait toujours entendu, elle comprenait seulement maintenant le véritable sens des mots. La nature était cruelle envers les femmes de sa race mais ceux qui l’étaient plus encore étaient les krakens eux-mêmes. Le vieil homme pensait qu’elle s’était résignée lorsqu’il l’avait vue au sol, il lui avait proposé sans attendre de lui présenter un mâle n’ayant pas encore procréé. Ses trois cœurs s’étaient révoltés en même temps que son âme, elle avait clairement refusé, d’un ton sans appel.
De fureur, l’ancien lui avait asséné une phrase assassine.
« Tu n’es qu’une petite insolente. Tu nous fais honte. Une kraken dénuée de sens du devoir et incapable d’être une mère. »
Ces mots l’avaient profondément touchée mais, aujourd’hui, elle savait qu’ils n’étaient pas fondés. Il n’y avait rien d’insolent à souhaiter vivre une vie avant de la sacrifier car c’était bien de cela qu’il était question. Il n’y avait pas de honte à préférer la vie à la mort. Elle n’était pas dénuée de sens du devoir, un jour, peut être retournerait-elle auprès des siens quand elle souhaiterait transmettre son existence à la génération suivante. Pas par ce qu’on lui aurait imposé mais par ce qu’elle le choisirait de son propre chef. Passant un doigt sur la poussière de nacre, elle repensa à la dernière partie du reproche qu’on lui avait adressé. A l’époque, elle avait sincèrement cru qu’elle était dénuée de toutes capacités maternelles. Aujourd’hui, elle ne pensait pas que ce soit vrai. Au contraire, de toutes ses sœurs, elle était celle qui passait le plus de temps avec les jeunes pieuvres.
Elle qui avait développé un sentiment d’attachement immense pour ce petit crustacé, si elle l’éloignait de lui, c’était par amour.
Elle entonna encore une fois un triste chant, mené vers la mer par les courants sous terrains. Sa vie de liberté se résumait à son antre si sécurisant, à cette promesse de pouvoir choisir elle-même ce qu’elle comptait en faire, quand bien même cela signifiait le faire seule. Même si ça signifiait aller contre tous les principes de son clan, elle avait trouvé une nouvelle raison de vivre encore quelques centaines d’années. Elle était une gardienne d’Eel, membre de la garde Étincelante et garderait pour l’éternité s’il le fallait, les douves du quartier général. Là où elle serait une protectrice plutôt qu’une menace, une alliée plutôt qu’une honte. Au sein de son foyer, baignée dans son eau épaisse et trouble.
Il existe des monstres qui se cachent dans les recoins sombres, ils se dissimulent comme des illusions. Tapis dans les profondeurs obscures, ils effraient ceux qui les aperçoivent. Mais s’ils se cachent, ce n’est pas pour qu’on les craigne, c’est par ce qu’ils ont peur. Peur du temps qui passe, peur de disparaitre des mémoires, peur d’être seuls. Mais plus que la peur de la solitude, l’idée d’être un danger les terrorise, c’est pourquoi ils préfèrent rester dans l’ombre. Assez loin pour ne pas être attaqués et montrant les dents quand ils se sentent intimidés. A mi-chemin des gens, éternels insatisfaits. Cette ombre qui les entoure, aussi protectrice que dissimulatrice de leur nature profonde, les fait paraitre aux yeux du monde comme les pires créatures. Ils sont ce que chaque être vivant redoute instinctivement, l’inconnu ou parfois simplement, le mal compris. Terrible chose, qu’à défaut de pouvoir identifier clairement, on craint et rejette sans juste mesure.
Dans l'Ombre du Quotidien
Dans l'ombre du quotidien.
Ce que nous sommes à nos yeux et ce que nous paraissons être aux yeux des autres. Ces deux personnes si distinctes, souvent bien différentes l’une de l’autre, n’ont-elles vraiment rien en commun ? Ces aspects si variés ne seraient-ils donc pas compatibles ailleurs que dans nos esprits ? Il arrive parfois que les autres ne puissent accepter l’entièreté de ce que nous sommes alors, dans le doute, nous nous efforçons de cacher ce qui nous semble effrayant à révéler.
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Un fort parfum de jasmin flottait jusqu’aux narines d’une femme dissimulée par l’obscurité. Ses longs doigts effilés caressaient avec lenteur la lame affutée d’un poignard. Le métal fin et dépourvu d’ornements avait déjà causé de nombreuses morsures mortelles. Il n’était pas assez long pour endommager les organes vitaux mais observer le tranchant au clair de lune suffisait à révéler le secret de l’arme. Elle était imbibée de poison jusqu’à la garde, une simple entaille se révélait fatale.
Sa cible ne tarderait pas à arriver et elle pourrait enfin fuir ce parfum déstabilisant qui lui embrumait l’esprit tant il était puissant. Pressant le bout de ses doigts pour y activer les glandes s’y trouvant, ces derniers laissèrent échapper un filin collant. Enrobant la garde du poignard d’un geste expert, elle testa la solidité du fil avant de se tapir plus profondément encore dans l’ombre.
Des bruits de pas annonçaient l’arrivée de celui qu’il lui fallait abattre. Faisant tournoyer l’arme pour lui donner de la vitesse, elle le projeta jusqu’à la cheville du faery qui passait sans que celui-ci ne se doute qu’il n’avait pas été victime d’un simple insecte. Le fil tendu révéla ses propriétés élastiques en renvoyant le poignard vers sa propriétaire qui le réceptionna sans un bruit. Sitôt le cortège de sa victime éloigné, l’assassin se fit plus pimpante que jamais en sortant de l’ombre. Une robe noire échancrée dévoilait de longues jambes accompagnées de courbes assez plaisantes. La peau laiteuse de la femme-araignée était ornée de quatre yeux d’un noir profond et d’un sourire aux dents pointues qui ne cessait de s’afficher alors qu’elle feignait de s’amuser en traversant une assemblée festoyant. Réajustant son chignon d’un air mutin alors qu’un convive un peu trop éméché la dévisageait, elle continua ses enjambées vers la sortie.
Il lui restait encore bien des choses à faire avant le lever du soleil. Impossible de trainer pour prendre un verre et déguster le festin si rare qui s’offrait à elle. Une telle débauche de nourriture méritait à elle seule la peine de mort en des temps si difficiles mais ce n’était pas elle qui décidait qui devait vivre et qui mourrait. Sans doute était-ce une bonne chose car elle aurait sans doute eu la main un peu lourde sur les dommages collatéraux sans le règlement de la garde de l’ombre.
Se frayant un passage jusqu’à l’extérieur, la gardienne se volatilisa à nouveau dans les ombres alors qu’elle jetait sa robe sur le sol. L’air frais la fit frémir alors que ses mains fouillaient dans les buissons à la recherche d’une sacoche dissimulée.
Une fois changée, sa température corporelle commença à remonter alors qu’elle rangeait la robe et sa perruque dans la besace. Quelqu’un se chargerait de la récupérer plus tard. En attendant, il lui fallait achever toutes ses tâches avant que l’aube ne pointe le bout de son nez. Courant à travers les rues, il ne lui restait en vérité que bien peu de temps. Accélérant le pas, elle pressa ses mains contre la paroi d’un mur pour l’escalader agilement. Une fenêtre entrouverte, comme une invitation, la fit sourire.
Il ne lui restait plus qu’à entrer et finir le travail.
Une pièce plongée dans la pénombre ne représentait en aucun cas un problème, sa vue était parfaite. Bien trop parfaite à vrai dire car il lui était impossible de manquer les obstacles disséminés sur le sol par les occupants de l’appartement. Fronçant les sourcils, elle commençait à se baisser quand une lumière vive éclaira la pièce. Pestant, la gardienne couvrit ses yeux d’un bras protecteur.
« Tu viens de rentrer ? s’enquit une voix d’un air ensommeillé.
-Ah sérieusement, râla-t-elle, éteins moi ça. Tu me fais mal aux yeux.
-Mais après je ne verrais plus rien. Tu le sais très bien. »
Agacée, la femme-araignée fit claquer sa langue en signe de désapprobation.
« Alors retourne te coucher, je fini de laver le linge et j’irai m’occuper des enfants.
-A tout à l’heure alors Philéa, lui répondit l’homme dans un bâillement. »
L’ombrette tenta tant bien que mal de continuer à ramasser le linge quand elle marcha sur un jouet laissé en plein milieu. Maudissant son mari et sa fâcheuse manie de l’éblouir en pleine nuit, Philéa croqua ses lèvres pour retenir un hurlement d’exaspération. Ses enfants aussi allaient l’entendre quand ils serraient réveillés. Cette maison n’allait certainement pas se transformer en dépotoir dès qu’elle partait quelques jours, elle les avait déjà prévenus.
Grommelant alors qu’elle trainait son sac bien remplit jusqu’à la salle de bain, un soupir épuisé lui échappa en voyant que son mari avait encore oublié de remplir les bassines pour la lessive. Bondissant par la fenêtre avec deux seaux vides, ses pas la portèrent jusqu’au puits, non loin, pour y puiser de quoi laver le linge mal odorant de sa petite famille. Son manège recommença plusieurs fois afin qu’elle ait suffisamment d’eau pour commencer son dur labeur. Frottant avec force l’étoffe des vêtements souillés, il ne restait qu’une image lointaine de cette femme désirable qu’elle avait entrevue dans un des miroirs du manoir, visité quelques heures plus tôt, durant sa mission.
C’était souvent ainsi que ça se passait, son travail l’appelait quelques nuits puis elle rentrait au beau milieu de l’une d’entre elle pour retrouver son quotidien de femme au foyer puis repartait à nouveau. Pour le moment, elle devait se donner à fond dans son rôle de maman tyrannique car son mari n’était pas vraiment un modèle de discipline, ni d’autorité. Parfois, ce rôle lui était vraiment pesant. Comme si elle n’était présente que pour fixer des règles et réprimander ses enfants. Mais si elle ne le faisait pas, qui le ferait à sa place ?
A vrai dire, il y avait tant d’autres choses auxquelles Philéa devait penser mais le temps lui manquait alors, la gardienne choisissait de se concentrer sur des tâches simples pour différer ses états d’âme. Ses mains étalaient la lessive sur une tâche orangée qui ne semblait pas disposée à disparaitre. L’idée d’annoncer à son ainé que le vêtement était devenu irrécupérable lui frôla l’esprit. Mais, elle savait à quel point il tenait à ce pantalon ridicule où étaient cousues de nombreuses lanières en cuir de lamulin, aussi, continua-t-elle de frotter pour dissoudre la souillure. Malgré son acharnement, rien n’y fit, l’auréole orangée s’était définitivement établie.
Le soleil commençait à pointer à l’horizon lorsqu’elle se rendit, chambre après chambre, pour réveiller ses enfants en toquant à leur porte.
« Marvin, arrêtes de te coller au plafond, si on t’a acheté un lit c’est pour que tu dormes dedans. »
Le garçon d’une douzaine d’année, doté d’un teint aussi clair que sa génitrice, était effectivement pendu par les pieds au plafond et s’étirait avec délice.
« Mais maman ! Je suis une araignée comme toi, se défendit-il, c’est normal que je monte au plafond.
