Salutations, jeune esprit eldaryen. T’es-tu perdu ? Je peux t’aider à retrouver ton chemin, si tu le souhaites. Mais en échange, accepterais-tu d’écouter une histoire ? Après tout, tu as posé les pieds sur mes terres, il faut bien te faire pardonner. Peut-être ta présence m’inspirera-t-elle l’écriture d’autres contes, qui sait ? Mais viens donc ! Assieds-toi, mets-toi à l’aise. Buvons et mangeons un peu. Nous avons du temps devant nous, pourquoi ne pas en profiter ? Maintenant, ouvre grand tes oreilles. Tu pourras transmettre cette histoire à qui tu voudras, mais pour cela, il te faudra être attentif.
*
Mais avant de commencer, laisse-moi instaurer quelques règles, au cas-où tu voudrais faire un commentaire :
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Toute critique constructive est la bienvenue, car je ne cherche qu’à conter de meilleures aventures.
Laisse-moi aussi te mettre en garde : cette histoire englobe quelques éléments pouvant heurter la sensibilité de certains. Elle parle en effet d’un temps où la guerre faisait rage, et d’un amour florissant. J’essaierai cependant de ne pas donner trop de détails, afin que mes spectateurs puissent être de tout âge. Mais comme le disent les humains : « mieux vaut prévenir que guérir »…
Il se trouve aussi que certains d'entre nous ont décidé de passer un peu plus de temps à écouter cette histoire. Souhaiterais-tu en faire partie ?
Hypocrites Lecteurs
@Florianne
@Kioku
@Æria
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PROLOGUE
Prologue
Le silence était tombé.
Au loin, l’on pouvait apercevoir l’étendue sombre d’un champ de bataille désormais vide de vie, dont la boue sanglante engloutissait un nombre insensé de cadavres. Le combat avait cessé depuis longtemps déjà, l’ennemi ayant pris la fuite ; mais le soulagement des troupes n’avait été que de courte durée. Il fallait désormais récupérer ceux dont le destin avait été scellé. Les soldats désignés pour accomplir cette tâche descendaient la colline, les ombres du crépuscule dansant sur leurs visages fatigués.
Nevra passa une main éreintée dans ses cheveux d’ébène, ignorant les traînées brunâtres qui tâchèrent ses doigts. Ses yeux se perdirent dans l’océan céleste, et sa couleur écarlate le fit grimacer. Il en avait assez de ce rouge qui teintait quotidiennement sa vision depuis plusieurs semaines déjà. Il ne les voyait plus, mais il savait que là, derrière l’horizon, se terraient leurs adversaires, ces innombrables rebelles qui avaient initié ce conflit. Il se demandait encore comment un tel nombre avait pu se rassembler. Quand cette idée d’insurrection était-elle née ? Cela aurait été mentir de dire qu’ils avaient ignoré l’existence de cette menace. Plusieurs patrouilles avaient même été envoyées dans les villages avoisinants, chargées de diverses ressources pour les habitants, mais ils avaient tout de même réussi à s’organiser et attaquer les camps de soldats postés dans les alentours. Grâce aux familiers messagers, des renforts étaient rapidement arrivés. Mais alors que de plus en plus d’insurgés se levaient contre eux, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : la guerre avait été déclarée.
Le jeune homme jeta un œil au reste de kimono qui pendait à ses hanches. Le vêtement avait été réduit en lambeaux par les griffes acérées d’un Sphinx, qu’il avait eu un mal inimaginable à vaincre. Ces faeries étaient aussi rares que puissants, et la simple vue de l’un d’entre eux suffisait à donner des frissons au plus endurci des guerriers. Ils avaient dû se mettre à trois pour venir à bout de cet adversaire. Priant une dernière fois pour cette vie à laquelle il avait été forcé de mettre fin, il arracha la ceinture du kimono, qui ne tenait plus qu’à un fil, et se servit des restes de tissu ensanglanté pour recouvrir le visage d’un défunt que l’on venait d’allonger non loin de lui. Il ne prit pas la peine de compter le nombre de corps étendus sur la terre remuée par la pluie et les allers-retours des guerriers. Dans tous les cas, ce serait trop.
Ces sombres pensées furent interrompues par une voix familière. Il se retourna pour croiser le regard d’un de ses lieutenants, qui lui fit un signe tout en continuant de donner des ordres à ses hommes. Lorsqu’il eut terminé, il se dirigea vers son supérieur, un faible sourire sur les lèvres. L’autre l’accueillit avec un signe de tête.
- Bardhyl. C’est un plaisir de te voir enfin. Comment vont tes troupes ?
Le lieutenant soupira, passant une main lasse sur sa nuque.
- De ce que j’ai pu voir, la grande majorité d’entre eux a pu se reposer un minimum. Ils affirment pouvoir tenir une nouvelle nuit, ce dont je ne doute pas ; mais leurs yeux ne trompent personne. (Il désigna un corps à côté duquel était assise une jeune Brownie, dont les épaules étaient secouées de sanglots.) Ils sont tous fatigués, et en ont assez de cette guerre. Ils pensent tous que tous ces combats sont inutiles. Ils ont les nerfs à vifs.
Nevra acquiesça. Que pouvait-il faire d’autre ? Tout le monde souffrait. S’il voyait quotidiennement les visages fatigués de gardiens, Bardhyl, lui, devait réconforter les groupes de nuit. Ces mots ne le surprenaient pas. Ils l’avaient déjà torturé un nombre incalculable de fois. En tant que chef de la Garde de l’Ombre, il se devait de se tenir au courant du moral de ses soldats. Hélas, les rapports de ses lieutenants étaient toujours les mêmes : tristesse, colère, épuisement… Tels étaient les sentiments qui les animaient tous. Sentiments qui, aussi ironique que cela puisse paraître, les aidaient à tenir debout.
- Penses-tu qu’ils vont porter une attaque cette nuit ?
- J’en doute. Leurs pertes ont été lourdes. Lancer une charge dans l’obscurité serait du suicide.
- Le problème est qu’on ne sait pas quels genres de faeries constituent leurs rangs. Peut-être ont-ils les moyens de nous tenir tête durant la nuit.
- J’ose espérer que ce n’est pas le cas.
Le Loup-Garou hocha la tête en silence. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes à observer les alentours, craignant une nouvelle attaque adverse. Malgré les rondes constantes des veilleurs et de leurs familiers, tous redoutaient le moment où il faudrait de nouveau prendre les armes. Quand la prochaine attaque surviendrait-elle ? Combien les ennemis seraient-ils ? Ces questions les hantaient sans scrupule, et c’était à se demander comment chacun faisait pour ne pas devenir fou.
- On a croisé les Obsidiens sur le chemin, dit finalement Bardhyl. J’ai entendu dire qu’ils avaient eu beaucoup de pertes.
- Beaucoup d’entre eux sont en première ligne. On a à peu près autant de blessés qu’eux à chaque fois, mais ils se prennent généralement les coups les plus violents. J’ai dit à Valk’ de prendre ses hommes et de rentrer avant nous.
- C’est une bonne décision. Si on peut empêcher que des gars succombent à leurs blessures, autant saisir la chance. Ceci dit, Valkyon n’était pas en si mauvais état que ça. Par rapport aux autres, je veux dire. Il est vraiment un guerrier d’exception.
Nevra lui lança un petit sourire.
- Que veux-tu : il n’est pas le chef de la Garde Obsidienne pour rien.
L’autre laissa échapper un rire avant de hocher la tête. Le soleil se tenait désormais juste sur l’horizon. Dans quelques minutes, ses rayons rougeoyants disparaîtraient pour laisser place au regard froid de la lune. Au-dessus de leurs têtes, le ciel avait déjà commencé à revêtir son manteau de nuit. Quelques grillons s’étaient réveillés, mêlant leur chant aux râles et soupirs des soldats.
- Tu devrais y aller. Ils vont t’attendre pour le conseil.
Nevra acquiesça. En tant que chef de garde, il se devait d’être présent au camp à la tombée de la nuit pour faire le point sur la situation avec ses deux homologues et leurs bras-droits. Cette fois-ci, le sien serait absent. Il avait été grièvement blessé et devait absolument se reposer. Le moindre effort risquait d’empirer sa situation, et les soigneurs se demandaient s’il n’était d’ailleurs pas mieux de le rapatrier au quartier général. Il soupira. Puis, donnant une dernière tape amicale sur l’épaule de son lieutenant, il appela ses Ombres, espérant que le chemin du retour se ferait court.
CHAPITRE 1
Chapitre 1
Le camp était en ébullition.
Absynthes et Etincelants couraient dans tous les sens, les bras chargés d’onguents, de bandages, d’ingrédients en tous genres et de fioles diverses, vides ou pleines. Les ordres se mêlaient aux hurlements de souffrance des Ombres et des Obsidiens, dont le sang venait tâcher la terre humide du campement. Les soldats arrivaient par vagues, et les places commençaient à manquer. Les soigneurs, déjà débordés, devaient sacrifier des mains pour monter de nouveaux abris.
Parmi les soldats se trouvaient parfois des civils, eux-mêmes blessés ou encore secoués par ce qu’ils avaient vécu. Hommes, femmes, vieillards, mais aussi enfants et adolescents, dont le regard avait perdu toute trace d’innocence. Le reflet dans leurs yeux était désormais celui de ceux qui en avaient trop vu ; constatation bien plus horrifiante si l’on considérait le peu de printemps que certains avaient traversés. Il suffisait de voir leurs visages fermés pour comprendre que ce traumatisme ne quitterait jamais leurs esprits.
Malheureusement, la guerre n’épargnait personne.
- Kaïné ! On a besoin de toi auprès des villageois ! Ils s’agitent et deviennent intenables !
- J’arrive !
La jeune femme finit avec hâte et dextérité de bander ce qui restait du bras d’un Brownie. Ses mains étaient couvertes de sang, à la fois sec et humide, malgré le nombre de fois où elle les avait lavées. Elle n’en tenait cependant pas compte : dans ce type de situation, elle avait appris à recouvrir son esprit et son cœur d’une épaisse armure afin de ne pas succomber à son empathie démesurée. La perle de labradorite(1) qu’elle portait au poignet l’aidait grandement dans ce genre d’épreuves.
Une fois les blessures de l’homme traitées, elle lui embrassa doucement le front en un encouragement silencieux. Ne prenant même pas une seconde pour essuyer son pantalon couvert de terre, elle se précipita hors de la tente pour retrouver les groupes de citoyens. Ses chaussures s’enfonçaient dans la mélasse presque rougeâtre qui recouvrait le sol, la faisant grimacer. Pas un ne pouvait se permettre de marcher, et le sol, rendu glissant à cause des récentes pluies et des flots de sang qu’il avait accueillis, ne leur facilitait pas la tâche. Le campement était devenu un véritable champ de bataille. Si aucune troupe adverse n’était à combattre, c’était la mort que les gardiens devaient affronter.
Le jour déclina rapidement. L’Absynthe sentit ses muscles crier grâce alors qu’elle redressait son dos courbé. Après une heure de concentration, elle avait enfin fini de recoudre la cuisse d’un gardien. Elle le félicita pour son courage, écartant avec tendresse quelques mèches que la sueur avait collées sur son visage. Tous deux pouvaient enfin se permettre de souffler. Elle s’empara d’une concoction désinfectante et en versa quelques gouttes sur un nuage de coton. Elle vint délicatement nettoyer la plaie, prenant bien soin de ne pas éveiller de nouvelles douleurs dans la jambe du patient ; puis elle s’occupa des autres blessures, plus légères, qui parsemaient le reste de son corps, avant de finalement essuyer son front avec un tissu imbibé d’eau fraîche. Elle l’entendit soupirer faiblement.
- C’est fini mon ange, murmura-t-elle en déposant ses lèvres sur son épaule brûlante. Tu as été formidable. Bravo.
Elle ne reçut qu’un léger grognement en guise de réponse. L’espace d’un instant, un sourire compatissant vint orner son visage, avant de disparaître dans un souffle silencieux. Elle se leva, étirant ses membres endoloris, et sortit de la tente des blessés. Son regard se perdit dans les couleurs chatoyantes du ciel teinté par le soleil couchant. Le campement était baigné dans ses rayons orangés, qui éclairaient les dernières silhouettes des soigneurs courant d’un abri à l’autre. L’un d’entre eux la rejoignit avec un petit sourire, le visage cerné de fatigue. Ils discutèrent brièvement, soulagés de voir la journée s’achever.
Après quelques minutes, la jeune femme prit congé pour aller se nettoyer les mains. La porcelaine de sa peau avait été assombrie par la boue et le sang. Elle passa plusieurs minutes à batailler pour ôter la saleté qui s’était incrustée sous ses ongles, assise sur la rive du petit ruisseau longeant le camp, une grimace peinée peinte sur ses traits. Ces derniers jours avaient été rudes pour tous. Tant de combats, tant de blessés… Il n’était pas aisé de garder le moral. Si elle parvenait à sourire et à trouver des mots rassurants pour les blessés et les villageois, affirmer qu’elle n’était pas bousculée par tous ces récents évènements n’aurait été qu’un énorme mensonge. Les blessures et les cris des gardiens, les pleurs des enfants et le désespoir des civils perçaient son cœur comme un millier de lames effilées. Combien de fois avait-elle dû retenir ses larmes pour sécher celles des autres, empêcher ses mains de trembler pour éviter d’infliger plus de souffrance à ses patients ? Elle constata, le regard perdu dans les derniers reflets orangés de l’eau, qu’elle n’avait jamais pris le temps de compter.
- Tu comptes tirer cette tête de déterrée encore longtemps ? Si c’est ça, tu peux retourner sous terre. T’es horrible à voir.
Elle releva la tête, croisant le regard de son chef. Elle le salua, essuyant ses mains mouillées sur ses vêtements déjà sales. Il ignora sa politesse, préférant s’atteler à sa tâche, qui consistait en laver des fioles vides pour les préparer à un nouvel usage. La jeune gardienne le regarda faire, ne sachant réellement si elle devait lui proposer son aide ou le laisser tranquille. Elle préféra se taire. Elle connaissait l’Elfe : il aimait travailler seul, et avait horreur qu’on l’interrompe, même pour lui proposer son assistance. S’il voulait qu’elle fasse quelque chose, elle savait qu’il n’hésiterait pas à la solliciter.
Ezarel leva discrètement les yeux vers sa subalterne, et retint un claquement de langue agacé. Elle était de nouveau partie, ses billes opalines perdues dans un monde qu’elle seule pouvait voir. La laisser inoccupée ouvrait la porte à tout un incroyable flot de pensées qui variaient sans cesse selon son humeur ou son environnement. Il l’avait un jour surprise, seule dans la salle d’alchimie, à énumérer à haute voix les divers éléments à renouveler avant de les ajouter à une longue tabelle. Elle divaguait presque à chaque mot, se rappelant de tâches qu’on lui avait données, de messages à faire passer ou encore d’un livre à consulter à la bibliothèque, et chaque nouvelle idée était écrite sur un parchemin différent. Certains éléments des deux listes avaient été mélangés, et il avait dû l’interrompre pour qu’elle puisse les rectifier. Elle avait obéi en s’excusant, puis s’était replongée dans ses occupations, finissant son inventaire. Il était resté planté là, debout au milieu de la pièce, à l’observer d’un air effaré. Il n’aurait jamais pu penser qu’il était possible d’avoir un esprit aussi rempli sans perdre la tête sous une telle avalanche d’élucubrations et d’idées. Et pourtant, cette petite humaine – ou plutôt Faëlienne, mais peu lui importait – était loin d’être folle.
Son regard tomba sur les doigts de la jeune femme, qui tapotaient inconsciemment sa jambe. Il soupira en rassemblant ses fioles désormais propres.
- Kaïné.
- Oui ?
- J’aurais besoin que tu remplaces le soigneur qui veille dans la tente des blessés les plus graves. Ils souffrent et ont du mal à s’endormir.
- D’accord. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle se leva, s’inclina légèrement en guise de dernier salut et se dirigea vers le centre du campement. L’Elfe la regarda s’éloigner d’un air fatigué. La recrue avait toujours eu un don avec autrui. Elle était souvent appelée en renfort à l’infirmerie pour calmer les patients agités. Sa présence semblait avoir un effet apaisant, car il lui suffisait de leur parler pour qu’ils cessent de se débattre sous la douleur. Cela facilitait grandement le travail des infirmiers. C’était pourquoi Ezarel avait sauté sur l’occasion de lui confier cette tâche. Avec un peu de chance, elle arrêterait, pour quelques heures, de ressasser les derniers évènements.
Kaïné arriva rapidement à la tente désignée par son supérieur. Certains soldats ne pouvaient s’empêcher de gémir de douleur. Supporter de telles blessures était un véritable supplice aussi bien pour le corps que pour l’esprit, et le manque de confort de ces infirmeries improvisées n’aidait en rien à apaiser leurs souffrances.
Son camarade fut soulagé de la voir. Malgré ses efforts, quasiment aucun patient n’était parvenu à trouver le sommeil depuis leur arrivée. Il désigna les gardiens aux blessures les plus importantes afin qu’elle puisse garder un œil attentif sur eux ; puis il prit congé, la remerciant mille fois d’être venue le remplacer.
La jeune femme s’approcha d’une Obsidienne au corps recouvert de bandages ensanglantés. La faible lueur des lampes à huile éclairait son visage crispé et couvert de sueur. Pas un ne semblait être dans un meilleur état. Elle eut beau leur offrir quelques doux murmures encourageants, rafraîchir les uns avec un tissu imbibé d’eau du ruisseau ou remonter délicatement les couvertures des autres, rien n’y faisait. Malgré tous ses efforts pour les mettre à l’aise, il était évident que leur géhenne ne pouvait être aussi facilement apaisée.
Instinctivement, elle se replongea dans son enfance, à l’époque où la petite fille qu’elle était ne faisait que se blesser du fait de sa maladresse. Comment ses parents faisaient-ils pour lui faire oublier sa peine ? Son père avait l’habitude d’embrasser ses égratignures, lui assurant qu’un « bisou magique » pouvait tout arranger, avant de la prendre dans ses bras pour la bercer le temps qu’elle se calme. Sa mère, elle, optait plutôt pour une distraction. Que ce soit avec une sucrerie, la promesse d’un bon bain chaud ou une promenade dans le parc, elle trouvait toujours quelque chose pour lui faire oublier la douleur. Mais ce qui fonctionnait le mieux, c’étaient les histoires.
Elle se souvenait de cette fois où elle s’était violemment cognée contre le rebord d’une table, et de la bosse qui en avait résulté. Elle n’était encore qu’un bout de chou, aussi avait-elle pleuré toutes les larmes de son petit corps. Sa mère avait posé un paquet de glace à l’endroit de la blessure et, le temps que le froid fasse effet, l’avait enroulée dans une couverture et installée sur le canapé. Puis elle s’était assise à ses côtés et l’avait prise contre elle, caressant ses longs cheveux roux pâle.
- Je vais te raconter une histoire, lui avait-elle dit d’une voix aussi douce que son premier marshmallow.
- Une histoire ? avait-elle répété entre deux sanglots, plongeant ses grands yeux d’opale dans ceux, identiques, de sa génitrice.
- Oui, mon ange. Une chanson que j’ai écrite le jour de ta naissance.
Et elle avait chanté. La fillette avait été fascinée par cet air, qui était par la suite devenu son favori. Depuis ce jour, ce chant était venu accompagner ceux que sa mère chantait déjà à longueur de journée, diffusant calme et paix dans la maisonnée. Par moments, son père et elle l’écoutaient, assis dans l’herbe du jardin l’été, devant la cheminée l’hiver. Il arrivait aussi que la petite la rejoigne, ajoutant son timbre enfantin à celui, plus bas, de sa mère. Après la séparation de ses parents, cette habitude n’était jamais partie, les deux chantant en harmonie pour faire passer le temps.
Alors Kaïné eut une idée. Si cette chanson avait apaisé son esprit d’enfant, peut-être pourrait-elle soulager celui de tous ces soldats tourmentés par la violence qui s’était installée dans le quotidien de ces dernières semaines ? Elle s’installa sur un tabouret, serrant la grande main d’un gardien dans la sienne, et inspira longuement. Puis sa voix emplit l’air, articulant cette mélodie qui avait bercé son enfance.Duïyn eïl liê nü lur
Nü shonwi fo mul
Eïl ï’r yalou foi
Ï’r nehbo eïl liê gyatha lohei
Peu à peu, le camp se tut. Les discussions s’interrompirent. Toutes les têtes se tournèrent vers la tente d’où provenait cette douce mélodie. Les yeux se fermèrent alors que leurs propriétaires se concentraient sur les paroles de ce chant. Pas un gardien ne put en comprendre le sens. Pourtant, leurs muscles se relâchèrent, leur souffle se fit plus calme. Le temps de quelques minutes, ils semblèrent tout oublier ; les combats, la colère, la peine… Leurs épaules se firent plus légères. Là où certains se mirent à rêver, d’autres ne purent s’empêcher de s’assoupir.Ï’r taïydiore alech unei
Iou mej ash eybo
Te ej watûl glon zu midya ïarch
Kaïné yn gereth
Un long silence s’installa. Personne, pas même les familiers encore éveillés, n’osait briser ce calme apaisant. Créatures volantes, terrestres, aquatiques… Tous avaient cessé de se mouvoir, comme par peur de ne pas pouvoir s’imprégner du dernier écho de cette mélodie. La nature elle-même semblait s’être laissé envahir par la douceur de cette voix qui dansait dans l’air, telle une plume légère emportée par la brise.Iou m’ash saja gareï wer’nârish
Mae sa luve
I’r deïte lous ash mahaf luri
Kaïné mil qlaudis te daiyme
Eïl ninfa so
Notes
(1)Labradorite : pierre de soutien pour les hypersensibles. Surnommée « pierre des guérisseurs », elle permet d’apporter de l’aide et de soigner tout en se protégeant des émotions néfastes, tout en conservant son empathie.
CHAPITRE 2
Chapitre 2
Les plaintes des blessés s’étaient calmées. Tous étaient finalement parvenus à trouver le sommeil. Soulagée d’avoir pu ne serait-ce qu’un instant les libérer de leurs peines, Kaïné soupira. Cela avait eu l’effet escompté. Peu à peu, elle avait vu leurs visages retrouver un air serein alors que la fatigue parvenait enfin à les emporter. Malgré tout, elle continua à guetter le moindre mouvement ou gémissement, se remettant à fredonner doucement dès qu’un patient commençait à s’agiter.
La jeune femme finit par perdre la notion du temps. Elle sursauta presque en entendant la toile d’entrée de la tente se soulever, laissant apparaître une autre Absynthe prête à la remplacer. Malgré ses protestations, Kaïné fut chassée de la tente, avec pour ordre de sa camarade d’aller se détendre. Elle fit la moue, se sentant soudainement inutile. Si son corps ne réclamait ne serait-ce qu’une petite seconde de repos, son cerveau, lui, était en ébullition. Décrétant qu’elle serait incapable de dormir avant un certain temps, elle décida d’aller se promener aux alentours du camp. Peut-être que marcher viderait son esprit des mille et une questions qui y dansaient. Alors qu’elle s’éloignait des tentes, tentant tant bien que mal de se faire discrète malgré les petits crissements de ses chaussures sur la terre encore humide, elle aperçut une silhouette familière assise au sommet d’une des collines entourant le campement. Un petit sourire éclaira son visage alors qu’elle s’approchait.
- Bonsoir, Nevra, murmura-t-elle.
L’intéressé releva la tête vers elle, un sourire étirant légèrement le coin de ses lèvres.
- Bonsoir, Mademoiselle, répondit-il de son habituel air malin. Que me vaut l’honneur de cette visite ?
- Pas grand-chose. Je t’ai simplement aperçu en me promenant. (Elle s’assit à ses côtés.) J’ai supposé que tu ne refuserais pas un peu de compagnie ?
