Sept ans se sont écoulés depuis que la guerre a été livrée sur la plaine d’Eel.
Sept ans depuis le triomphe de la Garde et l’entrée d’Eldarya dans une nouvelle ère.
Expulsée du Cristal sans raison apparente, Erika est malade de tristesse. Quant à Lance, il n’est plus que l’ombre de lui-même.
Sept ans depuis que Valkyon est mort.
Mais s’il existait un moyen de le ramener à la vie ?
Alors oui,
J’ai conscience que le forum est déserté depuis l’incendie et davantage depuis la fin du jeu, même si un projet de redynamiser la section des Contes est en cours.
Mais je sais également qu'il arrive encore à des petits lecteurs fantômes de passer par ici de temps à autres.
Pour cette raison, je vous partage humblement ce travail qui peut-être sera lu et plaira à certain.e.s d'entre vous.
Qu’on se le dise, il n’est pas question ici d’une histoire d’amour entre Lance et Erika. Cette fiction explorera les thèmes du deuil, de la haine, de la rédemption et de l’espoir.
Aux Valkyries qui n'ont pas pu pleurer la perte de notre dragon préféré,
Aux Ez'sclaves qui ont dû renoncer à notre elfe plein de sarcasme,
Aux Lancelottes qui attendaient un chemin de rédemption,
Et à tous les autres...
Je vous propose un scénario alternatif à la saison 2 !
Pour le bien de cette histoire, quelques modifications ont été apportées à l’univers d’Origines.
A noter que cette histoire est déjà en cours sur Wattpad au lien suivant : https://www.wattpad.com/story/351524578-au-nom-d%27un-fr%C3%A8re-erika-lance-eldarya-a-new-era
Si vous voulez me soutenir, ce serait très gentil de votre part
A tous les enfants d'Eldarya
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I - Le Baiser de l'ange
Sept ans.
Sept ans que Lance vivait un cauchemar perpétuel.
Il avait l’habitude de voir des choses. Cela avait commencé après les événements. Il voyait des ombres, il les devinait sans cesse, tapies dans les recoins. Elles le guettaient à son réveil ; elles s’amassaient derrière lui, restes décharnés des victimes qui le hantaient ; puis le soir venu, il s’étendait, attendant un sommeil qui ne venait pas, et il lui semblait que des bras pourrissants jaillissaient de l’obscurité près de lui.
Les dieux savaient combien il détestait entendre. Les voix le prenaient au dépourvu, tantôt chuchotant tantôt hurlant à son oreille, les ombres grattaient à sa porte, raclaient leurs griffes contre les murs, mais rien ne l’effrayait autant que l’atroce bruit flasque d’un corps qui s’empale.
Et quand les ombres l’encerclaient de toutes parts, quand les bruits le suppliciaient, quand il ne pouvait plus le supporter, il buvait pour oublier, joignait ses mains pour demander pardon. L’ivresse l’envahissait peu à peu. Les sons et les visions s’estompaient… pour un temps.
Mais en ce jour, alors qu’il hoquetait et titubait dans la rue, les visions s’étaient dissoutes pour en former une autre. Un visage se tenait devant lui.
Elle était comme autrefois, aussi fraîche qu’un bouton de rose. Un profond sillon parcourait son front clair ; ses yeux de poupée trop grands le fixaient avec un mélange de stupeur, d’effroi et de répugnance.
Sept ans que Lance n’avait plus vu ce visage. Sept ans, depuis que cette maudite guerre avait pris fin, depuis le jour où, sous les décombres au pied du Grand Cristal, son frère, son sang, était mort sous ses yeux…
Et elle...
Un fantôme. Sept ans plus tard, elle était venue réclamer sa vengeance !
Lance mit une main en visière pour se protéger du soleil aveuglant et cligna ses paupières alourdies. L’épais brouillard de l’ivresse engluait ses pensées. Il perdait la tête, oui ; il n’y avait pas d’autre explication. La chaleur de midi le harassait. Ses vêtements sales lui collaient à la peau. Les litres de liqueur qu’il avait ingurgités le faisaient chanceler et il se sentait appelé par un coma stuporeux mais elle était toujours là, le teint blême, le front agrandi par le choc et la terreur, elle… qui était morte en ce jour au même titre que son frère. Il vit les larmes scintiller sur ses joues et entendit sa voix fluette se craqueler en sanglots. Des sanglots d’ange. Ne pleure pas, ange, chercha–t–il à dire, mais de sa bouche pâteuse n’émana qu’un horrible gargouillis. Trop tard. Les yeux couleur lavande s’écarquillèrent et la charmante bouche se déforma pour pousser un hurlement qui transperça les tympans de Lance et éclata dans son crâne en échos infinis.
Il ne vit rien mais sentit le poing heurter sa joue. Le monde se renversa ; une terrible nausée l’assaillit. Il grogna et papillota des cils, ébloui par le soleil. La silhouette se dressait dans le contrejour. Lance avait à peine conscience d’être étendu par terre, harnaché par ses jambes. Des voix criaient. Un étal avait dû se renverser au vu des pièces d’étoffes éparpillées autour de lui. Il flottait une forte odeur d’alcool, de crasse et de son propre vomi car il puait la déchéance.
Elle frappa de nouveau.
Lance savait se battre, c’était un fait. Mieux que personne à Eel. Même ravagé par la boisson, il aurait pu ne faire qu’une bouchée d’elle. Pourtant, son corps avait rendu les armes.
Il méritait de mourir. Pas un jour, en vérité, n’était passé sans qu’il y songe. Personne n’avait jugé bon de l’achever. Peut-être parce qu’on avait décrété que vivre lui causerait pire souffrance que la mort.
Et voici qu’elle était revenue pour lui ! Son châtiment, son ange vengeresse, l’expression tardive de la colère des cieux pour ce qu’il avait fait.
« Qu’est-ce que tu viens foutre ici ! hurla-t-elle. Assassin ! Assassin ! »
Les coups pleuvaient de tous les côtés. La douleur frappait, crue et exquise. La bouche arrondie, Lance contemplait avec une dévotion extatique son bourreau frémissant de pleurs et de cris qui ne cessait de le marteler. Ses bras grands ouverts étaient offerts comme ceux d’un condamné à l’aube de la crucifixion. Il sentait une viscosité à son sourcil qu’il reconnut comme du sang, et il soupira de plaisir car c’était le goût de l’expiation.
« Crève ! » rugissait-elle sans faiblir, et elle crachait, éructait les mots comme une litanie d’exorcisme. « Crève, crève, putain de monstre ! »
Un goût de fer emplissait la bouche de Lance. Il demeurait sans protester dans une immobilité pleine de ravissement.
Il y eut soudain une protestation au milieu du mouvement de foule, puis : « Par l’Oracle, Erika, c’en est assez ! »
Lance reconnut la voix qui était intervenue en sa faveur. Un souvenir lui revint de l’enfant avant qu’il soit fait homme, du louveteau débordant d’espièglerie, orphelin qu’il avait à tort enrôlé dans sa vendetta. Ne fais pas tout foirer, petit, pensa-t-il avec une pointe de déception. Mais comme aucun dieu n’envisageait d’exaucer ses prières, le poids sur lui se volatilisa ; il entendit son frêle bourreau rugir, s’insurger contre ses assaillants.
Puis… plus rien.
Quand Lance rouvrit les yeux, elle n’était plus là.
Les visages froncés de la foule massée au-dessus de lui formaient un cercle flou dans la périphérie de son champ de vision. Mais Lance ne les regardait pas. Il fixait le soleil blanc de midi qui, même lui, avait renoncé à l’aveugler.
