>> Eldarya est tombée
Bienvenue sur cette fanfiction !
Nous connaissons tous l'issue de la saison 1 d'Eldarya.
Mais que ce serait-il passé si l'ultime action d'Erika avait échoué ?
Si le cristal n'avait pas été restauré ?
Et si quelqu'un, derrière tout ce massacre, attendait son heure ?
N.B. : il est fortement conseillé d'avoir terminé la Saison 1 d'Eldarya avant de lire cette FF
Toutes les illustrations présentent dans les chapitres qui vont suivre ont été réalisées par @Téthys merci de ne pas les utiliser sans la citer ou sans son accord.
Mais que ce serait-il passé si l'ultime action d'Erika avait échoué ?
Si le cristal n'avait pas été restauré ?
Et si quelqu'un, derrière tout ce massacre, attendait son heure ?
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A tous les enfants d'Eldarya
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Les prévenu.e.s
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@Florianne
@Kraisen
@Santanya
>> L'histoire commence...
Prologue - Eldarya tombe
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Dans un hurlement terrifiant, les deux dragons traversèrent le toit de la salle du Cristal. Puis ce fut le silence. La terreur redonna à Erika l’énergie de se redresser. Sans qu’elle ne sache exactement comment, ses ailes battirent dans son dos. Leiftan, dont les ailes noires battaient rapidement derrière lui, la rejoignit en un instant et tout deux partirent à tire d’ailes en direction de la salle du Cristal.
Il ne leur fallut pas plus de quelques secondes pour rejoindre l’immense pièce circulaire. Celle-ci était dévastée. Miiko, cheffe actuelle de la garde d’Eel, était étendue au sol, visiblement assommée, ses quatre queues de kitsune immobiles étalées tout autour d’elle comme un halo noir.
Les deux dragons étaient au sol, se toisant de part et d’autre du cristal désormais brisé. Soudain, un des dragons, Valkyon, aux écailles rouge sang, s’agita, comme pris de spasmes. Il parut rapetisser pour finalement reprendre forme humaine. A la place de la créature, un homme aux longs cheveux blancs, le corps musculeux couvert de cicatrices, se tenait là, son regard toujours braqué sur l’autre dragon aux écailles de glace.
Erika fit un pas vers lui tandis que Leiftan sembla rester en arrière. Mais Valkyon l’arrêta d’un geste, lui intimant de ne pas bouger, sans quitter des yeux le dragon.
- Lance, mon frère…, commença-t-il d’une voix douce, comme pour apprivoiser un animal farouche.
Mais la créature grogna de colère et Erika sut alors que rien de ce que dirait Valkyon ne pourrait l’apaiser. Avant même qu’elle ne puisse entrer en action, le dénommé Lance émit un grondement terrifiant. Se redressant avec la vivacité d’un serpent, le dragon de glace planta ses griffes dans la poitrine de son frère. Valkyon ne parut pas vraiment surpris. Son visage se contracta de douleur. Les sourcils froncés, il me lança un dernier regard impénétrable. Ses ailes de dragon se déployèrent soudain derrière lui, dans un dernier geste désespéré…
Lorsque Lance retira ses griffes de sa poitrine, Valkyon s’effondra au sol, presque sans bruit, ses ailes en linceul. Son sang s’écoulait lentement au sol, laissant peu d’espoir à Erika qui hurla, aussi bien de terreur que de douleur.
Son cri se répercuta dans la salle de Cristal tandis qu’elle se précipitait vers Valkyon alors que Lance, qu’elle ne voyait même plus, paraissait reprendre forme humaine, sans pouvoir quitter son frère du regard. Mais Valkyon était très pâle et ne respirait plus. La jeune femme sentit l’énergie des aengels monter en elle en même temps que sa colère, se sentant proche du point de bascule…
Non.
Elle ne devait pas se laisser aller. Ne devait pas abandonner si proche de la fin de cette guerre qui ravageait Eldarya depuis bien trop longtemps. Alors, se détachant de la dépouille de Valkyon, elle se redressa vers ce qu’il restait de l’immense Cristal bleu qui, durant si longtemps, l’avait si souvent hypnotisée par sa puissance et sa beauté. Désormais ravagé, quelques morceaux éparpillés, sur le sol, c’est l’image qui semblait se rapprocher le plus de la fin du monde.
Soudain, l’Oracle était là. Vaporeuse, ses longs cheveux remuant comme animés par une légère brise. Elle paraissait inviter Erika à avancer vers le Cristal, à avancer vers elle. En elle. Erika comprit ce qui lui restait à faire. Se détachant du corps sans vie de Valkyon, elle s’avança lentement vers l’apparition, tendant la main vers celle-ci.
Soudain, du coin du regard, une plume sombre, un éclair vif… puis une douleur aigue transperça son flanc, la faisant s’effondrer au sol dans un cri de douleur silencieux. Derrière elle, d’autres cris semblèrent résonner… alors qu’elle s’enfonçait dans l’inconscience. Elle avait échoué.
***
Ce fut aussi bien la douleur que l’étrange mouvement de son corps qui la tirèrent de sa torpeur. Entrouvrant les yeux, elle discerna uniquement des bras musclés l’enserrant contre un torse froid, le corps d’un Shaukow Bow qui courrait, les transportant elle ignorait où, des cheveux blancs et le regard bleu glacé d’un homme en larmes. Alors qu’elle replongeait dans son océan de douleurs et d’angoisses, Erika croisa ce regard et entendit l’homme chuchoter dans un sanglot :
- Je suis désolé Erika… Eldarya est tombée
Chapitre 1 - Deux ans plus tard
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Un profond rugissement retentit tandis que l’immense dragon noir se dresse devant d’elle de toute sa hauteur. Ses ailes noires sont couvertes de plumes, ce qui est étrange pour un dragon. Mais la jeune femme n’a pas le temps de pousser sa réflexion car au même moment, la créature dresse une patte immense vers elle… et enfonce ses griffes sans sa poitrine. Elle hurle.
***
Erika se réveilla dans un cri, se redressant sur son lit de fortune, en sueur. Encore un cauchemar. A côté d’elle, une jeune elfe releva la tête de son oreiller et tendit une main vers elle pour lui caresser les cheveux dans un geste d’apaisement.
- Tout va bien, murmura l’elfe en s’asseyant également sur le lit. Tu n’es plus dans la garde, tu es ici, chez les myconides, en sécurité.
Erika s’efforça de se calmer, ce qui arriva bien vite. Elle était habituée à ces cauchemars qui la replongeaient le plus souvent dans cette funeste soirée qui avait vu les membres de la garde échouer dans leur combat pour sauver Eldarya. Lorsqu’elle ne se faisait pas elle-même attaquer par un gigantesque dragon noir sorti de son imagination, elle revoyait la dépouille de Valkyon enveloppée dans ses grandes ailes rouges, ses yeux ouverts pointant un regard accusateur vers elle, l’accusant de n’avoir rien fait contre le retour des daemons. Elle frissonna à cette pensée et essaya de se concentrer sur l’instant présent.
Elle s’essuya les yeux, prit une grande inspiration et regarda l’elfe aux longs cheveux bleu pâle s’étirer de tout son long. Cela faisait désormais deux longues années qu’Eweleïn, Erika et plusieurs autres de la garde d’Eel avaient trouvé refuge chez les myconides à la suite de leur défaite. Si à l’époque les myconides elles-mêmes avaient trouvé refuge à la garde d’Eel, l’explosion du Cristal qui leur garantissait à tous magie et sécurité avait renversé la tendance. Les myconides, comme tous les autres habitants de la garde, avaient pris la fuite. Ces grands champignons humanoïdes s’en étaient retournées aux grottes de Balenvia, avait creusé de nouveaux tunnels, aménagés de nouvelles grottes plus profondément enfoncées dans la montagne afin de ne plus avoir à faire à l’extérieur. Dans la débâcle qui avait suivi leur défaite, certains les avaient suivis. Dont Eweleïn, dont les talents de guérisseuse avaient été accueillis à bras ouverts.
Erika la regarda quelques instants tandis que sa propre respiration s’apaisait enfin. Lorsqu’elle-même était arrivée ici, après des jours de souffrance et de cavalcade dans les bras d’un Lance épleuré et déjà rongé par les regrets, Eweleïn s’y était déjà installée et avait organisé, avec ses maigres moyens, une sorte d’infirmerie. La jeune femme passa machinalement une main sur l’épaisse cicatrice qui parcourait son flanc. C’était l’elfe qui l’avait sauvée, avec les moyens du bord et au prix de longs mois de convalescence : les grottes humides des myconides n’étaient pas le meilleur endroit pour se remettre de ses blessures lorsque l’on n’était pas soi-même un champignon. Mais il était le seul endroit sûr qu’ils avaient. Après son rétablissement, les deux jeunes femmes s’étaient vues attribuer une alcôve et un lit commun, faute de place. L’univers des myconides n’était pas immense et accueillir une bonne trentaine de faeries de toutes les espèces avaient demandé une grande organisation de l’espace et des vivres…
- Il faut que tu manges quelque chose, déclara Eweleïn d’un air catégorique en observant son visage pâle. J’ai remarqué que tu donnais la fin de tes rations aux plus jeunes alors que tu dois encore reprendre des forces.
Erika haussa simplement les épaules avant de se lever en rejetant les couvertures. Depuis sa blessure, son appétit n’était pas vraiment revenu. Elle se nourrissait dans un simple objectif de survie et pour satisfaire le regard perçant qu’Ewe braquait le plus souvent sur elle. Cette dernière aussi avait tout perdu deux ans plus tôt. Son immense infirmerie au cœur de la garde d’Eel, ses amis les plus proches presque tous portés disparus, et l’amour de sa vie auprès de qui elle n’avait tout simplement pas eu le temps de se déclarer. Huang Hua, l’apprentie Phénix, issue de la tribu des Fenghuangs, de puissants faeries des temps anciens, avait également disparu au cours du dernier combat. Des retours qu’ils avaient eus, il y avait peu de chance de la retrouver vivante. Il en était d’ailleurs de même pour les autres gardiens qui manquaient à l’appel depuis désormais deux ans. Ezarel, Chrome, Karen… Nevra… Erika rejeta cette pensée qui l’avait si souvent empêchée de se lever ces derniers mois.
Elle sortit de la chambre, suivie de près par Eweleïn et toutes deux se rendirent au centre de la grotte principale, traversant plusieurs petits tunnels qui abritaient d’autres petites alcôves dans lesquelles vivaient, entassés, d’autres réfugiés. Les myconides dormaient de l’autre côté des grottes car il avait été révélé que durant la nuit, ces derniers libéraient plus de spores que ne pouvaient le supporter les autres faeries. Si leur poison était contrôlable lorsqu’ils étaient réveillés, notamment parce qu’aucun bout de cristal ne reposait désormais plus en ce lieu, cette question restait un sujet complexe qu’il fallait régulièrement surveiller. Il est vrai que plusieurs années auparavant, ces spores avaient manqué de tuer tous les êtres vivants de la région de Balenvia, en raison de plusieurs morceaux de cristal corrompus qui s’étaient mystérieusement retrouvés dans la roche. Erika, et d’autres membres de la garde avec elle, étaient parvenus à résoudre le problème. Maintenant que le cristal n’était plus, la magie était certes particulièrement incontrôlable – ce qui avait entraîné quelques incidents dans les grottes – mais le risque d’empoisonnement avait drastiquement chuté.
Les deux jeunes femmes arrivèrent au centre de l’immense grotte qui faisait office de place de village – si l’on pouvait appeler ces dédales de tunnels et de chambres rudimentaires un village – où se trouvaient plusieurs grandes tables sur lesquelles d’autres faeries prenaient leur repas du matin. La grotte était organisée d’une façon presque militaire, avec différents lieux destinés à des activités précises : au Nord, l’infirmerie que dirigeait désormais Eweleïn – avec grandes peines vu les manques de moyens - ; au Sud, ce qui ressemblait à des cuisines bien que les vivres se fassent de plus en plus rares – il était difficile de trouver quelque chose de consistant à manger dans des grottes où ne poussaient que des champignons et quelques racines. A l’Est se trouvait une sorte de petit centre d’entrainements où ceux qui n’avaient pas perdu espoir ou qui prévoyaient de s’aventurer à la surface pour récolter quelques nourritures et matériels s’entrainaient à combattre. A l’Ouest, Léodille, une myconide très maternelle, et quelques autres avaient organisé une sorte d’école et de crèche permettant de prendre soin des quelques enfants que comptait le refuge. Bref, les réfugiés survivaient. C’était à peu près tout. L’espoir, qui avait animé l’organisation de ce groupe durant les premiers mois, s’était peu à peu éteint tandis que chacun semblait s’habituer tristement à cette condition souterraine.
Des rations avaient été organisées pour pallier le manque de nourriture. Ewe et Erika s’installèrent à une table avec une petite assiette de gruau qui rappela à cette dernière les pires heures de Karuto, ancien cuisinier de la garde d’Eel. Elles commencèrent à manger en silence avant que l’elfe ne brise le silence :
- Est-ce que tu penses un jour reprendre tes entrainements au combat ? Ta blessure est parfaitement remise et je suis sûre qu’un peu d’activité physique te f…
- Je ne sais pas Ewe, fit Erika en la coupant d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu. Je préfère aider Kéro.
Kéroshane, ancien bibliothécaire de la garde d’Eel, faisait également partie des réfugiés des grottes. Il avait rejoint les lieux en même temps qu’Eweleïn, seulement quelques jours après le désastre, en emportant avec lui quelques pauvres parchemins qu’il avait pu sauver durant la bataille. Depuis, il s’était installé dans une alcôve isolée des autres et passaient ses jours et ses nuits à écrire, essayant de reconstruire les immenses connaissances que lui et feue sa collègue Ykhar étaient parvenus à amasser durant de longues années au service de la garde. Il sortait rarement de son trou, souvent pris dans ses délires scripturaires. Seul Erika, et quelques fois Ewe, parvenait à l’en sortir l’espace d’une promenade ou d’une conversation. Il mangeait peu, dormait peu et son regard en disait long sur la profondeur du traumatisme qu’avait provoqué chez lui la défaite.
- Je conçois que Kéro ait besoin d’aide, repris Eweleïn sans sembler offensée par l’interruption brutale d’Erika. Mais ce n’est pas t’aider toi que de t’enfermer auprès de lui. Il faut que tu reprennes des forces pour…
- Pour quoi ? s’écria Erika. Pour aider qui ? On ne peut plus rien faire Ewe, et moi encore moins que les autres. J’ai échoué, inutile de diffuser de faux espoirs.
Eweleïn soupira sans répondre. Voilà des mois qu’Erika était complètement remise de la blessure qu’elle avait reçue dans la salle de cristal. Le poignard avait déchiré les chairs, fort heureusement en ne touchant aucun organe important, mais provoquant une importante perte de sang qui l’avait affaiblie durant de longues semaines. Si la jeune femme se plaignait encore parfois de douleurs, Eweleïn savait qu’elle ne pouvait plus rien y faire. Seul l’esprit d’Erika provoquait à cette douleur, intimement liée à cette culpabilité qu’elle ne cessait de cultiver.
Elles terminèrent leur repas en silence puis la guérisseuse prit congé de son amie. Du travail l’attendait à l’infirmerie.
Erika resta immobile de longues minutes, réfléchissant tout de même aux paroles d’Eweleïn. Elle savait que son amie avait raison. Que s’enfermer auprès de Kéro et de tous ces parchemins ne l’aidaient en rien et, surtout, n’aidaient pas le reste du refuge. Personne ne lui reprochait rien, comme s’ils savaient ce qu’elle avait en tête, comprenaient le temps dont elle avait besoin. Pourtant, cela faisait déjà deux ans. Deux ans sans voir le soleil, deux ans enfermée dans ses pensées, dans sa culpabilité. Deux ans à essayer de remplir des parchemins sur un monde qu’elle ne connaissait guère, simplement pour s’occuper l’esprit. Deux ans à regarder les quelques rares enfants présents grandir dans un monde qui n’offrait plus la moindre perspective… Car ce qu’il se passait à la surface d’après leurs quelques éclaireurs… Erika frissonna. Elle ne voulait pas songer à la surface.
Elle finit par se lever et traversa l’immense grotte d’un pas lent, toujours plongée dans ses pensées. Elle passa devant le quartier Est du grand espace mais personne encore n’avait commencé l’entrainement. Personne sauf…
Lance était assis dans un coin, sur un rocher saillant, son épée à la main. Il était en train de l’aiguiser mais, comme tout le reste du refuge, le manque de moyen pour l’entretenir avait fini par ternir la lame. Pourtant, le dragon continuait à la soigner comme il pouvait. Il devait être debout depuis le milieu de la nuit, s’il avait même dormi, s’entrainant sans relâche pour un combat qui ne viendrait sans doute plus jamais.
Elle ne s’approcha pas de lui. Elle préférait toujours garder ses distances, quand bien même elle avait grandement participé à son absolution quelques jours après leur arrivée.
Erika avait mis un moment à comprendre ce qui avait poussé le dragon à fuir un combat qu’il venait de remporter deux ans auparavant, en l’emportant elle, à peine en vie, dans une fuite qui allait alors durer de longs jours.
Mais ce qu’Erika n’avait pas vu ce jour-là, alors qu’elle tendait les mains vers l’oracle, et ce qu’Eweleïn lui conterait plus tard – elle avait elle-même recueillit le récit de Lance, c’était l’immédiat regret de Lance à la mort de son frère, la douleur cuisante… et la fin d’une colère qui l’avait rongé durant si longtemps. Plongé dans cette nouvelle douleur, il avait simplement vu Erika s’effondrer et, sans plus réfléchir, l’avait saisie contre lui, abandonnant la dépouille de son frère aux mains de ceux qui, dans l’ombre, attendaient de prendre le pouvoir… S’il ignorait également qui avait lancé sa lame contre Erika, il semblait s’accorder aux récits des autres : qui d’autre que Leiftan, après avoir feinté une brève rédemption, aurait pu agir ainsi ?
Lance avait réussi à fuir les quartiers de la garde, Erika dans ses bras, à voler un Shaukow Bow et à traverser l’épaisse forêt qui séparait Eel des autres régions. Après de nombreux détours, il avait atteint Balenvia, vidée de tous ses habitants et contrôlée par ces nouveaux monstres auxquels Erika ne voulait pas songer. Puis il avait foncé dans les grottes pour trouver refuge, croyant s’y retrouver seul. C’était sans compter la petite troupe qui y avait déjà installé ses quartiers : les myconides et quelques gardiens. Lance avait alors été arrêté et Erika soignée par Eweleïn. Ce ne fut que lorsque la jeune femme eu repris connaissance et quelques forces pour s’exprimer, cela joint au témoignage d’Eweleïn qui avait interrogé Lance, que la décision fut prise de détacher le dragon.
Malgré cela, tout le monde conserva longtemps ses distances avec lui. Il refusa cependant de quitter le refuge, annonçant clairement qu’il ne quitterait pas Erika des yeux. Que cela serait sa pénitence. Au fil des mois, Lance reprit son entrainement dans son coin et, doucement, quelques hommes et femmes finirent par le rejoindre, animés d’un espoir, d’une flamme qu’Erika ne comprenait pas depuis son lit de rétablissement. C’était comme cela qu’était né le centre d’entrainement. Autour d’un Lance rongé par la souffrance, qui ne cherchait plus qu’à réparer une erreur… irréparable.
Erika avait toutefois continué à garder ses distances. Elle savait qu’il veillait sur elle, de loin, sentant parfois son regard de glace sur elle. Elle était sa punition. Grand bien lui fasse, songea-t-elle. Elle était également sa propre punition. Après avoir été si proche de l’Oracle, elle avait échoué. Vivre avec cela, avec l’idée que, peut-être, un centimètre de plus aurait été suffisant pour sauver tout le monde, était une pensée trop lourde pour elle seule. Elle la portait tout de même.
Et elle la portait à l’instant, tandis qu’elle rejoignait Kéro dans sa tanière. Elle quitta la grande grotte et s’enfonça vers les tunnels du quartier Est. Elle marcha ainsi quelques minutes, son ami s’étant éloigné des autres aussi bien psychologiquement que physiquement. Elle pénétra enfin dans l’alcôve et y trouva le jeune homme affairé, comme à son habitude, sur un parchemin. Keroshane, comme tout le monde, avait définitivement perdu de sa grandeur. Sa corne, signe de sa parenté avec les licornes, était terne et il ne portait plus ses belles tenues d’antan. Vêtu d’une longue tunique sale, ses cheveux lui tombant tristement sur les épaules, Kero ne regardait plus que ses parchemins en face. Il ne parvenait plus à soutenir le moindre regard, marmonnait le plus souvent pour lui-même et n’avait plus la moindre conscience du temps qui passait.
Erika tira un petit tabouret et s’installa en face de lui en silence. Elle n’essaya pas d’entamer une conversation. Cela était presque impossible. Une assiette de gruau reposait à côté de lui, à peine entamée. La perte de la garde d’Eel et, avec elle, de tous ses ouvrages fraichement restaurés, avaient été l’échec de trop pour le pauvre Keroshane. La jeune femme se contenta de l’observer un certain temps, avant de saisir un des parchemins qui recouvrait le sol, une plume et un encrier – Kero avait trouvé un moyen de produire de l’encre depuis les quelques rares plantes qui poussaient ici et se faisait ramener du papier par les éclaireurs les plus courageux – avant de se mettre également à écrire. Le plus souvent, elle écrivait simplement ce qui lui passait par la tête. Parfois, elle essayait d’écrire ce qu’elle avait vécu depuis son arrivée sur Eldarya essayant de tourner cela en ouvrage historique. Mais cela la poussait à se confronter à ses souvenirs et cela n’était possible que lors des rares moments où elle se trouvait dans de bonne dispositions. Ecrire sur ses amis de la garde, sur Nevra, sur Miiko et sur tant d’autres qui avaient disparu lui brisait le cœur.
La journée se déroula ainsi, Erika qui essayait d’écrire plongée dans son mutisme et Kero qui s’agitait d’un parchemin à l’autre en marmonnant pour lui-même. Puis, Eweleïn vint les chercher pour leur intimer de marcher un petit peu et de manger. Enfin, les deux jeunes femmes allèrent se coucher.
Erika mit un temps infini à s’endormir, craignant les cauchemars qui viendraient la trouver dès que son esprit aurait trouvé le sommeil. Elle ne voulait pas croiser à nouveau le regard mort et accusateur de Valkyon, ni ce dragon noir terrifiant qui l’assassinait presque toutes les nuits. Et, surtout, elle ne voulait pas y retrouver un Nevra qui subissait la torture, lui hurlait dessus que tout cela était sa faute, qu’elle aurait dû avancer un peu plus, toucher l’Oracle malgré sa blessure. Ce dernier rêve était plus rare, simplement parce qu’Erika essayait d’enfermer Nevra dans une partie de son cerveau qu’elle tenait fermement éloigné, de même que tous les moments amicaux et amoureux qu’ils avaient partagés. Garder ceci en tête alors qu’il était probablement mort, comme tous les autres qui n’avaient pu s’échapper de la garde, n’était qu’une souffrance supplémentaire.
La jeune femme finit tout de même par sombrer dans un sommeil agité… Mais ce ne fut ni Valkyon, ni le dragon, ni même Nevra qui vinrent la trouver cette nuit-là…
***
L’Oracle se dressait devant elle, un air triste peint sur le visage, la main tendue vers elle comme elle l’avait fait lors de la bataille. Erika avançait vers elle, très lentement, trop lentement, mais l’Oracle ne cessait de s’éloigner. Ses lèvres s’agitaient sans qu’aucun son ne s’en échappe. Alors Erika essayait de courir, en vain. L’Oracle lui échappait tout en la suppliant du regard… Ce petit manège sembla durer des heures lorsque, enfin, l’Oracle s’immobilisa. Elle baissa la main, regarda Erika dans les yeux et… poussa un hurlement.
***
Erika ouvrit les yeux dans la pénombre de son alcôve. L’Oracle était encore là, l’Oracle l’appelait encore. Il fallait qu’elle se mette en action. Sur cette pensée, elle s’endormit d’un sommeil apaisé comme elle n’en avait plus eu depuis deux longues années.
Chapitre 2 - Reprise en main
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Erika observait le secteur Est de la grande grotte avec une certaine appréhension. Elle s’était levée avant même le lever du jour – même si cette notion était très abstraite au sein des grottes, la lumière étant régie par quelques pierres solaires dont émanaient de la lumière selon le moment de la journée – et elle avait laissé Eweleïn ronfler sous leur couverture. Vêtue, comme tous ici, d’une tunique très simple et d’un pantalon de toile fine – il faisait toujours un peu chaud et lourd dans les grottes même en plein hiver – elle s’était dirigée jusqu’à la grotte centrale avec la ferme intention d’approcher la seule personne capable de la remettre sur les rails en matière d’entrainement : Lance.
Etant sûre de le trouver au centre d’entrainement bien avant tout le monde et ne désirant pas que la discussion qu’elle s’apprêtait à avoir avec lui ait lieu à la vue de tous, elle avait pris la décision d’aller le trouver avant l’aube. Toutefois, en arrivant à quelques mètres de la zone dédiée aux entrainements, elle s’était immobilisée. Il était bien là, torse nu, enchaînant des postures d’un art martial qui, vu de loin paraissait à la fois doux et tonique. Erika devina qu’il devait être là depuis déjà plusieurs heures, comme à son habitude. Sans s’être véritablement intéressée au sort de Lance une fois qu’elle avait été assurée que personne ne le jetterait au fond d’un cachot ou, pire, à l’extérieur sans la moindre défense, Erika savait qu’il logeait seul dans une toute petite alcôve au fond des grottes, personne n’ayant souhaité partager sa couche ni même son voisinage avec lui. Elle savait également que, même si beaucoup s’entrainaient désormais avec lui et se plaçaient sous ses ordres lorsqu’il s’agissait d’organiser des expéditions à l’extérieur, Lance restait la plupart du temps seul, fuyant la compagnie autant que la compagnie le fuyait. Il était taciturne, prenait ses repas dans sa chambre et paraissait la plupart du temps préoccupé par des pensées qui l’entrainaient loin des réalités de la grotte. Les seuls moments où il paraissait sortir de son esprit étaient lorsqu’il entrainait les quelques faeries volontaires et les commandaient lors des sorties.
Erika l’observa ainsi quelques secondes encore avant de prendre une profonde inspiration et de s’avancer à pas vifs. Elle s’arrêta finalement à quelques pas de Lance qui, concentré sur ses mouvements et les yeux clos, ne semblait pas l’avoir remarquée. Elle hésita à nouveau et s’apprêtait à faire marche arrière lorsqu’il ouvrit la bouche :
- Je sais que tu es là Erika. As-tu besoin de quelque chose ? Ce doit être important pour que tu veuilles m’adresser la parole.
Erika fronça les sourcils et croisa les bras sur sa poitrine. C’était un peu présomptueux de sa part… Quoiqu’un peu vrai. Elle expira profondément par le nez, comme pour préparer correctement sa réponse. Mais, alors qu’elle ouvrait la bouche pour enfin lui répondre, Lance reprit :
- Tu n’as qu’à suivre mes mouvements, cela t’échauffera.
La jeune femme ouvrit la bouche comme pour protester, un peu vexée de le voir prendre ainsi devancer ses paroles, mais la referma bien vite. Elle lui parlerait après. Elle se plaça derrière-lui, écarta un peu les jambes et tenta d’imiter ce que le dragon faisait avec ses bras, son buste, sa tête, se baissant, se redressant, respirant plus ou moins rapidement selon la posture…
Bientôt, de grosses gouttes de sueur se mirent à dégouliner sur son visage et dans son dos. L’exercice était bien plus physique qu’elle ne l’avait imaginé et ses deux années d’inactivité lui avaient fait perdre sa musculature et son endurance, acquises au fil des missions et des entrainements au sein de la garde. Elle sentait ses jambes et ses bras trembler à chacun de ses mouvements et ses poumons brûlaient malgré la lenteur des gestes de Lance.
L’exercice lui parut durer des heures et le jeune homme ne semblait jamais vouloir s’arrêter. Pourtant, lorsque quelques personnes matinales arrivèrent au centre de la grotte pour petit déjeuner, Lance laissa enfin retomber ses bras le long de son corps et se tourna vers Erika. Il la jaugea du regard tandis qu’elle se laissa tomber sur le sol, épuisée.
- Tu es faible, déclara-t-il comme si cela avait besoin d’être précisé. Et tu ne sais pas respirer correctement pour t’éviter un épuisement inutile.