- Quand tu laveras tes pieds correctement et que je n’aurais plus à nettoyer les traces que tu laisses sur les murs on en reparlera. Tu as intérêt à m’astiquer ce plafond après l’école. »
Refermant la porte derrière elle pour couper court à toute protestation, elle passa simplement devant la porte de son ainé pour toquer contre la cloison et déposer du linge propre, puis, entra voir sa petite dernière. Elina, comme elle se prénommait, allait atteindre, dans un peu plus de trois mois, ses deux années. Sa bouille endormie fit chavirer le cœur de sa mère qui lui envoya des baisers silencieux en ressortant pour la laisser finir sa nuit.
Réchauffant du gruau, la ménagère tenta de mesurer au mieux chaque assiette, afin d’éviter les guerres inévitables à chaque repas pris en famille lorsqu’une part semblait plus grosse que l’autre.
« Venez à table les garçons ! Troisième et dernière fois ! »
C’est Marvin, son deuxième né, qui sortit de sa chambre en trainant des pieds. Il était encore visiblement contrarié, comme à chaque fois qu’on lui parlait d’hygiène corporelle. C’était une période difficile qu’elle espérait vite traverser.
« Maman, c’est pas juste. J’ai pas besoin de nettoyer mes murs tout de suite vu que je vais y remarcher.
- Absolument pas, jeune homme. Je te rappelle que je viens de te l’interdire. Donc tu me laveras ces murs comme annoncé. Maintenant mange ton gruau ou tu vas être en retard. »
Enfonçant sa cuillère dans le bol sans grand enthousiasme, il rentra la tête dans ses épaules en arborant un air mauvais. Il n’imaginait pas à quel point elle en avait maté des plus durs, cette guerre était perdue d’avance. S’asseyant sur une chaise en commençant à rêver au repos qu’elle pourrait prendre une fois ses enfants à l’école, Philéa sentit ses muscles se détendre. Chose qui ne dura que bien peu de temps alors qu’un cri d’effroi résonnait dans sa demeure. Il y avait fort à parier que son ainé, Gorio, venait de trouver son pantalon toujours aussi tâché qu’avant lavage.
« Maman ! »
Evidemment, c’était elle qu’il appelait. La gardienne se préparait déjà à encaisser les remarques acerbes qui n’allaient pas tarder à fuser de la bouche de son grand adolescent.
« Tu ne peux pas faire partir cette tâche ? »
Son ton semblait plus accuser que questionner.
« Je ne sais pas ce que c’est mais, effectivement, ça ne part pas.
- J’ai ramassé du crottin de familier pendant une année entière pour pouvoir me l’acheter ! »
Voilà qu’ils en venaient au cœur du sujet. Le véritable motif de discorde.
« Tu aurais dû…
-Et ne me dis pas que j’aurais dû y faire plus attention, si tu le voulais vraiment, on pourrait très bien la faire partir. C’est juste que tu es beaucoup trop pingre pour dépenser du maana pour ce genre de chose ! »
Le maana. Source du malheur de chaque adolescent, en âge de fanfaronner, dès qu’il venait à s’écouler en trop petite quantité entre ses doigts.
« Gorio, on en a déjà parlé. Je te rappelle que ton père ne travaille pas et que tu n’es pas fils unique. Je dois aussi penser à ton frère et à ta sœur.
- C’est du vent, s’époumona-t-il. Et moi alors ? Je ne peux jamais penser à moi ? »
La ménagère se demandait parfois s’il se rendait compte de l’énormité des paroles qu’il prononçait. Ce n’était pas comme s’ils pouvaient se permettre des extravagances mais il était clair qu’il n’était pas prêt à l’entendre. Au loin, elle pouvait entendre sa fille commencer à geindre.
« Je dis simplement que je ne vais pas acheter une potion hors de prix pour une tâche, ni même pour dix. Je préfère cent fois garder mon maana pour le jour où vous partirez de cette maison et que vous en aurez vraiment besoin. Maintenant, assez de hurlements, tu as réveillé ta sœur. Mange ton gruau et va à l’école. »
Quittant la table, l’arachnide se rendit auprès de sa fille pour l’apaiser au creux de ses bras. Chuchotant des mots doux, elle ne pouvait s’empêcher de penser au regard furieux de son fils. La gardienne s’efforçait de faire de son mieux, ils ne roulaient pas sur l’or mais que pouvait-elle y faire ? Depuis la naissance de ses enfants, elle avait cessé toute mission périlleuse pour être sûre de rentrer chez elle saine et sauve. L’idée de laisser des orphelins derrière elle lui était parfaitement insupportable mais ça signifiait aussi délaisser les contrats les mieux payés. Le salaire de base d’un gardien n’avait rien de mirobolant.
Reposant l’enfant à nouveau endormie, son regard se posa sur la fenêtre abimée qu’il lui fallait changer avant l’hiver. Une sensation de lourdeur s’était installée dans son estomac depuis quelques temps. Son mari n’avait pas de travail suite à une décision commune. Lui qui était, longtemps auparavant, employé pour le transport de marchandises vers des pays éloignés avait abandonné ses fonctions pour s’occuper de leurs enfants. Ils avaient commis l’erreur de croire que leurs économies perdureraient et se retrouvaient maintenant dans une situation complexe.
Se rendant jusqu’à sa chambre, Philéa retrouva son mari et se blottit entre ses bras.
« Tu t’es encore disputée avec Gorio ?
- Ce gamin devient de plus en plus égocentrique. »
Riant de bon cœur, son compagnon tempéra quelque peu ses propos.
« Il est encore jeune. Et tu sais combien il avait travaillé dur pour s’acheter ce pantalon, il pensait vraiment que tu arriverais à le nettoyer alors il a dû être déçu mais ça va lui passer. »
Accueillant ces mots avec une grimace, la gardienne ne tarda pas à s’endormir.
Mais les jours qui suivirent donnèrent tord à son époux. Son fils ainé ne lui adressa pas une fois la parole, se contentant de regarder le sol ou tout autre objet plus digne d’intérêt. Voir son regard s’éteindre alarma l’ombrette qui tenta plus d’une fois d’établir le dialogue sans succès. Et lorsqu’elle aperçu un corbeau sur le rebord de sa fenêtre, l’araignée pesta intérieurement. Ces oiseaux étaient les émissaires de sa garde, un petit parchemin, accroché à leurs pattes, annonçait toujours une mission à venir. Décrochant le petit bout de papier, ses yeux parcoururent les informations avec rapidité. Il lui fallait se rendre au quartier général dans la demi-heure.
Prévenant son mari qu’elle avait à faire, la gardienne bondit à l’extérieur pour rencontrer ses supérieurs dans les meilleurs délais.
« Une mission de surveillance ?
- Oui. Elle se déroulera intra-muros et ne devrait comporter qu’un risque minime. Il s’agit de démanteler un petit groupe de contrebande qui s’est formé récemment.
- Combien de temps durera cette mission ?
- Environ deux semaines. Peut être plus si la tête pensante n’est pas localisée rapidement. »
Encaissant cette information, Philéa se racla la gorge avant d’accepter. Refuser un travail n’était clairement pas une option possible. Son mari s’occuperait de gérer la crise passagère de son ainé.
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Les narines enchantées par les effluves putrides des égouts, l’espionne se demanda quel genre d’idiot avait pu penser une seule seconde qu’un égout représentait un lieu sûr. Mis à part indisposer toutes les personnes qui y pénétraient, cet endroit n’avait rien de particulièrement sécurisé. L’ombre y était omniprésente et les odeurs empêchaient quiconque ayant un bon odorat de détecter un ennemi en approche. Le bruit pouvait se révéler être un problème à cause des échos amplifiés par l’exigüité mais pas pour un vétéran comme elle. A vrai dire, c’était même un clair avantage, inutile de s’approcher pour entendre toutes les discussions de ces amateurs. Trois jours d’écoute prolongée suffirent à capter l’information qui lui importait, le chef de cette nouvelle bande les honorerait de sa présence quatre jours plus tard.
Les heures passaient avec une lenteur sans nom, l’araignée était contrainte de boire tonique sur tonique pour rester éveillée et ne s’accordait que quelques heures de repos, entre trois et sept heures du matin. C’était la seule tranche horaire où rien ne se passait, il ne lui avait fallut qu’une nuit blanche pour le constater. Dissimulée dans un conduit secondaire, rien n’échappait à ses oreilles même lorsqu’elle dormait. Un simple gravillon déclenchait immédiatement l’ouverture de ses deux paires d’yeux. C’est ce qu’il se produisit la veille du jour fatidique.
Au beau milieu de la nuit, des bruits de pas résonnèrent bruyamment contre les parois souterraines. Une impression de malaise enserra son ventre alors qu’elle tendait l’oreille. Quelque chose de familier se dégageait des sons qu’elle percevait. Glissant sans un bruit le long de la paroi, ses mains collantes l’amenèrent jusqu’à un croisement d’où il lui fut possible de scruter le nouvel arrivant. Une colère sourde enfla au cœur de sa poitrine alors qu’une pointe de honte assombrissait ses yeux. Impossible de ne pas reconnaitre son propre adolescent en train de déambuler là où il n’aurait jamais dû se trouver.
La honte se renforça lorsqu’elle entendit la raison de sa venue. Sa fameuse potion détachante, voilà ce qu’il était venu trouver dans ce repère malfamé. Bien que la gardienne entende l’odieux marché qu’on proposait à sa progéniture, il lui était impossible d’intervenir sans se trahir. La fenêtre à remplacer, la nourriture pour bébé, les lunettes de son plus jeune fils... C’était pour toutes ces choses qu’elle ne bougeait pas. Si Gorio voulait basculer du mauvais côté, la meilleure chose à faire était de le mettre face à ses responsabilités. Même si son inquiétude la rongeait de l’intérieur, elle se répétait cette phrase comme un mantra.
Une trentaine de minutes plus tard, il était parti.
Elle ne dormit pas de la nuit.
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La journée suivante se déroula sans anicroche, le soir venu le grand chef se présenta comme il l’avait annoncé. Son ouïe lui apprit bien des choses sur l’origine des marchandises et les clients réguliers. Il ne lui resta plus qu’à patienter à la sortie que la tête pensante emprunterait pour la cueillir. Tapie dans l’ombre de la nuit, sa dague n’attendait que le moment opportun pour rencontrer la chair. Difficile de nier qu’il n’y avait pas que la professionnelle en elle qui souhaitait la planter.
Le bruit d’une plaque d’égout glissée sur le sol avant d’être replacée.
Un frisson d’anticipation courut dans le dos de l’arachnide alors que des voix s’approchaient.
« Les recettes sont beaucoup plus intéressantes qu’il y a quelques mois. Tu peux commencer à embaucher les nouveaux receleurs à moindre prix. D’ici six mois, il faudra retirer du circuit tous ceux qui touchent le salaire initialement proposé.