Privée de spectacle, la foule se délita ; le marché reprit son cours. Il resta étendu par terre dans la rue, la gorge animée de borborygmes sanglants, ivre et malade de tant de blessures qui lui rappelaient qu’il était vivant.
II - Un vœu éternel
Erika avait l’impression d’émerger d’un cauchemar. C’était constamment le cas depuis le moment où elle avait rouvert les yeux sur le monde en sentant le poids de son cœur vide en elle.
Elle identifiait sans peine la surface sur laquelle elle était étendue, un matelas en mousse duveteuse récoltée dans les contrées de Sahakalla. Cette dernière donnait au corps l’illusion de s’enfoncer dans un nuage. Une délicate odeur de patchouli, reconnue pour ses propriétés apaisantes, l’enveloppait comme le parfum d’une mère.
Elle n’éprouvait aucun désir de se réveiller. Elle savait ce qui l’attendait : le trou, l’abîme, dès l’instant où elle reviendrait à la conscience. Elle aurait voulu pouvoir elle-même se transformer en nuage et s’étirer dans le ciel… légère… légère… jusqu’à s’effilocher et disparaître.
La vie n’était pas ainsi faite.
Erika prit une grande inspiration et ouvrit les yeux.
Comme elle s’en doutait, elle se trouvait à l’infirmerie. Le plafond en plâtre ivoire s’étalait au-dessus d’elle, et dans sa vaste coupole s’organisaient des rosaces et des festons de fleurs. Tout était calme. Les rideaux blancs qui encadraient son lit étaient tirés, quoi qu’elle n’entendît aucun signe d’un autre malade à part elle. Elle tourna la tête en sentant une chaleur sur un côté de son visage : c’était la lumière du soleil qui entrait par les grandes baies vitrées. Comme c’est étrange, pensa–t–elle en faisant jouer les rayons sur sa main pâle. Un phénomène si naturel que son corps peinait à reconnaître… Elle avait disparu sept ans.
Sa gorge se noua. Elle se sentit gagnée par une atroce solitude.
À travers l’interstice d’un rideau, elle retrouvait des fragments de cette pièce trop surréelle pour s’apparenter à l’architecture humaine. Sur des étagères lobées, semblables à des récifs coraliens, étaient disposés des pierres de guérison et récipients contenant poudres et liquides multicolores. Des instruments, qu’elle avait autrefois jugés bizarres, étaient scellés à l’intérieur d’une bulle de verre. Partout dans cet environnement pittoresque entrait et pleuvait la lumière qui se reflétait sur le marbre rose des colonnes en spirale et sur le bassin à l’eau de lagune.
Cet endroit lui donnait envie de vomir. C’était là qu’on l’avait emmenée quand elle gisait sur les dalles glacées de la Salle du Cristal. Là qu’elle avait regardé autour d’elle, observé les changements dans une hébétude maladive. Là qu’elle avait demandé où était Valkyon et que, le front fuyant, chacun avait esquivé sa question jusqu’à ce que Hua, sainte Hua, prononce : « Il est mort, Eri’. »
Des minutes plus tard, quand le rideau bruissa délicatement, Erika regardait à travers la fenêtre les jardins qui n’avaient jamais été si épanouis.
« Pourquoi, Ewe’ ? » prononça–t–elle.
Sa voix rauque lui donnait l’impression d’empoisonner cet endroit.
« Hua a raison, lui fut-il doucement répondu. La vengeance n’est pas la solution à tous les maux. »
Elle ferma les yeux et lutta contre les larmes de rage qui envahissaient ses paupières.
« Regarde-moi, Erika. »
Le temps parut se suspendre quand elle fit volte face. Deux grands yeux clairs et délicats entrèrent dans les siens. Erika avait toujours été impressionnée par Eweleïn. Elle aimait autrefois la comparer à une forêt, en raison de sa voix profonde qui rappelait le frémissement des grands chênes, et de sa peau sans grain, si proche de la couleur du lichen, qui respirait la fraîcheur des jeunes bourgeons. Les reflets mercure qui chatoyaient dans sa longue chevelure rappelaient le cours d’un ruisseau quand le soir s’y reflète la lune. Sept années n’avaient pas suffi à égratigner son charme ; son bonheur, même, n’avait fait que vernir sa beauté.
Eweleïn secoua tristement la tête, et ce mouvement accentua la grâce qui était inhérente aux elfes. « Seigneurs… Je ne peux pas prétendre imaginer ce que tu dois ressentir. Mais les temps ont changé et je te prie de me croire lorsque je dis qu’il n’est plus l’homme que tu as connu. »
Erika faillit s’étouffer. « L’homme que j’ai connu ? répéta-t-elle avec un rictus amer, avant de hausser le ton. L’homme que j’ai connu est un traître à sa patrie qui a causé la guerre ici-même il y a sept ans ! »
Eweleïn soutint son regard et dit avec calme : « Lance n’est pas celui qui a initié la guerre. Tu le sais.
— Mais il a… il a... !
— Lance est un de nos chasseurs de primes. »
Erika reconnaissait cette voix sur laquelle elle avait tant compté à une époque. Huang Hua venait à son tour de soulever le rideau. Une reine. Ce fut la première pensée qui traversa Erika alors que son regard se posait sur le lourd torque en or qui brillait à la base de la gorge de la feng-huang et sur sa tunique turquoise parée de broderies scintillantes. Des yeux d’ambre en amande, poudrés de fard, détonnaient au milieu d’un visage lisse et noir comme l’ébène. Huang Hua s’approcha d’Eweleïn, glissant son bras autour de sa taille dans un geste aussi intime que protecteur.
« Et l’un de nos meilleurs, continua-t-elle d’un ton qu’Erika perçut comme sans appel. Il accepte toutes les missions sans discuter du prix. Même celles qui ne trouvent aucun preneur. À lui seul, il abat le travail de dix hommes. Depuis deux ans, il se lance tête baissée dans toutes ses entreprises, et voilà que, chaque fois depuis deux ans, il n’a pas manqué de revenir en vie. La situation de la Garde est trop précaire pour que je me dispense d’un élément aussi efficace. Ceci est l’unique raison pour laquelle je l’ai sorti du bagne, Erika. Tant qu’il est en vie, il me servira, nous servira, aussi longtemps que je le jugerai bon.
— Il vous a trahis une fois ! s’envenima Erika. Un traître reste un traître. On ne peut pas lui faire confiance. »
Une étincelle crépita dans le regard de Hua. « J’étais destinée à être sacrée Phénix, élue de l’Oracle. Pour quelle imbécile me prends-tu ? J’ai naturellement assuré mes arrières. » Elle s’interrompit comme les doigts d’Eweleïn se contractaient autour de son bras. Une ombre voila ses yeux et son expression impérieuse s’adoucit. « Je l’ai soumis, expliqua-t-elle à Erika sur un ton plus calme, au pacte du sang. Son âme est liée à la mienne. Qu’il songe ne serait-ce qu’à me nuire ou nuire à la Garde, et la corruption le tuera. »
Un goût amer emplit la bouche d’Erika.
« Tu crois que ça change quelque chose ? Je le hais. Je hais cet homme. Aucun de vous n’a jugé bon de m’avertir qu’il était libre et, qui plus est, dans les murs de cette putain de ville !
— Je suis navrée que cela te trouble autant. Je n’aime pas te voir si contrariée.
— Eh bien, tu aurais dû réfléchir à deux fois avant de réhabiliter un criminel ! » Erika ferma les yeux, les rouvrit, avala plusieurs fois sa salive. La colère bouillonnait en elle. Elle alla retrouver sa place devant les baies vitrées. « Je ne pourrai jamais vivre ici en sachant que ce salopard se promène impunément.