- Si tu crois que je ne le sais pas, marmonna-t-elle d’une voix hachée.
Lance fronça les sourcils, visiblement partagé entre l’agacement et la perplexité.
- Voilà deux ans que nous sommes ici et tu n’as pas montré le moindre intérêt pour les activités physiques. Pourquoi es-tu ici ?
Erika garda le silence quelques secondes, à la fois pour reprendre sa respiration, laisser le temps à son cœur de reprendre un rythme normal et réfléchir à sa réponse. Finalement, elle décida d’aller droit au but :
- Je veux que tu m’entraines, je veux pouvoir me battre comme avant.
Le jeune homme paru brièvement surpris mais reprit bien vite un visage de marbre. Il vint s’asseoir à côté d’elle, tout en maintenant une distance raisonnable comme pour respecter les désirs d’Erika de se tenir loin de lui.
- Avant aussi, tu étais faible, fit-il sans détour. Moins faible mais faible quand même.
- Tu es bien placé pour le sav… commença-t-elle avant de s’interrompre brusquement, consciente de l’indélicatesse de sa réponse.
Lance soupira mais ne sembla pas s’offenser.
- C’est justement parce que je suis bien placé pour le savoir que je te le dis. Ce qui se trouve à l’extérieur n’a rien à voir avec les petits ennemis que tu as pu affronter lors de tes missions avec la garde. D’ailleurs, je n’ai pas eu l’impression de te voir manifester une grande envie de sortir d’ici… Et rien ne nous attend dehors de toute façon. Pourquoi tiens-tu soudainement à t’entrainer ? D’autant plus auprès de moi…
Erika ne répondit pas. Elle ne souhaitait pas parler de son rêve, que beaucoup, dont certainement Eweleïn, auraient assimilé à un cauchemar supplémentaire. Elle-même était certaine que l’apparition de l’Oracle dans ses rêves, aussi terrifiante fusse-t-elle, était un signe. Un signe qu’elle était toujours présente, quelque part, qu’elle luttait. Et qu’il était temps qu’Erika rejoigne cette lutte. Si Ewe serait ravie de la voir reprendre du poil de la bête, la raison à cette soudaine motivation aurait tôt fait de l’inquiéter.
Face à son mutisme, Lance soupira à nouveau avant de se relever.
- Bon, voyons voir ce que tu sais encore faire avec une arme, fit-il d’un air las. Va prendre un bâton et mets-toi en position.
Surprise par ce soudain revirement, Erika se redressa rapidement, en oubliant presque son épuisement, et alla saisir un bâton qu’elle dressa devant elle, en garde. Durant l’heure qui suivit, Lance corrigea sa posture, l’obligea à attaquer, réattaquer, se défendre, esquiver, sauter, se baisser… Si le premier exercice lui avait semblé harassant, tout cela acheva de l’épuiser. Lorsque, enfin, Lance lui ordonna de poser son arme factice, Erika avait mal partout, même dans des muscles dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Lance était un entraineur sans pitié, ciblant immédiatement ses failles et ses défauts et la poussant à recommencer jusqu’à trouver la perfection du mouvement. Il n’était pas étonnant que, malgré la méfiance qu’il suscitait, beaucoup de faeries persistaient à suivre ses entrainements.
- Assieds-toi là-bas, fit-il en lui désignant un rocher. Je reviens.
Il s’éloigna tandis qu’Erika allait se laisser tomber sur la pierre qu’il venait de lui montrer, peinant à reprendre son souffle, ses bras étendus le long de son corps ne semblant plus vouloir bouger. En laissant son regard courir sur la grande grotte, qui était désormais bien animée, Erika croisa le regard curieux d’Eweleïn installée à une table qui laissait supposer quelques interrogations lorsque les deux amies se retrouveraient. Erika eu à peine le temps de lui faire un petit signe de tête qui se voulait rassurant, Lance venant de réapparaitre devant elle, tenant dans ses mains deux auges contenant des racines de lierre bouillies. Erika grimaça légèrement – les racines, bien que riches en nutriments, avaient un goût particulièrement amer – mais accepta celle qu’il lui tendit de bonne grâce. Elle mourrait de faim.
Lance s’installa en face d’elle sur une autre pierre saillant du sol. Tous deux mangèrent un moment en silence, concentrés sur leur repas – et pour Erika sur l’épuisement absolu de son corps. Finalement, ce fut elle qui prit la parole.
- L’Oracle est venue à moi cette nuit.
Elle ignorait ce qui l’avait poussée à confier cela à Lance, qui avait tout fait auparavant pour détruire le cristal et, avec lui, l’Orale elle-même. Peut-être en raison de sa solitude aussi bien choisie qu’imposée ? Ou bien parce que, malgré ses questions avant l’entrainement, il n’avait pas insisté pour obtenir des réponses ? Ou parce que, malgré toutes ses exactions passées, il avait finalement pris la décision de la sauver, de la protéger puis de rester auprès d’elle – avec ses distances – malgré la défiance des autres réfugiés à son égard ?
Lance, surpris, releva la tête vers elle. Comme tout le monde, Erika y compris, il pensait qu’après la destruction du cristal, l’Oracle avait été tout simplement éradiquée.
- Tu veux dire… en vrai ? demanda-t-il après quelques secondes.
- En rêve, répondit Erika avant de pincer les lèvres.
- Et tu ne penses pas que c’était simplement…
- Non, l’interrompit-elle avec brusquerie. Je fais beaucoup de cauchemars très réalistes. Celui-ci n’en était pas un, j’ai VRAIMENT senti sa présence… Elle était là, elle m’appelait mais je ne parvenais pas à l’atteindre. Puis elle a hurlé. De terreur je crois. Ou de souffrance. C’est pour cela que je suis venu te trouver ce matin. Si elle est encore ici, alors… peut-être…
Erika s’interrompit. Cela faisait des mois qu’elle ne s’était pas autorisée à espérer quoi que ce soit.
- Peut-être y a-t-il de l’espoir, acheva Lance dans un souffle.
La jeune femme acquiesça en silence, mâchonnant sa dernière racine de lierre. Lance reposa sa propre auge devant lui et darda son regard de glace droit dans le sien.
- Très bien, fit-il. Rejoins-moi tous les matins avant l’aube. Nous allons essayer de remettre tout ça – il désigna vaguement le corps d’Erika d’une main – en forme. Prépare-toi à passer de mauvais moments.
Durant les semaines qui suivirent, Lance tint parole. Elle passa, effectivement, de très mauvais moments à courir, sauter, combattre, se muscler… A chaque fin de journée, Erika s’effondrait dans son lit pour n’en plus bouger. Si tous ses muscles la faisaient souffrir, au moins l’épuisement avait pris le pas sur ses cauchemars. Après l’entrainement du premier jour, Eweleïn lui avait posé quelques questions auxquelles Erika avait simplement répondu qu’elle avait simplement décidé que la guérisseuse avait eu raison et qu’il était temps qu’elle se bouge un peu. Légèrement suspicieuse quant à cette soudaine motivation, Eweleïn n’avait pas poussé l’interrogatoire plus loin, se contentant parfois d’observer de loin les exercices que Lance imposait à son amie.
La jeune femme arrivait avant les autres faeries et repartait après tout le monde tellement Lance en attendait d’elle. Le jeune homme, bien que toujours aussi taciturne et réservé, semblait prendre très à cœur l’entrainement d’Erika, comme si ce qu’elle lui avait confié sur l’Oracle l’avait également réveillé.
L’entrainement finit par porter ses fruits lorsque, après plusieurs semaines, Erika constata qu’elle avait récupéré un peu de muscle et, surtout, beaucoup d’endurance. Alors qu’elle s’effondrait au bout de dix minutes de course lors des premiers jours, elle parvenait désormais à suivre Lance – lorsqu’il adoptait un rythme raisonnable – durant plusieurs heures. Elle finissait la plupart du temps sur les rotules mais le dragon ne lui laissait pas le temps de se reposer, lui imposant après l’entrainement aux armes avec les autres jeunes recrues, puis lorsque tout le monde était parti, il fallait courir à nouveau. Erika serrait les dents, maudissait le jeune homme mais obéissait. Un tel défoulement lui libérait l’esprit et lui permettait d’y voir plus clair, de réfléchir à l’appel de l’Oracle et à ce que, peut-être, celle-ci attendait d’elle…
Six semaines après sa reprise des entrainements, Lance lui avait proposé un simple combat au bâton pour conclure leur séance et Erika, les bras et les jambes douloureux, s’efforçait de maintenir sa garde. Elle esquivait une attaque du dragon lorsqu’ils furent interrompus par un jeune brownie, ses oreilles de lapin dressées vers l’arrière dans un signe de panique, qui criait en approchant d’eux :
- Ils sont là ! Ils arrivent ! Ils nous ont découverts !
Chapitre 3 - L'attaque
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- Ils sont là ! Ils arrivent ! Ils nous ont découverts !
Abaissant leurs bâtons, Erika et Lance regardèrent le brownie freiner des quatre fers devant eux, l’air paniqué et à bout de souffle. Lance posa une main sur son épaule dans un geste d’apaisement.
- Respire Mevar, qui arrive ? Qui nous a découvert ?
Il fallut quelques secondes au dénommé Mevar pour répondre mais son regard épouvanté en disait assez.
- Les… Les… Le daemons et… et… merce…mercen…aires ! Dans les grottes… Ont eu Milo… Ils arrivent…
Lance ôta sa main de l’épaule du garçon et se tourna vers Erika, une lueur inquiète dans le regard.
- Attrape une vraie arme dans une des caisses et suis-moi, il faut prévenir les autres. Mevar, merci de nous avoir donné ce délai. Prépare-toi, il va falloir nous défendre et fuir.
Mevar hocha la tête et Erika se détourna pour se pencher vers les caisses empilée dans un coin du centre d’entrainement. Plusieurs armes différentes y étaient entassées, toutes plutôt de mauvaise facture mais après tout, ce n’était pas à son niveau que l’arme ferait véritablement la différence. Elle attrapa une petite épée et un poignard qu’elle glissa à son ceinturon. Une pensée pour Eweleïn la poussa à se saisir également d’un arc et d’un carquois.
Elle se tourna à nouveau vers Lance qui lui fit signe de la suivre. Mevar était déjà reparti avertir les autres faeries présents dans la grande grotte. Tous deux se précipitèrent vers le centre et Lance sauta souplement sur une des tables en bois, qui grinça sous son poids.
- Votre attention s’il vous plait, s’écria-t-il d’une voix puissante qui fit lever la tête à tous les réfugiés aux alentours, il semblerait que le refuge soit repéré. Il va falloir nous préparer à subir une attaque et possiblement à abandonner les grottes…
Avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, un vieux myconide, le patriarche Ethel, se dirigea vers lui pour lui parler à voix basse. Erika tendit l’oreille. Elle sentit Eweleïn se poster à ses côtés, également attentive aux paroles d’Ethel. C’était le patriarche qui avait accepté d’organiser ainsi les grottes et d’accueillir quiconque en aurait le besoin. Eweleïn, en tant que guérisseuse de talent, s’était peu à peu imposée comme sa seconde, de même que Lance lorsqu’il avait – un peu malgré lui – pris en charge la défense de la grotte et l’entrainement des éclaireurs.
- Êtes-vous sûr de ce que vous affirmez Lance ? Vous allez provoquer une vague de panique…
- Mevar vient de revenir. Seul et en panique. Je sais bien que les plus jeunes d’entre nous sont friands de facéties mais je ne crois pas un seul instant que l’un d’entre eux se permettrait de plaisanter sur ce sujet. Il faut nous tenir prêts.
Ethel se recula et hocha la tête, acceptant de laisser Lance prendre en charge l’organisation martiale des troupes. Le dragon se redressa et reprit :
- Bien ! Nous allons nous diviser en groupes ! Que tous ceux qui se sentent capables de porter une arme aillent en prendre une. Tout ceux qui ont suivi un entrainement suffisamment long auprès de moi, allez immédiatement vous poster près des entrées et essayez de les bloquer suffisamment longtemps pendant que nous organisons l’évacuation des plus faibles par le tunnel de secours. Je veux un groupe de vingt volontaires pour prendre en charge les enfants, les vieillards et les blessés, ainsi qu’un groupe d’une dizaine de personnes pour aller chercher tout ceux qui se trouveraient dans leurs alcôves personnelles ! Nous devons rester organi…
Lance n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un véritable tapage retenti vers les tunnels d’entrée. Erika tourna la tête juste à temps pour voir débouler dans la grande grotte des silhouettes humanoïdes vêtues de noir de la tête aux pieds et armées jusqu’aux dents. Chacune d’entre elle étaient accompagnées d’une créature à quatre pattes semblable à un loup qui paraissait uniquement faite d’ombres. Erika sentit la panique l’envahir face à l’arrivée si rapide et si massive de ces dangerosités. Elle saisit le bras d’Eweleïn et croisa son regard. Celle-ci semblait aussi terrifiée qu’elle. Derrière elles, elles entendirent les cris de panique des réfugiés puis des bruits de fracas. En tournant la tête, Erika constata que tous, en dépit des consignes que Lance tentait de leur crier, avaient pris la fuite vers les alcôves, pour récupérer des affaires personnelles, des proches, ou simplement pour se cacher. Erika tendit l’arc et le carquois à Eweleïn qui s’en saisit en tremblant.
Dans un dernier cri de rage, Lance sauta à bas de la table et regarda le deux jeunes femmes d’un air enragé. Seuls étaient restés près d’eux les quelques jeunes gens que Lance avait entrainé durant de longs mois, agrippés à leurs armes, un air terrifié peint sur leurs visages juvéniles. Ce n’était clairement pas l’armée qu’il aurait fallut pour affronter ce qui arrivait sur eux...
- Erika, Eweleïn, restez en arrière mais préparez-vous à devoir vous battre. Si vous le pouvez, essayez de gagner le tunnel de secours sans vous faire repérer et attendez-moi à la sortie, vous y serez en sécurité si personne ne vous suit.
Lance avait parlé de la voix concentrée et sèche de celui qui sait commander. Les deux jeunes femmes acquiescèrent mais n’eurent pas le temps de répondre que, déjà, leurs attaquants étaient sur eux. Elles reculèrent précipitamment vers le fond de la grotte tandis que Lance hurlait des ordres à ses maigres troupes.
Après quelques mètres de course, Erika se retourna. C’était un véritable massacre. Les jeunes faeries ne faisaient pas le poids et seul Lance semblait capable de contenir le plus gros de l’attaque. Eweleïn lui saisit le bras pour la tirer en arrière.
- Allez Erika il faut y aller !
La jeune femme se détourna pour suivre l’elfe à travers la grande grotte. Sur le chemin elles croisèrent d’autres réfugiés en proie à une véritable panique. Elles tentèrent vainement de les arrêter et de les inviter à les suivre jusqu’au tunnel mais personne ne semblait les entendre. La peur leur avait fait perdre toute lucidité. Certains s’était roulés en boule dans un coin en sanglotant tandis que d’autres courraient vers les tunnels sans avoir la moindre idée d’où se rendre. Eweleïn tenta bien d’en saisir certains par le bras, de les entrainer avec elle, de les raisonner avec de douces paroles, rien n’y faisait. Le traumatisme de la chute de la garde semblait remonter dans l’esprit de chacun avec une telle violence que la sidération prenait le pas sur la réflexion. Derrière elles, un grand bruit retentit.
L’elfe et l’humaine se retournèrent comme un seul homme, pour constater que la maigre armée du refuge avait échoué à contenir les sous-fifres du nouveau régime ainsi que leurs créatures, qui s’attaquaient désormais aux constructions de la grande grotte ainsi qu’aux autres réfugiés qui tentaient vainement de s’échapper. Une nouvelle vague de terreur s’empara d’Erika. Personne ne sortirait vivant d’ici c’était impossible. Les ombres semblaient tuer tout sur leur passage sans la moindre difficulté et les êtres qui les accompagnaient s’occupaient de ceux qui restaient avec une violence indescriptible. Les recrues de Lance avaient disparu, probablement toutes tuées lors de la première vague. Lance était également introuvable et le cœur d’Erika se serra à cette idée. Sans porter le dragon dans son cœur – il était difficile d’oublier ses exactions passées, il lui avait tout de même sauvé la vie en la tirant du quartier général de la garde, lui avait fourni les premiers soins durant leur fuite et, finalement, étaient restés au fond d’une grotte transformée en refuge de fortune où la plupart des habitants se méfiaient de lui.
Eweleïn la tira à nouveau par le bras pour la faire bouger. Erika croisa le regard de l’elfe. Ses larmes marbraient son visage pâle et elle semblait également en proie à une véritable terreur. Pourtant, son regard brillait d’une détermination.
- Il faut que l’on sorte d’ici Erika ! D’autres nous suivront peut-être s’ils nous voient nous diriger vers le tunnel !
Erika acquiesça, sentant des larmes couler également le long de ses joues. Elle emboita le pas à son amie, se dirigeant vers un tunnel habilement dissimulé dans le fond de la grotte. C’était Lance qui avait pris soin de creuser – seul – ce tunnel, sans dévoiler à quiconque où il menait et en le présentant comme une « mesure de sécurité indispensable ». Erika espérait vraiment que le bout du tunnel les mènerait vers un endroit pleinement sécurisé… Soudain, une pensée la frappa et elle freina des quatre fers. Eweleïn s’immobilisa et lui jeta un regard surpris.
- Kéro, fit simplement Erika.
Le visage de l’elfe pâlit. Elles avaient oublié Kéro, probablement perdu dans ses parchemins et ses délires.
- Il faut aller le récupérer, reprit Erika. On ne peut pas l’abandonner ici !
Mais le désordre régnait tout autour d’elles, de plus en plus de faeries fuyant dans tous les sens en hurlant, cherchant à éviter les attaquants et leurs créatures maléfiques. Eweleïn finit par hocher brièvement la tête mais, alors qu’elles s’apprêtaient à prendre la direction du tunnel menant à l’alcôve de Kero, une créature se dressa devant elles en grognant. Vu de près, on pouvait clairement voir les différentes ombres qui constituaient son corps. Elles serpentaient, s’agitaient, donnant un air aussi vaporeux que menaçant à l’animal qui les menaçait.
Les deux femmes se figèrent à quelques mètres seulement de la créature. Celle-ci ne paraissait pas pouvoir être blessée par une quelconque arme dépourvue de magie, or c’était tout ce dont elles disposaient. Malgré tout, Eweleïn, plus vive qu’Erika ne l’aurait cru, saisit une flèche dans son carquois, banda son arc et tira. Le trait passa au travers du monstre sans le blesser… mais lui fit porter son attention directement sur Ewe… pour se jeter sur elle.
Erika poussa un hurlement en voyons l’immense masse noire se propulser vers son amie mais, avant qu’elle n’ait le temps d’esquisser le moindre geste, un homme se dressa entre l’elfe et se jeta sur l’animal en dressant devant lui une corne lumineuse. Les deux s’empalèrent l’un sur l’autre, la corne transperçant la créature qui poussa un hurlement strident et l’homme poussant un cri sourd lorsque les griffes d’ombre s’enfoncèrent dans son abdomen. L’animal, dans un tremblement, s’évapora en volutes noires abandonnant au sol, mortellement blessé, un Kero à la respiration saccadée.
Reconnaissant son ami, Erika se laissa tomber à genou auprès de lui en tremblant, de nouvelles larmes obscurcissant sa vision. Eweleïn, choquée, était restée debout, parfaitement immobile. Erika saisit la main de Kero en murmurant son nom. Leur ami devait être sorti de son trou en entendant l’agitation et était probablement parti à leur recherche malgré son esprit fatigué… Et il venait de se sacrifier pour elles… La jeune femme posa tendrement la tête de son ami sur ses genoux, continuant à lui murmurer des paroles réconfortantes malgré les larmes qui coulaient sur ses joues et les sanglots qui agitaient tout son corps. Kero respirait de moins en moins bien mais Erika savait, à la vue du creux béant et sanguinolent qui remplaçait son ventre, qu’il n’y avait plus rien à faire. Totalement immunisée au chaos qui régnait autour de leur petit groupe, Erika continua à bercer lentement Kero, penchée sur son oreille pour lui murmurer de douces paroles alors que la vie s’échappait lentement de lui…
Alors, après une longue, très longue, minute, Kero cessa de respirer.
Chapitre 4 - La fuite
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Voilà des heures qu’Erika et Eweleïn s’était réfugiées dans l’étrange cave dans lesquelles le tunnel de secours les avait menées. Cachées derrière de vieilles caisses en bois moisi, plongées dans la pénombre, elles attendaient. Priant pour que seul Lance et des survivants déboulent par le tunnel. Leurs larmes s’étaient taries il y a déjà un long moment mais toutes deux tremblaient, blotties l’une contre l’autre. Epuisée, terrifiée et abattues. Erika se repassait les dernières heures en boucle dans sa tête.
Lorsque Kéro avait cessé de respirer, elle s’était effondrée sur son corps, incapable de bouger, incapable de respirer. Elle voulait que tout s’arrête. Et pour que tout s’arrête, il n’y avait qu’une seule solution… Attendre qu’ils la prennent. A l’inverse, Eweleïn semblait être sortie de sa torpeur alors même que Kéroshane cessait de vivre. Comme si le dernier acte de leur ami lui attribuait une mission : l’interdiction formelle d’abandonner. Elle avait alors saisi Erika par les épaules, la forçant à lâcher la dépouille du jeune homme et l’avait trainée sur plusieurs mètres avant que son amie accepte enfin de se remettre debout. Puis elle avait continué à la tirer. Jusqu’à sortir de la grande grotte, jusqu’à échapper à l’atroce chaos qui régnait tout autour d’elles. Elle l’avait poussée dans le tunnel de secours, avait tenté de dissimuler suffisamment l’entrée pour que leurs assaillants ne le découvrent pas immédiatement. Enfin, elle l’avait forcée à aller jusqu’au bout. Elles avaient marché pendant plus d’une heure, dans le noir complet, frigorifiée, sursautant au moindre bruit suspect. Personne n’avait parlé, toutes deux pleuraient en silence, main dans la main, avançant péniblement dans le souterrain. Elles avaient finalement déboulé dans ce qui semblait être une vieille cave abandonnée, remplie de meubles anciens passablement délabrés. Il y faisait particulièrement sombre mais, après tout ce temps passé dans le noir total du tunnel, elles s’étaient rapidement habituée à la semi-obscurité qui régnait ici.
Les deux jeunes femmes s’étaient alors réfugiées derrières ces vieilles caisses, attendant. Quoi donc ? Quelque chose. Quelqu’un. Lance. Il leur avait fait promettre de se cacher et de l’attendre. Indirectement, il leur avait donc lui-même promis de revenir.
Pourtant, elles étaient ici depuis une éternité. Plongées dans le silence. Bien que terrassées par la fatigue et la tristesse, aucune n’avait fermé les yeux ne serait-ce qu’une minute. Que feraient-elles si personne ne venait les trouver ? Cette question silencieuse résonnait entre elles, sans que personne n’ose la prononcer. Seul le bruit de leurs respirations conjointes les entourait.
Soudain, une silhouette émergea du tunnel dans un fracas assourdissant de pierres qui s’effondrent. Elles se serrèrent un peu plus l’une contre elle et plaquèrent une main sur leurs bouches pour dissimuler les saccades paniqués de leur souffle. La silhouette se redressa, toussa un coup, s’épousseta puis regarda autour de lui.
- Erika ? fit-elle dans un murmure. Erika, Eweleïn vous êtes là ?
C’était la voix de Lance. Les deux jeunes femmes laissèrent retomber leurs mains dans un soupir de soulagement.
- Oui, répondit Erika d’une voix rauque et en se redressant difficilement, les jambes raides.
Les deux jeunes femmes émergèrent de derrière les caisses et s’approchèrent de lui.
- Que s’est-il passé ? demanda Erika alors qu’elles arrivaient à sa hauteur.
La pénombre masquait l’expression de Lance.
- Pas maintenant, répondit-il d’un ton las. Il faut que l’on s’éloigne d’ici, ils risquent de fouiller les environs.
Il les entraina vers des escaliers, força l’épaisse planche de bois qui masquait la sortie et tous trois émergèrent dans une pièce sombre et poussiéreuse. La nuit était tombée et, dehors, tout semblait silencieux. Malgré l’obscurité, Erika reconnu l’intérieur du bâtiment. C’était la mairie de Balenvia, village voisin des grottes des myconides où elle s’était rendue plus d’une fois en mission. Elle n’eut pas le temps de s’appesantir plus longuement sur ces événements passés que Lance brisait une fenêtre pour les faire sortir par l’arrière de la maisonnette et les entrainait déjà hors du village en longeant les bâtisses, se réfugiant dans les ombres qui les dissimulaient à de possibles dangers. Ils quittèrent ainsi Balenvia sans se retourner, vers les montagnes, à l’opposé des grottes qu’ils venaient sans doute de quitter pour toujours. Ils marchèrent en silence, Lance concentré sur leur destination, Eweleïn et Erika n’osant pas poser de questions tant qu’elles ne se sentiraient pas un minimum en sécurité.
Enfin, après avoir grimpé dans la montagne durant plus d’une demi-heure, Lance s’arrêta face à un flanc rocheux, tâtonna sur la pierre d’une main agile et… écarta soudainement tout un pan comme s’il ne pesait rien. Il les invita ainsi à pénétrer au cœur même de la montagne. C’était en réalité un terrier d’une taille respectable. Quelqu’un avait, semble-t-il déjà vécu ici il y a longtemps : un tas de bois séché reposait dans un coin et une âtre sommaire avait été construite avec des pierres au centre de la grotte. Un mince filet d’air se faisait sentir, indiquant qu’une aération avait sans doute été aménagée par l’ancien locataire des lieux.
Lance referma derrière le petit groupe et, alors que les deux femmes se laissaient tomber, épuisée, autour de l’âtre éteinte, il réunit quelques branchages. Quelques minutes plus tard, un feu ronronnait paisiblement autour d’eux, illuminant enfin la tanière. D’un simple regard, Erika constata les profondes cernes qui creusaient le visage blême d’Ewe ainsi que le sang qui maculait l’armure et le visage de Lance. Tous deux semblaient épuisés et abattus. L’allure d’Erika n’était d’ailleurs pas plus brillante. Ils avaient tout perdu. Aucune des deux jeunes femmes ne semblaient oser poser la question à Lance. Ce fut lui qui entama la conversation.
- Je crois que beaucoup sont parvenus à sortir par les tunnels principaux, commença-t-il. Mais je crains qu’ils se soient fait cueillir à la sortie… En tout cas, il n’y a plus de refuge.
C’est ainsi que Lance leur raconta tout ce qu’elles avaient loupé après leur fuite. Comment les quelques combattants qu’il avait entrainé ces derniers mois s’étaient fait écraser en seulement quelques minutes, comment lui-même avait survécu aux attaques en raison de sa nature de dragon qui renforçait considérablement son corps, comment les réfugiés, pris de panique, n’avaient rien pu faire face à leurs assaillants. Seul Lance, avait-il d’abord pensé, paraissait avoir gardé la tête sur les épaules.
Ce fut seulement lorsque le patriarche Ethel était arrivé à sa hauteur, l’air parfaitement terrifié mais également étrangement déterminé, qu’il avait compris que les myconides avaient elles-mêmes organisées leurs défenses. Il lui avait annoncé qu’ils pouvaient, avec leur spores, éliminer une grande partie de leurs ennemis mais à prix fort si les habitants des grottes qui n’étaient pas eux-mêmes myconides ne sortaient pas très rapidement. Les myconides, après avoir lâché leurs spores, fuiraient plus profondément dans les tunnels où ils reconstruiraient un refuge… mais il ne serait plus possible de les contacter. En l’absence de meilleure solution, et face au massacre qui se déroulait sous leurs yeux, Lance avait accepté l’idée et avait essayé de pousser les réfugiés vers les sorties les plus proches, tout en affrontant tous les mercenaires et leurs ombres qui se présentaient à lui. S’il était impossible de tuer directement une ombre avec une arme normale, seule chose dont il disposait, éliminer le mercenaire la faisait également disparaitre.
Son combat en solitaire avait ainsi duré plusieurs heures, tentant en même temps de raisonner tous les autres. Lorsque, enfin, les myconides avaient lâché leur spores, il ne restait plus grand monde dans les grottes si ce n’est de nombreux cadavres et quelques retardataires. Tous semblaient avoir fuit vers les tunnels principaux, espérant sans doute pouvoir s’échapper, ayant visiblement oublié le tunnel de secours. Lance lui-même l’avait emprunté et s’était assuré de l’avoir éboulé avant d’émerger dans la cave.
