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A tous les enfants d'Eldarya
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Au Nord, la tempête de neige,
Au Sud, la boue abyssale,
À l'Est, le monde à deux mâchoires,
À l'Ouest, la montagne à l'entaille.
Au ciel, la rage du monde,
Au sol, le sang des vaincus.
Face à toi, deux chemins,
Que choisis-tu ?
Les pieds dans la glaise, le visage offert à la rage des anges,
N'oublie pas de fermer la porte derrière toi. Ça rôde en silence.
Au Sud, la boue abyssale,
À l'Est, le monde à deux mâchoires,
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Au ciel, la rage du monde,
Au sol, le sang des vaincus.
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Que choisis-tu ?
Les pieds dans la glaise, le visage offert à la rage des anges,
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Pose ta main sur ce livre. Tu as froid ? C'est bien. Tu es au bon endroit.
Toi qui a poussé les portes de ce recueil, te voilà face aux gardiennes de ces lieux. Leurs visages ne sont que le reflet du tiens et leur savoir t'apparaît comme deux mondes. Tu le comprendras bientôt mais ici, les histoires racontées peuvent t'emmener dans un petit paradis mélancolique ou bien dans les abysses infernales. Tout dépend de toi. Veux-tu affronter la rage d'ange et te retrouver, ensuite, dans un calme mélancolique ou bien sauter à pieds joints dans la glaise putride ?
Le choix est tiens. Ne t'en fais pas, prends tout le temps dont tu as besoin pour réfléchir. Les gardiennes sont patientes. Elles attendront. Leurs histoires sont intemporelles et toi qui que tu sois, tu seras toujours ici comme chez toi, dans la neige, dans le froid, dans la glaise, dans la rage, dans l'imaginaire de gardiennes aux visages réfléchis.
Toi qui a poussé les portes de ce recueil, te voilà face aux gardiennes de ces lieux. Leurs visages ne sont que le reflet du tiens et leur savoir t'apparaît comme deux mondes. Tu le comprendras bientôt mais ici, les histoires racontées peuvent t'emmener dans un petit paradis mélancolique ou bien dans les abysses infernales. Tout dépend de toi. Veux-tu affronter la rage d'ange et te retrouver, ensuite, dans un calme mélancolique ou bien sauter à pieds joints dans la glaise putride ?
Le choix est tiens. Ne t'en fais pas, prends tout le temps dont tu as besoin pour réfléchir. Les gardiennes sont patientes. Elles attendront. Leurs histoires sont intemporelles et toi qui que tu sois, tu seras toujours ici comme chez toi, dans la neige, dans le froid, dans la glaise, dans la rage, dans l'imaginaire de gardiennes aux visages réfléchis.
Bonjour et bienvenue sur ce topic de recueil de contes !
Vous avez cliqué sur le lien, vous avez osé et vous voilà à l'orée d'un sentier qui en contient beaucoup d'autres.Eh oui ! Comme vous avez pu le remarquer, ici, vous ne découvrirez pas qu'une seule et même histoire, mais plusieurs.
Je vous partage quelques contes horrifiques, avec des personnages que vous connaissez et d'autres qui peuvent vous être étrangers si vous ne suivez pas Apotheosis, ma fiction interactive. Néanmoins et je vous rassure : il n'y a pas besoin de l'avoir lu pour apprécier les petites histoires qui seront postées ici.
Chaque semaine, tous les mercredi, vous pourrez lire un chapitre d'un conte. Une fois que ce dernier est achevé, on passe à un autre. C'est aussi simple que ça. Mais quel est l'entourloupe, me demanderez-vous ? Eh bien si vous avez scrollé ce topic, vous savez déjà que ces petites contes se scindent en deux catégories. Les Contes d'Anges et les Contes Interdits. Qu'est-ce que cela ? Je vous explique tout !
Vous avez cliqué sur le lien, vous avez osé et vous voilà à l'orée d'un sentier qui en contient beaucoup d'autres.Eh oui ! Comme vous avez pu le remarquer, ici, vous ne découvrirez pas qu'une seule et même histoire, mais plusieurs.
Je vous partage quelques contes horrifiques, avec des personnages que vous connaissez et d'autres qui peuvent vous être étrangers si vous ne suivez pas Apotheosis, ma fiction interactive. Néanmoins et je vous rassure : il n'y a pas besoin de l'avoir lu pour apprécier les petites histoires qui seront postées ici.
Chaque semaine, tous les mercredi, vous pourrez lire un chapitre d'un conte. Une fois que ce dernier est achevé, on passe à un autre. C'est aussi simple que ça. Mais quel est l'entourloupe, me demanderez-vous ? Eh bien si vous avez scrollé ce topic, vous savez déjà que ces petites contes se scindent en deux catégories. Les Contes d'Anges et les Contes Interdits. Qu'est-ce que cela ? Je vous explique tout !
Les Contes d'Anges sont des histoires principalement écrites dans une atmosphère gothique et mélancolique. Nous sommes dans une tristesse pluvieuse, un romantisme noir ainsi qu'une horreur timide qui laisse la place à des tragédies.
Les Contes d'Anges peuvent être lus par beaucoup de monde, car il n'y a pas de scènes sensibles ou bien d'horreur violente. Les histoires sont tout de même destinées à un public de jeunes adultes, mais si vous êtes un petit peu sensibles et que vous aimez lire des contes gothiques, alors les Contes d'Anges sont faits pour vous. Ici, pas de violence pure, d'horreur gore, de combats sanglants, de monstres hideux ou de massacre, nous restons sous la pluie mélancolique, en compagnie de la poésie et du petit voile lugubre typique des histoires gothiques.
