Sept ans se sont écoulés depuis que la guerre a été livrée sur la plaine d’Eel.
Sept ans depuis le triomphe de la Garde et l’entrée d’Eldarya dans une nouvelle ère.
Expulsée du Cristal sans raison apparente, Erika est malade de tristesse. Quant à Lance, il n’est plus que l’ombre de lui-même.
Sept ans depuis que Valkyon est mort.
Mais s’il existait un moyen de le ramener à la vie ?
Alors oui,
J’ai conscience que le forum est déserté depuis l’incendie et davantage depuis la fin du jeu, même si un projet de redynamiser la section des Contes est en cours.
Mais je sais également qu'il arrive encore à des petits lecteurs fantômes de passer par ici de temps à autres.
Pour cette raison, je vous partage humblement ce travail qui peut-être sera lu et plaira à certain.e.s d'entre vous.
Qu’on se le dise, il n’est pas question ici d’une histoire d’amour entre Lance et Erika. Cette fiction explorera les thèmes du deuil, de la haine, de la rédemption et de l’espoir.
Aux Valkyries qui n'ont pas pu pleurer la perte de notre dragon préféré,
Aux Ez'sclaves qui ont dû renoncer à notre elfe plein de sarcasme,
Aux Lancelottes qui attendaient un chemin de rédemption,
Et à tous les autres...
Je vous propose un scénario alternatif à la saison 2 !
Pour le bien de cette histoire, quelques modifications ont été apportées à l’univers d’Origines.
A noter que cette histoire est déjà en cours sur Wattpad au lien suivant : https://www.wattpad.com/story/351524578-au-nom-d%27un-fr%C3%A8re-erika-lance-eldarya-a-new-era
Si vous voulez me soutenir, ce serait très gentil de votre part
A tous les enfants d'Eldarya
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Les endeuillés (aka prévenus)
- Florianne
I - Le Baiser de l'ange
Sept ans.
Sept ans que Lance vivait un cauchemar perpétuel.
Il avait l’habitude de voir des choses. Cela avait commencé après les événements. Il voyait des ombres, il les devinait sans cesse, tapies dans les recoins. Elles le guettaient à son réveil ; elles s’amassaient derrière lui, restes décharnés des victimes qui le hantaient ; puis le soir venu, il s’étendait, attendant un sommeil qui ne venait pas, et il lui semblait que des bras pourrissants jaillissaient de l’obscurité près de lui.
Les dieux savaient combien il détestait entendre. Les voix le prenaient au dépourvu, tantôt chuchotant tantôt hurlant à son oreille, les ombres grattaient à sa porte, raclaient leurs griffes contre les murs, mais rien ne l’effrayait autant que l’atroce bruit flasque d’un corps qui s’empale.
Et quand les ombres l’encerclaient de toutes parts, quand les bruits le suppliciaient, quand il ne pouvait plus le supporter, il buvait pour oublier, joignait ses mains pour demander pardon. L’ivresse l’envahissait peu à peu. Les sons et les visions s’estompaient… pour un temps.
Mais en ce jour, alors qu’il hoquetait et titubait dans la rue, les visions s’étaient dissoutes pour en former une autre. Un visage se tenait devant lui.
Elle était comme autrefois, aussi fraîche qu’un bouton de rose. Un profond sillon parcourait son front clair ; ses yeux de poupée trop grands le fixaient avec un mélange de stupeur, d’effroi et de répugnance.
Sept ans que Lance n’avait plus vu ce visage. Sept ans, depuis que cette maudite guerre avait pris fin, depuis le jour où, sous les décombres au pied du Grand Cristal, son frère, son sang, était mort sous ses yeux…
Et elle...
Un fantôme. Sept ans plus tard, elle était venue réclamer sa vengeance !
Lance mit une main en visière pour se protéger du soleil aveuglant et cligna ses paupières alourdies. L’épais brouillard de l’ivresse engluait ses pensées. Il perdait la tête, oui ; il n’y avait pas d’autre explication. La chaleur de midi le harassait. Ses vêtements sales lui collaient à la peau. Les litres de liqueur qu’il avait ingurgités le faisaient chanceler et il se sentait appelé par un coma stuporeux mais elle était toujours là, le teint blême, le front agrandi par le choc et la terreur, elle… qui était morte en ce jour au même titre que son frère. Il vit les larmes scintiller sur ses joues et entendit sa voix fluette se craqueler en sanglots. Des sanglots d’ange. Ne pleure pas, ange, chercha–t–il à dire, mais de sa bouche pâteuse n’émana qu’un horrible gargouillis. Trop tard. Les yeux couleur lavande s’écarquillèrent et la charmante bouche se déforma pour pousser un hurlement qui transperça les tympans de Lance et éclata dans son crâne en échos infinis.
Il ne vit rien mais sentit le poing heurter sa joue. Le monde se renversa ; une terrible nausée l’assaillit. Il grogna et papillota des cils, ébloui par le soleil. La silhouette se dressait dans le contrejour. Lance avait à peine conscience d’être étendu par terre, harnaché par ses jambes. Des voix criaient. Un étal avait dû se renverser au vu des pièces d’étoffes éparpillées autour de lui. Il flottait une forte odeur d’alcool, de crasse et de son propre vomi car il puait la déchéance.
Elle frappa de nouveau.
Lance savait se battre, c’était un fait. Mieux que personne à Eel. Même ravagé par la boisson, il aurait pu ne faire qu’une bouchée d’elle. Pourtant, son corps avait rendu les armes.
Il méritait de mourir. Pas un jour, en vérité, n’était passé sans qu’il y songe. Personne n’avait jugé bon de l’achever. Peut-être parce qu’on avait décrété que vivre lui causerait pire souffrance que la mort.
Et voici qu’elle était revenue pour lui ! Son châtiment, son ange vengeresse, l’expression tardive de la colère des cieux pour ce qu’il avait fait.
« Qu’est-ce que tu viens foutre ici ! hurla-t-elle. Assassin ! Assassin ! »
Les coups pleuvaient de tous les côtés. La douleur frappait, crue et exquise. La bouche arrondie, Lance contemplait avec une dévotion extatique son bourreau frémissant de pleurs et de cris qui ne cessait de le marteler. Ses bras grands ouverts étaient offerts comme ceux d’un condamné à l’aube de la crucifixion. Il sentait une viscosité à son sourcil qu’il reconnut comme du sang, et il soupira de plaisir car c’était le goût de l’expiation.
« Crève ! » rugissait-elle sans faiblir, et elle crachait, éructait les mots comme une litanie d’exorcisme. « Crève, crève, putain de monstre ! »
Un goût de fer emplissait la bouche de Lance. Il demeurait sans protester dans une immobilité pleine de ravissement.
Il y eut soudain une protestation au milieu du mouvement de foule, puis : « Par l’Oracle, Erika, c’en est assez ! »
Lance reconnut la voix qui était intervenue en sa faveur. Un souvenir lui revint de l’enfant avant qu’il soit fait homme, du louveteau débordant d’espièglerie, orphelin qu’il avait à tort enrôlé dans sa vendetta. Ne fais pas tout foirer, petit, pensa-t-il avec une pointe de déception. Mais comme aucun dieu n’envisageait d’exaucer ses prières, le poids sur lui se volatilisa ; il entendit son frêle bourreau rugir, s’insurger contre ses assaillants.
Puis… plus rien.
Quand Lance rouvrit les yeux, elle n’était plus là.
Les visages froncés de la foule massée au-dessus de lui formaient un cercle flou dans la périphérie de son champ de vision. Mais Lance ne les regardait pas. Il fixait le soleil blanc de midi qui, même lui, avait renoncé à l’aveugler.
Privée de spectacle, la foule se délita ; le marché reprit son cours. Il resta étendu par terre dans la rue, la gorge animée de borborygmes sanglants, ivre et malade de tant de blessures qui lui rappelaient qu’il était vivant.
II - Un vœu éternel
Erika avait l’impression d’émerger d’un cauchemar. C’était constamment le cas depuis le moment où elle avait rouvert les yeux sur le monde en sentant le poids de son cœur vide en elle.
Elle identifiait sans peine la surface sur laquelle elle était étendue, un matelas en mousse duveteuse récoltée dans les contrées de Sahakalla. Cette dernière donnait au corps l’illusion de s’enfoncer dans un nuage. Une délicate odeur de patchouli, reconnue pour ses propriétés apaisantes, l’enveloppait comme le parfum d’une mère.
Elle n’éprouvait aucun désir de se réveiller. Elle savait ce qui l’attendait : le trou, l’abîme, dès l’instant où elle reviendrait à la conscience. Elle aurait voulu pouvoir elle-même se transformer en nuage et s’étirer dans le ciel… légère… légère… jusqu’à s’effilocher et disparaître.
La vie n’était pas ainsi faite.
Erika prit une grande inspiration et ouvrit les yeux.
Comme elle s’en doutait, elle se trouvait à l’infirmerie. Le plafond en plâtre ivoire s’étalait au-dessus d’elle, et dans sa vaste coupole s’organisaient des rosaces et des festons de fleurs. Tout était calme. Les rideaux blancs qui encadraient son lit étaient tirés, quoi qu’elle n’entendît aucun signe d’un autre malade à part elle. Elle tourna la tête en sentant une chaleur sur un côté de son visage : c’était la lumière du soleil qui entrait par les grandes baies vitrées. Comme c’est étrange, pensa–t–elle en faisant jouer les rayons sur sa main pâle. Un phénomène si naturel que son corps peinait à reconnaître… Elle avait disparu sept ans.
Sa gorge se noua. Elle se sentit gagnée par une atroce solitude.
À travers l’interstice d’un rideau, elle retrouvait des fragments de cette pièce trop surréelle pour s’apparenter à l’architecture humaine. Sur des étagères lobées, semblables à des récifs coraliens, étaient disposés des pierres de guérison et récipients contenant poudres et liquides multicolores. Des instruments, qu’elle avait autrefois jugés bizarres, étaient scellés à l’intérieur d’une bulle de verre. Partout dans cet environnement pittoresque entrait et pleuvait la lumière qui se reflétait sur le marbre rose des colonnes en spirale et sur le bassin à l’eau de lagune.
Cet endroit lui donnait envie de vomir. C’était là qu’on l’avait emmenée quand elle gisait sur les dalles glacées de la Salle du Cristal. Là qu’elle avait regardé autour d’elle, observé les changements dans une hébétude maladive. Là qu’elle avait demandé où était Valkyon et que, le front fuyant, chacun avait esquivé sa question jusqu’à ce que Hua, sainte Hua, prononce : « Il est mort, Eri’. »
Des minutes plus tard, quand le rideau bruissa délicatement, Erika regardait à travers la fenêtre les jardins qui n’avaient jamais été si épanouis.
« Pourquoi, Ewe’ ? » prononça–t–elle.
Sa voix rauque lui donnait l’impression d’empoisonner cet endroit.
« Hua a raison, lui fut-il doucement répondu. La vengeance n’est pas la solution à tous les maux. »
Elle ferma les yeux et lutta contre les larmes de rage qui envahissaient ses paupières.
« Regarde-moi, Erika. »
Le temps parut se suspendre quand elle fit volte face. Deux grands yeux clairs et délicats entrèrent dans les siens. Erika avait toujours été impressionnée par Eweleïn. Elle aimait autrefois la comparer à une forêt, en raison de sa voix profonde qui rappelait le frémissement des grands chênes, et de sa peau sans grain, si proche de la couleur du lichen, qui respirait la fraîcheur des jeunes bourgeons. Les reflets mercure qui chatoyaient dans sa longue chevelure rappelaient le cours d’un ruisseau quand le soir s’y reflète la lune. Sept années n’avaient pas suffi à égratigner son charme ; son bonheur, même, n’avait fait que vernir sa beauté.
Eweleïn secoua tristement la tête, et ce mouvement accentua la grâce qui était inhérente aux elfes. « Seigneurs… Je ne peux pas prétendre imaginer ce que tu dois ressentir. Mais les temps ont changé et je te prie de me croire lorsque je dis qu’il n’est plus l’homme que tu as connu. »
Erika faillit s’étouffer. « L’homme que j’ai connu ? répéta-t-elle avec un rictus amer, avant de hausser le ton. L’homme que j’ai connu est un traître à sa patrie qui a causé la guerre ici-même il y a sept ans ! »
Eweleïn soutint son regard et dit avec calme : « Lance n’est pas celui qui a initié la guerre. Tu le sais.
— Mais il a… il a... !