— Tu n’étais pas censée croiser son chemin, répondit Hua d’une voix parfaitement composée. Lance ne loge pas ici. Il était hors de question que la Garde lui fournisse un toit. Il s’est trouvé un appartement en ville, un taudis devrais-je dire, où il passe son temps à cuver quand il n’est pas occupé à vider tous les fûts qui passent sous sa main. Dans tous les cas, je l’ai affecté à une mission. C’est une affaire de quelques jours avant qu’il ne repart-
— Mais par tous les dieux, éclata Erika, qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Vous êtes tous devenus fous ou quoi ?! Il est… Bordel, Hua, c’est l’assassin de Valkyon ! »
Ce mot cru jeté dans la pièce résonna comme une insulte au milieu de cet Eden. Une porte qui s’était ouverte quelque part se referma discrètement comme si un employé avait craint la confrontation. Erika pressa un poing sur sa poitrine, consumée d’une rage et d’une peine si dévastatrices qu’elle avait l’impression de manquer d’air. Elle remarqua que les yeux des deux femmes s’étaient adoucis, et elle songea qu’elle détestait ce regard.
« Je comprends ta peine, Erika, dit lentement Hua. Mais réfléchis à ce qui s’est passé. Je l’ai vu, moi aussi… Je l’ai vu tomber du ciel.
— Je refuse d’en parler.
— Il le faut. Une grande, terrible tragédie nous a frappés. Mais penses-tu réellement qu’une seule personne doive être blâmée ? Crois-tu que Valkyon aurait condamné son frère pour ce qui lui est arrivé ? Ma chère amie, c’était… », dit Hua en faisant un pas en avant et tentant un geste d’amitié, mais Erika se déroba.
« Arrêtez tous de me dire que vous comprenez ! rugit-elle. Vous ne savez rien ! »
Son cri féroce résonna entre les murs et les colonnes de marbre. Ses paroles faisaient encore écho lorsqu’elle recula, secoua piteusement la tête et sortit.* . * . *
Sa tombe était une de plus belles, choyée et fleurie comme le sont celles des héros de guerre. Sur la tablette de marbre, l’épitaphe lumineuse se renouvelait au gré de l’enchantement qu’on y avait jeté. Les inscriptions se succédaient ; on y trouvait remerciements, mots d’adieux, parfois même poèmes, déposés par un ami ou un inconnu… Erika s’était assise là pendant des heures et la liste paraissait sans fin.
Aucun mot ne venait d’elle.
Elle attendait sans rien faire. Le monde lui semblait une immense flaque grise. Le temps avait dû se figer depuis le jour où on avait lâché ses cendres dans le vent. Il était la bonté. Il était le soleil. Il était la vie – sa vie.
Elle massa douloureusement sa poitrine. Comme il était terrible que son propre cœur pût battre encore alors que le sien s’était arrêté… Elle aurait voulu pouvoir creuser, creuser jusqu’à remonter le temps et le sentir contre elle. Elle n’avait jamais connu si grande douleur.
Des gouttes de pluie se mirent à tomber des cieux, pareilles à des larmes de nuages.
Elle devina plus qu’elle entendit la présence dans son dos.
Nevra n’était pas de ceux à s’encombrer de paroles inutiles – ou du moins, ne l’était plus. Il ne dit rien. Il s’assit dans la pelouse mouillée à côté d’elle. Pendant un long moment, ils partagèrent un silence qui était le reflet de leurs années de séparation. « Nous avions échangé nos vœux, confia-t-elle finalement, la veille de la bataille.
— Ah. Je ne savais pas. »
Une nouvelle épitaphe brilla sur la pierre tombale. Puisse son feu continuer de brûler dans nos foyers et dans le Bastion près de ses frères. « Non, murmura–t–elle. Bien sûr que non. Comment aurais–tu pu... ? »
Elle se rappelait le vacarme qu’il avait fait en surgissant dans sa chambre. Il était arrivé en nage ; et hors d’haleine, le regard fou comme éclairé par une soudaine révélation, il lui avait fait sa demande sur le palier. Elle avait ri et l’avait embrassé, oui mille fois oui, et ils avaient couru chercher une prêtresse, main dans la main, rasant les murs comme deux adolescents en fugue. La sainte tatouée les avait bénis à l’ombre des branches en fleurs du cerisier centenaire où, d’une voix tremblante d’émotion, ils avaient prononcé leur serment. Là, sans aucune toge de cérémonie, simplement heureux d’être ensemble, ils s’étaient promis l’un à l’autre pour l’éternité.
Une éternité qu’elle passerait seule.
Elle serra les lèvres et se tourna vers lui. « Merde, Nevra, comment as–tu survécu à ça ?
— J’ai survécu. Ni plus, ni moins. » Il laissa passer un silence avant de lui toucher l’épaule. « Personne ne l’a oublié, Eri’.
— C’est un cauchemar…, lâcha–t–elle du bout des lèvres. Je ne veux pas vivre sans lui. Je n’y arriverai pas.
— Bien sûr que si. Tu es forte.
— Non… Non. » Elle secoua la tête avec angoisse. « Sans cesse je me demande : pourquoi ? Leiftan et moi, nous avons payé le même prix. On a choisi de se sacrifier, on devait mourir. Alors pourquoi lui n’est pas revenu ? Quel est le sens de tout ça ? Ce n’est pas… Ce n’est pas juste. Si c’est pour vivre dans un monde où il n’est plus là, Nevra, j’aurais voulu avoir le choix. Je ne me serais jamais réveillée. »
Sa bouche se ferma brusquement. Elle venait de lui révéler ce qu’elle avait tu à tous les autres. Le monde criait au miracle, les eeliens la vénéraient comme une sainte ; un culte était né en son nom. À ses yeux, elle n’était touchée par rien d’autre qu’une malédiction.
Elle n’osait pas regarder Nevra. Elle avait peur de ce qu’elle lirait sur son visage, peur d’y déceler de l’ennui ou pire, ce qu’elle avait reconnu chez Hua et Eweleïn : de la pitié.
À la place, ses yeux se posèrent sur un bouquet de chrysanthèmes. « J’ai vu Lance ce matin.
— Je sais. » Nevra lui dispensa de poser la question. « Je n’étais pas d’accord, moi non plus, lui fit–il savoir. L’Oracle sait combien je me suis opposé à cette idée, mais on avait besoin de quelqu’un pour faire le sale boulot. Et puis, à la fin, les émotions ont parlé. Lance a longtemps fait partie des nôtres, on le connaissait tous bien avant qu’il parte en vrille. Et même s’il a mené l’offensive il y a sept ans, c’était la Garde, uniquement la Garde, ce qu’elle représentait, qu’il voulait détruire. Pas ses amis. Ni son frère. C’est au moins la seule chose dont je sois convaincu. »
Un frisson parcourut les bras d’Erika.
« Ça ne signifie pas que je lui ai pardonné, continua Nevra, l’air sombre ; au contraire. Je ne peux pas oublier son air satisfait quand il a pensé que Valk’ rejoindrait son parti, ni son regard plein de… de rancœur quand il jeté son cri de guerre. Il n’a même pas essayé de dialoguer. Qui sait ? Peut-être qu’on aurait pu trouver une solution. Miiko, en tout cas, envisageait des pourparlers. La pauvre l’aimait à en crever mais… » Il soupira. « Bref. J’essaie de faire comme s’il n’existait pas. Je ne sais pas si ça peut apaiser ta peine, Eri’, mais ce type est devenu un moins que rien. Hua le tient à sa merci. J’éprouve un peu de satisfaction de savoir qu’il noie son chagrin dans la bouteille. »
Non, pensa-t-elle. Ce n’était pas suffisant. Elle aurait voulu se lever, hurler cette injustice à Nevra, à Hua, Chrome, Karenn, à chaque habitant de ce refuge, à l’univers entier, mais elle se sentait à bout de forces.