Les Contes d'Anges ont un pegi 16 et comme dit plus haut, sont beaucoup plus accessibles. Néanmoins, si vous vous savez sensibles et facilement impressionnables, faites attention durant votre lecture et abstenez-vous de poursuivre si vous vous sentez mal à l'aise.
Les Contes d'Anges restent bien entendu dans la veines eldaryennes, avec des personnages connus comme nos chers chefs de garde, mais durant vos aventures, peut-être que vous les découvrirez avec d'autres visages, dans d'autres vies, dans d'autres rôles, parmi les Contes d'Anges et leur langueur gothique, sous une petite pluie poétique, dans des décors oniriques.
Les Contes d'Anges peuvent être lus par beaucoup de monde, car il n'y a pas de scènes sensibles ou bien d'horreur violente. Les histoires sont tout de même destinées à un public de jeunes adultes, mais si vous êtes un petit peu sensibles et que vous aimez lire des contes gothiques, alors les Contes d'Anges sont faits pour vous. Ici, pas de violence pure, d'horreur gore, de combats sanglants, de monstres hideux ou de massacre, nous restons sous la pluie mélancolique, en compagnie de la poésie et du petit voile lugubre typique des histoires gothiques.
Les Contes d'Anges ont un pegi 16 et comme dit plus haut, sont beaucoup plus accessibles. Néanmoins, si vous vous savez sensibles et facilement impressionnables, faites attention durant votre lecture et abstenez-vous de poursuivre si vous vous sentez mal à l'aise.
Les Contes d'Anges restent bien entendu dans la veines eldaryennes, avec des personnages connus comme nos chers chefs de garde, mais durant vos aventures, peut-être que vous les découvrirez avec d'autres visages, dans d'autres vies, dans d'autres rôles, parmi les Contes d'Anges et leur langueur gothique, sous une petite pluie poétique, dans des décors oniriques.
Les Contes d'Anges seront toujours postés sous le bandeau que vous voyez ci-dessus. Ce bandeau restera votre repère.
Les Contes Interdits portent bien leur nom. L'interdit fascine, certes, mais attention à vous, car une fois que l'on ouvre la boîte de Pandore, qui sait ce que l'on peut y trouver ?
Si les Contes d'Anges sont plus doux, les Contes Interdits vont vous faire vivre des cauchemars. La violence, le sang, l'horreur pure, les monstres et les vices… Voilà ce qui viendra s'accrocher à vos esprits durant votre lecture et peut-être qu'après votre aventure, vos cauchemars prendront des visages inattendus…
Attention à vous, donc. Les Contes Interdits sont destinés à un public averti et uniquement à un public averti. En pegi 18, ils respectent les règles du forum mais les titillent un petit peu. Vous allez apprendre à re-découvrir des personnages connus, à les voir se battre, décliner, s'enfoncer dans la folie, se transformer en monstres. Les Contes Interdits ont tellement de secrets à révéler, mais seules les âmes les plus courageuses peuvent les encaisser.
Alors ne tentez l'aventure qu'à vos risques et périls. Si vous vous savez sensibles, n'essayez pas de vous enfoncer dans les abysses car rien ne vaut un voyage avec des images morbides en souvenirs.
Cependant, si vous avez le cœur et les nerfs accrochés, alors bienvenue. N'éteignez pas la lumière. Chérissez-là.
Si les Contes d'Anges sont plus doux, les Contes Interdits vont vous faire vivre des cauchemars. La violence, le sang, l'horreur pure, les monstres et les vices… Voilà ce qui viendra s'accrocher à vos esprits durant votre lecture et peut-être qu'après votre aventure, vos cauchemars prendront des visages inattendus…
Attention à vous, donc. Les Contes Interdits sont destinés à un public averti et uniquement à un public averti. En pegi 18, ils respectent les règles du forum mais les titillent un petit peu. Vous allez apprendre à re-découvrir des personnages connus, à les voir se battre, décliner, s'enfoncer dans la folie, se transformer en monstres. Les Contes Interdits ont tellement de secrets à révéler, mais seules les âmes les plus courageuses peuvent les encaisser.
Alors ne tentez l'aventure qu'à vos risques et périls. Si vous vous savez sensibles, n'essayez pas de vous enfoncer dans les abysses car rien ne vaut un voyage avec des images morbides en souvenirs.
Cependant, si vous avez le cœur et les nerfs accrochés, alors bienvenue. N'éteignez pas la lumière. Chérissez-là.
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Les Convives des Gardiennes
Et maintenant, à toi de choisir. La rage d'ange, ou la glaise putride ?
Will est un jeune sgarkellogy qui vit auprès de son père dans les égouts de la cité d'Odrialc'h. Depuis tout petit, Will ne connaît que le dédain de la part des autres familiers ainsi que des faeliens, si bien qu'il se demande pourquoi. Son père lui dit qu'il en est ainsi, que les sgarkellogy ne connaissent que la misère mais Will n'est pas d'accord. Lors d'une énième dispute avec son père, ce dernier lui suggère alors de demander au Grand Rawist, le dieu des familiers, pourquoi leur espèce toute entière est vouée à ne devenir que de la vermine. Will le prend au mot et décide de s'engager dans un long voyage vers l'île de Memoria.
Mais le destin le mènera ailleurs. Sur ces terres inconnues, trouvera-t-il malgré tout, la réponse à sa question ?
Mais le destin le mènera ailleurs. Sur ces terres inconnues, trouvera-t-il malgré tout, la réponse à sa question ?