- Oui, madame. »
La femme de l’ombre se délecta un instant de la vue du cou dénudé de sa cible qui continuait de discuter sans savoir ce qui l’attendait. Tirant un fil de soie arachnéen, elle englua sa dague imbibé de paralysant avant de la lancer deux coups successifs pour toucher à la fois sous-fifre et leader. Les deux corps tombèrent au sol, leurs yeux effrayés étant les seuls témoins de leur état encore bien conscient. Ses pas de velours la portèrent jusqu’aux deux victimes, elle se chargea d’abord de tirer le second jusqu’à une boutique située à quelques pas. Cette dernière avait été louée par ses soins, sur les fonds d’Eel attribués à la garde d’Améthyste. Le corps de la femme suivit peu après et, lorsqu’elle se sentit totalement en sécurité, sans être pressée par le temps, la jeune femme commença son œuvre.
Enroulant méthodiquement ses fils autours des corps figés, leurs silhouettes disparurent bientôt totalement sous un voile blanc opaque. Son travail se finissait normalement ici, les deux malfrats devant être récupérés par une autre équipe, mais il lui restait une chose à faire. Ses yeux brillaient presque dans la pénombre alors qu’elle fixait ses proies, un filet de salive corrosive, symptôme de sa fureur, emplissait son palais. Il était rare qu’elle cède à ses envies primaires, pourtant, en cet instant, la limite ne lui avait jamais parue aussi fine. Les glandes situées sous sa langue pouvaient sécréter plusieurs sortes de poisons. Un pour le sommeil, celui pour la paralysie, sans oublier celui qui provoquait la douleur pure et celui qui avait été son préféré durant des années, les gouttes de la mort. Il ne fallait évidemment pas qu’elle en arrive là mais il lui était possible d’offrir une sourde douleur à une pécheresse telle que cette femme. Avançant sa main vers le cocon qu’elle venait d’achever, elle suivit les courbes féminines qu’on pouvait encore deviner avant de faire volte face.
« Nous sommes venus les récupérer. Bien joué, Philéa. »
Il lui fallut quelques secondes pour se remettre de sa déception, ils étaient arrivés trop tôt.
« Ils ne bougeront avant des heures, croassa-t-elle d’un air sombre, mon poison était particulièrement concentré aujourd’hui.
- Est-ce que tout va bien ? Tu as l’air tendue. »
De sa voix rendue rauque par la colère, elle répondit par l’affirmative avant de se rendre au quartier général. Peu surprenant que ses camarades remarquent son drôle d’état tant il lui était difficile de contrôler sa fureur. Errant dans les rues jusqu’à recouvrer son sang froid, ce fut à la mère de famille de prendre une décision en accord avec la professionnelle. Lors de l’écriture de son rapport détaillé, il lui faudrait faire mention de son fils. Elle ferma les yeux, ce dernier allait être arrêté à son domicile, emmené au quartier général puis interrogé. Sans doute purgerait-il quelques jours en cellule.
La frustration de cette situation semblait insupportable, comment pouvait-elle dénoncer son fils ?
Pire encore, comment pouvait-elle ne pas le faire ?
Le laisser devenir ainsi, c’était à la fois, une honte et un poids sur sa conscience. Elle devrait confirmer les identités de chacun des inculpés et, même en couvrant son visage, il y avait de fortes chances qu’il la reconnaisse. Quel genre de sentiment allait-il éprouver en voyant sa mère le conduire en prison ? Comment pourrait-elle lui faire face ? Elle ne savait plus très bien si elle avait honte de lui ou bien d’elle-même. La colère avait laissé un vide béant derrière elle.
Camouflée au cœur du Labyrinthe brumeux, la page de son rapport restait désespérément vierge. L’herbe était constellée de perles noires écoulées de sa plume qui n’avait su tracer aucun mot. Son esprit vagabondait entre responsabiliser et protéger, passant parfois par le plus cruel, punir. Son attitude devait se trouver entre ces trois pôles pour que son esprit reste serein lorsqu’elle croiserait le regard de son fils. Mais sa confiance se craquelait à mesure qu’elle réfléchissait. Gorio détestait parfois la mère qu’elle était, comment pourrait-il encore l’aimer après avoir vu l’espionne intraitable qu’elle était aussi. Lorsqu’une larme trouva son chemin au coin de sa paupière fermée, la honte recommença à la submerger alors que la plume traçait peut être la fin d’une relation précieuse.
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Elle avait remis son rapport directement à Nevra, chef de sa garde.
Quoiqu’en disent beaucoup, depuis qu’elle était mariée et mère, il lui semblait être un personnage assez respectueux de la gente féminine. Ses paroles enjôleuses n’étaient rien de plus qu’un jeu lorsqu’il sentait que rien n’était possible. Son unique œil analysa longuement le document qu’elle venait de lui remettre, elle devina où il en était quand son sourcil se plissa soudainement. Il releva la tête avec un regard inquisiteur mais voyant que la femme araignée ne souhaitait pas s’exprimer, haussa les épaules avant de revenir à sa lecture. Il respectait les désirs de ses membres tant qu’ils ne faisaient pas obstacle à Eel, c’était aussi pour ça que Philéa l’appréciait.
Elle fut libérée à l’instant où les yeux du vampire eurent terminé leur lecture. Marchant dans les rues d’Eel, elle fit quelques détours, le temps que son cœur trouve le courage nécessaire. Postée devant la porte d’entrée de son appartement, ses paupières restèrent fermées tandis qu’elle écoutait les bruits de son foyer. La fin de l’après midi s’annonçait, sa fille gazouillait en réponse aux bruits étranges que son père produisait pour la faire rire. Son plus grand fils racontait des histoires absurdes à son jeune frère, à propos de chimères aussi grandes que des montagnes. Cet idiot de Marvin n’osait même pas émettre de doutes tellement son admiration était grande pour son aîné.
Un sanglot l’étouffa presque avant qu’elle ne se ressaisisse.
Poussant la porte, son mari l’accueillit avec un grand sourire, leur bébé perché sur une épaule, enchantée par l’apparition de sa mère. Tendant ses petits bras potelés avec empressement, elle ne comprit pas pourquoi Philéa ne réagissait pas dans l’instant. Mais l’esprit de l’Ombre était loin, elle revoyait son fils, au même âge, qui la regardait avec autant d’adoration. Penchant sa tête en arrière, elle retint ses larmes alors que sa vision se brouillait. Inspirant profondément, elle invita son époux à la rejoindre rapidement dans leur chambre commune.
Courant presque, l’arachnée se réfugia sur son lit après avoir claqué sa porte. Agrippant sa tête à deux mains, sa conscience la fit souffrir le martyr.
Qu’avait-elle fait ?
Les pas doux de son compagnon de toujours parvinrent à ses oreilles de façon indistincte, elle se sentait lasse. Les mots se déversèrent comme un torrent lorsqu’elle lui expliqua ce qui l’avait mise dans cet état. Comment elle avait pris la décision de dénoncer leur propre fils pour le mettre face à ses responsabilités.
« Tu m’en veux ? lui demanda-t-elle lorsqu’elle eu fini de lui raconter son histoire. »
Enveloppant Philéa entre ses bras, son mari posa sa joue contre les cheveux de sa belle.
« Non, susurra-t-il avec douceur, je ne t’en veux pas. J’aurais dû surveiller davantage Gorio. Je ne savais même pas qu’il s’était éclipsé cette fameuse nuit. »
Après avoir laissé le silence s’installer quelques instants, il reprit la parole.
« Qu’est ce qu’il risque ?
- Quelques jours de prison, tout au plus, murmura-t-elle sans oser dire ce qui l’inquiétait le plus. »
Mais son compagnon la connaissait trop bien, alors, lorsqu’il murmura à son oreille, ses larmes se déversèrent sans discontinuer.
« Il ne te détestera pas éternellement pour ça. »
Mais en réalité, qu’en savait-il. Personne ne savait jamais comment les choses pouvaient tourner.
La soirée se déroula de façon irréelle, toute la famille s’était attablée, même si Philéa ne parvenait pas à regarder son fils plus de quelques secondes. Le bruit s’était invité comme un coup de canon, les prenant par surprise. Le métal de gantelets percutant le bois avec bien trop de force pour annoncer une visite cordiale.
La femme araignée avait invité son conjoint, d’un regard, à isoler ses plus jeunes enfants. Sa démarche habituellement fluide s’était révélée saccadée alors que son corps se dirigeait lourdement vers l’entrée, sous les yeux effrayés de son aîné. Le battant avait cogné contre le mur tandis que cinq gardes armés s’emparaient de son fils qui l’appelait à l’aide. La frayeur qui agitait son visage poignardait le cœur de sa mère, trop anéantie pour dire quoi que ce soit, trop bouleversée pour le rassurer. Ils l’emmenaient loin d’elle et, d’ors et déjà, elle s’attendait au corbeau qui l’inviterait à se rendre en salle d’interrogatoire où comparaitraient tous les accusés.
Si seulement il avait pu payer avec du maana ou de l’or, rien de tout cela ne serait arrivé.
Devait-elle se sentir coupable de ne pas lui avoir fourni de quoi s’acheter cette fichue potion ?
Non.
Aucune tâche ne méritait un tel paiement, son garçon allait devoir se dépêtrer de ses propres méfaits.
Se glissant jusque dans sa chambre, elle y trouva la fiole de détachant à la source de tout ce qui venait de se dérouler. Fouillant dans un placard, elle en ressortit le pantalon qu’elle cherchait, laissant quelques gouttes de la potion s’y déverser, la tâche se dissipa en un instant. De nouvelles gouttes virent rejoindre la mixture sur le tissu, exhalant une légère odeur salée.
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Le corbeau n’eut pas le temps de se poser que la gardienne se trouvait déjà dans l’encadrement de sa fenêtre. Arrachant son invitation à se rendre à la prison, elle détala au cœur de la nuit. Essoufflée, l’Ombre ne s’arrêta qu’une fois rendue à destination. Un officier de sa garde coordonnait l’opération, un homme d’une cinquantaine d’année, doté de serres et d’ailes noires de jais. Ses yeux d’Onyx se posèrent sur elle avec attention.
« Aranea Philéa, articula-t-il distinctement en inspectant ses listes. Vous devez vous rendre à la troisième salle d’interrogatoire. Nous vous enverrons un par un chacun des suspects cités dans votre rapport. »
Après avoir hoché vaguement de la tête, la mère de famille s’éclipsa au profit de l’espionne, un masque impénétrable se recomposant instantanément sur son visage. L’odeur de la poussière mêlée à l’odeur de la peur se glissait sous le foulard recouvrant son visage tandis qu’elle identifiait, un à un, tous les faeries jugés coupables de complicité ou directement impliqués. L’organisation de contrebande s’était amusée à un jeu dangereux pour ses acheteurs, aussi alléchant que piégeur, impliquant bon nombre de citoyens.
Lorsque la porte s’ouvrit une fois de plus, laissant apparaitre le visage de son fils, son masque d’impassibilité se fissura, imperceptiblement. Un gardien l’attrapa rudement par l’épaule avant de l’asseoir comme un vulgaire criminel.
Cependant, elle ne bougea pas. On énonça les accusations, une à une.