Le crachin continuait d’arroser la pelouse et éclaboussait les pierres tombales des morts. Un vent froid passa sur eux et elle s’osa enfin à tourner son regard vers lui. « Dis. » Nevra plongea ses yeux gris dans les siens. Son visage marmoréen ne manifestait aucune émotion. « Tu crois qu’Ezarel s’est reconverti en éleveur de cryslams ? »
Elle fut soulagée quand ses traits se détendirent. Elle reconnut dans son œil une brève étincelle, vestige de sa lumière espiègle. L’espace d’un instant, elle retrouva le jeune homme qu’elle avait connu. « Non », répondit–il, et ses lèvres s’écartèrent. « À tous les coups, ce salopard est devenu le charlatan d’un pauvre coin perdu. »
Erika voulut rire mais sa gorge ne laissa filer qu’un sanglot étranglé. Nevra lui offrit un tendre sourire et s’approcha d’elle. Quand il la serra dans ses bras, elle se cramponna si fort à lui qu’elle crut ne jamais pouvoir le lâcher. « Peu importe ce que tu penses, Eri’, murmura-t-il contre son front. Traite-moi d’égoïste si tu veux mais, moi, je suis foutrement heureux que tu sois revenue… »* . * . *
Erika avait toujours aimé cet endroit. Des années plus tôt, lorsque l’impitoyable fatalité l’avait jetée dans ce monde dont elle ne soupçonnait même pas l’existence, elle avait trouvé ici un repère. Comme elle se sentait réconfortée au milieu de tous ces livres – des livres à n’en plus compter ! –, ordonnés parfaitement sous la rotonde de verre, au milieu de l’odeur du savoir, du cuir et du papier qui peuplait les rayons, du doux bruissement des pages ; toute une atmosphère qui la renvoyait aux heures qu’elle avait passées, enfant, dans la librairie de son oncle. Un semblant de normalité au cœur de ce vortex sans queue ni tête, du nom d’Eldarya, auquel elle avait été condamnée dès l’instant où elle avait posé le pied dans… Ah ! Quelle absurde péripétie. Dans un cercle de champignons.
Poussant son chariot, Erika complétait le registre et s’employait à ranger les livres rendus de l’après-midi. Elle tamponnait des feuilles, cochait des cases, comblait sans réfléchir les vides des étagères pour tromper l’abîme dévorant qui ravageait sa poitrine. Sans qu’elle se rende compte, la nuit était tombée. Elle était seule dans la bibliothèque. La lueur des chandelles s’était répandue par enchantement, jetant des reflets vacillants sur les tranches dorées des livres. Le chariot roulait lentement entre les hauts rayonnages, faisant grincer les lattes les plus vieilles sous son poids.
Erika avait insisté pour récupérer le travail qu’elle occupait avant… eh bien, avant tout ça. La crise, la guerre, le long sommeil. Contre toute attente, elle avait dû se battre contre d’absurdes protestations, puisque Hua avait argué qu’elle était l’Élue et que l’Élue devait se dispenser d’un métier aussi ordinaire – pour citer la sainte patronne. À force de persévérance, elle avait eu son mot à dire : Élue ou pas, elle n’avait aucune intention d’accepter un autre poste que celui–ci.
Le silence la suivait étroitement comme les ombres. Dehors, la nuit voilée était noire. Tout en accomplissant son ouvrage, elle se laissait aller à se remémorer Ykhar. Ykhar et son éternelle course contre la montre, aussi pressée que le lapin blanc d’Alice, Ykhar et ses insupportables tirades essoufflées – car on n’a jamais le temps, le temps, Erika –, si consciencieuse et remarquable dans son travail que personne n’avait jamais remis en question le cumul de ses trois emplois. Ykhar et son amour pour les lettres. Le dernier cri qu’elle avait poussé. Son grand corps recouvert d’un linceul. Ykhar, une victime collatérale de la guerre.
Les murs avaient son odeur et les allées résonnaient encore du son de sa voix. Erika se demandait parfois si, à force de l’avoir arpenté, son âme n’avait pas un peu infusé dans cet endroit. Son amie lui manquait... Ses yeux la brûlèrent. La sourde douleur qui ne la quittait plus la frappa vicieusement. Néanmoins, elle préférait toujours être ici que dehors. L’extérieur lui était intolérable. Bien que la ville eût été refaite à neuf, dans chaque nouveauté elle se rappelait les décombres ; sur les plaines fleuries, elle voyait la couleur du sang, et en direction du clocher, Valkyon Valkyon Valkyon
Erika sursauta lorsqu’elle remarqua une silhouette tapie dans l’ombre. « Oh ! fit-elle, se forçant à sourire. Vous m’avez surprise. Je croyais être seule. »
Elle fixa son attention sur le registre mais, n’obtenant pas de réponse, elle ne tarda pas à relever la tête. Le visiteur s’était avancé devant un rayonnage. Erika blêmit.
L’espace d’un instant, elle avait cru reconnaître Ashkore, ce qui était impossible compte tenu de la disparition de cette personne. Elle avait toutefois en partie vu juste car devant elle se tenait son successeur, l’homme sous le masque.
Lance.
Les ongles d’Erika entaillèrent les paumes de ses mains.
Il était encore plongé dans l’ombre, aussi ne fit–elle qu’apercevoir son visage dévoré par une barbe hirsute. Au lieu de ses fourrures puantes, il avait endossé un pourpoint trop grand qui soulignait sa maigreur. Un mendiant. Un raté, pensa–t–elle, avant que le mot juste lui vienne : un condamné.
Seuls ses yeux, d’un bleu glacé, étaient fidèles au souvenir qu’il avait ancré en elle. Erika avait toujours pensé que si son frère lui rappelait le foyer d’une maison, Lance, lui, évoquait les nuits les plus rudes et les plus froides du cœur de l’hiver.
Lorsqu’il avança dans la lueur des chandelles, elle jubila intérieurement à la vue de son œil au beurre noir et de ses pommettes bleutées d’ecchymoses. Il la regardait sans rien dire. Elle aurait dû éprouver de la peur à l’idée d’être enfermée seule avec lui, mais tout ce qu’elle ressentait se limitait au champ lexical de la haine.
« Dégage d’ici, connard, cracha-t-elle sans cacher sa véhémence. Je me fous de ce que les autres pensent de toi. Jamais tu n’aurais recouvré ta liberté si j’avais eu mon mot à dire. Jamais je n’aurais permis qu’on te tire de ce trou à rat, jamais, jamais tu n’aurais revu la couleur d’un seul bout de ciel. Et tu sais pourquoi ? »
Son regard dévia vers une des chaises capitonnées, et elle fut consumée par l’envie de la fracasser sur cette tête dont les cheveux étaient aussi blancs que ceux de son frère. « Parce que je t’aurais tué moi-même bien avant. »
Une minute passa.
« Je comprends », fit Lance.
La bouche d’Erika s’ouvrit de consternation et de stupeur. Elle ravala le dégoût qu’il lui inspirait et détourna le regard. « Va-t’en, dit-elle en s’éloignant avec son chariot.
— Attends, s’il te plaît ! Il y a… Il y a une chose dont je voudrais te parler. »
Erika résista contre la haine qui lui empoisonnait les veines.
« Est–ce que je n’ai pas été suffisamment claire avec toi ? feula–t–elle. Espèce de monstre, tout ça, c’est ta faute ! Tu devrais être mort, tu devrais pourrir loin d’ici mais tout ce que Hua a trouvé de mieux à faire, c’est de te proclamer libre et de te donner un travail parce que le monde, que dis–je, l’univers n’a pas de justice ! Mais je sais que tu as interdiction de me parler et je suis à peu près sûre que tu n’as même pas le droit d’être ici. Alors ne m’adresse pas la parole. Plus jamais. Parce que je jure sur la tête des vivants, Lance, que je ne plaisante pas quand je dis que j’ai envie de te tuer. »
Erika respirait difficilement. Son esprit était chaviré par une colère qui la démangeait, la brûlait au fer rouge. Lance accusa le coup. Ses yeux bleus étaient empreints d’une souffrance qui fut insupportable à Erika.