- Jamais, du moins s’il s’agit de la tienne.
Elle laissa échapper un rire. Malgré l’aspect charmeur de ces paroles, elle savait qu’il était sincère. Nombre de fois avaient-ils interrompu leurs tâches respectives pour discuter, ou étaient-ils simplement partis à la recherche de l’autre durant leur temps libre, avec le désir spontané de profiter un peu de sa compagnie. Malgré leurs devoirs et les longues missions qui venaient parfois à les séparer, ils passaient ensemble un temps incalculable. Lorsque l’un avait besoin de se vider la tête, l’autre était toujours là pour l’écouter. Ils avaient instauré ce qui pouvait s’apparenter à une routine. Un mot ou deux le matin, le soir, et de courtes discussions durant la journée. Cela les mettait de bonne humeur.
Pendant un moment, ils restèrent là, assis en silence, à contempler le ciel. Les étoiles brillaient comme des milliers de diamants sous la beauté de la lune. Une légère brise dansait autour d’eux, entamant une lente chorégraphie avec les plantes des plaines, dont les silhouettes reflétaient les rayons bleutés de la nuit. Elle tourna la tête pour poser son regard sur la figure de l’Ombre, dont le visage, éclairé par les rayons de l’astre nocturne, semblait bien plus pâle qu’il ne l’était naturellement. Alors qu’elle s’apprêtait à entamer une nouvelle conversation, ses yeux se posèrent sur une déchirure brisant la surface sombre de son haut, traversant son torse. Elle souleva l’écharpe qui la cachait à moitié, dévoilant une longue estafilade. Elle se mordit la lèvre. Alerté par ce soudain contact, l’homme laissa ses orbes grisés suivre le chemin de son bras, avant de hausser les épaules.
- Ce n’est rien, dit-il, je me suis déjà fait soigner.
Elle lui lança un regard réprobateur.
- Si c’était le cas, la blessure serait propre et bandée, Nevra.
Grillé.
Il lui offrit un sourire faussement innocent, et elle le foudroya du regard. Elle murmura quelque chose à propos de sa stupidité et se leva, lui intimant de la suivre. Il obéit bien sagement, comprenant qu’il n’était pas réellement en position de discuter. Elle le conduisit jusqu’à sa tente, où elle alluma la multitude de lampes à huile qui s’y trouvaient. Peu à peu, les flammes éclairèrent l’espace. Il était petit, comme celui de toutes les autres tentes, mais le nécessaire y était. Elle y avait ajouté quelques petites décorations banales, sûrement trouvées aux alentours du camp lors d’une nuit d’insomnie. Des petites pierres empilées ici et là, quelques fleurs dans un erlenmeyer rempli d’eau, sûrement délaissé par les soigneurs à cause des fissures qui menaçaient de le faire éclater à la moindre secousse. Le seul meuble visible – si l’on pouvait l’appeler ainsi – était une petite étagère, improvisée à l’aide de morceaux de bois probablement récoltés dans les plaines alentours, remplie de fioles en tous genres, de récipients vides, d’herbes médicinales et de petites boîtes débordant d’affaires de premier secours. Il y avait aussi deux petits tabourets pliables, dont elle se servait sûrement pour écrire ses rapports personnels ou pour soigner ceux dont les blessures n’étaient que minimes, afin de désengorger les autres tentes.
La jeune femme lui indiqua lesdits tabourets d’une main en se dirigeant vers l’étagère. Il s’assit en silence, l’observant mélanger quelques ingrédients, que seuls les Absynthes pouvaient connaître, dans un petit bol de bois sculpté. Elle fouilla ensuite dans l’une des boîtes, en sortant bandages et fleurs de coton, avant de se rediriger vers lui.
- Enlève ton haut et ton écharpe, s’il-te-plaît.
- Mais avec plaisir.
Un sourire rempli de malice étira les lèvres du vampire. De son côté, Kaïné fit une moue ennuyée, murmurant quelques reproches. Après quelques secondes, il s’excusa. Il adorait la taquiner ainsi ; mais elle s’apprêtait à nettoyer ses blessures, et il avait appris, à ses dépens, qu’énerver un soigneur avant qu’il ne se mette au travail était rarement une idée lumineuse.
Elle s’installa sur le deuxième tabouret et se positionna en face de lui, déposant ses outils de soin sur ses genoux. Son expression se fit plus sérieuse, et elle détacha des boules de coton de leurs tiges avant de les imbiber d’une lotion qu’il ne parvint pas à reconnaître.
- Cela ne te va pas, de froncer les sourcils comme ça.
- Nevra…
Il rit doucement.
- Non, pour une fois, je n’essaie pas de te charrier. Je dis simplement la vérité. C’est mieux quand tu souris.
Elle ne lui répondit que par un petit soupir amusé. L’Ombre frissonna alors que ses petites mains chaudes venaient se poser sur sa peau glacée, nettoyant la plaie, puis étalant délicatement une crème qu’elle venait de concocter. Ses paroles n’auraient pas pu être plus honnêtes. Chaque jour, lorsqu’elle parlait aux blessés, séchait les larmes des enfants, ou soignait les villageois, elle souriait. Son regard se faisait tendre alors qu’elle murmurait des encouragements à ceux qui en avaient besoin. Son étreinte était chaleureuse lorsque quelqu’un venait pleurer sur son épaule. Ses lèvres étaient douces quand elle déposait un baiser réconfortant sur le front des guerriers.
Il l’observa enrouler des bandages autour de son torse, recouvrant la blessure qui, bien que douloureuse, restait bénigne. Les traces de boue et de sang séché qui souillaient sa peau et ses vêtements n’entachaient en rien l’aura d’élégance et de douceur qui l’entourait. La concentration se lisait sur son visage alors qu’elle s’assurait de la pérennité des pansements. Puis elle releva la tête vers lui, un sourire éclatant ornant ses lèvres fines.
- Et voilà ! Tout propre !
- Tu me parles comme à un enfant, dit-il avec un sourire taquin.
- Peut-être parce-que tu te comportes comme si tu en étais un.
Elle lui donna une pichenette sur le front, le faisant grimacer.
- La prochaine fois, tu iras te faire soigner tout de suite. Personne n’est jamais à l’abri d’une infection.
- Oui Maman.
Elle pouffa, et partit ranger les ustensiles utilisés pour le soigner. Elle versa l’onguent fraîchement préparé dans un pot en verre à moitié vide. De son côté, Nevra remit son haut déchiré, notant de le changer plus tard, et se jeta presque sur le lit de la jeune femme.
- Que chantais-tu, tout-à-l’heure ? l’entendit-elle subitement demander.
Elle se retourna, surprise.
- Tout-à-l’heure ? répéta-t-elle. Tu m’as entendue ?
- Kaïné, rit-il doucement, tout le campement s’est tu pour t’écouter.
Réalisant le sens de ces paroles, elle se cacha le visage dans les mains, murmurant quelques « oh mon dieu » embarrassés. Nevra ne put s’empêcher de rire. Un rien la faisait rougir, que ce soit l’attention qu’on pouvait lui porter, une question un peu personnelle, ou un simple éloge. Et pourtant, elle en recevait, des compliments. Chose qu’il pouvait comprendre, d’ailleurs.
A son arrivée à Eldarya, quasiment tout le monde l’avait vue comme une humaine faible, inutile, gênante. Lui-même l’avait simplement traitée comme une potentielle source de nourriture, affirmant qu’elle « n’avait pas l’air très débrouillarde ». Elle avait entendu cette discussion. Il fallait bien avouer que les autres chefs de gardes et lui n’avaient pas été très discrets, à parler de cela dans le garde-manger, dont la porte était grande ouverte sur la salle des portes. Mais au lieu de s’énerver, elle s’était simplement tue, les laissant débattre sur son sort. Malgré leurs paroles blessantes, elle avait pris son rôle de gardienne très à cœur, mettant sa gentillesse, sa générosité et sa douceur au service de tous. Sa présence était toujours discrète, si bien qu’on l’oubliait parfois dans les conversations, mais elle écoutait, et ne parlait que lorsqu’elle jugeait cela nécessaire. C’était probablement l’une des raisons pour lesquelles elle s’entendait si bien avec Valkyon.
Elle était toujours à disposition pour quiconque avait besoin d’aide. Sans-cesse en vadrouille dans tout le quartier général, il n’était pas rare de la croiser les bras remplis de livres ou d’ingrédients alchimiques, à tenter tant bien que mal de descendre les escaliers sans tomber. Le matin, elle pouvait être à l’infirmerie pour aider les soigneurs, et l’après-midi, elle remplissait les stocks de la salle d’alchimie, ou en faisait l’inventaire. Lorsque personne n’avait besoin d’elle, on pouvait la trouver à la bibliothèque, perdue dans une pile d’ouvrages sur l’histoire d’Eldarya. Elle avait retenu les bases des connaissances nécessaires à un membre de la garde Absynthe, et appris à lire et écrire l’Eldaryen en moins de temps qu’il n’en avait fallu pour le dire. Lorsqu’elle n’était pas en train de remplir sa petite tête déjà trop pleine d’un nombre effarant d’informations, elle partait vagabonder dans le village pour apporter son aide aux habitants dans le besoin, jouer avec les plus jeunes, ou même leur offrir des cours, épargnant ainsi aux parents le trouble de rechercher un professeur dont les prix n’étaient pas trop élevés pour éduquer leurs enfants. Elle était toujours occupée, offrant des sourires radieux à tous ceux qu’elle croisait, et il fallait constamment lui rappeler de faire une pause ou d’aller manger pour éviter qu’elle ne perde la notion du temps. Le plus surprenant était qu’elle donnait sans jamais rien demander en retour, affirmant que voir les autres heureux lui suffisait. Mais malgré cela, elle rentrait toujours avec des présents divers et variés – qu’elle finissait bien évidemment par partager avec les autres gardiens.
Il se souvenait parfaitement de la fois où, peu après son arrivée au quartier général, tout le monde l’avait vue faire des allers-retours entre sa chambre et le refuge, les bras chargés de planches de bois, d’outils, de tissus et autres éléments dont personne n’avait compris l’utilité. Quelqu’un avait finalement osé passer la tête par l’entrebâillement de sa porte, uniquement pour découvrir une multitude de meubles en cours de construction, ainsi qu’un matelas, des coussins et des couvertures nouvellement cousus. Ils avaient alors appris qu’elle avait simplement voulu réparer son lit, qu’elle avait trouvé cassé lorsque sa chambre lui avait été attribuée, ce qu’elle avait fait en toute discrétion. « Puis je me suis un peu laissée emporter », avait-elle dit avec un petit sourire coupable. Lorsqu’ils lui avaient dit, éberlués, qu’elle aurait pu leur demander de l’aide, elle avait immédiatement refusé, affirmant qu’elle ne voulait déranger personne. Cette excuse semblait être l’une de ses favorites. Dès qu’on lui proposait de l’assister dans une tâche quelconque, elle déclinait poliment avec un grand sourire. Combien de fois s’était-elle gentiment fait réprimander à cause de cela ? Si cela pouvait les agacer sur le moment, personne n’arrivait jamais à réellement lui en vouloir. C’était un défaut qu’ils avaient vite fini par accepter.
- Alors ? dit-il finalement, sortant de ses pensées. Quelle chanson était-ce ?
Elle alla à son tour s’asseoir sur le lit en soupirant, les joues toujours rosées. Elle croisa ses jambes telle une enfant, et leva la tête vers le ciel.
- C’est une partie de l’une des berceuses que ma mère me chantait lorsque j’étais petite, expliqua-t-elle, ses lèvres s’étirant progressivement en un petit sourire.
- Ça fonctionne bien. Beaucoup se sont endormis en t’écoutant.
- Je suis contente, alors. Maman me la chantait toujours quand je faisais des cauchemars, ou quand je me blessais. Ça me permettait d’avoir l’esprit tranquille.
Il tourna légèrement la tête vers elle pour l’observer. Sa longue tresse n’en était quasiment plus une. Quelques mèches d’un roux incroyablement clair tombaient sur son visage. Ses grands yeux aux reflets d’opale prenaient une lueur orangée sous la danse fébrile des flammes des lampes à huile, qui dévoilaient sur ses pommettes des traces de maquillage, probablement essuyées à la va-vite sous les perles de pluie. Ses vêtements avaient perdu leurs couleurs éclatantes. Son apparence était le témoin d’une journée éprouvante, pour elle comme pour tous. Pas un dans ce campement n’avait gardé ne serait-ce qu’une once de propreté sur son corps. Les journées se faisaient de plus en plus longues pour tout le monde, et il pria en silence pour que toute cette haine soit rapidement oubliée.
Le gardien passa une main sur son visage, tentant d’effacer ces sombres pensées qui venaient danser autour de lui. Imitant la jeune femme, il reposa les yeux sur le plafond de toile de la tente.
- Tu chantais dans un étrange langage. Je ne l’avais jamais entendu avant.
- Je ne saurais pas le nommer non plus. Lorsque je lui posais la question, ma mère me disait simplement qu’elle l’avait étudié durant sa jeunesse, et changeait de sujet. Je n’ai jamais insisté, par peur de l’agacer.
- Si l’on assume que tu tiens ton sang de Faery de ta mère, cela pourrait expliquer le fait qu’elle connaisse cette langue. Tu as cherché dans la bibliothèque ?
- J’ai lu tous les livres traitant des langues de ce monde, vivantes et mortes, en vain. Kero et Ykhar ne savent rien non plus. Si seulement je savais ce que c’était, cela pourrait me faire une piste pour retrouver mes origines.
Elle ramena ses jambes contre elle, les entourant de ses bras. Une expression préoccupée se peignit sur ses traits fatigués, et Nevra se sentit soudainement impuissant. Kaïné, la gardienne au sourire éclatant qui remontait le moral de tous ceux qu’elle croisait, qui aidait sans jamais rien demander en retour, était constamment tourmentée ; et personne ne pouvait l’aider à apaiser sa peine. Il pouvait simplement lui remonter le moral de manière temporaire. Car c’était le genre de démons qui ne lâchaient jamais, qui revenaient hanter l’esprit à la moindre seconde d’inattention. Et la petite Faëlienne ne disait rien. Elle gardait toujours tout pour elle, ne souhaitant jamais inquiéter, jamais déranger. Cela avait le don de le peiner au-delà des mots.
L’Ombre se redressa pour s’asseoir à côté d’elle, passant une main réconfortante dans son dos. Il ne pouvait qu’imaginer ce poids qui pesait sur ses frêles épaules. Si la découverte de ses origines Faeries avait été un choc pour tout le monde, la jeune femme avait de loin été la plus bousculée ; car c’était sa vie entière qui avait été chamboulée. Elle avait été contrainte d’abandonner sa famille, ses amis, et ses repères dans le monde qui l’avait vue naître pour un autre complètement inconnu, le tout sans jamais rien connaître de ses origines. Si être un Faelien n’était pas grand-chose à Eldarya, c’était un immense fardeau pour elle. Vivre ainsi dans l’ignorance ne pouvait pas être chose facile.
- Tu finiras par trouver, dit-il pour la réconforter. Cela peut sembler être un véritable labyrinthe pour le moment, mais tu finiras tôt ou tard par ouvrir une piste.
- Il y a des moments où je perds un peu espoir.
- Et c’est normal, Kaïné. Mais n’oublie pas qu’il y a plein de gens qui seraient ravis de t’aider, moi y compris. Tout le monde voit les efforts que tu fais pour la Garde et les habitants du refuge. Si tu as besoin de renseignements, de livres, ou de je-ne-sais-quoi qui pourrait t’ouvrir des portes, tu n’as pas à hésiter. Je sais que c’est dur pour toi, têtue que tu es, mais tu peux bien tenter, non ?
Elle laissa un rire traverser ses lèvres, et l’homme sut qu’il avait réussi à éloigner les démons. Ce n’était pas grand-chose, et cela ne serait que temporaire ; mais c’était mieux que rien.
- Merci Nevra.
Souriant de nouveau, le chef de garde lui frotta amicalement la tête, ébouriffant ses beaux cheveux déjà tout emmêlés. Elle fit semblant de se plaindre et tenta de lui rendre la pareille, mais il fut assez rapide pour attraper ses mains. Suivirent quelques chamailleries presque enfantines qui apportèrent un peu de couleur à leurs pensées. L’espace d’un instant, les combats, la souffrance et la peine furent oubliés, remplacés par quelques rires. Mais la fatigue les rattrapa bien rapidement. La jeune femme baissa soudain la tête, étouffant un bâillement.
- On devrait aller se coucher, dit-elle. La journée de demain va encore être longue.
L’ébène acquiesça. Comme depuis plusieurs semaines déjà, les soldats en mesure de se battre iraient se poster sur les lignes de front pour repousser les éventuels assauts adverses. Et comme chaque soir après la fin des combats, les chefs de gardes et leurs lieutenants se rassembleraient dans la tente principale pour discuter des stratégies à prendre pour le lendemain. Le plus difficile était de prévoir des formations solides. De moins en moins de gardiens étaient disponibles, ne serait-ce que pour monter la garde. Il fallait aussi mettre les citoyens ayant été mêlés à ces conflits à l’abri, chose aussi peu évidente étant donné leur nombre. La pression montait de plus en plus chaque jour, et le risque de manquer de ressources pendait au-dessus d’eux comme une épée de Damoclès. Ils ne pouvaient qu’espérer que les ennemis reculeraient avant qu’ils ne soient eux-mêmes forcés de le faire.
- Je vais te donner une lampe pour que tu puisses retourner dans ta tente.
- Aww, Kaïné, tu ne me laisses pas dormir avec toi ?
Une nouvelle fois, la jeune femme s’immobilisa, et lui lança un regard exaspéré. Comprenant qu’elle n’arriverait à rien mis à part à faire rire cet idiot de gardien, elle se contenta d’une petite claque sur l’épaule. Ce qui fit bien évidemment redoubler l’hilarité du Vampire.
- Ça va, ça va, j’arrête, haleta-t-il finalement. Et pas besoin de lampe, merci. Je sais assez bien me débrouiller dans le noir.
Il se leva, non sans une légère hésitation. Il avait du mal à se convaincre que la jeune femme ne risquait pas de se faire de nouveau envahir par son esprit tourmenté. Il était normal de réfléchir, surtout sur un sujet aussi important que la connaissance de ses origines, mais elle avait le don de trop se poser de questions. C’était une sale habitude qui l’empêchait souvent de prendre du recul sur les choses, et il craignait que cela lui coupe une nouvelle fois le sommeil. Elle avait besoin de prendre du repos. Elle le savait sans doute ; mais les cernes qui assombrissaient son regard montraient qu’elle n’en avait, ces derniers temps, pas réellement été capable.
Nevra appréciait énormément la petite Absynthe. Comme avec chaque femme qu’il croisait, il n’avait pas retenu ses paroles pleines de sous-entendus lors de leur rencontre. Mais alors qu’ils se croisaient de plus en plus au sein du quartier général, parlant le plus souvent de tout et de rien, ces sous-entendus s’étaient peu à peu transformés en simples taquineries. Malgré ce qu’il avait pu penser, ils s’étaient tout de suite bien entendus ; et les quelques missions qu’ils avaient effectuées ensemble n’avaient finalement jamais été de mauvaises expériences.
L’Ombre s’entendait avec quasiment tout le monde. Mais Kaïné était l’une de ces rares personnes avec qui il pouvait réellement être lui-même.
Ayant reposé la lampe qu’elle avait voulu lui donner, il la vit se diriger vers son étagère, d’où elle sortit un petit carnet et une mine de charbon. Il s’avança doucement, lui prenant les objets des mains.
- Oublie ton journal pour ce soir, lui ordonna-t-il gentiment. Va te reposer.
Elle tenta visiblement de répondre, mais se ravisa en acquiesçant. Il avait raison. Elle était trop fatiguée pour être capable d’organiser ses pensées avec quelques notes. Même si ce n’était pas chose facile, elle devait tenter de trouver le sommeil. Elle ne serait sinon pas capable d’assurer son rôle correctement. Elle s’empara de nouveau du carnet, et le rangea. Lorsqu’elle se retourna, son ami souriait. Il passa une main derrière sa tête, et posa ses lèvres sur la frange qui venait couvrir son front.
- Bonne nuit, Kaïné.
Elle bâilla de nouveau, et il sourit de plus belle en l’entendant articuler un petit « ‘nuit ». Puis il se résigna à partir, pénétrant dans l’obscurité et le silence du campement. Le chemin jusqu’à sa tente ne fut pas long, et un soupir lui échappa alors qu’il soulevait le tissu de l’entrée.
Il quitta ses chaussures et s’allongea dans son lit improvisé, soudainement drainé de toute son énergie. La fraîcheur des draps le fit frissonner, mais il n’y prêta pas plus attention. A la place, il riva son regard sur le plafond de sa tente, caché par les ombres nocturnes. Il ôta son cache-œil, dévoilant à la nuit le secret qu’il y gardait. Remontant les couvertures sur ses épaules, il se tourna, posant ainsi un bras sous sa tête. Morphée ne tarda pas à venir cueillir son esprit, qui se tut doucement alors qu’il glissait dans les limbes du sommeil. Il ne put cependant empêcher ses dernières pensées de se tourner vers son amie qui, il l’espérait, saurait à son tour plonger dans le pays des rêves.
Dans sa propre tente, une main toujours posée sous sa frange, Kaïné ne put s’empêcher de sourire.
CHAPITRE 3
Chapitre 3
Les jours suivant furent rudes.
Malgré les efforts des Absynthes, plusieurs gardiens avaient succombé à leurs blessures. Kaïné avait depuis longtemps cessé de compter les vies perdues au campement depuis le début de cette guerre. Elle n’osait non plus imaginer combien étaient restés sur le champ de bataille, perdus dans la boue sanglante. L’idée qu’il resteraient là, à la merci des brigands, des charognards et de la vermine, sans jamais recevoir de funérailles dignes de ce nom, lui donnait la nausée.
Malgré ces horribles nouvelles, les combats semblaient avoir cessé. Peut-être leurs adversaires avaient-ils subi trop de pertes pour pouvoir continuer ; ou alors s’organisaient-ils pour lancer une nouvelle attaque, plus violente encore que les précédentes. Personne, pas même les éclaireurs, ne le savait. Et personne ne souhaitait réellement y penser.
Les Absynthes et les Etincelants profitèrent de ce répit pour se concentrer plus calmement sur les blessés. Tels des fourmis, ils se relayaient constamment aux côtés des guerriers. Cependant, plus personne ne courait d’un côté ou de l’autre pour chercher tel ou tel onguent, plus aucun ordre n’était crié pour refaire une potion qui venait à manquer ; la panique des jours précédents s’était estompée, au grand bonheur de tous.
La nuit tombée, l’air du campement se faisait paisible. Quelques gardiens discutaient de tout et de rien autour de feux de camps. A leurs rires se mêlaient parfois des râles de souffrances ; mais beaucoup de blessés voyaient leur état s’améliorer, aussi chacun tentait de garder le moral.
Enfin libérée de ses obligations pour un court moment, Kaïné errait au sein du campement à la recherche d’un certain Vampire, qui avait eu la délicieuse idée d’oublier son écharpe dans sa tente. Si la situation s’était calmée, chacun était occupé, et pas un ne restait longtemps au même endroit ; aussi était-il difficile de trouver qui que ce soit. Comprenant que ses recherches ne porteraient pas de fruits, et souhaitant profiter le plus possible de son temps de repos, la gardienne se dirigea vers l’un des foyers. Quelques-uns de ses camarades qui y étaient déjà installés lui rendirent son salut silencieux, lorsqu’ils ne somnolaient pas. Elle s’assit légèrement en retrait aux côtés d’un Minaloo. Le familier releva la tête, laissant échapper un grondement de contentement lorsqu’elle s’appliqua à lui caresser l’arrière des oreilles.
