J'espère que vous passez une excellente semaine.
Je ne fais pas partie de votre FC, mais y passe régulièrement.
Je viens de finir le dernier chapitre du jeu et j'avoue que la tournure prise par ANE pour Lance n'est absolument pas ce à quoi je m'attendais...
J'ai choisi la route du dragon de glace pour découvrir Lance et laisser derrière Ashkore. Je voulais apprendre à le connaître, mais malheureusement, c'est loin d'être le cas...
J'attendais également que la relation Lance/Erika et leur romance se décantent, mais il n'en est rien non plus, contrairement à l'intrigue.
Avant que ma motivation s'évanouisse complètement, j'aimerais vous partager un texte que j'ai écrit au début de ANE, bien avant d'être à jour au niveau des chapitres.
Je me suis servie de l'évent de la St Valentin de votre page comme base, j'espère que vous ne m'en voudrez pas. Pour le contenu, certaines choses ont bien évidemment évolué, mais je n'ai pas eu le cœur de les modifier.
J'espère qu'il vous plaira et que vous passerez un bon moment de lecture, même s'il est extrêmement long (env. 20 pages). En tout cas, j'ai pris énormément de plaisir à l'écrire.
Quand la Glace remplace le Feu
14 février, la fête des amoureux. La soirée bat son plein au Quartier Général, pourtant, je me sens plus seule que jamais. Karuto roule presque sous la table, j’ai coupé court à notre discussion devenue irrationnelle, et Jamon tarde à rentrer de mission. Je me surprends à rechercher mon chef de garde dans le tumulte de la foule, sans succès. Lance brille par son absence.
Malgré mes objections, mes « amis » m’ont traînée à ce bal, sans me laisser le temps de me changer, soit disant pour « m’aérer l’esprit ». Balivernes. S’ils tentent de se dédouaner de leur indifférence, manque de compréhension, de compassion et d’empathie, ils s’y prennent comme des manches. Je n’ai rien à célébrer, surtout pas l’amour.
Dans l’effervescence ambiante, mon malaise grandit, m’oppresse. Je me sens nullement apprêtée pour l’occasion ni à ma place. Hermétique à leur euphorie et renfrognée, Karen m’accuse rapidement de « ne faire aucun effort » et de « plomber l’ambiance ». Avis partagé par les autres restés en retrait, le regard fuyant. Seul Nevra me considère, mais n’intervient pas. L’attitude détachée et froide de mon meilleur ami me blesse d’autant plus.
L’adversité dévoile le vrai visage de ceux qui nous entourent. J’en prends bonne note, bande d’hypocrites égoïstes. Il est plus facile d’aplanir les évènements éprouvants et de discuter avec une statue muette. Quand le passé ressurgit, la plupart des gens refuse de l’affronter à nouveau et le rejette. Cependant, ils ont eu 7 ans pour s’en accommoder. Pas moi. Je les ai soutenus, aidés et défendus. J’ai tout enduré pour tout perdre au final : mon adorable Corko et l’amour de ma vie. Je désirais sauver ce monde, mes amis, mais mon sacrifice différait totalement de celui de Valkyon. Sans lui, je n’étais plus qu’une coquille vide et mon existence n’avait plus aucun sens.
Depuis mon réveil, mon attitude les embarrasse, les dérange, mais je ne peux nier mes sentiments ni mes émotions et encore moins l’oublier ou pardonner à son frère d’un revers de manche. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Je trahirais sa mémoire, l’homme qu’il était et restera à jamais pour moi. Néanmoins, pour être honnête, je les comprends d’une certaine manière : je ne le connaissais que depuis un an et je ne suis pas la seule à l’avoir perdu. Pour certains, les plus proches de lui, leur peine doit largement égaler la mienne. Je le sais, pourtant, mais j’ai encore du mal à le concevoir. Je me sens déphasée, en conflit intérieur perpétuel. La présence du dragon de glace n’y est pas étrangère. Elle m’agace autant qu’elle me tourmente.
Je m’éclipse dans l’indifférence générale, sans regret. Je fuis cette mascarade grotesque l’esprit confus, tiraillée entre le souvenir et le pardon, la colère et la modération, la rancune et l’indulgence, le manque et l’acceptation. Et ce sentiment insidieux que je refoule de toutes mes forces et perturbe mon sommeil.
Mes pas m’éloignent du brouhaha de la fête et m’entraînent vers les jardins. Les yeux humides et le cœur serré, la tristesse m’envahit. La colère aussi. Des picotements remontent le long de mes poignets et une flamme blanche apparaît au creux de mes paumes. Une légère brise se lève soudain, caresse ma peau, telle une main duveteuse. Son souffle tiède m’enveloppe, m’apaise et me guide. Mon pouvoir se met au diapason du vent : il reflue, faiblit puis disparaît à mon arrivée devant le cerisier centenaire. Une myriade de lucioles multicolores virevoltent lentement. De leur ballet se dégage une atmosphère étrange, mais sublime.
Adossée au tronc, assise en tailleur, j’examine la dague offerte par Valkyon, un an auparavant. La teinte améthyste de la lame rappelle celle de mes yeux. L’emblème sculptée de ma garde, l’Obsidienne, recouvre le manche en bois de cerisier dont les deux extrémités se parent d’obsidiennes acajou. Un dragon orne son pommeau. Je le dévisse d’un geste machinal, récupère la petite pochette en cuir contenant une boussole et une pierre à feu. Je retire une bougie et son socle de ma besace, l’allume, puis oriente l’aimant vers le nord. Si seulement il était aussi simple de retrouver son chemin… Je suis interrompue par une truffe froide sur mon épaule.
– Élidora ? Que fais-tu là, ma belle ?
J’enlace son encolure et serre ma Seifaun contre moi. Elle me lèche tendrement avant de s’allonger contre ma jambe, sa tête sur ma cuisse.