Chapitre 1 - Contraste
Un morceau de pomme de terre échoué à terre. Personne ne le remarque.
Les êtres d'ici sont bien trop habitués à marcher sur la crasse qui tapisse des lames de bois, à piétiner, à s'asseoir, à rire, à vomir des chants braillards. À faire beaucoup de bruit.
Les grands bipèdes de chair raclent le sol de leurs vieux tabourets, froissent le tissu rapiécé de leurs vêtements et se repaissent d'assiettes garnies sans se douter que les miettes chutant à terre deviendront le repas d'un autre. De toute une colonie.
Alors que ces imposantes créatures se réunissent en ce lieu pour manipuler des ustensiles et dévorer ce qui passe à leur portée, d'agiles familiers louvoient entre des pieds de tables, de chaises et de chair pour voler des morceaux de mangeaille.
Leurs petites pattes rachitiques ont l'habitude de glisser sur ce sol graisseux : elles galopent en silence. Le bruit de leurs griffes effilées crissant sur le plancher reste étouffé par les rires et les tirades brassées dans les bouches des grands bipèdes.
Ces derniers usent de leurs dents avides pour déchirer la chair d'un morceau de viande ou la peau fragile d'une feuille de laitue sans se soucier de ceux, en bas, qui lèvent haut le chef à la recherche d'un trésor.
Discrets, ils s'arrêtent et scrutent. Patients, ils attendent bien à l'abri que la pitance tombe des longues tables, malgré les protestations de leurs ventre affamés. Beaucoup d'entre eux se préparent, mais peu d'élus parviennent à attrapper quelque chose.
Le morceau de pomme de terre est englouti. Le goût du sel et d'une sauce à l'ail se répand sur la langue du familier alors que son estomac gronde de plus belle. Il jete un regard blanc alentours, afin d'aviser si ses congénères s'en sortent aussi bien que lui.
Des pattes noires attrapent des miettes, des bouches remplies de crocs jaunâtres gobent des feuilles de salades fanées et des langues rouges comme de la viande crue polissent un sol souillé par des taches de gras.
Leurs repas ne sont jamais un dû. Ils doivent chasser.
Ils sont malins, furtifs, observateurs et extrêmement méfiants. Ils guettent le grand garde-manger, là-bas, derrière un comptoir qui ressemble à une muraille de bois et de suif.
Ils savent que c'est ici que les grands êtres viennent faire tinter des pièces de métal pour obtenir de la nourriture, de l'eau et du vin. Mais ils savent aussi que derrière, il y un grand pot en terre cuite qui vient accueillir tout ce que les géants de chair ne veulent plus, comme des os à ronger, du gras de viande, des restes de légumes ou bien des quignons de pain.
Un véritable garde-manger, une abondance de délices à portée de pattes… Presque. La gardienne des lieux rôde et gare à qui tâtera de son balai.
Ses yeux ronds guettent et sauraient même les attraper au cœur des ténèbres et quand elle les voit, elle fond sur eux comme un prédateur.
Les géants de chair n'aiment pas leur présence. Ni ici, ni nulle part. Quand on les remarque, on les chasse. C'est ainsi.
Ceux qui ont pu se nourrir retournent auprès de la colonie. Quant aux autres, ils se distinguent par un estomac encore vide ou bien une volonté de défier la gardienne.
Plus agiles, plus malins, plus intelligents, ils savent filer entre les chaussures de ces grandes créatures attablées pour arracher quelques miettes de pitance à leurs nez et à leurs barbes.
Puis leurs grands yeux blancs, opaques, observent le décor comme une seule entité. Levant leurs têtes rondes, ils hument l'air et leurs cavités nasales s'affolent. Elles captent des odeurs, et les plus alléchantes se trouvent dans le divin pot en terre cuite.
Leurs sens ne tiennent plus pourtant, ils doivent garder la tête froide : le comptoir est un mur infranchissable, ils ne doivent jamais l'oublier. Ils ne peuvent pas s'y hisser pour atteindre le coffre aux merveilles et s'ils le font, la gardienne les frappera avec son balai.
Les géants de bipèdes ne prêtent même pas attention à ce pot en terre cuite. Pour eux, il n'est qu'un récipient bon à accueillir leurs déchets et il sera vidé demain, à la décharge. Ensuite, son contenu et celui de ses semblables seront brûlés.
De plus, ce satané pot dégage une odeur putride, insoutenable, agressive à leur nez, mais si alléchante pour d'autres. De la salive s'accumule dans des gueules aux dents jaunes. Ils ont faim.
Un coup d'œil furtif suffit à remplacer la parole. Ils ont essayé des centaines de fois et ils essaieront encore. Ils savent comment agir : il leur suffit d'attendre qu'un grand bipède s'approche du comptoir pour faire tinter ses pièces et ensuite, quand la gardienne sera occupée à les compter, alors ils tenteront leur chance.
S'ils atteignent le pot, s'ils parviennent à y plonger leurs pattes faméliques aux griffes sanguinaires, alors ils auront réussi. Ils reviendront vers la colonie avec les meilleurs morceaux de mangeaille et ils seront repus.
Mais demain, il faudra recommencer.
Pendant leur tentative, ils recevront certainement des coups. Ça fait partie du jeu et ils n'y peuvent rien. Avec de la chance, il n'y aura que des pattes folle et quelques bleus. Rien qui ne se verra sur leur peau aussi noire que du charbon et rien qui ne les rendra encore plus misérables, donc. Tant que leurs os restent intacts, tout ira bien.