Doucement, comme par peur de déranger ses collègues, elle se mit à fredonner. Alors que son regard se perdait dans la danse rougeoyante des flammes, une présence se fit calmement connaître à la limite de son champ de vision. Levant les yeux, elle constata qu’il ne s’agissait d’autre que de Valkyon, ami, et dirigeant de la garde Obsidienne.
- Puis-je me joindre à toi ? Demanda-t-il de sa voix profonde.
- Bien sûr. Tu n’as pas besoin de demander.
Il hocha la tête, lui rendant son petit sourire alors qu’il s’asseyait à ses côtés. La jeune femme observa l’éclat des flammes onduler sur son visage halé, éclairant d’une chaude lumière quelques gouttelettes d’eau tombant de ses mèches d’ivoire. Sans doute venait-il de terminer sa toilette au ruisseau. Car si sa peau semblait libre de toute crasse, il était difficile d’ignorer les tâches sombres qui venaient souiller ses vêtements.
Un silence paisible s’installa entre eux, uniquement brisé par les craquements légers du bois brûlé. Le Faëlien ne prenait que très rarement la peine de se perdre dans des banalités. Il préférait généralement écouter les mots des autres, plaçant quelques paroles ça et là lorsqu’il le jugeait nécessaire. Il était quelqu’un de posé et de réfléchi, et Kaïné, comme beaucoup d’autres, savait apprécier le temps passé en sa compagnie. Là où beaucoup le voyaient comme quelqu’un de distant, elle le savait maître d’un cœur aussi doré que ses yeux. Ce sentiment d’amitié était semblable du côté de Valkyon ; la voyant en premier lieu comme une simple humaine dont ils parviendraient facilement à se débarrasser, il s’était peu à peu trouvé pris de sympathie pour cette jeune femme qui ignorait tout de son véritable héritage. En passant du temps en sa compagnie, il avait peu à peu commencé à apprécier sa présence discrète, et il leur arrivait de partager des moments de calme, loin du brouhaha du Refuge et des terrains d’entraînement, entamant parfois des discussions aux sujets variés, jouant avec leurs familiers, ou savourant simplement quelques instants de léger silence au sein de leurs journées trop remplies.
- Quelle était cette chanson que tu fredonnais ? Demanda-t-il finalement, la profondeur de son timbre effaçant avec délicatesse le crépitement des flammes.
Kaïné releva la tête, plongeant ses orbes opales dans les billes ambrées du gardien.
- J’ai appris cette langue avec ma mère, mais elle n’a jamais voulu m’en donner le nom ou l’origine. Elle a écrit cette chanson le jour de ma naissance.
- Est-ce pour cela que ton nom figure parmi les paroles ?
- Oui. En fait, c’est un jeu de mots : « Kaïné » signifie « lumière ». Mes parents m’ont nommée ainsi car j’étais « la petite lumière venue éclairer leur vie ». C’est plus ou moins ce qui est dit dans la chanson.
- Je vois.
Alors qu’il sembla se plonger dans un silence songeur, la jeune femme s’attela à refaire sa tresse, dont de nombreuses mèches flamboyantes s’étaient échappées durant la journée. Le Minaloo avait posé sa tête contre ses cuisses, aussi prit-elle soin de rester immobile pour ne pas le déranger.
- Cette langue est probablement un indice sur tes origines.
- Oui, j’en discutais avec Nevra. Mais je n’ai rien trouvé à ce sujet.
Valkyon haussa un sourcil.
- En parlant de Nevra, pourquoi as-tu son écharpe ?
- Je l’ai soigné dans ma tente il y a quelques jours, et il a oublié de la reprendre. Je le cherchais pour la lui rendre, mais je ne l’ai pas trouvé.
- Il me semble qu’il est encore en train de parler avec ses lieutenants.
- Ah, bon. Je vais attendre un peu avant de la lui rendre alors.
- Ma tente est proche de la sienne. Tu veux que je m’en charge ?
- Ça ne te dérangerait pas ?
- Aucunement.
La jeune femme sourit, secrètement ravie de ne plus avoir à s’occuper de cette tâche. Elle avait passé des jours à chercher le chef des Ombres, en vain. Elle pouvait enfin avoir l’esprit tranquille à ce sujet.
Bien qu’elle appréciât la présence de l’Obsidien à ses côtés, Kaïné ressentit le besoin de s’isoler un moment. Cela faisait un certain temps qu’elle n’avait pas médité, et une petite heure de calme ne lui ferait pas de mal. Elle se leva doucement, donnant une dernière caresse au familier, et signala son départ à son ami, qui hocha simplement la tête avec un sourire.
Le calme et la solitude de sa tente furent les bienvenus pour l’esprit trop plein de la jeune femme, qui s’empressa d’allumer quelques lampes à huile pour y apporter un peu de lumière. Elle en profita pour brûler un bâton d’encens qu’elle plaça dans un petit bol de bois, accompagné d’une améthyste sortie d’une pochette de cuir. Connue pour ses vertus apaisantes, la pierre lui permettrait de gérer le stress et l’anxiété accumulés durant les jours passés.
Kaïné s’assit en tailleur sur le matelas qui lui servait de lit ; les mains jointes sur ses chevilles en tenant le bol, le dos droit, elle ferma les yeux. Lentement, elle se concentra sur le léger parfum qui l’entourait peu à peu, et sur la sensation du bois sur ses doigts fatigués. Elle entendit les voix des gardiens autour du feu, les grillons dans les champs autour du campement.
Elle s’imagina alors être une petite Musarose parmi les herbes, trottinant en silence pour récolter de quoi nourrir ses petits dans sa tanière, restant à l’abri des éventuels prédateurs errant sous le regard de la lune. Levant les yeux vers le ciel, elle vit la silhouette gracieuse d’un Séryphon se dessiner au centre du cercle blanc. Immobile, les grandes herbes caressant doucement son pelage blanc, elle se tut.
Elle devint alors ce rapace qu’elle avait aperçu, planant avec légèreté au-dessus des champs en quête de nourriture. Le vent soufflait dans ses plumes, et ses yeux perçants balayaient le sol avec attention, guettant le moindre mouvement d’une proie insouciante. Au loin, les foyers du campement dessinaient des cercles rougeoyants dans la nuit, les ombres des tentes tranchant avec cette lumière chatoyante.
Bientôt, elle se retrouva dans la peau du Minaloo qu’elle avait caressé plus tôt, baignant dans la douce chaleur des flammes, bercé par les voix des gardiens encore éveillés. Elle écoutait leurs histoires, les anecdotes qu’ils se racontaient, les crépitements du feu formant une douce mélodie la poussant dans les bras de Morphée. Elle se sentit glisser entre les doigts de l’éveil, lentement, les premières lueurs d’un rêve flottant dans son esprit embrumé.
- Kaïné ?
La jeune femme sursauta. A l’entrée de sa tente, une elfe la regardait avec curiosité. La bouche rendue pâteuse par le fait de ne pas avoir parlé pendant un certain temps, elle acquiesça simplement, lui indiquant qu’elle avait son attention.
- Je m’excuse de te déranger, mais c’est à ton tour de veiller sur les patients de la tente trois.
- Oh ! D’accord. J’arrive tout de suite, merci.
Sa camarade hocha la tête et la laissa seule. Encore un peu secouée par ce brusque retour à la réalité, Kaïné grommela une série de mots indistincts. Malgré la torpeur dans laquelle sa méditation avait plongé son corps, elle se redressa en éteignant le bâton d’encens. Elle resta un instant à contempler la petite améthyste. Inspirant longuement, elle constata avec satisfaction que ce temps passé à méditer avait porté ses fruits. Ce fut plus sereine qu’elle sortit de sa tente, prête à prendre soin de ceux qui en avaient besoin.
Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour se retrouver aux côtés des blessés. Bien qu’ils ne soient plus en danger de mort, ceux de la tente à laquelle elle avait été assignée avaient reçu des coups qui nécessitaient une sérieuse attention. Certains avaient besoin de nouveaux bandages, aussi se mit-elle à préparer de quoi les traiter correctement.
Alors qu’elle nettoyait leurs plaies, quelques gardiens lui parlèrent du champ de bataille, désireux d’évacuer les émotions qui les hantaient depuis des jours. D’autres changeaient de sujet, souhaitant oublier l’espace d’un instant les horreurs auxquelles ils avaient fait face. Elle les écoutait tous en silence, offrant quelques réponses ça et là, et s’excusant lorsqu’elle réveillait la douleur de certaines blessures. La moindre de leurs paroles lui nouait la gorge, mais elle se devait de leur montrer un visage serein. A cet instant, elle était le pilier qui les empêchait de sombrer dans les abîmes causés par leur traumatisme. Elle se dit, le cœur gros, que ces hommes et femmes qui se trouvaient devant elle ne seraient plus jamais les mêmes.
Les traitements terminés, elle s’occupa l’esprit en préparant une infusion à la camomille pour ceux qui le souhaitaient. Elle avait été surprise de voir des paquets de thé familiers dans le garde-manger du quartier-général. La nourriture était l’une des rares choses qui la reliaient à son monde. Elle avait encore du mal à se sentir chez elle à Eldarya, se demandant constamment comment allaient sa famille et ses amis, qui ne l’avaient jamais vue revenir de ce qui aurait dû être une simple promenade en forêt. S’ils lui manquaient terriblement, elle savait que, de leur côté, ils ne pouvaient être que morts d’inquiétude. Sentant peut-être sa détresse, un petit Molecat vint se frotter contre sa jambe. Les familiers désiraient le plus souvent rester aux côtés de leurs maîtres convalescents, et leur présence avait été autorisée par Ezarel afin de permettre aux soldats de garder le moral. Kaïné devait bien avouer que les blessés n’étaient pas les seuls à bénéficier de ce soutien : avoir un animal près d’elle la soulageait tout autant.
A s’occuper des patients, elle ne vit pas le temps passer et, au milieu de la nuit, un Etincelant vint prendre la relève. Soulagée de pouvoir enfin aller se reposer, elle lui fit un rapide compte-rendu de son service, avant de prendre congé. Ce fut avec un bonheur immense qu’elle se lova dans ses couvertures, tombant rapidement dans un sommeil profond que rien n’aurait pu interrompre.***
Ce qui avait jusque-là été pour Léalnor une journée normale semblait s’être transformé en un rêve des plus étranges.
Une minute plus tôt, comme à son habitude, il gardait la Grande Porte du refuge d’Eel. Mais voilà qu’un immense portail magique s’était ouvert devant lui, et avait laissé place à trois individus vêtus chacun d’une longue cape blanche, avant de se refermer. Il les regarda s’approcher d’un air éberlué, avant de se reprendre.
- Halte là ! Qui êtes-vous ?
Le plus grand des trois fit un pas en avant de prendre la parole.
- Nous désirons voir votre dirigeant, dit-il simplement.
- Répondez, ordonna le second garde.
Une deuxième silhouette s’avança.
- Nous venons en paix, assura-t-elle, et le timbre léger de sa voix laissa deviner qu’il s’agissait bien là d’une femme. Nous souhaitons nous entretenir avec votre chef.
Les deux gardes échangèrent un regard hésitant. Trois inconnus arrivaient devant la Grande Porte via un portail de la plus étrange des natures, et demandaient à voir leur supérieure. Devaient-ils les laisser entrer ?
Finalement, ils hochèrent la tête en silence, et son collègue entra dans l’enceinte du Refuge.
- Nous allons la prévenir de votre présence, dit Léalnor.
- Nous vous en remercions.
Tous restèrent silencieux jusqu’au retour du garde. Accompagné d’une Kitsune à la longue chevelure sombre, d’un Orc armé d’une imposante hallebarde et d’une jeune Brownie aux cheveux roux, il se plaça au garde-à-vous, et fut rapidement rejoint par son camarade. La renarde posa son regard de saphir sur les nouveaux arrivants, une expression sévère peinte sur ses traits.
- Je suis Miiko, se présenta-t-elle, dirigeante de la Garde d’Eel.
- Nous vous remercions de nous accorder un peu de votre temps, Dame Miiko, répondit le premier des trois individus en s’inclinant légèrement. Nous venons de loin pour régler une affaire urgente. (Il ôta sa capuche, dévoilant un visage pâle encadré de cheveux grisonnants.) Je me nomme Aëldir, et voici mes compagnons Laïdia et Khelnor.
Les deux autres se découvrirent à la mention de leur nom. Laïdia, la jeune femme ayant parlé plus tôt, possédait des traits fins et des cheveux bruns joints en une longue natte. A ses côtés, Khelnor, un homme d’apparence jeune, présenta un visage anguleux et des yeux aussi sombres que la nuit. Tous possédaient une aura inspirant le respect, et Miiko ne put s’empêcher d’être impressionnée par la puissance magique qu’ils dégageaient.
- Cela peut sembler très impoli, et je m’en excuse, mais je ne peux vous accorder que quelques instants, dit-elle. Nous sommes en situation critique.
- Nous irons droit au but. Nous sommes des messagers du peuple Ra’aïyl –
- Les Ra’aïyl ? s’exclama Ykhar, la Brownie, s’attirant un regard foudroyant de sa supérieure. Pa-Pardon. C’est juste que tout le monde pense que ce peuple a disparu depuis des siècles…
Le messager, nullement dérangé par l’intervention de la jeune Brownie, acquiesça simplement. Khelnor prit à son tour la parole.
- Nous sommes aux faits des rumeurs qui circulent sur notre peuple. Disons simplement que nous avons, nous aussi, vécu des temps difficiles. Mais revenons-en à nos Crylasms.
- Nous avons senti chez vous la présence de l’une des nôtres.
- L’une des vôtres ? répéta Miiko, éberluée.
Le messager sortit de sa sacoche une pierre blanche aux reflets arc-en-ciel. Une opale, pensa la Kitsune. Murmurant quelques mots qu’elle ne put comprendre, l’homme ferma les yeux ; en un instant, la pierre se mit à scintiller d’une douce lumière rosée. D’un geste de la main, il intima à la chef Etincelante de s‘approcher.
- Reconnaissez-vous ce visage ?
Se penchant au-dessus de la pierre, Miiko hoqueta.
- Impossible, murmura-t-elle.
Derrière elle, Ykhar laissa échapper un petit cri.
CHAPITRE 4
Chapitre 4
- Miiko recquiert ma présence au QG ? Mais pourquoi ?
- Je ne sais pas Kaïné. Nous sommes tous aussi surpris que toi.
Debout dans la tente principale du campement, les trois chefs de gardes et leurs bras-droits observaient la jeune Absynthe qui, éberluée, relisait les lignes d’une missive fraîchement arrivée par Seryphon voyageur. Miiko, chef de la garde Etincelante, et de par cela de la Garde entière, avait elle-même pris le temps d’écrire une lettre ordonnant le retour immédiat de Kaïné et de l’un des dirigeants au Quartier Général. L’écriture, ainsi que quelques tâches d’encre entre les lignes, montrait une hâte certaine. La renarde ne s’était pas attardée sur les détails, et n’avait donné aucun élément de contexte ; le texte était court, net et précis, laissant plâner entre les guerriers présents un air de confusion.
- Le fait est que cela a l’air important, souligna Ezarel, puisqu’elle demande que l’un d’entre nous soit présent.
- Les Absynthes auront besoin d’Ezarel pour les coordonner, dit Valkyon, et je peux m’occuper des armées. Nevra, veux-tu y aller ?
Tous les yeux se posèrent sur le Vampire, qui rejeta son écharpe nouvellement retrouvée sur son épaule.
- Cela ne me dérangerait pas.
- Tu es sûr ? Demanda Kaïné. Ton bras-droit est blessé et va rentrer avec nous. Les Ombres resteront sans dirigeant. Sans vouloir t’offenser, Valkyon…
L’Obsidien hocha simplement la tête avec un petit sourire.
- Ne t’inquiète pas Kaïné, lui répondit Nevra. Comme il l’a dit, Valk’ sera là en cas de problème et, au pire des cas, mes lieutenants sauront se débrouiller.
- Alors c’est décidé, j’imagine, dit Teschnär, sous-dirigeant des Obsidiennes. Quand partirez-vous ?
- Demain matin à la première heure. Nous ferons le chemin vers le QG avec les réfugiés. Au moins, si un problème se présente, nous serons là pour les soutenir et les défendre.
Les détails du voyage ne prirent que peu de temps pour être mis en place. Bientôt, les bougies furent éteintes, et la tente fut désertée. Chacun retourna vaquer à ses occupations, et Nevra profita de ce court moment de répit pour aller rendre visite à Kerdor, son bras droit, afin de le mettre au courant des derniers évènements.
Son cœur se serra lorsque la sombre silhouette de la tente des blessés graves se dessina devant lui. Il repensa à tous ceux qu’il avait vu tomber sur le champ de bataille. Leurs cris résonnaient encore dans ses oreilles, et il passa une main sur son visage, comme pour tenter d’effacer ces souvenirs qu’il savait désormais gravés à jamais dans son esprit. Le jour où il s’était enrôlé au sein de la garde, il savait qu’il devrait faire face à ce genre de situation ; mais il n’aurait jamais pu imaginer ce qui l’attendait durant une guerre.
Ce fut le contact chaud d’une main sur son bras qui le fit sortir de ses pensées. Relevant la tête, il croisa le regard inquiet d’un guérisseur. Réalisant alors qu’il s’était immobilisé devant la tente, il lui adressa un faible sourire, qui lui valut un doux, mais ferme sermont sur le surmenage. Pouvait-on réellement utiliser ce terme en temps de guerre ?
Alors qu’il passait les pans de tissu, le chef des Ombres s’efforça de ravaler un rire amer.***
Kaïné aurait dû se douter que le voyage serait loin d’être paisible.
Le soleil était haut dans le ciel lorsque les chimères du convoi avaient commencé à s’agiter. Celle de la jeune femme ne cessait de piétiner et renâcler, comme en proie à une gêne invisible. Croyant en premier lieu qu’il s’agissait d’un parasite, la jeune femme avait cherché du regard la potentielle source de l’agitation de sa monture, en vain. Ce ne fut que lorsqu’une flèche vint se planter dans un arbre à quelques centimètres de sa tête qu’elle comprit la situation dans laquelle ils venaient d’être plongés.
Une vingtaine d’individus sortit subitement des ombres de la forêt, leurs silhouettes menaçantes s’approchant du convoi. Les gardiens sortirent leurs armes, prêts à défendre les civils qu’ils accompagnaient. Depuis l’avant des charettes, Nevra jeta un regard à la jeune femme. Elle hocha simplement la tête, dirigeant déjà sa chimère vers un groupe de faëries isolé.
A peine les eut-elle rejoints qu’un brigand se jeta sur elle, son épée scintillant dangereusement sous les rayons du soleil. Il atterrit sur la monture qui cabra brusquement, son rugissement semant la panique au sein des civils. Kaïné, qui n’eut pas le temps de s’accrocher aux rênes, fut jetée au sol. Elle sentit son dos heurter violemment une pierre, et son souffle se coupa. Serrant les dents, elle se redressa, évitant de justesse une nouvelle attaque de son assaillant.
Nombre de fois avait-elle imaginé ce à quoi ressemblait un véritable combat. Bien évidemment, elle en avait eu un aperçu durant les longues séances d’entraînement auxquelles elle avait participé. Mais contrairement à ces moments-là, l’adversaire qui se tenait devant elle, le regard sauvage ancré dans le sien, souhaitait sa mort. Et rien n’aurait pu la préparer à recevoir cette vague d’adrénaline qui déferla sur elle, à sentir son cœur galloper dans sa poitrine ; désormais, plus rien ne comptait mis-à-part les assauts de son ennemi. C’était elle, ou lui.
Kaïné prit une courte inspiration et sortit sa dague de son fourreau. Décrivant un cercle autour du brigand, elle s’éloigna des charrettes, désormais arrêtées. Et alors qu’un deuxième homme venait se joindre au combat, elle attendit.
Ces hommes étaient des professionnels, comme le témoignaient les nombreuses cicatrices qui ornaient leurs bras dénudés. Ils avaient l’habitude de se battre ensemble. Ils l’attaquèrent en même temps, de sorte que l’un se retrouve toujours dans son dos. Le premier lui lança une attaque de la dextre de manière à pouvoir s’écarter rapidement d’un bond, laissant l’occasion à son camarade de porter une attaque en traître. La Faëlienne vira dans une pirouette, et passa dans le dos du second, l’entaillant sous le bras. L’homme poussa un grognement de douleur mais ne se laissa pas décontenancer, et il chargea une nouvelle fois, la lame pointée vers elle.
Peu à peu gagnée par l’adrénaline du combat, Kaïné n’entendit plus que les tintements du métal des lames s’entrechoquant les unes contre les autres. Elle porta une violente attaque au premier assaillant, dessinant une profonde entaille le long de son dos et de sa nuque. Le sang gicla sur l’herbe piétinée, et l’homme s’effondra dans un hurlement.
La gardienne repartit à l’attaque. Mais le brigand s’y attendait et esquiva, portant un coup d’épée qui l’atteignit au bras. Elle laissa échapper un juron, mais parvint à se reprendre. Elle se jeta en rugissant sur son adversaire ; celui-ci la repoussa au dernier moment, et envoya sa jambe vers l’avant pour la faire trébucher. Kaïné s’écroula.
Elle entendit le cri d’une enfant qui s’était réfugiée dans les bras de sa mère.
Cherchant à récupérer sa dague qui lui avait glissé des mains, la Faëlienne roula, esquivant ainsi une attaque cherchant à l’empaler. Mais elle se retrouvait désormais sur le ventre, son dos laissé à la merci de son ennemi. Jurant, elle tenta de se redresser ; une vague de douleur lui traversa cependant le bras, la faisant retomber. Alors que sa main venait couvrir sa blessure et que la peur lui tordait les entrailles, elle se rendit à l’évidence : elle était finie.
Elle entendit derrière elle un cri étouffé. Se retournant, elle vit son adversaire se tenir un côté duquel sortait une flèche. Une voix l’interpella depuis une charrette.
- Kaïné ! Tout va bien ?
- Kerdor !
Le bras-droit des Ombres décocha une nouvelle flèche, atteignant le brigand droit dans l’oeil. La jeune femme en profita pour se relever, une main pressée contre l’entaille de son bras. Elle alla récupérer son arme, qui gisait un peu plus loin.
A peine l’eut-elle entre les mains qu’un nouveau duo se présenta devant elle, lui arrachant toute once de répit qu’elle aurait pu trouver. Ils se mirent à l’attaquer des deux côtés de sorte que seul l’un d’eux puisse être mis en échec. Kaïné bénit ses entraînements pour l’avoir déjà mise face à ce genre de situation. Elle abandonna rapidement l’idée de parer, et se dégagea d’une pirouette, se plaçant entre ses assaillants. Ceux-ci furent forcés de modifier le rythme qu’ils avaient instauré pour ne pas se blesser mutuellement. Ils parvirent cependant à s’écarter d’une feinte habile, l’un deux entaillant au passage la cuisse de la gardienne, la faisant trébucher. Elle réussi malgré cela à se relever rapidement, non sans envoyer une balayette à l’homme le plus proche, qui perdit l’équilibre. Cherchant à se redresser, il ne put s’empêcher de lui exposer son dos ; elle se rapprocha alors de lui, profitant de sa confusion pour le taillader au niveau des reins. Le cri qui s’ensuivi alla se perdre parmi ceux de peur des villageois.
Le combattant restant l’attaqua aussitôt, l’abreuvant de coups qu’elle para avec difficulté. Cherchant à s’arracher à la lame meurtrière, Kaïné remarqua qu’ils s’étaient dangereusement rapprochés des charettes. Son dos fut rapidement plaqué contre le bois froid de l’une d’elles, et elle dû se résoudre à parer les attaques suivantes pour s’en écarter de nouveau.