– Je suis ravie de te voir...
– Marie ?
Je relève la tête, surprise, et happe les iris azur du dragon. L’éclat de la lune leur confère une lueur fantasmagorique troublante.
– Lance ?
J’écarquille les yeux. Son Drafrayel confortablement installé sur son épaule, il esquisse un sourire.
– Élidora voulait que je la suive jusqu’ici et Skala m’a bien fait comprendre que je n’avais pas le choix.
Il me montre, un peu gêné, l’entaille de son doigt pincé.
– Je ne m’attendais pas à te trouver ici. Tu t’es perdue ?
Je pouffe devant son air innocent surfait.
– Dans le QG ? T’es sérieux ? Montre-moi plutôt ta plaie, je dois avoir de quoi la désinfecter et un ban…
– Ne te donne pas cette peine, ce n’est qu’une égratignure.
Les sourcils froncés, il m’observe en biais.
– Que t’arrive-t-il ? Où est passée ta verve légendaire ? raille-t-il.
– Elle s’est fait la malle aux Bahamas, mais peut revenir par porte-au-loin, si tu préfères ? répliqué-je, pince sans rire.
– Pardon ?
Je balaie sa question d’un revers de main. La référence est mal choisie, mais tant pis. Le cœur en miettes et le moral en berne, je botte en touche.
– Laisse tomber. Ok ? J’suis pas d’humeur à supporter tes sarcasmes ce soir, Lance. Vas jouer à Colin-Maillard au bord de la falaise, s’il te plaît. J’ai besoin d’être seule, lancé-je, lasse.
Je caresse le pelage d’Élidora et l’incite à rejoindre Skala qui s’amuse avec les lucioles. Perplexe, le dragon se plante devant moi.
– En es-tu sûre ? Tes amis s’amusent et tu te caches ici ? Étrange. Tu devrais les rejoindre.
– Certainement pas. Il semblerait que je pourrisse l’ambiance. De toute manière, personne ne m’y attend : Karuto est rond comme une queue de pelle, Jamon n’est pas encore rentré, Nevra joue à l’indifférent distant, Caméria est aux abonnés absents et…
Ma voix se brise. J’inspire profondément, puis poursuis, hésitante :
– Et toi, bah, je ne sais pas, t’es là, alors…
Je hausse les épaules.
– Ta nouvelle notoriété auprès de la gente féminine de preux chevalier en armure ne te suffit pas ? Tu n’as pas trouvé une groupie pour finir la soirée ? me moqué-je.
Son mutisme et son expression impassible m’exaspèrent. Dans de grands gestes théâtraux, je reprends telle une vendeuse à la criée.
– Regardez mesdames, le meilleur guerrier d’Eel, le plus aguerri, le plus puissant et le plus valeureux de tous est dans la place ! Ne vous fiez pas à ses écailles, voyez plutôt sa grande stature, son corps d’Apollon et ses yeux azur à faire fondre la glace. C’est le beau gosse par excellence, le dernier de sa lignée et il cherche une compagne ! Tentez votre chance, mesdames !
– Tu as bu ? souffle-t-il, blasé.
– Pfff… Même pas, mais sache que je ne suis pas intéressée. Alors, à la tienne et bon… Attends une minute. Tu préfères peut-être les hommes ? raillé-je.
Il pouffe et se rapproche.
– Je suis étonné : tu me trouves « beau gosse » ? ricane-t-il.
Je lève les yeux au ciel. Il soupire.
– Si tu parles de ces femmes qui courent après un homme, tu te trompes, reprend-il, l’air sérieux. Je n’ai pas la notoriété de Mathieu et puis, elles ne m’intéressent pas le moins du monde ni la gente masculine d’ailleurs.
– J’aurais tenté, répliqué-je, narquoise.
– Bien essayé, mais c’est raté. Cherche encore, je suis sûr que tu trouveras.
La situation semble l’amuser. Je range la dague dans ma ceinture et me lève, brusquement. J’ouvre la bouche pour lui répondre, mais il me coupe l’herbe sous le pied.
– Je préfère la solitude que d’être mal accompagné, tu devrais le savoir maintenant et je ne m’attendais pas à tomber fortuitement sur la plus adorable membre de ma garde. La plus forte aussi, vu qu’elle s’entraîne sans rechigner avec le « plus aguerri guerrier d’Eel » et...
– Bon sang, par pitié, ne fais pas semblant de ne pas savoir quel jour on est ! C’est exaspérant ! Je t’ai connu plus direct ! Je suis le boulet que tu aurais bien voulu voir s’écraser au bas d’une falaise, mais je suis toujours là alors que LUI non !
– Et de très charmante humeur qui plus est, continue-t-il, ignorant mon allusion.
– Vraiment ? Quelle perspicacité ! Tu parais en forme et bien décidé à me pourrir la soirée apparemment, m’agacé-je.
Il me fixe. Un voile fugace passe dans son regard.
– Et bien…, reprend-il d’une voix douce. Si tu ne peux pas te confier à tes amis, tu pourrais essayer avec moi. Il est parfois plus aisé de parler à un inconnu.
Je tombe des nues.
– Tu ne l’es pas ! riposté-je, fébrile.
– Peu importe. Je t’écouterai, m’assure-t-il calmement.
– Même si cela concerne ton frère ?
– Oui, surtout s’il s’agit de lui.
Ce soudain intérêt me rend méfiante.
– Pourquoi ?
– Garder tout pour soi n’est jamais bon et tu sembles en avoir grandement besoin, vu ton état.
– Et c’est toi qui dit ça ?
– Que risques-tu ?
Je le toise, suspicieuse et inspire profondément.
– Tu es bizarre ce soir, mais soit. Mon histoire avec ton frère n’était pas une passade. Tu le sais ?