A la fin de son histoire, Lance soupira d’un air las et se prit la tête dans les mains.
- Les myconides sont pris au piège dans leurs propres grottes et je crains n’avoir véritablement sauvé personne… Les mercenaires vont leur tomber dessus. Lorsque je me suis moi-même échappé, j’ai cru apercevoir une forme sombre à l’autre bout de la grotte… avec des ailes noires. Ce n’était pas Leiftan… il y en a d’autres.
Erika et Eweleïn avaient déjà plaqué leurs mains sur leurs bouches, choquée du récit de Lance. Cette dernière annonce acheva de les désespérer. Les rumeurs étaient donc vraies. Leiftan semblait bel et bien avoir ramené d’autres daemons, d’une manière ou d’une autre.
- D’ailleurs… Erika je suis désolé, poursuivit Lance, mais… Kéro est mort. J’ai découvert son corps non loin de l’entrée du tunnel…
- On le sait, répondit la jeune femme d’un air triste. Il a sauvé Eweleïn.
A nouveau, des larmes se remirent à couler sur les joues de l’elfe et Lance posa brièvement une main compatissante sur son épaule. Erika avait rarement vu Lance établir un contact physique direct avec qui que ce soit ces deux dernières années. Ce geste venait souligner un peu plus la solitude et le désespoir dans lesquels ils étaient plongés.
- D’ailleurs, reprit Erika afin de ne pas laisser s’installer le silence. Kéro est parvenu à tuer directement une des créatures avec sa corne… D’après ce que tu racontes, il semblerait que ce soit la seule chose qui ait réussi à les atteindre aujourd’hui…
Lance sembla réfléchir un instant, à la recherche d’une logique derrière cette information. Mais ce fut Eweleïn qui parla, d’une voix un peu tremblante :
- Kéro avait du sang de licorne en lui. Ce sont parmi les créatures les plus pures d’Eldarya. Elles sont très rares. Kéro lui-même était un être, par ses origines, particulièrement exceptionnel. Ce doit être la pureté de sa magie qui a dû détruire ce monstre… S’il est issu du pouvoir d’un daemon, une magie aussi vierge de toute malfaisance est un véritable poison.
- Kéro n’était pas exceptionnel qu’en raison de ses origines, fit Erika d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.
Eweleïn hocha doucement la tête et se replongea dans son mutisme. Lance semblait toujours plongé dans ses réflexions. Soudain, il releva la tête et darda son regard de glace vers Erika. A la lueur des flammes, ses yeux lui-firent peur l’espace d’une seconde tant il semblait déterminé.
- C’est peut-être pour cela que l’Oracle t’est apparue Erika. Si une magie comme celle de Kéro peut se débarrasser de ses créature alors tes pouv…
- L’Oracle est venue à toi ? le coupa Eweleïn les sourcils froncés. Pourquoi ne m’as-tu rien dis ?
Mais Erika n’eut pas le temps de répondre à l’un comme à l’autre. Des voix se firent entendre à l’extérieur.
Chapitre 5 - Un nouvel espoir
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Tous trois se figèrent, les yeux fixés sur l’entrée, dissimulée aux yeux des étrangers. Erika ne parvenait pas à entendre ce que les voix murmuraient de l’autre côté de la roche mais Lance, qui avait l’ouïe fine due à sa race, avait froncé les sourcils et s’était lentement levé, son sabre dressé devant lui. Eweleïn et Erika se levèrent également, tendues comme deux arcs. Plusieurs voix se faisaient entendre, laissant deviner un groupe de trois ou quatre personnes, qui paraissaient tâtonner contre la façade rocheuse.
- Je crois qu’ils cherchent l’entrée, murmura Lance. Restez bien en arrière.
Effectivement, les murmures se rapprochaient de l’entrée et Erika entendit cette fois distinctement une voix très grave qui indiquait aux autres qu’ils « n’étaient plus très loin maintenant ». La jeune femme regarda autour d’elle. Il n’y avait pas le moindre échappatoire et, si ce groupe se trouvait être vindicatif – ce qui était la norme en ces temps troublés – il leur faudrait combattre dans cet espace exigu afin d’atteindre la sortie.
- Attendez, fit la voix grave provenant de l’extérieur. Sentir feu… Restez sur gardes.
Lance, Eweleïn et Erika, sentant venir la confrontation, reculèrent tous d’un pas autour de l’âtre, pliant légèrement les genoux. Erika appliquait à la lettre les conseils que Lance lui avait prodigués durant ces dernières semaines. Eweleïn, visiblement, conservait de bons réflexes datant de ses années au service de la garde.
La pierre qui dissimulait l’entrée de la grotte se mouva alors lentement. Ils avaient trouvé l’entrée. Le clair de leur révéla alors un groupe de trois individus, dont un géant qui, dans l’ombre, leur paru véritablement terrifiant. Erika retint son souffle, la peur au ventre.
- Qui va là ? demanda Lance d’une voix puissante.
Deux silhouettes plus petites, dissimulées derrière le géant, tremblèrent légèrement. La peur se partageait visiblement les deux camps.
- Nous chercher abri pour nuit, pas guerre, répondit le géant.
La voix parut familière à Erika qui, sans s’en rendre compte, abaissa légèrement son arme.
- Cet abri est occupé, reprit Lance toujours menaçant. Passez votre chemin.
- Petits être fatigués. Nous avons vivres, nous partager.
Erika s’accrochait à cette voix, cherchant à poser un visage, un nom… Ce fut Eweleïn qui lui apporta la réponse. Celle-ci baissa totalement son arme et s’avança de quelques pas.
- J… Jamon ? fit-elle tout doucement.
Lance tourna légèrement la tête vers l’elfe, surpris. Une bouffée de chaleur et de soulagement emplit immédiatement Erika qui baissa également son arme. C’était la voix de Jamon. Pas étonnant que la silhouette leur eu parue aussi terrifiante ! L’ogre avait toujours eu une allure inquiétante, à l’opposé de la douceur de l’âme qui l’animait.
- Eweleïn ? répondit Jamon en s’avançant d’un pas vif, écartant Lance comme s’il n’avait été qu’un vulgaire fétu de paille ayant baissé trop rapidement sa garde et s’approcha des deux jeunes femmes. Ewe ! Erika ! Vivantes !
Il enlaça les deux jeunes femmes à leur faire craquer les côtes et partit dans un puissant rire de joie. A la lumière des flammes, elles le reconnurent pleinement. En deux ans, sa tignasse rouge avait poussé et il paraissait encore plus imposant qu’avant. Elles furent écrasées contre son armure, usée jusqu’à l’os, mais réussirent tant bien que mal à l’enlacer à leur tour.
Lance, qui s’était redressé, s’éclaircit la gorge d’un air agacé. Jamon les lâcha, se tourna vers le dragon et parut enfin le reconnaître. Immédiatement, son sourire s’effaça et il porta la main à lourde hallebarde qui pendait à sa hanche.
- Quoi faire lui ici ! rugit-il. Ewe et Erika prisonnières du monstre ?!
Il s’avança, menaçant, vers Lance qui ne bougea pas, les bras le long du corps, les sourcils froncés. Ce fut Erika qui réagit le plus vite.
- Non Jamon ! Lance est avec nous !
L’ogre se figea et, lentement, sans lâcher son arme, se tourna vers la jeune femme, incrédule.
- Lui tuer, lui faire tomber la garde. Comment ?
Il regarda à nouveau Lance d’un air sombre et paraissait toujours prêt à l’attaquer. Erika s’avança lentement, évitant le regard du dragon qui, tout en conservant ses muscles tendus, ne paraissaient pas vouloir assurer sa défense, la pointe de sa lame au sol. Elle prit doucement Jamon par le bras pour l’éloigner de son ami.
- Fais donc rentrer tes amis. Nous te raconterons ce qui nous est arrivés et tu en feras de même. D’accord ?
Jamon hésita quelques secondes mais finit par hocher la tête. D’un geste, il invita les deux autres à entrer dans la grotte et les fit s’installer autour du feu, près de lui, à l’opposé de Lance. Erika et Eweleïn s’installèrent de part et d’autre du groupe. Le dragon, toujours debout, regarda ce nouvel attroupement d’un air légèrement froid, avant de s’asseoir entre les deux jeunes femmes.
Erika observa les deux petits êtres qui accompagnaient Jamon. Ils ressemblaient un peu à Eweleïn avec leurs oreilles pointues et leurs visages très fins, mais étaient beaucoup plus petits qu’elle. Debout, ils ne devaient pas dépasser la hanche de l’elfe. Se plongeant dans sa mémoire, la jeune femme ne se rappela pas avoir déjà croisé de tels faeries auparavant. A la lueur des flammes, leur peau très pâle paraissait verdâtre et leurs cheveux, qu’ils portaient très longs, était d’un vert émeraude très froncé. Un peu gênée, elle remarqua alors qu’ils étaient totalement nus. Leur corps parfaitement asexué ne permettait pas de leur donner un quelconque âge et leur visage enfantin contrastait avec leurs yeux pâles emplis de sagesse. Les deux paraissaient regarder Eweleïn avec intérêt et celle-ci, qui semblait s’être détendue, leur souriait doucement. Leurs races devaient être liés d’une manière ou d’une autre.
Jamon ne semblait pas vouloir quitter Lance des yeux plus de quelques secondes. Il tira tout de même de sa besace des lamelles de viande séchée ainsi que des racines précuites. Il en distribua à tous. C’est à ce moment seulement qu’Erika réalisa combien elle était affamée. Ils n’avaient pas mangé depuis leur fuite des grottes, plusieurs heures auparavant, et elle s’empressa de dévorer ce que l’ogre lui tendit. Même Lance accepta quelques racines, que Jamon lui tendit d’un air farouche. Lorsque les bruits de mastication se furent finalement arrêtés quelques minutes plus tard, Jamon tourna la tête vers Erika.
- Tu racontes d’abord.
Elle hocha légèrement la tête et commença son récit depuis sa fuite avec Lance, sa volonté obstinée de lui sauver la vie. Leur installation chez les myconides, les deux années sous terre, Kéroshane, Eweleïn, les autres réfugiés… puis l’attaque quelques heures auparavant et la disparition du refuge. Erika racontait avec la volonté de présenter les actes et les motivations nouvelles de Lance, sans insister sur sa réclusion durant les deux années passées au refuge des champignons. Incapable d’apporter une explication au revirement de Lance – si ce n’est le poids du meurtre de son frère et de sa culpabilité, qu’elle ne mentionna pas – elle n’insista guère sur le sujet et le dragon ne parut pas nécessaire de défendre sa cause. Néanmoins, Jamon parut s’apaiser et offrit même un regard de reconnaissance à Lance, paraissant le remercier d’avoir protégé ses deux amies qu’il pensait perdues à jamais.
Lorsqu’Erika acheva son récit, Jamon prit le relais :
- Jamon avoir fuit lorsque cristal détruit. N’avoir vu personne, vraie débâcle dans la garde et tout le monde courir partout. Valkyon être mort d’après ce qu’il comprit et n’avoir pas retrouvé Nevra, Ezarel ou les autres. Alors Jamon avoir protégé quelques habitants dans la forêt et avoir bâti un campement caché. Rester de longs mois avec eux. Cryllis aussi nous avoir aidé. Il avoir été gravement blessé mais guérir doucement et bien connaître forêt.
Erika se souvenait de Crylis, un bugbear – un ours anthropomorphe aussi grand et doux que Jamon, protecteur de la forêt avoisinant la garde – qui avait rejoint la garde peu avant cette catastrophe. Lance, alors en croisade contre les gardiens d’Eel, avait admis l’avoir férocement attaqué et personne n’avait eu le temps ni la possibilité de se lancer à sa recherche.
- Kodama et hamadryades nous avoir rejoint peu après et aider à construire, nourrir et protéger.
Jamon désigna les deux petits êtres qui, pendant le récit d’Erika, s’étaient doucement rapprochés d’Eweleïn pour finalement se blottir contre elle.
- Ils être jeunes kodamas, protéger les arbres et garantir santé à la forêt. Mais depuis quelques temps, nous devoir fuir forêt car daemons et mercenaires attaquer les arbres, couper et dépecer plantes hamadryades.
Les deux petits kodama frissonnèrent et Eweleïn, qui semblait avoir accepté sans mal l’affection qu’ils lui portaient, les serra doucement, son regard fixé sur Jamon.
- Cryllis tomber en voulant défendre camp et Jamon fuir avec seuls survivants. Nous dirigeons vers le Nord, vers Oiseau de Feu. Forêt sans espoir maintenant.
Erika fronça les sourcils. Vers l’Oiseau de Feu ? Elle se souvenait que Huang Hua avait parlé du temple Fenghuang comme étant appelé aussi la demeure de l’Oiseau de Feu, en rapport au Phénix, dont les fenghuangs étaient les descendants.
- Vous allez chez les Fenghuangs ? demanda Lance d’un air circonspect. Les clans ont réussi à tenir ?
Jamon haussa les épaules.
- Cela être rumeurs seulement. Mais rumeurs être espoir et être le seul que nous ayons. Jamon, Lassë et Sok n’avoir pas endroit où être. Et vous, quoi faire ? Erika et Ewe suivre Jamon ? Pas vouloir vous perdre encore. Jamon heureux que vous vivantes et en santé.
L’ogre avait dit cela en regardant les deux jeunes femmes le regard brillant. Elle ignorait si Lance accepterait de suivre Jamon et les deux petits kodama. Cela signifierait un agrandissement du groupe, donc une organisation plus complexe. D’un autre côté, Jamon représentait un avantage de taille après la cuisante défaite subie dans les grottes. De plus, rien n’avait été décidé concernant la suite. Ils venaient d’émerger après deux années sous terre et, même si Lance avait effectué plusieurs sorties avec les éclaireurs formés au refuge, ils ignoraient parfaitement la situation dans laquelle se trouvait le reste d’Eldarya, confrontée aux daemons qui semblaient régner d’une main de fer sur la majorité du continent. Les rumeurs que leur rapportait Jamon apparaissait, dans l’esprit d’Erika, comme une minuscule lueur d’espoir. Certes se rendre au temple nécessiterait plusieurs jours de marche à découvert mais s’il y parvenait et que celui-ci avait effectivement résisté… Peut-être Huang-Hua si trouvait-elle également ? Peut-être que d’autres avaient survécu ? La jeune femme redressa la tête, pour croiser le regard songeur de Lance.
- C’est à toi de décider Erika, dit-il simplement.
Erika vit Eweleïn froncer les sourcils du coin de l’œil, visiblement un peu vexée de ne pas être inclue dans le processus de décision. Pourquoi faire reposer cela sur elle uniquement ?
- J’aimerais suivre Jamon, peut-être que les Fenghuangs constituent bel et bien notre seul espoir. Ils sont puissants. Mais je n’ai pas à décider pour toi, ni pour Ewe.
Lance hocha une fois la tête. Il la suivrait donc.
- Je continue avec vous évidemment, fit également Eweleïn. Nous sommes ensemble depuis le début et… j’aimerais savoir ce qu’il en est du temple.
Erika la regarda avec tendresse. Evidemment qu’Eweleïn souhaitait savoir ce qu’il en était des fenghuangs. Sans qu’aucune d’elles ne l’eurent véritablement admis, personne dans la garde n’ignorait l’affection que partageaient Huang Hua et Ewe dans le temps.
- Dans ce cas il nous faudra partir au plus tôt, reprit Lance. Cette grotte ne restera pas secrète bien longtemps. Dormez, je vais monter la garde.
Erika fronça légèrement les sourcils. Lance avait combattu toute la journée dans les grottes. Mais Jamon prit la parole avant qu’elle ne puisse intervenir.
- Jamon monter garde. Si Erika dire vrai sur myconides, toi te reposer et Jamon surveiller.
Lance se contenta de hausser les épaules et Erika sut que, malgré la déclaration de l’ogre, il garderait son esprit éveillé. Si la proposition de Jamon paraissait altruiste, le regard dur qu’il lançait au dragon n’échappa à personne. La confiance ne régnait pas.
Erika, Eweleïn et les deux petits kodamas s’allongèrent près du feu. Sok et Lassë se blottirent contre l’elfe en silence et s’endormir presque aussitôt. Quel âge avaient-ils donc ? Erika remarqua, juste avant de s’endormir, qu’ils n’avaient pas dit un mot depuis leur arrivée. Que s’était-il donc passé dans la forêt pour réduire ainsi deux petits êtres au silence ?
Chapitre 6 - Une brève idée du chaos
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Il s’était passé près de deux ans depuis que la garde s’était effondrée, emportant dans sa chute tout le reste d’Eldarya. Pourtant, comme tous les jours depuis ces deux dernières années, Chrome s’éveilla au cœur du QG. Ouvrant les yeux avec difficulté, une cuisante douleur lui enserrant le crâne, il se demanda ce qui avait pu le sortir de sa torpeur. Il releva la tête de la paillasse moisie qui lui servait de lit et regarda à travers les barreaux qui l’entouraient. Un des gardes l’observait de l’autre côté de sa cage, donnant de grand coup contre celle-ci.
- Debout l’hideux, croassa-t-il d’une voix caquetante. T’as du boulot !
Le jeune homme se redressa avec difficulté et retint un gémissement de douleur lorsque les chaînes qui entouraient son cou, ses poignets et ses chevilles. Celles-ci, faites d’argent, l’empêchaient de se transformer et réduisaient drastiquement ses forces. En effet, Chrome était un loup-garou et il était profondément allergique à l’argent. Il parvint malgré tout à se mettre sur ses pieds et, d’un pas trainant, s’avança vers la porte de sa prison, que le garde tenait ouverte.
- Cuisine puis salle des Ombres, lui fit l’homme de cette même voix insupportable.
Sans répondre, le loup quitta les geôles de son pas lent et gravit avec peine les innombrables marches qui menaient au rez-de-chaussée. Durant son ascension, comme chaque jour, il se plongea dans ses souvenirs.
Comment il avait rejoint la garde d’Eel après l’assassinat de ses parents, comment il avait été accueilli à bras ouvert dans ce qu’il avait considéré comme son foyer, comment Lance et Leiftan l’avaient approché, lui offrant la possibilité de se venger des assassins… Il se remémora sa descente aux enfers, sa trahison envers la garde, son rôle d’agent double… Puis les yeux de la douce Karenn, leur unique baiser après qu’il ait avoué tout ce qu’il savait à la garde… Puis le combat, l’échec et la disparition d’Erika, de Nevra, son mentor, de Karenn, de tous… Sa condition était sa pénitence. Voilà ce qu’il se rappelait chaque matin en se hissant en haut des marches.
Après la destruction du cristal et la chute des gardiens d’Eel, Chrome avait été fait prisonnier par les assaillants de la garde. Enchaîné, réduit en esclavage, il avait vu les bâtiments être restaurés, transformés, destinés à de nouvelles fins. Il n’était plus temps de protéger et d’assister les habitants d’Eldarya. La garde était devenue un véritable palais des horreurs, accueillant sombres Valkyries, vicieux mercenaires et autres harpies. Surtout, il les avait vus revenir. Les daemons et leurs sous-fifres, les Tenii capables de manipuler les ombres. Il les avait vus prendre progressivement le contrôle du reste d’Eldarya, souvent avec les armes, parfois avec d’obscurs accords auxquels il préférait ne rien savoir.
Toujours de son pas lent, il pénétra dans la cuisine où il récupéra un lourd plateau chargé de différents mets. Il ignora le regard sombre d’un Karuto amaigri et réduit au silence. Cuisinier de la garde, lui aussi n’avait pas eu l’occasion de fuir. Il ne s’attarda pas dans les cuisines et traversa les couloirs en direction de ce qui fut un jour la salle du cristal.
En pénétrant dans la pièce, il baissa rapidement les yeux. L’immense piédestal où s’était un jour trouvé le cristal tel qu’il le connaissait reposait toujours au centre de la pièce. Mais, désormais, la magnifique pierre n’avait plus rien de pur ni de chatoyant. Tout entier le cristal avait été corrompu, par l’action des daemons, suivant leurs désirs. Pourtant, une partie manquait toujours. Un trou de la taille d’un poing était largement visible au bas du cristal et Chrome savait que la recherche de cette partie manquante constituait une part importante des déplacements des daemons et des tenii.
L’immense pièce circulaire comportait désormais huit grands fauteuils à velours pourpre, répartis en un cercle tout autour du cristal corrompu. Certains étaient occupés par de grands êtres aux ailes noires repliées dans le dos qui discutaient vivement.
Gardant les yeux baissés, Chrome marcha jusqu’à une petite table où il déposa son plateau. Contrairement à ce qu’il avait imaginé lors de leur retour, les daemons se nourrissaient comme les autres faeries. Ils en demeuraient toutefois effrayant, avec leurs regards aussi noirs que la nuit, leurs cornes révélant leur origine infernale et la puissance qu’ils dégageaient à chaque mouvement. Comme à chaque fois qu’il pénétrait dans cette pièce, Chrome tendit l’oreille.
- La mission à Balenvia a été un véritable succès, disait l’un d’entre eux d’une voix grave. Nous avons récupéré beaucoup de fugitifs et sommes parvenus à en vendre une bonne moitié dans les Terres de Jade et à Yaqut. Ceux qui restent seront envoyés dans la forêt, il nous faut plus de main d’œuvre. Ils tombent comme des mouches…
- Certes… mais toujours aucune trace de l’aengel, lui répondit la voix trainante d’une femme, assise seulement à quelque mètres de là où se tenait Chrome. Tu étais pourtant sûr de toi Baal et elle la veut absolument… Elle semble persuadée qu’elle est vivante, quelque part…
Le dénommé Baal grogna avec dédain mais ne répondit pas. Ce fut un autre daemon qui prit la parole :
- Il est trop tard pour s’appesantir sur le sujet les enfants… Des informateurs sont venus nous signaler le démantèlement d’un autre refuge au cœur de la forêt mais ils pensent que certains en ont réchappé… dont certains esprits de la forêt. Ils risquent de prendre la route vers la demeure de l’Oiseau de Feu et nous avons besoin d’eux. Nous pourrions faire d’une pierre deux coups.
Chrome s’éloigna de la table, s’avançant le plus lentement possible vers la sortie, espérant en entendre davantage. Dagon était toujours celui qui remettait sur le tapis les sujets les plus importants et, bien qu’il fût parfaitement incapable d’agir, Chrome aimait savoir ce qui se tramait. Après tout, peut-être sortirait-il d’ici vivant… un jour. Mais les deux autres daemons ne répondirent pas et semblèrent se contenter d’acquiescer. Visiblement, ils attendaient les autres pour poursuivre la conversation. Le loup repartit donc plus rapidement vers la sortie. Maintenant silencieux, ils pouvaient très bien décider de s’intéresser à lui et la chose était rarement plaisante. Les daemons n’aimaient pas les fouineurs, encore moins lorsqu’ils étaient censés être tenus en laisse. Alors qu’il atteignait la porte, toutefois, son regard se posa sur un quatrième daemon, qui était resté parfaitement silencieux. Leiftan.
Celui-ci était affalé dans son fauteuil, ses yeux si noirs qu’il n’était pas possible d’en distinguer le blanc. Ils étaient parfaitement ouverts, pourtant, il paraissait dormir. Sa poitrine se soulevait à un rythme régulier et il regardait dans le vague. Chrome ne l’avait croisé que rarement, mais il semblait toujours plongé dans cet état de transe. Était-ce parce qu’il cherchait à ramener sur Eldarya d’autres daemons ? Ou avait-il usé ses forces et ses pouvoirs à ramener les sept autres et peinait désormais à récupérer ses forces ? Quoiqu’il en fût, les autres l’ignoraient la plupart du temps, le laissant dans son fauteuil près de la grande porte. Chrome serra les dents et l’observa quelques secondes. Tout était sa faute et il espérait, souvent, que le daemon souffrait profondément durant ses transes.
Soudain, alors que son regard demeurait braqué sur Leiftan, une étrange et brève lueur – violette – sur la poitrine du daemon attira son attention. Cela avait été fugace, trop rapide pour que le loup ne soit pleinement certain de l’avoir vraiment vue. Il se prit à réfléchir, quelque chose venant soudainement titiller son esprit. Mais, déjà, des bruits de pas résonnaient dans le couloir. Des talons frappaient avec force le marbre qui recouvrait le sol, révélant la venue d’une femme. Cette femme.
Terrifié, Chrome sortit de la salle sans demander son reste.
Chapitre 7 - Ruines
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Lance avançait en tête du groupe à un rythme qu’il trouvait plutôt frustrant. Malheureusement, leur petit groupe n’était guère capable d’avancer à une allure plus soutenue, faute d’entraînement et d’endurance. Il jetait régulièrement des regards en arrière, afin de vérifier que tous suivaient. A quelques mètres derrière lui avançaient Erika, Eweleïn et les deux petits kodamas. Plus loin derrière, la main posée sur sa hallebarde, Jamon fermait la marche. Les deux colosses se relayaient régulièrement entre l’avant et l’arrière du groupe, s’assurant que personne ne les suivait ou qu’ils ne risquaient pas de faire de mauvaises rencontres. Cela faisait déjà cinq jours qu’ils avaient quitté leur petite caverne. En temps normal, ils auraient pu avoir déjà atteint les montagnes qui entouraient le temple des Fenghuangs mais Lance et Jamon s’étaient mis d’accord pour faire régulièrement des détours afin de semer de potentiels ennemis, contourner des lieux habités ou des troupes en faction. La surveillance d’Eldarya semblait avoir été réglée comme du papier à musique et éviter tout cela prenait un temps considérable. Malgré tout, ils avançaient tout de même, la plupart du temps de nuit afin de profiter de l’obscurité des fourrés, se reposant lors des heures les plus chaudes de la journée. L’été était désormais bien avancé et la forêt leur procurait généralement tout ce dont ils avaient besoin : de petites baies, des racines, de l’eau claire.
Malgré leur progression, le groupe restait toutefois silencieux la plupart du temps, ne parlant que lorsqu’il fallait transmettre des informations importantes. Seuls les deux petits kodamas, dont Lance peinait à retenir le nom, babillaient entre eux ou avec Eweleïn. Il leur avait fallut plusieurs jours pour se détendre mais, maintenant, ils paraissaient parfaitement à l’aise au sein du groupe, se contentant simplement d’éviter le dragon qui restait, comme à son habitude, taciturne. En effet, Lance était celui qui participait le moins aux rares conversations qui naissaient entre les adultes, sauf lorsqu’il s’agissait de donner des consignes. Il sentait peser le regard soupçonneux de Jamon lorsqu’il ouvrait la marche et l’ogre n’avait de cesse de se retourner pour le surveiller lorsqu’il la fermait. Cela, assorti à ses propres pensées, ne contribuait pas à son ouverture auprès des autres.
Lance jeta un nouveau regard en arrière, croisant comme d’habitude les petits yeux suspicieux de l’ogre, avant de se focaliser sur le reste du groupe. Erika avançait avec peine, les joues rougies par l’effort, mais paraissait serrer les dents. Elle aussi parlait peu depuis leur départ mais elle semblait habitée d’une détermination nouvelle, dont Lance avait déjà perçu les racines lors de leurs entrainements. En se détournant pour reprendre sa marche, il se réitéra sa promesse. Protéger Erika, protéger l’aengel. Cette promesse, sans qu’il ne puisse se l’expliquer, était née dans la salle de Cristal à l’instant même où il avait ôté la vie de son frère et où l’Oracle avait émergé du Cristal détruit. Etait-ce l’ultime regard de Valkyon ou l’apparition fantomatique qui avait ainsi accroché son âme à la vie d’Erika, il n’avait su le dire. Mais toute sa colère, son ressentiment, ses pulsions destructrices s’étaient évanouies à ce moment précis. Il était difficile de mettre des paroles sur ce qu’il avait ressenti à cet instant précis et, de toute façon, Lance n’était pas un homme de mots. Il agissait. Comme il avait agis lorsqu’il avait découvert la vérité concernant le sacrifice bleu, il agissait désormais pour protéger Erika. Au nom de Valkyon ou de l’Oracle, cela n’avait pas vraiment d’importance pour lui. Il devait le faire. Car, peut-être, cela conduirait quelque part. Car, peut-être, cela était le seul espoir pour Eldarya et ses habitants… Alors Lance continuait à avancer. A suivre Erika. Car il le fallait…***
Quelques mètres derrière lui, Erika aussi était plongée dans ses pensées et tentait d’ignorer les regards appuyés qu’Eweleïn lui lançait régulièrement. Elle savait que l’elfe désirait lui poser des questions sur la vision qu’elle avait eue de l’Oracle une semaine auparavant mais aborder un tel sujet entouré des kodamas et de Jamon n’était pas aisé. Les deux jeunes femmes manquaient d’intimité et, de toute façon, Erika n’aurait su quoi dire à son amie. Toute la motivation qui l’avait habitée ces dernières semaines – et qui, malgré tous les événements, l’animait encore – reposait sur cette apparition fugace, dans un rêve trouble. Erika ne souhaitait ni passer pour une folle auprès de son amie, ni lui donner de faux espoirs. La jeune femme elle-même se sentait coincée entre ces deux pôles. L’Oracle ne lui était plus apparue depuis. Cela pouvait signifier plusieurs choses. Soit l’esprit n’’avait été qu’un pur produit de son inconscient, soit elle avait dû utiliser une quantité d’énergie considérable pour atteindre Erika cette unique fois. Dans le premier cas, cela signifiait que sa détermination était née de rien et ne conduirait probablement à rien. Dans le second, cela signifiait que l’Oracle était toujours en vie quelque part mais que son état était alarmant.