Le bandit porta une attaque éclair de la gauche que la faëlienne repoussa de justesse. Tirant profit de l’impetus de la parade, l’homme donna un coup rapide et puissant. Trop puissant. Kaïné esquiva et il fut emporté vers l’avant par le poids de son épée, son élan lui faisant faire un demi-tour. Il n’eut pas le temps de regagner son équilibre qu’une flèche vint se loger dans sa poitrine, transperçant son cœur.
Le silence retomba lentement sur le convoi. Le souffle court, Kaïné essuya et rangea sa dague. S’efforçant de ne pas poser les yeux sur les corps désormais sans vie de ses assaillants, elle s’en alla chercher sa monture, qui s’était écartée du convoi au début de l’attaque.
Passant les rênes à l’un des gardiens, elle monta à bord de la charrette où se trouvait Kerdor. Le Faëlien lui offrit un petit sourire fatigué. Elle fronça les sourcils.
- Par pitié, ne me dis pas que ta blessure s’est réouverte.
- Non, la rassura-t-il, j’ai réussi à ne pas trop forcer dessus. Mais ça pique.
Kaïné soupira de soulagement. Il aurait été plus que dangereux pour lui de faire face à une telle blessure dans leur situation. Elle souleva son haut juste assez pour exposer le bandage. Sa couleur brunâtre la fit grimacer ; elle devait le changer, et vite. Elle alla chercher son sac, attaché à la selle de sa chimère.
- Personne n’a pensé à refaire tes bandages ? Demanda-t-elle en revenant.
- Si, mais cela risquait de repousser notre départ. Face à l’urgence de la situation, j’ai refusé.
La jeune femme lui lança un regard horrifié.
- Sérieusement ? Réalises-tu seulement que ta plaie pourrait s’infecter ? Bon dieu, tu es pire que certains Obsidiens !
Il grimaça alors qu’elle décollait le coton de sa peau rougie. Malgré son mécontentement vis-à-vis de son attitude, elle fut ravie de voir que l’ensemble était resté propre. Elle y appliqua avec douceur un onguent désinfectant, puis recouvrit la plaie d’une nouvelle couche de coton propre avant de réentourer ses hanches de bandages. Elle jeta un œil rapide aux autres plaies avant de s’écarter, satisfaite. Kerdor la remercia avec un grand sourire.
- C’est à moi de te remercier, dit-elle. Tu m’as sauvé la vie.
Il balaya ses mots d’un geste de la main.
- J’ai fait ce que n’importe-qui aurait fait.
- Même. Tu m’as protégée malgré ta blessure. Ce n’est pas rien.
Il lui ébouriffa les cheveux avec affection en guise de réponse, lui tirant un grognement. Il rit en la regardant tenter de se recoiffer, et elle le rejoignit rapidement.
- Je m’en vais m’occuper des civils, dit-elle finalement. Je peux compter sur toi pour ne pas trop en faire ?
- Je vais essayer.
La Faëlienne lui sourit une dernière fois avant de se redresser, puis se dirigea vers les groupes de villageois, que les gardiens avaient fait descendre des charrettes afin de s’assurer de leur état. Avec l’aide des autres soigneurs du convoi, elle refit les bandages de certains, en rassura d’autres, et aida même une mère débordée à calmer ses enfants encore secoués par l’attaque. Puis elle prit le temps de soigner ses propres blessures, qui s’avérèrent être bénignes. Finalement, elle fit un compte-rendu à son supérieur, qui se montra alors en faveur du départ. Un familier voyageur fut envoyé afin de porter une missive informant le Quartier Général de leur arrivée imminente, et ce fut dans un calme nouveau qu’ils reprirent la route.***
Kaïné ne put empêcher une certaine appréhension de la saisir à la gorge. Le convoi avait été pris en charge par des gardiens s’occupant du Refuge, et, sans même prendre le temps de souffler, elle avait pris la direction de la Salle du Cristal en compagnie de Nevra. L’urgence de la situation dépeinte dans la missive reçue au campement revint la hanter, et elle ne put empêcher un millier de questions de se former dans son esprit. Pour quelle raison Miiko l’avait-elle rapellée au Quartier Général ? Et pourquoi un chef de Garde devait-il être présent avec elle ? Quelque-chose de grave était-il arrivé ? Inconsciemment, elle se mordit la lèvre, et ce fut la main rassurante du Vampire sur son épaule qui lui fit comprendre qu’ils étaient arrivés à destination.
Ce fut Jamon, l’Orc bras-droit de la Garde Etincelante, qui les accueillit de son habituel air renfrogné. Il ouvrit sans difficulté les lourdes portes de la Salle du Cristal, et s’écarta pour les laisser entrer.
- Kaïné et Nevra, annonça-t-il.
La jeune femme remarqua immédiatement la présence de trois silhouettes vêtues de blanc aux côtés de Miiko. Il émanait d’eux une aura familière, et elle ne sut se dire d’où lui venait cette impression de déjà-vu. La renarde s’avança vers eux, leur souhaitant brièvement la bienvenue. Nevra, sentant le malaise de la Faëlienne, lui demanda d’en venir aux faits.
- Je vous présente trois messagers du peuple Ra’aïyl, dit-elle en se tournant vers les étrangers.
Ceux-ci s’inclinèrent légèrement en guise de salut. Puis le plus âgé s’avança, posant son regard émeraude dans les yeux de la jeune femme. Un léger sourire vint flotter sur ses lèvres.
- Qlaudis kaïné.
La jeune femme sursauta brusquement, laissant échapper un hoquet. Derrière elle, Nevra fronça les sourcils.
- Kaïné ? Qu’est-ce-qui se passe ?
Il ne reçut en réponse qu’un faible murmure.
- Impossible…
CHAPITRE 5
Chapitre 5
- Kaïné ? Que se passe-t-il ?
La jeune femme ne répondit pas. Ses grands yeux écarquillés restaient plongés dans ceux de l’inconnu, dont le visage ne se départissait pas de son mystérieux sourire.
Petite lumière.
Kaïné n’en revenait pas. Cet homme, cet inconnu qui se tenait devant elle, les mains croisées derrière son dos droit, venait d’utiliser le language que sa mère lui avait appris. Perdue dans la surprise et l’incompréhension, elle n’entendit pas son ami l’interpeller à plusieurs reprises. Un millier de questions se bousculaient dans sa tête, et elle ne sut réellement ce qui empêcha ses jambes de céder sous elle.
- Qui êtes-vous ? Murmura-t-elle si bas que le Vampire lui-même dut s’approcher pour l’entendre.
- L’un des tiens, Kaïné.
La jeune femme s’apprêtait à répondre lorsque Miiko s’avança.
- Je vous dois des explications, dit-elle.
La renarde prit une grande inspiration, et ce ne fut qu’à ce moment là que Kaïné remarqua les cernes qui assombrissaient l’océan de ses yeux. La jeune femme ne put s’empêcher de les comparer à ceux qu’elle avait vus sous les yeux des autres gardiens, au campement. Si Miiko ne se trouvait pas sur le champ de bataille, elle avait été obligée de plonger ses mains dans la boue de la guerre en même temps que toute la Garde d’Eel. En tant que chef de la garde Etincelante, c’était elle qui avait envoyé les armées au front et s’occupait de l’organisation de celles-ci depuis le Quartier Général. Elle était aussi celle qui prenait les décisions les plus importantes vis-à-vis de tous les réfugiés. Il était évident que l’arrivée de ces étrangers avait dû chambouler ses plans. En tant que soigneuse, Kaïné ne put s’empêcher de se préoccuper de son état de santé.
- Comme je l’ai dit tout-à-l’heure, reprit Miiko, ces trois personnes sont des messagers du peuple Ra’Aïyl. Ils ont fait le voyage depuis leurs terres spécialement pour te voir, Kaïné.
Kaïné ne put se résoudre à répondre. Alors que la renarde entamait les présentations, le visage de sa mère dansait dans son esprit, accompagné du souvenir de chaque moment passé à apprendre cette langue si singulière.
Constatant le mutisme de la jeune femme, Nevra prit la parole.
- Que veux-tu dire par là, Miiko ? ( Il se tourna vers les messagers : ) D’après ce que j’ai compris, vous faites partie du peuple de Kaïné. Pour quelle raison avez-vous fait le voyage jusqu’ici ?
- Tout simplement pour la ramener avec nous, répondit Laïdia.
- Je vous demande pardon ?
Tous les regards se tournèrent vers la concernée, que ces paroles avaient brusquement sortie de ses pensées.
- Où voulez-vous m’emmener ? Et pourquoi ?
- Chez toi, Kaïné. Chez nous.
- Je… Ne comprends pas.
Malgré le brouillard dans lequel elle avait l’impression d’avoir été plongée, Kaïné comprit que Laïdia ne parlait pas du monde des humains. De quel endroit parlait-elle donc ? Ce ne fut que lorsque la main du Vampire vint se poser sur son épaule qu’elle prit conscience des tremblements qui secouaient son corps.
- C’est pourtant simple, dit Aëldir. Nous souhaitons te ramener auprès des tiens.
- Non, ce n’est pas simple ! S’exclama la jeune femme, qui sentait presque son sang bouillir de frustration. Quel est ce « chez vous » dont vous parlez ? Et pourquoi voulez-vous m’y emmener ? Expliquez-moi, bon sang !
- Kaïné, dit Miiko, calme-toi, s’il-te-plaît.
- Je ne me calmerai que lorsque j’aurais des réponses claires à mes questions.
Khelnor, qui était jusque-là resté silencieux, prit la parole.
- Nous comprenons ta frustration, Lumière. Laisse-moi t’expliquer la situation :
Comme l’a dit dame Miiko, nous sommes venus de loin, plus précisément de la montagne d’Aïylia. Là où tu aurais dû grandir.
Pour des raisons relativement complexes, nos lois nous interdisent de nous reproduire avec toute personne ne faisant pas partie de notre peuple, et sûrement pas avec des humains. Or, il y a un peu plus de vingt ans de cela, ta mère s’est enfuie dans l’Autre Monde, et t’a conçue avec un de ses habitants. Il s’agit là d’un acte de trahison passible de mort.
Kaïné hoqueta.
- Où est ma mère ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Que lui avez-vous fait ?
- Ta mère est sauve, dans le monde qu’elle a choisi. Nous avons décidé de redresser la situation en lui accordant une dernière chance. Et cette chance, c’est toi, Kaïné.
- Que voulez-vous dire ?
- Ce que Khelnor veut dire par là, reprit Aëldir, c’est que le Grand Conseil accordera le pardon à ta mère si tu acceptes de revenir parmi les tiens. Sinon, nous serons forcés d’appliquer la sentence initiale.
Ces mots résonnèrent sombrement dans l’esprit de Kaïné ; un poids immense sembla tomber sur ses épaules, et sa tête se mit à tourner. « Appliquer la sentence initiale », cela voulait dire…
La jeune femme passa une main sur son visage. Sans le poids de celle de Nevra sur son épaule, elle aurait vacillé. Elle se dégagea doucement, le regard plongé dans le vide.
- Kaïné ? dit doucement le Vampire.
- Je… Excusez-moi. Il faut que j’aille prendre l’air.
- Kaïné !
Mais la porte se refermait déjà.
- Suis-la, Nevra, dit Miiko. S’il est bien quelqu’un dont elle acceptera la compagnie, c’est toi.
Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. Aëldir le regarda partir, avant de se tourner vers la chef étincelante.
- Je pense qu’il lui faudra un certain temps pour se remettre de ses émotions.
- Je le pense aussi, répondit Miiko. En attendant, je vais vous faire préparer des chambres. Votre voyage a dû être long.***
Kaïné était le genre de personne à disparaître facilement dès que quelque chose la contrariait. Nevra avait depuis longtemps cessé de compter le nombre d’heures qu’il avait passées à la chercher jusque dans les moindres recoins du Quartier Général, lors de mauvais jours. Avec le temps, certains endroits étaient devenus les havres de paix de la jeune femme ; l’un d’entre eux n’était autre que la bibliothèque. Peu de gardiens s’y rendaient, et Kaïné aimait la présence silencieuse des livres. Ce fut donc là que le Vampire se rendit en premier.
Comme il le pensait, l’endroit était désert. Un calme paisible régnait parmi les ouvrages et il ferma les yeux pour en profiter un court instant. Il inspira longuement, savourant la tranquilité de cette atmosphère qui lui avait tant manqué durant ces dernières semaines envahies par le chaos. Lorsque ses paupières se rouvrirent, Kaïné se tenait devant lui.
La première chose qui le frappa furent les larmes cristallines qui coulaient sur la porcelaine de sa peau. Puis vint la détresse qu’il vit dans son regard, et Nevra sut que ses démons étaient revenus. Leurs rires semblèrent faire écho au sanglot qui traversa les lèvres de la jeune femme.
- Oh, Kaïné…
Nevra s’avança pour la prendre délicatement dans ses bras. Il la berça en silence, conscient qu’elle parlerait lorsqu’elle trouverait les mots justes. Elle était hantée par le mystère de ses origines depuis son arrivée à Eldarya il y avait un peu plus d’un an de cela, pour finalement découvrir la vérité en l’espace de quelques minutes. Le jeune homme comprenait la réaction de son amie.
Un certain temps passa sans que les pleurs ne prennent fin. Le cœur de Nevra semblait se briser en peu plus à chaque nouvelle larme, et il sut qu’il devait faire quelque chose. Il connaissait la jeune femme : il fallait la distraire, éloigner ses pensées des démons qui la hantaient.
- Kaïné, va te reposer dans ta chambre. Je vais chercher quelque chose, puis je te rejoins.
Trop préoccupée, la jeune femme ne lui posa aucune question. Elle acquiesça simplement, et Nevra la regarda un instant partir, priant pour que son idée fonctionne.***
Aëldir s’assit sur le lit de sa chambre. La dirigeante de la Garde d’Eel avait eu la gentillesse de leur offrir, à lui et ses compagnons, les meilleures loges dont elle disposait. Peut-être y avait-il derrière ce geste une quelconque raison diplomatique, mais, pour l’instant, il décida de ne pas y songer. Une tâche bien plus importante l’attendait.
Il sortit de sa sacoche une pierre de lune, dont les reflets blanchâtres vinrent danser sur sa peau de porcelaine. Il la plaça délicatement dans le creux de sa main, et ferma les yeux.
- Def’nïr.
Lorsque ses paupières se rouvrirent, la pierre brillait d’une délicate lueur bleutée. Comme plongée dans l’eau, les reflets qui y dansaient ondulèrent, et le visage d’un homme aux traits tirés apparut.
- Aëldir, dit-il, et sa voix sembla faire vibrer la pierre. Je commençais à croire que tu m’avais oublié.
- Vous m’en voyez navré, Votre Excellence. Mais la petite lumière ne se trouvait pas au Quartier Général de la Garde d’Eel lorsque nous sommes arrivés.
- Où était-elle ?
- Non loin d’un champ de bataille.
- Alors les rumeurs étaient vraies. La guerre a été déclarée.
L’homme dans le reflet soupira.
- Si la jeune Kaïné a décidé de tenir un rôle dans cette guerre, il va être difficile de la convaincre de vous suivre.
- A vrai dire, Votre Excellence, je pense avoir déjà réglé ce problème en lui exposant la situation dans laquelle sa mère se trouve. Elle devrait donc venir sans opposer de résistance.
- Tu me vois ravi de l’entendre, Aëldir. J’ai bien fait de te désigner en tant que responsable de cette mission.
Aëldir s’inclina devant la pierre en guise de remerciement. Le chef du Grand Conseil était un homme sévère, mais juste. C’était un honneur de recevoir un compliment de sa part.
- Bien, dit l’homme, le devoir m’appelle. N’oublie pas de me tenir au courant de la suite des évènements.
- Je n’y manquerai pas.
Et le reflet disparu.
Le messager rangea la pierre dans son sac. Pour le moment, les éléments tournaient en leur faveur : malgré la situation dans laquelle elle se trouvait, Miiko les avait reçus sans une once d’hostilité. Il ne leur restait plus qu’à attendre que la petite lumière accepte sa destinée. Il n’aimait pas l’idée de la forcer à les accompagner ; mais la décision du Grand Conseil était irrévocable : Kaïné devait retourner auprès des siens pour expier les péchés de sa mère, ou cette dernière devrait mourir pour obtenir son salut, et par là même celui de sa fille.
Aëldir soupira. Il se souvenait encore de la vague de colère qui avait secoué son peuple lorsque la nouvelle de la trahison de la mère de Kaïné avait été transmise. Il s’était grandement inquiété pour l’enfant. L’énergie magique contenue dans le sang des Ra’Aïyl était puissante et dangereuse pour une espèce qui en était dénuée. Un bébé conçu par deux parents de sangs différents avait de fortes chances de mourir peu de temps après sa naissance, si ce n’était avant. Mais Kaïné avait grandi sans problème, et les espions avaient passé de nombreuses années à la surveiller. Il était prévu qu’une fois adulte, des messagers seraient envoyés chez elle pour l’emmener à Eldarya, le monde auquel elle appartenait.
Mais le destin avait décidé de leur jouer un tour en la faisant disparaître du monde des humains. Les espions avaient passé plus d’un an à la chercher, avant de se rendre compte qu’elle avait été recueillie par la Garde d’Eel. Son sang de non-humain l’empêchait de retourner dans son monde, et cela leur avait facilité la tâche : se rendre dans le monde des humains était difficile et dangereux pour un Faery. En effet, il dissolvait toute magie qu’il rencontrait, et tout être possédant une once de maana en lui voyait sa flamme s’éteindre peu à peu. Même le plus puissant magicien se retrouvait alors démuni. Aëldir s’était toujours demandé comment la mère de Kaïné avait fait pour survivre à une telle perte.
Lorsqu’il sortit de ses pensées, le soleil se couchait déjà à l’horizon, peignant sa chambre de ses doux rayons orangés. Le voyage l’avait épuisé, et il était temps pour lui de se détendre quelque peu. S’emparant de l’une des serviettes qui lui avaient été mises à disposition, il se dirigea vers la salle d’eau adjacente, une petite mélodie s’échappant d’entre ses lèvres.***
Depuis combien de temps Kaïné n’avait-elle pas pris de bain ? Son travail au sein de la garde Absynthe ne lui donnait que peu de d’occasions de se relaxer de la sorte, et ce même avant le commencement de la guerre. Elle savoura la douceur de l’eau contre sa peau, et sa chaleur lui donna l’impression de brûler les mâchoires glacées de ses démons. Son esprit sembla se détacher de toute pensée. Après des semaines de tension, ses muscles endoloris se détendirent dans un élan de soulagement.
La jeune femme observa la flamme d’une bougie que Nevra avait allumée danser dans l’air chaud de la pièce. Elle savoura une gorgée d’hypocras que son ami lui avait ramené de la cantine. Si beaucoup détestaient cette boisson, elle avait eu le plaisir de la découvrir grâce au chef cuisinier de la Garde lui-même. Elle aimait sentir la vague d’épices déferler sur son palais, recouvrant le goût du miel. Elle n’en buvait que rarement, préférant se réserver un verre lorsqu’elle ressentait vraiment le besoin de se changer les idées. Et cela fonctionnait toujours.
- Tu avais raison, Nevra, dit-elle dans un soupir, j’en avais vraiment besoin.
De l’autre côté de la porte, le Vampire sourit.
- Il faut vraiment que tu prennes l’habitude de prendre un peu de temps pour toi. Tu es bien trop tendue.
- Peux-tu vraiment m’en vouloir, avec ce que nous traversons ?
- Non, répondit-il d’une voix lasse, c’est vrai.
Un silence complice s’installa entre eux. Kaïné aimait ces moments de paix qu’ils partageaient parfois. En ces temps de conflit, elle les savourait d’autant plus qu’ils se raréfiaient. Nevra était ce genre de personne avec qui elle se sentait bien, et leur amitié leur avait permis de se connaître l’un et l’autre mieux que personne. Il savait comment l’aider à se détendre et, encore une fois, il avait fait ses preuves.
Le Vampire passa une main dans ses cheveux, soulagé d’avoir pu aider la jeune femme à se sentir mieux. Elle avait la sale habitude de prendre les choses très à cœur, ce qui l’empêchait de prendre du recul sur certaines situations. S’il n’avait pas été là, il savait qu’elle aurait passé son temps à broyer du noir au point d’en oublier de prendre soin d’elle. Même s’il comprenait à quel point la situation dans laquelle la Faëlienne se trouvait était complexe, il ne pouvait pas la regarder se laisser abattre sans rien faire.
Un certain temps passa, durant lequel ils échangèrent quelques paroles anodines. Kaïné conseilla l’un de ses nombreux livres à Nevra, qui l’entama durant l’un des moments de silence qu’ils partagèrent. Finalement, la jeune femme sortit de l’eau et vida la baignoire, s’enroulant dans l’une de ses serviettes préférées.
- Comptes-tu vraiment y aller ? Entendit-elle Nevra demander alors qu’elle se rhabillait.
- Je n’ai pas le choix. Si je n’y vais pas, ma mère risque de…
Elle ne trouva pas la force de finir sa phrase.
- Je comprends, Kaïné. C’est juste… Difficile de songer à te quitter.
Derrière lui, la porte s’ouvrit doucement. Il se redressa et fit face à la jeune femme, dont le visage affichait un triste sourire. Elle lui prit la main, et posa ses lèvres contre sa paume en un baiser délicat.
- Et il est dur de songer à partir.
CHAPITRE 6
Chapitre 6
- C’est décidé. Je pars avec vous.
Aëldir sourit.
- Une sage décision, Kaïné.
Debout derrière la jeune femme, Nevra serra les dents. Le sourire du vieil homme l’irritait au plus haut point. Ces trois messagers étaient venus forcer son amie à les accompagner vers un peuple dont elle ne connaissait désormais que le nom, et l’homme osait qualifier la décision de Kaïné de « sage » ? Elle n’avait pas le choix, et tous le savaient ; mais la réalité des choses l’empêchait de contester ce choix, et il n’était pas le moment d’entrer en conflit avec les messagers.
Le chef des Ombres jeta un regard en direction de la principale concernée. Il savait qu’elle était loin de vouloir partir avec ces inconnus. La jeune femme gardait le dos droit, mais il ne put s’empêcher de remarquer le léger tremblement qui s’était emparée d’elle.
Miiko s’avança en silence avant de se tourner vers les messagers.
- Bien, dit-elle. Je pense qu’il est temps pour Kaïné d’aller se préparer au voyage. N’hésitez pas à nous dire si vous avez besoin de quoi que ce soit.
- Nous avons seulement besoin d’un peu de repos, répondit Aëldir, sans jamais se départir de son sourire. Le sort lancé pour former un portail consume beaucoup d’énergie.
La Kitsune acquiesça. En quelques minutes, tous étaient déjà repartis vaquer à leurs occupations. La réunion avait été courte, mais décisive pour le futur de Kaïné, et celle-ci était déjà épuisée à la simple idée de traverser Eldarya pour se rendre dans un lieu inconnu. Mille et une questions dansaient dans sa tête alors qu’elle préparait son sac de voyage.
Soudain, la jeune femme entendit quelqu’un frapper à sa porte. Elle interrompit son activité, qui consistait en plier quelques vêtements et remplir une poche de toilette, pour aller ouvrir.
Devant elle se tenaient Karenn et Alajéa, ses deux meilleures amies, qui arboraient un petit sourire triste. La première s’avança, et Kaïné remarqua qu’elle tenait entre ses mains une petite boître rouge.
- Coucou Kaïné ! s’exclama Alajéa, son sourire s’élargissant tellement en l’espace de quelques secondes que Kaïné crut que ses joues allaient se fendre. On te dérange ?
- Pas du tout, dit-elle. J’étais en train de me préparer pour mon voyage. J’imagine que vous avez entendu la nouvelle ?