— Lance est un de nos chasseurs de primes. »
Erika reconnaissait cette voix sur laquelle elle avait tant compté à une époque. Huang Hua venait à son tour de soulever le rideau. Une reine. Ce fut la première pensée qui traversa Erika alors que son regard se posait sur le lourd torque en or qui brillait à la base de la gorge de la feng-huang et sur sa tunique turquoise parée de broderies scintillantes. Des yeux d’ambre en amande, poudrés de fard, détonnaient au milieu d’un visage lisse et noir comme l’ébène. Huang Hua s’approcha d’Eweleïn, glissant son bras autour de sa taille dans un geste aussi intime que protecteur.
« Et l’un de nos meilleurs, continua-t-elle d’un ton qu’Erika perçut comme sans appel. Il accepte toutes les missions sans discuter du prix. Même celles qui ne trouvent aucun preneur. À lui seul, il abat le travail de dix hommes. Depuis deux ans, il se lance tête baissée dans toutes ses entreprises, et voilà que, chaque fois depuis deux ans, il n’a pas manqué de revenir en vie. La situation de la Garde est trop précaire pour que je me dispense d’un élément aussi efficace. Ceci est l’unique raison pour laquelle je l’ai sorti du bagne, Erika. Tant qu’il est en vie, il me servira, nous servira, aussi longtemps que je le jugerai bon.
— Il vous a trahis une fois ! s’envenima Erika. Un traître reste un traître. On ne peut pas lui faire confiance. »
Une étincelle crépita dans le regard de Hua. « J’étais destinée à être sacrée Phénix, élue de l’Oracle. Pour quelle imbécile me prends-tu ? J’ai naturellement assuré mes arrières. » Elle s’interrompit comme les doigts d’Eweleïn se contractaient autour de son bras. Une ombre voila ses yeux et son expression impérieuse s’adoucit. « Je l’ai soumis, expliqua-t-elle à Erika sur un ton plus calme, au pacte du sang. Son âme est liée à la mienne. Qu’il songe ne serait-ce qu’à me nuire ou nuire à la Garde, et la corruption le tuera. »
Un goût amer emplit la bouche d’Erika.
« Tu crois que ça change quelque chose ? Je le hais. Je hais cet homme. Aucun de vous n’a jugé bon de m’avertir qu’il était libre et, qui plus est, dans les murs de cette putain de ville !
— Je suis navrée que cela te trouble autant. Je n’aime pas te voir si contrariée.
— Eh bien, tu aurais dû réfléchir à deux fois avant de réhabiliter un criminel ! » Erika ferma les yeux, les rouvrit, avala plusieurs fois sa salive. La colère bouillonnait en elle. Elle alla retrouver sa place devant les baies vitrées. « Je ne pourrai jamais vivre ici en sachant que ce salopard se promène impunément.
— Tu n’étais pas censée croiser son chemin, répondit Hua d’une voix parfaitement composée. Lance ne loge pas ici. Il était hors de question que la Garde lui fournisse un toit. Il s’est trouvé un appartement en ville, un taudis devrais-je dire, où il passe son temps à cuver quand il n’est pas occupé à vider tous les fûts qui passent sous sa main. Dans tous les cas, je l’ai affecté à une mission. C’est une affaire de quelques jours avant qu’il ne repart-
— Mais par tous les dieux, éclata Erika, qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Vous êtes tous devenus fous ou quoi ?! Il est… Bordel, Hua, c’est l’assassin de Valkyon ! »
Ce mot cru jeté dans la pièce résonna comme une insulte au milieu de cet Eden. Une porte qui s’était ouverte quelque part se referma discrètement comme si un employé avait craint la confrontation. Erika pressa un poing sur sa poitrine, consumée d’une rage et d’une peine si dévastatrices qu’elle avait l’impression de manquer d’air. Elle remarqua que les yeux des deux femmes s’étaient adoucis, et elle songea qu’elle détestait ce regard.
« Je comprends ta peine, Erika, dit lentement Hua. Mais réfléchis à ce qui s’est passé. Je l’ai vu, moi aussi… Je l’ai vu tomber du ciel.
— Je refuse d’en parler.
— Il le faut. Une grande, terrible tragédie nous a frappés. Mais penses-tu réellement qu’une seule personne doive être blâmée ? Crois-tu que Valkyon aurait condamné son frère pour ce qui lui est arrivé ? Ma chère amie, c’était… », dit Hua en faisant un pas en avant et tentant un geste d’amitié, mais Erika se déroba.
« Arrêtez tous de me dire que vous comprenez ! rugit-elle. Vous ne savez rien ! »
Son cri féroce résonna entre les murs et les colonnes de marbre. Ses paroles faisaient encore écho lorsqu’elle recula, secoua piteusement la tête et sortit.* . * . *
Sa tombe était une de plus belles, choyée et fleurie comme le sont celles des héros de guerre. Sur la tablette de marbre, l’épitaphe lumineuse se renouvelait au gré de l’enchantement qu’on y avait jeté. Les inscriptions se succédaient ; on y trouvait remerciements, mots d’adieux, parfois même poèmes, déposés par un ami ou un inconnu… Erika s’était assise là pendant des heures et la liste paraissait sans fin.
Aucun mot ne venait d’elle.
Elle attendait sans rien faire. Le monde lui semblait une immense flaque grise. Le temps avait dû se figer depuis le jour où on avait lâché ses cendres dans le vent. Il était la bonté. Il était le soleil. Il était la vie – sa vie.
Elle massa douloureusement sa poitrine. Comme il était terrible que son propre cœur pût battre encore alors que le sien s’était arrêté… Elle aurait voulu pouvoir creuser, creuser jusqu’à remonter le temps et le sentir contre elle. Elle n’avait jamais connu si grande douleur.
Des gouttes de pluie se mirent à tomber des cieux, pareilles à des larmes de nuages.
Elle devina plus qu’elle entendit la présence dans son dos.
Nevra n’était pas de ceux à s’encombrer de paroles inutiles – ou du moins, ne l’était plus. Il ne dit rien. Il s’assit dans la pelouse mouillée à côté d’elle. Pendant un long moment, ils partagèrent un silence qui était le reflet de leurs années de séparation. « Nous avions échangé nos vœux, confia-t-elle finalement, la veille de la bataille.
— Ah. Je ne savais pas. »
Une nouvelle épitaphe brilla sur la pierre tombale. Puisse son feu continuer de brûler dans nos foyers et dans le Bastion près de ses frères. « Non, murmura–t–elle. Bien sûr que non. Comment aurais–tu pu... ? »
Elle se rappelait le vacarme qu’il avait fait en surgissant dans sa chambre. Il était arrivé en nage ; et hors d’haleine, le regard fou comme éclairé par une soudaine révélation, il lui avait fait sa demande sur le palier. Elle avait ri et l’avait embrassé, oui mille fois oui, et ils avaient couru chercher une prêtresse, main dans la main, rasant les murs comme deux adolescents en fugue. La sainte tatouée les avait bénis à l’ombre des branches en fleurs du cerisier centenaire où, d’une voix tremblante d’émotion, ils avaient prononcé leur serment. Là, sans aucune toge de cérémonie, simplement heureux d’être ensemble, ils s’étaient promis l’un à l’autre pour l’éternité.
Une éternité qu’elle passerait seule.
Elle serra les lèvres et se tourna vers lui. « Merde, Nevra, comment as–tu survécu à ça ?
— J’ai survécu. Ni plus, ni moins. » Il laissa passer un silence avant de lui toucher l’épaule. « Personne ne l’a oublié, Eri’.
— C’est un cauchemar…, lâcha–t–elle du bout des lèvres. Je ne veux pas vivre sans lui. Je n’y arriverai pas.
— Bien sûr que si. Tu es forte.
— Non… Non. » Elle secoua la tête avec angoisse. « Sans cesse je me demande : pourquoi ? Leiftan et moi, nous avons payé le même prix. On a choisi de se sacrifier, on devait mourir. Alors pourquoi lui n’est pas revenu ? Quel est le sens de tout ça ? Ce n’est pas… Ce n’est pas juste. Si c’est pour vivre dans un monde où il n’est plus là, Nevra, j’aurais voulu avoir le choix. Je ne me serais jamais réveillée. »
Sa bouche se ferma brusquement. Elle venait de lui révéler ce qu’elle avait tu à tous les autres. Le monde criait au miracle, les eeliens la vénéraient comme une sainte ; un culte était né en son nom. À ses yeux, elle n’était touchée par rien d’autre qu’une malédiction.
Elle n’osait pas regarder Nevra. Elle avait peur de ce qu’elle lirait sur son visage, peur d’y déceler de l’ennui ou pire, ce qu’elle avait reconnu chez Hua et Eweleïn : de la pitié.
À la place, ses yeux se posèrent sur un bouquet de chrysanthèmes. « J’ai vu Lance ce matin.
— Je sais. » Nevra lui dispensa de poser la question. « Je n’étais pas d’accord, moi non plus, lui fit–il savoir. L’Oracle sait combien je me suis opposé à cette idée, mais on avait besoin de quelqu’un pour faire le sale boulot. Et puis, à la fin, les émotions ont parlé. Lance a longtemps fait partie des nôtres, on le connaissait tous bien avant qu’il parte en vrille. Et même s’il a mené l’offensive il y a sept ans, c’était la Garde, uniquement la Garde, ce qu’elle représentait, qu’il voulait détruire. Pas ses amis. Ni son frère. C’est au moins la seule chose dont je sois convaincu. »
Un frisson parcourut les bras d’Erika.
« Ça ne signifie pas que je lui ai pardonné, continua Nevra, l’air sombre ; au contraire. Je ne peux pas oublier son air satisfait quand il a pensé que Valk’ rejoindrait son parti, ni son regard plein de… de rancœur quand il jeté son cri de guerre. Il n’a même pas essayé de dialoguer. Qui sait ? Peut-être qu’on aurait pu trouver une solution. Miiko, en tout cas, envisageait des pourparlers. La pauvre l’aimait à en crever mais… » Il soupira. « Bref. J’essaie de faire comme s’il n’existait pas. Je ne sais pas si ça peut apaiser ta peine, Eri’, mais ce type est devenu un moins que rien. Hua le tient à sa merci. J’éprouve un peu de satisfaction de savoir qu’il noie son chagrin dans la bouteille. »
Non, pensa-t-elle. Ce n’était pas suffisant. Elle aurait voulu se lever, hurler cette injustice à Nevra, à Hua, Chrome, Karenn, à chaque habitant de ce refuge, à l’univers entier, mais elle se sentait à bout de forces.
Le crachin continuait d’arroser la pelouse et éclaboussait les pierres tombales des morts. Un vent froid passa sur eux et elle s’osa enfin à tourner son regard vers lui. « Dis. » Nevra plongea ses yeux gris dans les siens. Son visage marmoréen ne manifestait aucune émotion. « Tu crois qu’Ezarel s’est reconverti en éleveur de cryslams ? »
Elle fut soulagée quand ses traits se détendirent. Elle reconnut dans son œil une brève étincelle, vestige de sa lumière espiègle. L’espace d’un instant, elle retrouva le jeune homme qu’elle avait connu. « Non », répondit–il, et ses lèvres s’écartèrent. « À tous les coups, ce salopard est devenu le charlatan d’un pauvre coin perdu. »
Erika voulut rire mais sa gorge ne laissa filer qu’un sanglot étranglé. Nevra lui offrit un tendre sourire et s’approcha d’elle. Quand il la serra dans ses bras, elle se cramponna si fort à lui qu’elle crut ne jamais pouvoir le lâcher. « Peu importe ce que tu penses, Eri’, murmura-t-il contre son front. Traite-moi d’égoïste si tu veux mais, moi, je suis foutrement heureux que tu sois revenue… »* . * . *
Erika avait toujours aimé cet endroit. Des années plus tôt, lorsque l’impitoyable fatalité l’avait jetée dans ce monde dont elle ne soupçonnait même pas l’existence, elle avait trouvé ici un repère. Comme elle se sentait réconfortée au milieu de tous ces livres – des livres à n’en plus compter ! –, ordonnés parfaitement sous la rotonde de verre, au milieu de l’odeur du savoir, du cuir et du papier qui peuplait les rayons, du doux bruissement des pages ; toute une atmosphère qui la renvoyait aux heures qu’elle avait passées, enfant, dans la librairie de son oncle. Un semblant de normalité au cœur de ce vortex sans queue ni tête, du nom d’Eldarya, auquel elle avait été condamnée dès l’instant où elle avait posé le pied dans… Ah ! Quelle absurde péripétie. Dans un cercle de champignons.