Habitée par toutes ces pensées, Erika avançait comme elle pouvait depuis cinq jours. Elle était épuisée après tous ces mois sans quitter les grottes mais elle ne pouvait que se satisfaire d’avoir repris un entrainement régulier auprès de Lance quelques semaines avant l’attaque. Les quelques muscles qu’elle était parvenue à récupérer lui permettait d’avancer toujours plus chaque jour. A ses côtés, elle savait qu’Eweleïn pâtissait autant qu’elle, voire plus. Pourtant, l’elfe ne se plaignait jamais, ne réclamait jamais la moindre pause et avançait toujours au même rythme.
Autour d’elles, les deux petits kodamas babillaient dans un langage qu’Erika ne comprenait pas. Ils parlaient la langue commune certes mais ils semblaient s’amuser de l’incompréhension du groupe – sauf d’Eweleïn qui les comprenait parfaitement – et des commentaires qu’ils faisaient dans leur propre idiome. Erika les aimait bien même si leurs petits rires lui donnaient parfois mal à la tête. Ils mettaient un peu de vie dans leur groupe à l’ambiance terne. Ils marchaient peu, se posant la plupart du temps sur les larges épaules de Jamon pour dormir ou plaisanter entre eux. Ils ne pesaient pratiquement rien et Erika avait surpris plusieurs fois l’ogre à leur jeter de tendres regards à la manière d’un père affectueux.
Lors du premier jour de marche, Eweleïn et Jamon avaient expliqué à Erika ce qu’étaient exactement les Kodamas. L’elfe lui avait ainsi parlé de leur importance pour l’équilibre des forêts. Ils travaillaient le plus souvent en harmonie avec les autres êtres de la forêts comme les Bugbear et les Hamadryades. Les Kodamas se chargeaient d’assurer la bonnes santé des jeunes pousses ainsi que la communication entre les arbres. Une forêt en bonne santé était ainsi souvent due à l’efficacité de ces petits êtres qui naissaient de perles de sèves séchées et qui conservaient toute leur vie cette allure enfantine.
Après le récit très académique d’Eweleïn, Jamon avait pris le relai. Il leur avait expliqué que les daemons semblaient s’intéresser tout particulièrement aux arbres très anciens, souvent aux origines mêmes des forêts qui les entouraient et qui donnaient naissance aux kodamas. Ces arbres étaient faits d’un bois particulièrement dur et résistant, empli de magie. L’ogre leur avait également raconté que, lors d’une de ses explorations il y a quelques semaines aux abords de la garde, il avait pu constater que la forêt qui la bordait avait été ravagée. Les daemons et leur sous-fifres persévéraient toutefois dans leur massacre arboricole et avançaient rapidement vers Balenvia. C’était durant leur avancée qu’ils étaient tombés sur leur propre refuge, au creux d’un de ces fameux arbres.
- Pourquoi ont-ils besoin de ces arbres ? avait demandé Erika.
Ni Jamon, ni les Kodamas – qui avaient cette fois-ci écouté avec attention – n’avaient pu lui répondre. Dans tous les cas, cela n’annonçait rien de bon…***
Il leur fallut presque deux semaines pour atteindre les premières montagnes après leur traversée de la forêt des manchots. Enfin, ils firent face au Mont Sǐzhě. Il était l’ultime obstacle qui se dressait entre eux et le temple. Une nouvelle journée de marche les conduisit sur la Voie des Pèlerins. Erika se rappela la première fois qu’elle avait foulé ces terres ainsi que les paroles de Huang Hua au sujet de cette voie. Lorsque le temple était à son âge d’Or, de nombreux faeries venaient là-bas en pèlerinage.. Déjà lors de sa première visite, ce lieu n’était plus à son âge d’or. Désormais, la Voie des Pèlerins paraissait tout simplement morte, comme vidée de tout substance vitale. En avançant le long du chemin sinueux, ils purent observer les plantes desséchées, l’herbe devenue grise… Même la terre, nota Erika, avait perdu sa senteur humide et sauvage de petrichor. A la place, une odeur de cendres leur brûlait la gorge. Ils avancèrent dans ce triste désert pendant une longue heure, dans un silence consterné. Même Lassë et Sok avaient cessé de rire et de parler. De petites larmes coulaient le long de leurs joues vertes et Erika comprit qu’un tel spectacle devait être invivable pour des esprits de la forêt. Elle-même sentit sa gorge se serrer.
Ils continuèrent toutefois à avancer, jusqu’à apercevoir le plateau qui accueillait le temple, à quelques kilomètres seulement. Ils étaient enfin arrivés…
Pourtant Jamon, qui ouvrait la marche, s’immobilisa, l’air choqué. Le reste du groupe le rejoignit rapidement, sans comprendre.
- Où temple ? demanda-t-il en tendant le bras vers le plateau.
Tout le monde leva le nez. Erika plissa les yeux… puis laissa échapper un petit cri. Il n’y avait plus de temple. De vieilles ruines avaient remplacé les grandes bâtisses rouges et or qu’Erika connaissait si bien. Son cœur se serra à nouveau.
- Que… que s’est-il passé ? demanda Eweleïn d’une petite voix tremblante.
Lance soupira légèrement et Jamon baissa les épaules, paraissant rapetisser de plusieurs centimètres, accablé par cette vision. Erika vint poser une main sur son bras sans quitter les ruines des yeux. Quelque chose lui paraissait étrange sans qu’elle ne puisse dire quoi.
- Il faut que nous allions voir, dit-elle.
Lance posa son regard de glace sur elle.
- Ce pourrait être dangereux. Nous ne savons pas ce qui se cache parmi ces ruines mais il n’est pas difficile de deviner qui est responsable de cela…
- Quelque chose n’est pas normal, répondit la jeune femme les sourcils froncés. Et les ruines semblent abandonnées. Nous devons allez voir. Nous ne pouvons pas avoir fait tout ce chemin pour rien !
Le reste du groupe échangea des regards. Le soleil était désormais bien levé et il leur faudrait bientôt se trouver un endroit où se reposer à l’abri.
- Jamon aussi vouloir voir, dit l’ogre après une minute de silence. Si danger, Jamon le sentir avant et si pas danger, alors ruines bon endroit pour repos.
Malgré son manque de confiance envers Lance, Jamon posa son regard sur lui, cherchant visiblement son assentiment. Le dragon semblait tiraillé mais, après quelques secondes, il finit par hausser les épaules, contrit.
- Très bien, marmonna-t-il. Mais ne trainons pas.
Le groupe se remis donc en marche en silence. Peu de temps après, ils finirent par atteindre le pont de Moh, qui séparait les grands monts qui les entourait du plateau où reposait auparavant le temple. Le pont était heureusement toujours en état, quoique fort abimé. Pourtant, son usure paraissait plutôt résulter d’un manque d’entretien que d’une attaque. Du lierre l’envahissait et certaines pierres étaient tombées mais rien ne montrait la moindre destruction d’origine faerie. La sensation d’étrangeté qui habitait Erika s’éveilla un peu plus et elle regarda un peu plus en détail les ruines qui se trouvaient désormais à quelques centaines de mètres d’eux, de l’autre côté du pont. Elle comprit enfin ce qui la dérangeait tant. Les ruines qui se tenaient devant eux semblaient bien plus vieille que le temple ne l’avait lui-même été. Ce qui signifiait…
Erika se tournait vers le reste du groupe, ouvrant la bouche pour leur faire part de ses pensées, lorsque Lassë et Sok sautèrent des épaules de Jamon pour se précipiter vers le pont dans un éclat de rire incompréhensible.
- Eh ! Revenez ici ! s’écrièrent Lance et Eweleïn en même temps en se jetant à leur poursuite.
Mais les deux petits traversèrent le pont sans encombre et trottinèrent vers les ruines dans des cris de joie. Avaient-ils perdu la raison ? Erika allait se mettre aussi à courir derrière eux mais un trait vint se planter à quelques mètres seulement des deux kodamas qui s’immobilisèrent soudainement, leur rire figé dans leur gorge. Une flèche était plantée dans le sol. Menaçante.
- Plus un geste intrus ! fit une voix grave qui sortait de nulle part. Déclinez vos identités et la raison de votre présence ici.
Tout à coup, des silhouettes apparurent devant eux. Des Fenghuangs. Mais tous portaient un arc, bandé en direction des kodamas et d’Eweleïn et Lance qui avaient fini par les rattraper. Jamais Erika n’avait vu le moindre Fenghuangs porter une arme en ce lieu… Et d’ailleurs, d’où sortaient-ils ? Elle les observa plus en détail, cherchant un indice de leur apparition lorsque son regard se posa sur un des soldats. Il était très différent des autres fenghuangs aux cheveux sombres. Ce n’était d’ailleurs même pas un fenghuang !
C’était un elfe aux cheveux bleus.
- Ezarel ! fit Eweleïn dans un cri.
Chapitre 8 - L'Oiseau de Feu
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Erika engloutissait des baies et des petits pains au fromage de moogliz par poignées. Près d’elle, Jamon, Eweleïn, Sok et Lassë faisaient de même. Seul Lance était resté en retrait, acceptant simplement une petite assiette de baies du ciel qu’il mangeait en silence. Derrière lui, deux soldats fenghuangs paraissaient le surveiller. Erika ignorait comment il parvenait à conserver un tel calme face aux plats qu’on leur avait servi dans la petite cantine du temple. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas avalé autre chose que des racines et des fruits au goût particulièrement fade. Etrangement, la nourriture paraissait ici plus consistante et, surtout, bien meilleure. Au moins avait-elle du goût… Si la jeune femme s’était étonnée de cette particularité des aliments lors de sa première bouchée, elle avait rapidement cessé de réfléchir pour avaler avec joie et plaisir ce que deux jeunes fenghuangs lui avait servie.
En face d’elle se tenaient Ezarel et une fenghuang à l’air austère qui s’était présentée sous le nom de Huang Chu. Tous deux se tenaient parfaitement droits, dans un silence de plomb qui contrastait avec les abominables bruits de mastication que produisaient les voyageurs. Ezarel ne paraissait pas se remettre du choc qu’il avait éprouvé en les reconnaissant à l’extérieur du dôme.
En effet, après le cri d’Eweleïn, Ezarel s’était figé en la reconnaissant, puis en avisant qui d’autre composait ce groupe si particulier. Il avait ordonné aux fenghuangs de baisser leurs armes d’une voix légèrement tremblante en observant tour à tour les deux petits kodamas, Eweleïn, Erika et Jamon. Puis son regard s’était assombri lorsque son regard s’était posé sur Lance. Rebandant son propre arc, il l’avait pointé vers le dragon et avait immédiatement ordonné qu’il soit enchaîné. Malgré les cris de protestation des deux jeunes femmes et des tentatives d’explication de Jamon, les fenghuangs avaient alors entourés Lance qui, sans se débattre, s’était laissé attacher. Ce ne fut que lorsqu’Erika s’était plantée devant Ezarel en s’efforçant de se calmer et lui avait offert une version très abrégée de leurs derniers mois ensemble qu’il avait accepté de le détacher et de les entrainer tous vers le temple.
L’entrée dans le dôme invisible avait été une expérience très étrange pour tout le groupe. Ezarel les fit s’avancer vers les ruines mais, lorsqu’ils ne furent plus qu’à une petite centaine de mètres des vieilles ruines, le décor changea soudainement et le temple tel qu’Erika le connaissait leur était apparu. Son cœur s’était emballé. L’endroit lui avait manqué. Ezarel avait alors fait appeler Huang Chu, toujours sous le choc, et celle-ci les avait tous entrainés vers la cantine. D’après les regards qu’ils leur lançaient, leur allure ne devait guère être reluisante et ils avaient décidé de les laisser manger avant de leur poser plus de questions.
Cela faisait maintenant une trentaine de minutes que le groupe de voyageur mangeaient sans retenue et, au regard sombre de Huang Chu, Erika finit par comprendre qu’elle s’agaçait du temps perdu. Elle se força donc à avaler sa dernière bouchée, bu une grande lampée d’eau puis posa ses mains sur ses genoux. Les autres finirent par l’imiter et les bruits de mastication cessèrent, laissant place à un silence parfait que personne ne semblait vouloir briser. Erika observa Ezarel plus en détail. Il paraissait avoir vieilli. Ses traits s’étaient durcis mais la jeune femme n’en fut guère choquée. La difficulté de ces temps attaquait si bien l’âme qu’elle finissait par se refléter sur le visage des gens. Ses cheveux étaient courts, contrairement à lorsqu’il était chef de garde de la cité d’Eel, et sa tenue bien plus simple qu’elle ne l’était à l’époque, se résumant désormais à une tunique simple, un pantalon et un plastron de cuir brun usé par les ans. Malgré cela, ses yeux verts pétillaient toujours de cette malice qui avait tant agacé Erika dans le passé. Le visage sérieux de l’elfe finit par se fendre d’un grand sourire qui fit éclater l’ambiance pesante qui s’était installé et il frappa la table du poing.
- Je n’arrive pas à croire que vous soyez ici et vivants ! s’exclama-t-il. Qui aurait pu parier que des gringalets tels que vous ne parviennent à survivre à un tel chienlit !
Erika haussa les sourcils, surprise par cette exclamation, Eweleïn se fendit également d’un minuscule sourire fatigué et Jamon marmonna d’un air légèrement offencé « gringalet ? ». Puis tous les quatre se mirent à rire. D’un rire à la fois nerveux et soulagé, désespéré et pourtant heureux. Se fut Erika qui, entre deux hoquets, parvint à répondre à l’elfe :
- Les gringalets ont plus de ressources que tu ne le penses ! Tu ne peux pas imaginer tout ce qu’il a fallut traverser pour arriver jusqu’ici !
Les deux autres émirent un nouveau rire fébrile mais une voix sèche vint rétablir le calme :
- C’est justement ce que nous aimerions savoir.
Tout leur petit groupe porta son attention sur Huang Chu. Celle-ci avait croisé ses bras avec fermeté et son regard était soupçonneux. Ses longs cheveux bruns étaient réunis en deux tresses serrées qui venaient accentuer la sévérité de son visage. Elle portait une tenue verte aux entrelacements complexes, ornées par endroit de lotus roses à la couleur un peu fanée. Elle était très belle mais ses atouts paraissaient avoir également subit l’austérité des temps présents. Son regard semblait familier à Erika.
- Comment nous avez-vous trouvés ? demanda-t-elle de cette même voix tranchante. Ezarel vous a fait pénétrer dans le dôme certes mais vous deviez savoir ce que vous cherchiez pour avancer jusqu’au pont de Moh.
Erika et Eweleïn échangèrent un regard, cherchant leurs mots. Ce fut finalement l’elfe qui prit la parole.
Elle raconta tout depuis le départ, deux ans auparavant. Elle n’oublia pas d’inclure au récit l’héroïsme de Lance et Erika lui en fut reconnaissante. Cette dernière jeta un bref coup d’œil au dragon qui se tenait en retrait. Son visage était de marbre mais ses yeux demeuraient fixés sur Ezarel et Huang Chu et révélait une certaine anxiété. Chez les myconides, sa présence avait été précieuse – ou un mal nécessaire pour certains peu confiants – et dans leur refuge en montagne, Jamon n’avait pas eu d’autre choix que de croire le récit des deux jeunes femmes. Au temple en revanche, c’était une société organisée en institutions, régie par des lois, des droits et des devoirs. Il faudrait donc que leur récit soit suffisamment convaincant pour que Lance ne termine pas effectivement derrière les barreaux…
Ezarel et Huang Chu écoutèrent Ewe parler pendant de longues minutes. Lorsqu’elle mentionna enfin leur arrivée sur la Voie des Pèlerins et expliqua que c’était l’insistance seule d’Erika à poursuivre jusqu’aux ruines qu’ils voyaient au loin qui les avait poussés à avancer encore, tous les regards se tournèrent vers la jeune femme.
- Les ruines, fit-elle doucement. Elles me paraissaient étranges… trop vieilles par rapport au temple. D’ailleurs, comment faites-vous cela ? J’ignorais que les fenghuangs avaient de tels pouvoirs…
Huang Chu avait haussé les sourcils à la mention des ruines mais ce fut Ezarel qui répondit à la question d’Erika.
- C’est une illusion. Nous avons parmi nous une kitsune du nom de Koori qui parvient à la maintenir en permanence, avec un peu d’aide. Tu l’apercevras plus tard, à l’autel du feu.
Erika hocha la tête et le silence sembla se réinstaller, à nouveau pesant. L’étrange bonne humeur qui avait animé leurs retrouvailles avait fané avec le récit d’Eweleïn, la chute du refuge des myconides et les noms des morts…
- Comment Ezarel vivant ? demanda soudain l’ogre. Jamon fuir avec habitants mais ne trouver personne de la garde.
Ezarel soupira et se passa une main sur le visage. Son histoire s’annonçait aussi lourde et difficile que la leur… Il prit une profonde inspiration.
- Après avoir reçu le coup de poignard de Lance – son regard s’attarda sur le dragon qui ne broncha pas – j’ai été emmené par des gardiens vers l’infirmerie mais Ewe n’y était pas, de même que ses assistants. J’ai réussi à me soigner seul, la blessure n’était pas très profonde… Lorsque… lorsque je suis ressorti, j’ai entendu un immense fracas provenant de la salle du Cristal mais le temps que je m’y rende… J’étais vraiment lent… Le temps que je m’y rende Valkyon était déjà… Bref… J’ai vu Leiftan debout dans un coin, le cristal ravagé… Lance et Erika disparus… J’ai compris qu’il n’y avait plus rien à faire ici. J’ai fait comme toi Jamon, j’ai essayé de réunir du monde derrière moi, pour les aider à fuir… mais tout le monde avait sombré dans la panique. Des ombres ont commencé à apparaitre un peu partout c’était… terrifiant. La fin du monde.
Sa voix tremblait à nouveau. Erika n’avait jamais vraiment su ce qu’il s’était passé immédiatement après sa fuite – inconsciente – avec Lance. Elle eut envie de proposer une pause à Ezarel, de lui dire de prendre tout son temps… Mais Eweleïn fut plus rapide qu’elle et, tendant le bras de l’autre côté de la table, elle lui serra tendrement la main. Il reprit.
- J’ai réussi à sortir du QG et à avancer vers la forêt. J’ai trouvé certains de nos combattants réfugiés là-bas. Certains… certains étaient encore en pleine lutte contre… contre Nevra.
Erika sentit son cœur s’accélérer. Nevra était donc encore vivant lorsqu’il avait fallu fuir la garde ! Mais Ezarel la trompa bien rapidement.
- Il paraissait comme… comme fou. Je ne sais pas s’il faisait une nouvelle crise à cause de ses carences en sang ou… ou s’il essayait de rejoindre la salle du Cristal pour te retrouver Erika mais… lorsque je me suis approché il est parvenu à se dégager et il a foncé vers les murailles… Il a plongé en plein dans un attroupement de Tenii qui se précipitaient vers nous… Je… je n’ai rien pu faire et nous avons dû fuir.
Erika sentit ses entrailles se tordre. Ezarel n’avait pas vu Nevra vivant… il l’avait vu courir à sa perte.
- Je suis désolé Erika, reprit l’elfe.
La jeune femme hocha brièvement la tête et l’invita à poursuivre d’un geste. Elle n’osait pas parler, craignant de s’effondrer. Elle se mordit l’intérieur des joues.
- Avec un petit groupe nous nous sommes enfoncés dans la forêt avec absolument aucune idée de quoi faire. C’est presque naturellement que nous avons marché en direction du temple. Nous sommes arrivés ici affamés, épuisés et désespérés. C’est Huang Chu qui nous a accueillis ici. Elle était arrivée au temple quelques semaines auparavant pour pallier l’absence de sa sœur Huang Hua et…
- Tu es la sœur de Huang Hua ? s’exclama Eweleïn en lâchant la main d’Ezarel. J’ignorais que…
Huang Chu hocha lentement la tête.
- Oui. Mais laissons Ezarel terminer.
Eweleïn pinça légèrement les lèvres mais acquiesça.
- Donc… reprit Ezarel. Nous avons raconté tout cela à Huang Chu et celle-ci nous a ouvert les portes du temple. D’autres réfugiés, provenant de la garde et d’ailleurs, nous ont progressivement rejoints. Il fallait décider de ce que nous allions faire mais lorsque nous avons compris que les daemons étaient bel et bien de retour… Nous avons décidé de disparaitre. C’est l’arrivée de Koori, quelques semaines seulement après notre défaite, qui nous a permis de nous cacher ainsi. Elle nous a offert ses pouvoirs… et même beaucoup plus.
Erika pencha la tête d’un air intrigué.
- Il faut que l’illusion se maintienne en permanence… Même si nous ne sommes pas très puissants, le temple est un lieu précieux et nous savons que les daemons ne cracheraient pas sur une telle conquête. Koori maintient ainsi l’illusion la majeure partie du temps… Elle a toutefois réussi à former quelques réfugiés démontrant des dispositions pour la magie et ils parviennent à maintenir l’illusion le temps qu’elle se repose mais… notre protection est bien plus précaire lorsqu’ils la remplacent. Elle est… Tu la croiseras surement. Après avoir mis en place cette protection, Huang Chu et moi avons pris en charge la gestion des habitants, des vivres et des tâches de chacun. J’ai pris en charge tous ceux qui voulaient bien se former pour défendre les lieux… Les fenghuangs n’ont pas vraiment d’armée donc c’était assez long. Huang Chu a pris en charge la gestion quotidienne des choses… Tout cela n’était pas simple. Huang Chu n’a pas été formée comme sa sœur à la gestion de tout un peuple et si je sais me battre, je ne suis pas vraiment un soldat… je maîtrise principalement des armes de jets légères… mais nous nous sommes organisés. Et… et voilà.
Un long silence suivit ses paroles. Ce fut Eweleïn qui le brisa.
- Et Huang Hua ?
Ezarel hocha les épaules tandis que Huang Chu baissait la tête.
- Aucune nouvelle… Nous pensons qu’elle fait partie des victimes de la bataille de la garde. Les fenghuangs n’ont plus de Phénix.
Erika tourna son regard vers Huang Chu.
- Tu… il n’est pas possible de reprendre son rôle ? Après tout Huang Hua n’était pas encore totalement…
- Non, l’interrompit abruptement la fenghuang. Le Phénix n’est pas quelque chose que l’on se transmet dans la famille et je n’ai ni les dons, ni la force mentale pour prendre le relai. Personne ne l’a.
Erika n’osa pas insister et Ezarel reprit.
- Zifu nous a toutefois rejoint quelques jours seulement après mon arrivée ici… Nous pensons qu’il doit savoir ce qu’il est arrivé à Huang Hua mais… il n’a pas prononcé un mot depuis qu’il est arrivé ici. Nous ne savons même pas comment il a trouvé la force de parvenir jusqu’au temple… Je pense qu’il ne se remettra jamais pleinement de tout cela…
Le silence retomba. Toutes ces nouvelles n’avaient rien de réjouissantes et Erika sentait le poids qu’elle avait sur le cœur s’alourdir. Elle constata que les petits kodamas, qui étaient restés parfaitement silencieux depuis le début de la discussion, baillaient aux corneilles. Dehors, le soleil décroissait lentement. Huang Chu le remarqua également et se redressa.
- Je pense que vous avez besoin de repos. Nous verrons demain à quelle tâche vous serez rattachées. Erika, Eweleïn, je vais demander à ce que votre ancienne chambre vous soit préparée. Certains ici semblent vous tenir en grand respect, vous aurez donc votre pleine intimité. Les kodamas rejoindront l’aile des plus jeunes. Jamon, on te conduira également à ta chambre. Quant à lui…
Elle désigna Lance d’un coup de menton, l’air aussi dédaigneux que méfiant. Le récit d’Eweleïn n’avait visiblement pas suffit à rétablir la confiance. Erika pouvait le comprendre mais cela l’enragea tout de même.
- Jamon surveiller Lance. Jamon confiance car avoir vu Lance protéger Ewe et Erika. Pas ami. Mais Jamon garant.
Erika le regarda, surprise. Jamon appuya ses paroles d’un hochement de tête sec puis se leva. Lance le suivit et tous deux sortirent de la pièce.
- Il faut qu’Ezarel et moi discussions de tout cela, reprit Huang Chu. Allez vous reposer toutes les deux.
Ezarel se leva en même temps qu’elles et les étreignirent avec force. Dans la force de son étreinte, Erika sentit toute la peine de son récit mais également tout le soulagement de les retrouver. Il se fendit tout de même d’un sourire moqueur lorsqu’il se détacha.
- Allez-vous laver ! Vos odeurs feraient fuir un kappa de son bain de kukumis !
Avec un mince sourire, les deux jeunes femmes prirent congé.
Elle se retrouvèrent dans la cour du temple. Celle-ci était toujours aussi belle et le coucher du soleil venait sublimer les couleurs des bâtiments avec ses rayons orangés. D’un commun accord, elles firent quelques pas, décidées à prendre l’air. Lorsqu’elles furent suffisamment éloignées, Eweleïn lança enfin le sujet qu’elle avait tant voulu aborder avec son amie ses derniers jours.
- Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais revu l’Oracle ?
Son ton était doux mais Erika perçut un léger air de reproche. Elle soupira légèrement.
- Car j’ignorais s’il s’agissait d’une véritable vision ou d’un rêve et… et ça m’a aidé à me remettre sur pieds mais je craignais que tu penses que je tournais un peu la carte…
Eweleïn haussa les sourcils.
- Dans les grottes, sans soleil, déprimée… On était tous assez proche de la folie donc j’ai eu peur que tu penses que ma motivation venait d’une simple hallucination d’une nuit.
Son amie lui prit la main et la serra avec force.
- Erika… je suis loin de te penser folle. Ce sont des temps difficiles et que l’Oracle ait été un produit de ton inconscient ou une véritable apparition, je suis heureuse de voir que cela t’a redonné de la force. Dans tous les cas, cela nous donne un peu d’espoir… même si ce ne sont que des visions.
La jeune femme se sentit soulagée d’un poids. Elle lui raconta ainsi toutes ses théories si sa vision était une véritable apparition, sur la faiblesse de l’Oracle, sur l’énergie qu’il lui avait fallut pour l’atteindre aussi brièvement… Elles discutèrent ainsi de longues minutes, sans jamais éluder la possibilité que cela ne fut qu’un simple rêve. La simple mention de l’Oracle semblait les apaiser toutes les deux et c’était déjà un présent inestimable. Finalement, Eweleïn prit congé d’elle pour aller marcher un peu plus loin – Erika la soupçonnait de vouloir se rapprocher de l’ancienne chambre de Huang Hua – et la jeune femme se dirigea vers leur chambre.
Elle traversa les couloirs jusqu’à se retrouver devant la porte. Une vague d’angoisse la submergea alors qu’elle la poussait. La vision des deux petits lits, de la fenêtre sous la lumière tamisée engorgea son cœur de tristesse. C’était ici qu’elle et Nevra, pour la première fois, s’étaient avoués leurs sentiments, s’étaient pleinement unis, enlacés, embrassés, caressés…
En s’avançant dans la chambre, Erika sentit les larmes couler enfin sur ses joues et de véritables sanglots secouer sa poitrine. Elle atteignit le lit qu’elle avait occupé durant plusieurs semaines lors d’une visite au temple avec la garde et tomba à genoux juste devant lui, ses pleurs s’accentuant encore et encore. Elle agrippa les draps et y plongea son visage, cherchant une odeur musquée qui, depuis longtemps, avait quitté ces lieux. Nevra n’était plus. Et avec lui, Kero, Cryllis, Huang Hua et tant d’autres…
Erika pleura longuement. Pendant de longue minutes. De longues heures peut-être. Eweleïn ne regagna pas la chambre. Après que les larmes se furent taries, il lui fallut encore de longues minutes pour réunir la force suffisante pour se relever, les jambes flageolantes, la poitrine douloureuse.