Karenn acquiesça.
- Je n’ai même pas eu besoin de vous espionner pour le savoir. Nevra est venu nous annoncer la nouvelle. On voulait te voir avant ton départ.
- C’est vraiment gentil, cela me fait plaisir de vous voir. Mais entrez, ne restez pas dehors !
Kaïné s’effaça et laissa les deux jeunes femmes pénétrer dans sa chambre avant de refermer la porte. Comme à son habitude, Alajéa s’installa sur son lit, tandis que Karenn restait debout. Kaïné se souvenait à peine de la dernière fois qu’elle les avait vues. C’était plusieurs mois auparavant, peu avant son départ pour le champ de bataille. En tant que membre de la garde Absynthe, Alajéa avait reçu l’ordre de rester au Quartier Général pour organiser les livraisons de matériel pour les soigneurs envoyés sur place ; Karenn, en tant qu’Ombre, devait assurer la sécurité du refuge, surtout la nuit. Ses sens aiguisés de Vampire avaient plusieurs fois été utiles pour maintenir l’ordre une fois la lune levée. Kaïné devina qu’elles devaient être en pause ; sinon, elles n’auraient jamais pu se permettre de venir lui rendre visite.
La Sirène, après avoir inspecté le sac de la jeune femme, se leva brusquement.
- Kaïné ! On a quelque chose pour toi !
- Pour moi ? répéta la concernée.
Karenn s’avança vers elle et lui tendit la petite boîte que Kaïné avait remarquée quelques instants plus tôt.
- Ouvre ! lui dit-elle avec un grand sourire.
La Faëlienne ne se fit pas prier. Elle se saisit délicatement de l’écrin et l’ouvrit, dévoilant son contenu à ses yeux curieux. Elle laissa échapper un hoquet surpris alors qu’elle prenait ce qu’elle avait deviné être une larme de Dryade cristallisée. Elle était montée en tant que pendentif sur une fine chaîne dorée que Kaïné reconnut comme étant celle qu’elle avait observée avec insistance, plusieurs mois auparavant, dans une boutique de bijoux installée non loin de la place du marché. Elle leva les yeux vers ses amies, qui la regardaient avec des sourires malicieux.
- Vous n’avez tout de même pas…
- Si ! s’exclama Alajéa. Pour être honnêtes, on avait prévu de te la donner pour ton anniversaire, mais la guerre ayant été déclarée, tout a été chamboulé. Du coup, on te l’offre maintenant, pour que tu aies un souvenir lors de ton voyage.
Un flot d’émotions s’empara de la jeune femme, qui offrit une étreinte à ses amies. Avant le début de la guerre, elles s’étaient promis de fêter son anniversaire ensemble, mais les évènements ayant pris un tour inattendu, elle avait été forcée de passer cette journée non loin du champ de bataille, à soigner des guerriers aux portes de la mort ; elle avait elle-même oublié de quel jour il s’agissait avant que l’un de ses collègues ne le lui rappelle en lui souhaitant un bon anniversaire, une fois le soir venu. Les larmes de Dryade étaient une roche rare dont l’éclat vert clair avait immédiatement séduit la jeune femme au premier regard. Karenn et Alajéa l’avaient évidemment remarqué, et s’étaient empressées de l’acheter. Lorsque la jeune Vampire ajouta ces explications à celle de la Sirène, Kaïné les remercia encore et encore.
- Laisse-moi te la mettre ! dit Alajéa en bondissant sur place.
Kaïné se retourna et souleva ses cheveux, lui présentant son cou autour duquel vint bientôt trôner la pierre. La jeune femme se regarda dans le miroir, un immense sourire gravé sur ses lèvres rosées.
- Merci les filles, dit-elle. Au moins, j’aurais quelque chose pour me rappeler le QG.
- C’est le but !
Les trois gardiennes passèrent un certain temps à discuter de tout et de rien alors que Kaïné faisait son sac, et la Faëlienne oublia bien vite l’appréhension qui s’était installé en elle une fois sa décision de partir prise. La présence de ses amies à ses côtés eut raison des démons qui tournaient encore et toujours dans son esprit, si bien qu’elle ne vit pas le temps passer. Bientôt, le soir tomba, et ce ne fut que lorsque les lumières extérieures furent allumées que Karenn se leva.
- Bon, dit-elle. Ce n’est pas que je n’ai pas envie de rester avec vous, les filles, mais le devoir m’appelle. Je suis de garde, ce soir.
- Et moi, dit Alajéa, je vais aller me coucher. Je commence très tôt demain.
- Merci encore d’être passées me voir. Cela m’a fait on ne peut plus plaisir de pouvoir parler avec vous. Nos discussions sans fin m’avaient manquées.
La jeune femme embrassa une dernière fois ses deux amies, qui sortirent ensuite de sa chambre. Soudain, celle-ci sembla vide, constata Kaïné, qui s’empressa d’allumer quelques bougies pour éclairer l’espace. Elle ferma son sac, qui était désormais prêt pour le départ, et sortit sa tenue de nuit. Les évènements récents l’avaient épuisée. Un peu de sommeil ne lui ferait pas de mal.
Elle s’apprêta à se changer lorsque de nouveaux coups furent donnés à sa porte. Curieuse, et se demandant qui pouvait bien avoir envie de la voir à cette heure, la jeune femme alla ouvrir.
- Nevra ! Je ne m’attendais pas à te voir !
Le Vampire la gratifia de son sempiternel sourire.
- J’ai su que ma sœur et Alajéa t’avaient quittée, alors je me suis permis de passer.
- C’est bon de te voir. Entre, je t’en prie !
Une fois la porte refermée derrière lui, Nevra prit place sur la chaise de bureau de la jeune femme. C’était toujours là qu’il s’installait, lorsqu’il venait lui rendre visite. De là, il avait une vue entière sur la petite chambre. Il observa Kaïné mettre un sac visiblement plein dans un coin de la pièce – probablement son sac de voyage, se dit-il, avant de prendre la parole.
- Je suis venu t’annoncer que votre départ a été fixé à demain matin, à la première heure.
- Si tôt ? Et moi qui pensais que les messagers voudraient se reposer.
- M’est avis qu’ils veulent t’avoir à eux seuls le plus vite possible. Ils ont l’air d’avoir beaucoup de choses à te dire.
- Je le crois aussi. Pour être honnête, je n’ai pas réellement envie de me retrouver seule avec eux. Je n’aime pas l’aura qu’ils dégagent.
Nevra appuya son coude sur le bureau, sa main venant supporter sa joue.
- Je pense que tu devrais d’abord apprendre à les connaître. Je comprends ta réticence, mais c’est avec eux que tu vas voyager.
- Tu as raison. Mais je ne peux pas m’en empêcher ; étant donné qu’ils me forcent presque à les accompagner, j’ai du mal à les voir sous un bon jour.
- Et c’est compréhensible, Kaïné.
La jeune femme s’assit sur son lit, une expression peinée peinte sur ses jolis traits.
- Dire que je ne sais pas quand je reviendrai de ce voyage. Je ne sais même pas si l’on pourra communiquer !
- De ce que j’ai compris, les Ra’Aïyl sont un peuple très secret. Cela ne m’étonnerait pas qu’ils limitent nos échanges.
- Ça m’attriste rien que d’y penser.
Le jeune homme se leva et alla s’installer auc côtés de son amie, qui s’était entre temps assise sur son lit. Il n’osait pas réellement le dire, ayant pris l’habitude de garder ses émotions pour lui en tant que chef de garde, mais il était lui aussi abattu à l’idée de devoir la quitter. Depuis son arrivée, ils avaient pris leurs habitudes au sein du Quartier Général, et même, aussi étrange que cela puisse paraître, au camp près du champ de bataille depuis quelques mois. Ils se voyaient quasiment tous les jours, et la présence de Kaïné éclairait ses journées difficiles. La voir partir lui fendait le cœur.
Il n’aimait pas ces messagers. Tout comme Kaïné, ses instincts refusaient de leur faire confiance aussi facilement qu’ils le demandaient. Il avait du mal à croire à cette histoire de trahison qu’ils leur avaient présentée. Mais si la mère de son amie était réellement en danger, alors elle n’avait pas d’autre choix que de les suivre.
- Cette idée est peut-être un peu trop triste pour le moment. Parlons d’autre chose, veux-tu ?
La jeune femme releva vers lui un regard reconnaissant, accompagné d’un faible sourire. Il s’efforça de trouver un sujet plus léger, sur lequel ils discutèrent pendant un certain temps. Ce ne fut que lorsqu’ils se rendirent compte des baillements qui commençaient à interrompre leur discussion qu’ils décidèrent d’y mettre fin.
- Il faudra se lever tôt, demain, dit Nevra avec un petit sourire.
Kaïné s’effondra sur son lit et étouffa un nouveau baillement.
- Comme tu dis.
- Je vais te laisser te reposer. Dors bien.
Le jeune homme se dirigea vers la porte et l’ouvrit, offrant un dernier sourire à la jeune femme.
- Bonne nuit Kaïné.
- Bonne nuit, Nev’.
Nevra s’apprêta à refermer la porte ; mais avant cela, il se retourna, un léger sourire peint sur les lèvres.
- Au fait, ce collier te va à ravir.
CHAPITRE 7
Chapitre 7
Le départ de Kaïné avait été riche en émotions. Un grand nombre de villageois et de gardiens étaient venus la saluer une dernière fois. Personne ne savait si elle pourrait revenir, et tous voulaient échanger quelques derniers mots avant de la voir partir. Certains lui avaient offert des cadeaux pour son voyage, comme l’avaient fait Karenn et Alajéa la veille. Quelques larmes avaient coulé, et les adieux furent longs. Nevra avait même déposé un léger baiser sur son front « pour lui porter chance ». Ce fut sur cette note d’espoir que la jeune femme traversa le portail ouvert par les messagers, non sans un dernier regard peiné pour la cité qui l’avait accueillie.
De l’autre côté du portail attendaient des montures qui broutaient l’herbe fraîche d’une prairie. La jeune femme comprit qu’il s’agissait des leurs lorsque les messagers se dirigèrent d’un même ensemble vers les chimères, qui les accueillirent en renâclant. Laïdia se retourna vers elle, un petit sourire peint sur ses lèvres rosées. Elle désigna la créature à côté de celle qu’elle avait abordée.
- Je te présente Naki. Ce sera avec lui que tu voyageras.
Kaïné s’approcha lentement de la chimère, prenant le temps d’admirer son pelage argenté. Elle laissa Naki sentir sa main avant de le caresser, savourant la douceur de sa crinière. Les rênes étaient rattachées autour du bec massif de la bête, dont les oreilles, similaires à celles d’un cheval terrien, semblaient à l’affut du moindre bruit.
- Bonjour, Naki. Je suis ravie de faire ta connaissance.
La chimère souffla sur la main de la jeune femme, qui laissa échapper un petit rire.
- Allez, en selle, se souffla-t-elle à elle-même, comme pour se donner un élan de courage avant le voyage vers l’inconnu qui l’attendait.
Imitant les trois messagers, Kaïné posa un pied dans un étrier et força sur ses jambes pour venir s’asseoir sur la selle. Le cuir se trouva être relativement confortable, et la jeune femme se dit que le voyage ne serait peut-être pas aussi douloureux que ce qu’elle le pensait. Comme à chaque fois qu’elle montait à chimère, prendre les rênes lui rappela les quelques séances d’équitation qu’elle avait pu suivre en vacances durant son enfance, et elle laissa échapper un petit sourire face à ces souvenirs heureux.
La première partie du voyage fut longue. Personne ne parla, et la Faëlienne n’osa pas entrouvrir les lèvres ne serait-ce que pour soupirer d’ennui. Ce ne fut que lorsque l’agacement commença à se faire sentir qu’elle fit accélérer sa monture, qui avait prit la tendance de traîner un peu à l’arrière des trois autres, pour se rendre à la hauteur de Khelnor.
- Excusez-moi… Commença-t-elle, et le jeune homme tourna vers elle un regard intrigué. Mais pourriez-vous me dire la raison de ce voyage, s’il-vous-plaît ?
Khelnor tenta de parler, mais Aëldir le coupa.
- Le Grand Conseil t’expliquera tout, Lumière.
Kaïné se redressa sur sa selle, les sourcils froncés.
- Je me doute bien que votre « Grand Conseil » s’occupera de cette tâche, mais j’estime avoir un minimum le droit de connaître la raison pour laquelle on me tire hors de chez-moi pour m’amener dans un lieu qui m’est complètement inconnu.
Elle ne sut exactement si le vieil homme soupira ou si ce ne fut qu’un tour de son imagination, mais il resta finalement silencieux. Khelnor sembla prendre cela comme le signe qu’il pouvait commencer à parler, puisqu’il se tourna de nouveau vers la jeune femme.
- C’est une histoire quelque peu complexe, commença-t-il en se passant une main visiblement nerveuse sur la nuque. Comme je te l’ai expliqué hier, ta mère t’a conçue avec un humain, ce qui est interdit par nos lois. Le Grand Conseil a eu le choix entre faire payer ta mère de sa vie, ou te ramener pour faire ta vie avec nous.
- Par « faire ma vie », vous entendez probablement fonder une famille et vivre chez les Ra’Aïyl jusqu’à ma mort ?
Khelnor laissa échapper une grimace.
- C’est une façon quelque peu crue de le dire, mais c’est à peu près cela. Fonder une famille restera ton choix, bien sûr. Mais le Grand Conseil veut que tu restes dans nos montagnes.
- Et si je décide de repartir ?
- Nous pensons bien que c’est ce que tu voudras faire. Mais le Grand Conseil ne nous a rien dit de plus. Nous ne sommes que des messagers, comprends-tu. Il faudra que tu leur poses cette question en face.
Kaïné acquiesça.
- J’ai une autre question, si cela ne vous dérange pas.
- Nous t’écoutons.
- Pourquoi vous est-il interdit de quitter vos terres et de vivre votre vie ailleurs ?
Elle ne remarqua que Laïdia s’était avancée à sa hauteur que lorsqu’elle prit la parole à son tour.
- Tu comprendras bien mieux lorsque nous serons arrivés, dit-elle. Mais, pour faire simple, la magie qui coule dans nos veines est dangereuse pour n’importe-quelle autre espèce. Concevoir un enfant avec un Faery qui ne possède pas de notre sang représente un danger potentiellement mortel pour le bébé. Pour être honnête, Kaïné, ton existence est un pur miracle.
- A ce point ?
- Nous pensons que c’est parce-que ta mère s’est installée dans un monde dénué de magie que tu as pu grandir sans peine ; cela a probablement atténué la puissance de la magie maternelle, te permettant de vivre avec deux sangs différents coulant dans tes veines sans aucun problème.
La jeune femme ne trouva rien à répondre à ces paroles. Comme l’avait dit Laïdia, elle ne comprenait pas tout ; quel genre de magie coulait donc dans les veines des Ra’Aïyl ? Et à quel point pouvait-elle être puissante ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête, et cela devait se voir sur son visage, car Khelnor laissa échapper un petit rire.
- Ne t’inquiète pas, Lumière. Une cérémonie sera tenue à ton arrivée. Nous t’expliquerons les choses plus en détails une fois le moment venu.
Kaïné acquiesça. Le reste du voyage se passa en silence. Pour passer le temps, la Faëlienne caressa la douce fourrure de Naki, et fredonna quelques chansons terriennes, chose qui ne sembla pas déranger ses compagnons de voyage. Khelnor vint parfois ajouter son timbre profond au sien lorsqu’elle entamait un chant enseigné par sa mère par le passé, et ce fut emplie d’émotions que la jeune femme passa les portes de la cité Ra’Aïyl.
Les portes en question étaient bien plus discrètes que ce que Kaïné avait pu imaginer. Il s’agissait de simples battants de bois et de fer encastrés dans la pierre sombre d’une immense chaîne de montagnes. Les rumeurs ne mentaient pas lorsqu’elles disaient que les Ra’Aïyl étaient un peuple renfermé sur lui-même : tout donnait l’impression de vouloir se fondre dans la roche. Les chimères empruntèrent un tunnel éclairé par une multitude de lucioles de mille et une couleurs, ainsi que par des cristaux que la jeune femme n’avait jamais vus auparavant. Puis ils débouchèrent dans ce qu’elle comprit être la cité en elle-même.
Kaïné eut le souffle coupé.
Devant elle s’étendait une multitude de bâtiments translucides taillés dans différents cristaux poussant à même la roche. Les couleurs, déjà éclatantes, étaient relevées par des plantes et des roches phosphorescentes qui brillaient dans la semi-obscurité de la montagne. L’ensemble s’étendait dans un immense puits creusé à même la roche, dont les différents niveaux étaient reliés entre eux par des passerelles aussi transparentes que du verre.
- Bienvenue dans la cité d’Aïylia, Kaïné, lui dit Aëldir. C’était autrefois un puits de mine creusé par nos voisins les Nains ; comme tu peux le voir, nous avons su faire de cet endroit notre chez-nous.
La cité grouillait de vie. Une multitude de familiers en tous genres, parfois d’espèces inconnues, virevoltaient dans les airs, nageaient dans des points d’eau placés ici et là, ou bondissaient de passerelle en passerelle, réclamant parfois quelques caresses auprès d’habitants croisant leur chemin. Un groupe de Ra’Aïyl s’était installé au bord d’une fontaine, certains dansant et chantant au rythme d’instruments transparents et ornés de fils d’or. De là où elle se tenait, Kaïné pouvait à peine apercevoir les silhouettes éthérées des habitants traversant les passerelles ou se tenant devant les bâtiments, chaque mouvement étant amplifié par la légèreté de leurs vêtements.
Un groupe s’approcha des voyageurs, de grands sourires ornant leurs visages d’une jeunesse parfaite. Ils passèrent autour du cou des messagers des colliers faits de fleurs et de pierres aux couleurs éclatantes. Kaïné elle-même en reçut un, et ce fut à peine si elle osa le toucher pour apprécier son poids sur ses épaules.
- Ces colliers sont un symbole de bienvenue, chez nous, expliqua Laïdia alors que leurs chimères étaient emmenées vers un lieu que Kaïné estima être les écuries.
Une vieille femme se détacha soudain du groupe d’accueil pour se diriger vers la jeune femme, un doux sourire peint sur ses traits anciens.
- Soit la bienvenue, qlaudis kaïné. Je me nomme Faïna. Je sais que c’est un peu rapide, mais l’heure de la cérémonie d’accueil arrive bientôt, et il faut te préparer.
Pour une raison qu’elle ignorait, l’aura qui entourait Faïna lui sembla familière. Etait-ce la couleur de ses yeux, si proche de la sienne, ou ses longs cheveux roux ? Peut-être était-ce son sourire bienveillant qui la trompait ; après tout, elle était la seule à lui en avoir accordé un semblable, jusqu’à présent. Toujours était-il que la jeune femme hocha la tête, un petit sourire courbant ses propres lèvres.
- C’est un plaisir de faire votre connaissance, Faïna.
- Oh, je t’en prie, répondit-elle avec un petit rire, tu peux me tutoyer. Ce sera bien plus simple. Allez, suis-moi.
Kaïné obéit. Les deux femmes gravirent quelques étages de l’immense puits qu’était la cité, traversant des ponts ornés de volutes et de fleurs en tous genres. Elles s’arrêtèrent un instant pour admirer un vol de Wispirits sauvages, avant de reprendre la route, jusqu’à arriver à une maison taillée dans ce que la Faëlienne reconnut comme étant du quartz rose. Faïna ouvrit la porte de bois, et la laissa entrer.
L’intérieur était d’une simplicité chaleureuse. Une grande table de bois circulaire ornait le milieu de ce que Kaïné pensa être la salle à manger. Au centre trônait un vase débordant de fleurs de toutes les couleurs, ainsi que quelques cristaux d’une pureté rare. Dans un coin de la salle se tenait une cheminée translucide à la propreté étonnante. Faïna se dirigea vers une petite porte cachée par un rideau de perles et de fleurs, et se retourna vers la jeune femme.
- Voici ce qui sera ta chambre pour le moment, dit-elle. Je me suis permise de demander au Grand Conseil de t’accueillir chez moi, au moins pour le début de ton séjour ici. Je me suis dit qu’il te serait probablement plus agréable d’être avec quelqu’un.
- Je t’en remercie, Faïna. C’est un honneur.
- Je t’en prie, ce n’est pas grand-chose. Tes vêtements sont placés sur ton lit. Viens me voir lorsque tu seras prête.
Kaïné pénétra dans la petite chambre.
Une douce lumière pénétrait dans la pièce par une petite fenêtre, déposant un carré de lumière sur un lit à l’air des plus confortables. Sur l’édredon rose pâle assorti au quartz des murs se tenait un ensemble de vêtements, que la jeune femme s’empressa d’enfiler. Hors de question de faire attendre Faïna.
Un miroir en pied se tenait derrière elle. Lorsqu’elle se retourna, Kaïné eut du mal à se reconnaître. Une longue robe blanche venait couvrir ses pieds, placés dans de fines sandales de cuir. Une cape d’une blancheur inouïe cascadait de ses épaules, atteignant ses chevilles. Des motifs fleuris y étaient délicatement été brodés au fils d’or et d’argent, le tout se mariant parfaitement avec le roux pâle de ses cheveux.
Finalement, Kaïné sortit de la chambre d’un pas timide. Faïna, qui s’était installée à la table de la salle à manger pour l’attendre, se leva avec un grand sourire.
- Ma petit Lumière, tu es magnifique ! Ces vêtements te vont à merveille !
- Merci, Faïna. Je suis impressionnée par leur légèreté.
- Une légèreté digne du tissu fait par notre peuple. Nous employons notre magie lorsque nous le tissons, de manière à y ajouter une touche d’originalité. Mais nous employons bien sûr d’autres types de tissus.
- C’est magnifique. Merci beaucoup de me laisser les emprunter !
- C’est normal, enfin. Allez, viens, je vais te coiffer.
La vieille femme la fit s’asseoir sur un petit tabouret devant la chaise où elle s’était auparavant installée, et commença à brosser les longs cheveux de Kaïné.
- Tu as les cheveux aussi fins que ceux de ta mère, murmura-t-elle.
- Tu connaissais ma mère, Faïna ?
- Oh, beaucoup de gens la connaissaient. J’étais l’une des rares personnes desquelles elle était réellement proche.
Kaïné repensa à sa mère, se demandant ce qu’elle faisait à ce moment précis. Comment avait-elle réagi à sa disparition ? Et qu’en était-il de son père ? Sa famille lui manquait terriblement ; mais son sang de faery l’empêchait de retourner dans le monde des humains. Comment sa mère avait-elle fait, elle, pour s’enfuir avec son père ?
Peu décidée à se poser bien plus de questions que celles qui se bousculaient déjà dans sa tête, la jeune femme se laissa aller sous le doux toucher des doigts délicats de Faïna, qui, elle le sentait, tressait ses cheveux avec minutie.
- Faïna, dit-elle finalement. En quoi consiste la cérémonie d’accueil ?
- Laisse-moi t’expliquer les choses en détails. Notre sang est rempli de la magie des pierres qui nous entourent au sein de cette montagne. Cette magie est très puissante, et peut être dangereuse, voire mortelle pour ceux qui ne possèdent pas du sang de Ra’Aïyl. C’est devenu d’autant plus le cas suite à l’explosion du Grand Cristal d’Eel ; la magie des pierres s’est intensifiée afin de mieux se conserver, aussi avons-nous décidé de nous isoler du reste du monde pour protéger les autres Faeries.
- C’est pour cela qu’il vous est interdit de quitter la montagne et faire votre vie ailleurs, comme ma mère l’a fait ?
- Exactement. Afin de t’éviter les dangers de cette magie, nous allons, durant cette cérémonie, te faire entrer en communion avec les pierres de la montagne. Ne t’inquiète pas, je serai avec toi ; il faudra que tu te laisses faire. Ce sera d’autant plus facile que tu possèdes de notre sang en toi. Tout se fera naturellement.