« Je sais, dit–il. Je ne serais pas là si ce n’était pas si import– »
Un livre vola à travers les rayons à la vitesse de l’éclair. Lance ne fit pas un geste pour l’éviter et un coin de la tranche percuta sa figure tuméfiée.
« Tu sais ? Toi, tu sais, dis–tu ? » Le bras tendu dans sa direction, les yeux fous, Erika haletait, consumée par une rage meurtrière, appelée par les ténèbres qui…
Elle tourna vivement les talons et s’enfuit en abandonnant le chariot derrière elle. « Va-t’en, va-t’en… » répéta-t-elle sans savoir à qui elle s’adressait exactement. Elle avait besoin d’air ; elle fonçait vers la sortie quand une main s’abattit sur son épaule.
« Merde ! Écoute-moi, je te dis ! »
Alors Erika crut perdre la raison. La rage se déversa dans ses veines dans un rugissement épouvantable. Les ténèbres l’enveloppèrent. Elle sentit son pouvoir jaillir d’elle comme une couronne d’épieux, mais les mots de Lance l’arrêtèrent net : « Je crois… Je crois que j’ai trouvé un moyen de ramener Valk’. »
III - Et si...
Le sol parut s’ouvrir sous ses pieds. Erika fut saisie d’un vertige si grand qu’elle eut l’impression de partir en arrière. Des milliers de pensées tourbillonnaient dans sa tête. Elle n’arrivait plus à réfléchir, elle ne savait plus qui elle était ; toute sa conscience était accaparée par une seule idée : ramener Valkyon à la vie.
Quand elle battit des cils, la vue de Lance près d’elle lui fit l’effet d’une gifle. L’horreur la glaça et elle s’arracha violemment à sa poigne.
« C’est quoi ton problème ? Tu es… Dieux, tu es encore plus barge que je l’imaginais ! » Sa voix tremblait, tout comme ses mains et sans doute le reste de son être. « Comment peux-tu plaisanter d’une chose pareille… ?
— Non. Par l’Oracle, écoute-moi avant de monter dans les tours ! Je suis on ne peut plus sérieux. »
Erika leva des yeux misérables vers lui, terrifiée de ressentir de l’espoir. Pendant un instant, Lance la dévisagea, desserra les lèvres avant de les refermer aussitôt. Il fit mine de réfléchir, puis finalement demanda :
« Que sais-tu de la création de notre monde ? »
Le caractère impromptu de la question faillit lui arracher un cri, mais le visage ferme et grave de Lance l’intimait de répondre sérieusement.
« Je sais, dit-elle, que l’idée de bâtir Eldarya est venue à l’Oracle à l’époque où les humains et les faeries partageaient encore une terre commune. Lorsque les faeries ont commencé à être pris en chasse, elle a pris le parti des opprimés et a cherché à créer un monde où ils pourraient vivre en paix. Cependant, elle n’avait pas le pouvoir de créer à partir de rien. Elle avait besoin d’une… d’une ancre, continua-t-elle, faisant appel à ses souvenirs des leçons particulières de Keroshane. C’est alors que trois êtres suprêmes, les premiers des faeries, se sont offerts pour former cette ancre. Pour sauver les leurs, ils ont fait don de leur énergie. L’accomplissement de ce sort est ce qu’on appelle aujourd’hui le Sacrifice Bleu. »
Et depuis ce jour existait ce cristal sans lequel Eldarya et son peuple ne pouvaient survivre, réceptacle qui l’avait retenue prisonnière, précieusement défendu dans son écrin de verre.
« Oui, approuva Lance d’une voix calme. Du moins, il s’agit de la version de l’histoire la plus courante. »
Les sourcils d’Erika se haussèrent mais elle resta silencieuse.
« La religion dualiste en raconte une autre. Elle véhicule l’idée d’une création par les entités originelles, Aeter, qui représente l’éternité, et Oion, la création. Peut-être en as-tu entendu parler. » Elle inclina la tête. De vagues notions, tout au plus. « La genèse, selon les dualistes, veut que la réunion de ces entités primitives donnât naissance à des déités secondaires : les quatre éléments ainsi que la lumière et le temps. Ces éléments conjoints donnèrent naissance à un monde palpable et Oion finit par créer la vie pour le peupler. Et quand la vie fut là, il ne supporta pas l’idée d’éternité. À partir de sa propre essence, il donna naissance à Caana et Ysais : la fécondité et la mort. Je ne vais pas entrer dans les détails du panthéon mais cette histoire veut que la déesse de la fécondité, Caana, se trouvât lasse après avoir enfanté les humains. Un jour, elle eut l’idée de façonner des êtres nouveaux, mi-hommes mi-bêtes, les faeries, pour lesquels elle éprouva aussitôt une fascination.
« Mais les derniers de ses enfants étaient persécutés. Beaucoup d’humains les humiliaient, les enfermaient, les tuaient sous prétexte qu’ils étaient différents d’eux. Caana ne le supporta pas. Elle s’apitoya auprès d’Aeter et Oion mais ces derniers lui interdirent de leur venir en aide. Consternée, Caana en parla à son amant, Amdar, le dieu du savoir et des connaissances. Amdar était un être curieux par nature. Il préleva un cheveu d’Aeter et d’Oion, et observa la façon dont ils réagirent l’un à l’autre, un condensé d’énergie qu’il pouvait manipuler à sa guise. Au peuple des faeries il offrit cette énergie. »
La magie, comprit Erika. Lance posa sur une table le livre qu’elle lui avait jeté au visage quelques minutes plus tôt.
« Les dieux furent furieux, poursuivit-il. Amdar avait déjà volé le feu d’Igni pour l’offrir aux humains ; pour la deuxième fois, il fit acte de désobéissance. Pour le punir, Aeter et Oion l’enchaînèrent au plus haut sommet de la Terre et le condamnèrent à une éternelle captivité.
« À cause de qu’Amdar avait fait, les dieux méprisaient les faeries. Caana craignit que leur colère s’abatte sur eux. Elle chercha un moyen de donner un refuge à ses enfants. Elle trouva l’idée de créer un monde, son propre monde pour ce qu’elle avait façonné. Elle était fille d’Oion, après tout, et possédait en elle une étincelle de sa création. Le reste s’est passé comme tu l’as dit, à ceci près qu’Eldarya a été créé le jour d’une éclipse lunaire. »
Malgré elle, Erika l’écoutait avec attention.
« Où veux-tu en venir ?
— Caana s’est rendue sur Eldarya en même temps que le peuple des faeries. À compter de ce jour, elle et Amdar se sont trouvés séparés, lui toujours enchaîné entre la terre et les cieux, elle vénérée par son peuple mais sans son amour qu’elle avait échoué à sauver. Dans le livre des anciens dieux, il est dit que, pendant longtemps, Caana monta au plus haut sommet d’Eldarya en attendant le jour de l’éclipse lunaire car alors la frontière entre les mondes se dissipait. L’espace d’un instant, Amdar et elle pouvaient s’entrevoir. »
Lance fit une pause dans son discours.