Mais s'ils rentrent bredouilles… Ah, s'ils rentrent bredouille. Ils devront regarder les autres manger avec envie. Ils devront se rendre à la grande décharge et braver d'autres familiers voleurs pour essayer d'obtenir quelque chose. Ils devront certainement se contenter de ronger des os sales qui ont déjà été rongés pour avoir l'illusion de manger. Ils lècheront les sacs de jutes gisant sous le lourd soleil de la grande cité qui attendent d'être brûlés. La graisse de pitances jetées qui imprègnent le tissu apportera la caresse d'un goût sur leur langue et ce sera suffisant pour passer la nuit à se languir d'une nouvelle chasse aux ordures.
Soudain, la gardienne jette quelque chose dans le pot en terre cuite. Sa voix chantante se distingue parmi les autres alors qu'elle s'adresse à un grand homme, bâti comme un bouclier.
C'est le signal.
Les familiers reconnaissent les mots, ils ne sont pas idiots : un faelien est en train de commander une autre assiette. La gardienne note mentalement sa demande avant de s'activer. Elle leur laisse quatre minutes pour se précipiter vers les ordures, saisir quelque chose et s'enfuir.
Ils n'ont pas le temps de penser, ils agissent.
On ne les remarque pas. Les premiers familiers attrapent un morceau de charcuterie, une tranche de tomate abîmée, une portion de fromage trop fine… Les suivants ne sont pas aussi chanceux.
Un cri perçant retentit : la gardienne les a pris en flagrant délit. Les traits de son visage se tordent de colère, elle remet une assiette de soupe à son semblable – qui maugrée contre les conditions d’hygiène douteuses de cet endroit – avant de taper du poing sur le comptoir.
Les cœurs des familiers s’affolent. Ils se cognent contre les côtes, s’époumonent afin de prévenir du danger. Les nerfs prennent le relais en compagnie de l’instinct, il faut fuir !
Mais il faut manger, aussi.
Un… Deux… Trois… Ils se faufilent… Ils ne tiennent que de pauvres trognons dans leurs larges mâchoires. Ce n’est pas assez.
Le dernier familier se fige. Ses oreilles perçoivent le fracas du balai, son œil opaque imprime les mouvements de la gardienne sur sa rétine et son cerveau le prépare à encaisser la douleur.
D’un geste leste, il bande les muscles de ses maigres pattes arrière afin de bondir jusqu’au rebord du récipient à déchets. Ses longues griffes écarlates raclent le bord du pot en y traçant des sillons indélébiles. Il doit se hisser. L’odeur de la pitance l’appelle.
À la force de ses pattes avant, il parvient à grimper. Il entrevoit la croûte brune d'une miche et son esprit se met en alerte : il doit le récupérer.
Un coup de balai. Le pot valse, tangue, projette le familier dans son antre. Sa peau de jais se gorge de graisse, de sauce et d’un concentré d’ordures qui le rend bien misérable. Il n’en a cure, il plante ses dents puissantes dans le quignon de pain et se dépêche de sortir. Il n’a pas le temps d’avoir peur.
Une main ferme le coupe en plein élan. On le saisit violemment par le cou si bien qu’il laisse échapper un cri de douleur. Le familier regarde tristement son trophée s’échouer au sol.
Dehors, saleté !
On rugit, mais il n’écoute pas. Il pense aux estomacs de la colonie, il se demande ce qu’il pourra manger aujourd’hui, lui qui n’a rien rapporté. Est-ce qu’un membre de son espèce sera assez généreux pour partager son repas avec lui ?
Les portes du bâtiment aux assiettes garnies s'ouvrent avec fracas. Le familier ferme les yeux, raidit ses muscles. Il sait que la gardienne va le lancer alors il doit préparer son atterrissage s’il ne veut pas se casser une patte. C’en est fini de lui s’il se blesse ainsi.
Comme prévu, on le lâche, il fend l’air, il voit le décor se flouter. Quelques secondes seulement et le sol se présente enfin. Il n’a rien.
Soulagé, il se permet un soupir.
— Will.
Il relève la tête. Will prend le temps de s’asseoir. Il plisse ses yeux blancs alors qu’il songe que la créature faelienne aurait très bien pu l’attraper par la queue pour le lancer encore plus loin.
Il se masse le cou et grimace à la sensation de sa peau souillée. Enfin, il se retourne.
Face à lui se trouvent quelques membres de la colonie. Des sgarkellogys misérables, certains moins maigres que d’autres, leurs cornes s'enroulant sur elles-mêmes, le regard perçant. Contrairement à Will, ils transportent tous quelque chose.
Un sgarkellogy massif s’avance. Il a la queue cassée, vestige d’un accident durant la chasse aux ordures. Mais ce n’est que la queue alors, ça va.
Il s’approche et toise son congénère d’un air grave alors qu’il désigne l'auberge d’un mouvement de mâchoire.
— Tu as laissé tomber ton repas, Will.
Ce dernier ferme brièvement les yeux. Il sait ce que ça signifie pour lui et à observer les autres membres de la colonie, il est bon pour se rendre à la grande décharge, aujourd’hui. Il se voit déjà mâchonner de maigres restes de légumes flétris. S’il en trouve, bien entendu.
— J’ai été surpris lorsque la troll m'a attrapé par le cou, répond Will, alors je ne mangerai pas aujourd’hui. Je le sais.
Son interlocuteur se fiche de ses excuses. Le jeune sgarkellogy l’a bien compris. La colonie lui tourne le dos afin de regagner les égouts en l’abandonnant sur place, lui et sa peau souillée d’immondices.