- Je vois. C’est toi qui me guideras ?
- Non, mais je resterai derrière toi. Pas besoin d’angoisser, petite Kaïné. Tout va bien se passer. Et voilà ! J’ai fini ! Mon ange, tu es magnifique !
Kaïné passa une main délicate dans ses cheveux pour sentir la tresse. Elle semblait complexe au toucher, et elle avait l’impression que Faïna l’avait agrémentée de petites fleurs.
- Merci Faïna. C’est merveilleux !
- Mais de rien, ma Kaïné. Allez, debout ! La cérémonie va commencer.
La jeune femme se releva, la boule au ventre. Dehors, un groupe de Ra’Aïyl les attendait.
Il était temps d’y aller.
CHAPITRE 8
Chapitre 8
Comme le lui avait conseillé Faïna, Kaïné se laissa porter par la cérémonie. Le groupe qui l’attendait à la sortie de la maison lui fit traverser un tunnel rempli de cristaux scintillants. Au bout de quelques minutes de marche, ils débouchèrent dans une petite caverne. Au centre se tenait une petite mare couverte de nénuphars diurnes qui fleurissaient grâce à la lumière du soleil passant par un trou dans le plafond de la grotte. Quelques familiers s’y reposaient en silence, leur sommeil entrant en harmonie avec la danse envoûtante des lucioles qui venaient hanter l’endroit. Le tout formait un ensemble si féérique que Kaïné porta inconsciemment une main à la larme de Dryade que Karenn et Alajéa lui avaient offerte la veille. Comme elle aurait aimé que ses amis puissent voir cela !
Le groupe s’installa en cercle devant le petit point d’eau, et Kaïné fut menée vers le centre. On la fit asseoir, ôtant sa cape de ses épaules. Faïna lui indiqua en silence de fermer les yeux. La Faëlienne obéit, quelque peu nerveuse ; mais la présence de la vieille femme derrière elle la soulagea quelque peu.
Lentement, des voix s’élevèrent, et elle comprit qu’il s’agissait des Ra’Aïyl assis autour d’elle. Quelque chose fut placé entre ses mains, chose qu’elle reconnut comme étant un petit bol, semblable à ceux qu’elle utilisait dans la salle d’alchimie du Quartier Général pour créer ses décoctions. Une douce odeur s’éleva dans l’air, et la jeune femme se demanda si de l’encens n‘avait pas été brûlé.
Soudain, une main vint se poser sur son épaule et une autre dans son dos, exercant une légère poussée vers l’arrière. Kaïné se laissa faire, et se retrouva bientôt allongée sur la roche froide de la grotte. Le bol lui fut retiré des mains et, au son cristallin qu’elle entendit près d’elle, posé à ses côtés. Puis, quelque chose fut délicatement posé sur son front, sa poitrine, ses épaules et son ventre. Elle reconnut contre sa peau le toucher apaisant d’un ensemble de pierres, comme celles qu’elle utilisait parfois elle-même pour méditer. Le cercle entama un chant qu’elle ne comprit pas ; à la place, elle se laissa envahir par la douceur des pierres contre son corps.
Elle reconnaissait cette sensation familière qui l’entourait, cette aura de calme qui semblait prendre possession d’elle. Peu à peu, elle ne faisait plus qu’un avec les pierres ; elle les acceptait en elle, comme elle le faisait à chaque instant de méditation.
Bientôt, le silence se fit. Kaïné ne sut pas si les voix s’étaient tues ou si elle en avait simplement fait abstraction. Elle eut l’impression de ne sentir que la fraicheur des petites roches contre sa peau. Puis, des murmures s’élevèrent tout autour d’elle. A la fois proches et lointains, ils semblaient se mouvoir sans que jamais rien ne vienne la toucher, pas même un courant d’air. Elle ne comprenait pas ce que ces voix disaient ; les murmures étaient indistincts et trop nombreux pour pouvoir être départagés. Cependant, Kaïné ne trouva pas la force de s’affoler. Quelque chose en elle lui assurait qu’elle était en sécurité. Parmi ces voix se distinguait un léger tintement qui semblait lier le tout, ainsi que le bruit régulier d’une rivière.
Soudain, Kaïné comprit. Elle était en plein voyage à travers les secrets de la montagne qui l’entourait. Les tintements qu’elle entendait étaient similaires à ceux qui venaient danser autour d’elle lorsqu’elle méditait seule avec ses propres cristaux. Elle suivait le cours des ruisseaux qui s’écoulaient au sein de la cité, les chants des habitants, le vol des familiers aériens, et surtout, les voix des pierres elles-mêmes qui l’accueillaient en leur sein. Elle devenait peu à peu l‘une des leurs, tel un cristal nouveau-né dans un ensemble déjà créé.
La Montagne l’accueillait.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la jeune femme ne se trouvait plus dans la grotte de méditation. A la place, elle se tenait dans un lit chaud, recouvert d’un édredon rose pâle qu’elle reconnut aussitôt. Elle se trouvait dans la chambre que lui avait donnée Faïna. Elle n’était plus dans les vêtements qu’elle se souvenait avoir portés. A la place, on lui avait enfilé une courte robe de nuit. Combien de temps avait passé depuis la cérémonie ?
Kaïné se redressa pour sortir du lit. Elle se sentait… Calme. L’angoisse qu’elle avait pu ressentir à son arrivée à Aïylia semblait s’être volatilisée, au profit d’une sérénité qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. Lorsqu’elle sortit de la chambre après s’être vêtue correctement, elle retrouva Faïna assise dans un fauteuil devant la cheminée. La vieille femme se redressa en l’entendant arriver.
- Kaïné ! Comment te sens-tu ?
- Je me sens étrangement bien. Combien de temps suis-je restée endormie ?
- Seulement quelques heures. Ne t’inquiète pas, c’est tout à fait normal. Nous t’avons laissée dormir pour que tu ne sois pas trop bousculée par la fin de la cérémonie.
La Faëlienne hocha la tête avec un petit sourire.
- Je me disais que j’allais peut-être prendre le temps de visiter la cité, si cela ne te dérange pas.
- Mais pas du tout, c’est une excellente idée ! Tu es chez toi, après tout. Le Grand Conseil te recevra demain, et tes cours commenceront dans quelques jours.
- Mes cours ? Quels cours ?
Faïna sourit d’un air mystérieux. L’espace d’un instant, Kaïné crut qu’elle n’obtiendrait pas plus d’explications. Mais la vieille femme se leva, et vint ajuster les plis de son haut.
- Tes cours de magie. Je t’ai expliqué que notre maana est particulière. Maintenant que la montagne t’a acceptée, il est temps pour toi d’apprendre à utiliser les pouvoirs qu’elle t’a offerts.
Kaïné sentit une vague d’appréhension monter en elle. Même au Quartier Général de la Garde, elle n’avait jamais utilisé de magie. Ne connaissant à l’époque pas ses origines, rien n’aurait pu la préparer à devoir un jour s’approcher d’un tel élément. Faïna dut lire son angoisse sur son visage, car elle lui offrit un sourire apaisant.
- Ne t’inquiète pas, petite Lumière, la rassura-t-elle. Je serai là pour les premiers cours. Mais attention ! Tu ne devras parler à personne du contenu de ces leçons.
- Pourquoi cela ?
- Car chacun apprend la magie à son rythme, et les choses se passent toujours différemment selon les individus. Si quelqu’un essaie d’utiliser ta façon d’apprendre notre magie, cela peut avoir de graves répercussions sur sa santé. Oh, et ne dit rien non plus sur la cérémonie d’accueil. Ce genre d’évènements est privé, chez nous.
- Je vois. Je n’en dirai rien.
La vieille femme sourit en lui posant une main sur l’épaule.
- Tu devrais y aller, maintenant. Le soleil va bientôt se coucher. Si tu veux un peu te familiariser avec notre belle cité avant de devoir rencontrer le Grand Conseil, c’est maintenant ou jamais.
Kaïné acquiesça en se dirigeant vers la porte d’entrée. Puis avec un dernier signe de la main en direction de Faïna, elle sortit.
Comme le lui avait dit la vieille femme, le soleil couchant commençait à nimber la cité de ses doux rayons orangés. Les nombreux cristaux renvoyaient une lumière chaleureuse sur les parois rocheuses du puits, et la jeune femme eut l’impression d’être dans un rêve. Elle se mit à arpenter les rues, traversant divers ponts, suivant quelques chemins et gravissant des escaliers bordés de plantes en tous genres. Les ombres du soir tombant dansaient sur les murs translucides des bâtiments, et ce fut avec émerveillement que Kaïné observa les reflets de la cité onduler dans l’eau claire d’une immense fontaine située au centre d’une grande place. Quelques stands finissaient d’être démontés, et la Faëlienne ne put s’empêcher de repenser à la Place du Marché de la cité d’Eel. Peut-être était-ce là que les Ra’Aïyl se retrouvaient une fois le matin venu, pour commencer leurs journées hors de leurs maisons.
La jeune femme s’assit un moment sur le bord de la fontaine, observant un groupe d’enfants courir non loin de là. La vie dans la cité semblait être paisible. Elle se demanda à quel point cette existence si pure avait pu être chamboulée lors de l’explosion du Grand Cristal d’Eldarya. Nevra lui avait un jour expliqué que, rien que dans le Refuge d’Eel, beaucoup de Faeries avaient perdu la raison, voire la vie. De nombreux enfants étaient devenus orphelins, et certaines personnes avaient été irrévocablement touchées par une telle perte d’énergie maana. Elle se souvenait encore de l’Hamadryade qui avait avalé un morceau de cristal, lui faisant perdre l’esprit au point de s’en prendre à des faeries innocents. La pauve Yvony avait fini dans les flammes ; parfois, ses cris hantaient encore ses cauchemars.
Perdue dans ses pensées, Kaïné ne vit pas le temps passer. Bientôt, seuls les cristaux phosphorecents, le vol de lucioles multicolores et quelques rayons de lune éclairaient les rues de la cité. Décidant qu’il était temps de rentrer, la jeune femme reprit la direction de la maison de Faïna. Là, la vieille femme l’attendait avec un repas chaud qui contrastait avec la fraicheur de l’air extérieur. Kaïné la remercia encore et encore de l’accueillir chez elle. Une fois le repas fini, elle se retira dans sa chambre, désireuse de trouver un peu de repos.
Tant de choses s’étaient passées en l’espace de quelques jours ! Elle avait dû quitter le front pour se rendre à la cité d’Eel, où elle avait brusquement découvert ses origines et le prix de son existence, puis avait été rapidement emmenée à Aïylia, où vivait son peuple. Malgré la douceur de l’accueil qu’elle avait pu recevoir, Kaïné ne pouvait s’empêcher de repenser à la Garde d’Eel. Cela faisait un an qu’elle était arrivée à Eldarya. Si ses débuts avaient été difficiles, elle s’était finalement intégrée dans la Garde et avait noué des liens solides avec un grand nombre de ses membres. Ses amis lui manquaient, et elle ne put empêcher leurs visages de se former dans son esprit alors qu’elle enfilait une robe de nuit et se glissait dans son lit.
- Kaïné ?
La jeune femme ouvrit les yeux. D’où venait cette voix ? Faïna l’avait-elle appelée ? Elle n’avait pas l’impression de s’être endormie. Elle avait même laissé sa petite bougie allumée. Elle se leva et alla entrouvrir la porte, pour finalement ne voir personne dans la salle à manger. Elle haussa les épaules, persuadée d’avoir rêvé.
- Kaïné ? Kaïné, est-ce-que tu m’entends ?
Elle sursauta. La voix semblait proche, et pourtant lointaine. Personne ne se tenait à la fenêtre, et elle était seule dans sa chambre. Etait-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Non, impossible. Elle avait bien entendu cette voix. Et elle avait l’impression qu’elle venait d’elle ?
- Kaïné, c’est moi, Karenn ! Touche ta pierre et dis quelque chose si tu nous entends.
- Karenn ?
Instinctivement, la jeune femme porta une main à la larme de Dryade que Karenn et Alajéa lui avaient offerte. Elle l’ôta pour mieux la détailler ; la petite pierre brillait d’une faible lueur verte.
- Karenn, c’est toi ?
Des murmures ravis s’élevèrent de la larme, avant que la voix de Karenn ne les fasse taire d’un « ssh ! » autoritaire.
- Oui, Kaïné ! Oh, que ça fait du bien de t’entendre !
- Mais… Comment est-ce possible ? Je ne savais pas que l’on pourrait se parler à travers la larme de Dryade !
- C’était une surprise ! Alajéa a un collier similaire. On les a fait enchanter de manière à pouvoir communiquer ! Comme nous ne savons pas où tu es et que nous ne pouvons pas envoyer de familiers voyageurs, c’est la solution à laquelle nous avons pensé !
- Alors, qu’en penses-tu ? s’éleva une autre voix qu’elle reconnut comme étant celle d’Alajéa. C’est du génie, non ?
- C’est merveilleux !
Kaïné essuya une petite larme émue. Elle ne s’attendait pas à entendre les voix de ses amis, et cela lui faisait on ne peut plus plaisir de leur parler.
- Alors ? S’exclama Karenn. Comment s’est passé ton voyage ? Tu es arrivée ?
- Oui ! Le voyage était un peu tendu, mais j’y ai survécu. J’ai reçu un accueil très chaleureux.
- Ah, voilà qui est rassurant !
- J’ai même eu droit à une cérémonie d’accueil.
- Madame ! Rit Alajéa. C’était comment ?
- Je n’ai pas trop le droit d’en parler, mais c’était agréable. Et vous ? Comment ça se passe ?
De l’autre côté de la pierre, le silence tomba. Puis un soupir se fit entendre.
- C’est… Compliqué, comme tu peux l’imaginer, dit Karenn. Les combats n’ont toujours pas repris, mais tout le monde a les nerfs à vif. Nevra est resté au Q.G. pour régler quelques affaires, mais il est demandé au front demain. D’ailleurs, il est avec nous ; tu veux lui parler ?
- Oui ! Bien sûr !
Les battements du cœur de Kaïné s’intensifièrent à la mention du Chef des Ombres. Elle s’était inquiétée vis-à-vis de la guerre, et le savoir encore en sécurité, même pour peu de temps, la soulagea quelque peu. Quelques bruits et voix se firent entendre, avant que celle de Nevra ne résonne dans la pierre.
- Bonsoir, Kaïné.
- Nevra ! C’est un plaisir de t’entendre !
- Le plaisir est partagé, ma belle. J’ai entendu que tout s’était bien passé jusqu’ici. Comment c’est, là-bas ?
- Oh, Nev’, c’est magnifique ! La cité est immense, et il y a des plantes, des familiers et des cristaux de partout ! Je pense à vous dès que je vois quelque chose de nouveau. J’aimerais vraiment que vous soyez là avec moi.
- J’ai demandé si je pouvais t’accompagner à Miiko, mais elle a refusé. Je suis un peu déçu, je dois te l’avouer.
- Oui, mais c’est compréhensible. Ils ont besoin de toi au Q.G.
- Ta présence manque grandement ici, tu sais ? Je n’ose pas imaginer pour tes collègues, au camp.
- Arrête, tu vas me faire pleurer. Vous me manquez tous énormément aussi.
- Je m’en doute. Oh, Miiko voulait te faire passer un message : tu lui manques énormément à elle aussi. Elle espère que tu ne lui en veux pas de t’avoir laissée partir ainsi ; mais, étant donné les conditions exposées par les messgers, elle n’a pas osé s’interposer plus que ça.
- Et je l’en remercie. Je pense que cela n’aurait fait que compliquer les choses.
Une autre voix se fit entendre à côté de Nevra.
- Bon, je vais te laisser, dit finalement celui-ci. Il se fait tard, et tu dois être épuisée, après tout ce qui s’est passé.
- Un peu, c’est vrai. Merci d’avoir pris de votre temps pour me parler un peu.
- C’est normal, nous n’allions pas manquer l’occasion de le faire.
- On s’appellera souvent, d’accord ? Résonna la voix d’Alajéa à travers la pierre.
- Bien sûr !
- Passe une bonne nuit, Kaïné.
- Bonne nuit, les amis.
Et la pierre cessa de luire. La jeune femme la replaça autour de son cou, savourant son contact frais contre sa peau. Elle éteignit la bougie qui se tenait sur sa petite table de nuit et se blottit sous ses couvertures, la larme de Dryade entre ses mains. Elle soupira. Malgré la distance, elle avait pu contacter ses amis ; si cela avait été une agréable axpérience, cela n’empêchait pas le fait qu’ils lui manquaient toujours un peu plus à chaque seconde qui passait. Elle espérait être capable de les retrouver bientôt.
Ce fut sur cette note d’espoir qu’elle s’endormit.
CHAPITRE 9
Chapitre 9
Le bâtiment abritant le Grand Conseil d’Aïylia ressemblait à un immense château taillé dans du quartz d’un blanc aussi scintillant que les étoiles. Les premiers rayons du jour venaient heurter les murs des deux grandes tours accueillant les visiteurs, formant des volutes enflammées sur la surface. Kaïné ne put s’empêcher d’être émerveillée face à une telle architecture. Des arabesques dorées venaient délicatement orner la grande porte d’entrée, gardée par deux soldats en armure blanche. Lorsque Faïna se présenta devant eux accompagnée de la jeune femme, l’un des deux hommes fit un signe vers le ciel. En l’espace d’un instant, les gigantesques battants s’ouvrirent pour laisser place aux deux invitées, qui entrèrent en silence.
L’architecture à l’intérieur était tout aussi délicate que celle de l’extérieur. Une fontaine colossale, surmontée d’un arbre, venait égayer le hall, entourée de fleurs dont les couleurs chatoyantes constrastaient avec le blanc environnant. Quelques hommes et femmes arpentaient déjà les couloirs infinis, la légèreté de leurs vêtements les faisant ressembler à des spectres colorés. Certains étaient suivis de familiers, d’autres s’arrêtaient quelques instants pour discuter. Kaïné fut fascinée par l’aura d’élégance qui émanait de chacun d’eux. Elle eut presque envie d’aller les toucher pour s’assurer que tout ceci n’était pas un rêve.
La Faëlienne sortit de ses pensées lorsque Faïna l’interpella avec douceur. La vieille femme l’emmena vers l’arrière de la fontaine, où se dressait une porte semblable à celle qu’elles avaient empruntée pour entrer dans le bâtiment. Cependant, les volutes dorées se rejoignaient pour dessiner des lettres aïyliennes, formant des mots que Kaïné parvint facilement à lire : « Salle du Grand Conseil ».
Faïna toqua cinq fois. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit, pour laisser place à deux autres gardes. Cette fois, aucun mot n’eut à être échangé. Le passage leur fut ouvert en silence.
La salle du Grand Conseil était immense. Une longue allée menait à quelques marches, au sommet desquelles Kaïné put apercevoir ce qui ressemblait à un trône. Derrière, de gigantesques cristaux brillaient d’une douce lueur bleutée. Tout autour de la salle, plusieurs ensembles de sièges étaient alignés les uns derrière les autres. La jeune femme ne put s’empêcher de comparer le tout à un tribunal. D’autant plus que chaque siège était occupé.
Plus elles s’approchèrent, plus Kaïné put discerner une silhouette dressée devant le trône. Faïna s’arrêta devant les escaliers et s’agenouilla avec difficulté. La Faëlienne l’imita.
- Relevez-vous, Dame Faïna, jeune Kaïné, résonna une voix à travers la salle.
Les deux femmes obéirent. Lorsqu’elle releva la tête, Kaïné croisa le regard azur d’un homme aux traits anciens et sévères. De longs cheveux blancs retenus en une demi-queue de cheval encadraient son visage fin. Il se tenait droit, les mains derrière le dos, le torse bombé.
- Son Excellence, le Grand Conseiller Caëlestos, lui chuchota Faïna. C’est lui qui s’occupe de prendre les décisions pour notre cité. Tous ceux que tu vois autour de toi font partie du Grand Conseil.
La jeune femme s’autorisa un regard sur lesdits membres du conseil. Derrière eux, elle reconnut les figures d’Aëldir, Khelnor et Laïdia, les trois messagers qui l’avaient menée à Aïylia. Ils étaient probablement ici pour faire leur rapport sur leur voyage.
- Kaïné, commença finalement le Grand Conseiller après un long silence. J’estime que tu connais désormais la raison de ta présence ici.
- Il me semble que vous souhaitiez que je vous rejoigne afin de me repentir de la trahison de ma mère envers votre peuple.
- C’est exact. Au nom du peuple d’Aïylia, je te souhate la bienvenue dans notre humble cité.
- Je vous remercie, votre Excellence, mais, si je puis me permettre… Je ne souhaite pas rester ici très longtemps.
Un murmure indigné s’éleva parmi les membres du Grand Conseil. Caëlestos leva la main, et les voix se turent progressivement. Une fois le silence retombé sur l’assemblée, l’homme reprit la parole.
- Puis-je te demander l’origine de ces mots ?
La jeune femme inspira longuement avant de se redresser, plantant son regard dans celui du Grand Conseiller.
- Voilà un an que je suis arrivée à Eldarya, votre Excellence, commença-t-elle. Les habitants de la cité d’Eel m’ont accueillie comme l’une des leurs. J’y ai noué des liens d’amitié très forts, et ai peu à peu obtenu d’importantes responsabilités au sein de la Garde. Nous sommes en guerre. Les miens là-bas attendent mon retour.
- Les tiens sont ici, Kaïné. En tant que ra’aïyl, cette guerre de ne te concerne pas. Ta place est au sein de notre cité.
- Mais j’ai un rôle à remplir au sein de la Garde d’Eel ! Je suis navrée, Votre Excellence, votre accueil me touche énormément, mais je ne peux pas me permettre de partir de la sorte et de ne pas revenir.
- La dirigeante de la Garde d’Eel t’a donné l’autorisation de nous rejoindre. Ils trouveront bien quelqu’un pour te remplacer. Je le redis : ta place est ici, point.
- Mais… !
- Aurais-tu oublié ce qui vous attend, toi et ta mère, si tu décides de nous trahir à ton tour ?
- Lumière, lui murmura Faïna, attirant l’attention de la jeune femme. Cela ne sert à rien.
Kaïné sentit son sang bouillir dans ses veines. Qui était cet homme pour oser lui imposer un mode de vie qu’elle ne désirait pas suivre ? Pourquoi n’arrivait-elle pas à se faire entendre ? Les dents serrées, elle ne put que baisser la tête. La vieille femme à ses côtés adressa au Grand Conseiller quelques paroles que la Faëlienne ne trouva pas la force d’écouter. Finalement, elle sentit la main de Faïna prendre la sienne et la guider hors de la salle. Lorsqu’elles quittèrent le bâtiment, tous les regards semblaient braqués sur elles, et Kaïné ne put s’empêcher de réaliser qu’un grand nombre d’entre eux était marqué par un dédain prononcé. Ce fut en silence qu’elles rejoignirent leur petite maison de quartz.
- Je vais préparer du thé, dit Faïna.
La jeune femme acquiesca lentement avant de se diriger vers sa chambre. Elle s’assit sur son lit, lasse. Les mots glacés de Caëlestos résonnaient dans sa tête comme un écho moqueur. Avait-il raison ? La Garde trouverait-elle un moyen simple de la remplacer, comme si elle n’avait jamais existé ? Allait-on l’oublier avec le temps ? Kaïné sentit les larmes lui monter aux yeux. Quelques secondes plus tard, elle se mit à pleurer.