« Il existe une légende, dit-il d’un ton pénétré, la légende du Mont de Tamur. J’en ai entendu parler autrefois mais à la Porte de Fer, il y avait ce type en face de ma cellule, un homme de science passionné par l’astronomie. Souvent il répétait qu’il s’en voulait de s’être fait prendre, que le moment était mal choisi pour croupir au bagne. Il avait passé sa vie à attendre la nouvelle éclipse, un événement qui ne se produit que tous les 73 ans et 5 mois. Et il avait passé sa vie à attendre parce que la légende dit que l’aventurier qui amène un fragment de Caana au plus haut sommet au moment de l’éclipse se voit récompenser… Par un vœu.
— Un fragment de Caana, répéta Erika.
— Le Cristal, dit-il en hochant la tête. Caana est un des êtres qui constituent celle que nous appelons Oracle. »
Elle se sentit blêmir.
« Et ce vœu, dit-elle, déglutissant, la voix incertaine, tu as l’intention de…
— De leur demander de nous rendre Valk’. »
Les yeux d’Erika s’écarquillèrent. Sa bouche s’assécha. Elle secoua la tête, se maudissant elle-même de croire, de penser à croire, à de pareilles inepties. Tout cela était tellement absurde mais Lance ne lui laissa pas le temps de parler.
« Je n’ai pas fini. Clive, mon voisin de cellule, il racontait beaucoup de bobards mais… Je ne sais pas pourquoi, une part de moi a entendu ce qu’il disait, alors j’ai mené mes recherches dès que j’ai retrouvé ma liberté. J’ai passé des jours, des mois à éplucher tout un tas de documents. Il y a peu de témoignages mais j’ai trouvé des concordances bizarres, comme ce paysan anonyme qui devient la plus grande fortune de Glas Gow du jour au lendemain, ce magicien de l’an 293, moqué par ses pairs, qui a soudainement acquis une puissance extraordinaire et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Merlin ; ou encore le cours d’une guerre qui s’est inversé contre toute vraisemblance. Et le plus étrange, c’est ce qui se produit avec les dates : elles correspondent exactement à un intervalle de 73 ans et 5 mois. Regarde. »
Il lui fit passer un carnet noirci de notes et de gribouillis. Une frise chronologique recensait les événements qui avaient retenu son attention. Elle comportait quelques vides aux années où quelque chose aurait dû se produire…
Erika ferma le carnet et se massa le front.
« Tu es en train de me dire que tu as l’intention de traverser tout Eldarya sur… sur quoi ? Des bruits de couloir ? Un conte pour enfant ?
— Et pourquoi pas ? Tu es bien ici. Auparavant, tu ne croyais à rien de ce qui nous entoure. »
Ses lèvres se pincèrent. Elle pouvait difficilement le contredire mais… « On parle de ramener quelqu’un d’entre les morts…
— Oui. » À présent, Lance parlait avec une certaine hésitation. « Je n’ai pas de preuve que cela a déjà été fait mais je le soupçonne fortement. On retrouve des traces d’écrits qui évoquent la douleur de la reine de Genkaku qui avait perdu son enfant et que les dieux lui avaient rendu après une année de tribulations. Si l’âge du gamin au moment des faits est exact, alors la date fait sens… »
Il n’eut pas besoin de le dire. 73 ans et 5 mois. Il la regarda droit dans les yeux.
« Tout ça est réel, Erika. Je prépare ce voyage depuis plus d’un an. Et on a une chance de ramener Valk’ ! »
Elle avait du mal à respirer. L’angoisse, l’espoir, la joie se disputaient une place dans ses entrailles.
« J’ai un plan mais il ne sera pas prêt avant la fin de la semaine prochaine, continua Lance en désignant le carnet auquel elle s’accrochait toujours. S’emparer du Cristal sera l’opération la plus périlleuse. Dès le moment où quelqu’un se rendra compte qu’il n’est plus entier, toutes les forces de la Garde se dirigeront vers nous. Il s’agira d’être plus rapides et plus malins qu’eux. Le bal des gardiens aura lieu le troisième soir d’Ebrel. Je compte agir quand tout le monde aura les yeux rivés ailleurs ; et je partirai dans la foulée.
— Un pacte de sang te lie à Hua, protesta vaguement Erika qui se sentait hors de la réalité.
— Et donc ? Je ne commets aucun acte de trahison. J’ai bien l’intention de revenir honorer mes engagements envers elle. Quant au Cristal, il retrouvera sa place. Je veux juste… » Son front s’assombrit et il se râcla la gorge. « Qu’on me laisse au moins accomplir cela, et ensuite… Ensuite, je jure de me soumettre à toutes ses demandes, dussé-je y perdre la vie. »
La flamme d’une lanterne vacilla, soufflée par un courant d’air. Un silence s’installa entre eux, qu’Erika ne pensa pas à rompre, bouleversée jusqu’au fond de l’âme. Lance leva vers elle son visage contusionné, et pour finir :
« Je me devais de te le dire. Je sais qu’il t’aimait. »
Elle sentit une digue céder en elle en entendant ces derniers mots. Les bras le long du corps, elle observa les traits de son ennemi dans la lumière anémique. Nevra disait vrai : il n’était plus que l’ombre de lui-même. Toutefois, elle discernait dans ses yeux bleus une étincelle de cette flamme sauvage qui les avait jadis animés.
Erika savait qu’on ne pouvait boire aucune parole proférée par Lance. Mais le désespoir avait ses raisons. « Combien de temps ? demanda-t-elle d’une voix qui avait la fermeté de l’acier.
— L’éclipse aura lieu dans quatre–vingt–neuf jours. »
Soit trois mois, cela laissait peu de temps. Elle mâchonna sa lèvre. « Est-ce suffisant ?
— Je ne serais pas ici à te parler dans le cas contraire.
— Et où est situé le Mont de Tamur ?
— Loin vers l’Ouest. Au milieu des Crêtes Gelées, par-delà la Mer Mauve et l’Oblivion. »
Elle regarda à travers une haute fenêtre les toits de la ville éclairés par un quartier de lune. Non loin d’elle, les yeux jaunes d’un sgarkellogy brillaient dans le noir. Elle se mordit la langue et se tourna vers Lance. « As-tu vraiment foi en ce projet ?
— Tout ce que je possède, je le miserais là-dessus. »
Elle n’avait pas besoin d’en entendre plus. Erika hocha la tête et resserra sa prise autour du carnet.
« Alors je vais le faire, déclara-t-elle. Je vais aller sur le Mont de Tamur et je vais le ramener. N’y pense même pas ! rugit–elle à l’attention de Lance, qui avait froncé le sourcil. Avise-toi de me suivre et tu te retrouveras avec un poignard planté dans le front sans avoir eu le temps de comprendre ce qui t’arrive. »
Les yeux froids de Lance se durcirent comme deux icebergs. « C’est mon idée. Mon frère.
— Frère que tu as tué à l’instant où tu l’as trahi ! »
La réplique fit mouche. Les épaules de Lance s’affaissèrent et son regard vacilla.
« Je ne l’ai pas… Je… C’était… un accident. »
Les lèvres d’Erika se retroussèrent. La fureur avait envahi ses traits.
« Comment oses-tu te justifier alors que tu as pris les armes contre lui ? Jusqu’au bout, Valkyon a cru en toi ; jusqu’au bout, il a cru que tu lui reviendrais ; et toi, tu es resté sourd à ses appels ! Non, Lance, tu as choisi ce qui est arrivé. Et les autres ont peut-être passé l’éponge mais, moi, je te haïrai tant qu’il me restera un souffle de vie, et je te haïrai pour nous deux. »
Elle ne lui adressa pas un regard tandis qu’elle se dirigeait vers la porte.