Will peut les suivre le ventre vide ou bien se nourrir par ses propres moyens. Personne ne partagera son faible butin. Les familiers regagnent leur demeure, engloutissent la nourriture, puis patientent jusqu’à la chasse de demain.
Une chasse de charognards, songe Will alors qu’il les regarde s’éloigner. Qui peut parler de prédateurs lorsqu’il s’agit de dérober des ordures ? Ils ne font que se cacher, s’aplatir sur le sol jusqu’à se frotter la panse contre la crasse juste pour quelques bouts de salade !
L’estomac de Will se met à gronder. Il en rêverait de cette salade fanée, en cet instant… Il pousse un soupir.
Le jeune sgarkellogy se masse le ventre d’un geste bref avant de se remettre sur ses pattes, puis de filer vers le sud.
La cité d'Odrialc'h est grande, certes, mais elle regorge de repères pour les êtres nuisibles habitués à y vivre. C’est d’ailleurs très simple : on ne se préoccupe pas des habitations faeliennes situées au nord puisque les ordures laissées là ne sont que métal, tissus et matériel en bois.
Les bipèdes géants font un travail compliqué avec des outils compliqués afin de concevoir des objets encore plus compliqués. Leurs déchets ne sont que les résultats de manœuvres qui se sont transformées en échecs. Il n’y a rien à manger.
Quant à la place du marché ou aux maisons faeliennes, il y a bien trop de regards pour s'y risquer. Tenter de s'y montrer, c'est prendre le risque de récolter pire que le balai de la gardienne.
Will lève haut le chef afin de capter les effluves que les courants d’air veulent bien lui apporter. Le nez des faeliens est trop sourd aux subtilités des odeurs. Pour un sgarkellogy, elles sont si fortes qu’elles pourraient presque leur apparaître sous forme de volutes colorées : des parfums, de la pourriture, de la sueur, du métal, de la poussière, de la verdure… Ils sentent et ils n’ont qu’à faire le tri. Les géants de chair quant à eux, ne discernent pas grand-chose.
Will perçoit le fumet de la viande. Il inspire profondément si bien que le fantôme du sang vient s’imprimer sur ses parois nasales. Il ne se trompe pas : la décharge regorge de viande !
La faim l’appelle de plus belle, alors il s’élance en direction des ordures. Tant pis pour les membres de sa colonie en train de se repaître de leur maigre repas, Will est chanceux aujourd’hui !
La viande est un mets très rare. Dans le bâtiment aux assiettes garnies, il ne s’agit que de morceaux abandonnés, ce qui n’arrive pas souvent. Des os, des lambeaux de gras… Rien de viable pour un familier peu affamé.
Mais cette odeur de viande est annonciatrice d’un festin ! Will continue de courir, brûlant ses dernières forces qu’il récupérera bientôt afin d’arriver sur les lieux le premier. Il s’agit de ne pas se faire prendre son précieux butin sous son nez ! Si un crowmero passe par là, il n’est pas de taille à lutter pour son dû.
Les hautes poubelles se dessinent comme une muraille. L’odeur fétide chargée d’immondices lui crève les narines mais le sang, lui, tapisse l’air de rouge. Le ventre de Will se tord.
Le jeune sgarkellogy est toujours friand de viande saignante mais c'est un mets si rare ! Il salive en imaginant une pièce crue, écarlate, vomie par un sac de jute éventré. Il y plantera bientôt les dents.
Will s’aventure dans le décor apocalyptique de la grande décharge. Pour les géants de chair, il ne s’agit que d’un enclos crasseux où l’on garde les ordures en attendant de pouvoir les brûler. D'autres faeliens semblables à des monstres vêtus de longues robes et de masques les transportent grâce à un chariot impressionnant, ouvrant sa gueule béante pour mieux avaler les déchets. Peut-être qu’il les broie dans son estomac de bois et si c’est le cas, il a bien de la chance puisqu'il n’a jamais faim.
De vieux carnets s’empilent, des vêtements rapiécés sont abandonnés là mais la viande quant à elle, n’est pas ici. Le jeune sgarkellogy se redresse sur ses pattes arrière. Face à ses yeux opaques s’étend une sombre marée, un troupeau de crylasm de bronze comme rongés par la rouille. Avec l’odeur ignoble on se penserait presque dans un cimetière.
Qu’est-ce qu’une décharge après tout ? Un lieu où s’amassent une quantité indénombrable d’objets abandonnés par les géants de chair. Une véritable mine d’or pour les familiers nuisibles.
Will renifle l’air ambiant. La viande est proche, juste derrière ce sac, plus loin dans les ordures, là-bas, juste un petit peu… Ici !
Il s’arrête.
Ses pupilles blanches s’arrondissent. Le jeune sgarkellogy s’affaisse alors que son esprit réalise petit à petit l’anomalie de cette réalité qu’il connaît par cœur.
Le flanc à terre, son petit corps reposant sur un morceau de tissu en lambeaux, un autre familier le toise. Parmi son poil hirsute d'un gris terne, le rouge de la blessure qui zèbre l’une de ses pattes avant jure de plus belle. De vilains sillons écarlates pleurant comme une triste fontaine. La plaie est récente.
Will a la sensation que son monde intérieur s’effondre. Vient-il de saliver à l’odeur d’un familier blessé en s’imaginant qu’un beau morceau de viande l’attendrait sagement ici ? A-t-il faim au point de devenir un sombre prédateur ?
Il secoue la tête. Ses pensées sont trop nombreuses, son estomac lui fait mal, son cœur bat trop fort et parce qu’il se tient là dans la puanteur face à un minaloo mal en point, il cesse de se laisser guider par l’instinct.