Entre les deux lits avait été placé un miroir de plein pied. Cela faisait plusieurs mois qu’Erika n’avait pas croisé son reflet de façon aussi brute et elle fut choquée de la vision qu’elle offrait. Malgré ses entrainements avec Lance, son corps était décharné par la malnutrition de ses dernières semaines. Son visage,
si l’on excluait ses yeux rougis et ses traits marbrés de larmes, n’offrait pas un spectacle plus rassurant. Ses joues étaient creuses, d’épaisses cernes soulignaient son regard las et elle était très pâle. Des cheveux châtains, mal coupés, lui arrivaient au-dessus des épaules par mèches inégales et mal peignées.
Se détournant de cette vision d’horreur, elle se laissa tomber sur son lit sans cérémonie. Ces dernières journées de marche, le long récit d’Ezarel et, finalement, sa crise de larmes, l’avaient vidée de toutes ses forces. Elle sombra dans un sommeil agité.***
Erika flottait au-dessus de la garde. Avait-elle récupéré ses ailes ? Etait-elle morte ? Elle l’ignorait. Elle se sentait juste flotter, sans la possibilité d’effectuer le moindre mouvement.
En bas, des ombres coursaient des faeries qu’elle ne reconnaissait pas. Des cris retentissaient partout autour d’elle sans qu’elle ne puisse agir, ni même leur hurler de fuir, de se cacher… mais de ne surtout pas attaquer.
Alors même qu’elle formulait cette pensée, une silhouette sombre se précipita vers les masses d’ombres qui s’agitaient, dévorant tout sur leur passage avec une terrible sauvagerie. Nevra.
Le vampire se jeta dans la foule grouillante des monstres… pour disparaitre complètement.
Ce fut seulement là qu’Erika parvint à pousser un hurlement, fermant les yeux pour échapper au spectacle…
Puis le silence tomba.
Elle rouvrit les yeux. Tout était sombre. L’Oracle se tenait face à elle, son bras éternellement tendu. Mais sa silhouette était trouble, comme si elle ne parvenait pas à établir une connexion correcte… Une voix se fit entendre tout autour d’elle.
« Fu jbuhyr… m’umn unuyhn… »
« Fu jbuhyr… m’umn unuyhn… »
« Fu jbuhyr…GUGALYO ! DAEMON GALN !»
L’ultime cri de l’Oracle arracha un frisson de terreur à Erika…
La jeune femme s’éveilla en sueur dans son lit. L’Oracle était bien de retour…
Chapitre 9 - Feng Zifu
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Pourquoi ne parvenait-elle plus à comprendre l’Oracle ? Cette question hantait Erika autant que la pensée d’une Oracle bien vivante – si l’on pouvait la désigner comme telle – la réjouissait. L’esprit s’exprimait depuis toujours dans la langue originelle et il lui avait fallu établir une connexion forte avec Leiftan, seul autre aengel – ou daemon – encore en vie au moment des faits. La connexion avait-elle été rompue lorsqu’il avait ramené les daemons, trahit la garde une nouvelle fois et, possiblement, poignardé Erika ?
La jeune femme avait fait le récit de son rêve à Eweleïn dès son réveil et son amie n’était parvenue qu’à faire des suppositions. Leiftan était peut-être trop profondément enfoncé dans les ténèbres ou Erika s’était trop éloignée de ses pouvoirs. Sa bienveillance – et sans doute le besoin qu’elle-même avait de se raccrocher à un espoir – avait conduit l’elfe à surtout insister sur le retour de l’Oracle dans l’esprit d’Erika et combien cela pouvait révéler de nouvelles possibilités d’avenir. A ces paroles, Erika avait souri mais ses pensées s’accrochaient toujours à ce nouveau problème. Si elle ne pouvait comprendre l’Oracle, a quoi bon recevoir celle-ci en rêve ?
Dès le lendemain de l’apparition de l’Oracle, et après son échange avec Eweleïn, elle était allée trouver Lance qui se trouvait installé dans un champ proche du temple en compagnie de Jamon. Tous deux mangeaient en silence mais Erika n’y perçut aucune tension. La suspicion de Jamon à l’égard du dragon paraissait s’être transformée en une certaine camaraderie méfiante. Erika s’était installée auprès d’eux et leur avait conter son nouveau rêve. Sans laisser le temps à Jamon d’exprimer sa joie en découvrant cette réapparition miraculeuse de l’Oracle, la jeune femme avait répété les phrases qu’avait prononcées l’esprit en regardant Lance droit dans les yeux. Elle se souvenait qu’il avait pu, avant son changement de camp, s’exprimer dans la langue originelle.
- Peux-tu traduire cela ? lui avait-elle demandé avec espoir.
Lance avait réfléchi quelques secondes.
- Elle dit que le Phénix s’est éteint… Puis elle parle de Memoria, de Daemon et de mort…
Erika et Jamon avait froncé les sourcils en même temps.
- Nous savons que Huang Hua est probablement… Et que les daemons sont de retour ! Est-ce qu’elle voudrait me voir retourner à Memoria ? Y a-t-il quelque chose là-bas qui pourrait nous aider ?
A ces questions, Lance avait haussé les épaules, l’air pensif. L’Oracle parlait rarement clairement mais, se dit Erika avait un pincement au cœur, elle semblait bel et bien confirmer la disparition de Huang Hua. La conversation n’était pas allée beaucoup plus loin et Erika avait laissé les deux guerriers finir leur repas en les remerciant. Il fallait qu’elle réfléchisse.
Et c’était ce qu’elle avait fait durant toute la semaine qui avait suivi. Deux jours après son arrivée, elle avait émis la volonté de reprendre l’entrainement avec Lance mais Eweleïn avait été catégorique. Il était nécessaire qu’elle reprenne du poids et des forces avant de recommencer à se taper dessus avec « ces autres barbares sanguinaires qui ne jurent que par les armes ». Cela avait eu le mérite d’être clair et ni Lance – qui paraissait étrangement enthousiaste à l’idée de reprendre leurs passes – ni Erika n’avait osé négocier.
Depuis lors, Erika gambergeait la plupart du temps. Elle suivait le régime que lui avait imposé Eweleïn, aidait certains fenghuangs à réaliser quelques tâches mineures, observait Lance et Jamon échanger des passes lors de leurs entrainements avec Ezarel et ses troupes fenghuangs. Les trois semblaient s’être rapidement partagés les entrainements entre l’usage des armes de jet, le combat à mains nues, à l’épée et à la lance et le maniement des armes plus lourdes.
Durant les jours qui suivirent, cette visite de l’Oracle continua de tourner dans les pensées d’Erika. Et, surtout maintenant qu’Eweleïn l’avait mentionné, cette incompréhension nouvelle de l’esprit avait-il un rapport avec ses pouvoirs ? Il était vrai qu’Erika n’avait plus été capable de les utiliser après l’échec de la garde mais, trop profondément enfoncée dans sa douleur et très affaiblie durant ses mois passés dans les grottes, elle avait préféré ne pas s’interroger à ce sujet. Les questions assaillaient désormais son esprit. Etait-ce le choc ou sa blessure qui l’avait poussée à renfermer ses pouvoirs en elle ? L’effondrement moral ? Ou, tout simplement, le fait que les daemons se soient emparés du Cristal ? Pourtant, la magie ne paraissait pas totalement détruite puisque Koori et bien d’autres paraissaient toujours capable d’user de leurs pouvoirs.
Au cours d’une discussion avec Huang Chu, qu’Erika apprit rapidement à apprécier malgré une forte sévérité qu’elle n’avait jamais entraperçu chez Huang Hua, elle avait appris que la magie paraissait même s’être renforcée chez les plus puissants des habitants d’Eldarya, ce qui expliquait la capacité qu’avait Koori à maintenir une telle illusion. En revanche, le pouvoir paraissait plus fluctuant, comme acéré, pour ceux qui maîtrisaient peu leurs pouvoirs. Le maana était donc particulièrement instable mais toujours bien présent. Huang Chu, qui était une éminente alchimiste comme le lui avait appris un Ezarel au regard pétillant – Erika s’était souvenue qu’il n’existait que peu d’alchimistes aussi accomplis que l’elfe, la rencontre d’une de ses semblables l’emplissait donc d’une joie presque maladive -, lui avait expliqué qu’elle et l’elfe supposaient ainsi que les daemons n’avaient pas détruit le Cristal. Cela avait été le plan de Lance à l’époque mais, visiblement, ces derniers avaient d’autres projets le concernant. Toutefois, malgré les quelques éclaireurs envoyés par-delà les monts qui entouraient le temple, ils n’étaient pas parvenus à réunir beaucoup plus d’informations. Les daemons paraissaient envoyer des équipes de mercenaires et de tenii un peu partout sur Eldarya, probablement à la recherche d’ultimes fragments du Cristal, et cela n’avait rien de rassurant.
Erika avait également aperçu Koori plusieurs fois mais n’était jamais parvenue à entamer une discussion avec la jeune kitsune qui paraissait en permanence épuisée. Combien de temps pourrait-elle tenir ainsi ? Sans la connaître, ses observations lui permirent de déterminer que Koori avait dû être très belle auparavant. Sa longue crinière blanche lui descendait très bas dans le dos et, malgré l’épuisement, lorsqu’elle quittait son poste à l’autel du feu, sa démarche démontrait clairement une grande confiance en elle et une prestance presque royale. Malgré cela, d’épaisses cernes grises lui creusaient le visage et elle était presque aussi amaigrie qu’Erika. Pourtant Huang Chu et Ezarel ne semblaient pas s’en inquiéter, réitérant la confiance parfaite qu’ils avaient dans les capacités de la kitsune. S’ils avaient le moindre doute, ils paraissaient donc le garder pour eux.
De la même manière, Erika n’était pas parvenue à approcher un Feng Zifu qu’elle avait tout d’abord eu du mal à reconnaître. Elle se souvenait du Fenghuang comme d’un homme austère, toujours tiré à quatre épingles, caractérisé par une infaillible rigueur et un attachement sans borne au protocole. Il ressemblait désormais à un vieillard affaibli, vouté, qui peinait à avancer sans l’aide d’un fenghuang plus jeune ou d’un épais bâton qu’il ne quittait jamais. Il avait abandonné ses tenues d’apparat pour de simples vêtements de jute grise et ses cheveux gris se faisaient rares sur son crâne. Erika l’avait aperçu plusieurs fois durant les premiers jours mais, alors qu’elle faisait mine de vouloir s’adresser à lui, le vieillard parvenait toujours à s’esquiver. La jeune femme s’interrogeait sur les paroles d’Ezarel le jour de leur arrivée. Feng Zifu paraissait avoir vu ou senti quelque chose lors de la bataille, était parvenu à fuir, mais ne semblait jamais vouloir – ni pouvoir – se remettre de ce dont il avait été témoin. Un nouveau point sur lequel Erika s’interrogeait sans retenue…***
Feng Zifu ne satisfit jamais pleinement sa curiosité.
Cela faisait désormais deux semaines que leur petit groupe initial avait trouvé refuge derrière les illusions de Koori. Erika était assise dans l’herbe, regardant Lassë et Sok gambader autour des arbres à l’entrée du temple. Les deux kodamas paraissaient s’être parfaitement adaptés à la vie chez les fenghuangs, passant la plupart de leur temps avec les plus jeunes habitants lorsqu’ils n’étaient pas rigoureusement accrochés aux basques d’Eweleïn. Celle-ci avait d’ailleurs réenfilé son rôle d’infirmière en chef et prodiguait soins et conseils avec sa bienveillance habituelle. Erika, elle, commençait à s’ennuyer un peu. Elle ne pouvait plus s’enfermer avec Kéro pendant des heures et son esprit était désormais sorti de torpeur, à un tel point qu’elle n’avait de cesse de supplier Eweleïn de la laisser reprendre ses entrainements avec Lance, Ezarel et Jamon.
Pourtant, l’elfe n’en démordait pas. Il lui fallait reprendre encore quelques kilos. Erika serrait les dents mais acquiesçait à chaque fois. Au loin, Ezarel et Lance s’entrainaient sous l’œil attentif de l’ogre. Ils paraissaient avoir formé un trio pour le moins étrange. Erika savait qu’il avait été difficile pour Ezarel d’accepter le changement de camp du dragon mais la confiance nouvelle que Jamon témoignait envers ce dernier, accompagnée du savoir guerrier qu’apportait Lance avait contribué à les rapprocher. Sans être amis, ils paraissaient se compléter suffisamment pour former un groupe dangereusement efficace au combat.
Jamon surprit son regard et lui fit un grand sourire en agitant sa grosse main vers elle. Erika, qui venait de se lever, lui rendit son salut mais ne vint pas les rejoindre. Son regard venait de se poser sur un des embranchements de la rivière du Yin qui pénétrait dans le dôme de protection de Koori et la douce chaleur de cette fin de journée d’été lui avait brusquement donné envie de s’y plonger. Elle descendit la pente douce de la colline au petit trot, un mince sourire étirant son visage à mesure qu’elle approchait de l’eau. Si Eweleïn ne la laissait pas renforcer ses muscles au combat, elle pouvait au moins commencer à les faire travailler en douceur dans l’eau fraiche de la rivière.
Arrivée au bord de l’eau, elle constata qu’elle était assez calme. Elle était ici à l’abri des regards et délaissa donc sans pudeur sa tenue pour ne garder que ses sous-vêtements. La jeune femme pénétra doucement dans la rivière, en serrant les dents lorsque l’eau fraiche vint caresser son ventre nu. Puis, dans une inspiration, elle plongea.
Erika nagea durant de longues minutes, appréciant la fraicheur de l’eau sur son corps, sur son visage, sur son esprit. Elle se détendit peu à peu, laissant ses pensées se détacher enfin de sa tête. Elle s’amusa également à suivre quelques poissons sur quelques mètres, jusqu’à ce qu’ils échappent totalement à son regard. Ils ressemblaient pour la plupart à des truites mais leurs écailles variaient d’une nuance de l’arc-en-ciel à une autre selon la luminosité. Elle s’émerveilla un temps de ce spectacle, la tête totalement immergée, accrochée à un rocher afin de ne pas se laisser emportée par le courant.
Erika remonta finalement à la surface et son regard se posa sur la berge. Parfaitement seul, le dos plus droit qu’elle ne l’avait jamais vu depuis son arrivée, s’y tenait Feng Zifu. Il l’observait, le visage fermé, fermement agrippé à son bâton. Il paraissait l’attendre. La jeune femme sortit donc de l’eau et, s’en prendre la peine de se sécher, enfila rapidement ses vêtements et s’approcha du vieil homme qui la suivait toujours de son regard sévère. Parvenue à sa hauteur, elle s’arrêta. Alors, lentement, Feng Zifu s’assit dans l’herbe et plongea ses yeux dans le paysage qui se dessinait devant eux. Les monts étaient illuminés par la lumière orangée du coucher du soleil et celle-ci se reflétait aussi bien sur les épais feuillages de la forêt que dans l’eau paisible de la rivière. Erika se plongea elle aussi dans la contemplation de ce spectacle paisible. De longues minutes s’écoulèrent ainsi et Erika hésitait à entamer une conversation dont elle ne parvenait pas trouver le sujet lorsque Feng Zifu attrapa subitement sa main. Elle se tourna vers lui, surprise. Ses yeux rencontrèrent ceux d’un gris pâle et fatigué du fenghuang. Il paraissait très concentré, à la limite de la panique, et semblait lutter intérieurement contre lui-même. Erika sentit son cœur s’accélérer, profondément inquiète.
- Zi… Zifu ? demanda-t-elle d’une petite voix.
Mais il leva son autre main pour l’interrompre et lorsqu’il parla, sa voix était étrangement calme, presque monotone.
- Aengel, le Phénix s’est éteint.
Il la lâcha alors soudainement, se releva avec une vivacité qu’elle ne lui connaissait plus, et s’éloigna à pas lent. Erika ne le suivit pas, plongée dans l’incompréhension.
Le lendemain, Feng Zifu s’était éteint dans son lit. En paix.***
La mort de l’ancien serviteur de Huang Hua plongea le temple dans une profonde tristesse mais ne surprit personne. Feng Zifu était épuisé physiquement et mentalement et Huang Ch, bien que profondément attristée, avoua qu’elle préférait le savoir parti dans le calme d’une nuit d’été plutôt que dans la souffrance d’une vieillesse frappant trop violemment. Erika n’avait pas parlé des dernières – et uniques – paroles du vieil homme. Il avait répété exactement ce que lui avait dit l’Oracle la nuit de son arrivée au temple et cela n’avait contribué qu’à la plonger un peu plus dans la confusion et l’angoisse. Feng Zifu avait-il vu Huang Hua mourir le jour de leur défaite ? Etait-ce cela qui l’avait plongé dans de telles souffrances tout au long des deux années qui avaient suivies ? Elle savait qu’il avait presque élevé l’apprentie Phénix et la considérait comme sa fille. Erika ignorait ce que cela faisait de perdre un enfant, mais elle savait ce que cela faisait de perdre sa famille et l’étrange mutisme et dépérissement de Feng Zifu n’avait rien de bien étonnant.
Pourtant, cette phrase tournait sans cesse dans son esprit. Le Phénix s’est éteint. Les pouvoirs du Phénix, elle se souvenait de la leçon de Huang Hua à ce sujet, se devaient de passer d’un individu à un autre sous peine de voir le monde d’Eldarya en grand péril. Qu’était-il advenu de l’ancien Phénix ? Avait-il trouvé un autre apprenti à qui transmettre ses pouvoirs ? Sans doute puisque, quoique l’on puisse en dire au vu de la situation, le monde ne s’était pas encore totalement effondré. Mais où se trouvait-il ? Que faisait-il pour Eldarya ? Toutes ces nouvelles questions venaient s’ajouter à celle déjà bien installée dans l’esprit d’Erika. Ses pouvoirs, le Phénix, l’Oracle…
Erika demeura très silencieuse, presque taciturne, durant la journée qui sépara la mort de Feng Zifu de son enterrement. Huang Chu était simplement venue la trouver dans sa chambre pour lui annoncer que les funérailles auraient lieu le lendemain au coucher du soleil et qu’ils saisiraient l’occasion d’organiser une veillée pour tous ceux qui étaient tombés récemment lors de l’attaque des grottes. Erika s’était montrée reconnaissante, mais ne quitta guère sa chambre durant la journée qui suivit. Ce fut finalement Eweleïn qui vint la chercher pour la veillée.
Elles se rendirent toutes les deux au mausolée des aigles, où s’amassaient déjà une grande partie des habitants du temple, et rejoignirent immédiatement le petit groupe que formaient Lance, Jamon, Lassë et Sok. Ezarel était auprès de Huang Chu, à l’entrée du mausolée, assumant son rôle de chef. Le corps de Feng Zifu, habillé du des riches tenues qu’il avait autrefois l’habitude de porter, était posé sur un brancard orné de fleurs et de rubans devant les portes du mausolée.
Lorsqu’elle estima que tout le monde était présent, Huang Chu prit la parole. Elle récita un bref discours en l’honneur de Feng Zifu, eu un doux mot pour ceux qui étaient tombés récemment comme elle l’avait promis puis ordonna à deux fenghuangs d’ouvrir les portes du mausolée. Quatre autres saisirent le brancard et l’y firent entrer lentement. Erika sentit des larmes couler sur ses joues et alla trouver la main d’Eweleïn qu’elle serra avec force. A sa droite, elle entraperçut un Jamon secoué par les sanglots et un Lance qui se tenait bien trop droit pour que ce soit naturel. Ce n’était pas le premier enterrement fenghuang auquel elle assistait mais elle fut à nouveau surprise de voir voleter les âmes des défunts passés autour de leur attroupement.
Alors qu’ils incinéraient le corps de Feng Zifu, une lumière dorée illumina le mausolée. Puis, les portes furent refermées. Huang Chu fut la première à y poser la main droite et le front, murmurant quelque chose au défunt, l’invitant sans doute à renaître de ses cendres. Tour à tour, tous ceux qui avaient connus Feng Zifu l’imitèrent, posant leur main et leur front sur la porte, chuchotant des paroles qui resteraient à jamais entre eux et le défunt. Erika succéda à Eweleïn et exécuta les mêmes gestes, un peu hésitante.
La main et le front collés au bois, elle ne parvint pas à trouver les mots justes. Elle ferma donc les yeux et lui offrit une simple pensée, espérant que cela suffirait. Elle sentit alors qu’une chaleur enveloppait sa main droite et elle releva brusquement la tête. Était-ce normal ? Un signe de Feng Zifu ? Pourtant, la sensation lui paraissait presque habituel et, sans comprendre pourquoi, un profond sentiment de soulagement s’empara d’elle. Puis elle saisit. La douce chaleur enveloppait également sa main gauche qu’elle avait gardé le long de son corps. Son cœur s’accéléra alors qu’elle rouvrait les yeux et levait les mains devant elle. Derrière elle, des cris de surprise retentirent.
Au vu et au su de tous, ses mains s’étaient illuminée d’une douce lueur blanche. Ses pouvoirs étaient là.
Chapitre 10 - Décision
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Cela faisait un mois déjà depuis l’enterrement de Feng Zifu. Erika se sentait encore parfois endeuillée mais la réapparition inattendue de ses pouvoirs ainsi que sa reprise de l’entrainement venaient égailler son cœur. Elle n’était certes pas parvenue à invoquer à nouveau ses pouvoirs, ce qui la contrariait quelques peu, mais elle savait dorénavant qu’ils étaient toujours là. Bien évidemment, son petit spectacle lors de la veillée funéraire avait fait son effet : tous les habitants la traitaient dorénavant avec une déférence qu’elle jugeait presque excessive. Beaucoup inclinaient la tête lorsqu’elle les croisait dans les couloirs ou bien se mettaient à chuchoter entre eux lorsqu’elle passait non loin d’eux. Après l’événement, Huang Chu l’avait prise à part afin de lui demander de ne pas recommencer une telle prouesse en public. S’il était bon d’entretenir l’espoir, l’exposer aussi crument aux yeux de tous ces réfugiés pouvaient les conduire à adopter un comportement beaucoup plus risqué, pour eux-mêmes comme pour le groupe. Erika comprenait bien la requête de Huang Chu mais elle ignorait parfaitement comment elle était parvenue à les invoquer cette première fois et elle craignait que les prochaines manifestations de ses talents – si manifestations il y avait – seraient une nouvelle fois indépendantes de sa volonté. Elle avait toutefois hoché la tête face au regard sévère de la Fenghuang, qui avait paru satisfaite, mais suspicieuse.
Après tout cela, Eweleïn avait fini par accepter qu’Erika reprenne son entraînement physique auprès des garçons. Elle passait donc la majeure partie de ses journées sur le terrain d’entrainement à réaliser les mêmes exercices que les troupes désormais aussi dirigées par Ezarel que Jamon et Lance. Tous trois semblaient s’être réparti ces soi-disant soldats en fonction de leurs capacités et cette toute nouvelle armée fenghuang paraissait de plus en plus efficace. Malgré tout, la plupart restaient de jeunes adultes quelques peu terrifiés ou affaiblis par les privations.
En seulement quelques semaines à suivre les conseils et les exercices des trois hommes, Erika avait senti son endurance s’améliorer, ses muscles se renforcer et sa confiance en elle remonter en flèche. Elle n’avait désormais plus peur de se croiser dans le miroir de sa chambre. Ses journées passées en extérieur avaient délicatement doré sa peau et sa prise de poids avait atténué son allure de spectre. Si elle portait encore les stigmates de ces derniers mois marqués par la sous-alimentation, l’épuisement et la peur, elle paraissait désormais plus vive que morte, ce qui était déjà une grande avancée.
D’ailleurs, un entrainement se déroulait à l’instant même. Erika s’était en effet entrainé toute l’après-midi avec Lance, Jamon et Ezarel. A l’issue des différents exercices, Erika était en nage, épuisée mais fière d’elle. Le dragon lui intima alors de choisir l’un des trois pour un combat à mains nues. A ces paroles, Erika jugea les muscles très épais de Jamon et de Lance et, appréciant fortement l’état dans lequel se trouvait sa nuque, choisit d’affronter Ezarel. Au sourire carnassier, Erika regretta immédiatement son choix. Si Lance et Jamon se distinguaient par leur mansuétude à l’égard de la faiblesse de la jeune femme, l’elfe avait plutôt tendance à favoriser l’humiliation comme apprentissage.
Tous deux déposèrent leurs armes factices puis se mirent en garde. Le combat ne dura que quelques minutes. Erika commença tout d’abord par esquiver les premières attaques de l’elfe, le visage fermé, parfaitement concentrée. Face à un adversaire plus fort que soit, lui avait appris Jamon, il est plus intelligent de le laisser s’épuiser. Mais Ezarel était mince et petit comparé aux deux autres, le poussant à adopter une technique similaire lorsqu’il était face à un adversaire compétent. Il était donc incroyablement endurant. Esquiver sans fin ne la conduisait donc à rien et, lorsqu’après quelques minutes à jouer la girouette autour des poings et des pieds d’un Ezarel qui ne se départait pas de son sourire moqueur, elle décida finalement d’attaquer en pensant avoir trouvé une faiblesse dans la garde de l’elfe… celui-ci lui saisit le poignet et, d’un simple geste de l’épaule, la fit tournoyer autour de lui et l’envoya brouter l’herbe quelques mètres plus loin. Dans son dos, elle entendit Ezarel partir dans un rire moqueur. Lorsqu’elle se redressa pour leur faire face, elle vit également un Jamon qui pouffait doucement et un Lance qui se retenait visiblement de sourire.
- Ah ben vous parlez d’une pédagogie, fit-elle en grommelant. Vous vous moquez de tous vos élèves comme ça ?
- Quand ils sont aussi bruyants et peu combattifs qu’une mouche d’eau, oui, ricana Ezarel.
Erika lui tira la langue et lui jeta une motte de terre qu’il esquiva avec habileté.
- Et toi, tu agresses toujours tes professeurs à la fin de la classe ? fit-il, toujours hilare.
- Seulement lorsque leur mesquinerie n’a d’égale que leur vantardise !
La jeune femme se releva complètement et s’épousseta.
- Allons donc, je ne me vante jamais !
Lance, Jamon et Erika échangèrent un regard circonspect.
- Pas plus tard qu’hier, tu as dit que ton visage était la preuve de l’existence de Dieu, répondit le dragon en fronçant les sourcils.
Ezarel se tourna vers lui et lui offrit son plus grand sourire en écartant les bras dans un geste théâtral.
- Certes… mais enfin… m’as-tu bien regardé ?
Une nouvelle motte de terre vint cette fois s’écraser sur son visage, s’enfonçant dans ses cheveux, son nez et sa bouche. Jamon avait visé juste. Ezarel, crachotant des bouts de terre, jeta un regard foudroyant à l’ogre… avant d’éclater de rire. Jamon et Erika l’accompagnèrent rapidement et même Lance se fendit d’un petit rire.
- Eh bien, je vois qu’on s’amuse bien, fit une voix féminine derrière eux.
Tous se retournèrent dans un même mouvement, pour faire face à Eweleïn, qui les observait, les mains sur les hanches, son visage étiré en un petit sourire.
- Je suis venue vous chercher pour le repas… mais certains auraient peut-être besoin de se débarbouiller…
Elle avait ajouté cela en jetant un regard à la fois sévère et moqueur envers Ezarel et celui-ci s’empressa de débarrasser son visage et ses cheveux des restes d’herbe et de terre. Ils suivirent ensuite Eweleïn jusque dans la cantine du temple, où un ragoût fort appétant les attendait. Ils mangèrent avec appétit et dans la bonne humeur. Une telle ambiance avait d’abord paru incongru à Erika, qui avait l’impression d’avoir été parfaitement amorphe pendant près de deux ans, mais elle s’y était rapidement habitué et participait maintenant avec plaisir aux joutes verbales qui opposaient le plus souvent Eweleïn et Ezarel. Lance et Jamon restaient calmes la plupart du temps – bien que les deux ne soient pas mauvais en répartie – et discutaient le plus souvent entre eux. Lorsqu’elle se fatiguait des boutades d’Ezarel, elle appréciait la qualité de leur conversation. Bien que réservé, Lance était empli de connaissances diverses sur le monde d’Eldarya et ses récits étaient le plus souvent très intéressants. Plus le temps passait, plus lui et Jamon semblaient proches. Peu à peu, le passé semblait se diluer, aussi bien pour l’ogre que pour les autres. Erika, qui avait toujours gardé ses distances lors de leur temps passé sous terre, appréciait finalement sa compagnie et même Ezarel, qui lui jetait toujours quelques regards soupçonneux à l’occasion, paraissait se détendre.