Poussant son chariot, Erika complétait le registre et s’employait à ranger les livres rendus de l’après-midi. Elle tamponnait des feuilles, cochait des cases, comblait sans réfléchir les vides des étagères pour tromper l’abîme dévorant qui ravageait sa poitrine. Sans qu’elle se rende compte, la nuit était tombée. Elle était seule dans la bibliothèque. La lueur des chandelles s’était répandue par enchantement, jetant des reflets vacillants sur les tranches dorées des livres. Le chariot roulait lentement entre les hauts rayonnages, faisant grincer les lattes les plus vieilles sous son poids.
Erika avait insisté pour récupérer le travail qu’elle occupait avant… eh bien, avant tout ça. La crise, la guerre, le long sommeil. Contre toute attente, elle avait dû se battre contre d’absurdes protestations, puisque Hua avait argué qu’elle était l’Élue et que l’Élue devait se dispenser d’un métier aussi ordinaire – pour citer la sainte patronne. À force de persévérance, elle avait eu son mot à dire : Élue ou pas, elle n’avait aucune intention d’accepter un autre poste que celui–ci.
Le silence la suivait étroitement comme les ombres. Dehors, la nuit voilée était noire. Tout en accomplissant son ouvrage, elle se laissait aller à se remémorer Ykhar. Ykhar et son éternelle course contre la montre, aussi pressée que le lapin blanc d’Alice, Ykhar et ses insupportables tirades essoufflées – car on n’a jamais le temps, le temps, Erika –, si consciencieuse et remarquable dans son travail que personne n’avait jamais remis en question le cumul de ses trois emplois. Ykhar et son amour pour les lettres. Le dernier cri qu’elle avait poussé. Son grand corps recouvert d’un linceul. Ykhar, une victime collatérale de la guerre.
Les murs avaient son odeur et les allées résonnaient encore du son de sa voix. Erika se demandait parfois si, à force de l’avoir arpenté, son âme n’avait pas un peu infusé dans cet endroit. Son amie lui manquait... Ses yeux la brûlèrent. La sourde douleur qui ne la quittait plus la frappa vicieusement. Néanmoins, elle préférait toujours être ici que dehors. L’extérieur lui était intolérable. Bien que la ville eût été refaite à neuf, dans chaque nouveauté elle se rappelait les décombres ; sur les plaines fleuries, elle voyait la couleur du sang, et en direction du clocher, Valkyon Valkyon Valkyon
Erika sursauta lorsqu’elle remarqua une silhouette tapie dans l’ombre. « Oh ! fit-elle, se forçant à sourire. Vous m’avez surprise. Je croyais être seule. »
Elle fixa son attention sur le registre mais, n’obtenant pas de réponse, elle ne tarda pas à relever la tête. Le visiteur s’était avancé devant un rayonnage. Erika blêmit.
L’espace d’un instant, elle avait cru reconnaître Ashkore, ce qui était impossible compte tenu de la disparition de cette personne. Elle avait toutefois en partie vu juste car devant elle se tenait son successeur, l’homme sous le masque.
Lance.
Les ongles d’Erika entaillèrent les paumes de ses mains.
Il était encore plongé dans l’ombre, aussi ne fit–elle qu’apercevoir son visage dévoré par une barbe hirsute. Au lieu de ses fourrures puantes, il avait endossé un pourpoint trop grand qui soulignait sa maigreur. Un mendiant. Un raté, pensa–t–elle, avant que le mot juste lui vienne : un condamné.
Seuls ses yeux, d’un bleu glacé, étaient fidèles au souvenir qu’il avait ancré en elle. Erika avait toujours pensé que si son frère lui rappelait le foyer d’une maison, Lance, lui, évoquait les nuits les plus rudes et les plus froides du cœur de l’hiver.
Lorsqu’il avança dans la lueur des chandelles, elle jubila intérieurement à la vue de son œil au beurre noir et de ses pommettes bleutées d’ecchymoses. Il la regardait sans rien dire. Elle aurait dû éprouver de la peur à l’idée d’être enfermée seule avec lui, mais tout ce qu’elle ressentait se limitait au champ lexical de la haine.
« Dégage d’ici, connard, cracha-t-elle sans cacher sa véhémence. Je me fous de ce que les autres pensent de toi. Jamais tu n’aurais recouvré ta liberté si j’avais eu mon mot à dire. Jamais je n’aurais permis qu’on te tire de ce trou à rat, jamais, jamais tu n’aurais revu la couleur d’un seul bout de ciel. Et tu sais pourquoi ? »
Son regard dévia vers une des chaises capitonnées, et elle fut consumée par l’envie de la fracasser sur cette tête dont les cheveux étaient aussi blancs que ceux de son frère. « Parce que je t’aurais tué moi-même bien avant. »
Une minute passa.
« Je comprends », fit Lance.
La bouche d’Erika s’ouvrit de consternation et de stupeur. Elle ravala le dégoût qu’il lui inspirait et détourna le regard. « Va-t’en, dit-elle en s’éloignant avec son chariot.
— Attends, s’il te plaît ! Il y a… Il y a une chose dont je voudrais te parler. »
Erika résista contre la haine qui lui empoisonnait les veines.
« Est–ce que je n’ai pas été suffisamment claire avec toi ? feula–t–elle. Espèce de monstre, tout ça, c’est ta faute ! Tu devrais être mort, tu devrais pourrir loin d’ici mais tout ce que Hua a trouvé de mieux à faire, c’est de te proclamer libre et de te donner un travail parce que le monde, que dis–je, l’univers n’a pas de justice ! Mais je sais que tu as interdiction de me parler et je suis à peu près sûre que tu n’as même pas le droit d’être ici. Alors ne m’adresse pas la parole. Plus jamais. Parce que je jure sur la tête des vivants, Lance, que je ne plaisante pas quand je dis que j’ai envie de te tuer. »
Erika respirait difficilement. Son esprit était chaviré par une colère qui la démangeait, la brûlait au fer rouge. Lance accusa le coup. Ses yeux bleus étaient empreints d’une souffrance qui fut insupportable à Erika.
« Je sais, dit–il. Je ne serais pas là si ce n’était pas si import– »
Un livre vola à travers les rayons à la vitesse de l’éclair. Lance ne fit pas un geste pour l’éviter et un coin de la tranche percuta sa figure tuméfiée.
« Tu sais ? Toi, tu sais, dis–tu ? » Le bras tendu dans sa direction, les yeux fous, Erika haletait, consumée par une rage meurtrière, appelée par les ténèbres qui…
Elle tourna vivement les talons et s’enfuit en abandonnant le chariot derrière elle. « Va-t’en, va-t’en… » répéta-t-elle sans savoir à qui elle s’adressait exactement. Elle avait besoin d’air ; elle fonçait vers la sortie quand une main s’abattit sur son épaule.
« Merde ! Écoute-moi, je te dis ! »
Alors Erika crut perdre la raison. La rage se déversa dans ses veines dans un rugissement épouvantable. Les ténèbres l’enveloppèrent. Elle sentit son pouvoir jaillir d’elle comme une couronne d’épieux, mais les mots de Lance l’arrêtèrent net : « Je crois… Je crois que j’ai trouvé un moyen de ramener Valk’. »
III - Et si...
Le sol parut s’ouvrir sous ses pieds. Erika fut saisie d’un vertige si grand qu’elle eut l’impression de partir en arrière. Des milliers de pensées tourbillonnaient dans sa tête. Elle n’arrivait plus à réfléchir, elle ne savait plus qui elle était ; toute sa conscience était accaparée par une seule idée : ramener Valkyon à la vie.
Quand elle battit des cils, la vue de Lance près d’elle lui fit l’effet d’une gifle. L’horreur la glaça et elle s’arracha violemment à sa poigne.
« C’est quoi ton problème ? Tu es… Dieux, tu es encore plus barge que je l’imaginais ! » Sa voix tremblait, tout comme ses mains et sans doute le reste de son être. « Comment peux-tu plaisanter d’une chose pareille… ?
— Non. Par l’Oracle, écoute-moi avant de monter dans les tours ! Je suis on ne peut plus sérieux. »
Erika leva des yeux misérables vers lui, terrifiée de ressentir de l’espoir. Pendant un instant, Lance la dévisagea, desserra les lèvres avant de les refermer aussitôt. Il fit mine de réfléchir, puis finalement demanda :
« Que sais-tu de la création de notre monde ? »
Le caractère impromptu de la question faillit lui arracher un cri, mais le visage ferme et grave de Lance l’intimait de répondre sérieusement.
« Je sais, dit-elle, que l’idée de bâtir Eldarya est venue à l’Oracle à l’époque où les humains et les faeries partageaient encore une terre commune. Lorsque les faeries ont commencé à être pris en chasse, elle a pris le parti des opprimés et a cherché à créer un monde où ils pourraient vivre en paix. Cependant, elle n’avait pas le pouvoir de créer à partir de rien. Elle avait besoin d’une… d’une ancre, continua-t-elle, faisant appel à ses souvenirs des leçons particulières de Keroshane. C’est alors que trois êtres suprêmes, les premiers des faeries, se sont offerts pour former cette ancre. Pour sauver les leurs, ils ont fait don de leur énergie. L’accomplissement de ce sort est ce qu’on appelle aujourd’hui le Sacrifice Bleu. »
Et depuis ce jour existait ce cristal sans lequel Eldarya et son peuple ne pouvaient survivre, réceptacle qui l’avait retenue prisonnière, précieusement défendu dans son écrin de verre.
« Oui, approuva Lance d’une voix calme. Du moins, il s’agit de la version de l’histoire la plus courante. »
Les sourcils d’Erika se haussèrent mais elle resta silencieuse.
« La religion dualiste en raconte une autre. Elle véhicule l’idée d’une création par les entités originelles, Aeter, qui représente l’éternité, et Oion, la création. Peut-être en as-tu entendu parler. » Elle inclina la tête. De vagues notions, tout au plus. « La genèse, selon les dualistes, veut que la réunion de ces entités primitives donnât naissance à des déités secondaires : les quatre éléments ainsi que la lumière et le temps. Ces éléments conjoints donnèrent naissance à un monde palpable et Oion finit par créer la vie pour le peupler. Et quand la vie fut là, il ne supporta pas l’idée d’éternité. À partir de sa propre essence, il donna naissance à Caana et Ysais : la fécondité et la mort. Je ne vais pas entrer dans les détails du panthéon mais cette histoire veut que la déesse de la fécondité, Caana, se trouvât lasse après avoir enfanté les humains. Un jour, elle eut l’idée de façonner des êtres nouveaux, mi-hommes mi-bêtes, les faeries, pour lesquels elle éprouva aussitôt une fascination.
« Mais les derniers de ses enfants étaient persécutés. Beaucoup d’humains les humiliaient, les enfermaient, les tuaient sous prétexte qu’ils étaient différents d’eux. Caana ne le supporta pas. Elle s’apitoya auprès d’Aeter et Oion mais ces derniers lui interdirent de leur venir en aide. Consternée, Caana en parla à son amant, Amdar, le dieu du savoir et des connaissances. Amdar était un être curieux par nature. Il préleva un cheveu d’Aeter et d’Oion, et observa la façon dont ils réagirent l’un à l’autre, un condensé d’énergie qu’il pouvait manipuler à sa guise. Au peuple des faeries il offrit cette énergie. »
La magie, comprit Erika. Lance posa sur une table le livre qu’elle lui avait jeté au visage quelques minutes plus tôt.
« Les dieux furent furieux, poursuivit-il. Amdar avait déjà volé le feu d’Igni pour l’offrir aux humains ; pour la deuxième fois, il fit acte de désobéissance. Pour le punir, Aeter et Oion l’enchaînèrent au plus haut sommet de la Terre et le condamnèrent à une éternelle captivité.
« À cause de qu’Amdar avait fait, les dieux méprisaient les faeries. Caana craignit que leur colère s’abatte sur eux. Elle chercha un moyen de donner un refuge à ses enfants. Elle trouva l’idée de créer un monde, son propre monde pour ce qu’elle avait façonné. Elle était fille d’Oion, après tout, et possédait en elle une étincelle de sa création. Le reste s’est passé comme tu l’as dit, à ceci près qu’Eldarya a été créé le jour d’une éclipse lunaire. »
Malgré elle, Erika l’écoutait avec attention.
« Où veux-tu en venir ?
— Caana s’est rendue sur Eldarya en même temps que le peuple des faeries. À compter de ce jour, elle et Amdar se sont trouvés séparés, lui toujours enchaîné entre la terre et les cieux, elle vénérée par son peuple mais sans son amour qu’elle avait échoué à sauver. Dans le livre des anciens dieux, il est dit que, pendant longtemps, Caana monta au plus haut sommet d’Eldarya en attendant le jour de l’éclipse lunaire car alors la frontière entre les mondes se dissipait. L’espace d’un instant, Amdar et elle pouvaient s’entrevoir. »
Lance fit une pause dans son discours.
