La Grande Prêtresse du Temple d'Otrante
Au sein de la cité millénaire abritant le peuple abyssal des mystérieuses Néréides, trônant fièrement sur un relief plus élevé encore que celui où les fondations du palais royal furent posées, se tient un édifice qui, malgré le soin apparent qui a pu lui être offert depuis sa création, porte les nombreux témoignages nostalgiques de temps aujourd'hui révolus.
Entourée d'un mélange envoûtant d'algues, de coraux et de cristaux aux couleurs enchanteresses, la bâtisse autorise de nombreuses silhouettes à soulever le sable de son parvis. Là où certaines se prosternent devant une statue de marbre immaculée, d'autres se tiennent plus en retrait, répondant parfois aux demandes de leurs visiteurs d'une série de gestes éloquents et gracieux. Vêtues d'ensembles de tissus légers qui semblent prendre plaisir à onduler au fil des courants et de leurs mouvements, ces femmes aux lèvres scellées par un voeu éternel de mutisme assurent la paix et la sérénité au sein de ce qui n'est autre que le Temple des Arches, ce lieu dédié aux forces supérieures ayant donné vie et puissance aux Néréides.
A chaque début de mois, cependant, pas même les fidèles osent laisser échapper un murmure. Les yeux rivés sur l'entrée interdite du Temple, tous attendent la venue de celle qui a été chargée de relayer les paroles des Dieux ; la jeune Néréide qui, enfant, a renié son nom et ses origines pour s'offrir toute entière aux créateurs, prenant alors sa place dans les profondeurs du Temple, ses seuls contacts sous-marins étant les quelques prêtresses chargées de son bien être quotidien, ainsi que, une fois par mois, le peuple des Arches que les dieux l'autorisent à voir pour un moment aussi fugace que sacré.
Des murmures émerveillés s'élèvent lorsqu'une silhouette émerge de l'obscurité entourant l'entrée du Temple, se transformant en un torrent de clameurs emplies de joie lorsque la lumière marine dévoile ses couleurs. Vêtue de drapés bleus, noirs et violets dont les teintes déjà envoûtantes sont rehaussées d'accessoires écarlates, la Grande Prêtresse offre un doux sourire face à l'amour éternel que lui transmettent les regards des siens ; puis, d'un simple lever de main rempli de grâce, les voix retombent.
Commence alors la cérémonie mensuelle où la voix délicate de la jeune femme transmet à tous le dernier message des Dieux. Puis elle offre ses bénédictions habituelles, priant aussi bien pour la prospérité des vivants que pour la paix des esprits de ceux ayant pour la toute dernière fois fermé leurs yeux fatigués. Puis elle prend le temps d'écouter en face à face ce que certains souhaitent lui partager, que ce soit des remerciements, des nouvelles de la cité ou des peines un peu trop lourdes pour un coeur seul. Si elle est autorisée à laisser sa voix leur répondre, elle garde malgré tout ses distances ; car toucher un être extérieur reviendrait à souiller ce corps qui appartient aux Tous-Puissants. Tous le savent, et restent prudents. Pourtant, des exclamations d'horreur s'élèvent brusquement alors que la Prêtresse est interrompue par un poids sur un pan d'habitude voluptueux de sa longue traîne.
Son regard surpris rencontre celui rempli de perles étincelantes d'une petite fille, dont la main encore potelée tire sur ses vêtements. Dans l'autre, ses petits doigts tiennent avec maladresse les quelques tiges de fleurs lumineuses. Un couple affolé se dirige à toute vitesse vers ce qu'elle comprend être leur enfant, une série d'excuses incessantes traversant déjà leurs lèvres tremblantes. Le châtiment reçu pour avoir touché la Grande Prêtresse est l'un des plus sévères de la cité ; ils n'osent imaginer leur fille subir un tel sort à cause de son inconscience, et de leur incapacité à garder perpétuellement un oeil sur sa minuscule silhouette.
Mais la Prêtresse les coupe dans leur élan d'un lever de main, et tous retiennent leur souffle, même les Gardes venus surveiller la cérémonie. Ses longs doigts fins saisissent avec douceur les fleurs que lui offre l'enfant, et ses lèvres peintes de rouge rencontrent délicatement ses joues rondes tandis que sa voix apaisante la remercie pour son attention. Puis elle la renvoie vers ses parents avec une dernière bénédiction, assurant aux adultes qu'elle leur pardonne leur erreur. Les corps des enfants n'ont que très peu été corrompus par l'eau extérieure au Temple. Les Dieux ont senti les intentions pures de la fillette ; ils ne lui en tiendront pas rigueur.
Sur ces mots accompagnés d'un dernier sourire, la Grande Prêtresse reprend la direction de la porte du Temple, les reflets des écailles de sa longue queue serpentine se fondant avec ceux des étoffes enlaçant son corps fin. Elle va devoir suivre une longue, mais nécessaire cérémonie pour purifier son corps du toucher innocent de la petite Néréide. Mais cela n'empêche pas un sourire attendri d'étirer ses lèvres écarlates alors que son regard masqué se pose sur les pétales scintillants des fleurs, qu'elle demandera à ses suivantes de conserver précieusement. Après tout, lui offrir un cadeau revient à faire une offrande de grande importance aux Tous-Puissant eux-mêmes. Mais la jeune femme sait que, pour l'enfant, il s'agissait juste de présenter son admiration à celle qui, tout comme de nombreux autres, lui permettait de vivre une vie paisible et remplie de joie.
Et, aux yeux incessamment masqués de la jeune Prêtresse, rien n'avait plus de valeur que l'amour innocent de ce peuple qu'elle aimait tant.