Lorsque le repas fut terminé, Erika se leva en premier, annonçant qu’elle allait prendre sa douche et se coucher. Elle salua tout le petit groupe et quitta la cantine. Elle traversa ensuite la place de l’autel du feu et constata que Koori avait cédé sa place à une jeune équipe de fenghuangs. Ils la remplaceraient sans doute l’espace d’une courte nuit avant que la kitsune ne reprenne sa place. Erika n’avait pas encore eu l’occasion de lui parler tant il était rare de la voir quitter son poste. Elle l’avait parfois aperçue de loin, au détour d’un couloir, l’air profondément fatiguée mais toujours sûre d’elle.
Erika gagna les douches communes, s’enferma dans une cabine et se glissa sous l’eau chaude dans un soupir de soulagement, celle-ci délassant ses muscles endoloris. L’été touchait à sa fin et les soirées avaient rapidement tendance à se rafraichir. La chaleur humide de la douche la réchauffa rapidement et elle s’abandonna de longues minutes, se savonnant lentement, oubliant toutes ses pensées. Ce fut lorsqu’un groupe de jeunes fenghuangs gloussantes pénétrèrent dans les douches qu’elle émergea de sa torpeur. Elle se savonna rapidement, se sécha à l’aide d’une épaisse serviette et se rhabilla en vitesse. Il faisait déjà nuit dehors.
Elle quitta les douches communes et, en émergeant dans le couloir, tomba nez à nez avec Koori. Celle-ci l’observa quelques secondes, en silence, avant de parler d’une voix traînante, presque languissante :
- Ooooh, voici notre fameuse aengel… J’ai entendu dire que ton petit pouvoir avait fait fureur il y a quelques jours….
Koori l’observait en souriant, les yeux un peu dans le vague. Erika fronça les sourcils.
- C’était il y a presque un mois, répondit-elle simplement.
- Hm… peut-être… Je n'y fais pas bien attention... au temps...
Toujours souriante, la kitsune lui prit une main et la porta devant ses yeux, l’observant avec curiosité.
- Je n’ai pas été capable de le refaire depuis, reprit Erika un peu perturbée par le comportement de la jeune femme.
Elle dégagea sa main tandis que Koori s’adossait négligemment contre un des piliers qui faisait le tour de l’autel et paru se plonger dans une intense réflexion. Encore une fois, Erika fut frappée par l’épuisement qui se dégageait de la kitsune et se demanda combien de temps elle serait encore capable de tenir. Sa position, bien que Koori semblait se donner du mal pour qu’elle paraisse naturel, traduisait également sa fatigue et la faiblesse de son corps. Koori poussa soudainement un profond soupir.
- Très bien alors… Rejoins moi vers minuit au mausolée. Nous devrions être tranquilles.
Et, sans attendre la réponse d’Erika, elle s’éloigna vers les douches.***
Aux alentours de minuit, Erika, enveloppée dans un châle pour se tenir chaud, attendait Koori, debout devant le mausolée. Si le lieu était magnifique et très spirituel en plein jour ou au coucher du soleil, il fallait admettre qu’à la seule lumière de la lune et des esprits qui flottaient autour d’elle, rien n’était réuni pour qu’elle se sente pleinement rassurée. A cela s’ajoutait la fraicheur de la nuit. Erika frissonnait, maudissant intérieurement Koori et sa mystérieuse invitation. Elle était fatiguée, avait mal aux muscles et ne rêvait que d’un lit chaud et confortable.
Enfin, une silhouette blanche apparut à l’entrée du mausolée et s’avança vers elle. Koori paraissait un peu plus réveillée que tout à l’heure – l’effet d’une douche et d’un repas chaud sans doute – et tenait à la main une sorte d’attrape-rêve géant composé de pierres et d’un ensemble de plumes noires et blanches. Elle s’arrêta face à Erika et lui offrit un autre de ses sourires mystérieux et alanguis. Cette dernière resserra son châle autour d’elle en frissonnant.
- Pourquoi sommes-nous ici ? demanda-t-elle, regardant tout autour d’elle.
- Tu as peur des fantômes petite fille ? répondit Koori d’un ton légèrement moqueur. Asseyons-nous, je vais te proposer quelque chose.
Suivant le mouvement, Erika s’installa face à Koori, sur un replat herbeux à une dizaine de mètres des portes du mausolée. La kitsune planta son regard bleu pâle dans celui violet d’Erika. Son sourire avait fondu et elle s’était constitué un masque de sérieux.
- Bien. Nous n’avons que peu de temps, fit Koori d’une voix bien plus rapide qu’à son habitude. Je dois reprendre mon poste d’ici peu. Mes remplaçants sont efficaces mais seulement l’espace de quelques heures. Tu m’as dit tu n’étais pas parvenue à rappeler tes pouvoirs, or ils constituent le meilleur espoir pour ce monde. Je ne pourrais pas tenir plus de quelques mois encore et j’aimerais m’assurer que lorsque je m’effondrerai, les habitants de ce temple aient une chance ne serait-ce qu’infime de s’en sortir. Alors je fais te tisser une illusion rien qu’à toi. Toi et tes pouvoirs, et ses sensations. Tu es prête ?
Erika ouvrit la bouche pour répondre mais Koori ne lui en laissa pas le temps. Elle agita son attrape-rêves d’un geste sec et déploya son illusion tout autour d’Erika. Celle-ci vit des filaments d’irréalité se tisser tout autour d’elle, aveuglants. Elle ferma les yeux l’espace d’une seconde et, lorsqu’elle les rouvrit, elle se trouvait seule à côté du mausolée. Une douce chaleur enveloppait la totalité de son corps tandis que ses mains s’illuminaient et qu’elle sentait son pouvoir l’envahir. Une immense vague d’apaisement la frappa alors qu’elle sentait ses ailes battre dans son dos. Des larmes se mirent à couler sur ses joues tandis qu’elle s’élevait à quelques mètres du sol, propageant sa lumière tout autour d’elle, s’englobant d’une bulle flamboyante. Enfin elle se sentait chez elle, dans son propre soleil, son propre pouvoir. Elle eut envie de hurler sa joie lorsque, soudain, apparut un dragon devant elle. Elle abaissa sa lumière pour l’observer. Ce n’était pas véritablement un dragon, plutôt la rémanence d’un dragon, son esprit.
- F… Fáfnir ?
Le dragon disparut. L’illusion prit fin.
Erika était à bout de souffle et de véritables larmes coulaient sur son visage et elle était au bord de la panique. Koori l’observait d’un air légèrement apeuré.
- Etrange, dit-elle. Tu n’as pas manifesté le moindre pouvoir dans la réalité mais quelque chose semble avoir pris le pas sur mon illusion… comme si… comme si quelque chose s’en servait comme… comme d’un relai.
Elle frissonna et regarda autour d’elle, craignant que quelqu’un ne leur fonde dessus.
- Memoria, murmura Erika dans un souffle, tentant de se remettre de ses émotions. Il faut que… Ne t’inquiète pas c’était… c’était un message bienveillant je… Merci Koori merci !
Elle saisit les mains de la kitsune qu’elle baisa, avant de se relever.
- Tu devrais prendre un peu de repos avant de reprendre ton poste. Merci vraiment ! Je… je dois filer !
Erika courut vers le temple. Il fallait qu’elle trouve Lance.***
Erika n’était pas parvenue à retrouver Lance ce soir-là et les réflexions qui l’avaient occupée toute la nuit suivante la poussa à garder le silence sur sa découverte. Elle avait voulu aller trouver Koori, pour s’excuser de sa fuite et la remercier une nouvelle fois, mais celle-ci était à nouveau occupée à maintenir l’illusion autour du temple et il était hors de question de la déranger.
Prétextant une migraine, elle passa le temps de l’entrainement de la journée à l’ombre à les observer d’un œil vague, plongée dans ses pensées. Il fallait qu’elle retourne sur Memoria, une île abandonnée depuis plusieurs siècles qui abritait en secret la dernière demeure des dragons, qui abritait leurs esprits depuis le Sacrifice Bleu qui avait scellé l’existence même d’Eldarya. Que pouvait-elle y trouver là-bas ? Des conseils ? Le seul dragon qu’elle y avait rencontré, hormis Lance et Valkyon eux-mêmes, n’était pas prompte à agir. Fáfnir était un être calme et d’une grande sagesse, qui voyait d’abord le bien en chacun de ses interlocuteurs. Mais, réduit à l’état d’esprit, il ne possédait guère plus de pouvoirs que celui du conseil et de la parole. Pourtant, cette apparition la poussait à y retourner…
Cette idée tourna dans son esprit pendant les jours qui suivirent. Elle trépignait à l’idée de reprendre la route mais rechignait à mettre ses amis dans la confidence. Tous étaient ici en sécurité et Erika se refusait à être celle qui les pousserait à nouveau dans les bras du danger.
Son comportement renfermé et grognon n’échappa pas aux autres, qui la regardaient parfois d’un air étrange, sans jamais aborder directement le sujet avec elle. En réalité, le récit que Koori avait fait à Eweleïn de leur réunion au mausolée leur avait permis de comprendre ce qu’il se tramait dans l’esprit de leur amie. Mais, d’un commun accord, ils attendirent qu’elle aborde elle-même le sujet.
Cela arriva une dizaine de jours plus tard, alors qu’ils se trouvaient seuls dans la petite cantine du temple après un entrainement ayant terminé plus tard que prévu. Jamon et Ezarel mangeaient avec appétit – des habitants avaient récolté du miel dans la matinée et l’elfe avait décidé d’en faire l’aliment exclusif de son dîner – tandis que Lance et Eweleïn buvaient une tasse de thé rose. Huang Chu était assise en bout de table, entourée de parchemins à l’allure officielle. Tous discutaient paisiblement. Erika, pour sa part, était à nouveau plongée dans ses pensées, jouant avec une baie acidulée du bout de sa fourchette. Elle n’avait guère mangé ce soir, résolue à enfin s’ouvrir à ses amis. Ce ne fut que lorsque les bruits de mastication provenant d’Ezarel et de Jamon s’éteignirent enfin qu’elle prit une profonde inspiration et releva la tête.
- Je veux partir pour Memoria, déclara-t-elle vivement en braquant son regard sur Lance qui, par hasard, lui faisait face.
La discussion s’éteignit et tous la regardèrent. Eweleïn, Jamon et Lance arboraient un visage très calme, presque sérieux mais Ezarel laissait flotter un petit sourire sur ses lèvres fines. Huang Chu conserva son air sérieux et croisa les bras sur sa poitrine.
- Il était temps ! s’exclama Ezarel en se laissant aller vers l’arrière.
Erika haussa les sourcils, surprise.
- C… comment ça ?
- Erika, soupira doucement Eweleïn. Koori ne parle pas beaucoup mais elle aura tout de même trouvé le temps de venir nous parler de cela. Donc nous savons bien que Memoria occupe toutes tes pensées depuis des jours. On attendait simplement que tu daignes enfin nous en parler.
- Oh… Mais… Alors… ?
Erika regarda Eweleïn d’un air interrogateur, sans parvenir à poser sa question. Elle ne pouvait pas leur demander de la suivre, pas sans la garantie que Memoria constituait véritablement une solution.
- Alors, fit Lance sans attendre, nous devons nous rendre sur Memoria. Tout le monde ici est prêt à te suivre mais ce serait une grosse perte pour le temple si nous partions tous d’ici.
Huang Chu acquiesça d’un geste sec.
- En effet. Si nous faisons à peu près tous confiance en ton instinct ici en ta qualité d’aengel…
- Ne poussons quand même pas le bouchon trop loin, l’interrompit Ezarel dans une moue moqueuse.
La Fenghuang lui jeta un regard glacial, qui ne fit nullement fondre le petit sourire qu’arborait l’elfe, avant de reprendre :
- Je disais que, malgré tout cela Erika, le temple ne peut pas se permettre de tous vous laisser partir dans une quête aussi périlleuse. Ce sera un voyage dangereux et éprouvant et je ne pense pas qu’Eweleïn devrait vous suivre. De plus, elle est très utile ici, au milieu d’une grande communauté.
Erika jeta un regard attristé vers son amie, mais celle-ci, les lèvres pincées, acquiesça doucement. Ewe ne semblait pas satisfaite de cette organisation – qui paraissait avoir été longuement discutée avant même qu’elle n’admette vouloir reprendre la route – mais elle tombait sous le sens. L’elfe s’était plongée dans son travail d’infirmière, apportant mille et un soins aux habitants du temple, sans véritablement prendre le temps de se reposer et de s’entrainer elle-même.
- Par ailleurs, Ezarel est un alchimiste de talent et il saura vous procurer les soins de base en cas de soucis. Lui, Lance et Jamon ont tous les trois vivement insisté pour t’accompagner, bien évidemment, mais encore une fois, je ne peux me résoudre à tous les perdre. Jamon restera donc parmi nous et Dorkas prendra le poste d’Ezarel.
Dorkas était un fenghuang d’une vingtaine d’années qui s’était rapproché d’Ezarel au cours de ces deux dernières années, devenant quasiment son bras droit concernant la formation des jeunes soldats. Erika l’aimait bien. Il parlait peu mais n’hésitait jamais à répondre aux railleries de l’elfe, et démontrait un talent certain concernant la manipulation des armes les plus légères. De plus, Erika l’avait même vu donner du fil à retordre à Jamon dans un combat singulier.
- J’aurais préféré vous voir partir seulement à deux, mais Lance a refusé catégoriquement de te laisser partir seule avec Ezarel, et je n’ai pas le pouvoir de le retenir ici…
Son regard noir glissa vers le dragon. Sans avoir été véritablement impliquée dans la guerre qui s’était jouée deux ans plus tôt, il était clair que Huang Chu était la dernière personne ici à ne pas faire un minimum confiance en Lance. Malgré son discours, Erika compris bien qu’en plus de ne pas avoir le pouvoir de retenir Lance ici, elle n’en avait pas la moindre envie. Et le fait d’accepter qu’Ezarel les accompagne relevait probablement d’une volonté de garder le dragon à l’œil. Erika pinça les lèvres mais ne dit rien. Ils partiraient donc à trois, et c’était déjà infiniment mieux que ce qu’elle avait espéré.
- Il faudra préparer votre départ, poursuivit Huang Chu en se levant. Je pense que vous devriez partir d’ici deux semaines. Il fera plus froid, mais il fera sombre plus longtemps et cela nous laissera le temps de vous préparer des vivres, de vous imaginer une identité et de transformer un peu vos allures. Vous êtes trop reconnaissables et le voyage sera long à pied. Nous n’avons pas de montures à vous fournir et il est hors de question que Lance utilise ses pouvoirs qui sont bien trop voyants. Il nous faut donc réfléchir avec finesse à votre départ. Réunion demain matin dès l’aube.
Sur ces paroles, elle s’inclina légèrement en leur souhaitant le bonsoir, et quitta la pièce. Erika observa longuement Ezarel et Lance. Les deux hommes ne pouvaient pas être plus différents. Un elfe sarcastique qui n’avait pas sa langue dans sa poche et un dragon calme et solitaire qui s’exprimait rarement lorsque cela n’était pas nécessaire.
La jeune femme leur fit à chacun un léger sourire. Ils partaient pour Memoria.
Chapitre 11 - Lueurs
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Chrome n’arrivait pas à éloigner cette image de son esprit. Elle s’imposait à lui comme une démangeaison dont on ne parvenait pas à se débarrasser. Depuis sa cellule, Chrome ne cessait de penser à Leiftan et à cette étrange lueur violette qui semblait émaner de sa poitrine, dissimulée sous son épaisse tunique sombre. Le loup-garou savait qu’il n’aurait pas dû voir cela et, surtout, que les daemons n’ont plus n’étaient pas censés voir cela. Ainsi, malgré son apathie, Leiftan semblait capable de dissimuler quelque chose à ceux qui l’entouraient. Mais Chrome ne parvenait pas à comprendre pourquoi. Jusqu’ici, il n’avait jamais douté de la participation de Leiftan à ce plan qui visait au retour des daemons sur Eldarya non plus en simples émanations puissantes mais en être de chair et de sang – quoi que Chrome n’ait jamais vu un de ces monstres saigner. Durant ces deux longues années, il avait été persuadé, comme tous les gardiens qui étaient restés ici, le plus souvent contraints et forcés, qu’il s’était associé à Elle depuis bien longtemps afin de mener à bien ce projet et que l’atonie de Leiftan était simplement due à l’épuisement de ses pouvoirs à la suite de l’invocation de ses pairs.
Mais depuis cette fugitive vision quelques semaines auparavant, Chrome réévaluait ses croyances. Pourquoi un daemon dissimulerait-il quelque chose aux autres ? Leiftan avait-il autre chose en tête ? Etait-il véritablement impliqué dans les malheurs de ce temps ? Toutes ces questions tournaient en boucle dans l’esprit de Chrome et celui-ci en ressentait d’autant plus sa profonde solitude. Il n’était pas idiot, loin de là, mais son intelligence s’était toujours construire et manifestée dans l’interaction avec les autres et, face à toutes ces interrogations, il ressentait le besoin d’exprimer ses théories à quelqu’un avec qui il lui saurait possible d’interagir. Ses pensées, si elles ne s’exprimaient pas, ne faisaient que s’embrouiller, se combattre les unes les autres pour, finalement, le laisser épuiser moralement.
Malgré cet épuisement, Chrome peinait de plus en plus à trouver le sommeil. Si le confort plus que rudimentaire de sa cellule ainsi que les chaînes en argent qui l’entourait, neutralisant ses pouvoirs, y participaient grandement, le fait de désormais se coucher l’esprit embrumé par des interrogations n’arrangeait pas les choses.
C’est pour cela qu’il avait décidé de rentrer en action et cette action devait prendre effet ce soir même.
Il avait d’abord pensé inclure Karuto dans son plan mais celui-ci comportait tellement de défauts susceptibles de lui attirer des ennuis qu’il avait préféré ne pas mettre son ami en danger. Il s’était donc contenté de subtiliser un couteau à beurre lors de son passage à la cantine, profitant d’un bref moment d’inattention des tenii chargés de monter la garde. Il l’avait gardé dans sa manche toute la journée, paniqué à l’idée de se faire prendre. Finalement, son inquiétude s’était révélée vaine et, au moment de la tombée de la nuit, il avait laissé le garde l’enfermer dans sa cellule comme d’habitude.
Cela faisait désormais presque quatre heures, à en juger par son instinct, qu’il attendait patiemment les profonds ronflements du garde. Après des mois d’enfermement, il n’avait pas été très compliqué de repérer quels gardes étaient moins obstinés à la tâche que les autres. Celui-ci était un gros balourd que Chrome avait déjà aperçu en train de se goinfrer et ses heures de garde se résumaient le plus souvent en une digestion profonde et somnolente.
La nuit était toutefois déjà bien avancée lorsqu’enfin le garde se mis à ronfler, indiquant enfin à Chrome que celui-ci dormait profondément. Alors, silencieusement, il glissa le couteau à beurre qu’il avait habilement tordu dans la serrure et, en quelques minutes seulement, fit pivoter la porte dans un léger grincement. Il s’immobilisa quelques secondes, s’assurant que l’homme roupillait toujours à quelques mètres de lui. A nouveau, les ronflements lui parvinrent aux oreilles. Alors Chrome retrouva ses mouvements de gardien de l’ombre.
Il n’était pas aisé de reprendre ses mouvements fluides et discrets sous ces lourdes chaînes d’argent qui lui brûlaient la peau au moindre mouvement. Il lui fallut le temps de grimper les escaliers menant à la salle des portes pour parvenir à adopter une démarche qu’il jugea suffisamment discrète pour passer inaperçu. Le fait d’être passé sans dommage devant un garde gras et peu appliqué dans son travail n’avait rien d’un exploit. Eviter les cortèges de tenii qui patrouillaient un peu partout dans le Quartier Général était une autre paire de manche.
Une fois arrivé dans la salle des portes, Chrome observa longuement son entourage, tapi dans l’ombre d’une colonne. Tout paraissait calme et aucun mercenaire ne semblait trainer aux alentours. Le loup-garou prit une profonde inspiration et s’élança, se faufilant d’ombre en ombre, en devenant presque une – cette idée le fit tressaillir intérieurement… personne n’appréciait beaucoup les ombres ces temps-ci.
Alors qu’il atteignait enfin le couloir des gardes qui devait le mener dans la salle du cristal, Chrome eut une pensée pour Nevra, son mentor. C’était lui qui lui avait appris à se déplacer ainsi, à profiter de chaque élément de son environnement. Se retrouver à pratiquer ces techniques au sein même de la garde, qui avait été son terrain d’entrainement à ses débuts, lui serra le cœur. Il décida de rejeter cette pensée, tout comme il rejetait les pensées qu’il avait pour Karenn une fois le sommet des escaliers atteints, après chaque matin. Le désespoir serait son pire ennemi, la tristesse sa plus grande faiblesse. Il ne devait laisser ni l’un ni l’autre prendre le dessus tant que tout espoir de se sortir d’ici n’était pas complètement mort. Et Leiftan et sa lueur violette représentaient le signe d’un possible échappatoire le plus clair qu’il n’ait jamais reçu jusqu’ici, sans qu’il ne parvienne à savoir pourquoi.
Chrome dut se reconcentrer un peu plus vigoureusement lorsqu’il parvint à quelques mètres de la salle du cristal. Deux gardes se tenaient debout à l’entrée et, contrairement à celui de la prison, ceux-ci étaient parfaitement éveillés. Il lui fallut réfléchir un peu plus longuement. Prévoyant de retourner dans sa prison comme si de rien n’était une fois sa petite investigation menée, il ne pouvait pas prendre la décision de les éliminer de but en blanc. Il était d’ailleurs très peu probable qu’il soit capable de les affronter tout court. Les deux paraissaient très bien entrainés tandis qu’il était passablement sous-alimenté et enchaîné. Ne restait plus qu’à se faufiler. Se replongeant dans l’ombre d’une colonne, il sortit son couteau à beurre tordu et, d’un geste vif, le jeta de l’autre côté du couloir plongé dans l’obscurité.
Le tintement provoqué par le métal contre le marbre attira l’attention des deux gardes l’espace d’une brève seconde. Chrome la saisit pour passer derrière eux, aussi léger et furtif qu’une anguille. Une brève seconde, il espéra que, de là où se trouvait son mentor, celui-ci était fier de lui. Alors qu’il grimpait rapidement les marches menant à la salle du cristal, Chrome rejeta à nouveau cette pensée. Pas le temps, pas le moment.
Enfin il arriva dans la grande pièce circulaire. Seule la lumière violacée du cristal éclairait les lieux, parfaitement vides. Tous les daemons devaient être partis en mission ou étaient occupés à quelques méfaits dans les environs. Seul un se tenait toujours sur son trône de pierre noire, avachi, plongé dans une étrange torpeur.
A pas de loup, Chrome s’approcha de Leiftan. Son regard observait le moindre recoin, ne se posant jamais plus de quelques secondes au même endroit. Ses oreilles touffues étaient dressées, surveillant le moindre bruit. Il arriva enfin devant celui qui avait un jour été un de ses chefs. Il l’observa attentivement. Très amaigri, le menton reposant sur sa poitrine, on aurait presque pu le croire mort si cette dernière ne se soulevait pas très légèrement à chacune de ses respirations. Sur ses genoux était posée une assiette. Vide. Visiblement, le daemon trouvait encore la force de se nourrir un minimum même s’il semblait à Chrome qu’il n’était pas capable de faire le moindre geste.
Lentement, avec précaution, Chrome se rapprocha un peu plus de Leiftan et posa ses mains sur le bas de sa tunique pour la relever, très lentement, craignant de le réveiller, de le sortir de son apathie, de provoquer la colère du daemon. Mais Leiftan ne réagit pas et Chrome continua son manège. Sous sa tunique, Leiftan portait une sorte de justaucorps noir opaque qu’il eut plus de mal à relever tant ses attaches étaient serrées. Visiblement Leiftan, ou celui chargé de le vêtir, se donnait beaucoup de mal pour empêcher ces vêtements de dévoiler quoique ce soit du corps du daemon…
Enfin, Chrome accéda à la poitrine nue de Leiftan. La lueur violette était là. Au niveau de son cœur, éclairant faiblement sa poitrine. En la voyant aussi directement, Chrome comprit. Ce violet était exactement celui du cristal. Surtout, il était exactement celui de la corruption du cristal. Son cœur s’accéléra. L’unique morceau manquant se trouvait ici. En Leiftan. Expliquant son épuisement, sa ferveur à dissimuler toute parcelle de son corps éclairé par cette lumière terrifiante. Avec précipitation, la respiration sifflante, Chrome rhabilla Leiftan de façon à cacher à nouveau sa découverte. Et quelle découverte !
Le cerveau du loup se mis à tourner à mille à l’heure. Si Leiftan dissimulait une telle chose en lui, ruinant sa santé physique et mentale, annihilant ses pouvoirs, alors que cet ultime morceau pouvait apporter aux daemons les pleins pouvoirs sur Eldarya… alors lui-même ne pouvait pas avoir participé à toute cette catastrophe. Alors… alors elle avait agit seule et, surtout, elle ignorait que ce que les daemons recherchaient pour elle depuis tant de temps se trouvait juste sous son nez.
Chrome recula précipitamment. Il devait rejoindre sa cellule, se mettre en sécurité pour réfléchir plus longuement à ce qu’il devait faire de cette nouvelle et cruciale information. Il se dirigea vers la sortie de la salle du cristal, le cœur battant à tout rompre.
Soudain, des bruits de bottes à hauts talons résonnèrent. Entrant dans la salle du cristal alors que lui-même s’apprêtait à en sortir, Elle se dressa devant lui.
- Tiens tiens, fit une voix froide et mielleuse à la fois. Je ne crois pas que ce soit l’heure de ta promenade petit cabot.
Chrome se sentit défaillir.
Chapitre 12 - Voyage
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Ils avaient quitté le temple depuis déjà trois jours. Emmitouflée dans une épaisse cape de laine, Erika suivait Lance qui avançait d’un pas vif parmi les arbres, suivant un sentier qui serpentait dans la forêt. Bien qu’elle ne l’entendît pas, elle savait qu’Ezarel la suivait à seulement quelques pas derrière. Cette organisation avait été décidée par Lance : le dragon, ayant les meilleurs yeux, s’était placé devant afin d’anticiper leur avancée tandis que l’elfe, ayant la meilleure ouïe, surveillait leurs arrières. Erika avait été un peu vexée de constater qu’elle n’avait pas la « meilleure » quoique ce soit mais avait accepté l’organisation sans broncher. Tout aussi froissant que cela puisse être, il fallait admettre que Lance n’avait pas tort. Ils avaient donc marché ainsi pendant trois jours, discutant à peine, suivant un sentier visiblement très emprunté durant les beaux jours. Avec l’avancée de l’automne, il paraissait un peu plus abandonné, de grandes feuilles jaunes le rendant glissant sous leur bottes. Lance avait supposé qu’il s’agissait d’un sentier emprunté par divers colporteurs lors de l’été, leur permettant de se hisser dans les montagnes ou de descendre vers les côtes selon leur origine. Erika avait d’abord été surprise de la décision des deux jeunes hommes. Pourquoi suivre un chemin qui risquait d’être emprunté ?
- Parce que nous allons nous faire passer pour de la main d’œuvre allant chercher du boulot dans un port pour l’hiver, avait répondu Lance. Autant emprunter des routes un peu officielle, cela paraitra moins suspect
Leur départ s’était fait en très petit comité. Seuls Eweleïn, Jamon et Huang Chu leur avait dit au revoir alors qu’ils prenaient la route quelques heures avant l’aube. La jeune elfe avait enlacé Erika dans ses bras d’un air digne et attristé mais Jamon, de grosses larmes tombant de ses yeux, l’avait serrée si fort qu’elle avait cru fusionner avec lui l’espace d’un instant. Huang Chu leur avait sobrement recommandé la prudence tout en leur souhaitant bonne fortune dans leur quête. Dissimulés sous des capes, leur apparence transformée, les trois compères avait pris la route.