– Je l’avais compris.
Mes yeux s’arriment aux siens. Je n’y décèle aucune moquerie, juste une bienveillance troublante.
– C’est… C’était un homme formidable et valeureux, me lancé-je. Il m’a ouvert son cœur, montré sans fard son âme, sa véritable nature, ses qualités, ses défauts, ses convictions, ses doutes et ses failles. Il était mon pilier, mon ancre, celui pour lequel ce foutu monde devenu fou avait encore un sens et avec qui j’avais des projets d’avenir. Le chef de la garde Obsidienne, mon chef, poste qu’il a récupéré suite à l’abandon de son « aîné » rongé par la rancune, la rage et la vengeance.
Un léger tressaillement le trahit, mais il ne m’interrompt pas.
– Bon et généreux, il a baissé sa garde volontairement pour ramener ton âme des ténèbres, perdue dans la folie. Il ne t’a jamais renié. Il espérait trouver une autre solution, mais il n’en existait aucune. Il a compris avant tout le monde le sens de la prophétie. Tu ne l’as pas vaincu, il s’est sacrifié pour toi, pour retisser ces liens fraternels que tu as rompus, mais que lui n’a jamais brisés. Je…
Submergée par l’émotion, la gorge nouée, ma voix se casse. Je suis incapable de poursuivre. Mes yeux se voilent de larmes. Lance tend la main vers ma joue, puis se ravise. Je recule et détourne le visage.
– T’es content ? murmuré-je.
– Oui. Merci.
Un courant électrique dévale ma colonne vertébrale. Je relève la tête, étonnée par le ton caverneux qu’il emploie. L’intensité de ses iris iceland me happe et me déconcerte. J’y lis de la peine. Des regrets.
– Je suis ravie que mon frère ait trouvé une compagne qui l’ait accepté tel qu’il était et l’aimait autant. Si les circonstances avaient été différentes, j’aurais enfin pu le voir heureux...
– Mais elles ne le sont pas, marmonné-je.
– Je suis responsable de ta douleur, enchaîne-t-il, d’une voix rauque. J’en suis pleinement conscient. Je ne me défausserai pas de ma responsabilité dans sa mort. Il était ma seule famille. Ce poids sera à jamais mon fardeau… J’étais « perdu dans les ténèbres », je ne voyais ni ne ressentais plus rien, juste une haine qui ne demandait qu’à se déchaîner pour s’apaiser. Je n’en ai pris conscience que trop tard : au fur et à mesure que la vie quittait son corps. Je n’oublierai jamais son sourire crispé par la douleur ni son regard rassuré de me retrouver...
Son aveu m’ébranle. Il se livre sans fard ni esbroufe. Aucun des traits de l’homme cruel et insensible que j’ai combattu ne subsiste dans son attitude ou son expression. Un étrange sentiment m’envahit : il me renvoie mon impuissance et ma propre culpabilité de plein fouet. Mes contradictions refont surface et ma colère remonte en flèche. Je le repousse. Il ne bronche pas.
– Tu me l’as enlevé et il ne reviendra jamais. Tu lui as planté tes griffes dans la poitrine alors qu’il avait repris sa forme humaine. Aucune de tes paroles ne pourra effacer ton acte ! Je t’en veux ! Je t’en veux tellement ! m’emporté-je soudain.
Des tremblements irrépressibles parcourent mon corps. Je serre les poings jusqu’à ressentir la douleur de mes ongles entrer dans ma chair et tente de recouvrer mon calme. Lance ne cille pas.
– Je sais, reprend-t-il posément. Si je pouvais…
Il s’interrompt.
– Si extérioriser ta colère sur moi peut te soulager, ne te gène pas, je ne répliquerai pas.
Ses épaules s’affaissent, puis il ouvre les bras en signe d’invitation. Je croise les miens pour garder contenance.
– Valkyon m’avait aussi suggéré de devenir mon punching-ball, dans un autre contexte, lâché-je, tremblotante.
– Et ?
– C’est différent et je n’ai nulle envie de jouer le rôle de ton cilice expiatoire de substitution.
Un sourire étire ses lèvres. Je plaque mes poings sur son plastron avant de les retirer à la hâte. Loin d’être froid, il dégage une douce chaleur comme… Déstabilisée, mon aplomb s’effrite. Je baisse les yeux.
– Mais… Tu n’es pas le seul fautif. Je suis aussi responsable, lâché-je, le souffle court. Si je ne m’étais pas déconcentrée, rien de tout cela ne serait arrivé. Leiftan et moi t’aurions vaincu. Mais, si Valkyon ne t’avait pas laissé cette opportunité, la noirceur qui te rongeait ne t’aurait jamais quitté… Il s’en serait voulu et l’aurait regretté toute sa vie. Il souhaitait plus que tout te donner une seconde chance quel qu’en soit le prix. Plus j’y pense, plus j’ai l’impression de devenir dingue !
– Tu ne l’es pas et tu n’as rien à te reprocher. Je suis le seul à blâmer, soupire-t-il.
– Bien sûr que non ! m’insurgé-je, plus véhémente que je ne l’aurais souhaité.
Il se raidit. Un silence pesant s’installe. Ma respiration s’accélère au diapason de mon cœur. Mon instinct m’enjoint de le croire, ma raison me dicte de m’en méfier. Ma poitrine se serre et semble se déchirer en deux. Je lutte en vain : ma haine envers lui a disparu, mais est-ce suffisant pour l’admettre ? J’ai peur de m’engager sur une voie sans retour, vouée à l’échec, de me fourvoyer et de souffrir encore.