« Il existe une légende, dit-il d’un ton pénétré, la légende du Mont de Tamur. J’en ai entendu parler autrefois mais à la Porte de Fer, il y avait ce type en face de ma cellule, un homme de science passionné par l’astronomie. Souvent il répétait qu’il s’en voulait de s’être fait prendre, que le moment était mal choisi pour croupir au bagne. Il avait passé sa vie à attendre la nouvelle éclipse, un événement qui ne se produit que tous les 73 ans et 5 mois. Et il avait passé sa vie à attendre parce que la légende dit que l’aventurier qui amène un fragment de Caana au plus haut sommet au moment de l’éclipse se voit récompenser… Par un vœu.
— Un fragment de Caana, répéta Erika.
— Le Cristal, dit-il en hochant la tête. Caana est un des êtres qui constituent celle que nous appelons Oracle. »
Elle se sentit blêmir.
« Et ce vœu, dit-elle, déglutissant, la voix incertaine, tu as l’intention de…
— De leur demander de nous rendre Valk’. »
Les yeux d’Erika s’écarquillèrent. Sa bouche s’assécha. Elle secoua la tête, se maudissant elle-même de croire, de penser à croire, à de pareilles inepties. Tout cela était tellement absurde mais Lance ne lui laissa pas le temps de parler.
« Je n’ai pas fini. Clive, mon voisin de cellule, il racontait beaucoup de bobards mais… Je ne sais pas pourquoi, une part de moi a entendu ce qu’il disait, alors j’ai mené mes recherches dès que j’ai retrouvé ma liberté. J’ai passé des jours, des mois à éplucher tout un tas de documents. Il y a peu de témoignages mais j’ai trouvé des concordances bizarres, comme ce paysan anonyme qui devient la plus grande fortune de Glas Gow du jour au lendemain, ce magicien de l’an 293, moqué par ses pairs, qui a soudainement acquis une puissance extraordinaire et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Merlin ; ou encore le cours d’une guerre qui s’est inversé contre toute vraisemblance. Et le plus étrange, c’est ce qui se produit avec les dates : elles correspondent exactement à un intervalle de 73 ans et 5 mois. Regarde. »
Il lui fit passer un carnet noirci de notes et de gribouillis. Une frise chronologique recensait les événements qui avaient retenu son attention. Elle comportait quelques vides aux années où quelque chose aurait dû se produire…
Erika ferma le carnet et se massa le front.
« Tu es en train de me dire que tu as l’intention de traverser tout Eldarya sur… sur quoi ? Des bruits de couloir ? Un conte pour enfant ?
— Et pourquoi pas ? Tu es bien ici. Auparavant, tu ne croyais à rien de ce qui nous entoure. »
Ses lèvres se pincèrent. Elle pouvait difficilement le contredire mais… « On parle de ramener quelqu’un d’entre les morts…
— Oui. » À présent, Lance parlait avec une certaine hésitation. « Je n’ai pas de preuve que cela a déjà été fait mais je le soupçonne fortement. On retrouve des traces d’écrits qui évoquent la douleur de la reine de Genkaku qui avait perdu son enfant et que les dieux lui avaient rendu après une année de tribulations. Si l’âge du gamin au moment des faits est exact, alors la date fait sens… »
Il n’eut pas besoin de le dire. 73 ans et 5 mois. Il la regarda droit dans les yeux.
« Tout ça est réel, Erika. Je prépare ce voyage depuis plus d’un an. Et on a une chance de ramener Valk’ ! »
Elle avait du mal à respirer. L’angoisse, l’espoir, la joie se disputaient une place dans ses entrailles.
« J’ai un plan mais il ne sera pas prêt avant la fin de la semaine prochaine, continua Lance en désignant le carnet auquel elle s’accrochait toujours. S’emparer du Cristal sera l’opération la plus périlleuse. Dès le moment où quelqu’un se rendra compte qu’il n’est plus entier, toutes les forces de la Garde se dirigeront vers nous. Il s’agira d’être plus rapides et plus malins qu’eux. Le bal des gardiens aura lieu le troisième soir d’Ebrel. Je compte agir quand tout le monde aura les yeux rivés ailleurs ; et je partirai dans la foulée.
— Un pacte de sang te lie à Hua, protesta vaguement Erika qui se sentait hors de la réalité.
— Et donc ? Je ne commets aucun acte de trahison. J’ai bien l’intention de revenir honorer mes engagements envers elle. Quant au Cristal, il retrouvera sa place. Je veux juste… » Son front s’assombrit et il se râcla la gorge. « Qu’on me laisse au moins accomplir cela, et ensuite… Ensuite, je jure de me soumettre à toutes ses demandes, dussé-je y perdre la vie. »
La flamme d’une lanterne vacilla, soufflée par un courant d’air. Un silence s’installa entre eux, qu’Erika ne pensa pas à rompre, bouleversée jusqu’au fond de l’âme. Lance leva vers elle son visage contusionné, et pour finir :
« Je me devais de te le dire. Je sais qu’il t’aimait. »
Elle sentit une digue céder en elle en entendant ces derniers mots. Les bras le long du corps, elle observa les traits de son ennemi dans la lumière anémique. Nevra disait vrai : il n’était plus que l’ombre de lui-même. Toutefois, elle discernait dans ses yeux bleus une étincelle de cette flamme sauvage qui les avait jadis animés.
Erika savait qu’on ne pouvait boire aucune parole proférée par Lance. Mais le désespoir avait ses raisons. « Combien de temps ? demanda-t-elle d’une voix qui avait la fermeté de l’acier.
— L’éclipse aura lieu dans quatre–vingt–neuf jours. »
Soit trois mois, cela laissait peu de temps. Elle mâchonna sa lèvre. « Est-ce suffisant ?
— Je ne serais pas ici à te parler dans le cas contraire.
— Et où est situé le Mont de Tamur ?
— Loin vers l’Ouest. Au milieu des Crêtes Gelées, par-delà la Mer Mauve et l’Oblivion. »
Elle regarda à travers une haute fenêtre les toits de la ville éclairés par un quartier de lune. Non loin d’elle, les yeux jaunes d’un sgarkellogy brillaient dans le noir. Elle se mordit la langue et se tourna vers Lance. « As-tu vraiment foi en ce projet ?
— Tout ce que je possède, je le miserais là-dessus. »
Elle n’avait pas besoin d’en entendre plus. Erika hocha la tête et resserra sa prise autour du carnet.
« Alors je vais le faire, déclara-t-elle. Je vais aller sur le Mont de Tamur et je vais le ramener. N’y pense même pas ! rugit–elle à l’attention de Lance, qui avait froncé le sourcil. Avise-toi de me suivre et tu te retrouveras avec un poignard planté dans le front sans avoir eu le temps de comprendre ce qui t’arrive. »
Les yeux froids de Lance se durcirent comme deux icebergs. « C’est mon idée. Mon frère.
— Frère que tu as tué à l’instant où tu l’as trahi ! »
La réplique fit mouche. Les épaules de Lance s’affaissèrent et son regard vacilla.
« Je ne l’ai pas… Je… C’était… un accident. »
Les lèvres d’Erika se retroussèrent. La fureur avait envahi ses traits.
« Comment oses-tu te justifier alors que tu as pris les armes contre lui ? Jusqu’au bout, Valkyon a cru en toi ; jusqu’au bout, il a cru que tu lui reviendrais ; et toi, tu es resté sourd à ses appels ! Non, Lance, tu as choisi ce qui est arrivé. Et les autres ont peut-être passé l’éponge mais, moi, je te haïrai tant qu’il me restera un souffle de vie, et je te haïrai pour nous deux. »
Elle ne lui adressa pas un regard tandis qu’elle se dirigeait vers la porte.
« Maintenant je vais te dire ce que j’ai l’intention de faire : je vais ramener l’homme que j’aime. Et ce sera sans ton aide. »* . * . *
Le crépuscule rougeoyait les piliers de la Salle des Portes. La Garde se désertait à l’approche du soir tandis que Nevra descendait les escaliers du grand hall. Il adressa un salut de tête à un groupe dissipé de gardiens qui baissa la voix à son approche, des jeunes Ombres probablement sur le point de sortir à la taverne où se tiendraient les festivités mensuelles.
Nevra savait que Chrome manquerait à l’appel. Karenn et lui se préparaient à partir pour Balenvia plancher sur une affaire croustillante qu’ils avaient déjà soumis au Conseil et qui sentait le meurtre à plein nez.
Nevra regrettait parfois de ne plus être le commandant de l’Ombre. Plus que l’amour du contrôle, il avait adoré autrefois mener les enquêtes. Comme sa sœur, il aurait voulu se rendre lui–même sur les lieux du crime. Il aurait traîné son doigt dans le sang de la victime et l’aurait reniflé, répugnant quiconque assisterait à la scène. Il ne lui aurait guère fallu de temps pour identifier le coupable ; puis, après l’avoir trouvé, il aurait patienté jusqu’à la nuit, accroupi sur les toits de la ville, ne faisant qu’un avec les ténèbres, et il aurait donné la chasse au misérable, flairant l’odeur âcre de sa peur jusqu’à ce qu’il tombe sur lui. Mais c’était une autre époque. Sa place était à Eel, et uniquement Eel désormais.
Il continua sur sa lancée et franchit le passage voûté qui menait aux dortoirs. Tout en marchant, son esprit dériva vers Erika. La terrienne l’avait harponné dans les jardins plus tôt, l’air anxieux, les yeux fuyants, et lui avait donné rendez-vous dans sa chambre sans prononcer un mot de plus. Il se demandait ce qu’elle avait à lui dire pour l’avoir convoqué avec une telle urgence.
Erika. Il avait encore du mal à admettre qu’elle soit là. Qu’elle soit réelle. Son retour l’avait profondément secoué. Nevra revenait d’un déjeuner en ville avec Karenn quand il avait entendu les premières rumeurs. Il se souvenait s’être demandé quel crétin avait encore abusé de raisin elfique, mais il y avait eu trop de trouble, trop d’effarement dans les regards des gardiens rassemblés, qui lui avaient indiqué que, cette fois–ci, quelque chose était différent.
Même après avoir rencontré Chrome, blême de stupeur, Nevra n’avait pas voulu y croire. Il avait lentement monté les marches vers l’infirmerie, prêt à se pisser dessus comme un gamin effrayé. Au moment où il avait voulu entrer, il avait su. Il avait entendu les sanglots et des cris – ses cris – à déchirer le cœur, des cris de bête blessée. Car oui, Erika était vivante mais Valkyon était toujours mort.
Nevra frotta son œil crevé. Des élancements le prenaient rien qu’à s’en souvenir. Au début ça avait été l’hébétude. Tous, ils n’avaient pas pu disparaître. Nevra avait assisté à leurs funérailles avec une forme d’indifférence. C’étaient plusieurs semaines après qu’il avait compris. Qu’il avait admis. Que son lieutenant, Rave, n’avait jamais guéri de cette profonde entaille à sa gorge, que les jeunes recrues tombées au combat ne connaîtraient aucun lendemain, qu’il ne pourrait plus rivaliser avec Valkyon dans ses ridicules concours d’ego. Que les amis qu’il avait honorés ne reviendraient pas.
Il avait emmené une femme dans son lit et, après l’avoir usée, drainée, pilonnée jusqu’à la moelle, il avait pleuré toutes les larmes de son corps. Ses yeux étaient secs depuis ce jour.
Fut un temps où il se targuait d’être le plus grand libertin que la ville d’Eel eût connu. Ses souvenirs lui miraient un jeune homme excentrique et vaniteux dont le nom était chuchoté avec admiration. Il était Nevra, chef de l’Ombre. Il était beau. Il était talentueux. Il était riche. C’était il y a longtemps. Presque une autre vie.
Miiko avait eu besoin d’épaules après la guerre. Du Conseil Étincelant, il n’était resté que lui et Ezarel. Le chef de l’Absynthe avait brillamment honoré ses fonctions. Il avait divisé les vivres, fait le bilan des dégâts, calculé les coûts des réparations, pendant que Nevra identifiait les morts, remettait de l’ordre dans cette armée fragile et dilapidée qui pleurait la perte de son commandant le plus aimé.
Pour un temps, la solidarité avait pris le pas. Chaque rescapé en état de travailler avait apporté sa pierre à l’édifice. Mais à mesure qu’un nouvel Eel s’érigeait, Nevra avait vu la vie s’éteindre dans les yeux d’Ezarel. Il avait presque ressenti du soulagement le jour où son ami était parti : Ezarel lui rappelait la vie d’avant et, avec elle, les disparus qui les avaient laissés derrière…
Quant à Miiko, elle avait transféré ses tâches et avait disparu du jour au lendemain. Pas même un adieu pour Nevra, comme si ces années de service et de crasses œuvrées dans l’ombre n’avaient rien signifié. Il se demandait parfois si la kitsune n’avait pas mis fin à ses jours et si Hua ne s’était pas empressée d’étouffer l’affaire.