« Aranea Gorio, 15 ans. A été vu sur les lieux occupés par l’organisation des contrebandiers au beau milieu de la nuit. Il est accusé d’avoir encouragé le commerce illégal. Il est également accusé d’avoir accepté de coopérer avec ladite organisation. Le suspect confirme-t-il avoir accepté en guise de paiement de fournir aux malfrats des informations sur les arrivages de corbeau adressés à Aranea Philéa et toutes les informations relatives à ses missions pour la garde de l’Ombre ? »
Réajustant son foulard pour accéder plus facilement à l’oxygène ambiant, Philéa sentit une bouffée de chaleur lui faire tourner la tête. Elle avait tout fait pour ne pas penser au marché que son fils avait accepté cette fameuse nuit. Mais, maintenant que les mots étaient prononcés par un autre, elle se prenait à espérer avoir mal entendu. A espérer que son fils démente.
« J-je, commença-t-il les larmes aux yeux, je ne pensais pas que c’était grave. Ma mère ne fait plus de missions dangereuses, c’est elle qui nous l’a dit. Elle ne fait rien d’important alors, hoqueta-t-il, je ne pensais pas que ces informations seraient importantes. »
Un coup violent dans le ventre aurait été moins douloureux.
Arrachant soudainement son foulard, l’arachnide fit tomber sa chaise sur le sol en se relevant. Le choc du bois sur la pierre se répercuta en écho. L’horreur se dessina sur le visage du jeune homme interrogé, la surprise dansait dans les yeux des gardiens présents. La fureur de l’Ombre était telle qu’elle ne pouvait pas parler, contournant la table, elle se saisit de la chair de sa chair en le soulevant par le col.
Elle voulait lui dire tant de choses, qu’elle travaillait chaque jour pour ses enfants, que ses missions resteraient toujours périlleuses même si elle n’acceptait plus les missions suicide, que ses propos n’étaient que mensonges quand elle les berçait en leur assurant qu’elle ne faisait rien de dangereux, qu’elle était blessée de l’image qu’il avait d’elle. Mais, rien ne sortait. Ses quatre yeux se fermèrent alors que sa poigne faiblissait, laissant choir le corps de l’adolescent sur son siège.
Le masque était en train de se recomposer.
Elle n’était plus la mère mais la gardienne de l’Ombre.
« M-maman, avait-il chevroté. »
Une gardienne de l’Ombre en pleurs.
« Je suis désolé maman, avait-il continué. Ne pleure pas. »
Une gardienne au masque déchiré.
Elle ne pouvait pas accepter ses excuses, ses émotions étaient bien trop désordonnées.
Il fallait qu’elle respire.
Elle suffoquait.
Sortant de la pièce en quelques enjambées, elle se mit à courir jusqu’à la surface. Pour la première fois, les ombres n’avaient plus rien de rassurant. La nuit et la solitude devenaient des ennemies. Il fallait qu’elle s’échappe, il lui fallait fuir la douleur qui s’accrochait à son esprit plus férocement qu’un minaloo affamé. Les rues s’enchainaient sans qu’elle les reconnaisse. Impossible de retrouver le chemin de sa propre maison. Recroquevillée dans une ruelle, le temps glissa sur son corps sans avoir aucune prise. Pas une pensée n’arrivait à perdurer plus de quelques instants. Des larmes silencieuses dégoulinant jusqu’à son menton, elle ne sortit de sa torpeur que lorsque le soleil perça l’horizon. Hagarde, il lui fallut pas moins d’une demi-heure pour rentrer chez elle. Au moment même où la porte s’ouvrit, son mari la souleva du sol avant de l’inspecter sous toutes les coutures.
« Est-ce que tu vas bien ? s’enquit-il avec inquiétude. »
Elle le vit hésiter, entrouvrir la bouche avant de se raviser.
« Quoi, croassa-t-elle, la voix enrouée.
- Gorio est rentré ce matin. Ils ne l’ont pas gardé. »
Le regard de la femme araignée glissa vers la porte de la chambre de son aîné avec anxiété. Le regard de son compagnon était toujours fuyant, il n’avait pas fini de vider son sac. Soupirant, elle se détacha à contre cœur de son aimé pour le fixer de ses deux paires d’yeux.
« Pas besoin de prendre de gants, le rassura-t-elle, dis moi ce que tu as à dire.
- Il ne va pas bien. Il refuse de me parler. Je pense, commença-t-il en se dandinant, mal à l’aise, je pense qu’il t’attend. »
Parler s’avérait parfois bien plus difficile que la plus complexe des missions. Elle passa devant la chambre sans oser s’y arrêter, se rendant d’abord dans la salle de bain. La gardienne plongea son visage dans le seau d’eau glacé pour se remettre les idées en place. Beaucoup d’adolescents dépassaient les limites, sans réellement réaliser à quel point, pas avant qu’on leur tombe dessus.
Expirant longuement, elle se tapota les joues avant de se lancer. Son fils était séquestré dans la pénombre, si cela ne la gênait pas pour voir, elle savait que ce n’était pas le cas de son garçon qui avait hérité des gênes paternelles. S’asseyant au pied du lit, sa main glissa jusqu’à la tête du lit pour tirer le drap qui recouvrait la tête de son premier né.
« Gorio, l’appela-t-elle. »
Mais le jeune homme resta muet. Il gigota cependant quelques instants avant de tendre une poignée de tissu à sa mère. Cette dernière resta interdite avant de comprendre ce qui se présentait sous son nez. Il s’agissait du fameux pantalon tâché, découpé en lamelles.
« Mais qu’est ce que tu as fais, murmura-t-elle avec stupéfaction. C’était ton pantalon préféré. »
S’emparant des morceaux, il lui devint rapidement évident que rien ne pourrait plus sauver le vêtement.
« Ils m’ont dit que tu avais menti, déclara-t-il à demi-voix. Que tes missions n’avaient rien de banal et que tu pouvais te faire tuer si des informations filtraient sur tes objectifs. »
Déglutissant, Philéa ne sut quoi répondre.
« Eh bien, débuta-t-elle maladroitement, les missions que j’accepte sont sans risque si les informations n’ont pas filtré justement mais il n’existe aucune mission à risque zéro.
- Si j’avais communiqué le contenu des parchemins de tes corbeaux, tu aurais pu mourir, affirma-t-il avec angoisse. »
Traversée par l’idée de lui mentir, l’arachnée se ravisa.
« Je ne peux pas t’affirmer que non. Les gens n’aiment pas qu’on fouine dans leurs secrets. Ils réagissent rarement bien lorsqu’ils apprennent qu’on les surveille. Mais surveiller l’arrivée des corbeaux n’aurait pas été un renseignement très précis, ça n’aurait sans doute pas causé ma mort. Mis à part si on surveillait mes déplacements de façon accrue à chaque corbeau, dans ce cas, il y avait une chance que ça soit nuisible. »
Horrifié, son fils arbora une expression sans nom.
« Mais ta mère fait ce métier depuis bientôt vingt ans et elle n’a jamais été attrapée. Je doute que les petites frappes dont je m’occupe représentent le moindre danger. »
Un long silence fut nécessaire pour assimiler ces informations.
« Tu ne m’en veux pas d’être allé là-bas ? demanda-t-il penaud.
-Bien sûr que si, rétorqua immédiatement la femme au foyer. Tu es un idiot, quelle idée d’aller passer des accords aussi ridicules avec des bandits ? »
La colère plus que tangible dans sa voix fit disparaitre l’adolescent plus profondément sous ses draps.
« Ne te cache pas, soupira-t-elle. Ça ne veut pas dire que je vais t’en tenir rigueur toute ta vie. Simplement que tu dois faire attention à ce que tu fais. Je n’ai pas beaucoup été là ces derniers temps, c’est aussi un peu notre faute à ton père et à moi si on en arrive là. »
Un œil émergea timidement, observant la gardienne.
« Pour être honnête avec toi, je pense que tu es assez grand pour que je te parle franchement. Je sais qu’on ne roule pas sur l’or. Que tu veux beaucoup de choses que tu ne peux pas t’offrir et que ça te frustre. Mais tu sais, avoua-t-elle, les missions ardues me manquent parfois. J’aimerais repartir vers des frissons mortels, nous vivrions mieux, plus confortablement. Mais, la contrepartie, ce serait de ne jamais savoir si je pourrais revenir. Nous en avions longuement discuté avec ton père quand je suis tombée enceinte de toi. Il y a suffisamment d’orphelins à Eel mais peut être que tu préfèrerais que je prenne le risque.
- Non, s’exclama-t-il avant de murmurer. Non, je ne veux pas ça. »
Un sourire triste aux lèvres, l’araignée ébouriffa les cheveux de son fils.
« Quand ta sœur sera plus grande, ton père repartira travailler. Tu seras adulte à ce moment là, peut-être que ce sera trop tard à tes yeux, mais nous pourrons vivre confortablement. En attendant, nous devons nous contenter de mon revenu.
- Pourquoi ce n’est pas papa qui a continué de travailler ?
- Lorsque les saisons n’étaient pas propices au commerce, son revenu n’aurait pas pu assurer notre vie quotidienne à tous.
- Est-ce que ce que j’ai fais va te causer des problèmes auprès de la garde ?
- Non, mais tu devras sans doute effectuer quelques travaux pour Eel en guise de réparation. »
Mais il restait un non-dit. Quelque chose d’effrayant, aussi bien pour la gardienne que pour le jeune homme.
« Est-ce que c’est toi qui m’a dénoncé à la garde, demanda-t-il, la voix tremblante. »
Le manque d’air se manifesta à nouveau comme une sensation d’étouffement angoissante. L’Ombre referma ses doigts sur le drap pour soulager sa tension.
« Je suis une gardienne de l’Ombre, comme tous les gardiens, je dois faire des rapports précis. Mais, ce n’est pas pour ça que j’ai écris ton nom quand je l’ai rédigé. Je suis ta mère et, même si ce n’est pas agréable, je dois parfois te protéger de toi-même. »
Se relevant du lit, l’arachnide ouvrit les volets en grand pour laisser pénétrer la lumière dans la pièce sombre.
« Tu sais que les changements brutaux de luminosité sont douloureux pour les yeux, pourtant, chaque jour, on ouvre ces mêmes fenêtres. Si on le fait c’est par ce qu’on sait que même si la douleur sera présente, le jour se lèvera toujours derrière les volets et que la lumière finira par devenir une alliée. Si on laisse les volets fermés trop longtemps, ce n’est pas une bonne chose, les yeux oublient la lumière et la douleur sera plus grande.
- Je ne comprends pas ce que tu essayes de me dire.
- Si je n’avais rien dit, si je t’avais laissé croire que ce n’était rien alors pourquoi n’aurais-tu pas fais pire la fois suivante ? Même si ça m’a fait mal, il fallait qu’on ouvre tous les deux les yeux. C’est mon rôle de parent de t’apprendre les limites, comment suis-je censée te les apprendre si je deviens moi même hors la loi en te protégeant ?
- Si tu n’avais rien dit, je n’aurais rien su.
- C’est vrai, j’aurais pu te protéger cette fois mais j’ai choisi de ne pas le faire. J’ai préféré t’arrêter maintenant sur un délit mineur que sur quelque chose de plus grave. J’ai choisi de ne pas fermer les yeux, de voir ta détresse et d’y répondre, même si ce n’est pas ce que tu attendais. Tu es libre de m’en vouloir.