Elle pleura toute la fatigue accumulée ces derniers jours. Elle pleura son départ de la cité d’Eel et son arrivée dans l’univers inconnu d’Aïylia. Elle pleura la distance qui la séparait de ceux qu’elle avait appris à considérer comme sa propre famille. Elle se mit à maudire les Ra’Aïyl et leurs lois sévères. Au final, rien de grave n’était arrivé malgré les agissements de sa mère ; pourquoi devait-elle subir un tel sort ?
Soudain, on toqua à la porte, et la jeune femme sécha rapidement ses larmes. Faïna entra, portant sur un plateau deux tasses fumantes de thé.
- Oh, Kaïné… (Elle s’installa à ses côtés sur le lit, déposant le plateau sur la petite table de nuit.) Ne te sens pas obligée de sécher tes larmes à cause de moi. Je comprends ta fustration. Pleure si tu en ressens le besoin.
Ces mots furent suffisants pour que les larmes de la jeune femme se remettent à couler. Elle avait mal. Son cœur lui donnait l’impression de se tordre sous la frustration. D’habitude, si elle se sentait ainsi, elle aurait tout fait pour trouver Nevra et en discuter avec lui. Mais Nevra n’était pas là, comme aucun de ses amis, et cette vérité la poignarda de toutes parts.
Les deux femmes restèrent un long moment ainsi, assises sur le lit de Kaïné, alors que seuls les sanglots de celle-ci osaient trancher le silence qui s’était installé entre elles. Faïna passa une main apaisante dans le dos de la jeune femme.
- Dis-moi, ma petite, il y a quelques questions que je me pose, à propos de votre guerre…
Kaïné renifla et s’essuya le visage, heureuse de pouvoir penser à autre chose qu’à la décision du Grand Conseil.
- Je t’écoute, Faïna.
- Quel en est l’enjeu, exactement ?
- C’est compliqué, soupira Kaïné. Suite à l’explosion du Cristal d’Eel, beaucoup de petits villages se sont retrouvés dépendants de la cité, et donc de la Garde. Le problème est que nous devons gérer beaucoup de choses, et certains peuples ne se retrouvent finalement qu’avec peu d’aide, voire aucune. Donc une rébellion a eu lieu. Je pense qu’ils cherchent à renverser la Garde, et le problème est qu’ils sont extrêmement nombreux.
- Avez-vous songé à tenter de négocier une paix, même provisoire ?
- Bien sûr. Miiko, notre dirigeante, a de nombreuses fois envoyé un message de l’autre côté des lignes de front. Mais nous n’avons jamais reçu de réponse. Au final, nous ne savons pas ce qu’ils veulent.
- Et quel rôle jouais-tu, dans cette guerre ?
- Je fais partie de la Garde Absynthe, qui se spécialise dans l’alchimie et l’utilisation des plantes et remèdes. Un grand nombre d’entre nous, avec des membres de la Garde Etincelante, ont été mobilisés en tant que soigneurs à l’arrière des lignes de combat. J’en fais partie.
- Voilà qui est formidable ! Tu as donc des connaissances en médecine ?
- Un peu, mais pas au point d’atteindre le niveau des infirmiers du Quartier Général.
- J’ai une amie qui s’est récemment blessée à la hanche, et il se trouve que notre magie a ses limites. Peut-être pourrais-tu l’aider ? Je suis sûre que les connaissances que tu as acquises à Eel pourraient être utiles.
Kaïné sentit son cœur battre d’excitation. Dans le monde humain, elle avait toujours rêvé de devenir infirmière et aider les gens dans le besoin. Aussi avait-elle commencé des études de médecine, et appris de nombreuses choses qu’elle avait pu mettre en pratique à côté des connaissances obtenues dans la Garde Absynthe. Elle acquiesça vivement, un petit sourire venu sculpter ses lèvres rosées.
- Ce serait avec plaisir !-*-
Kaïné ouvrit les yeux.
Elle se trouvait assise au sein d’une petite caverne remplie de cristaux d’une pureté éclatante, à proximité d’un cours d’eau s’écoulant à travers la montagne. A ses côtés, un petit bol de bois contenait de l’encens qu’elle avait brûlé au préalable, ainsi qu’un ensemble de pierres qui l’accompagnaient partout où elle allait. Agenouillée en face d’elle, Faïna souriait.
- Tu as fini de méditer, mon ange ? lui demanda-t-elle doucement, comme pour ne pas la brusquer.
- Oui. Je me sens parfaitement calme.
- Merveilleux. Maintenant que tu es entrée en harmonie avec les forces de la montagne, il est temps pour toi de faire un choix.
La jeune femme hocha la tête. Alors que les premiers rayons du jours pénétraient dans la cité, Faïna l’avait réveillée pour l’emmener à son premier cours de magie. Pour cette fois, lui avait-elle expliqué, ce serait elle qui guiderait ses pas. Rassurée à l’idée d’avoir affaire à un visage familier pour sa première utilisation de la magie, la Faëlienne l’avait suivie dans cette modeste grotte éclairée par une nuée de lucioles aux couleurs bleutées. Là, les deux femmes s’étaient mises à méditer, pour « entrer en contact avec la magie environnante », comme le lui avait dit son aînée. Désormais, elle était prête à commencer.
Faïna déposa devant elle une série de pierres de la taille de la paume de sa main. Toutes étaient aussi magnifiques les unes que les autres, et Kaïné, en bonne amoureuse des roches, ne put s’empêcher d’admirer leur éclat.
- Au début de son apprentissage, commença la vieille femme, chacun choisit une pierre dans laquelle graver sa première rune. Cette pierre t’accompagnera toute ta vie, et sera en quelque sorte le marqueur de ta spécialité au sein de notre communauté. Choisis la pierre qui t’attire le plus. Ne réfléchis pas, laisse-toi aller.
Kaïné observa une à une les roches disposées devant elle. Son regard fut attiré par l’une d’entre elles, dont les reflets verts et bleus semblaient se mouvoir comme de l’encre dans de l’eau. Lentement, elle tendit la main vers la pierre et y posa un doigt, puis un autre, avant de s’en emparer avec douceur.
Soudain, une vague de sérénité l’envahit. Ce fut comme si les émotions néfastes qui s’étaient emparées d’elle récemment s’étaient envolées. Une sensation de fraîcheur la submerga, et elle se surprit à respirer plus profondément. Inconsciemment, elle porta la pierre à son cœur et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle croisa les orbes souriants de son aînée.
- Phahël, dit-elle simplement, et, l’espace d’un instant, la pierre sembla vibrer entre les mains de Kaïné.
- Qu’est-ce-que cela signifie ?
- Tu as choisi la malachite(1), la pierre qui forme les guérisseurs. Un choix qui te convient parfaitement, si tu veux mon avis.
Kaïné sourit. Elle repensa à son temps passé dans la Garde Absynthe, à assister les infirmiers de la Garde Etincelante en refaisant leurs stocks d’onguents et de décoctions en tous genres. Elle avait passé des heures dans la salle d’alchimie du Quartier Général à mélanger divers ingrédients pour obtenir des produits plus performants. Elle repensa aussi aux jours passés au camp, non loin du champ de bataille, à s’occuper des trop nombreux blessés de guerre. Malgré le côté éreintant de ses journées, elle aimait voir ses patients retrouver le sourire et la paix une fois leurs souffrances apaisées.
Oui, ce choix lui convenait.
- Maintenant, dit Faïna, tu vas pouvoir toi-même graver le signe de Phahël dans ta pierre. Je vais te montrer comment faire. Tu pourras t’entraîner sur une roche normale.
Kaïné observa avec attention les mains de la vieille femme, dont chaque geste démontrait un talent parfaitement aiguisé avec le temps. Le résultat qu’elle obtint fut loin d’être aussi élégant que celui de son aînée mais, après plusieurs heures de patience et de concentration, elle parvint finalement à obtenir une rune acceptable. Aussi se mit-elle à graver sa malachite, qui accueillit bienôt en son sein le symbole désiré.
Phahël. La rune des guérisseurs.
Une fois son travail terminé, la jeune femme tint la pierre à bout de bras afin de mieux l’admirer. Elle se sentait fière de son œuvre. Elle chercha le regard de son aînée, qui hocha la tête avec un sourire.
- Parfait, dit-elle en plongeant les pierres dans un bol d’eau, probablement pour les purifier. Maintenant, tu vas pouvoir t’entraîner à l’utiliser.
Notes
(1) Malachite : Parmi de nombreuses propriétés, la malachite est connue pour apporter un équilibre corporel et ouvrirle cœur. Elle apporte la clairvoyance sur les personnes avec qui nous pouvons tisser ou non des liens. Elle retire les angoisses et craintes de l’âme au profit de la compassion, du discernement et de la plénitude. Elle absorberait les énergies négatives.
J'ai décidé de l'utiliser ici en tant que pierre des guérisseurs en ayant en tête le fait que les guérisseurs ont pour but d'apaiser les peurs, les angoisses liées aux blessures émotionnelles et physiques. J'ai étendu cette idée au fait que le corps, ressentant moins de stress vis-à-vis d'une blessure, parviendrait à accélérer son processus de guérison.
CHAPITRE 10
Chapitre 10
Plusieurs mois passèrent, durant lesquels Kaïné continua à parfaire son utilisation de la magie ra’aïyl.
Elle passa des journées entières à apprendre les incantations destinées à éveiller les différentes runes, à utiliser son symbole de guérisseur pour venir en aide à ceux qui en avaient besoin. Des plus petites blessures enfantines aux maux liés à la vieillesse, la jeune femme apprit à mettre en commun ses connaissances du monde humain et des cités d’Eel et d’Aïylia pour élever son niveau. Elle eut même l’occasion de devenir l’apprentie d’un grand guérisseur de la cité, qui était ravi de voir un peu de sang nouveau parmi les jeunes magiciens ra’aïyl. Il était rare de choisir la pierre de Phahël, et Kaïné fut honorée d’apprendre qu’elle était l’une des meilleures élèves que l’homme avait reçus.
La vie à Aïylia était paisible. La Faëlienne appréciait voir les sourires de son peuple au quotidien. Se promener sur la grande place les jours de marché était devenu son activité favorite. Elle aimait se faufiler à travers la foule, observer les échanges se faire, arpenter les divers stands et écouter les vendeurs interpeller leurs éventuels clients. Mais elle aimait aussi le calme apporté par les diverses sessions de méditation qui prenaient place dans les nombreuses grottes qui ornaient le puits de la cité. Ceux qui en avaient besoin venaient se recueillir auprès d’eux-mêmes durant ces séances, et la jeune femme eut la chance d’en présider certaines.
Elle s’efforçait aussi de ne pas prendre en compte les regards que certains habitants lui lançaient.
Cela va sans dire que la cité d’Eel lui manquait énormément, ainsi que ses amis. Elle discutait régulièrement avec Karenn et Alajéa à travers sa larme de Dryade, mais cela ne l’empêchait pas de rêver d’être à leurs côtés. Ses discussions quotidiennes avec Nevra étaient ce qui lui manquaient le plus. Malheureusement, elle n’avait pas eu l’occasion de lui reparler depuis leur premier échange à travers la pierre, le chef des Ombres étant retourné sur le champ de bataille dès le lendemain de cette discussion. Elle avait parfois des nouvelles grâce à sa sœur, avec qui il échangeait souvent, mais les nouvelles apportées par Karenn n’étaient rien comparées à la sensation d’entendre la voix du Vampire résonner dans son esprit.
Cependant, les activités qu’elle suivait au sein de la cité empêchaient la jeune femme de trop penser à cet aspect de son séjour parmi les siens. Elle n’avait pas eu l’occasion de reparler avec le Grand Conseil, celui-ci étant trop occupé pour ouvrir des audiences, mais cela ne l’avait pas dérangée. Faïna lui avait promis que le jour viendrait où elle pourrait convaincre Caëlestos de la renvoyer auprès de ses amis, et la Faëlienne faisait confiance à la vieille femme.
- Et voilà, petit ange, dit-elle en finissant de bander la blessure d’un enfant qui avait eu le malheur de trébucher sur une racine, tout est rentré dans l’ordre.
Le petit, que le choc de la chute avait plongé dans un état presque second, accepta avec gratitude le verre d’eau sucrée qu’elle lui présenta. Il resta quelques minutes à se remettre de ses émotions dans la maison du guérisseur, avant que sa mère ne vienne le chercher, remerciant mille fois la jeune femme d’avoir pris soin de son fils. La Faëlienne lui donna quelques conseils à mettre en pratique si une sitation similaire se présentait, et les accompagna hors de la maison avec un sourire.
- Kaïné ! L’interpella une voix alors qu’elle s’apprêtait à rentrer, et l’intéressée se retourna pour croiser le regard de Faïna, qui venait visiblement de finir sa sortie au marché. A quelle heure penses-tu rentrer, ce soir ?
- Comme d’habitude, je pense, répondit-elle. Au coucher du soleil.
- N’en fait pas trop. Je sais que tu as tendance à travailler plus que nécessaire, mais n’oublie pas que ta santé passe avant tout !
- Ne t’inquiète pas, Faïna. Pas d’heures supplémentaires, ce soir. Mon maître a bien pris en compte tes recommandations !
La vieille femme hocha la tête, satisfaite. Kaïné lui fit un dernier signe de la main avant de rentrer accueillir un nouveau client. Patient après patient, elle ne vit pas le temps passer, et elle ne se rendit compte que le crépuscule était déjà bien entamé que lorsque son maître lui dit de fermer boutique. Ce fut épuisée qu’elle rentra chez Faïna, bien heureuse d’avoir fini sa journée. Son apprentissage était dense, mais passionnant, et elle appréciait chaque seconde qu’elle passait à soigner les maux des siens. Son aînée l’accueillit avec un grand sourire.
- Ce soir, dit-elle, c’est ragoût !
La jeune femme savoura son repas, éternellement reconnaissante de ne pas avoir eu à faire la cuisine. La question de se trouver une maison indépendante lui avait plusieurs fois traversé la tête, mais Faïna lui avait confié qu’elle appréciait l’avoir chez elle, et elle n’avait pas osé évoquer le sujet, de peur de l’attrister. De toute façon, se disait-elle, elle rentrerait bien un jour au Quartier Général. Elle n’avait pas besoin de s’émanciper aussi vite. Ce fut le ventre plein que la jeune femme éteignit la petite bougie de la table de nuit, heureuse de pouvoir enfin se blottir dans ses couvertures après une journée aussi chargée.
Son soulagement ne fut que de courte durée.
Au beau milieu de la nuit, elle fut réveillée par une atroce douleur lui brûlant tout le corps. Elle porta la main à son cœur, un gémissement traversant la barrière de ses lèvres. Elle avait l’impression de suffoquer. Elle tenta de réciter une incantation pour apaiser sa souffrance, en vain. Le souffle court, elle se leva et alla s’effondrer dans le salon, appelant Faïna d’une voix étranglée.
La vieille femme accourut, une main couvrant son visage grimaçant. Elle se jeta presque sur Kaïné, encerlant son corps de ses bras. Elles restèrent un long moment serrées l’une contre l’autre, accroupies sur le sol froid du salon. La douleur pulsait dans leur corps, et Kaïné tenait sa malachite contre son aînée dans l’ultime espoir de l’apaiser. Mais la pierre semblait avoir perdu de son éclat et, pire encore, la jeune femme ne sentit plus la magie qui l’emplissait habituellement.
Finalement, la douleur s’évanouit peu à peu, les laissant haletantes et épuisées. Elles retrouvèrent lentement leur souffle, et la Faëlienne, les larmes aux yeux, releva la tête vers la vieille femme.
- Faïna, dit-elle finalement une fois son souffle revenu, qu’est-ce-que c’était que ça ?
L’aïnée resta un instant silencieuse, un air grave peint sur ses traits fatigués.
- Lumière, je pense que quelque chose de grave s’est produit. Cette sensation… (Elle porta une main tremblante à son cœur.) Cette sensation était semblable à celle que nous avons tous ressentie lorsque le Grand Cristal d’Eel s’est brisé.
Kaïné hoqueta. Instinctivement, elle ôta sa larme de Dryade, et la serra entre ses mains fébriles.
- Karenn ? Alajéa ? Quelqu’un ? Est-ce-que vous m’entendez ?
Mais la pierre ne répondit pas. Tout comme sa malachite, elle semblait peiner à scintiller comme elle le faisait d’habitude. La jeune femme retint un sanglot, les entrailles tenaillées par l’inquiétude. Que s’était-il passé ? Pourquoi personne ne répondait à son appel ? Faïna porta une douce main sur son épaule.
- Kaïné qlaudis, je pense que tu ne peux rien faire pour le moment mis-à-part attendre que les pierres retrouvent leurs forces. Cette douleur que nous avons ressentie était due à un chamboulement dans l’énergie magique de la montagne. Laisse-lui le temps de se reprendre ; peut-être qu’ensuite tu pourras contacter tes amis.
- Mais Faïna, et si quelque chose leur était arrivé ?
- Il n’y a rien que nous puissions faire pour le moment, mon enfant. Retournons nous coucher. Tout ceci m’a épuisée.
La jeune femme ne put qu’acquiescer. Son corps entier était pris de courbatures, comme si elle avait passé une journée entière à faire un énorme effort. Elle se releva avec peine, et, après avoir raccompagné la vieille ra’aïyl dans sa chambre, retourna dans la sienne. Cependant, elle ne parvint pas à trouver le sommeil. La larme de Dryade serrée dans ses petites mains, elle fixa l’obscurité, une grimace inquiète peinte sur ses jolis traits. Un mauvais pressentiment s’était emparé d’elle, prenant son cœur entre ses mains glacées.
Finalement, alors que le jour commençait à peine à se lever sur la cité d’AïlIya, une voix retentit à travers la pierre.
- Kaïné ? Kaïné, est-ce-que tu m’entends ? C’est moi, Miiko !
- Miiko ? Répéta-t-elle, éberluée. Mon dieu, Miiko, que s’est-t-il passé ? Nous avons senti un brusque changement dans l’énergie magique qui nous entoure ! Tout va bien ?
- Non, Kaïné, tout ne va pas bien. Le Q.G. a été attaqué cette nuit.
La jeune femme laissa échapper un petit cri.
- Quoi ? S’exclama-t-elle. Comment est-ce-possible ? Vous allez bien ?
- Calme-toi, dit la renarde d’une voix épuisée, et Kaïné prit sur elle pour respirer plus calmement.
Entre temps, ayant entendu la jeune femme parler, Faïna avait entrouvert la porte. Kaïné l’invita à s’asseoir sur son lit, une expression sérieuse ayant prit le contrôle de ses traits fatigués.
- Nous avons réussi à repousser l’attaque, dit finalement Miiko. Tout le monde va bien, nous n’avons que peu de blessés. Mais le Grand Cristal… Le Grand Cristal a été touché.
- Comment ça, « touché » ? Comment ont-ils fait ?
- Ils avaient des catapultes, Kaïné. Je ne sais pas comment ils les ont obtenues, mais ils ont tiré quelques coups avant que nous puissions sortir les nôtres. Un projectile a touché la salle du Cristal, et des débris ont atteint le Cristal.
- A quel point a-t-il été touché ?
- Pas beaucoup, heureusement. Mais une onde de choc a traversé le Q.G., et beaucoup de Faeries du refuge ont été sévèrement affectés.
L’espace de quelques secondes, un silence tendu s’installa. La Kitsune se racla la gorge.
- Kaïné, écoute-moi bien. Lorsque les messagers sont venus te chercher, j’ai accepté de te laisser partir, à une condition : que de l’aide nous soit envoyée si nous en avons besoin. Et c’est le cas maintenant. Il faut à tout prix que tu parles aux dirigeants de ta cité.
- N’en dit pas plus, Miiko. Ce sera fait.
- Merci, Kaïné. Au nom de toute la Garde. Il faut que j’y aille. Bonne chance.
- Bon courage, Miiko.
Et la larme cessa de luire. Kaïné releva les yeux vers Faïna, qui hocha la tête en silence. La jeune femme se leva, et, sans même prendre le temps de faire son lit, se dirigea vers son armoire.
Il était temps de se rendre au Grand Conseil.-*-
- J’ai été contactée par ma supérieure, Votre Excellence. J’ai une requête à vous faire.
Assis sur son trône, le regard sévère et les traits tirés, le Grand Conseiller intima à la jeune femme de poursuivre d’un geste de la main.
- J’ai appris que vous aviez promis de l’aide à la Garde d’Eel en échange de mon retour à Aïylia.
- C’est bien le cas. J’imagine que si tu m’en parles, c’est que cette aide est requise.
Kaïné hocha la tête. Le soleil à peine levé, tous les habitants de la cité s’étaient regroupés devant le bâtiment du Grand Conseil afin de demander des explications quant aux évènements de la nuit précédente. Et Kaïné avait été là pour leur en donner. Désormais, un silence tendu planait sur la salle du Conseil. Caëlestos soupira.
- Je suppose que nous n’avons pas le choix. Les défenses de la Garde ont sans aucun doute été affaiblies. (Il resta silencieux un instant, avant de se redresser sur son trône.) Très bien. Nous enverrons un groupe de guérisseurs à Eel.
- J’ai une autre faveur à vous demander, votre Excellence, dit Kaïné, l’estomac noué. Je souhaite faire partie de ce groupe.
Le Grand Conseiller se leva brusquement, les traits soudainement déformés par la colère.
- Il en est hors de question, Lumière ! Je te l’ai déjà dit : cette guerre ne te concerne plus. Ta place est ici, à apprendre les mœurs de notre cité.
- Pourquoi voulez-vous tant me tenir éloignée de la Garde d’Eel ? S’exclama la jeune femme. Ma place est autant ici qu’auprès de mes amis ! Ils ont besoin de moi !
- Je pense que Kaïné a raison, votre Excellence.
Tous les yeux se tournèrent vers Faïna, qui s’était jusque-là tenue derrière la Faëlienne. La vieille femme s’avança, son regard opalin planté dans celui du Grand Conseiller.
- Dame Faïna ? Demanda celui-ci. Que me vaut la raison de cette intervention ?
- Je pense, votre Excellence, que Kaïné devrait retrouner auprès de la Garde d’Eel. Elle possède des connaissances que même nos guérisseurs n’ont pas acquises, et ce grâce à son séjour aussi bien dans le monde des humains qu’à la cité d’Eel. Son aide leur sera précieuse.
- C’est peut-être le cas, mais rien ne nous dit qu’elle ne restera pas là-bas une fois tout ceci terminé.
- Elle y restera, votre Excellence. J’en suis convaincue, et je le souhaite fortement.
- Vous voulez donc qu’elle nous trahisse, comme l’a fait sa mère vingt ans plus tôt ?
- Ce ne sera pas une trahison, si elle reste à Eldarya et ne dévoile pas les secrets de notre magie.
- Pourquoi la protégez-vous ainsi, Dame Faïna ?
- Vous le savez très bien : c’est ma petite fille, et, tout comme pour sa mère, je tiens à ce qu’elle soit heureuse.
Kaïné leva deux grands yeux écarquillés vers son aînée, qui se tourna vers elle, un triste sourire peint sur ses traits anciens. La jeune femme n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit qu’une figure s’avança devant le trône. Kaïné reconnut la silhouette du messager Aëldir, qui lui adressa un signe de tête avant de se tourner vers le Grand Conseiller.
- Votre Excellence, si je puis me permettre, je pense que le retour de Kaïné dans la Garde d’Eel pourrait nous être bénéfique.
Caëlestos posa un regard intrigué sur le messager, qui s’inclina.
- Voilà des années maintenant que l’explosion du Grand Cristal nous a forcés à nous renfermer sur nous-mêmes afin de protéger le monde du danger de notre magie. Cela nous a valu de disparaître des esprits des autres Faeries, et de limiter nos échanges avec le monde. Notre commerce a grandement diminué, et notre économie a été violemment touchée par un tel changement de mode de vie. Depuis, elle ne cesse de décliner. C’est un problème que le Grand Conseil tente de résoudre depuis longtemps.