Un frisson passa dans le dos de Nevra. Huang Hua Ren Fenghuang, l’illustre Phénix qui avait quitté la Voie pour le salut d’un autre peuple. Miiko avait été une sacrée connasse sur bien des aspects, toutefois elle était moins fine qu’elle aimait le faire croire – et ô combien prévisible ! À l’inverse, l’esprit retors de Hua l’avait toujours mis mal à l’aise.
Nevra devait pourtant admettre qu’il avait eu besoin d’une raison de vivre et qu’elle lui en avait donné une. Répare. Commande. Construis. Étranger à toute émotion, il avait exécuté ses ordres comme sous l’influence d’un charme sans se rendre compte que son âme guérissait petit à petit.
Et aujourd’hui, Erika était revenue. Si douloureux qu’était le passé, il s’était juré de faire tout ce qui était en son pouvoir pour faire revivre ce cœur éteint.
Nevra arriva devant la porte au montant surmonté d’un chérubin potelé. Il rajusta son pourpoint et toqua. Erika ouvrit, pour la première fois depuis des jours, habillée et coiffée. « Salut, Nev’. » Derrière elle, les rideaux de la chambre étaient tirés. Des cristaux de lumière dispersés sur les étagères nimbaient la pièce d’une aura bleutée. Ses jours de réclusion l’avaient laissée aussi pâle qu’un linge. Elle avait l’air si fragile qu’on aurait dit qu’elle disparaissait entre les murs. Elle évita son regard tout en se raclant la gorge, et Nevra sentit que quelque chose n’allait pas mais sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus.
« Viens, dit-elle d’une petite voix, entre. »
À peine fut il entré que ses narines se dilatèrent. Il poussa un grondement. « Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? »
Depuis un pouf enfoncé dans l’ombre, Leiftan leva des yeux mornes sur lui, ne répondit rien.
Nevra tourna un regard noir vers Erika. Des cernes jaunes soulignaient les yeux de la jeune femme mais son visage exprimait une détermination farouche. « Tu n’as dit à personne que tu venais là ?
— Depuis quand j’ai besoin d’une excuse pour rendre visite à mon amie ? »
Le sourire timide qui retroussa ses lèvres lui fit un pincement au cœur. Dieux, ce qu’elle avait changé depuis leur première rencontre ! Onze ans plus tôt, elle débarquait à la Garde avec sa robe rose, ses grands yeux naïfs et ses caprices de gamine pourrie gâtée. Nevra n’oublierait jamais le jour où, au lendemain de son arrivée, elle avait crié au scandale au beau milieu de la Salle du Cristal, soutenant que la chambre qu’on lui avait attribuée était indécente (chambre somme toute classique, faut-il indiquer). Il avait réprimé un fou rire à la vue de l’expression stupéfaite de Miiko. Contre toute attente, Erika était parvenue à rallier un grand nombre de personnes à sa cause. À la fin de la journée, sa chambre avait été par deux fois lavée, peinte et décorée comme le plus douillet nid de plumobec. La plupart de ses bienfaiteurs avaient agi par intérêt personnel, soucieux de n’être plus importunés, à l’exception peut-être de Valkyon qui avait toujours fait preuve d’une patience légendaire.
Nevra devait l’admettre, la force d’Erika résidait bien en ceci : elle excellait à obtenir ce qu’elle désirait.
Quatre ans seulement en vérité s’étaient passées pour elle mais… la douleur, la guerre donnait l’impression qu’elle avait vieilli autant, sinon plus que les autres.
Ignorant délibérément la présence de Leiftan, Nevra appuya son épaule à l’encadrement de la fenêtre et se recomposa un visage neutre.
« Alors ? demanda-t-il, haussant un sourcil. Tu comptes m’expliquer ? »
Erika humidifia ses lèvres et parut rassembler ses mots.
« J’ai… un projet. Pour lequel j’ai besoin de votre aide à tous les deux. »
Cette fois, sa curiosité fut éveillée. Rien dans l’expression de Leiftan ne suggérait un quelconque intérêt de sa part mais ses yeux verts étaient levés en direction d’Erika. Elle prit la parole et, au grand étonnement de Nevra, se mit à raconter l’histoire des anciens dieux, et en particulier la tragédie à l’origine de la séparation de Caana et Amdar. Ces noms ne lui étaient pas inconnus. Seuls les feng-huang vénéraient les anciens dieux dans la région, et Huang Hua avait fait ériger un temple à l’intérieur d’Eel il y a plusieurs années de cela.
Erika marqua un temps d’arrêt et jeta un livre dans sa direction. Nevra l’intercepta en vol et ne prit la peine que de regarder la couverture. Un cercle à deux contours y était représenté, estampillé de glyphes anciens.
« Il existe une légende, continua-t-elle, autour de ces amants maudits. On dit que, lorsque l’éclipse lunaire a lieu, un vœu est accordé à l’aventurier qui les a réunis en portant le Cristal sur le Mont de Tamur. » Elle prit une inspiration et son menton se dressa bien haut. « L’éclipse aura lieu cette année. Dans trois mois. Je compte mener cette expédition. »
Nevra n’avait rien pris de cette discussion au sérieux. Distrait par deux sabalis qui se coursaient sous la fenêtre, il demanda indifféremment : « Et pour faire quoi ?
— Pour faire le vœu de ramener Valkyon. »
Les paroles mirent un temps à résonner en lui, mais lorsqu’elles le firent, il tourna brusquement la tête. Le regard agrandi de Leiftan indiquait une réaction similaire.
Nevra s’écarta du mur. « Quoi ? »
Il reconnut qu’elle avait du cran quand elle soutint son regard dans le plus grand calme et répéta d’une voix claire : « Je vais faire le vœu de ramener Valkyon à la vie. »
Sincèrement, Nevra n’avait pas pour habitude de s’emporter. Il dut faire appel à toutes ses forces comme il y a longtemps qu’il ne l’avait plus fait pour enterrer la colère qui menaçait d’imploser en lui. Cela ne l’empêcha pas de grogner : « Oui, j’avais entendu ! Mais merde, Erika, qu’est–ce que cette histoire ! Et d’abord, comment as-tu entendu parler de ça ?
— J’ai fait mes recherches. »
Il entendit le battement que rata son cœur : elle ne lui disait pas tout. Il secoua la tête. « Tu n’es pas sérieuse. »
Erika serra les poings.
« Chaque fois que je passe devant cette statue qu’on a érigée pour lui, j’ai envie de m’ouvrir les veines ! cria-t-elle, les yeux brillants. Valk’ n’est pas… Il est tout sauf ça. Je vais devenir folle si je reste ici.
— Tu viens à peine de te réveiller.
— Pourquoi es-tu aussi insensible ?
— Ça fait sept ans, Erika. J’ai fait mon deuil. » Il s’adoucit. « Valk’ est parti. Pour de bon. On ne peut pas ramener les morts à la vie. C’est impossible, c’est... contre-nature.
— Notre présence ici même est contre-nature, Nevra. »
Il baissa les yeux. « C’est différent. Vous êtes ici parce que l’Oracle l’a voulu.
— L’Oracle ! cingla–t–elle. L’Oracle que j’ai rencontrée n’est qu’une petite fille va–nu–pieds qui s’amuse à me tourner autour pour me souffler des paroles vides de sens. Eh bien, toute grande Oracle qu’elle est, elle aurait dû s’attendre à ce que je ferais quand elle a pris la décision stupide de me ramener à la vie. » Les sourcils de son doux visage s’étaient rejoints en une ligne rigide. « Je refuse de croire qu’il n’y ait pas un sens à tout cela. Valkyon était bon… Le monde ne connaîtra aucun homme meilleur que lui. Et pour une raison ou pour une autre, je suis toujours là. Moi et… lui, dit–elle en désignant Leiftan. Nous sommes réapparus l’année où va survenir l’éclipse ! N’est-ce pas un signe que nous avons encore un rôle à jouer ? Est-il possible que Caana soit consciente quelque part, en désir que nous allions trouver Amdar ? »
Nevra la dévisagea sans répondre.
« Je n’ai pas prévu de rester i– », voulut objecter Leiftan, mais Erika se rebiffa.
« Tu crois que c’est le moment de faire ta retraite spirituelle, Leiftan ? Si tu savais comme je m’en cogne de tes états d’âme ! Tu viens avec moi, un point c’est tout. Je n’ai toujours pas accès à mes pouvoirs. Je déteste l’admettre mais j’ai besoin de toi pour comprendre ce qui m’arrive. »
Erika croisa les bras sur sa poitrine, le menton levé.
« On va le récupérer, Nevra. Avec ou sans toi. Mais moi je te le dis, il l’aurait fait pour toi. »
La mâchoire de Nevra tressaillit. Il considéra ce petit bout de femme qu’il avait maintes fois vue à l’œuvre. Il ne doutait pas de sa détermination. S’il existait un moyen de sauver celui qu’elle aimait, elle soulèverait des montagnes.
« Il l’aurait fait pour toi. »
Et c’était sûrement vrai.
Satané Valk’…
Nevra se frotta les yeux – même son œil mort, un réflexe. « Tu veux que moi, bras droit de Huang Hua, récapitula-t-il, je m’infiltre dans l’endroit le mieux protégé d’Eel pour voler un fragment de notre pierre divine dans le but de ressusciter mon ami mort dans une mission qui a une chance sur mille d’aboutir. C’est bien ça ?
— Disons emprunter. Mais tu as bien résumé la situation, oui. »
Nevra se mordit la lèvre et les coins de sa bouche s’incurvèrent lentement. Une ancienne connivence passa entre eux et il vit les yeux d’Erika doucement s’éclairer. Il haussa les épaules.
« J’étais commandant de l’Ombre, après tout. Je suppose qu’il est logique que cette tâche me revienne. »
Il n’aurait su dire si c’était de l’effroi qu’il lisait dans les yeux écarquillés de Leiftan mais il s’en délectait. Il réfléchit un instant.
« Bon ! Admettons le cas hypothétique où j’y parviens et où on réussit à filer en douce avant qu’on ait une horde de gardiens en colère sur notre dos. Et ensuite ? C’est quoi le plan ? »
Erika sourit.
« On va chercher Ezarel. »
IV - Ezarel
« Merde ! »
Le feu s’était répandu sur la paillasse. Les flammes rouges se propageaient en une trainée incandescente qui auréolait la pièce d’un halo cauchemardesque. Ezarel jeta un regard anxieux à la liasse de papiers vers laquelle rampait le brasier incontrôlable, ses notes si précieuses proches d’être réduites en cendres.
Il tendit la main et sa manche prit feu à son tour. Il recula en jurant copieusement, courut plonger sa main dans le baquet qu’il gardait toujours à proximité de ses expériences, avant de saisir ce dernier à bras le corps. Poussant un énième juron, il le déversa sur son plan de travail.
L’eau éteignit les flammes dans un sifflement aigu de vapeur et la puissance du torrent emporta une partie des récipients qui se brisèrent au sol.
« Merde. Merde ! » s’écria-t-il en s’accroupissant au milieu des débris de verre. Trente pièces d’or négociées pour ces noyaux arcaniques et il n’était pas foutu d’en faire bon usage ! Il baissa les yeux sur son matériel endommagé et sur la flaque d’eau où trempaient misérablement ses notes. Des jours... ! Il lui faudrait des jours pour les retranscrire.
Il brûlait d’envie de hurler quand il entendit une présence derrière lui qui se mouvait discrètement ; un seau fut posé sur les lattes du parquet. Ses yeux fous de colère se tournèrent pour rencontrer le regard rose de Méline. La jeune femme lui adressa un petit sourire placide. Sans dire un mot. Ezarel n’en avait jamais entendu un venu d’elle.
Il souffla bruyamment, fulminant contre son erreur de calcul, et se penchait pour ramasser les tessons mais la main de Méline se posa sur son bras. Ezarel eut beau protester, elle s’obstina à secouer la tête. Il finit par la repousser sans ménagement.
« Oh, et puis fais comme tu veux ! » lâcha-t-il avec humeur avant de sortir par la porte arrière.