« Maintenant je vais te dire ce que j’ai l’intention de faire : je vais ramener l’homme que j’aime. Et ce sera sans ton aide. »* . * . *
Le crépuscule rougeoyait les piliers de la Salle des Portes. La Garde se désertait à l’approche du soir tandis que Nevra descendait les escaliers du grand hall. Il adressa un salut de tête à un groupe dissipé de gardiens qui baissa la voix à son approche, des jeunes Ombres probablement sur le point de sortir à la taverne où se tiendraient les festivités mensuelles.
Nevra savait que Chrome manquerait à l’appel. Karenn et lui se préparaient à partir pour Balenvia plancher sur une affaire croustillante qu’ils avaient déjà soumis au Conseil et qui sentait le meurtre à plein nez.
Nevra regrettait parfois de ne plus être le commandant de l’Ombre. Plus que l’amour du contrôle, il avait adoré autrefois mener les enquêtes. Comme sa sœur, il aurait voulu se rendre lui–même sur les lieux du crime. Il aurait traîné son doigt dans le sang de la victime et l’aurait reniflé, répugnant quiconque assisterait à la scène. Il ne lui aurait guère fallu de temps pour identifier le coupable ; puis, après l’avoir trouvé, il aurait patienté jusqu’à la nuit, accroupi sur les toits de la ville, ne faisant qu’un avec les ténèbres, et il aurait donné la chasse au misérable, flairant l’odeur âcre de sa peur jusqu’à ce qu’il tombe sur lui. Mais c’était une autre époque. Sa place était à Eel, et uniquement Eel désormais.
Il continua sur sa lancée et franchit le passage voûté qui menait aux dortoirs. Tout en marchant, son esprit dériva vers Erika. La terrienne l’avait harponné dans les jardins plus tôt, l’air anxieux, les yeux fuyants, et lui avait donné rendez-vous dans sa chambre sans prononcer un mot de plus. Il se demandait ce qu’elle avait à lui dire pour l’avoir convoqué avec une telle urgence.
Erika. Il avait encore du mal à admettre qu’elle soit là. Qu’elle soit réelle. Son retour l’avait profondément secoué. Nevra revenait d’un déjeuner en ville avec Karenn quand il avait entendu les premières rumeurs. Il se souvenait s’être demandé quel crétin avait encore abusé de raisin elfique, mais il y avait eu trop de trouble, trop d’effarement dans les regards des gardiens rassemblés, qui lui avaient indiqué que, cette fois–ci, quelque chose était différent.
Même après avoir rencontré Chrome, blême de stupeur, Nevra n’avait pas voulu y croire. Il avait lentement monté les marches vers l’infirmerie, prêt à se pisser dessus comme un gamin effrayé. Au moment où il avait voulu entrer, il avait su. Il avait entendu les sanglots et des cris – ses cris – à déchirer le cœur, des cris de bête blessée. Car oui, Erika était vivante mais Valkyon était toujours mort.
Nevra frotta son œil crevé. Des élancements le prenaient rien qu’à s’en souvenir. Au début ça avait été l’hébétude. Tous, ils n’avaient pas pu disparaître. Nevra avait assisté à leurs funérailles avec une forme d’indifférence. C’étaient plusieurs semaines après qu’il avait compris. Qu’il avait admis. Que son lieutenant, Rave, n’avait jamais guéri de cette profonde entaille à sa gorge, que les jeunes recrues tombées au combat ne connaîtraient aucun lendemain, qu’il ne pourrait plus rivaliser avec Valkyon dans ses ridicules concours d’ego. Que les amis qu’il avait honorés ne reviendraient pas.
Il avait emmené une femme dans son lit et, après l’avoir usée, drainée, pilonnée jusqu’à la moelle, il avait pleuré toutes les larmes de son corps. Ses yeux étaient secs depuis ce jour.
Fut un temps où il se targuait d’être le plus grand libertin que la ville d’Eel eût connu. Ses souvenirs lui miraient un jeune homme excentrique et vaniteux dont le nom était chuchoté avec admiration. Il était Nevra, chef de l’Ombre. Il était beau. Il était talentueux. Il était riche. C’était il y a longtemps. Presque une autre vie.
Miiko avait eu besoin d’épaules après la guerre. Du Conseil Étincelant, il n’était resté que lui et Ezarel. Le chef de l’Absynthe avait brillamment honoré ses fonctions. Il avait divisé les vivres, fait le bilan des dégâts, calculé les coûts des réparations, pendant que Nevra identifiait les morts, remettait de l’ordre dans cette armée fragile et dilapidée qui pleurait la perte de son commandant le plus aimé.
Pour un temps, la solidarité avait pris le pas. Chaque rescapé en état de travailler avait apporté sa pierre à l’édifice. Mais à mesure qu’un nouvel Eel s’érigeait, Nevra avait vu la vie s’éteindre dans les yeux d’Ezarel. Il avait presque ressenti du soulagement le jour où son ami était parti : Ezarel lui rappelait la vie d’avant et, avec elle, les disparus qui les avaient laissés derrière…
Quant à Miiko, elle avait transféré ses tâches et avait disparu du jour au lendemain. Pas même un adieu pour Nevra, comme si ces années de service et de crasses œuvrées dans l’ombre n’avaient rien signifié. Il se demandait parfois si la kitsune n’avait pas mis fin à ses jours et si Hua ne s’était pas empressée d’étouffer l’affaire.
Un frisson passa dans le dos de Nevra. Huang Hua Ren Fenghuang, l’illustre Phénix qui avait quitté la Voie pour le salut d’un autre peuple. Miiko avait été une sacrée connasse sur bien des aspects, toutefois elle était moins fine qu’elle aimait le faire croire – et ô combien prévisible ! À l’inverse, l’esprit retors de Hua l’avait toujours mis mal à l’aise.
Nevra devait pourtant admettre qu’il avait eu besoin d’une raison de vivre et qu’elle lui en avait donné une. Répare. Commande. Construis. Étranger à toute émotion, il avait exécuté ses ordres comme sous l’influence d’un charme sans se rendre compte que son âme guérissait petit à petit.
Et aujourd’hui, Erika était revenue. Si douloureux qu’était le passé, il s’était juré de faire tout ce qui était en son pouvoir pour faire revivre ce cœur éteint.
Nevra arriva devant la porte au montant surmonté d’un chérubin potelé. Il rajusta son pourpoint et toqua. Erika ouvrit, pour la première fois depuis des jours, habillée et coiffée. « Salut, Nev’. » Derrière elle, les rideaux de la chambre étaient tirés. Des cristaux de lumière dispersés sur les étagères nimbaient la pièce d’une aura bleutée. Ses jours de réclusion l’avaient laissée aussi pâle qu’un linge. Elle avait l’air si fragile qu’on aurait dit qu’elle disparaissait entre les murs. Elle évita son regard tout en se raclant la gorge, et Nevra sentit que quelque chose n’allait pas mais sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus.
« Viens, dit-elle d’une petite voix, entre. »
À peine fut il entré que ses narines se dilatèrent. Il poussa un grondement. « Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? »
Depuis un pouf enfoncé dans l’ombre, Leiftan leva des yeux mornes sur lui, ne répondit rien.
Nevra tourna un regard noir vers Erika. Des cernes jaunes soulignaient les yeux de la jeune femme mais son visage exprimait une détermination farouche. « Tu n’as dit à personne que tu venais là ?
— Depuis quand j’ai besoin d’une excuse pour rendre visite à mon amie ? »
Le sourire timide qui retroussa ses lèvres lui fit un pincement au cœur. Dieux, ce qu’elle avait changé depuis leur première rencontre ! Onze ans plus tôt, elle débarquait à la Garde avec sa robe rose, ses grands yeux naïfs et ses caprices de gamine pourrie gâtée. Nevra n’oublierait jamais le jour où, au lendemain de son arrivée, elle avait crié au scandale au beau milieu de la Salle du Cristal, soutenant que la chambre qu’on lui avait attribuée était indécente (chambre somme toute classique, faut-il indiquer). Il avait réprimé un fou rire à la vue de l’expression stupéfaite de Miiko. Contre toute attente, Erika était parvenue à rallier un grand nombre de personnes à sa cause. À la fin de la journée, sa chambre avait été par deux fois lavée, peinte et décorée comme le plus douillet nid de plumobec. La plupart de ses bienfaiteurs avaient agi par intérêt personnel, soucieux de n’être plus importunés, à l’exception peut-être de Valkyon qui avait toujours fait preuve d’une patience légendaire.