- Je ne sais pas encore si je t’en veux. »
Philéa sentit son estomac se nouer face à cette cette déclaration, les guenilles de son fils entre les mains, elle se retira dans sa chambre. Plongeant sous sa couette, elle ne put fermer l’œil. Se redressant, elle attrapa les morceaux de tissu avant de se mettre à coudre. Le résultat final lui sembla hideux mais, alors que son fils était à l’école, elle le déposa sur son lit et, enfin, elle trouva le sommeil.
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Ses quatre yeux s’ouvrirent d’un seul coup alors que de la sueur perlait à son front.
Désorientée, la gardienne ne savait pas combien de temps elle avait dormi. Se redressant à demi, des bribes de conversation virent frôler ses oreilles. Son fils était en train de pleurer. C’était un son qui réveillait une mère à coup sûr, un son qui résonnait jusque dans ses os. Son corps se déplaça, sans même qu’elle y songe, jusqu’à son salon. Son mari et Gorio la regardèrent avec effroi, ne s’attendant visiblement pas à son arrivée intempestive.
« Que se passe-t-il, bredouilla Philéa d’une voix pâteuse. »
Mais elle n’eut pas le temps d’entendre de réponse qu’un sifflement attira son regard vers la droite. Son esprit se mit à analyser à grande vitesse. Quelqu’un se trouvait chez elle. Cette personne brandissait ce qui semblait être un gourdin. Sa tête était clairement en ligne de mire. Le coup allait la mettre à terre.
Son fils hurlait.
D’une impulsion du pied, elle se décala de quelques centimètres salvateurs, évitant ainsi un coup frontal, préférant sacrifier une épaule. La douleur se diffusa brutalement dans ses muscles. Elle accusa le choc en serrant les dents, s’assurant de réduire la distance avec son agresseur en une poignée de seconde. L’adrénaline inondant ses veines, elle laissa sa colère s’exprimer avec violence. Dans sa bouche, la salive crépitait, émettant des volutes toxiques. Ses crocs luisants de poison s’enfoncèrent profondément dans la chair alors que l’intrus poussait un cri d’agonie, ravagé par le venin sordide qui palpitait en lui.
Des frottements l’avertirent que deux autres parasites se trouvaient là où ils n’étaient pas censés être. Pas un brigand ne ressortirait sur ses deux pieds.
Bondissant en tenant son bras ankylosé, ses pieds s’accrochèrent au mur d’où elle put prendre les agresseurs à revers. Grimpant au plafond, elle se laissa tomber sur eux comme une flèche. Assommant le premier homme d’un coup porté à la nuque de son coude valide, elle enserra ses deux jambes autour du cou du second, alors qu’elle tombait encore, se laissant choir tête en bas pour mordre sa cuisse. Le poison fut foudroyant, un gargouillis indéfinissable annonça la fin d’une vie.
La fureur avait toujours cet effet.
Le venin devenait plus dense, plus sauvage.
Haletante, un sourire triomphant gagna ses joues alors qu’un ricanement sardonique secouait sa poitrine entre deux respirations. Quel frisson, quelle exaltation. Voilà bien des années qu’elle n’avait dû se battre si férocement. On pouvait même dire que la déception la guettait tant ses adversaires avaient été faibles. Essuyant sa bouche d’un revers de main, l’araignée constata que sa main était nervurée de sang et de venin.
« Maman, appela une voix effrayée. »
Ses yeux se figèrent à l’unisson alors que l’Ombre réalisait où elle se trouvait. Son second s’était réveillé à cause du raffut, laissant sa tête dépasser de sa porte entrouverte. Quant à son mari et son aîné, ils étaient tous deux immobiles, pelotonnés l’un contre l’autre. Une vague de confusion agita la gardienne alors qu’elle était encerclée par des corps inertes.
« Va te coucher, ordonna-t-elle d’une voix qui s’était voulue rassurante mais qui était sortie affutée comme un couperet. »
Serrant les mâchoires, elle tenta de se rattraper en voyant l’incompréhension sur le visage du garçon.
« Je viendrais plus tard, d’accord ? »
Il hocha la tête avant de disparaitre.
Époussetant ses vêtements, elle grimaça en observant les traces de pieds sales sur ses murs. Son regard se posait partout, sauf sur l’endroit où se trouvaient ceux qu’elle n’osait plus aborder.
« Philéa, commença une voix douce, est-ce que tu vas bien ? »
Suivant le regard de son époux, il apparut évident qu’il désignait son épaule. Elle faillit bien les hausser avant d’être rappelée à l’ordre par la douleur.
« Je vais bien, commença-t-elle avant de marquer une pause. Et vous ?
- Tu es arrivée juste à temps, articula-t-il en arborant un sourire tendu. Je vais aller voir Marvin. »
L’arachnide se retrouva seule avec son fils. Si elle savait que l’homme de sa vie redeviendrait tel qu’il l’avait toujours été dès le lendemain, rien n’était moins sûr à propos de son rejeton. Il fixait le sol de son unique pair d’yeux, choqué par la vision qui s’offrait à lui. Mais ce qui l’effrayait le plus, c’était ce moment où il allait lever les yeux vers elle. Quelle émotion se refléterait dans ses iris ?
Peur, effroi, dégoût.
Tant de possibilités glaçantes.
« Gorio, appela-t-elle à demie-voix. »
Mais il ne releva pas la tête pour répondre, trop absorbé par le visage d’un des trois agresseurs.
« C’est l’homme qui m’a vendu la potion.
- Celui qui t’a proposé de surveiller les corbeaux ? »
Sa tête s’anima mollement en signe d’approbation.
« Pourquoi est-ce qu’ils sont venus ici, questionna-t-il en tremblant légèrement.
- Je me suis inutilement éternisée quand j’ai capturé leurs leaders, ils ont pu me voir. »
La femme araignée n’osa pas lui avouer qu’il y avait de fortes chances qu’ils aient prit son fils pour un informateur à cause de sa sortie anticipée de prison. Si ses collègues gardiens avaient cru bien faire, ils l’avaient probablement mise dans cette mouise.
« Tu devrais retourner dans ta chambre, lui conseilla-t-elle. Je vais appeler la garde et je viendrais t’apporter une infusion de fraises pistachées.
- Maman, s’écria-t-il en la voyant se diriger vers une fenêtre. »
C’est à ce moment que leurs yeux se croisèrent.
« Tu ne devrais pas sortir, et s’il y en avait d’autres ? »
Son reflet s’était affiché de nombreuses façons dans le regard de ceux qui lui avaient fait face, mais jamais, jamais, elle n’avait vu quiconque s’inquiéter pour elle sans que l’émotion ne soit mêlée de crainte, pas après avoir assisté à une scène pareille. Pourtant, impossible de s’y tromper, son fils était sincère. Prise par une bouffée d’émotion, elle fit demi-tour pour planter un baiser sonore sur son front.
« Ne t’en fais pas, tout ira bien maintenant. »
Elle qui avait tant douté, ne pouvait nier que l’amour qui les liait était profond et véritable.
L’amour d’un fils pour sa mère et d’une mère pour son fils.
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Ce que nous sommes à nos yeux et ce que nous paraissons être aux yeux des autres.
Ces deux personnes si distinctes, même si elles semblent aussi différentes que le jour et la nuit, sont pourtant bien identiques. Lorsque nous révélons aux autres ce qu’ils ne savaient pas de nous, rien ne nous affirme qu’ils ne pourront pas l’accepter.
L'Absynthe et le duché.
L'Absynthe et le duché.
Il est des choses qui nous sont précieuses, qu’on pense irremplaçables. Des choses tangibles, des souvenirs... Chaque choix effectué donne lieu à la victoire d’une chose et au sacrifice d’une autre. L’ambigüité de la vie résidera toujours en ce que notre conscience considère comme un sacrifice acceptable ou une victoire nécessaire. Il y a des choses qu’on ne pensait pas pouvoir sacrifier, qu’il nous semblait inimaginable de perdre. Pourtant, parfois, certaines situations inimaginables se dressent face à nous et c’est à ce moment là qu’on peut réellement juger ce qui a de la valeur pour nous et surtout, ce qui pourrait être plus précieux encore que ces choses qu’on chérissait avec tant d’affection.
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Une goutte de sang perla au coin de sa lèvre inférieure alors qu’un éclat de rire la secouait par spasmes. Sa soirée semblait inondée de surprises réjouissantes, ce soir, elle exhausserait tout un tas de souhaits fantasques simplement pour son bon plaisir.
« Ce sang est parfaitement insipide, s’exclama-t-elle. Je me demande comment les vampires peuvent s’en repaître encore et encore. Vous pouvez dire au cuisinier qu’il a bien de la chance que ses plats soient meilleurs que ce qu’il vient de me servir ! »
La servante qui lui faisait face laissa son regard s’égarer sur le sol alors qu’elle hochait de la tête. Rien n’était trop beau pour la duchesse des terres éloignées. Aucune extravagance ne lui était refusée, et pour cause, c’est elle qui dirigeait les villages alentours.
Ce soir là, elle s’initiait au goût métallique du fluide sanguin simplement pour se distraire. La veille, elle avait décidé qu’il était temps pour elle de trouver un familier à sa mesure. Des centaines d’entre eux avaient défilé dans son manoir avant qu’elle ne refuse tout simplement d’en prendre un seul, aucun n’était à son goût. C’était toujours ainsi avec elle, la duchesse ordonnait puis se lassait et changeait d’avis promptement.
Il ne fallait cependant pas croire qu’elle était mal aimée par son duché. Administrant ses terres avec brio, son seul défaut était bien ces vilains écarts qu’elle se permettait sans cesse envers et contre le sens moral. Tous les habitants s’accordaient pour dire que c’était un bien moindre mal. Mieux valait cela plutôt qu’une souveraine tyrannique et incapable de les défendre. Les terres éloignées, comme leur nom l’indiquait, longeaient les frontières du pays d’Eel. Point stratégique pour contrer les envahisseurs, venus des terres plus lointaines encore, qui en voudraient aux terres intérieures bien plus prospères.
La duchesse profitait grandement de ce statut de protectrice pour réclamer au royaume d’Eel des avantages divers. Du maana, des ressources d’un côté pour la construction, tantôt des produits médicaux. Là encore, il n’y avait que bien peu de limites à son influence. Négociatrice hors pair, elle savait tirer le meilleur pour son peuple et, au-delà de ça, pour sa propre personne.
C’est un soir de fin de printemps que son destin prit une direction inattendue.
La grande dame avait convié dans sa demeure un homme à la réputation émoustillante. Ce sorcier à l’allure sulfureuse et enjôleuse était un nécromancien. S’il n’en paraissait que trente, des rumeurs lui attribuaient pourtant le triple d’années. Ses cheveux d’un blanc désincarné descendaient jusqu’au creux de ses reins, narguant effrontément les femmes apprêtées de la cour qui ne pouvaient songer à en avoir d’aussi beaux.
Il s’était présenté face à elle sans courber l’échine, cette impolitesse ne fut pourtant pas remarquée tant le regard de la duchesse était absorbé par d’autres préoccupations. Il lui fallait cet homme. Cette seule pensée envahissait tout son esprit. Sans consulter, ni ses conseillers, ni aucun autre avis, elle s’empressa de faire la cour à cet homme qui faisait danser pour elle ses dizaines de pantins décédés.