Erika avait d’abord eu du mal à s’habituer aux nouvelles couleurs de cheveux de ses compagnons. Ezarel et Lance avaient désormais les cheveux d’un noir de jais, tout comme elle, et leurs tenues étaient très sobres, se voulant plus pratiques qu’élégantes. Chaudes et discrètes, ils ressemblaient véritablement à de simples voyageurs cherchant à louer leur force de travail pour l’hiver. Malgré tout, chacun d’entre eux dissimulaient habilement leurs armes sous leurs capes et dans leurs besaces, craignant d’être surpris et reconnus à tout moment par les mercenaires de la garde.
Le voyage devait durer un peu moins d’une semaine. Ils avaient décidé de rejoindre la ville de Glas Gow – connaissant peu la géographie eldaryenne, Erika s’était contentée d’approuver ce que les deux hommes disaient. Il s’agissait la ville portuaire la plus proche. Forte de plusieurs milliers d’habitants, elle était d’autant plus peuplée à l’approche de l’hiver lorsque la pêche prenait le dessus sur l’agriculture. Il n’était donc pas rare de voir de pauvres travailleurs non propriétaires de terres descendre en ville pour tenter de se faire embaucher sur un navire ou directement dans le port. Ils avaient pour projet de voler un petit bateau de pêche en pleine nuit afin de rejoindre les mers du sud, où se trouvait Memoria. Le voyage serait long mais Lance et Ezarel ne paraissaient pas s’en inquiéter, ce qui rassurait Erika.
Ils étaient entrés dans la forêt en début de matinée et, si les arbres les protégeaient du vent qui paraissait s’être levé, le froid se faisait mordant. Seul Lance ne paraissait pas souffrir de cette brusque chute de température. Ezarel marmonnait par intermittence en frissonnant et du capuchon d’Erika ne dépassait plus qu’un simple nez, rougi par le froid.
- Il nous reste combien de jours de marche environ ? demanda finalement Erika en milieu de journée lorsqu’elle jugea que le silence avait assez duré.
Lance se tourna brièvement pour lui jeter un coup d’œil et réfléchit quelques instants.
- Je dirais deux bonnes journées si nous continuons à cette allure. J’espère que le froid ne nous ralentira pas trop.
Ezarel eu un petit rire de dédain derrière eux. Erika se retourna pour le voir jeter un regard envieux vers le dragon qui avait rejeté sa cape et relevé ses manches.
- Facile à dire pour le dragon !
Lance haussa simplement les épaules mais ses lèvres s’étirèrent en un petit sourire.
- Ce n’est pas ma faute si les elfes ont la peau sensible, Ezarel.
Ils avaient cessé de marcher, profitant de ce bref échange pour prendre une petite pause. Erika en profita même pour sortir son outre et boire un peu. Les deux jeunes hommes, bien que de caractères très différents, parvenaient à s’entendre et à se démontrer ce qui semblait être de l’amitié à travers de petites joutes verbales très simples. Ezarel s’y lançait toujours avec plaisir et Lance répondait toujours avec calme quand bien même sa langue savait se faire aussi tranchante qu’une épée. Erika se contentait le plus souvent de les observer, ajoutant parfois son petit grain de sel lorsqu’une réplique élégante lui venait. Mais elle était la plupart du temps plongée dans ses pensées, celles-ci se tournant vers Memoria et ce qui l’y attendait. Elle espérait y trouver des réponses, mais les questions continuaient à s’entasser dans son esprit.
- C’est bien égoïste de ta part de ne pas nous faire partager ta chaleur de salamandre, répliquait Ezarel alors qu’Erika s’efforçait de ne pas se laisser emporter dans ses pensées.
Lance haussa légèrement les sourcils. Ils avaient envisagé d’utiliser les pouvoirs de Lance, pour se réchauffer certes, mais surtout pour voyager, et en avaient conclu qu’il valait mieux emprunter un moyen de transport plus habituel et, surtout, plus discret. L’apparition du dernier dragon dans le ciel d’Eldarya, bien que blanc comme glace, aurait été à peu près aussi discret et intelligent que de chatouiller un ocemas endormi.
- Tu peux toujours te blottir contre lui pendant le reste du voyage Ezarel, ne t’en fait pas je ne me sentirai pas mise à l’écart si jamais vous vous rapprochez.
Lance et Ezarel la regardèrent en même temps, l’air surpris et quelque peu gêné. Puis l’elfe pouffa légèrement.
- Tentant mais, désolé Lance, tu n’es pas vraiment mon genre.
Le dragon haussa les épaules et, en se détournant, répliqua :
- Tant pis, tu ne sais pas ce que tu rates.
Erika et Ezarel emboîtèrent le pas à Lance en riant et tous trois reprirent leur marche. Ils poursuivirent leur avancée dans un silence quasi-complet, jusqu’à la tombée de la nuit. Ils s’installèrent dans une petite clairière, grignotèrent quelques lamelles de viande séchées puis s’enroulèrent dans leurs capes jusqu’au matin. Comme depuis leur départ, Erika dormit mal, assaillie par différents rêves invitant le plus souvent des daemons sans visage et un Nevra mort ou sur le point de mourir. Les deux journées suivantes se poursuivirent de la même manière, le vent se faisant de plus en plus mordant à mesure qu’ils approchaient de la côte. Enfin, un matin alors qu’ils avaient passé la nuit au sommet d’une colline, Ezarel déclara :
- Nous devrions arriver avant la fin de l’après-midi, qu’en penses-tu Lance ?
Le dragon, qui grignotait quelques baies, acquiesça.
- Il faudra nous montrer prudent en approchant de la grande route. Les sentiers de colporteurs sont peu fréquentés en automne mais il y aura beaucoup de passage là-bas. Je propose de la rejoindre le plus tardivement possible, à quelques kilomètres des portes de la ville au maximum.
Ezarel acquiesça. Quelques minutes plus tard, ils se mettaient en route.
- Est-ce que l’un d’entre vous est déjà allé à Glas Gow ? demanda Erika après une heure de marche.
La jeune femme n’avait pas une grande connaissance des villes d’Eldarya et tout ce qu’elle savait de Glas Gow était ce que Caméria, une hamadryade qui avait appartenu à la garde, lui avait raconté à son sujet au détour d’un couloir. C’est-à-dire assez peu de choses.
- Je sais que c’est une ville portuaire et que Caméria y a poursuivi un homme infecté par le Cristal il y a quelques années. Est-ce qu’elle est très défendue, est-ce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux savoir avant de s’y rendre ?
Ezarel haussa les épaules.
- Je suis déjà passé dans la région mais je ne suis jamais rentré dans la ville directement. Je sais juste que ce n’est pas une des cités dirigeantes de la région et qu’elle se démarque surtout pour son marché et son port.
- A vrai dire, fit Lance, c’est à peu près tout ce qu’il y a à savoir. C’est une petite ville fortifiée qui a su fructifier grâce à la pêche et à sa position sur un estuaire qui rend facile le débarquement et la navigation. Cela étant, elle n’a pas très bonne réputation. J’y ai beaucoup fureté quand j’étais… Enfin, il y a quelques années. C’était assez facile de trouver de la contrebande ou quelques gars pour effectuer de sales besognes en échange de quelques sous. Il faudra faire attention mais si nous ne faisons pas de vague, nous devrions passer inaperçus au moins jusqu’au port.
Erika hocha la tête. Jusqu’au port oui. Jusqu’à ce qu’ils tentent de voler un bateau pour prendre le large. Le plan à ce sujet n’avait pas été particulièrement approfondi puisque cela dépendrait des navires à quai et de l’état des différents guets de la ville.
Ils marchèrent encore environ cinq heures avant d’apercevoir la mer au loin. Avec les couleurs orangées de ce début d’automne, elle paraissait grise et brillante dans le lointain et Erika la trouva particulièrement belle. Peut-être existait-il un endroit dans ce monde où ils pourraient simplement vivre heureux, où les daemons n’avaient pas accès ? S’il fallait envisager une porte de sortie, la mer s’offrait pleinement à eux. Il leur fallut marcher encore une petite demi-heure pour apercevoir au loin les fortifications de Glas Gow ainsi que la piste principale qui paraissait pouvoir les mener directement à ses portes. Ils décidèrent de prendre une petite pause dans un bosquet non loin de la piste.
- Je vais partir en éclaireur, déclara Lance. Vérifier qu’il n’y ait pas de mauvaises surprises ou un trop grand contingent de gardes. Je reviens d’ici une petite heure. Si jamais il m’arrive quelque chose, patientez une heure de plus puis rebroussez chemin.
Erika fronça les sourcils, mécontente à l’idée de potentiellement abandonner un des membres de leur petite équipe. Mais elle n’eut pas le temps d’intervenir. Lance avait déjà tourné les talons et s’éloignait à pas vif vers la piste. En soupirant, elle se laissa donc tomber dans l’herbe, s’installant en tailleur, sa besace contre elle. Ezarel vint s’installer à ses côtés, s’adossant contre un tronc. La fatigue accumulée tout au long du voyage les maintint dans un silence de plusieurs minutes. Ezarel paraissait plongé dans ses pensées, le regard dans le vague. Erika piquait du nez et devait régulièrement se pincer pour ne pas s’endormir.
- Je pense souvent à lui tu sais, déclara soudainement Ezarel, toujours les yeux dans le vague.
Erika se tourna vers lui, un peu surprise.
- A qui penses-tu souvent ? demanda-t-elle en redoutant la réponse.
- A Nevra.
Elle sentit son cœur se serrer. Elle n’était pas certaine de vouloir s’aventurer sur ce sujet-là, après deux années qui ne lui avaient pas véritablement donné l’occasion de faire son deuil. Le récit d’Ezarel à leur arrivée au temple avait ouvert un nouveau processus d’acceptation de la mort de Nevra et celui-ci progressait lentement. D’autant plus lentement qu’Erika faisait tout pour ne pas que les autres autour d’elle ne le remarque. Evidemment, Ezarel, moqueur sensible et ami proche de Nevra, ne pouvait pas l’avoir manqué. Erika ne répondit pas et l’elfe poursuivit :
- A ce que j’aurais pu faire ce jour-là, à ce que j’aurais dû faire ce jour-là… Comment je l’ai laissé s’enfoncer seul… Je suis profondément désolé Erika. Je vois combien tu luttes pour oublier, pour avancer et je… je suis désolé.
Erika lui prit doucement la main et la serra fortement.
- Il n’y a aucun reproche à faire à personne à propos de cette journée. Pas de notre côté en tout cas. Nous avons lutté, nous avons fait ce que nous pouvions. Et tu as sauvé beaucoup de monde Ezarel… Nevra… Nevra était un chef de garde aguerri et il n’avait pas à être ta priorité dans ce combat.
Elle sentit des larmes se mettre doucement à couler sur ses joues et la main tremblante d’Ezarel serra un peu plus fort la sienne.
- Je te vois lutter seule, te retourner la nuit dans ta cape, marmonner dans ton sommeil. Je… je veux que tu saches que tu n’es pas seule. Que tu peux aussi te libérer un peu de tout ce poids sur ceux… sur ceux qui savent ce que c’est que de perdre quelqu’un qu’on aime. Nevra et Valkyon étaient mes meilleurs amis. Ils ne sont plus là et affronter cette pensée seul, comme tu as dû affronter celle de la disparition de Nevra seule, est inhumain.
La jeune femme ne répondit pas mais se laisser aller contre l’épaule de l’elfe, serrant toujours sa main avec force. Si elle s’était effectivement retrouvée seule, sans son amant, Ezarel avait bel et bien perdu ses deux plus proches amis en l’espace d’une seule journée. Il avait malgré tout sauvé beaucoup de monde, avait organisé la défense du temple, paraissait s’être reconstruit dans l’altérité. Et même si tout cela n’était qu’une façade, une illusion contre la souffrance, un moyen de la tenir à distance… lui ne s’était pas plongé dans le désespoir comme elle l’avait fait pendant presque deux ans. Il lui avait fallu une apparition de l’Oracle. Que serait-il advenu d’elle sans ce rêve ?
- Je me suis sentie si seule, fit-elle d’une voix un peu rauque. Alors que tout le monde avait perdu quelqu’un, quelque chose… Si seule…
Ezarel poussa un très léger soupir et leva la tête vers la cime des arbres.
- Quand j’étais petit, dans un des villages de la Grande Forêt à l’Est, ma grand-mère me disait souvent que tant que l’on est entouré d’arbres, nous ne sommes jamais vraiment seul…
La jeune femme releva la tête pour regarder l’elfe et, entre ses larmes, naquit un léger rire nerveux. Ezarel parut surpris par cette réaction.
- Quoi ?
- Tu sais que c’est proprement terrifiant comme idée ça ! s’écria-t-elle en désignant la forêt qui les entourait. Pas du tout rassurant !
Et elle continua à rire, toujours un peu nerveusement, se laissant aller contre l’épaule de son ami. Quelques secondes après elle, Ezarel se mit à rire aussi en parcourant aussi les arbres du regard.
- Oui c’est vrai, fit-il en riant. Désolé, les mantras familiaux n’étaient pas faits pour nous rassurer je crois.
Et tout deux continuèrent à rire quelques minutes, libérant cette tension qui s’était installée depuis qu’Ezarel avait prononcé le nom de Nevra.
Lorsque Lance réapparut devant eux quelques temps plus tard, ils avaient encore les larmes aux yeux et leurs épaules tressautaient légèrement. Le dragon les regarda d’un air suspect mais Erika le rassura d’un simple geste.
- Tout est bon. On peut rentrer dans la ville.
Chapitre 13 - Complications
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En pénétrant dans Glas Glow, Erika avait constaté que cette ville ressemblait beaucoup aux vieilles villes portuaires qu’elle avait pu visiter avec ses proches lorsqu’elle était sur Terre. Lorsqu’elle et Ezarel avaient suivis Lance jusqu’au port, cette impression s’était confirmée. Glas Glow était née dans un Golfe et devait sa prospérité à son gigantesque port de commerce qui profitait du fort marnage. Une longue rue pavée courait tout le long du port en un arc de cercle suffisamment grand pour qu’Erika peine à en apercevoir le bout. Diverses boutiques étaient ouvertes le long de cette promenade, participant au brouhaha ambiant auquel la jeune femme eu du mal à s’habituer après des jours dans le silence de la forêt. Tout autour de leur petit groupe, des marchands, pêcheurs, investisseurs et autres marauds s’agitaient, vendaient, négociaient, entourés d’une vive odeur de poisson qui fit plisser le nez à Erika.
Lance les conduisit d’un pas sûr vers une petite bicoque tout au bout du port, vers l’Est. Alors qu’ils approchaient de leur destination, la foule se fit moins dense et l’agitation se tarit peu à peu. Seule restait l’infâme odeur. Enfin, Lance retira son capuchon et les deux autres firent de même. Le dragon les conduisit dans la vieille baraque. Il s’agissait en réalité d’une vieille auberge branlante, presque vide. Derrière le comptoir, un vieillard les accueillis dans un grognement. Lance commanda trois boissons à la couleur profondément suspecte puis les conduisit jusqu’à une table poisseuse. Trois autres clients se trouvaient là, déjà passablement ivres, et aucun ne firent attention à eux. Leur table était installée à côté d’une des seules fenêtres – noire de crasse – qui donnait sur le port. Alors qu’ils prenaient place, Erika surprit le regard un peu mauvais du vieillard derrière le bar et retint un frisson. Rien de bien surprenant là-dedans mais… elle n’aimait pas du tout cet endroit.
- Nous allons attendre ici jusqu’à la tombée de la nuit d’ici deux bonnes heures, fit Lance à voit basse en posant sa chope sans même y touche. Cela nous permettra de repérer la fréquence des tours de guet dans cette zone du port. Elle est assez délaissée. On devrait pouvoir aussi y repérer quels bateaux seront les plus simples à manœuvrer à trois… Ils sont souvent laissés ici vu qu’ils ne valent pas autant que les Hourque ou les Caraque des grands marchands.
Ezarel, qui s’était installé en face du dragon, l’observa d’un air suspect, les sourcils froncés.
- Tu m’as l’air de t’y connaître un peu trop sur la manière de voler un bateau dans cette ville…
Le dragon eut un sourire un peu contrit.
- Ce ne sont pas mes premiers pas dans l’illégalité, répondit-il sans donner plus de détails. Maintenant, taisez-vous et observez.
Ils demeurèrent ainsi en silence, faisant mine de siroter leurs boissons à l’odeur aussi infâme que celle du port, notant les passages des petits groupes du guet, observant les navires qui paraissaient les plus délaissés mais qui demeuraient en bon état général. Au bout d’une heure, Lance leur indiqua discrètement un petit bateau qui disposait d’une petite cale et d’une seule voile. Une heure plus tard, le soleil était largement couché et ils avaient à peu près retenu les créneaux des guets. Ils décidèrent de patienter encore deux petites heures, le temps que l’agitation du reste du port s’apaise quelques peu – bien que ces grands ports ne dorment jamais pleinement – avant d’embarquer discrètement.
Ils détenaient suffisamment d’eau et de vivres pour voyager deux journées, ce qui leur permettrait de débarquer dans un port un peu plus petit et moins surveillé pour refaire leur stock… avant de partir pour Memoria. Le plan paraissait prendre forme et Erika sentait Lance et Ezarel en confiance, presque fébriles. Pourtant, la jeune femme ne parvenait pas à se détendre. Les deux hommes étaient dos à la salle mais elle voyait bien les regards sombres que leur adressait régulièrement le vieillard. A certains moments, celui-ci s’absentait dans l’arrière-salle mais il revenait toujours rapidement, ses yeux mauvais glissant rapidement sur leur petit groupe.
Enfin, Lance décréta qu’il était temps et ils se levèrent. Lance laissa tomber une pièce de cuivre sur la table et tous trois se dirigèrent vers la porte.
- Eh ! croassa la voix éraillée du vieillard dans leur dos. Où c’est que vous croyez que vous allez vous ?
Erika s’immobilisa en même temps que Lance et Ezarel. Le premier se retourna lentement pour faire face au vieillard. La jeune femme aperçut l’elfe poser discrètement une main sur une dague qui pendait à sa ceinture. Sans savoir quoi faire, Erika se tint donc à l’affut.
- Que voulez-vous dire ? demanda Lance d’une voix très calme.
- Faut m’payer ! Z’allez quand même pas boire et squatter mon établissement sans raquer hein !
Le dragon désigna la pièce de bronze laissée sur la table, l’air surpris. Mais le vieillard l’ignora et reprit sa tirade en s’extrayant péniblement de derrière le comptoir. Dans la salle, les trois clients qui n’avaient pas bougé s’étaient également redressé, regardant leur petit groupe d’un air soupçonneux. L’un d’entre eux tira même un vieux couteau de sa bottine.
- Z’êtes des ptits voleurs hein ! Toi avant t'avais tes ch’veux blancs là j’te reconnais ! Y avait toujours de la pagaille quand tu v’nais pas chez moi à l’époque ! Toujours des fouineurs qui revenaient dans mon auberge après, soi-disant qu’un bateau manquait ! Alors z’allez pas bouger, les ptits voleurs !
Lance jeta un bref regard à Ezarel et fit un léger pas en arrière, vers la porte. L’elfe saisit tout de suite le signal et empoigna Erika par le poignet pour la tirer vers l’extérieur, donnant un vif coup d’épaule pour ouvrir la porte. Le dragon, dégainant son épée, les suivit en marche arrière… mais se cogna bientôt contre les deux autres qui s’étaient immobilisés.
A l’extérieur, tout un groupe du guet, lourdement armés, entourait l’auberge. L’un d’entre eux s’avança, un grand sourire dévoilant plusieurs fausses dents et de mauvaises intentions.
- On sème le trouble chez le vieux Venroy les p’tits jeunes ?! Vous m’avez pas vraiment l’air de connaître Glas Glow aujourd’hui… Embarquez-moi ça !
Les autres soldats, à l’air tout aussi corrompu que leur chef, s’avancèrent vers eux en tirant leurs sabres ou en levant leurs arbalètes. Ezarel et Erika levèrent lentement les mains, leurs cœurs battant à tout rompre. Mais Lance, attaché à son rôle de protecteur du groupe, fit mine de vouloir tirer son épée. Un trait fila vers lui sans la moindre hésitation. Trouva l’interstice parfaite dans le pli du bras. Le dragon partit en arrière sans saisir son arme.
Ezarel et Erika réagirent en même temps. L’elfe tira sa dague et l’aengel illumina ses mains. Il était déjà trop tard. Ils étaient trop nombreux, Erika encore trop faible et Ezarel trop seul dans ce combat. Ils leur tombèrent dessus.***
Lorsqu'Erika reprit conscience, elle comprit rapidement deux choses sans même ouvrir les yeux. L'odeur de poisson avait disparu, ils avaient donc quitté Glas Glow. Et le sol sous eux brinquebalait avec force, ils étaient donc à nouveau sur les chemins. Il lui fallut encore plusieurs minutes avant de trouver la force - et peut-être aussi le courage - d'ouvrir les yeux.
Une forte douleur raisonnait dans son crâne, irradiant de sa nuque où l'un des soldats l'avaient frappée pour lui faire perdre connaissance. Elle n'avait pas eu le temps de voir Ezarel tomber à sa suite, noyé sous une vague de soldats corrompus. Elle avait simplement entendu l'un de ces derniers mentionner le bon prix qu'ils allaient tirer de ces trois étrangers qui s'étaient aventurés dans une zone malfamée du port. Puis la pensée de Lance, blessé d'un trait d'arbalète la frappa et elle ouvrit soudainement les yeux.
La première chose qu'elle vit fut la cage aux épais barreaux de fer. Elle en vit en fait les barreaux, puisqu'elle reposait dedans, vulgairement balancée sur le plancher moisi qui en tapissait le fond. Avec elle, deux personnes. Elle reconnut immédiatement la silhouette d'Ezarel, penchée sur l'autre corps. Lance.
Elle se redressa un peu trop vivement et des lumières dansèrent devant ses yeux. Alors que l'elfe se tournait vers elle, visiblement soulagé de la voir enfin réveillée, elle sentit le poids des chaînes à ses pieds et à ses mains. Après que sa vision se fut éclaircie, elle constata qu'Ezarel aussi portait des chaînes à ses mains. Celles-ci étaient rouges de sang. Lance, lui, était libre de toute entrave. La panique s'empara d'elle alors qu'elle rampait vers ses amis.
- Que... que s'est-il..., murmura-t-elle d'une voix rauque à l'adresse de l'elfe.
Ezarel passa une main ensanglantée sur son front avant de désigner Lance.
- Il est vivant. Mais très mal en point. Et il semblerait que les marchands d'esclaves fassent désormais leur beurre à Glas Glow... Je crois qu'on nous transporte dans les terres pour être vendus.
Chapitre 14 - Rude voyage
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Il fallut plusieurs jours à Erika et Ezarel pour pleinement comprendre ce qui leur était arrivé après que les soldats leur soient tombés dessus au port de Glas Glow. Après avoir tendu l’oreille pour recueillir des informations de ceux qui tiraient la cage et en avoir discuté entre eux à voix basse, ils avaient fini par tirer plusieurs conclusions. Tout d’abord, Glas Glow n’était plus telle que Lance et Ezarel avaient pu la connaître auparavant. Avec la chute de la Garde d’Eel, certains groupes de bandits et de mercenaires, probablement contrôlés de loin par les daemons, avaient pris le contrôle de la ville, réorganisé les guets et redéveloppé un commerce très ancien à destination du Sud du continent très demandeur… Le commerce d’esclaves.
- Eldarya pratique encore l’esclavagisme ? avait demandé Erika à Ezarel, le cœur serré en se rappelant ses cours d’histoire.
L’elfe, adossé contre les barreaux de la cage, son regard posé sur un Lance toujours inconscient, avait haussé les épaules.
- La garde a tout fait pour l’abolir il y a déjà plusieurs décennies, avec succès dans la majorité des territoires d’Eel. Mais les territoires du Sud, dans certaines tribus d’elfes, de vampires ou d’autres faeries qui fonctionnent avec des cercles hiérarchiques très définis, échappaient largement à notre juridiction… Je suppose qu’avec la chute d’Eel, il a été aisé de remettre ce commerce sur le devant de scène.
Leur discussion les avait également menés à supposer que le vieillard de l’auberge, le dénommé Venroy, s’était empressé d’envoyer quelqu’un chercher les nouveaux gardes de la ville pour leur indiquer cette nouvelle chair fraiche en bonne santé qui avait eu le malheur de s’aventurer du mauvais côté du port. Fort heureusement, s’il paraissait avoir vaguement reconnu Lance, personne parmi les gardes ni mêmes le marchand d’esclave auquel ces derniers les avaient vendus, ne semblaient avoir reconnu les trois fugitifs anciennement membres de la garde. Il s’agissait là du seul point positif à leur condition…
Ils voyageaient désormais depuis deux jours. La cage dans laquelle ils se trouvaient étaient petite, son plancher humide, et elle était posée sur un vieux chariot qui n’amortissait aucunement les chocs de la route boueuse et caillouteuse que les marchands avaient décidé d’emprunter en direction du Sud. Le chariot faisait partie d’une caravane de plusieurs autres, tous ornés d’une cage comme celle-ci contenant trois à six pauvres faeries. Erika et Ezarel avaient rapidement repéré le marchand qui les détenait parmi ses autres employés. C’était un grand homme, dans la cinquantaine, la bedaine saillante, dont la richesse se dévoilait dans ses quelques dents en or et dans les grosses bagues qu’il portait à ses doigts boudinés. Il se préoccupait peu d’eux, demeurant la majeure partie du temps dans sa propre calèche, laissant le soin à ses employés de s’occuper des esclaves.
La caravane s’arrêtait une fois par jour, peu avant la tombée de la nuit. Alors, les hommes en charge du chariot ouvraient les cages, faisant sortir les esclaves le temps qu’ils fassent leur besoin, avant de les enfermer à nouveau et de leur servir un piteux ragoût. Toujours le même. Il n’avait pas fallu plus d’une journée pour qu’Erika comprenne le processus de déshumanisation qui s’appliquait à eux. Mais comment résister ? Ezarel et elle avaient bien saisi qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour l’instant. Lance n’était pas en état de prendre la fuite, ils étaient tous désarmés, et ils s’enfonçaient peu à peu dans un territoire qui était assez peu connu d’Ezarel lui-même.
Après avoir fait le bilan de leur situation à la suite du réveil d’Erika, ils parlèrent peu. Ezarel passait la majeure partie de son temps à s’occuper de Lance. La flèche qu’il avait reçue avlui avait fait perdre beaucoup de sang. L’elfe, qui n’était pas guérisseur, avait mobilisé toutes ses compétences d’alchimiste pour faire cesser l’hémorragie et Erika savait que lors de chaque sortie de cage, celui-ci cherchait avidement la moindre plante qui lui permettrait d’éviter une infection. Malgré cela, Lance ne reprenait pas conscience. Il était toujours vivant en revanche, sa poitrine se soulevant faiblement mais régulièrement, et il gémissait parfois de douleur. Lors de chaque repas, Erika et Ezarel s’appliquaient à lui faire avaler un peu du jus du ragoût, sans grande conviction. D’après Ezarel, sans soin d’ici une petite semaine, Lance ne se remettrait pas. C’était aussi ce que pensaient la troupe du marchand d’esclaves. Les hommes ne s’embêtaient plus à lui remplir une assiette de ragoût, se contentant de servir Ezarel et Erika qui divisèrent donc leurs rations. Lance n’était désormais plus qu’une marchandise ayant perdu sa valeur.
Par ailleurs, Ezarel et Erika avaient constaté que leur vulgaire teinture s’effaçait progressivement en raison de l’humidité qui chargeait l’air. Si la transformation se voyait peu chez Erika, qui passa simplement du brun au châtain, les chevelures bleues et blanches des deux hommes ne tarderaient pas à attirer l’attention. Ainsi, à chaque sortie, Erika remplissait ses poches de boue qu’elle utilisait pour recouvrir leurs mèches afin de les protéger. Ceci participa surtout à rendre leur inconfort un peu plus grand… et leur saleté un peu plus grande.