Il se retint de la claquer derrière lui. Une fois à l’extérieur, il inspira profondément. L’air pur eut pour effet immédiat de relaxer ses nerfs. Il porta son regard sur la colline où le soleil de fin d’après–midi jetait ses rayons obliques. Derrière elle plongeait la vallée verdoyante creusée par le fleuve de l’Ystros, émaillée de bosquets de verdure sauvages et de terrains cultivés. Des vergers florissants bordaient les villages aux toits bleus et bruns. Les cieux calmes charriaient des petits nuages effilochés qui laissaient entrevoir dans le lointain les chaînes des monts Sizhe.
Ezarel ferma les yeux et écouta les bruits de cette campagne où rien ne changeait vraiment. Des libellules survolaient l’herbe du jardin ; un oiseau gagnait son nid en battant de l’aile ; l’air vibrait du frôlement du vent et du passage incessant d’une faune minuscule. On entendait les bruits de la nature, apaisants et harmonieux, sur un fond de merveilleux silence. Soudain, un cryslam poussa un bêlement haut et fort. Ezarel rouvrit les paupières : l’animal avait relevé son long cou et le fixait de ses yeux bleus au-dessus du portillon qui fermait le pâturage.
« Eh, comment ça va, petit père ? »
En quelques enjambées, il eut rejoint la créature et flatta le crâne duveteux entre les deux cornes cristallines. « Toi, tu sais qu’on va bientôt te priver de cette grosse toison de tombeur, hein ? »
Un autre cryslam étendu dans l’herbe renâcla en réponse. Ezarel sourit et posa son menton sur ses bras croisés sur la barricade. La tonte devait avoir lieu au plus vite avant la saison des pluies ou la laine humide attirerait les insectes qui y pondraient leurs œufs par centaines. Il avait déjà perdu deux bêtes ainsi la première année quand il manquait encore d’expérience. Il s’en occuperait la semaine prochaine, quoique… Il tourna ses yeux en direction de la chaumière à la toiture usée. L’eau s’infiltrait déjà par des failles dans le plafond, et de fortes pluies risquaient de tout inonder pour de bon cette fois, compte tenu de sa fichue tendance à tout repousser à plus tard. Sa conscience obstinée refusait d’admettre que ces travaux étaient sa responsabilité, car cette part de lui le pensait encore de passage, mais il fallait bien se rendre à l’évidence depuis tout ce temps : il habitait ici.
Il se méprisait chaque fois de faire ce constat, méprisait ce verbe qui figeait sa situation dans le marbre. Au départ, et même s’il ne l’avait dit à personne en quittant Eel, il était persuadé de rentrer à la Garde un jour. Prendre la décision de partir avait été un déchirement mais il savait qu’il aurait été incapable de tourner la page, emmuré dans son rôle de chef. La pression le tuait à petit feu. Les responsabilités drainaient son énergie, lui qui passait son temps à tout reconstruire sauf son âme, que le chagrin et la violence avaient laissée déchirée. Quoi de plus naturel qu’il ait pris ses distances. Il voulait seulement se laisser du temps, si tant est qu’on peut se relever des affres de la guerre. Des mois suffiraient. Une année peut-être. Mais force était d’admettre qu’au lieu de s’atténuer, les cauchemars et les insomnies étaient venus en plus grand nombre. Les jours où il cessait de se mentir à lui–même, Ezarel savait qu’il avait épuisé pour toujours sa capacité à diriger qui que ce soit.
Bellac avait été une évidence pour sa retraite. À sa mort, dame Kaylin lui avait légué la chaumière qu’elle avait elle–même habité après avoir remis sa démission. Ezarel avait plus d’une fois rouspété contre cet héritage qu’il jugeait absurde, mais il n’avait jamais trouvé le courage de revendre la maison.
Et quand, dans les suites de la guerre, il était venu à la recherche d’une échappatoire, d’un lieu de repli, de n’importe quoi qui l’aiderait à oublier, à peine avait-il posé ses valises qu’il avait trouvé ici la sérénité. La nature avait enrobé sa douleur, avait enveloppé son cœur meurtri comme le duvet autour du bourgeon et, après un long et morne hiver, un jour il s’était réveillé dans le printemps. Il avait écouté les bruits des insectes, le chant des oiseaux, respiré l’odeur des fleurs et de l’herbe ; il s’était abîmé dans la contemplation de la vallée pendant qu’un souffle frais passait sur son visage et il avait su qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.
Lui qui ne jurait autrefois que par la vie citadine, il se remémorait avec angoisse la foule et le vacarme permanents de la plus grande cité d’Eldarya.
Ezarel entendit une porte grincer à l’intérieur de la maison. Il vit par la fenêtre Méline qui se rendait aux bacs de nettoyage. Les tresses qui s’entrecroisaient sur sa tête brillèrent d’un éclat de nacre quand elles captèrent un peu de la lumière du jour. Il laissa traîner son regard sur le foulard qui ne quittait jamais sa gorge, descendit sur ses épaules à la courbe douce… Lorsqu’il se rendit compte qu’il la fixait, il détourna la tête avec embarras.
Soudain ses oreilles frémirent. Un attelage approchait. Des clients ? pensa–t–il avec aigreur. Il n’était vraiment pas d’humeur marchande et il espéra que la voiture qu’il entendait venir ne prévoyait pas une escale chez lui avant d’arriver au village. Toutefois, au martèlement prononcé des sabots, il sut que les voyageurs avaient emprunté le petit chemin vers la maison. Avant même qu’il songe à aller voir, la porte de l’arrière s’ouvrit à la volée. Méline sortit dans la lumière déclinante, la figure blême, tremblant des pieds à la tête.
« J’y vais », lança-t-il, sans savoir pourquoi il prenait encore la peine de le préciser. Méline n’allait jamais ouvrir. Elle détestait quand il recevait des visites.
Ezarel quitta l’enclos des cryslams et contourna la maison, longeant le potager où poussaient de jeunes salades à côté de la rangée de glelles. Il avait récolté la semaine précédente des tomates énormes et juteuses qui avaient eu l’air de faire plaisir à Méline. Il avait aussi des arbres qui donnaient quantité de fruits qu’il avait l’habitude de vendre ou de troquer. Quant à ses fleurs, elles étaient belles, grandes et d’une vigueur remarquable. Il s’enorgueillissait d’avoir la main si verte, une évidence pour un ancien membre de l’Absynthe, son chef qui plus est.
Avant de passer le coin de la maison, il essuya son visage à l’aide sa manche et la retira tachée de suie. Quelle image devait-il renvoyer avec son visage barbouillé et ses cheveux bleus ébouriffés en tous sens ! Il soupira, renonçant à sa présentation.
Il arriva en même temps que l’attelage et s’apprêtait à congédier les visiteurs quand il se figea.
Tout sourire, le conducteur du véhicule agitait sa main en guise de salut. Ezarel n’en revenait pas. Ces cheveux de jais, cette pâleur vampirique, cet œil provocateur qui lui rappelait un borgne qu’il avait connu, certes plus rieur mais…
Sa bouche s’ouvrit sans savoir quoi dire quand la vision de la jeune femme qui descendait du chariot le frappa en plein cœur.
Il s’entendit chuchoter encore : « Merde » (n’avait-il que ce mot à la bouche aujourd’hui ?) et frotta ses yeux incrédules.
Il savait qu’il avait forcé de l’épiphane hier soir. Rien qu’une petite dose de plus, un minuscule grammage qui l’avait jeté dans le délire quand il l’avait reniflé sur sa table de nuit comme un malfrat, lumière éteinte pour se cacher de Méline. Une affreuse inquiétude le traversa. Était-ce donc le début de la fin ? Lui, l’un des génies de son temps, succomberait-il à une mort aussi vulgaire qu’un excès de drogue ?
Ezarel ne disait rien, ne bougeait pas, n’osait même pas respirer, terrifié par l’hallucination qui s’était matérialisée devant lui, si semblable à une personne faite de chair et d’os. Soudain Erika étouffa un sanglot et courut vers lui. Quand elle jeta ses bras autour de son cou, il fut happé par une odeur qu’il n’avait plus sentie depuis sept ans, une odeur chaleureuse et solaire qui lui évoquait un foyer… sa famille. Il ne voulait pas y croire, il ne fallait pas... Mais Ezarel mit de côté ses doutes et la serra en retour contre lui. La sensation était réelle. Son corps, sa chaleur, tout ce qu’il y a de plus réel. Il se recula, toucha son visage. « Comment est-ce possible … ?
— On ne sait pas, Ez’, gémit-elle dans un bruit sourd partagé entre le sanglot et le rire. On ne sait pas. Mais je suis de retour ! »
Une fois certain qu’il n’avait pas perdu la raison, l’émotion entrava sa gorge. D’un rapide battement de cils, il chassa les larmes qui perlaient à ses yeux. Il se ressaisit et, lentement, se tourna vers Nevra.
« Dis donc, Rugova… » Ezarel se sentit venir un sourire d’une outrecuidance familière. « Je vois que tu as enfin décidé d’être adulte, continua-t-il sur un ton terriblement frondeur. J’ai bien failli ne pas te reconnaître sans ton joujou de pirate. »
Il fut étonné de sa propre hardiesse comme si sept années ne les avaient pas séparés.
Le vampire découvrit ses dents d’un air matois, dévoilant deux canines brillantes.
« Et moi donc, mon vieux ! nota ce dernier en le détaillant de haut en bas. Putain, on peut dire que tu as changé de style. »
Ezarel haussa les épaules. Nevra pencha la tête en écartant les mains et il ne fallut qu’un instant pour que les deux amis se jettent dans les bras l’un de l’autre. Grande et miséricordieuse épiphane ! pensa Ezarel, ému, au milieu de cette étreinte. S’il perdait la tête, au moins la perdait-il heureux…
L’instant d’euphorie dissipé, il remarqua que le chariot transportait une troisième personne qui patientait humblement à l’écart, le visage dissimulé sous un ample capuchon blanc. Quand il reconnut Leiftan, le sourire d’Ezarel retomba comme un soufflé. Il demeura figé dans un moment de stupeur terrible, et cette stupeur était sur le point d’imploser en colère mais le bêlement d’un cryslam rompit le fil de ses pensées.
Erika s’éclaircit la voix.
« Est-ce qu’on peut entrer ? »
Ezarel les introduisit dans le séjour qui faisait également office de salle à manger. Nevra et Erika entrèrent pieusement et regardèrent autour d’eux comme s’ils exploraient un lieu saint. L’intérieur n’offrait pourtant qu’un tableau rustique : tout en pierres grises, sans artifice. Méline avait déjà tout rangé et, de l’accident qui était survenu, il ne subsistait rien, sinon une odeur de soufre.
La lumière du jour déclinait dans la pièce. Le soleil était bas sous la colline. Après avoir indiqué deux chaises à ses visiteurs, Ezarel se laissa tomber dans la sienne et passa une main sur son visage.
« Je vais être honnête, dit-il en ouvrant un œil : je ne m’attendais vraiment pas à ça en commençant ma journée. »
Erika gloussa. Le cœur d’Ezarel se serra à l’entente de ce son. Il n’arrivait pas à se défaire de cette impression de rêver, d’être toujours imprégné de son shot d’épiphane et que tout pouvait disparaître d’un moment à l’autre.
« Depuis quand est-ce que … ? » Il n’osait pas prononcer le mot qui restait en suspens. Depuis quand es-tu ressuscitée ? Et tout à coup une pensée lui vint, si terrible qu’elle le rendit profondément malheureux : et s’il y avait longtemps qu’Erika était de retour mais qu’elle prenait la peine de l’en informer seulement maintenant ?
« Je me suis réveillée il y a bientôt un mois, dit-elle, coupant court à cette pensée.
— Il s’est passé quelque chose ? » s’inquiéta Ezarel avant qu’une anxiété le foudroie. « Est-ce que… le cristal… !
— Rassure-toi. Le cristal n’est pas en danger. À vrai dire, nous n’avons pas de franche explication sur le pourquoi de notre réveil. Pourquoi maintenant ? Pourquoi Leiftan et moi ? Simplement… pourquoi ? souffla-t-elle en baissant les yeux. Je l’ignore.
— Alors c’est un miracle, conclut Ezarel qui n’avait pas manqué l’intensité avec laquelle Nevra observait la jeune femme. Du moins, en ce qui te concerne. Désolé mais je ne peux pas me réjouir pour le traître qui rôde dans mon jardin. »
Leiftan n’avait pas demandé à entrer, pas plus qu’Ezarel ne lui avait proposé l’asile. Grand bien lui fasse ! Il l’aurait foutu à coups de pieds dehors si le céleste avait eu le toupet de s’inviter chez lui.
Erika acquiesça en silence mais il y avait du chagrin dans ses yeux. Ezarel devait reconnaître que certains points de la situation lui échappaient. Pourquoi avoir pris la peine d’emmener Leiftan pour une (banale) visite de résurrection ?