Après quelques jours, il devint évident que l’inclinaison de la jeune femme au sang noble était partagée. Nombre de conseillers émirent des protestations à l’idée qu’un agitateur de morts soit nommé duc, mais toutes ces considérations n’étaient que broutilles pour la duchesse qui était gorgée d’amour pour son soupirant. Des invitations furent lancées à travers le duché, annonçant la célébration prochaine d’un mariage entre les deux âmes. La liesse du peuple réussit à surpasser le sombre métier du futur duc tant critiqué par les conseillers. Tous et toutes étaient à la fête, et comme à son habitude, la duchesse fit les choses de façon grandiose. Aucun habitant n’eut faim dans son royaume, du plus aisé au plus pauvre, durant les trois jours qui précédèrent la cérémonie.
Le mariage fut célébré puis consommé, les mois passèrent et le ventre rond de la duchesse engendra un héritier. Chacun aurait dû exulter de joie, d’autant plus que la duchesse semblait s’être assagie durant sa grossesse, mais il n’en fut nullement le cas. L’enfant à la peau diaphane n’avait poussé aucun cri. Pire encore, il n’avait pas respiré. Effondrée, la duchesse cru évident que son premier né était mort mais lorsqu’il se mit à bouger faiblement, il devient évident qu’il n’avait en réalité aucunement le besoin d’inspirer. La stupeur céda le pas à l’inquiétude, il était manifeste que l’enfant n’avait rien de commun. Ne comprenant guère quelle force étrange était à l’œuvre, elle lança à travers les pays des messages de détresse pour diagnostiquer le mal dont son fils souffrait.
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Baillant allégrement, une femme d’âge très mur, sa tête posée contre sa paume, observait un apprenti chimiste concocter un filtre magique qu’elle devinait d’ors et déjà être raté. C’est en voyant une substance potentiellement explosive approcher de la fiole avec les éléments déjà présents qu’elle bondit jusqu’au jeune malheureux.
« Non et non ! Stanislas, ce n’est pas possible d’en rajouter plus ou tu vas faire sauter toute la salle.
- Mais, j’ai suivi la recette...
- Certainement pas, le coupa-t-elle d’une voix ferme, tu as versé deux verres de jaune poudre au lieu d’un et mis un crin de sabali en trop.
- Vous êtes sûre, je suis pourtant certain de... »
Soupirant allègrement, elle attrapa son opale magique en y concentrant son énergie pour créer un mur de vent solide alors que de l’autre main elle laissait tomber le contenu de la fiole dans l’éprouvette. Une explosion retentissante ébranla la bulle d’air avant d’être écrasée par l’étau du sort. Le jeune apprenti ouvrit grand la mâchoire, sans plus chercher à se justifier.
« C’est comme ça que tu comptes régénérer tes plantes ? Avec des explosions ?
- J-je vais recommencer.
- Hop là, mon jeune ami. Pas tout de suite. Tu vas d’abord retourner potasser ton livre de recettes avant de tenter à nouveau l’expérience.
- Bien, Madame Jauls. »
Madame Jauls était une Absynthe d’une centaine d’année bien tassée, reléguée au tutorat du fait de sa grande maitrise des recettes alchimiques et de son don inné pour détecter les erreurs fatales de dosage. Initialement assignée à la grande bibliothèque du grimoire des connaissances, rayon des remèdes et autres baumes réparateurs, sa vue devenue défaillante ne lui permettait plus d’assurer sa fonction avec efficacité. Son odorat de Befana, race de fée peu connue, lui permettait cependant de compenser ses lacunes visuelles.
Ajusta son foulard brodé d’or et époussetant sa robe orangée à motifs de betteraves dorées, son pas toujours agile pour son âge la porta jusqu’à sa chambre, située dans l’aile la plus proche de la salle des portes. Une potion d’or surplombait le cadre en bois de son entrée, un peu de poussière s’y était déposée alors, elle claqua du pied pour appeler son fidèle compagnon. Traversant le mur adjacent, un balai, brisé puis rapiécé à plusieurs reprises, venait d’apparaitre. L’enfourchant d’une enjambée confiante, elle sortit un mouchoir avant de décoller pour briquer sa potion. Ne sachant pas s’arrêter, la vieille femme décida d’astiquer toutes les effigies des portes pour effacer cette désagréable odeur de poussière.
« Madame Jauls ? »
Le ton, loin d’être interrogateur, semblait plutôt surpris. La vielle fée se trouvait à plusieurs ailes de sa propre chambre mais éprouvait une intense satisfaction grâce au ménage qu’elle venait d’effectuer.
« Que se passe-t-il ? »
Elle plissa les yeux derrière ses épais verres pour tenter de distinguer le visage de son interlocuteur.
« Ne serait-ce pas la jeune Molly ?
- N-non Madame, c’est Ykhar. De la garde étincelante.
- Ah oui, la brownie. Que me veux-tu, chère enfant ? »
Retenant son souffle, la lapine réfléchit à une façon synthétique d’expliquer les choses, sans grand succès. Elle s’embrouilla à plusieurs reprises tandis que la Befana, retournée au sol avant de congédier son balai, écoutait d’un air perdu.
« Mais où veux-tu en venir jeune fille ?
- Il faut que vous alliez voir Miko pour qu’elle vous confie un ordre de mission de la plus haute importance.
- Eh bien voilà, s’amusa la vieille femme. C’est par ici qu’il fallait commencer. Je vais m’y rendre. »
Sans laisser le temps à l’étincelante de répliquer, Madame Jauls disparut au détour d’un couloir. Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour atteindre la salle du grand cristal. La kitsune l’y attendait, une missive à la main.
« Me voici renarde, que me vaut l’honneur de cette convocation ? »
La chef des gardes ne s’offensa pas de ce surnom car il ne servait plus à rien de tenter de résonner une vieille Befana fripée. Jetant un dernier coup d’œil sur la lettre qu’elle détenait, elle se lança dans les explications en relation avec son appel.
« Vous êtes une Befana, grand-mère. »
La concernée leva les yeux au ciel en réponse à une telle vérité énoncée avec tant de sérieux.
« Vous avez des prédispositions naturelles avec les nouveaux nés et les enfants en règle générale. C’est pourquoi je fais appel à vous pour une affaire sur laquelle nous nous devons de garder une certaine discrétion.
- De quoi s’agit-il ?
- Vous vous souvenez de cette excentrique des terres éloignées ? La duchesse Ferdina.
- Bien entendu, je ne suis pas encore sénile. »
La renarde réprima une réplique mordante en s’ordonnant d’être indulgente avec le quatrième âge.
« Elle vient d’accoucher d’un enfant. »
En règle générale, cette nouvelle aurait été une source de réjouissance pour la fée mais le ton sur lequel la phrase avait été prononcée provoqua plutôt un sentiment d’inquiétude pour ce bébé qu’elle ne connaissait pas.
« Ce bébé est né sans un bruit. »
Plaquant de nouveau la lettre sous son regard, la kitsune hésita avant de poursuivre.
« Qu’y a-t-il d’autre ?
- Il ne respire pas. Cette lettre a été envoyée plus de trois jours après la naissance et sans avoir respiré une seule fois, l’enfant n’est pas mort. »
Silencieuse, la vieille femme prit le temps d’intégrer cette information. Un être n’ayant pas besoin d’air pour survivre était un très mauvais présage et, même si elle ne souhaitait pas s’avancer avant d’avoir vu le phénomène par elle-même, certaines suspicions lui traversaient l’esprit.
« Je vais m’y rendre.
- Avez-vous besoin d’une escorte grand-mère ? Ou de quoique ce soit d’autre.
- Je prendrais simplement des vivres pour la traversée. Il me faudra pas moins de cinq jours en volant.
- Je vais en informer Jamon. Vos rations seront prêtes. »
Madame Jauls prit congé sans manquer d’imaginer le regard froncé de la renarde, elle aussi devait se douter que quelque chose ne tournait pas rond. Pressant le pas, elle se rendit jusqu’aux étagères de sa chambre pour y prélever quelques fioles aux contenus divers ainsi qu’un saphir poli, gravé d’une rune magique. Pliant soigneusement quatre de ses robes préférées, elle empaqueta le tout dans une malle munie d’un crochet. Un fracas tonitruant secoua sa porte sans que cela ne lui fasse ni chaud ni froid. La vielle fée ouvrit sans plisser les yeux, il n’était pas difficile de reconnaitre son invité.
« Allons bon, mon garçon, un jour tu finiras par décrocher ma porte. Est-ce que tu as ce qu’il me faut ?
- Oui. Nourriture. Dix jours.
- La renarde est trop prévoyante, je suis persuadée qu’on m’aurait fourni de quoi me sustenter pour le voyage du retour là-bas. Qu’importe, ce qui est fait est fait et je t’en remercie, mon garçon. »
Rougissant, l’ogre salua la grand-mère avant de refermer la porte sans douceur, déclenchant un soupir profond chez l’occupante de la pièce. Le bruit lui écorchait les oreilles à chaque fois que ce gros balourd venait lui rendre visite, heureusement pour lui, il était attachant.
Ayant suffisamment voyagé dans sa vie, la vieille fée coiffa ses cheveux en un chignon grisonnant avant d’y rattacher son foulard doré, il était hors de question que ses cheveux fuient pendant son vol. Dépassant le marché d’Eel pour se rendre dans les jardins, elle tapa du pied sur l’herbe grasse pour invoquer son fidèle ami. Le balai répondit instantanément à l’appel et se laissa enfourcher sans manières. La sacoche fermement accrochée au moyen de locomotion, la traversée dans les airs pouvait débuter.
« On y va, mon tout doux, vers les terres éloignées. »
Il lui suffisait d’informer son compagnon de leur destination avant de se laisser guider, bien heureusement d’ailleurs, car elle ne pouvait plus se permettre de s’orienter à vue. Laissant les couleurs se déformer sous l’effet de la vitesse, la vieille femme sentit le vent lui fouetter le visage. Loin d’être désagréable, cette sensation lui rappela ses jeunes années avec une pointe de nostalgie. Il fut un temps où elle était une fée magnifique, enchantant les bambins de ses sorts et distribuant des bonbons à tour de bras. Sans compter les charmes qu’elle avait fait prévaloir auprès de la gente masculine, la vieille femme riait en songeant aux nombreux cœurs qu’elle avait su ravir.
Mais tout cela était bien lointain.
Sa première chevauchée ne dura pas moins de douze heures, entrecoupées par quelques arrêts d’une quinzaine de minutes. La fée pressa ses mains au bas de son dos et appliqua généreusement une lotion apaisante sur les parties douloureuses de son corps. À peu près partout en somme. Elle grignota du bout des lèvres son potage à la tomate avant de laisser tomber et de se coucher sur une couverture à même le sol. Le sommeil l’emporta bien loin alors que la chaleur douce du printemps l’enveloppait.