Il a le don de me faire sortir de ma réserve et son attitude laisse peu de place au doute. Il me dévisage, interrogateur et dans l’attente. Des gouttes de sueur dégoulinent dans mon dos et mon estomac se noue. Dos au mur, la fuite est inconcevable. Le temps est venu de jouer carte sur table. La vie est pavée de choix, le mien s’impose de lui-même, mais cette incertitude devient insupportable. S’il subsiste la moindre trace de ce manipulateur sanguinaire, je dois...
– Marie, que manigances-tu ? s’enquiert-il.
Je m’éloigne à bonne distance. Déterminée, je sors ma dague de son fourreau et positionne la lame au-dessus de mon poignet gauche. Lance se crispe et blêmit. Je bombe la poitrine et le défie.
– Quand je me suis réveillée, j’étais dans le même état qu’il y a 7 ans. J’avais l’impression d’étouffer sans qu’aucun oxygène ne puisse me rendre mon souffle. Mon cœur semblait gelé et battre dans le vide sans nul soleil pour le réchauffer. Et dire qu’il suffirait d’une simple pression pour que ma souffrance cesse, n’est-ce pas ? Après toutes tes tentatives infructueuses, tu te débarrasserais enfin du grain de sable qui a contrarié tes projets et du boulet faiblard de ta garde par la même occasion. Qu’en dis-tu ?
Il réduit la distance, contrarié.
– Faire son deuil n’est jamais chose facile, mais arrête tes conneries ! Ce n’est absolument pas ce que je désire !
– Tiens donc ! le nargué-je. Tu as changé d’avis ou tu attends le meilleur moment pour me poignarder dans le dos ?
– Je n’ai plus aucune intention de ce genre à ton égard ! Je ne suis pas ton ennemi ! se défend-il.
– Comment pourrais-je le savoir ? Tes grands faits d’arme pour la garde ou les habitants ne sont pour moi que des oui-dire. À l’exception des derniers en date où j’ai pu apprécier ton soutien et tes interventions, la plupart dont j’ai été témoin rime avec mort et désolation. Et puis, à part ma choupette qui compte sur moi, et encore, Karuto et Jamon s’occupent très bien d’elle, que me reste-t-il ici ? Je ne suis qu’une Aengel qu’on manipule tel un animal d’abattoir et que l’on sacrifie sans considération ni remord ! Je ne manquerai réellement à personne ou du moins pas à grand monde… Je ne crois pas au destin. Je veux être libre de décider de mon avenir et de faire mes propres choix sans qu’on me les impose comme une évidence.
Dans l’expectative, ma main tremble. Mon artère pulse sous la lame posée maintenant sur ma peau. Je vacille.
Sa rapidité me prend de court. D’une enjambée, il fond sur moi, me défait de mon arme et s’en déleste d’un revers de main. Les sourcils froncés, les traits durs, les mâchoires serrées, il m’empoigne et me secoue pour me faire reprendre mes esprits.
– Tu vas trop loin, la mort n’est pas un jeu ! gronde-t-il.
– Lâche-moi !
Je me débats, il ressert sa prise.
– Et la vie non plus ! tonne-t-il, sévère.
– Qui s’en soucie ? Toi ? chuchoté-je péniblement.
Je tente de me dégager, sans succès. Il m’attire brusquement contre lui. Cette proximité soudaine stoppe net ma résistance. L’intensité de son regard me transperce, cependant, je n’y décèle aucune noirceur. Il a gardé ce même éclat de glace transparent. Je me fige et baisse la tête, rassurée, mais anxieuse de sa réaction. Un rire forcé m’échappe.
– Tes accès de colère m’avaient manquée. Tu es intervenu… Je n’en reviens pas, murmuré-je.
Il soupire.
– Marie, regarde-moi.
Sa voix pondérée me déconcerte. Embarrassée, je me redresse et ancre mes iris aux siens. Son expression me désarçonne. Elle n’exprime aucune réprobation ni jugement, juste une inquiétude non feinte. Son visage à 10 centimètres du mien, j’esquisse un mouvement de recul, mais il me retient fermement et tente de réprimer un sourire.
– Pas si vite gente dame, gardienne de l’Obsidienne ! Je t’ai traitée d’idiote par le passé, ne me dis pas que tu l’es devenue ? me réprimande-t-il. Je t’ai connue meilleure comédienne.
– Je…
– Tu t’attires des ennuis comme un fruit de miel les Dalafas et ta maladresse légendaire te conduit régulièrement à l’infirmerie. Tu pensais vraiment que j’allais te laisser jouer et te blesser avec une arme létale ? Tu m’as défié et tu t’attendais à ce que j’intervienne. Tu m’expliques. J’ai réussi ton test ? m’assène-t-il froidement.
Je tressaille.
– Désolée…
– Ce n’est pas suffisant, réplique-t-il plus avenant. Tu as prévu une deuxième étape ? De te jeter de la falaise pour t’assurer que je te rattrape peut-être ?
– Tentant, le nargué-je.
– Je ne plaisante pas.
– Je sais. Je voulais juste vérifier que ton ancien toi t’avait quitté.
Il acquiesce, peu convaincu.
– Vraiment ? Verdict ?
– Aucune trace, conclus-je.
– Et c’est tout ?
Il semble déçu. Il me libère et me scrute comme s’il attendait une autre réponse. Je me racle la gorge.
– Avais-tu remarqué que sous les traits d’Ashkore tes yeux étaient d’un bleu sombre, presque marine, alors qu’aujourd’hui, leur teinte ressemble à celle d’un iceberg traversé par la lumière ?
Ses lèvres s’étirent en un sourire malicieux et ses pupilles brillent comme le soleil en plein jour.
– Non, mais je suis étonné que tu t’intéresses autant à leur couleur ? Devrais-je y voir un sous-entendu quelconque ?
– Tu joues au joli cœur maintenant ?
Il pouffe. Je le toise.