Nevra devait l’admettre, la force d’Erika résidait bien en ceci : elle excellait à obtenir ce qu’elle désirait.
Quatre ans seulement en vérité s’étaient passées pour elle mais… la douleur, la guerre donnait l’impression qu’elle avait vieilli autant, sinon plus que les autres.
Ignorant délibérément la présence de Leiftan, Nevra appuya son épaule à l’encadrement de la fenêtre et se recomposa un visage neutre.
« Alors ? demanda-t-il, haussant un sourcil. Tu comptes m’expliquer ? »
Erika humidifia ses lèvres et parut rassembler ses mots.
« J’ai… un projet. Pour lequel j’ai besoin de votre aide à tous les deux. »
Cette fois, sa curiosité fut éveillée. Rien dans l’expression de Leiftan ne suggérait un quelconque intérêt de sa part mais ses yeux verts étaient levés en direction d’Erika. Elle prit la parole et, au grand étonnement de Nevra, se mit à raconter l’histoire des anciens dieux, et en particulier la tragédie à l’origine de la séparation de Caana et Amdar. Ces noms ne lui étaient pas inconnus. Seuls les feng-huang vénéraient les anciens dieux dans la région, et Huang Hua avait fait ériger un temple à l’intérieur d’Eel il y a plusieurs années de cela.
Erika marqua un temps d’arrêt et jeta un livre dans sa direction. Nevra l’intercepta en vol et ne prit la peine que de regarder la couverture. Un cercle à deux contours y était représenté, estampillé de glyphes anciens.
« Il existe une légende, continua-t-elle, autour de ces amants maudits. On dit que, lorsque l’éclipse lunaire a lieu, un vœu est accordé à l’aventurier qui les a réunis en portant le Cristal sur le Mont de Tamur. » Elle prit une inspiration et son menton se dressa bien haut. « L’éclipse aura lieu cette année. Dans trois mois. Je compte mener cette expédition. »
Nevra n’avait rien pris de cette discussion au sérieux. Distrait par deux sabalis qui se coursaient sous la fenêtre, il demanda indifféremment : « Et pour faire quoi ?
— Pour faire le vœu de ramener Valkyon. »
Les paroles mirent un temps à résonner en lui, mais lorsqu’elles le firent, il tourna brusquement la tête. Le regard agrandi de Leiftan indiquait une réaction similaire.
Nevra s’écarta du mur. « Quoi ? »
Il reconnut qu’elle avait du cran quand elle soutint son regard dans le plus grand calme et répéta d’une voix claire : « Je vais faire le vœu de ramener Valkyon à la vie. »
Sincèrement, Nevra n’avait pas pour habitude de s’emporter. Il dut faire appel à toutes ses forces comme il y a longtemps qu’il ne l’avait plus fait pour enterrer la colère qui menaçait d’imploser en lui. Cela ne l’empêcha pas de grogner : « Oui, j’avais entendu ! Mais merde, Erika, qu’est–ce que cette histoire ! Et d’abord, comment as-tu entendu parler de ça ?
— J’ai fait mes recherches. »
Il entendit le battement que rata son cœur : elle ne lui disait pas tout. Il secoua la tête. « Tu n’es pas sérieuse. »
Erika serra les poings.
« Chaque fois que je passe devant cette statue qu’on a érigée pour lui, j’ai envie de m’ouvrir les veines ! cria-t-elle, les yeux brillants. Valk’ n’est pas… Il est tout sauf ça. Je vais devenir folle si je reste ici.
— Tu viens à peine de te réveiller.
— Pourquoi es-tu aussi insensible ?
— Ça fait sept ans, Erika. J’ai fait mon deuil. » Il s’adoucit. « Valk’ est parti. Pour de bon. On ne peut pas ramener les morts à la vie. C’est impossible, c’est... contre-nature.
— Notre présence ici même est contre-nature, Nevra. »
Il baissa les yeux. « C’est différent. Vous êtes ici parce que l’Oracle l’a voulu.
— L’Oracle ! cingla–t–elle. L’Oracle que j’ai rencontrée n’est qu’une petite fille va–nu–pieds qui s’amuse à me tourner autour pour me souffler des paroles vides de sens. Eh bien, toute grande Oracle qu’elle est, elle aurait dû s’attendre à ce que je ferais quand elle a pris la décision stupide de me ramener à la vie. » Les sourcils de son doux visage s’étaient rejoints en une ligne rigide. « Je refuse de croire qu’il n’y ait pas un sens à tout cela. Valkyon était bon… Le monde ne connaîtra aucun homme meilleur que lui. Et pour une raison ou pour une autre, je suis toujours là. Moi et… lui, dit–elle en désignant Leiftan. Nous sommes réapparus l’année où va survenir l’éclipse ! N’est-ce pas un signe que nous avons encore un rôle à jouer ? Est-il possible que Caana soit consciente quelque part, en désir que nous allions trouver Amdar ? »
Nevra la dévisagea sans répondre.
« Je n’ai pas prévu de rester i– », voulut objecter Leiftan, mais Erika se rebiffa.
« Tu crois que c’est le moment de faire ta retraite spirituelle, Leiftan ? Si tu savais comme je m’en cogne de tes états d’âme ! Tu viens avec moi, un point c’est tout. Je n’ai toujours pas accès à mes pouvoirs. Je déteste l’admettre mais j’ai besoin de toi pour comprendre ce qui m’arrive. »
Erika croisa les bras sur sa poitrine, le menton levé.
« On va le récupérer, Nevra. Avec ou sans toi. Mais moi je te le dis, il l’aurait fait pour toi. »
La mâchoire de Nevra tressaillit. Il considéra ce petit bout de femme qu’il avait maintes fois vue à l’œuvre. Il ne doutait pas de sa détermination. S’il existait un moyen de sauver celui qu’elle aimait, elle soulèverait des montagnes.
« Il l’aurait fait pour toi. »
Et c’était sûrement vrai.
Satané Valk’…
Nevra se frotta les yeux – même son œil mort, un réflexe. « Tu veux que moi, bras droit de Huang Hua, récapitula-t-il, je m’infiltre dans l’endroit le mieux protégé d’Eel pour voler un fragment de notre pierre divine dans le but de ressusciter mon ami mort dans une mission qui a une chance sur mille d’aboutir. C’est bien ça ?
— Disons emprunter. Mais tu as bien résumé la situation, oui. »
Nevra se mordit la lèvre et les coins de sa bouche s’incurvèrent lentement. Une ancienne connivence passa entre eux et il vit les yeux d’Erika doucement s’éclairer. Il haussa les épaules.
« J’étais commandant de l’Ombre, après tout. Je suppose qu’il est logique que cette tâche me revienne. »
Il n’aurait su dire si c’était de l’effroi qu’il lisait dans les yeux écarquillés de Leiftan mais il s’en délectait. Il réfléchit un instant.
« Bon ! Admettons le cas hypothétique où j’y parviens et où on réussit à filer en douce avant qu’on ait une horde de gardiens en colère sur notre dos. Et ensuite ? C’est quoi le plan ? »
Erika sourit.
« On va chercher Ezarel. »
Dernière modification par Kioku (Le 23-08-2024 à 10h14)