« Vous avez fait tout ce chemin pour m’annoncer que tu es vivante ? » demanda-t-il de but en blanc.
Une désagréable impression se logea en lui quand il nota le regard que ses anciens compagnons échangèrent. Après avoir pris une inspiration, Erika fouilla son sac et posa sur la table une pierre dont l’aura bleutée lui était familière.
Le souffle d’Ezarel se bloqua dans sa gorge.
« Par tous les dieux, murmura-t-il, qu’est-ce que… ?
— Pas de panique ! s’empressa-t-elle de répondre. Tout va bien, je te l’ai dit. C’est… On a juste, tu vois… emprunté un morceau. »
Emprunté. Horrifié, il ne put manquer le sourire amusé que Nevra dissimula derrière sa main.
« Le cristal ne fait pas partie de ces choses qu’on emprunte comme le torchon de son voisin de chambre, Erika ! rétorqua-t-il, perdant patience. Qu’est-ce que vous mijotez tous les deux ?
— On reforme la bande. Ou presque. »
Les sourcils d’Ezarel s’élevèrent, interrogateurs. Il n’eut pas besoin de poser la question, la réponse venant d’elle-même :
« On va ramener Valkyon. »
À ces mots, Ezarel manqua de s’étrangler. Ses yeux effarés se posèrent sur le visage d’Erika dont les traits exprimaient une gravité solennelle. Cette expression… Pour l’avoir déjà vue des centaines fois, il savait ce qu’elle signifiait. Elle est sérieuse.
Il se frotta la nuque, pris d’un malaise.
« Écoutez, je veux bien croire aux miracles mais j’ai vu comme vous deux Valkyon… » Il s’interrompit. Prononcer la vérité, même après toutes ces années, restait infiniment douloureux. « Je l’ai vu mourir. J’ai porté son corps et le calice qui contenait ses cendres. J’ai gravé son épitaphe dans la pierre. Tu étais là, toi aussi », ajouta-t-il à voix basse en regardant Nevra.
Le vampire resta silencieux. Ezarel le dévisagea. Il l’avait connu en joli garçon un peu trop conscient de ses charmes, soucieux de son image et des mondanités, mais l’étranger au masque de pierre qu’il avait en face de lui, enveloppé par les ombres, dégageait une telle aura de létalité qu’il ne put réprimer un frisson.
Erika prit la parole. « Tu connais la légende du Mont de Tamur ?
Ezarel sourcilla à ce nom. Bien sûr qu’il la connaissait. Comme tout savant qui se respectait, il s’était intéressé de près à la genèse.
« Qu’est-ce que ça a à voir avec… ? Oh merde ! » fit-il en comprenant ce qui se tramait.
Il la fixa avec horreur et les yeux d’Erika brillèrent, lui confirmant qu’il avait vu juste.
Il se tourna brusquement vers Nevra. « Nom d’un foutu molecat, Rugova ! lança-t-il sans se soucier d’élever la voix. Tu es d’accord avec ça ? »
Avec un petit sourire contrit, le vampire haussa les épaules. Il désigna la faelienne d’un mouvement de tête. « Il faut bien que quelqu’un l’empêche de foutre sa vie en l’air. Et puis… ça ne coûte rien d’essayer, non ? Qu’est-ce qu’on a à perdre ? »
Des années à nous être reconstruits, pensa instantanément Ezarel. D’être brisés. Une fois de plus. Son ventre se tordit à cette idée mais il n’en dit rien.
« C’est de la folie, contra-t-il à la place. Le Mont du Tamur est à l’autre bout du continent. Il faudrait compter au moins deux mois pour s’y rendre, et je parle seulement de l’aller ! » Et il ne mentionnait pas les imprévus car ils se glisseraient naturellement, à n’en pas douter, comme dans tout voyage. « Les routes de l’ouest n’ont rien de semblable avec celles d’ici. Les bandits tendent des embuscades et chaque année des voyageurs sont dévorés par des monstres. Vous êtes au courant que ça n’a rien d’une promenade de santé ?
— Tu as toujours été le rabat-joie de la bande », commenta Erika avec le plus grand sérieux.
Ezarel sentit ses joues s’échauffer.
« Parce que je n’ai pas ton insouciance, Erika, ni la dextérité de Nevra, ni la force de Valkyon pour me tirer d’affaire, j’ai appris à compter sur mon cerveau. Ce qui ne fait pas de moi un rabat-joie mais quelqu’un de réfléchi et de prudent. Et ma prudence est ce qui a vous a sauvé la vie un bon paquet de fois, je te rappelle !
— C’est pour cette raison qu’on a besoin de toi. »
Ezarel fut décontenancé. Son regard glissa vers le visage d’Erika levé vers lui – ô si touchant –, empreint d’une détermination certes sans faille, mais fragilisé par les incertitudes et par une perspective si terrible qu’il savait qu’elle l’avait enterrée quelque part au fin fond de son esprit : celle de l’échec.
Bras croisés, Nevra écoutait sans intervenir. Son silence taciturne interpellait Ezarel. Il aurait donné cher pour savoir ce que le vampire pensait de cette histoire mais il avait l’impression qu’il avait suivi Erika dans sa folle entreprise par souci de veiller à sa sécurité.
« Ez’, finit-elle par murmurer doucement, souviens-toi comme on formait une équipe du tonnerre. On adorait partir en mission à nous quatre. On trimait et on flippait tous ensemble mais, à la fin, on en riait autour d’une bouteille d’hydromel. Cette époque était la meilleure de ma vie et je chéris ces souvenirs. » Elle les observa tour à tour. « Je sais qu’il en va de même pour vous. Alors ce voyage, il faut qu’on l’accomplisse ensemble. Il faut qu’on se donne toutes les chances de sauver Valk’. Partons pour une dernière aventure, comme au bon vieux temps…
— Je ne peux pas, souffla-t-il misérablement.
— Je ne te demande pas de le faire pour moi mais pour lu-
— Arrête ! » s’écria-t-il.
Il se tint les tempes à deux mains. Le silence tomba sur la pièce. Il s’obstina à secouer la tête, le regard baissé.
« Sept ans sont passés, Erika. Merde, il y a une heure encore, je te croyais morte ! Et tout à coup tu débarques chez moi et tu t’attends à ce que je laisse tout en plan pour… pour te suivre à l’autre bout du monde mener un projet complètement dingue dont je pourrais ne jamais revenir ! Je suis désolé mais les choses ne fonctionnent pas ainsi. Plus. »
Les doutes le submergeaient. Une part de lui n’aspirait qu’à répondre à l’appel du voyage avec ces gens qu’il avait considérés comme sa propre famille, mais il avait aussi conscience qu’il n’était plus le même et qu’il risquait de s’effondrer pour de bon à poursuivre une chimère. Il osa enfin lever les yeux. Une douleur cinglante le frappa quand il vit la souffrance peinte dans les traits d’Erika.
Près d’elle, le regard de Nevra se fit tranchant.
« Qu’as-tu ici qui te retient ? »
Ezarel déglutit, mal à l’aise. Il savait que le vampire devait avoir une conscience aigüe de l’odeur de Méline. Il l’avait probablement flairée dès son entrée dans les lieux. Qu’il aborde le sujet n’était qu’une question de temps.
Au même instant se fit un bruit discret et une ombre passa rapidement dans le couloir.
« Qui est-ce ? » demanda Erika en se redressant.
Ezarel se leva, ferma la porte et se tourna vers eux.
« Elle s’appelle Méline.
— Elle et toi… ?
— Non, fit-il d’un air las en brassant l’air de sa main. Ne vous faites pas d’idées. Elle et moi, nous n’entretenons pas ce genre de relation. Ce n’est pas à cause d’elle que je refuse. C’est… » Il s’obligea à formuler sa pensée à voix haute. « Erika, la mort fait partie de la vie. Je sais, crois-moi, je sais, qu’il n’y a rien de pire que perdre un être cher. La douleur nous déchire. On a l’impression de perdre un bout de son âme, on a l’impression qu’on ne guérira jamais… Mais le chagrin et le deuil sont les étapes d’un processus naturel. Nous avons tous une fin. Tôt ou tard, je mourrai. Nevra mourra. Et toi aussi, Erika, un jour tu cesseras de respirer, sans cristal pour te retenir prisonnière.
— J’entends ce que tu dis, Ez’. Mais Valkyon avait toute la vie devant lui. Sa… mort, prononça-t-elle avec difficulté, n’avait rien de naturelle. Il est parti trop tôt.
— Et tu as raison. Mais il n’est pas le seul car une guerre tue et les guerres existent depuis la nuit des temps. Et quand bien même, les morts prématurées arrivent. Des maladies sévissent, des accidents ont lieu tous les jours. À la fin, le résultat est le même : les défunts quittent ce monde l’âme en paix et ce sont toujours les vivants qui souffrent. Ce n’est pas juste mais c’est ainsi. Valkyon était un guerrier. Au moins est-il mort avec honneur sur le champ de bat-
— Il s’est empalé en haut de cette putain de tour, Ezarel. Au nom de notre amitié, ne me parle pas d’honneur. »
Erika respirait fort et elle était très pâle ; de faiblesse ou de rage, il l’ignorait.
« Je respecte ta souffrance, dit-il en soutenant son regard, mais il n’est pas le seul à être tombé ce jour là. »
Elle s’assombrit et Ezarel crut percevoir un jugement dans ses yeux.
« Eh bien, il est le seul assez aimé pour que ses proches entreprennent ce voyage », cracha-t-elle.
Cette obstination farouche lui fit perdre patience.
« Tu ne comprends pas où je veux en venir, Erika ! s’écria-t-il, renonçant à chercher les mots justes. Les morts sont morts mais les vivants continuent de souffrir ! Tu parles de ramener Valkyon à la vie. Que se passera-t-il si nous échouons ? Si nous arrivons trop tard ? Si Amdar refuse de répondre à ton vœu ? Ou pire, imagine si tout cela n’est pas réel ? Qu’arrivera-t-il ? Sauras-tu t’en relever ?
— Et si c’est réel ? rétorqua-t-elle avec un calme et une dignité qui le prirent au dépourvu. Imagine que nous arrivions à temps. Imagine qu’Amdar réponde à mon vœu. Toi, imagine, ce que cela pourrait être. »
Sa réponse réveilla en Ezarel quelque chose qu’il croyait mort depuis longtemps : un substrat de candeur et de lumière qui lui rappelait ce qu’était l’espérance. Il laissa tomber son visage dans sa main, étouffant un rire sans joie.
« Par les dieux, tu as raison. Je suis bien le rabat-joie de la bande. »
La jeune femme se contenta de le regarder. De l’autre côté de la table, Nevra ne fit aucun commentaire.
« Je suis désolé, dit Ezarel à mi-voix, honteux. Donne-moi juste… un instant pour y réfléchir. »
Ses doigts tremblaient. Une pellicule de sueur couvrait son front. Merde, il avait une folle envie d’épiphane. Il cherchait un prétexte pour rejoindre sa chambre où il pourrait s’enivrer de sa délicieuse petite drogue, mais il songea à Méline qu’il trouverait probablement cachée près de l’armoire si elle n’était pas déjà terrée dans un trou du jardin, et il renonça à l’idée.
Ezarel se laissa aller contre le dossier de sa chaise, massant ses tempes. Il prit une profonde inspiration et jeta un coup d’œil par la fenêtre.
« Leiftan, les gars, sérieusement ? »
Leiftan était assis sur le tertre, immobile, contemplant le jour mourant. Nevra suivit son regard. Son expression était sinistre.
« Le type est bizarre depuis son retour, déclara celui-ci. Des deux, c’est lui qu’on a trouvé le premier. Une nouvelle de l’Absynthe a entendu des cris en provenance de la Salle du Cristal. Il paraît qu’il était en train de hurler et de se débattre comme un diable et qu’il a fallu une incantation d’Eweleïn pour le calmer. Elle l’a emmenée avec elle et l’a gardé une nuit en isolement. Il est comme ça depuis qu’il en est sorti.
— Il ne parle pas », renchérit Erika.
Ezarel pianota sur la table, réfléchissant. « Tu as des souvenirs de ton temps passé dans le Cristal ?
— Aucun, admit-elle d’une voix enrouée. Ces sept années sont passées comme si je m’étais endormie un soir et que je m’étais réveillée le lendemain. »
Quelle horreur ! songea-t-il – une pensée qu’il prit soin de garder pour lui. Il préférait cent fois revivre ses tribulations que renaître en étranger dans un monde qui avait progressé sans lui. Autant demeurer endormi à jamais…
« Peut-être que Leiftan l’a vécu différemment, avança-t-il. Peut-être que lui n’était pas en état de sommeil. »
Erika blêmit. « Tu penses qu’il a pu être conscient durant tout ce temps ?