– Je t’ai observé, attentivement, reprends-je. je suis intimement persuadée que quelque chose t’a fait perdre la raison, comme si une énergie démoniaque t’avait possédé et exacerbé ta colère pour la transformer en rage incontrôlable. Tu m’as dit que tu avais besoin de te déchaîner pour t’apaiser, non ?
Il revêt instantanément son masque. Imperturbable.
– Exact.
– Mais c’est quand tu as… tué Valkyon que tu as vraiment pris conscience de ce que tu faisais. Ce qui veut dire…
– Tu as peut-être raison. C’est une possibilité, mais elle n’excuse en rien mon acte.
– Non, mais elle l’explique et la différence a son importance.
– Qu’essaies-tu de me dire ? m’interroge-t-il, perplexe.
– Si la destruction du cristal a eu de lourdes conséquences, il fallait l’ingérer pour devenir fou. Ce n’était pas ton cas. Je ne connais pas les rapports que tu entretenais avec Leiftan, mais il a utilisé la magie noire pour m’empêcher de mourir et il a lié nos âmes. Ce n’est pas anodin et ton comportement ressemblait vraiment à celui d’un daemon. Je ne ferai aucune conclusion hâtive, mais la coïncidence est troublante…
– J’en conviens.
– Notre sacrifice a rétabli l’équilibre, mais le cristal a fini par nous rejeter. Pourtant, il n’a pas absorbé la totalité de nos pouvoirs car j’ai récupérés les miens. De plus, nous étions en stase, notre consommation d’énergie devait être minime voire négligeable. Le maana est l’essence même d’Eldarya. Il est pur. La collision entre les deux mondes n’explique pas tout, et notamment pas comment celui des familiers a été corrompu, sans magie extérieure, car la Terre n’en possède pas. Il nous manque des éléments et j’espère que nous les découvrirons…
– Ton argumentation se tient, mais tu t’éloignes du sujet…
– Effectivement, mais tu comprendras que face à ce qui se passe, il faut s’attendre à tout, même au pire. J’ai besoin de m’entourer de personnes digne de confiance et sur qui je peux compter.
– Je te l’accorde et c’est légitime. Ok. Tu es loin d’être stupide comme je l’ai sous-entendu tout à l’heure, concède-t-il. Maintenant, j’aimerais que tu me donnes la vraie raison.
– Oui, oui, j’y viens. Je…
Il incline légèrement la tête, tout en me scrutant avec attention.
– Tu ?…
– Tu ne me rends pas la tâche facile, bon sang, lâché-je dans un grand soupire.
Il se redresse et croise les bras.
– Sois simplement franche et honnête avec moi, au lieu de tourner autour du pot.
L’intonation douce de sa voix contraste avec son attitude rigide. Je me détends.
– J’essaie juste de trouver la bonne manière de m’exprimer.
– Je suis tout ouïe.
Après une grande inspiration, je m’élance :
– Tu t’es rendu à la condition de pouvoir participer à l’enterrement de Valkyon, mais cette promesse n’a pas été tenue.
– Marie…, souffle-t-il.
– Bon sang, c’est important que tu m’écoutes jusqu’au bout, alors laisse-moi finir, s’il te plaît.
Il m’enjoint à poursuivre.
– Il avait sauvé ton âme, Huang Hua devait déjà le savoir, cependant, elle ne t’a libéré que bien après et dans son intérêt : elle avait besoin de ton expérience et de ta puissance pour mener à bien des missions périlleuses pour assurer la sécurité de ce monde et supprimer les « nuisibles » qui le menaçaient. Exactement comme Miiko. Elle s’est servie de toi tel un bouclier, comme les autres de la garde d’ailleurs. Quelle hypocrisie : ils sont bien contents que tu leur viennes en renfort et sauves leurs miches, mais ils ne te considèrent ni comme un allié ni une personne de confiance à proprement parler et encore moins un ami. Juste un outil, un fusible éjectable ! Pendant 6 ans, ils ont utilisé ta culpabilité et tes remords pour accomplir les sales besognes, sans état d’âme, mais gardiens ou civiles t’ont-ils ne serait-ce qu’une fois remercier sincèrement pour les services rendus ? J’en doute.
Il fronce les sourcils.
– Je le sais très bien. Je ne suis ni dupe ni aveugle. Mes interactions avec les autres se limitent à des relations strictement professionnelles. Du moment qu’ils me font confiance lors des missions en tant qu’équipier, cela me convient. Pour le reste, c’est une question d’habitude. Je ne possède rien : ni famille ni foyer ni attache... ni honneur.
– Tu as Skala, m’insurgé-je.
Le Drafrayel relève la tête. Lance lui sourit.
– Oui, maintenant, mais si je peux mettre mes capacités et mes aptitudes au service d’Eldarya et de ses habitants pour atténuer un temps soit peu le mal que je leur ai fait, je l’accepte et n’attends rien en retour.
– T’es un idiot, lâché-je, dépitée.
– Pardon ?
– Ton frère ne s’est pas sacrifié pour que tu te jettes tête baissée dans la bataille sans penser une seule seconde à toi. Les vies que tu sauves ne remplaceront jamais celles qui ont été perdues. Aucune personne ne peut se substituer à une autre. Tu n’es pas Valkyon. Tu as une dette de sang envers lui, certes, mais ta mort ne le ramènera pas et tu irais à l’encontre de ses dernières volontés. C’était son choix. Cruel, douloureux, mais réfléchi, volontaire et assumé. Il aurait souhaité que notre relation dure sur le long terme, mais il en fût autrement. Il a emporté notre amour avec lui et la satisfaction de récupérer enfin son frère. Je ne t’ai pas pardonné, mais j’accepte celui que tu es devenu. Par contre, je ne te laisserai pas gâcher la seconde chance qu’il t’a offerte. Ta vie est aussi importante que celles des autres, aujourd’hui. Et si je dois te foutre mon pied aux fesses ou t’en coller une, je le ferai. Tu m’écoutes ?