- Je ne vois pas le rapport avec la problématique du jour, Aëldir, dit le Grand Conseiller en passant une main sur son visage fatigué.
- Votre Excellence, repensez au temps d’avant l’explosion du Cristal. Le monde entier adulait nos produits et notre magie, aussi dangereuse soit-elle. Nombreux étaient les demi-sang peuplant notre cité. Tant que du sang dénué de magie ne se mêle pas au nôtre, tout devrait bien se passer. Nous pouvons retourner à cette époque, et la jeune Kaïné pourrait être notre ambassadrice. Si personne ne dévoile les secrets de notre magie, nous pourrons faire revivre notre civilisation d’antan.
- Et comment peux-tu me garantir le fait qu’elle ne dira rien ?
Kaïné s’avança aux côtés d’Aëldir.
- C’est simple, Votre Excellence. Je vous donne ma parole. Car je sais que si je vous désobéis, la sentence retombera aussi bien sur moi que sur ma mère.
Un murmure d’approbation s’éleva sur l’assemblée présente dans la salle du Grand Conseil. Certains se mirent à hocher la tête en direction de la jeune femme. Tous ceux qui étaient assis se levèrent pour honorer l’idée avançée par Aëldir.
Caëlestos resta silencieux un moment, les yeux fermés. Ce ne fut que lorsque les murmures se tarirent qu’il les ouvrit pour les poser sur la foule devant lui.
- Ce sujet sera l’ordre du jour d’une réunion exceptionnelle du Grand Conseil.
-*-
Kaïné offrit un fruit de minuit à Naki, qui renâcla avec ravissement. La chimère dévora sa friandise pendant qu’un écuyer la préparait pour le voyage. La jeune femme avait attaché son sac à la selle après avoir prévenu Miiko de l’arrivée du groupe de guérisseurs au Quartier Général. La renarde avait été ravie de cette nouvelle, et Kaïné avait hâte de la revoir, ainsi que tous ses amis. Elle se retourna vers Faïna, qui caressait la chimère, un petit sourire aux lèvres.
- Je crois qu’au fond de moi, je savais que nous étions liées d’une manière ou d’une autre, lui dit-elle. Mais je n’aurais jamais deviné que tu étais ma grand-mère !
La vieille femme se retourna vers elle, son sourire malicieux s’agrandissant. Elle replaça une mèche rebelle derrière l’oreille de sa petite-fille, plongeant son regard opalin dans le sien.
- Je n’ai pas osé te le dire, de peur de te faire fuir. Je suis désolée que tu l’apprennes aussi tard.
- Ne t’en fais pas, Faïna. C’est vrai que j’aurais aimé l’apprendre plus tôt, mais je ne t’en veux pas. Je peux comprendre ton hésitation.
- Alors tant mieux. Tu viendras me rendre visite de temps en temps, quand tout ceci sera terminé ?
- C’est promis.
- Tu feras aussi attention à toi durant le voyage, et sur le front. Je ne veux pas que quelque chose de mauvais t’arrive.
- C’est aussi promis. Ne t’inquiète pas, tout se passera bien.
- Je l’espère.
Faïna n’osa pas se confier à la jeune femme, qui se retourna pour offrir une caresse à sa monture, mais un mauvais pressentiment s’était emparé d’elle. Comme si quelque chose de grave allait se produire. Elle chassa cependant cette idée de son esprit, préférant sourire tant que sa petite-fille était encore avec elle.
Laïdia se dirigea vers elles, et leur offrit un petit salut timide.
- J’espère que je n’interromps rien de très important, dit-elle. Kaïné, nous allons partir.
- D’accord, merci Laïdia.
La jeune femme acquiesça avant de se diriger vers sa propre monture. Kaïné déposa un dernier baiser sur la joue de sa grand-mère, lui adressant un grand sourire.
- Encore merci pour tout, Faïna ! dit-elle en se mettant en selle.
La vieille femme répondit par un immense sourire et un signe de la main. Kaïné se redressa, et donna un léger coup de talons pour faire avancer sa monture.
Le voyage retour commençait.
CHAPITRE 11
Chapitre 11
Courir, esquiver, frapper, tuer.
Courir.
Le champ de bataille n’était plus qu’un lac de sang et de boue. Des cadavres jonchaient le sol. Des cris de guerre retentissaient de toutes parts, parfois mêlés à des hurlements de souffrance. Une odeur de pourriture dansait dans l’air.
Chacun de ses pas le faisait s’enfoncer dans une mélasse sanglante. Ses vêtements n’étaient presque plus que des lambeaux rougeâtres. Le vent le faisait pleurer, et le froid lui gelait les os. Ses muscles ne cessaient de crier grâce. Son unique œil ne discernait que de vagues silhouettes sombres dans le brouillard qui l’enveloppait.
Esquiver.
Nevra évita au dernier moment le coup d’une hache prête à lui trancher la tête. Il manqua de glisser en stoppant sa course, mais parvint à faire volte-face. L’homme qui se planta devant lui avait la carrure d’un chêne millénaire, face auquel il n’était qu’un frêle roseau. Il para avec difficulté une nouvelle attaque, et s’engeagea alors un duel de force qu’il était voué à perdre. Il s’écarta d’une roulade sur le côté, faisant basculer son adversaire vers l’avant. Il eut alors un aperçu de son visage, dont les traits, déformés par la rage, ne laissèrent aucun doute quant à sa nature : un Berserker. Celui-ci chargea.
Frapper.
Soudain, l’homme glissa. Volonté divine ou fruit du hasard ? Peu importait. C’était chacun pour soi, et il devait sauver sa peau. L’occasion était trop belle pour ne pas être saisie. La moindre once de pitié pouvait lui être fatale. Sa lame fendit l’air en un sifflement terrifiant, mortel. L’homme n’eut pas le temps de bouger, ni même de laisser le moindre son s’échapper. Le roseau avait plié face au vent, et le chêne s’était écroulé.
Tuer.
Parce-que c’était la seule chance de survie de tout être posant le pied sur un champ de bataille. Chacun était guidé par le besoin égoïste de rester en vie. Tous chérissaient leur pauvre existence comme de l’or. La notion de justice n’existait plus.
Non sans un dernier regard navré pour son adversaire, le Vampire continua sa route. Où étaient ses alliés, les autres gardiens ? Tout était flou. La brume de la fatigue se mêlait avec celle de l’environnement, et Nevra se retrouva perdu dans cette jungle rougeoyante, cette forêt de coups, de cris, de souffrance et de haine. La mort dansait sous ses yeux ; elle brûlait, saignait, détruisait tout sur son passage. Allait-elle abattre sa faux sur sa pauvre âme errante ?
Courir, esquiver, frapper, tuer.
La douleur qui lui traversa l’épaule sembla réveiller ses muscles endoloris. Il s’effondra dans un gémissement, et roula sur le côté juste à temps pour éviter un coup d’épée. Ses cheveux, sa peau et ses vêtements se couvrirent de boue, et ses blessures lui donnèrent l’impression de brûler. Un éclair argenté l’effleura alors qu’il se relevait avec difficulté. La parade d’un nouveau coup lui déchira l’épaule. Une danse mortelle s’entamait, encore. Combien de gigues sanglantes avait-il dansées ? Il ne les comptait plus depuis longtemps ; et le désespoir qu’il vit dans le regard de son adversaire lui montrait que c’était aussi le cas pour elle. Dans ses yeux rouges brillait une lueur qui le terrifia. Elle aussi s’était faite détruire par l’omniprésence d’une mort certaine ; une mort qu’elle lui infligea presque lorsqu’ils plongèrent tous deux dans une mare de sang.
Dans un élan de désespoir, Nevra trancha la gorge de la guerrière alors que sa rapière se plantait de nouveau dans son bras. Il n’eut presque pas la force de pousser une nouvelle plainte. Il entendit la jeune femme s’effondrer à ses côtés, et pria pour cette vie qu’il avait été forcé de prendre. Il ferma les yeux ; pour combien de temps, il ne le sut pas.
Lorsqu’il les rouvrit, seule la pluie osait briser le silence. Le brouillard s’était dissipé. Ses yeux se posèrent sur un ciel grisâtre. Le calme qui planait autour de lui le terrifia. Etait-ce terminé ? Ou y avait-il encore des ennemis rôdant aux alentours, prêts à éliminer tout signe de vie ? Ses yeux se posèrent sur la lame fichée dans son épaule. Dans un effort qui lui sembla surhumain, il l’arracha, et la douleur le fit hurler. La chaleur de son propre sang coulant sur sa peau contrasta avec le froid qui hantait son corps, et il appuya une main fébrile sur sa blessure. Il se redressa avec peine. Alors qu’il tentait de se tenir debout, des bruits de pas étouffés par la boue tranchèrent le silence. Ce bruit, synonyme de délivrance, résonna en lui comme l’écho d’un glas. Ami ou ennemi, il n’en avait plus rien à faire. Il était à bout.
- Nevra ?
Il connaissait cette voix ; cette voix douce, claire, désespérée à ce moment précis. La silhouette qui se tint devant lui était aussi familière. Des cheveux roux, de magnifiques yeux opalins.
Kaïné ?
A peine eut-il fait un pas qu’il s’effondra. Il sentit qu’on le rattrapait, et des paroles furent criées proche de ses oreilles. Mais il se sentait bien trop faible pour les comprendre. A la place, il nota un parfum fleuri qui l’entoura avec douceur. La seconde d’après, tout était noir.
Courir.
Esquiver.
Frapper.
Tuer.
Mourir ?
CHAPITRE 12
Chapitre 12
Ej iou duïn, midya yanha. Ej denle iou arhe te nireï iou ralde.
Nevra fut réveillé par une légère douleur au niveau de l’abdomen. A ses côtés, une voix articulait des paroles qu’il ne comprit pas. Une douce chaleur l’envahit, et il se laissa porter par cette étrange sensation. Il n’avait jamais ressenti une telle douceur, même lorsqu’il se trouvait à l’infirmerie de la Garde d’Eel et que l’infirmière récitait des incantations pour le soigner. La douleur s’envola lentement, et ce ne fut qu’à cet instant qu’il nota la présence d’un poids sur son ventre, là où sa souffrance semblait s’être enracinée.Zin ï’r faïlye, ej iou eybo mae dakren. Zin ï’r haz’deï, ej iou eybo mae couli.
Lentement, le poids se déplaça pour atteindre son épaule. Une vive douleur le fit gimacer ; mais celle-ci disparut finalement en même temps que ce qu’il pensait être une incantation était récitée. Il connaissait cette voix. Mais le brouillard qui envahissait son esprit l’empêchait de se rappeler exactement où il l’avait entendue.
Soudain, ses souvenirs revinrent hanter sa mémoire. Les combats, les cris, la souffrance, le sang chaud sur sa peau glacée ; puis le silence, une voix, une silhouette, des cheveux roux, des yeux d’opale…
Kaïné ?Watûl ï’r tsom nasuli iou inshfy te phahël ï’r midya siq iou bari wa ï’r vra’dish.
Nevra ouvrit les yeux. Une lumière l’aveugla un instant, mais il parvint à la combattre. Il tourna légèrement la tête, et fut accueillit par la vision de la jeune femme qu’il aimait tant, silhouette éthérée entourée de vêtements d’une blancheur parfaite. Son habituelle tresse avait disparu ; à la place, ses longs cheveux roux, laissés libres de toute entrave, semblaient agrémentés de petites fleurs et perles. Ils encadraient son visage rond avec une grâce qu’il n’avait jamais vue auparavant, et il fut soudain pris par l’envie d’y passer les doigts. Mais son corps engourdi refusait de lui obéir, aussi se résolut-il à imaginer leur douceur sous la paume de sa main. Un léger sourire vint orner son visage fatigué alors que les orbes opalins de la jeune femme se rouvraient pour s’ancrer dans l’acier des siens.
Le Vampire fut ébloui par l’aura de grâce et de majesté qui entourait la belle Kaïné. C’était comme si de la poussière d’étoile s’était mise à couler dans ses veines. Dans la lumière tamisée de ce qu’il reconnut comme étant l’une des tentes du camp, ses yeux avaient l’éclat de la lune et du soleil réunis.
- Bonjour, Nevra, dit-elle avec un sourire.
Sa voix était aussi douce que les fleurs de coton sauvages au printemps. Dans un effort qui lui sembla surhumain, le jeune homme parvint à lever une main vers elle ; elle s’en empara avec légèreté, et il savoura le contact chaleureux de sa peau contre la sienne.
Il ne parvint qu’à lui offrir un léger son en guise de réponse, étant encore trop épuisé pour pouvoir utiliser sa voix correctement. Elle déposa un baiser sur ses doigts froids, avant de poser une main délicate sur sa joue.
- Repose-toi, mon ange, murmura-t-elle, et Nevra ferma les yeux, bercé par cette voix qu’il avait appris à tant apprécier.
Il sentit le contact chaleureux de ses lèvres contre son front, et il soupira. C’était comme si l’horreur des combats avait quitté son esprit. Les souvenirs du champ de bataille furent plongés dans une brume apaisante, et Nevra se laissa tomber dans les bras du sommeil, la chaleur des mains de Kaïné autour de la sienne l’emportant sur le froid qui tentait de hanter son corps fatigué.
La guerre avait gravé en lui des marques que le chef des Ombres n’aurait jamais imaginé avoir. Cependant, réalisa-t-il alors qu’il glissait lentement dans l’inconscience, la jeune femme était la Lumière qui l’empêchait de sombrer entre les crocs gelés de ses propres démons.-*-
Lorsqu’il se réveilla, Nevra constata que la présence apaisante de Kaïné avait disparu. A sa place se trouvait une Elfe de la garde Absynthe, qui essuyait le front d’un patient allongé dans le lit voisin au sien. Le jeune homme se redressa lentement, prenant appui sur son coude. Il prit alors conscience des bandages qui entouraient son torse, ainsi que de ceux qui retenaient son bras en écharpe. La douleur semblait avoir disparu ; cependant, son corps restait engourdi, et ce fut avec difficulté qu’il s’assit sur le bord de son lit. La guérisseuse se précipita vers lui, une mine inquiète peinte sur ses traits fins. Il lui offrit un petit sourire.
- Je vais bien, dit-il. Je suis juste encore un peu endormi.
- Voilà qui est rassurant. Kaïné a soigné la majorité de tes blessures, mais il faut tout de même que tu fasses attention.
Le cœur du Vampire rata un battement à la mention de la jeune Ra’Aïyl. Il se redressa légèrement, plantant son regard dans celui, toujours inquiet, de l’Elfe.
- En parlant de Kaïné, où est-elle ? Il faut que je la voie.
- Elle est restée de nombreuses heures à tes côtés pour te soigner, alors je l’ai envoyée faire une pause. Il me semble qu’elle est partie prendre l’air au sommet des collines avoisinantes.
- Je vois. Merci beaucoup.
Nevra se leva. Il vacilla légèrement, et la guérisseuse se jeta presque sur lui pour le retenir ; mais il l’en empêcha d’un geste de la main. Il se dirigea vers la sortie de la tente, son corps se réveillant un peu plus à chaque pas.
En relevant la toile d’entrée, il fut ébloui par un rayon de soleil éclatant. L’astre du jour était haut dans le ciel, lui signalant que le milieu de journée avait déjà été dépassé. Combien de temps était-il resté inconscient ? Il éloigna cette question de son esprit. Il était réveillé, et debout ; tel était le plus important.
Le camp semblait être en ébullition. Il croisa plusieurs gardiens chargés d’onguents et de décoctions en tous genres. Visiblement, personne n’avait le droit à une once de répit. Les ordres se mêlaient à ce qu’il comprit être les cris de souffrances des blessés, et Nevra retint un juron, les souvenirs du champ de bataille lui revenant en mémoire. Il tenta tant bien que mal de les chasser de son esprit, ne souhaitant pas revoir sa vue se tâcher de rouge. Hélas, la vision de ses camarades tombant au combat, la gorge tranchée par une épée ou le corps transpercé par une lance, lui revint, leurs cris de désespoir résonnant dans ses tympans. Il laissa échapper un gémissement et se recroquevilla autant que ses blessures le lui permettèrent. Les silhouettes des soigneurs devinrent celles de ses camarades tombés au combat, qui hurlaient à la mort tout autour de lui. Une larme lui échappa.
Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule. Il sursauta, et croisa le regard cristallin d’un homme d’une jeunesse parfaite. Vêtu d’une longue robe blanche et d’un manteau léger contrastant avec sa peau sombre, il plaça une pierre aux reflets verts et bleus sur sa poitrine, et murmura un mot qu’il ne comprit pas. Une vague de douceur s’empara alors du corps du jeune Vampire, qui sentit ses muscles se détendre dans un élan de soulagement. Il leva un regard éberlué vers l’inconnu, qui lui offrit un sourire calme.
- Vous devriez vous reposer, jeune homme, lui dit-il, et Nevra fut frappé par la douceur de son timbre. Ou les mauvaises ondes reviendront bien vite vous hanter.
- Je… Balbutia-t-il. Merci. Mais il faut que j’aille voir quelqu’un.
Le sourire de l’homme se fit plus mystérieux, et il désigna une colline au sommet balayé par le vent.
- La petite lumière se trouve derrière. Allez-y vite, avant qu’elle ne décide de repartir.
Et il s’évanouit parmi les silhouettes des autres soigneurs. Le jeune homme tenta en vain de le suivre du regard ; il semblait s’être envolé. Après être resté un instant immobile à le chercher, il décida d’abandonner. Il ne l’avait jamais vu auparavant. Cet homme était-il l’un des soigneurs envoyés par les Ra’Aïyl dont Miiko lui avait parlé ?
Nevra secoua la tête avant de reprendre sa marche. Peu importait. Kaïné l’attendait.
Comme le lui avait indiqué l’inconnu, il la trouva derrière une petite colline entourant le camp, assise au milieu d’un groupe de fleurs aussi blanches que ses vêtements. Ses longs cheveux étincelaient sous le soleil comme mille éclats de cuivre parmi les flammes. Sa présence semblait illuminer tout ce qui l’entourait, telle l’un de ces rares cristaux d’harmonie qu’il avait pu voir par le passé.
Comme si elle avait senti sa présence, la jeune femme se retourna. Elle lui adressa un sourire aussi doux que l’éclat d’un cristal sous les rayons de la lune. Oh, pensa-t-il, qu’il pourrait se damner pour ce sourire. Kaïné se leva, et vint délicatement le serrer contre elle. Il s’enivra de son parfum délicatement fleuri.
Et soudain, la vérité le frappa. Nevra, qui avait fait frissonner des dizaines de femmes, avait détourné ses yeux d’elles pour les poser sur une autre perle ; et il avait été envoûté, la désirant encore et toujours. Il réalisa à quel point son regard s’attendrissait lorsqu’il la voyait, à quel point son sourire s’adoucissait lorsqu’elle lui parlait. Le beau Vampire séducteur de la garde de l’Ombre, l’homme qui, pendant des années, avait fait s’effondrer mille cœurs à ses pieds sans jamais bouger ; Nevra lui-même avait fini par tomber… D’amour.
- Tu m’as manqué, lui dit-elle simplement.
En guise de réponse, Nevra prit délicatement son petit visage dans sa main valide.
Et il l’embrassa.
Il l’embrassa comme si sa vie en dépendait. Il avait peur de la perdre à nouveau. Car Kaïné était telle un courant d’air qui vous caresse le visage avec tendresse tout en vous filant entre les doigts, indomptée et indomptable. Il avait peur qu’elle se fasse de nouveau emporter loin de lui, qu’elle parte pour ne plus jamais revenir. Et pourtant, elle était là ; elle finissait toujours par réapparaître auprès de lui, pierre précieuse étincelante. Elle revenait soigner ses blessures, faire naître ses sourires… Mais elle pouvait encore repartir vers de nouveaux horizons, dansant dans les jardins et les fontaines, les plaines et les rivières, riant au vent et chantant au ciel. La petite Lumière était libre et sauvage ; et c’était ce qu’il aimait le plus chez elle.
Nevra ne s’était jamais autant perdu dans un baiser. Le monde autour d’eux semblait avoir disparu. La guerre, la douleur, les cris, les blessures ; l’espace d’un instant, tout n’était plus. Il réalisa à quel point le toucher de Kaïné lui avait manqué. Ce n’était pas la première fois qu’il avait aimé ; mais les sensations n’avaient jamais été aussi fortes. Ce n’était pas non plus son premier baiser ; mais il n’avait jamais eu l’impression de brûler ainsi. La seule chose qui hantait son esprit désormais était cet échange silencieux, la douceur des mains de Kaïné sur son visage, et le fait que c’était bien elle qu’il avait désiré depuis si longtemps.
Elle encercla son cou de ses bras fins, et il la serra encore contre lui. Ils restèrent un long moment ainsi, debout au milieu des herbes hautes balayées par le vent, à échanger leurs souffles jusqu’à-ce-qu’ils n’en aient plus. Puis ils se séparèrent, des sourires jumeaux naissant sur leurs lèvres.
Il n’avait jamais rencontré quelqu’un comme Kaïné. Certes, il avait vu passer de nombreuses personnes dans sa vie, mais peu importait qui elles étaient et ce qu’elles disaient, elles n’avaient jamais réussi à capturer son attention comme la Faëlienne l’avait fait. Depuis sa rencontre avec la jeune femme, il n’avait jamais cessé de la comparer aux autres, de se dire que telle femme n’était pas aussi charmante qu’elle, ou que personne d’autre ne savait tirer de véritables rires hors de lui.
- Tu m’as manqué aussi, dit-il après un silence.
La jeune Ra’Aïyl laissa échapper un petit rire, replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. Ses joues avaient pris une légère couleur rosée, et Nevra se demanda si c’était aussi le cas pour lui.
- Je crois que j’avais remarqué.
Elle lui prit délicatement la main et lui intima de le suivre. Ne comprenant pas où elle voulait en venir, il pencha la tête sur le côté ; cependant, il se laissa faire en voyant qu’elle se dirigeait vers le campement. Il crut d’abord qu’elle allait le ramener dans la tente de laquelle il était sorti quelques instants plus tôt, mais la jeune femme la dépassa, se dirigeant plutôt vers sa tente personnelle. Nevra se rappela la fois où elle l’y avait emmené pour le soigner : comptait-elle en faire de même ?
Kaïné écarta la toile d’entrée de sa tente et le laissa entrer. Elle se mit à fredonner en allumant quelques lampes à huiles, histoire d’y faire entrer un peu de lumière, ne souhaitant pas laisser l’entrée ouverte. Puis elle se tourna vers le jeune Vampire, un petit sourire peint sur ses lèvres.
- Il faut que tu te reposes. Tu peux prendre mon lit pour cela. Cela me permettra de veiller sur toi sans être dérangés.
- Tu es sûre que cela ne te dérange pas ? Je peux retourner dans une tente multiple.
La jeune femme lui lança un regard sceptique, auquel il répondit par un petit rire.
- Très bien, très bien, je m’installe.
Il alla s’allonger sur le lit de Kaïné tandis que celle-ci allumait un petit bâton d’encens dans un bol de bois. Nevra remarqua que ses étagères étaient ornées d’une multitude de pierres et cristaux qui n’étaient pas là auparavant. La jeune femme aussi, avait changé. Elle semblait plus calme, plus sereine. Peut-être que ce temps passé auprès des siens lui avait été bénéfique, finalement. Il se souvenait s’être inquiété chaque jour, demandant constamment des nouvelles à sa sœur, qui pouvait lui parler grâce à la larme de Dryade. Lorsqu’il avait appris par Miiko que Kaïné était sur le point de revenir, il n’avait pu contenir un cri de joie. Sa présence apaisante lui avait manqué.
- Alors, Kaïné. Raconte-moi ce séjour chez les Ra’Aïyl.
Dernière modification par Yüshimori (Le 20-01-2022 à 19h44)