— Si tu es venu jusqu’ici pour me manger, tu es là trop tôt, mon ami.
Le familier s’est redressé. Sa tête recouverte de fourrure verdâtre semble peser très lourd. Will devine que des vertiges doivent l’assaillir et que la fatigue physique l’emporte doucement dans son étreinte. Il se ressaisit.
Le jeune sgarkellogy observe son interlocuteur : son poil couvert de poussière, ses oreilles broussailleuses, le masque couleur menthe qui cerne ses yeux. Ses orbes aussi blanches que les siennes. Son museau ressemble à un galet que l’on aurait enfoncé dans sa truffe afin d’achever la sculpture agréable de son faciès.
La gorge de Will est sèche. Il avale difficilement sa salive alors qu’il tente de s’expliquer :
— J’ai cru… j’ai pensé…
— À un bon morceau de viande saignant abandonné là ? Oh, tu ne t’es trompé que de peu.
Il semble rire de sa plaisanterie macabre. Le jeune sgarkellogy le dévisage, interdit. Il n’a que très rarement vu de minaloo dans ce genre d'endroit, il en est certain. Dans la décharge, seuls les crowmeros, meepers et cheads abandonnés rôdent en ces lieux alors que fait-il ici ? Un minaloo au pelage hirsute, gris comme une figure d’un autre temps. Sa voix est grave, rocailleuse, et surtout fatiguée.
L’estomac de Will hurle mais il n’en a cure, fasciné et épouvanté par cette étrange rencontre.
— Vous êtes…
— Je ne suis pas d’ici, en effet. Tu as de très bons yeux. Heureusement pour toi d’ailleurs, ils doivent t’être utiles pour repérer les joyaux de nourriture parmi les ordures.
Il achève sa tirade d’un léger rire, de nouveau. Will le regarde se mouvoir avec difficulté alors qu’il penche la tête pour lécher sa plaie sanguinolente. Il imagine sans peine le goût métallique qui piquera sa langue lors des prochaines minutes. Le jeune sgarkellogy ne bouge pas.
— Pas de convenances ici, reprend le familier gris, si tu veux manger, fais donc.
Will revient à lui. Bien sûr… Il est venu ici pour la nourriture. Rien d’autre. Son instinct reprend le dessus et change le décor en une réalité binaire qui sépare ce qui est comestible de ce qui ne l’est pas. Le paysage arbore un visage simpliste si bien que d’un coup d’œil avisé, le jeune sgarkellogy décèle des épluchures de pommes de terre entassées au loin. Ses pattes avant touchent le sol, les muscles de ses pattes arrière se tendent, puis il file vers la mangeaille.
Elle n’est pas très ragoûtante, elle baigne parmi les cailloux, la crasse, le papier, le jute graisseux, mais Will a l’habitude. Avec des gestes lestes, il écarte ce qui n’est pas ingérable, puis il se saisit des épluchures qu’il enfourne dans sa gueule béante.
Le goût de la terre ainsi que celui de la pourriture se répand sur sa langue et son palais. Il plante les dents sur la peau dure, mâche un petit peu puis avale en songeant à son estomac qui s’en trouvera ravi.
Il aperçoit des morceaux de poireaux flétris échoués à même le sol. Il ne réfléchit pas et court s’en repaître. Finalement, il a mangé aujourd’hui.
Le familier gris, étendu sur son morceau de tissu sale, a fermé les yeux. Une terrible sensation tord les entrailles du jeune sgarkellogy, mais elle le quitte lorsqu’il voit son flanc se soulever et s’abaisser au rythme de sa respiration.
Rassasié, il s’approche de nouveau. Will s’assoit sur son petit derrière. Sa queue fouette distraitement l’air alors qu’il observe cette étrange créature. Sa plaie reste vilaine.
Il voudrait parler mais il ne sait pas quoi dire. Puis il sursaute :
— Tu ne peux toujours pas me manger. Navré.
Le minaloo ouvre ses yeux immaculés. Une lueur de défi vient s’y loger et Will le sait capable de puiser dans ses dernières réserves d’énergie pour défendre sa vie.
Le jeune sgarkellogy se courbe quelque peu. D’une voix incertaine, il répond :
— Je n’en ai pas l’intention. Je n’en aurais jamais l’intention...
Son interlocuteur laisse échapper une exclamation dédaigneuse. Son regard se perd vers un sac pourvu d’une longue déchirure dont les frêles rebords s’entrouvrent tels des rideaux. Ils dévoilent le spectacle d’une cascade de chaussures usées.
— Tu ne sais jamais où la faim peut te mener, petit sgarkellogy. Ton espèce est capable d’avaler des kilos d’ordures pour survivre. Des kilos d’immondices alors pourquoi pas manger la chair d’un minaloo endormi pour toujours, hum ?
Les yeux de Will s’écarquillent. Sa gorge s’assèche. Il lui faudra s’abreuver dans les égouts, s’il ne trouve pas une gouttière pleine. Les mots du minaloo sont terribles. Mais qui est-il, par le Grand Rawist ?
En effet, les colonies de sgarkellogys sont connues pour se nourrir des déchets laissés par les faeliens. Quel mal y a-t-il à cela, puisque ces derniers ne s’en serviront plus jamais ? Est-il honteux de survivre ?
Le jeune sgarkellogy plisse son regard opaque, puis interroge :
— Je mange peut-être des ordures pour survivre, je bois de l’eau sale pour apaiser ma soif, mais jamais je ne deviendrai un charognard de la sorte ! Ce que tu décris est monstrueux !