Il se tend, éberlué.
– En fait, je ne m’attendais pas à une telle déclar…
– C’en n’est pas une ! le coupé-je.
Son mutisme est éloquent et sa gêne palpable.
– Quoi ? Tu vas tomber en apoplexie ?
– Non. Aucun risque, m’assure-t-il, amusé.
– Et si, pure hypothèse, Huang Hua était possédée, perdait sa clairvoyance, et te demandais de me supprimer pour le bien de tous, tu le ferais ?
Ma voix s’éraille légèrement. Il se frotte le menton.
– Me servir de toi comme appât, pourquoi pas…
– Bien évidemment, soufflé-je.
Cette réflexion m’en rappelle une autre, je ris jaune.
– Le pragmatisme est toujours une bonne stratégie en mission, réplique-t-il, sévère. Mais, je refuserai d’aller jusqu’à une telle extrémité.
– Même si c’était écrit dans une prophétie ou mon destin ?
– Alors, je te suivrais.
Je me fige, abasourdie.
– Quoi ? Ce n’est pas ce que je te demande.
– Je ne te laisserai pas affronter ta « destinée » toute seule. Tu risquerais de te blesser et d’anéantir toutes nos chances d’atteindre notre but, s’exclaffe-t-il.
– Je suis sérieuse.
Son visage s’illumine.
– Moi aussi, je te rassure. Cette discussion prend une tournure des plus enrichissantes. J’en suis ravi.
– Elle est surtout extrêmement bizarre. Généralement, tu es affable et moins expansif.
– Dans ce cas, je me tais.
Je garde le silence, perplexe et dubitative.
– Si c’est trop dur pour toi…
– Ce n’est pas ça, mais nous allons en rester là… Tu n’es pas dans ton état normal et je… Bonne nuit, Lance.
Il me retient par le bras.
– Attends. Je pensais que si j’étais plus accessible, tu te confirais plus facilement…
– Je croyais que nous devions être honnêtes l’un envers l’autre ? Pas se jouer la comédie, argué-je.
– Et bien, l’un n’empêche pas l’autre, me taquine-t-il.
– Quoi ? riposté-je. J’ai eu tort de penser qu’une discussion normale serait possible avec toi.
Déçue et dépitée, je tente de me dégager. Il m’agrippe les épaules et m’oblige à lui faire face.
– Marie, tu te méprends. Je n’ai pas essayé de te manipuler. Mon tempérament taciturne me suit depuis longtemps maintenant. J’ai senti que le moment était peut-être arrivé de m’ouvrir à toi et j’ai saisi l’occasion. Je voulais juste te mettre à l’aise et me suis pris au jeu. Me laisser aller aux confidences n’est pas dans mes habitudes, mais avec toi, c’est différent. Tes propos sont parfois acerbes et tes réactions impulsives, mais au moins, je sais à quoi m’en tenir. Tu dis ce que tu penses sans faux-semblant. J’apprécie vraiment nos échanges et je ne veux pas qu’ils se terminent sur un malentendu. Ne pars pas, s’il te plaît.
Dans l’attente, statique, il me surplombe de toute sa hauteur. Sa carrure imposante m’impressionne. Je reste rivée à ses iris azur, incapable d’en détourner le regard, happée par les émotions qui les traversent : appréhension, espoir, résignation. Je frissonne.
– Tu dois chercher ta voie pour trouver ta place, mais je ne t’abandonnerai pas, murmuré-je, la voix chevrotante.
Il soupire, abaisse ses paupières et appose son front sur le mien.
– Je ne compte pas te retenir contre ton gré, mais je n’ai pas non plus l’intention de te laisser t’enfuir. Tu en as trop dit ou pas assez, souffle-t-il d’une voix basse.
– Je ne le peux plus et… Je n’en ai aucune envie…
Je me laisse couler contre son corps. Ses muscles se tendent. Ma tête sur son torse, je cale ma respiration sur la sienne. Les battements forts et réguliers de son cœur s’accélèrent au diapason du mien. Les yeux clos, je hume son odeur boisée. Ses bras se referment lentement sur mes épaules. Rassurée, les mains sur sa taille, je profite de sa chaleur et me love contre lui. Il se détend et resserre son étreinte.
– Je rends les armes.
– Tu t’avoues vaincue si facilement ?
Je le frappe du plat de la main dans les côtes. Il rit. Je soupire.
– Arrête un peu. Cette facette de toi est plaisante, très plaisante même, mais peu coutumière. Ne tire pas trop sur la corde, répliqué-je sur le même ton provocateur. Je devrais te détester, te haïr même, pourtant mon ressentiment envers toi s’est volatilisé. Ta présence me rassure. À tes côtés, je me sens en sécurité et en confiance.
Il se crispe. Je l’enlace pour l’empêcher de battre en retraite.
– J’avoue, je retrouve certains traits de ton frère en toi, mais ne te méprends pas non plus. Je ne ferai jamais l’amalgame. Impossible de vous confondre. Vous êtes deux frères, deux dragons, mais totalement différents l’un de l’autre et uniques. Je suis triste de l’avoir perdu, mais tellement heureuse de rencontrer celui que tu es aujourd’hui. Ton passé t’appartient et t’a forgé, mais rien ne t’oblige à en être tributaire. L’accepter n’est nullement le nier. Bien au contraire. Il devient ta force et non une faiblesse quand tu en prends conscience. Si tu arrives à concevoir un avenir où tu as ta place, et si tu l’acceptes, je resterai à tes côtés et t’accompagnerai sur cette voie. Je désire vraiment mieux te connaître…
Il effleure mes cheveux et souffle près de mon oreille :
– Où étais-tu durant toutes mes années d’errance et d’incertitude ?