— Je l’ignore. C’est une hypothèse. Mais à le regarder, ce qui est sûr, c’est qu’il a vécu des choses là-dedans. »
Il fut surpris, disant cela, d’éprouver de la pitié pour lui. Leiftan n’en méritait aucunement. Il était un traître qui s’était glissé parmi eux, avait partagé leur table, leurs secrets sans qu’il n’ait un instant douté de son intégrité. Ce n’était que justice qu’il paie pour ses actes. Il jeta un coup d’œil à Erika dont le visage était troublé par une lucidité toute nouvelle. Elle semblait ne pas avoir envisagé une réalité aussi cruelle, que Leiftan ait pu voir le temps s’écouler pendant sept ans, prisonnier de sa propre conscience.
Un nouveau silence passa. Ezarel contempla la vallée rosie par le crépuscule, puis il ferma les yeux.
« C’est d’accord, décida-t-il. J’en suis.
— Tu n’es pas obligé de venir avec nous, hésita Erika qui ne savait plus comment réagir.
— J’ai quitté Eel parce que ce qui est arrivé me hantait. J’ai tout laissé derrière en pensant que je pourrais refaire ma vie mais je n’ai jamais réussi à tourner la page. Rien n’était pareil sans vous. » Ses yeux trouvèrent ceux de Nevra, lui transmettant des excuses silencieuses. « Franchement, j’ai su que je vous accompagnerais dès le moment où tu me l’as demandé. Pfft, idiot que je suis… j’ai fait semblant de résister pour me donner bonne conscience. »
L’émotion fit luire les yeux d’Erika. La lumière du crépuscule se refléta dans ses larmes. Elle tendit ses mains par-dessus la table et les referma sur les siennes.
« Merci, souffla-t-elle. Merci, Ez’. »
Ainsi était décidé. Ezarel serra ses mains en retour, puis se leva vivement.
« Bon ! Ce genre de retrouvailles, ça se fête, non ? Vous voulez boire quelque chose ? Enfin… je crains d’avoir seulement de l’hydromel en réserve.
— Le contraire m’aurait étonné », commenta Nevra avec un petit sourire pincé.
Ezarel sortit trois chopes d’un placard, qu’il dépoussiéra, et déboucha une bouteille de liqueur dont il prit le temps de humer le bouquet. Pendant un instant, on entendit seulement le bruit de l’hydromel versé dans les coupes. Lorsque tous furent servis, il leva sa chope.
« À quoi on trinque ?
— Ta maison, tu décides.
— Dans ce cas, dit-il, solennel, à Valk’. Il était le meilleur d’entre nous. »
Chacun acquiesça et ils burent en son nom.
« Donc, commença Erika en reposant sa chope, les lèvres humides de liqueur dorée, une chance qu’on voie le bout du nez de cette Méline avec qui tu vis ?
— Non. Excusez-la, elle est du genre réservée. »
Comme ils attendaient la suite, Ezarel soupira.
« Il y a deux hivers, je l’ai trouvée dans la vallée où j’ai l’habitude de récolter mes ingrédients. Elle mourait de froid. » Le souvenir lui arracha un frisson. La vision de cette jeune fille à l’air hagard, recroquevillée dans des fourrures couvertes de sang séché l’avait ébranlé. Elle n’avait même pas essayé d’allumer un feu. Il fit l’impasse sur les détails. « Bref, je l’ai recueillie, elle est restée, puis je suppose que je ne l’ai pas mise dehors. Je crois que… j’avais besoin de compagnie. »
Il fit semblant de ne pas voir l’étincelle de douleur dans l’œil de Nevra. Il lampa son hydromel et préféra changer de sujet :
« Comment vont les choses à Eel ?
— Bien, répondit sobrement Nevra. La Garde a une sacrée allure maintenant. Elle est loin de ce qu’elle était autrefois, tu sais. Les jardins sont tout le temps en fleurs. Personne ne manque de nourriture ; d’ailleurs, on ne manque plus de rien. Et on a beaucoup construit autour du Refuge. Des gens de tous horizons viennent à notre porte avec l’espoir d’intégrer nos rangs. » Il fixa un point dans le vide. « Hua est une bien meilleure dirigeante que l’était Miiko.
— Je crois que plus personne n’est à convaincre », convint Ezarel.
La démission de la kitsune, venue quelques semaines après la sienne, n’était qu’une affaire de temps. Elle n’avait pas l’étoffe d’une dirigeante. Il avait cru, au tout départ, voir en elle un germe d’un potentiel qui n’avait jamais complètement mûri. Miiko avait de l’autorité mais elle ne faisait appliquer aucune loi, entendait les revendications sans les écouter ; elle avait fait entrer Eel dans une errance politique et dans une misère sociale dont le mouvement séparatiste s’était saisi. Son gouvernement désorganisé était une des raisons pour lesquelles la guerre était parvenue à sa porte. Mise devant le fait accompli, elle n’avait eu d’autre choix que de renoncer à ses fonctions.
Le visage d’Erika se fit sombre.
« Mais elle a changé, dit-elle. Hua, je veux dire. Je peux comprendre qu’elle ait des obligations mais elle qui prônait la bonté et la tolérance, elle est devenue si… je ne sais pas… autoritaire. Je ne peux plus rien faire, ni dire qui aille contre son avis…
— Non, elle est toujours la même, fit remarquer Ezarel avec indulgence. La droiture et la fermeté sont des qualités plébiscitées par les feng-huangs. Hua ne s’en est jamais cachée. Lorsqu’elle venait épauler Miiko pour lui dicter à l’oreille la marche à suivre, ce n’était qu’un avant-goût de la politique qu’elle mènerait une fois parvenue au pouvoir. Elle a du charme et beaucoup de présence. Tu étais aveuglée par sa façade, comme tant d’autres l’ont été. »
Les membres du Conseil avaient toujours su à quoi s’en tenir en ce qui concernait Hua. Leiftan l’avait détestée dès le moment où elle était venue mettre son nez dans leurs affaires, pour la bonne raison, avait compris Ezarel, que sa présence lumineuse balayait l’emprise qu’il exerçait sur Miiko. Même Valkyon, qui était le plus naïf d’entre eux, avait exprimé des doutes quant à l’ouverture de leur cercle à une étrangère, aussi secourable soit-elle. Seule Miiko n’avait pas pris conscience de la menace qu’elle avait laissée entrer, perdue comme une enfant au milieu de grandes discussions d’adultes.
Néanmoins, Hua avait instauré des règles dans un fragile système où menaçait d’éclater l’anarchie. Elle avait permis de faire prospérer la Garde ; cela, Ezarel devait bien le reconnaître.
Nevra, silencieux, regarda le fond de sa chope. « Je ne sais pas si tu as eu vent des nouvelles mais elle est mariée à Eweleïn. »
Il en était informé. Quatre ans plus tôt, il avait entendu les rumeurs. Il ne pouvait nier que la nouvelle avait rouvert en lui de vieilles blessures. Il s’était réjoui pour Eweleïn mais il s’était demandé s’il n’avait pas laissé filer avec elle son unique chance d’être heureux.
« Il paraît que c’est la sœur de Hua qui a repris le commandement de l’Absynthe, dit-il, soucieux de passer à autre chose.
— Huang Chu est la personne la plus qualifiée pour le travail, acquiesça Nevra. Elle est sérieuse, compétente et, ma foi, aussi cynique que son prédécesseur. Vous avez beaucoup en commun. Il lui manque juste une dose d’humour… et un soupçon de tyrannie ? »
Ezarel voulut écraser son pied sous la table mais Nevra se déplaça avec élégance, chantonnant qu’il l’avait bien dit.
« D’accord, parlons peu, parlons bien ! Et toi, mon vieux, tu en es où ? Toujours pas fatigué de diriger l’Ombre ? »
Nevra cligna des yeux. « Il y a longtemps que je n’occupe plus ce poste. Je suis un membre à part entière de l’Étincelante à présent. »
Ezarel hoqueta. « À part entière ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je suis le second de Hua. Son ministre, son conseiller, son ambassadeur, dépendant des circonstances, expliqua son ami en sirotant son hydromel. Mon poste est l’équivalent de celui qu’occupait Leiftan à l’époque. »
Ezarel était tellement surpris qu’il lui fallut un instant pour digérer cette information. Il fit tourner sa boisson dans son verre.
« Qui t’a succédé alors ? Karenn ?
— Chrome.
— Chrome », répéta Ezarel en hochant lentement la tête.
Que l’Oracle lui vienne en aide ! Il n’était plus autant au fait de l’actualité qu’il pensait l’être.
« Il est si grand maintenant ! fit remarquer Erika avec un tendre sourire. Tu aurais du mal à le reconnaître. Notre louveteau pense et parle comme un adulte. Ça me fait drôle de le trouver si changé. Quand je pense qu’il a mon âge…
— Mouais. Pour moi, il restera toujours le sale morveux qui chipait le miel de la réserve pour une fille qui le traitait comme une sous-merde. »
Le regard que Nevra lui lança lui fit froid dans le dos.
« Tu parles de ma sœur, gronda ce dernier. Et ils sont ensemble maintenant.
— Ravi de l’apprendre. Ça ne change pas le fait qu’elle le traitait comme une sous-merde. »
Le vampire se figea. Un rictus tira les commissures de ses lèvres et il laissa fuser un léger rire. « Ouais. Peut-être. »
Chrome, fait capitaine ! Ezarel avait du mal à le croire. La Garde était décidément le lieu de tous les possibles où l’on distribuait des promotions à n’importe quel abruti.
Il lissa sa moustache après avoir vidé son verre. Il les resservit et but une nouvelle rasée d’hydromel.
« Je n’aurais jamais pensé le dire, avança Erika qui l’observait, une main sous le menton, mais la barbe te va plutôt bien. »
Il sourit.
« Tu te souviens du jour où tu m’as trouvé à ton chevet après ta mésaventure avec la potion de syronomajie ? Chrome et toi, vous reveniez de l’île de Jade. Brillants comme vous êtes, vous aviez paumé le bateau.
— C’est faux. On nous l’avait volé !
— Vous l’aviez quand même paumé. Bref, je me suis collé une fausse moustache sur la figure et j’ai voulu te faire croire que cent ans étaient passés. Tu y avais presque cru. »
Erika sourit, puis son expression se voila.
« Oh, Ez’, j’ai l’impression que ça fait cent ans. »
Un étau serra le cœur d’Ezarel, une vague de nostalgie au souvenir de cette époque si heureuse et prospère. Il crut déceler une émotion similaire chez Nevra avant que son visage se referme tout aussi subitement.
Quand elle se rendit compte du silence qui avait accueilli ses mots, Erika battit des cils.
« Zut ! dit-elle en rougissant. Je suis désolée, les gars. Je voulais pas plomber l’ambiance. »
Elle avait été privée de corps et de conscience pendant sept ans et elle s’était réveillée dans un futur où elle n’avait plus sa place. Cette même terrienne qui avait été propulsée dans un monde étranger et qui avait dû faire le deuil de sa terre natale. La mort de Valkyon donnait l’impression que le sort s’acharnait sur elle. Ezarel ne pouvait même pas imaginer la profondeur de sa détresse.
« On sera toujours là pour toi », dit-il avec douceur.
Il n’avait pas pris le temps d’y réfléchir mais il supposait – non, il savait – qu’il en allait de même pour Nevra.
Erika hocha la tête avec reconnaissance. Tous les trois sirotèrent leur boisson en silence, abîmés dans leurs réflexions. L’estomac d’Ezarel était vide et l’hydromel faisait monter dans sa poitrine et sa tête une chaleur frétillante.
Dehors, les derniers rayons du soleil couchant enflammaient l’horizon. Les silhouettes éparpillées des cryslams formaient comme des boules de coton dans l’herbe.
« La nuit est presque tombée ! s’écria-t-il en se levant précipitamment. Attendez-moi ici, je dois rentrer les cryslams. »
Il allait prendre sa veste quand Nevra et Erika s’entreregardèrent et hurlèrent de rire. Ezarel se figea, le cœur transporté par un extraordinaire sentiment qui l’avait déserté : la joie. Il laissa ce sentiment s’épanouir, répandre sa lumière dans les zones de ténèbres qui avaient noirci son âme.
Il se rendit compte qu’il s’était senti vide tout ce temps.
Une dernière aventure, se répéta-t-il en ouvrant la porte. Oui, il leur devait bien ça.
Dernière modification par Kioku (Le 23-12-2024 à 20h39)