Le minaloo pousse un soupir discret. Monstrueux, certainement, mais réel, bien évidemment.
Ce sgarkellogy n’a-t-il jamais assisté au triste spectacle d’un black gallytrot rapportant l’un de ses congénères dans sa gueule ? On naît proie ou prédateur.
Aujourd’hui, le familier gris est une proie.
Will réfléchit. Il pense à son ballet quotidien, à cette chasse aux déchets, à cette misère qui tapisse son foyer dans les égouts auprès des siens. Si un jour l'auberge fermait définitivement ses portes ? Si la décharge disparaissait demain ? Si les faeliens cessaient de laisser des vestiges de nourritures derrière eux ?
La colonie de sgarkellogys serait-elle seulement capable de commettre l’irréparable pour se nourrir ?
Il secoue la tête. Jamais. Jamais. Jamais.
Will n’en est pas certain.
Il plie et déplie ses longs doigts maigres et griffus, en un geste inconscient.
Les familiers s’observent. Enfin, le jeune sgarkellogy demande :
— Que t’est-il arrivé ?
Ah, la grande question ! Pas si grande que cela, en réalité. La scène qui se déroule dans cette décharge faelienne n’est pas extraordinaire après tout. Combien de familiers blessés se sont rendus ici en quête de repos ? Un frêle sourire étire les babines du minaloo.
— Un stupide accident, raconte-t-il, je me suis simplement fait mordre par un imbécile de blackdog lors de mon trajet jusqu’ici. Ah, c’est assez agaçant ! J’ai traversé la mer, puis une forêt profonde pour me traîner là comme un pauvre mourant. Je peux rire de moi
C’est ce qu’il fait.
Par-delà la mer ? Il vient de si loin ? Will regarde la blessure une fois de plus. Le minaloo ne le sait pas encore, mais une géante de chair au grand cœur, dans une maison plus loin peut le guérir. Il le lui dira. Mais avant il veut savoir :
— Comment s’appelle l’endroit d’où tu viens ?
— Oh, j’oubliais que les sgarkellogys étaient ignorants.
Le familier lèche sa plaie sans s’occuper de son interlocuteur qui fulmine. Ignorant ? Vraiment ? Quel toupet !
— Connais-tu seulement les lieux qui bordent cette ville, petit sgarkellogy ? Je suis sûr que toi et tes congénères n’avez jamais songé à chercher votre nourriture en dehors de la cité… N'ai-je pas raison ?
Will cligne des yeux. Il s’affaisse sur ses pattes avant alors qu’une longue fissure court sur la bulle de sa réalité. Parce qu’en effet : le minaloo a raison.
La vie de la colonie ne se déroule que dans le petit monde d'Odrialc'h. Ils y ont leurs repères et jamais ils ne songent à fureter plus loin. Un schéma qui se répète a un arrière-goût rassurant, certainement. Pourquoi chercher ailleurs ?
— Ton silence est éloquent, raille son interlocuteur.
Ses orbes immaculées se plissent d’amusement. Bah ! Les sgarkellogys sont si prévisibles ! Dès qu’ils s’attachent à un endroit, ils mettent leurs œillères et se contentent d’y rester, même s’il n’y a plus rien à dénicher.
— Je connais bien ton espèce, reprend-il, vous êtes partout. Vous êtes partout, mais vous ne connaissez pas le monde… C’est assez cocasse. Je ne comprends pas comment vous pouvez rester toute votre vie au même endroit, mais passons. Ce n’est pas la question.
Un coup d’œil provocateur au jeune sgarkellogy déconfit, un coup de langue sur sa blessure et il poursuit.
— Si tu avais quitté tes égouts pour vivre, petit sgarkellogy, tu aurais peut-être déjà rencontré l’un de mes confrères habitant les beaux quartiers de la cité, et au-delà de la forêt de Galène. Oh, je ne viens pas d’ici, non, mais certains d’entre eux ont eu l’excellente idée de migrer plus loin, au Beryx, proche de la cité d'Eel. Nous nous sommes adaptés et d’un poil aussi terne qu’un sol boueux, notre fourrure est devenue grise comme la roche. Sans oublier notre superbe crinière. Les bienfaits du voyage, sûrement.
Malgré sa patte folle, le minaloo se redresse, le regard fier. Face à ce familier accroché aux égouts de cette cité faelienne, il est libre, lui, il ne survit pas, il vit !
Cette plaie n’est qu’une disgrâce. Il s’en remettra puis il s’en retournera courir vers d’autres lieux.
Will est captivé. Beryx, Eel… Il ne connaît pas ces endroits. Il n’en a simplement jamais entendu parler. Tout ce qu’il sait se trouve entre les murs invisibles d'Odrialc'h. Il entend des histoires qui viennent de plus loin mais à présent, il réalise que ce n’est certainement pas grand-chose.
— Cela ne te fait pas peur de te trouver loin de chez toi ? demande-t-il d’une petite voix.
Le minaloo laisse échapper un rire franc. Peur ? De quoi devrait-il avoir peur ?
— Voyager ne fait pas peur, répond-il, tu n’as qu’à essayer. Tu verras bien.
Le jeune sgarkellogy se recroqueville sur lui-même. Quitter Odrialc'h ? Quelle drôle d’idée ! Quitter ses égouts, ses chasses dans le bâtiment aux assiettes garnies, ses fouilles à la décharge, la compagnie de sa colonie…Sa famille.
Il songe à son propre père. Un sgarkellogy massif, mais dont la vieillesse et la fatigue laissent doucement leurs marques sur l'encre de sa chair. Will secoue la tête :
— Je ne peux pas.