Durant ces deux journées de voyage, Erika se concentra sur ce qui l’entourait, tendant l’oreille. Elle cherchait à recueillir des informations, savoir s’ils passeraient bientôt par une ville ou un village – qui leur donnerait de meilleure chance de s’enfuir et de trouver de l’aide pour Lance. Mais les hommes du marchand n’étaient guère bavards, communiquant la majeure partie du temps par grognements et monosyllabes. Elle essayait d’écouter leurs rares conversations sans les regarder directement. Elle n’appréciait pas beaucoup le regard qu’ils glissaient vers elle. Un regard d’anguille, vicieux et dangereux, qui lui donnait la nausée.
Le matin du troisième jour, alors qu’Erika sortait de la torpeur qui lui tenait lui de sommeil, frissonnante et ankylosée, elle vit que les hommes qui entouraient le chariot avaient été rejoints par un cavalier qui s’avéra plus bavard que ses collègues. Erika l’entendit murmurer d’une voix rapide, à l’intonation saccadée et un peu inquiète. Discrètement, elle se redressa et se rapprocha du bord de la cage, faisant mine de vouloir prendre un peu d’eau dans le seau mis à leur disposition pour se laver le visage. Du coin de l’œil, elle vit que l’elfe, penché sur Lance, paraissait également tendre l’oreille.
- Ils sont arrivés quelques heures après votre départ ! racontait le jeune cavalier. Vous avez eu de la chance parce qu’ils ont fermé les portes de la ville et l’ont fouillée de fond en comble ! Avec tout le chargement que vous trimballez, vous seriez jamais parti ! Tout seul j’ai eu de la chance, comme ils avaient l’air de chercher quelqu’un, ils ont juste vérifié mon identité.
- Qui tu crois qu’ils cherchaient ? maugréa un des hommes.
Le cavalier haussa les épaules.
- J’sais pas mais j’aimerais pas être lui ! Si un daemon est à ses trousses, il va pas faire long feu moi j’te le dis, surtout avec ses monstres ! Bon, faut que j’aille faire mon rapport au patron.
Sur ces mots, il secoua la bourse qu’il avait à la ceinture et talonna son cheval pour rejoindre la calèche du marchand.
Erika se tourna vers Ezarel, l’air paniqué.
- Tu… tu crois que… ?
Mais l’elfe posa un doigt sur ses lèvres. Les gardes étaient trop proches pour pouvoir parler de cela maintenant. Il serait compliqué d’avoir une telle conversation avant qu’ils n’aient atteint leur destination. Si les gardes entendaient qu’ils étaient recherchés et comprenaient leur véritable valeur… Erika se replongea donc dans ses pensées. L’arrivée d’un daemon à Glas Glow seulement quelques heures après eux était-elle le fruit du hasard ? Ou avaient-ils trouvé un moyen de les suivre ? Et depuis quand ? Savaient-ils qu’ils étaient passés par le temple fenghuang ?
Blottie dans sa cape crasseuse, Erika réfléchit ainsi en silence durant de longues heures. Puis durant plusieurs jours. Elle ne sortait désormais de ses pensées que pour aider Ezarel à s’occuper de Lance et pour sortir brièvement de la cage une fois par jour. Elle savait qu’Ezarel en faisait de même. Ses gestes paraissaient mécaniques, que ce fut dans les soins qu’il accordait à Lance ou lorsqu’il mangeait. L’elfe et la jeune femme échangeait de longs regards, impatients d’échanger leurs théories.
Les jours continuèrent à défiler. L’état de Lance s’aggrava peu à peu. L’infection gagna la plaie et la fièvre agita le corps du dragon qui se mis à marmonner dans sa torpeur. A l’angoisse des daemons s’ajouta celle de perdre Lance. La caravane avait atteint un paysage vallonné, fait de collines et de plaines immenses, particulièrement venteuses et pluvieuses en cette saison. Erika se mit à tousser à cause de l’humidité et Ezarel, qui avait recouvert Lance de sa cape, était en permanence trempé jusqu’aux os même lorsqu’Erika venait se blottir contre lui pour lui tenir chaud. Malgré tout, la caravane continuait son périple, ses hommes peu enclins à s’apitoyer sur le sort des esclaves.
Et enfin, un beau matin, la caravane arriva en vue d’une colline plus grande que les autres. Presque une montagne. Bordée d’un lac si grand qu’Erika cru qu’ils avaient de nouveau rejoint la mer. Serrée contre Ezarel, elle le sentit s’agiter en voyant la grande cité qui se dressait sur cette colline.
- Erika… C’est Yaqut…
Chapitre 15 - Yaqut
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La servante tira les rideaux d’un geste brusque. Le soleil inonda la chambre de lumière, réveillant brutalement la jeune femme étendue sur l’immense lit à baldaquin. Elle eut un bref grognement puis se redressa, saluant la servante d’un geste bref du menton. Il s’agissait de réincarner son rôle après une trop courte nuit de sommeil. Elle se glissa hors du lit, accepta le châle que la servante glissait sur ses épaules et rejoignit la coiffeuse richement taillée en bois de rose.
La servante s’activa autour d’elle sans un mot, ni même un regard envers la face encore endormie de la jeune femme. Elle libéra ses cheveux noirs d’une épaisse tresse, les peignit vigoureusement et les coiffa en de complexes entrelacs et tresses. La jeune femme garda ses yeux fermés durant tout ce temps. Depuis deux longues années, elle n’appréciait que peu de moments de ses journées inlassablement redondantes. Toutefois, la sensation de la brosse dans ses cheveux et le contact des doigts de sa servante sur son crâne l’apaisaient chaque matin. Malheureusement, la virtuosité de la vieille femme réduisait la durée de ce moment si plaisant en comparaison de ce qui l’attendait le reste de la journée. Elle fut ensuite maquillée puis habillée, enserrée dans un corset et une robe aussi élégante qu’inconfortable.
La servante se retira par une porte dérobée tandis qu’elle-même se dirigeait vers les grandes portes de sa chambre. Après une grande inspiration, elle les ouvrit et se glissa dans un des nombreux, et immenses, couloirs qui parcouraient le palais. Elle le parcourut d’un pas lent, la tête haute, comme elle le faisait depuis déjà de nombreux mois. Elle passa devant plusieurs gardes aux canines aussi aiguisées que les siennes. Eux au moins n’avaient pas eu à renoncer à leurs armes en s’installant au château.
Son cœur se serra à cette pensée qu’elle préféra refouler. Elle refoulait tout depuis des mois. Après tout, elle était revenue ici pour sa sécurité. Et parce qu’elle n’avait nulle part ailleurs où aller depuis le retour des daemons. Choisir de renoncer à chacun de ses droits, particulièrement en tant que femme, n’avait pas été un choix aisé mais sa fuite avait réduit la palette de ses possibilités. Rentrer à Yaqut avait semblé la seule issue durable…
Elle descendit les gigantesques escaliers de marbres noirs menant dans le hall du palais. En bas l’attendaient certaines de ses suivantes, toutes vêtues de noir et de rouge, le teint pâle et l’air vicieux. Elle n’appréciait guère d’être entourée de ces femmes assoiffées, se délectant du sang humain et faery sans le moindre scrupule. Mais son père approuvait cet entourage et, garant de sa sécurité, il était celui qu’il s’agissait de satisfaire. Ses suivantes s’inclinèrent lorsqu’elle arriva en bas des marches et l’une d’entre elles, Sierra, fit un pas en avant pour lui annoncer le planning de la journée.
- Miss Karenn, votre père vous fait savoir qu’il vous attendra à dix heures aujourd’hui au marché central pour vous procurer vos proies personnelles. A midi, vous serez attendue pour un déjeuner protocolaire dans la grande verrière, Monsieur désire votre… présence.
Karenn serra les dents mais ne laisse rien paraître de son agacement. Acheter des proies, se nourrir sur du vivant, être un objet d’exhibition lors de repas diplomatiques menés par son père le seigneur Raum de Yaqut dans le cadre de relations avec les daemons et leurs alliés. Voilà ce qu’avait été son quotidien depuis son retour dans le giron familial. Cette décision était stupide, surtout pour quelqu’un d’aussi épris d’indépendance qu’elle-même, mais elle avait été la seule valable. Renoncer à sa liberté pour survivre. Elle ignorait ce qu’il était advenus des autres de la garde – ce qu’il était advenu de Chrome… - mais elle n’imaginait pas une situation plus reluisante que la sienne. Au moins avait-elle un toit au-dessus de la tête. Et une sécurité largement assurée tant que Raum maintenait de bonnes relations avec les daemons en participant largement à leur commerce d’esclaves, pour la plupart de pauvres hères ou des résistants facilement brisés. Depuis que Karenn avait eu ses dix-huit ans – c’est-à-dire quelques mois auparavant – son père envisageait régulièrement de nouvelles alliances assurée par un contrat soudé par les liens sacrés du mariage… Elle savait pertinemment que c’était dans ce cadre qu’il demandait de plus en plus sa présence lors de déjeuners protocolaires. Son père exposait sa fille comme il exposait ses esclaves et ses autres marchandises.
La jeune vampire, malgré des pensées tournées vers ses années d’indépendance au sein de la Garde, aux côtés de Nevra, de Chrome, d’Alajéa, d’Erika et de tant d’autres, s’était elle-même réduite au silence. Elle savait sa position précaire au sein de Yaqut. Si son père l’avait accueillie à bras ouverts, lui pardonnant sa fuite sous prétexte de sa folle jeunesse, elle se savait étroitement surveillée et toute dérogation aux règles établies lui vaudrait une perte totale des faibles libertés et pouvoirs dont elle parvenait encore à jouir.
Fort heureusement, aucun des prétendants qui s’étaient manifestés auprès de Raum n’avait paru satisfaite ce dernier. Mais cela ne saurait durer et il lui faudrait alors prendre une décision. Si elle si préparait inconsciemment, elle rejetait le plus souvent cette pensée. Le choix qu’elle ferait à ce moment n’impacterait malheureusement pas qu’elle…
- Miss Karenn, fit une de ses suivantes d’une voix où s’affrontaient la légèreté et le mièvrerie, coupant court à ses pensées, il nous faut nous mettre en route si nous voulons être à l’heure au marché. Il faut que vous ayez les meilleurs sangs !
Karenn lui offrit un sourire aussi léger que faux et acquiesça. En route.***
Erika tremblait de froid, debout sur une sorte d’estrade en bois au milieu d’autres hommes et femmes à l’air hagard. A côté d’elle, Ezarel frissonnait également, tenant fermement sa main glacée. Alors qu’elle-même observait les individus réunis avec eux sur l’estrade – pour la majorité des êtres faméliques et passablement terrifiés – l’elfe observait chaque recoin de l’immense salle dans laquelle ils se tenaient. Un de leurs ravisseurs avait désigné le lieu comme le marché central. De nombreux étals se dressaient dans ce grand bâtiment qui se résumait en une seule grande pièce surplombée d’un grand dôme d’où tombaient des puits de lumière illuminant les lieux. Différents produits se vendaient ici et là et leurs propres ravisseurs n’étaient visiblement pas les seuls marchands d’esclaves du marché.
Avant d’arriver, ils les avaient fait sortir de leur cage roulante, les avaient fait se déshabiller et tous avaient reçu un seau d’eau glacial sur le corps en guise de douche. Enfin, on leur avait donné des tuniques informes. L’air glacial de l’automne et ses cheveux dégoulinants avaient empêché Erika de se réchauffer et son corps était agité de tremblements de plus en plus violents. Au froid s’ajoutait une terreur qui tirait sa source de deux choses. Tout d’abord, la plus imminente, la perspective d’être vendue comme un simple objet – et surtout, à Yaqut, comme une simple friandise – et séparée d’Ezarel. Ensuite, Lance. Celui-ci avait été jugé en trop mauvais état et le marchand avait ordonné de le laisser dans la cage le temps de décider quoi faire de lui. Erika s’accrochait à l’espoir de n’être pas achetée – se terme lui donnait des frissons dans le dos – dès le premier jour afin de le retrouver et d’aviser, quand bien même aucune solution ne semblait s’offrir à eux. Elle serra un peu plus fort la main d’Ezarel. Elle savait que celui-ci recherchait la moindre échappatoire parmi le désordre du marché mais ils demeuraient sous étroite surveillance et des gardes étaient plantés à chaque porte.
Soudain, les rumeurs du marché se tarirent et le silence tomba. Ezarel jeta un regard intrigué et inquiet à Erika qui se rapprocha un peu plus de lui avant de parcourir la grande salle du regard, cherchant ce qui pouvait provoquer un tel silence. Il ne fut pas difficile de repérer l’origine d’un tel effet. De l’autre côté du marché venait d’entrer un groupe de jeunes femmes richement vêtues qui parcouraient des yeux l’estrade d’esclavagiste la plus proche d’eux. Alors que toute la foule du marché semblait, même pour les plus aisés, être en tenue de tous les jours, ces femmes portaient de sublimes robes sombres richement brodées. S’il était difficile de déterminer qui était un vampire parmi la foule, celles-ci ne laissaient aucun doute quant à leur nature. Et l’instinct d’Erika fut bien vite confirmer lorsque le marchand de la première estrade saisit le bras d’un homme pour lui ouvrir légèrement le poignet à l’aide d’un petit poignard tandis que la première des dames, probablement celle qui dirigeait ce petit groupe, se pencha pour y glisser sa langue. Erika réprima un haut le cœur et elle sentit Ezarel se crisper un peu plus à côté d’elle.
Alors que la vampire réalisait ce manège sur plusieurs esclaves sans jamais acheter, l’activité et le brouhaha reprirent dans le marché. Mais Erika ne parvenait pas à détourner le regard de cette jeune femme aux longs cheveux sombres. Même de loin, elle ne paraissait prendre aucun plaisir à cette étrange séance de dégustation. Son visage paraissait fermé, concentré, alors même que ses suivantes pépiaient et gloussaient autour d’elle, s’arrêtaient plus longuement sur un homme ou une femme qu’elles tenaient absolument à goûter et faire goûter. Peu à peu, ce petit groupe s’approcha de leur propre estrade et Erika sentit soudainement son estomac se contracter.
Elle venait de croiser le regard de la vampire. Un regard qu’elle connaissait bien. Un regard qui s’était durci, qui n’exprimait plus l’insouciance et la malice qu’elle lui avait connu. Pourtant, il s’agissait bien de Karenn, la jeune sœur de Nevra. Alors que leurs regards se croisaient, le visage de cette dernière paru s’animer brièvement, avant de retomber dans la dureté qu’il manifestait depuis son entrée dans le marché. Ezarel et Erika se regardèrent d’un même mouvement. Lui aussi avait reconnu la sœur de son meilleur ami disparu. Les avait-elle reconnus ? Si telle était le cas, elle ne laissa rien paraître de plus.
Elle s’arrêta à leur estrade, demanda à goûter certains de leurs voisins et voisines sans les regarder. Enfin, elle arriva à leur hauteur, les regarda brièvement puis se tourna vers le marchand.
- Faites-moi goûter ces deux-là, dit-elle d’une voix hautaine. J’espère pour vous qu’ils sont en meilleur forme que vos autres croulants. Au moins ont-ils l’air vivant !
Le marchand, de grosses gouttes de sueur s’écoulant sur son front soucieux, saisit brutalement le bras d’Erika, manquant de la faire chuter de l’estrade. Seule la poigne ferme d’Ezarel la maintint debout. Le poignard incisa son poignet. La douleur fut vive mais demeura supportable et, tremblante, Erika regarda Karenn se pencher pour gouter son sang. Un nouveau haut-le-cœur la submergea et elle préféra détourner le regard, incapable de reconnaître celle qui avait été son amie. Presque sa sœur.
Karenn se redressa, s’essuya la lèvre du bout de sa main gantée puis se tourna vers Ezarel. Le marchand réitéra son manège, la vampire gouta une goutte du sang de l’elfe puis se redressa.
- Je les veux tous les deux pour ma consommation personnelle, déclara-t-elle finalement. Préparez-les, nous les emmenons maintenant.
Chapitre 16 - Amis en terrain ennemi
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Erika observait la petite pièce dans laquelle on l’avait installée. Sans fenêtre, elle était composée d’un lit simple, d’une chaise en bois et d’une petite bassine remplie d’eau posée sur un tabouret. La porte donnait sur un minuscule escalier dérobé qui partait, d’après ses observations, de la chambre de Karenn. Elle avait entraperçu cette dernière lorsque deux servantes l’avaient accompagnée jusqu’ici. Elle était bien plus grande, aménagée avec goût et luxe et la grande baie vitrée donnait sur un immense parc qu’Erika n’avait pas eu le temps de voir en détail.
Les deux servantes l’avaient abandonnée ici en lui intimant d’attendre la venue de leur maîtresse. Pour des questions de bienséance, Ezarel avait été amené ailleurs. Comme elle, elle supposait qu’on l’avait débarrassé de cette tunique informe, incité à se laver et qu’on lui avait apporté une tenue un peu plus décente. Celle d’Erika était composée de bas confortables et d’une robe simple d’un rouge un peu délavé. Elle imaginait avec une certaine précision pourquoi une telle couleur était attribué aux proies personnelles de ces vampires et elle en avait frissonné plusieurs fois.
Mais, maintenant que plusieurs longues heures s’étaient écoulées – Erika supposait que la nuit devait être tombée depuis déjà un moment – l’ennui et l’apathie avaient peu à peu remplacé l’angoisse. Elle mourait de faim, était épuisée par ses semaines enfermées mais il lui avait été strictement ordonné d’attendre la venue de sa maîtresse. Elle parvenait difficilement à concevoir Karenn comme la maîtresse de qui que ce soit tant la jeune femme qu’elle avait connue était éprise de liberté et d’indépendance mais le regard fermé et la prestance presque macabre qu’elle avait affiché au marché et pendant leur trajet jusqu’au palais lui avait montré qu’il ne restait pas grand-chose de l’adolescente un peu capricieuse de jadis. Karenn était demeurée taciturne, le menton haut, le regard dur et fuyant.
L’image qu’il lui restait de l’adolescente taquine, curieuse et indépendante ne correspondait pas avec ce qu’elle avait pu voir de la vampire qui venait de l’acheter à bas prix auprès d’un marchand d’esclave. Jamais elle n’aurait imaginé Karenn tolérer un tel trafic alors y participer… Malgré l’apathie, la faim et l’épuisement, Erika sentit monter en elle une colère sourde qui lui donna envie de frapper dans quelque chose.
Elle esquissait un geste pour se lever lorsque la porte s’ouvrit enfin. Elle eut à peine le temps de reconnaître la vampire que celle-ci se précipitait vers elle dans un froissement de jupons pour la serrer contre elle.***
Ezarel, installé dans un fauteuil auprès du feu, repu et un verre de vin dans une main, observait en silence le vampire qui se tenait en face de lui.
Pendant plus de trois heures, il était demeuré dans cette petite pièce sombre ornée d’un simple lit et d’un seau. Il avait refusé de s’asseoir lorsque deux servants un peu brutaux l’avaient enfermés ici en lui intimant d’attendre qu’on vienne le chercher. Harassé par la fatigue, la faim et le froid. Et l’inquiétude. Erika avait été emmenée auprès de Karenn dont l’attitude était particulièrement préoccupante, Lance était demeuré dans le chariot du marchand d’esclave et n'avait désormais plus personne pour le maintenir en vie à base de traitements de fortune, et lui-même ne savait pas à quoi s’attendre, et surtout qui attendre, dans cette pièce lugubre du palais de Yaqut. Il s’était tenu prêt, dos au mur, à l’affut du moindre mouvement, pendant ces longues heures. Lorsque la lourde porte en bois s’était enfin ouverte, la dernière personne qu’il pensait un jour revoir s’était dressé devant lui.
Nevra.
Elégamment vêtu d’un costume en velours violet qu’Ezarel jugea immédiatement comme fort peu pratique pour le combat, son ancien ami demeura immobile quelques instants, comme foudroyé. Il avait murmuré, plus pour lui-même que pour l’elfe qui l’observait d’un air tout aussi choqué :
- Lorsque Karenn m’a parlé d’une surprise…
Puis, secouant la tête, il avait avancé de quelques pas, refermé la porte derrière lui et avait habillé son visage du petit sourire narquois qu’Ezarel lui connaissait bien. Il avait froncé le nez dans une mimique moqueuse.
- Je crois bien qu’il va nous falloir commencer par un bain…
Puis il s’était avancé vers son ami pour l’étreindre de toutes ses forces.
Une heure plus tard, Ezarel était donc confortablement installé dans un fauteuil de la chambre de Nevra. Il avait eu le droit à un bain et à un bon steak qu’il avait jugé un peu trop saignant à son goût. Mais après autant de jours passé dans une cage à se nourrir de racines et de gruau, l’elfe n’allait pas faire la fine bouche.
Tandis qu’il mangeait, il avait eu le temps de faire un bref récit de ses mésaventures. Il avait vu le vampire serrer les poings en entendant le nom d’Erika mais il s’était abstenu de tout commentaire. Son ami paraissait s’être endurci au fil des années, ce que l’elfe imputait intérieurement à son retour dans le clan familial. Un retour qu’il ne s’expliquait pas compte tenu de ce que Nevra avait pu lui raconter sur sa famille lors de leurs premières années ensemble au Quartier Général de la garde. Il avait donc prélevé certaines informations de son récit, lui racontant simplement ses retrouvailles avec Erika par hasard alors qu’elle fuyait avec Lance. Il ne mentionna pas le temple et ses réfugiés, ni leur véritable objectif à Glas Glow. Ses anciens réflexes de capitaine de la garde avaient pris le pas tandis qu’il essayait de jauger le vampire qui se tenait face à lui.
Nevra était assis bien droit dans un autre fauteuil, faisant tournoyer délicatement un liquide rouge vif – qui n’était pas du vin – dans un verre de cristal. Le vampire avait patiemment écouté l’elfe, ne réagissant qu’à la mention d’Erika. Son regard avait également brillé d’une surprise mêlée de colère lorsqu’Ezarel avait mentionné Lance.
Lorsque l’elfe acheva enfin son récit, il termina son verre de vin d’un trait sans quitter Nevra des yeux. Il laissa passer quelques minutes et demanda finalement :
- Et toi ? Que fais-tu en ce lieu que tu me décrivais autrefois comme « le pire endroit d’Eldarya pour quiconque détient une once de morale » ?
Nevra haussa les épaules avec une désinvolture qui ne collait pas avec son regard sombre.
- L’instinct de survie, dit-il en portant son verre de sang à ses lèvres. Durant la bataille, alors que tout semblait perdu et que des Tenii s’apprêtaient à me mettre en pièce, Karenn est parvenue à me tirer de là et à apaiser ma soif. Je ne sais même pas d’où elle est sortie. Il m’a fallut plusieurs heures pour me remettre et nous avons rapidement constaté que tout était terminé depuis plusieurs heures déjà. Et que la garde avait très clairement perdu. Leiftan semble s’être véritablement retourné contre nous, nous avons aperçu des daemons revenus à la vie parcourir les terres autour du QG. Nous avons fui. D’abord pour réfléchir à un plan, pour essayer de trouver des survivants… Face au silence, nous avons continué notre chemin vers un lieu sûr.
Ezarel fronça les sourcils et se redressa dans son fauteuil.
- Un lieu sûr qui exploite des corps et des âmes au nom du nouveau régime d’Eel visiblement.
Nevra, dans un mouvement inverse à Ezarel, se laissa retomber contre son fauteuil et haussa à nouveau les épaules. Il soutint le regard noir de l’elfe.
- Nous vous pensions tous morts. Toi, Valkyon, Jamon,… Erika. Tous. Il était hors de question de laisser ma petite sœur, la seule personne qui me restait, courir un tel danger. J’ai fait ce que j’avais à faire.
- En soutenant un régime esclavagiste et meurtrier de tes propres amis, sans compter ce qui s’abat sur les populations depuis deux ans ?
L’elfe avait bondi sur ses pieds et s’était mis à faire les cent pas d’un air furieux, pointant un doigt accusateur vers Nevra.
- Un soutien en échange d’une petite place confortable chez ton cher père, seigneur de Yaqut et trafiquant reconnu de faeries ?
- Une petite place confortable ? ironisa Nevra en se fendant un sourire froid. Tu n’as aucune idée de ce qui se déroule ici Ezarel. La vie n’a pas été plus simple pour Karenn et moi simplement parce que nous avions de beaux atours et de la nourriture sous la main. Crois-moi que Raum nous a largement fait payer notre fuite du foyer familial et qu’il nous a à l’œil.
Ezarel lui jeta un regard méprisant.
- J’ai connu un Nevra qui n’aurait jamais mis sa liberté entre les mains d’un carcan de sécurité aussi fort. Ni celle de sa sœur.
Le regard du vampire brilla d’une colère froide et Ezarel aurait juré y avoir aperçu une lueur rouge, presque meurtrière. Nevra ferma les yeux. Se pinça l’arrête du nez. Inspira profondément. Puis, posant son verre sur la petite table qui séparait les deux fauteuils, il se leva pour s’avancer vers Ezarel. Il posa une main douce sur l’épaule de ce dernier.
- Tu as raison. Et j’aurais l’occasion de t’expliquer mes actions ici, si tu acceptes de me laisser un peu de temps. Une fois introduit à notre cour comme mon valet personnel, il me sera bien plus simple de te montrer.
Ezarel observa longuement ce Nevra qu’il ne semblait plus connaître. Vu d’aussi près, son visage paraissait s’être durci, creusé. Et cet air sombre était accentué par son œil clos qu’il ne dissimulait désormais plus derrière un cache-œil. Puis le vampire sourit à nouveau, comme un écho au passé. Et Ezarel posa sa main par-dessus celle de son ami et hocha sèchement la tête.
- Nous verrons bien. Mais Nevra… l’urgence est Lance désormais.***
Erika était couchée. Propre, bien nourrie, le cœur réchauffé par ses retrouvailles avec son amie. Celle-ci, intarissable, l’avait entrainée dans une salle d’eau adjacente à sa gigantesque chambre, l’avait baignée (jugeant sa brève toilette de tantôt insuffisante) et nourrie tout en lui racontant tout ce qui lui était arrivé depuis la chute de la garde. Comment elle avait sauvé Nevra – le corps d’Erika tout entier avait réagit à cette nouvelle et il lui avait été difficile de se concentrer sur la suite du récit fait par Karenn – et comment, après avoir perdu espoir, Nevra avait pris la décision de les ramener à Yaqut. Comment il avait imploré le pardon à leur père, le seigneur Raum, comment celui-ci avait accepté de les réintégrer tout en imposant une surveillance de tous les instants à Nevra et comment il semblait avoir de grands projets pour Karenn… ou du moins pour son corps et ce qu’une fille lui offrait en possibilités d’alliances. A ces paroles, Karenn avait frissonné et Erika l’avait étreinte, lui assurant, bien vainement compte tenu de sa condition, qu’elle ne laisserait pas faire cela.
A la fin du récit de Karenn, Erika tombait de fatigue et la jeune vampire lui avait imposé d’aller se coucher. Elle aurait tout le temps de lui raconter demain, l’absence du seigneur Raum, rendu visiblement à Eel dans l’ancienne garde, devant se prolonger encore quelques jours.
Erika était donc retournée dans sa petite chambre pour y trouver un sommeil agité, parsemé d’images de Lance, blessé et seul dans cette immonde cage – Erika avait insisté auprès de Karenn pour qu’il soit sorti de là – et d’un Nevra bien vivant qui refusait de la reconnaître.
Après quelques heures de ce désagréable sommeil, Erika ouvrit les yeux. Elle sentit tout de suite que le jour ne se lèverait pas encore avant plusieurs heures. Pourtant, elle se sentit parfaitement éveillée, comme si son corps et son esprit avaient décidé qu’il était temps. Sur le qui-vive, elle se redressa lentement, rejetant les draps pour se lever. Une fois debout, elle faillit pousser un cri.
Il était là. Dressé dans l’obscurité, l’observant comme s’il ne parvenait pas à croire qu’elle se tenait devant elle. Comme s’il craignait qu’elle se volatilise, qu’elle ne soit qu’un mirage perdu dans ce désert qu’avait été ces deux dernières années.
Des larmes coulèrent lentement sur les joues d’Erika. Elle fit un pas.
Déjà il était auprès d’elle. Ses bras autour d’elle, ses lèvres sur sa peau, l’enveloppant de son odeur. Cette odeur qui lui avait tant manqué, qu’elle avait presque oublié tant elle était loin sur le chemin du deuil. Cette odeur qui raviva ses sens alors qu’elle s’agrippait à Nevra de toutes ses forces, passant au-delà de ce costume de velours qui l’habillait, qui la maintenait à distance de cette peau, de ce corps dont elle avait tant manqué.
Dernière modification par Erinye (Le 08-08-2022 à 20h20)