Le réveil fut difficile, il y avait bien longtemps que Madame Jauls n’avait pas quitté son lit pour dormir à la belle étoile. Changeant de tenue, une robe verte brodée d’étoiles jaunes, la Befana ne garda que son précieux foulard avant d’enfourcher son balai avec une grimace. Si elle résistait à la douleur et restait douze heures sur son balai les trois prochains jours, elle arriverait avec un jour d’avance pour s’occuper de l’enfant. Il fallait tenir bon malgré son corps fatigué par l’âge. La douleur n’était en aucun cas une excuse.
C’était ce qu’elle se répétait sans cesse.
Le soir venu, son appétit ne se manifesta pas, alors elle remballa son repas. Préférant appliquer du baume sur ses élancements, son regard presque aveugle se perdit dans l’immensité de la nuit. Plus que deux jours à supporter le voyage, le temps de se reposer viendrait ensuite. Dessinant d’anciennes runes sur le sol, elle ne put que ressentir profondément la raideur de ses doigts. Si seulement il lui avait été possible de se maintenir en l’air sans les serrer si fort pour ne pas tomber. Quelques dizaines d’années plus tôt, son seul équilibre pouvait la maintenir bien des heures en selle. A présent, le temps même de cela l’avait dépossédée. Aucune rancœur ne nourrissait son cœur à ce sujet, il fallait que vieillesse se passe jusqu’au trépas, ainsi était la vie et, grand heureusement, la mort n’avait pas encore franchi le pas de sa porte. De cela, il était possible de se féliciter. D’autant plus qu’il lui restait peut-être encore des décennies à subsister en ce monde merveilleux.
Le lendemain fut éprouvant mais la faery tint bon, c’est le jour suivant qu’elle redouta à plusieurs reprises de tomber. Son corps ne tenait plus que par la force de la volonté qu’elle avait toujours eue tenace. Après une pause d’une heure à mi-chemin, la Befana avala une potion violacée qui lui redonna du courage. Bien qu’elle se douta qu’il n’était guère bon pour son corps d’être berné avec des sortilèges, ce fut suffisant pour lui permettre d’atteindre le manoir du duché.
La vieille fée s’y présenta d’un pas lent, il n’était pas très civilisé d’atterrir en balai au beau milieu d’une cour, ce qui l’obligeait à se déplacer à pieds. La fatigue n’aidant pas, elle n’avait plus rien de la vieille femme alerte qui gambadait quelques jours avant son départ. Un garde sceptique l’observait du haut de sa tour, il la héla sans courtoisie.
« Qu’est-ce que vous venez faire ici, la vieille ? »
Avec l’âge, Madame Jauls avait compris que les mots n’étaient rien de plus que cela lorsqu’ils étaient dépourvus de magie, elle éventa donc loin de ses oreilles le ton condescendant du malotru.
« Je viens pour dame Ferdina et l’affaire pour laquelle elle a sollicité la garde d’Eel.
- De quoi est-ce que vous parlez ?
- Je crains de ne rien pouvoir vous dire, mon brave.
- Dans ce cas, vous pouvez toujours courir pour passer. Je ne laisse entrer personne sans savoir de quoi il retourne. »
La vieille femme soupira sans s’en cacher. Voilà qui était fort agaçant.
Elle tapa du pied sur le sol avant de sortir sa pierre de vent, voilà bien longtemps qu’elle n’avait pu intimider un garde. Décollant à quelques mètres au dessus du sol pour se poster face à l’impertinent, ses yeux se plantèrent droit vers l’ombre floue qu’ils percevaient.
« Je crois que vous n’avez pas bien compris, mon brave. Je suis une Befana suffisamment âgée pour être votre grand-mère, voulez-vous manger du charbon, mon enfant ? »
Glissant son doigt sur l’opale, un courant d’air se forma autour d’elle, prêt à rugir.
« Mon nom est Jauls Lavianna. Je suis membre de la garde Absynthe d’Eel et, si vous continuez à refuser de m’ouvrir, je me verrais contrainte d’en référer à ma supérieure. Cette violation du traité qui confère l’indépendance à votre duché en contrepartie du libre accès pour les habitants d’Eel est passible d’une déclaration de guerre. Est-ce là votre but ? »
Consciente d’avoir largement dramatisé les événements, elle pu se repaître du ton bégayant du garde qui accepta sans plus attendre de la laisser entrer et l’escorta même jusqu’à l’antichambre de la duchesse. Réprimant un sourire narquois, la vieille femme se fit soudain plus sérieuse en apercevant Ferdina. La jeune femme arborant une cascade de cheveux d’or était pâle comme la mort et à ses côtés, un homme aux cheveux blancs la soutenait. La fée laissa longuement trainer son regard avant de le détourner au son d’une voix. C’est une pure détresse qu’elle pouvait ressentir dans le ton de la mère qui venait de s’exprimer.
« Vous êtes envoyée par la garde d’Eel ?
- Absolument, Duchesse. Je viens vous apporter mes services. Je suis Jauls Lavianna, membre de la garde Absynthe. »
Un moment d’attente s’éternisa alors que la noble femme hésitait à entamer le sujet qui la préoccupait. Madame Jauls prit partit d’entamer la discussion pour libérer de ce poids la châtelaine.
« Donnez-moi des précisions sur l’état de l’enfant. A-t-il commencé à respirer ? »
Un sanglot contenu lui apporta la réponse avant même que les mots ne soient prononcés.
« Non. Il ne respire toujours pas, mais il vit toujours. Je ne sais pas comment tout ceci est possible.
- Puis-je le voir ? »
C’est le père qui répondit cette fois là.
« Bien sûr. Suivez nous. »
Une chambre chichement décorée et parsemée de cadeaux pour le futur duc en devenir contenait un berceau en son centre. La fée ajusta ses binocles pour mieux voir le bambin, sa peau semblait presque translucide. Posant délicatement un doigt sur sa poitrine, elle confirma mentalement l’absence de respiration.
« Alors ? »
La voix de la duchesse avait à peine franchie ses lèvres tant sa nervosité était dévorante.
« Je pense avoir une vague idée du problème mais il faut encore que je vérifie certaines choses.
- Quelles choses ?
- Chaque chose en son temps, ma dame. Je ne veux pas vous lancer sur une fausse piste en me prononçant trop rapidement. »
Serrant les lèvres, la duchesse se blottit entre les bras de son mari.
La Befana attrapa sa besace pour en sortir une fiole remplie de poudre nacrée, versant un peu de son contenu au creux de sa paume, son souffle emporta la poussière luisante au dessus de l’enfant. Le bébé poussa un cri suivit de pleurs alors que la poudre scintillait en disparaissant, sitôt que celle-ci eut disparut, l’enfant redevint aussi calme qu’une image. Comme si rien ne s’était produit.
« Qu’est-ce que vous lui avez fait ? s’alarma la jeune mère, à bout de nerf. Allez-vous enfin nous dire ce que vous mijotez ?
- Bien entendu, Duchesse. Le problème de votre fils a été d’une simplicité déconcertante à découvrir mais la solution me semble fort complexe à trouver.
- De quoi souffre-t-il ?
- Cet enfant n’a pas d’âme. Il a hurlé uniquement car j’ai lancé sur son corps de la poussière d’âme cristallisée à l’aide de maana.
- Qu’est-ce que vous dites ? Comment peut-il ne pas avoir d’âme ? »
La vieille femme pesa ses mots avant de les prononcer.
« Demandez à votre mari.
- Qu’est-ce que mon mari a à voir dans cette affaire ? »
L’homme semblait mortifié, comme s’il avait compris quelque chose au-delà de la compréhension de la duchesse grâce aux mots de la fée.
« Votre mari n’est pas vivant. Je m’en suis doutée à l’instant même où je l’ai senti.
- Pardon ? Vous racontez n’importe quoi, s’exclama-t-elle. Dis-lui Folken ! »
Mais ledit Folken ne pipa pas un mot pour sa défense.
« Votre apparence humaine laisse transparaitre beaucoup de sang faelien dans vos veines, Duchesse. Le sang humain est stupide. Là où le sang de faery sait qu’il ne doit pas aller, celui des humains s’engouffre sans réfléchir. Un mort ne peut enfanter que s’il y a suffisamment de sang humain, il n’aurait pas dû pouvoir procréer. Dans le monde humain, l’enfant n’aurait pas pu survivre sans maana, c’est ça qui le maintien en vie mais ça ne durera pas éternellement. Son corps s’essouffle déjà. »
Des larmes brûlantes dévalèrent le long des joues de la femme désespérée alors qu’elle repoussait son mari.
« Tu m’as menti ! Tu t’es joué de moi et maintenant mon fils va mourir !
- Ferdina, je te jure que je ne savais pas.
- Tais-toi, hurla-t-elle. Je ne veux plus rien entendre ! »
La duchesse marcha à grandes enjambées jusqu’au berceau de son fils pour le prendre dans ses bras.
« Sortez ! Sortez tous d’ici ! »
Le père allait répliquer quelque chose mais la vieille femme l’en empêcha, l’attrapant par le bras pour le faire sortir. Isolés dans l’antichambre, elle pu enfin exposer son interrogation au nécromancien.
« Comment avez-vous fait pour revenir d’entre les morts ? »
L’homme semblait peu disposer à donner des réponses alors, la Befana joua cartes sur table.
« Il en va de la survie de votre enfant. Si j’arrive à comprendre quel est votre état exact, je pourrais peut-être le sauver. »
Folken dévisagea la grand-mère pour tenter de deviner si elle mentait. Beaucoup de gens convoitaient la vie éternelle qu’il pouvait s’offrir, il n’était pas disposé à exposer son secret à n’importe qui.
« Qui me dit que vous ne voulez pas vous servir de ce que je vais vous confier ?
- Quel intérêt, mon garçon ? La mort m’appellera à elle quand elle le voudra. Je suis déjà prête. Profiter du temps qu’il me reste est suffisant, quelle que soit la durée de ce compte à rebours. »
Analysant chaque expression de la grand-mère, il fini par céder en songeant à son garçon.
« J’étais un nécromancien de mon vivant. J’ai appris à manier les runes des morts dès mon plus jeune âge. Je possède de grandes facilités à manier l’âme des autres, aujourd’hui comme hier. A tel point qu’il m’était possible de la stocker dans des signes de pouvoir.
- Malheureux, vous avez apposé le signe de la résurrection sur votre propre corps alors que vous étiez encore en vie. »
Surpris, l’homme ne nia pas. Au contraire, il s’étonna que la vieille femme eu connaissance de cette technique.
« Comment avez-vous su ?
- Je suis une détentrice des savoirs, mon garçon. Peu de secrets en ce monde me sont inconnus. Vu le commencement de votre discours, la chute en est devenue évidente. Grand heureusement pour vous, ce choix que vous avez fait laisse un espoir à votre petit de survivre.
- Vous pouvez vraiment faire quelque chose pour lui ?
- Je ne donne jamais de faux espoirs. Si vous aviez dit avoir apposé le sceau interdit de nécromancie pour revenir d’entre les morts après votre propre sacrifice, il n’y aurait rien eu à faire. Mais je doute que votre compagne ne se soit pas aperçue que votre corps partait en décomposition et qu’une blessure ouverte persistait depuis des mois. J’en ai donc déduis que l’autre hypothèse était la bonne.
- Quelles sont les chances de réussite de ce que vous allez entreprendre ?