– J’étais prisonnière du cristal, me moqué-je, gentiment.
– Tsss. Je ne parlais pas de cet épisode, Marie, me corrige-t-il d’une voix faussement désolée.
– Mais avant,... je n’étais pas née, dragon ! répliqué-je, sur le même ton.
Son rire me surprend, je sursaute. Franc et sonore, il se répercute dans la nuit.
– Je ne suis pas si vieux, tu exagères, tente-t-il de se reprendre.
– C’est vrai que tu es bien conservé pour ton âge, gloussé-je.
– Je suis juste plus expérimenté que toi, pouffe-t-il.
– Disons ça, alors…
– Jeune effrontée impertinente, ricane-t-il.
Je pouffe, mais m’abstiens de renchérir. Inutile, sa réplique est de bonne guerre. Un silence s’installe naturellement et enveloppe nos corps enlacés tel un cocon. Immobile, il me garde avec une infinie tendresse entre ses bras. La tête bien calée contre son torse, je n’esquisse aucun geste. À la dérobée, je scrute son visage. Le sourire aux lèvres, il semble serein. Je suis son regard. Il observe les tribulations des deux familiers femelles. À l’écoute et attentives l’une à l’autre, elles s’amusent avec les lucioles dans un ballet d’ailes chorégraphié synchronisé d’une précision époustouflante, digne des plus grandes exhibitions aériennes. Elles se montrent à tour de rôle leurs talents et tentent de les reproduire pour les introduire dans leur danse. Elles s’épaulent, s’encouragent, se soutiennent ou se réconfortent en cas d’échec, puis recommence. Le spectacle m’hypnotise. Si les familiers ressemblent à leur maître, leur entente est un bon présage.
– Nous nous ressemblons plus que je ne l’aurais cru…
Ma voix se voile par un irrépressible flot de larmes.
– Marie ? s’enquiert-il, confus.
Lance tente de m’écarter, mais je résiste, l’enserre de toutes mes forces et enfouit mon visage contre mon bras.
– Désolée, j’suis désolée, sangloté-je. C’était inattendu… Je réalise que plus rien ne sera pareil... Un moment... Je te demande juste un moment, s’il te plaît.
Il pose sa joue sur le haut de mon crâne.
– Nous avons tous besoin d’un moment, Marie. Mais pas trop souvent, tu vas finir par faire rouiller mon armure, me taquine-t-il.
– T’es bête, elle est inoxydable, reniflé-je.
– Ravi d’avoir pu te rendre service, dans ce cas. À charge de revanche, ricane-t-il.
Je m’éloigne et ancre mes yeux embués dans les siens. J’ai l’impression de ressembler à une limace devant une statue grecque. Il faut absolument que je me reprenne et trouve une échappatoire :
– À ce propos, je n’ai pas d’armure, mais j’aimerais devenir plus forte…
Il écarquille les yeux.
– Manière déguisée d’accepter mes entraînements ? se moque-t-il.
J’acquiesce.
– Tu veux aussi m’utiliser ? souffle-t-il, goguenard.
– En tant que chef de garde, oui. C’est ton rôle après tout, répliqué-je, ravie qu’il ne s’attarde pas sur ma mine déconfite.
– Tu devras me supporter et je ne te ménagerai pas ! me prévient-il d’un clin d’œil.
– Tant mieux ! Je ne demande aucun traitement de faveur. Au contraire. Je veux m’aguerrir et devenir digne de l’Obsidienne. J’espère que dans un avenir proche, tu n’auras plus besoin d’assurer mes arrières et que je pourrai te rendre la pareille.
Son visage s’éclaire et un large sourire fend ses lèves.
– Je t’entraînerai… Je comprends maintenant pourquoi mon frère est tombé amoureux de toi, lâche-t-il, lumineux.
Je frissonne.
– Et moi... son geste. Sous tes airs distants, froids et sarcastiques, tu es un homme... intéressant.
– « Intéressant » ? Hum… Je note.
Il remet une mèche de cheveux derrière mon oreille.
– Tu devrais aller te coucher. Je t’attendrai ici, demain, à l’aube.
Il se redresse, puis se penche vers moi.
– Ne sois pas en retard, murmure-t-il.
Je tressaille.
– Aurais-tu peur ? se moque-t-il.
– Bien sûr que non ! me défendé-je. Tu n’es pas le seul à avoir des ailes et à lancer des flammes, Dragon.
Il éclate de rire.
– Tu ressembles pourtant à quelqu’un qui a envie de prendre ses jambes à son cou.
Je me plante devant lui, les mains sur les hanches, mais peu assurée.
– Sache que je ne fuirai pas,... je ne te fuirai pas.
Mon émotion me trahie. Ses yeux brillent d’une étincelle qui me coupe le souffle. Mes dernières barrières s’effondrent.
– Lance, je me sens complètement démunie et perdue. Je déteste cette sensation. J’ai l’impression que mon cœur se déchire en deux…
Ma voix se brise, des larmes roulent sur mes joues sans que je puisse les retenir. Il pose ses paumes sur mes épaules. Je tremble comme une feuille sous une bourrasque de vent déchaîné.
– Marie, tu n’es pas obligée de…, tente-t-il de me soutenir.
– Si. Il le faut. Je veux être honnête avec toi et avec moi-même, hoqueté-je. Ce n’est pas le dire qui me pose problème, mais les conséquences et ce que cela implique pour nous deux. Je ne veux rien t’imposer, et encore moins que tu te sentes obligé de quoi que ce soit…
– Marie…, commence-t--il.
Je l’interromps, l’index apposé en travers de ses lèvres.
– Chuuut ! Tu vas dire une connerie et ce n’est pas le moment pour avoir une conscience, interviens-je.
Il attrape ma main et la maintient dans la sienne. Le sourire qu’il me tend ferait fondre la calotte glacière.
– Arrête de me sourire comme ça, j’ai l’impression que tu veux me bouffer, protesté-je, mi figue mi raisin.
Il me gratifie d’un clin d’œil.
– Je t’ai prévenue, j’ai plus d’expér…
Mon autre main vient recouvrir sa bouche.
– Tais-toi ! le supplié-je.
Peine perdue. Elle subit le même sort. Prise au piège, il entrelace nos doigts et presse sur mes poignets. Mon corps se rapproche inexorablement du sien. Il me surplombe et arrime ses iris azur aux miens. À sa merci, les battements de mon cœur jouent la cavalcade au niveau de mes tempes. Fébrile, je déglutis avec difficulté.
– Tu ne joues pas à la loyale, soufflé-je.
– C’est vrai, je l’admets. Cependant, tu n’as pas besoin de tes mains, mais de ta bouche pour t’exprimer, me susurre-t-il.
Je romps le contact, baisse la tête, inspire lentement et tente de recouvrer mon calme, non sans mal.
– À nous deux saligaud.
Il s’esclaffe, peu impressionné par ma menace. Je resserre mon emprise sur le dos de ses mains. Il redevient sérieux. J’happe son attention, et après une grande inspiration, je m’élance :
– Mes sentiments pour toi ne sont pas feints, même si tu en doutes ou ne t’en sens pas digne. Tu n’es pas une compensation. Ça m’agace car je ne peux rien y faire. J’ai essayé de les refouler, mais ils se sont imposés d’eux-mêmes. Je…
– Penses-tu être la seule à les ressentir ? intervient-il.
Je sursaute. Il prend mon visage en coupe et son regard s’illumine comme une galaxie.
– Tu es le grain de sable, exaspérant, mais irrésistible qui a ébranlé mon âme. Tu es la lumière qui éclaire mes années de solitude. Je t’ai beaucoup observée aussi et notre conversation de ce soir m’a ouvert les yeux. Où tu iras, je te suivrai. En enfer, s’il le faut, déclare-t-il avec une aisance surprenante.
Il scrute ma réaction. Tremblante, la respiration erratique, je pose mes mains sur les siennes, puis les remonte le long de ses bras.
– Je t’interdis de mourir ou je te tuerai ! promis-je. Je ferai tout pour te protéger, quoiqu’il m’en coûte.
– Quelle idée saugrenue ! Je n’en ai aucune intention, et tant que tu es à mes côtés, encore moins, m’assure-t-il.
Ses pouces caressent avec douceur mes joues. Les paupières closes, je profite de l’instant. Ses doigts pressent ma nuque et m’attirent à lui. Je frémis. Avec un temps d’hésitation, il dépose, sur mes lèvres, un baiser aussi léger qu’une plume, à peine appuyé. J’ouvre les yeux, surprise. Il jette un rapide coup d’œil sur la bougie au sol, puis s’écarte.
– Tu n’es pas encore prête, mais je t’attendrai, me rassure-t-il. Tu m’as donné une raison de me battre, Marie.
– Et moi, d’espérer, murmuré-je.
Il me sourit avec une infinie tendresse.
– Cette soirée nous aura au moins permis d’éclaircir certains points importants et non les moindres. Elle ne sera pas la seule, d’autres suivront, me lance-t-il rayonnant.
Je baisse la tête en soufflant. Il me relève le menton. Ses iris pétillent de malice.
– Allez, haut les cœurs, gardienne de l’Obsidienne ! Je te promets une chose : je ne me transformerai pas en dragon dès notre première séance d’entraînement. J’utiliserai juste mon expérience au combat due à mon grand âge, me provoque-t-il, hilare.
J’éclate de rire.
– Nous verrons…
Une lueur virevoltent dans ses prunelles, à mi chemin entre la concession et le défi.
– Repose-toi bien, Marie.
– De même, Lance. À demain.
Il s’éloigne d’un pas alerte et léger. Après de rapides salutations, Skala le rejoint à tire-d’aile et se perche sur son épaule. Immobile, j’écoute ses pas décroître dans l’allée.
La brise se lève à nouveau. Les lucioles multicolores portées par le vent entament un étrange ballet. Le spectacle est féerique. Des formes distinctes se dessinent lentement au centre d’un cercle lumineux : 2 dragons, un rouge et un bleu. Leurs griffes se rejoignent et forment un cadre autour d’un visage féminin aux contours dorés et aux yeux améthyste. Quelques unes virevoltent à ma rencontre, m’entourent un instant avant de rejoindre leurs congénères.
Une bourrasque m’ébouriffe les cheveux, m’étreint de sa chaleur tiède et douce puis disparaît dans un murmure. Elle emporte avec elle les lampyres dans une danse en zig zag tel un dernier « au revoir ». La flamme de ma bougie restée allumée s’éteint et me plonge dans la pénombre. Au même moment, une étincelante étoile filante traverse le ciel.
– Merci, Valkyon. Tu avais raison, ton frère mérite d’être connu. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve ni comment évoluera notre relation, mais je te promets de rendre heureux le dragon de glace. Je ne t’oublierai jamais. Adieu mon dragon de feu.
Élidora se frotte à mes jambes en jappant, intriguée par mon soudain changement d’humeur. Je lui caresse le cou et la réconforte.
– Tout va bien, ma belle. Rentrons.
J’essuie les dernières traces salées sur mes joues et récupère mes affaires. Je referme mon sac telle une porte sur mon passé. Ma nouvelle vie m’attend. Peu importe où elle me mènera, elle commence demain, à l’aube...
FIN
Très bonne journée à toutes et tous... ^^