- Disons, une chance sur trois en temps normal. J’ai avec moi un artefact qui ramène cette probabilité à deux chances sur trois. Je ne veux pas vous gorger d’espoir mais c’est encourageant. N’évincez cependant pas la possibilité d’un échec. »
Le silence accueilli cette dernière phrase.
« Avez-vous besoin qu’on vous procure certaines choses ?
- J’ai tout ce qu’il faut sur moi. Tout ce dont j’ai besoin à présent c’est de pouvoir rester seule avec l’enfant le temps du travail.
- Je vais aller parler à ma femme. »
La faery laissa le temps au jeune couple de s’entretenir en privé et si elle entendit des hurlements, elle fit mine de rien lorsqu’ils sortirent tous les deux, collés l’un à l’autre.
« Vous pouvez entrer. »
Sanglotante, la Duchesse qui n’était à ce moment rien de plus que Ferdina, mère éplorée, supplia la fée de sauver son enfant.
« Je vais faire de mon mieux. »
La porte claqua lourdement dans la pièce alors que la Befana s’avançait vers le berceau. Elle gratouilla la joue du bébé, tout en sachant bien qu’il ne ressentait rien.
« Courage, mon petit. J’apposerai une rune de bonheur sur ton berceau dès que tu seras entier. »
Embrassant sa petite main, elle commença à se mettre au travail. Dans sa besace, plusieurs objets allaient être essentiels. Sept fioles de poudre d’âme qui représentaient chacune une chance de réussite ou d’échec. Des fleurs de mange-songes séchée, pour aider son esprit à s’ouvrir à l’âme d’autrui. Pour finir, sa pierre de saphir ornée d’une rune de pouvoir gravée pour elle, bien des années avant, par un précieux ami.
Emiettant une fleur au creux de sa main, elle inspira profondément en fermant les yeux. Des lignes de lumière se dessinèrent sous ses paupières laissant apparaitre la forme du corps de l’enfant. Toutes les lignes étaient d’un blanc spectral, sans aucune nuance. Agrippant sa pierre d’une main ferme, elle versa la poudre d’âme dans sa paume avant de la souffler sur l’enfant qui se mit à pousser des hurlements. Preuve irréfutable que la vie arrivait encore à s’accrocher en lui.
Cette fiole-ci était la plus frustrante, elle servirait à diagnostiquer les dégâts sur l’énergie interne de l’enfant. Quelques couleurs faisaient apparition brièvement, du bleu pâle près du cœur. La source de maana. Comme elle l’avait deviné, le père étant aussi mort que vivant, il avait transmis le peu de vitalité qu’il restait dans son corps à son fils. Une lueur verte scintillait au niveau de la tête, le siège de la personnalité allait pouvoir se développer si elle arrivait à relier différents points. Tout s’estompa brutalement, la poudre ne faisait plus effet, les lignes redevinrent blanches et muettes.
Débouchant une nouvelle fiole, la fée souffla à nouveau pour raviver les cris et le corps de l’enfant. Laissant son maana faire un avec le saphir, elle tira lentement sur le fluide bleu partant du cœur. Tout se passait mentalement alors que la rune du saphir brillait intensément pour permettre à sa détentrice de contrôler les flux. Le bleu grimpait lentement vers le cou, il s’approcha timidement de la tâche verdâtre qui se lia progressivement à lui. Tirer le vert vers le bas pour l’aider à prendre sa place dans tout le corps, il serait suivit de près par le maana. Telle une tisserande, la faery guida les flux à travers l’enfant pour en redessiner les contours. Ils avaient atteints la totalité du haut du corps quand la couleur commença à s’éclaircir. Eparpillant une nouvelle trainée de poudre d’âme, elle se concentra pour continuer d’étirer les flux vers les pieds. Une fois le corps envahi par ces deux énergies, elle émietta une nouvelle fleur pour réactiver ses yeux et se concentra car le plus dur restait à venir. Débouchonnant deux fioles en même temps, elle déversa un tas de poudre sur la poitrine du nourrisson.
Des couleurs chatoyantes rayonnèrent. L’orange pulsion de vie, le jaune de l’énergie et le rouge de la passion. Il fallait abreuver ces teintes en les étirant jusqu’à ce qu’elles cessent de disparaitre. Son propre maana allait servir à les étoffer pour les rendre plus lumineuses encore. Elle pouvait sentir son énergie s’échapper entre ses doigts, ses propres couleurs traverser l’espace pour s’intégrer à celles du garçonnet.
De la sueur perlait à son front, même si le temps paraissait étonnement rapide sous l’effet de la concentration, trois bonnes heures s’étaient déjà écoulées. Brisant la dernière fleur, une inspiration fit voleter les brisures jusqu’à son nez pour renforcer une dernière fois sa vision trouble. Il fallait clore les yeux une dernière fois, le contenu des deux dernières fioles serait déposé à nouveau sur son cœur car une couleur était encore manquante. Serrant le saphir à s’en faire mal à la main, la vieille fée chercha en elle ce qu’elle devait transmettre à l’enfant. Le violet, la couleur du passé, elle devait faire don à l’enfant d’un de ses souvenirs pour lui permettre d’allumer sa propre mémoire afin qu’il démarre enfin sa vie.
Cherchant à travers les méandres de son esprit, elle savait qu’il ne fallait pas offrir quelque chose d’insignifiant au risque de voir tout son travail échouer. Malgré la centaine d’année que la Befana avait passé en ce monde, peu de souvenirs lui étaient réellement précieux. C’est pourtant sans une once d’hésitation qu’elle offrit celui qu’elle chérissait le plus, le poids d’un souvenir précieux n’était rien en comparaison d’une vie naissante.
La vielle femme tomba à genoux alors que les couleurs s’estompaient de concert avec la poudre d’âme, pourtant, le bébé continuait de pleurer à chaudes larmes. Son intervention était une brillante réussite. Ressemblant ses forces, Madame Jauls se releva tant bien que mal pour aller jusqu’à la porte ou les deux parents angoissés attendaient toujours.
« L’enfant vivra. »
Les larmes de soulagement qui glissèrent sur les joues des deux parents la confortèrent dans son choix. Le prix payé n’avait encore aucun impact sur son esprit.
Elle se demanda si elle devait leur déconseiller de faire un second enfant puis se dit que le moment était fort mal approprié. Sans doute les nouveaux parents y penseraient-ils seuls. Du coin de l’œil, elle vit la mère bercer son enfant en lui chuchotant des mots doux et, un drôle de vide se créa dans son cœur. Sa force mentale avait toujours été un de ses atouts mais elle se sentait démunie, même si elle n’en avait plus aucun souvenir, il n’était pas difficile de deviner quel souvenir avait été abandonné. Point de visage maternel ne ressurgissait dans sa mémoire lorsqu’elle y songeait.
Elle s’adossa contre un mur de l’antichambre avant de se laisser choir sur le sol. Il fallait qu’elle prenne du repos. La fatigue la rendait bien trop vulnérable à ses propres émotions.
Elle se réveilla bien plus tard, le corps courbaturé et l’estomac vide.
N’ayant pas la force de bouger, la faery inspecta les alentours pour découvrir un plateau recouvert de mets variés. Un luxe qu’elle avait rarement eu l’occasion de voir en cette période de famine. Sans demander son reste, ce fut au tour de sa propre famine de disparaitre. La nourriture était délicieuse, tant et si bien que l’énergie lui revint plus vite qu’elle ne l’espérait.
« Vous êtes réveillée ? »
Tournant la tête, la vieille femme plissa les paupières avant de reconnaitre la cascade de cheveux blonds.
« Comment va l’enfant ? »
Un gazouillis joyeux lui répondit. Apaisée, la Befana se détendit de nouveau.
« Je ne pourrais jamais assez vous remercier pour ce que vous avez fait. »
La grand-mère balaya la remarque d’un geste de la main.
« Je n’ai fait que mon devoir de membre de la garde d’Eel. Si vous avez des remerciements adressez-les à mon chef. Elle sera ravie de les entendre.
- Nous avons décidé d’un prénom.
- Vraiment ?
Il s’appelle Gaëlio Jauls. »
Interloquée, la fée pensa que son audition lui jouait un mauvais tour.
« Mais enfin ce n’est pas un prénom, c’est mon nom de famille. »
Un rire clair résonna.
« Certes mais je me voyais mal lui donner Lavianna comme deuxième prénom, mon extravagance a des limites. »
Ricanant, la vieille femme dû avouer que la Duchesse n’avait pas tort.
Il se passa deux jours durant lesquels elle prit du repos puis vint le moment de son départ. Refusant chacune des propositions d’escorte qui fut proposée, c’est en enfourchant son fidèle balai après un coup de talon que la fée s’envola. Non sans avoir apposé une rune bienfaisante sur le berceau de l’enfant.
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Une semaine entière s’écoula avant qu’elle ne franchisse les grandes portes d’Eel.
« L’affaire est réglée. La Duchesse te transmet cette lettre de remerciements, renarde. Je vais maintenant regagner ma chambre si tu le veux bien.
- Je t’en prie. Tu as bien travaillé l’ancêtre, tu me feras ton rapport de mission dans la semaine. Je compte sur toi pour ne pas mourir entre temps.
- Mon heure n’est pas encore venue. »
C’est d’un pas hésitant que la vieille femme entra dans sa propre chambre. Comme elle le craignait, nombre de ses effets personnels ne lui semblaient plus familiers. Mais c’est lorsqu’elle regarda son reflet dans le miroir que les larmes se mirent à couler. Passant sa main sur son foulard, elle sut que son histoire était perdue à jamais. Sans doute avait-il un rapport étroit avec sa génitrice oubliée. Cette crise de larmes dura quelques instants avant que la vieille femme se ressaisisse. Elle n’était plus une adolescente, ces pleurs n’avaient pas lieu d’être. En aucun cas il ne fallait que son choix devienne un regret car elle avait sauvé une vie naissante.
Au contraire, ce souvenir offert à l’enfant, il fallait qu’elle vive suffisamment pour qu’il le lui raconte. Un souvenir gravé dans l’âme persistait à jamais. Si sa propre mémoire devenait défaillante, ce garçon serait peut être porteur du dernier souvenir qu’elle posséderait. Ainsi, elle n’aurait rien perdu, au contraire, elle aurait tout gagné.
Reniflant, la Faery entreprit de consigner son aventure dans le moindre détail pour la remettre à la kitsune. Et lorsque la renarde vint la voir, catastrophée, c’est avec calme et le cœur léger qu’elle pu lui répondre.
« Je vais bien, renarde. J’ai sauvé une vie. »
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Ces choses qui nous sont précieuses, ces choix que l’on décide de faire. Si au premier abord ils nous semblent difficiles et définitifs, il ne faut jamais perdre de vue que, même si on ne peut pas retrouver les choses telles qu’elles étaient avant, il existe toujours une lueur d’espoir. Quelque chose qui viendra combler le manque et qui réchauffera notre cœur dans les moments difficiles. Si les choix sont définitifs, leurs conséquences et la vision qu’on en a, elles, évoluent avec le temps. Aussi ce qu’on aura considéré comme une erreur deviendra peut être un jour une chance inestimable.
Dernière modification par Kikidamours (Le 20-09-2021 à 23h00)