— Pourquoi donc ?
— Parce que… Parce que…
Nouveau rire moqueur. Le minaloo le provoque de son regard immaculé. Puis il se lève, il s’approche, il boite mais il n'en a cure.
Will se fige. Il se sent mis à nu, privé de sa peau sombre rien qu'à la force de ses yeux presque similaires aux siens. Il n’y a pas grand-chose à voir : regard opaque, corps décharné, peau poisseuse, oreilles discrètes, pointues, zébrées de petites veines, côtes apparentes, cornes enroulées sur elles-mêmes comme des racines et dents jaunes.
Le minaloo émet une exclamation dédaigneuse comme un point final à son triste constat.
— Tu as raison, petit sgarkellogy. Lorsqu’un bateau s’amarre à un quai, les jolis gens y descendent et la vermine reste à bord. Elle est bonne à ronger les cordes.
Les mots frappent comme les coups du balai de la gardienne de l'auberge.
Le familier gris décide d’aller boiter en direction de la grande et jolie maison, tout au fond de la ruelle. Il sait qu’une gentille faelienne manipulatrice de plantes acceptera de le soigner. Il n’est pas idiot.
Demain, il s’en ira plus loin dans cette belle région du Gabil, trône de cette cité étouffante. Il ricane en songeant que le petit sgarkellogy laissé derrière lui ne connaît sans doute pas le nom de sa propre contrée.
Le regard de Will fixe un point invisible parmi le décor misérable de la décharge. Il se sent aussi vide que les déchets qui s’y empilent. Son quotidien s’est mué en une bulle qui éclate, les murs sont tombés alors il réalise petit à petit que sa vie n’est réduite qu’à un éternel recommencement. Un infini déplorable. Triste.
Son existence à lui, comme celle de sa colonie, est enfermée dans un maigre livre pour enfants faeliens. Sauf que le début de l'histoire est similaire à la fin.
La vermine est bonne à ronger les cordes, en effet. Toujours la même, chacun la sienne, jusqu’à ce qu’elle rompt de manière définitive.
Le jeune sgarkellogy secoue la tête. Ses muscles le font souffrir. Il s’est tendu sans s’en rendre compte.
Tremblant, il se remet sur ses pattes et décide de quitter la décharge. Il prend la direction des égouts, là où se trouve la colonie.
Will a une question à poser à son père. Il veut savoir pourquoi les sgarkellogys d’ici s’entêtent à répéter le même schéma. Pourquoi ne pas aller plus loin ?
Alors qu’il s’enfonce dans les souterrains d'Odrialc'h, ses pensées tournent, tournent et tournent encore.
La vermine ne peut-elle pas descendre sur le quai, en compagnie des jolis gens ?
Chapitre 2 - Conflit
Voir.
Une merveilleuse faculté dont la plupart des êtres vivants sont dotés. Un don niché au creux des pupilles, qui peuvent posséder moult couleurs ; Mais le cadeau se transforme en banalité, si bien que l’on ne connaît sa valeur qu’une fois qu’on l’a perdu.
On ferme les yeux et l’obscurité angoissante nous pousse à lever le voile de ses paupières afin de regagner la lumière du jour.
Voir, c’est une bonne chose. Réaliser, c’est mieux.
Will réalise.
Le jeune sgarkellogy a regagné ses égouts. Il a retrouvé sa fidèle colonie en train de végéter après le fringant repas arraché du bâtiment aux assiettes garnies.
Les charognards s’endorment une fois les vestiges de la grande carcasse aux ordures engloutis. Eux, ils ne voient pas. Ils ne réalisent pas.
Will observe. Le familier s’est assis sur son petit derrière, sa queue rachitique fouettant l’air en un geste distrait. Son cœur tambourine, son cerveau brasse les souvenirs de ces dernières heures avec les paroles du minaloo de Beryx ainsi que les fissures sur sa bulle.
Une conversation pour lui montrer le monde. Will ne sait pas encore s’il apprécie cela ou non. La routine est quelque chose de rassurant, mais surtout : il aurait peut-être préféré ne pas voir.
Ne pas sentir l’odeur nauséabonde des égouts d'Odrialc'h. Pourquoi, diable, doivent-ils vivre dans la crasse des autres ? Le jeune sgarkellogy réprime un haut-le-cœur lorsqu’il aperçoit plusieurs de ses congénères se traîner jusqu’au conduit des eaux usées.
Comment peut-on s’abreuver d’un tel bouillon d’immondices ? On lui dira que l’organisme des sgarkellogys est si solide, si habitué à la faim et à la soif, si tenace qu’il peut absorber n’importe quoi.
Est-ce seulement une raison pour continuer de le faire ?
Will voit. Il voit vraiment.
Le familier se tient assis sur la pierre froide. Il aime écouter l’eau qui circule en ces lieux. D’ailleurs, avec tous ces édifices souterrains réalisés par les faeliens, cette absence de nature hormis les vestiges d’une eau claire parmi les déchets des géants de chair, Will a toujours eu la sensation de les voler un petit peu plus. Avait.
Maintenant, il réalise la misère.
La vermine est bonne à ronger les cordes.
Oui, aussi. Elle est bonne à s’entasser comme un seul familier sur une plateforme trop petite. À se monter les uns sur les autres sans se voir, à se piétiner afin de se rendre sur un morceau de pierre humide, plus accueillant. La vermine est bonne à agir par instinct.
Will les voit. Il les voit décharnés comme une armée de morts. Des squelettes ambulants vêtus d’une peau lâche et obscure tel un morceau de charbon.
La vermine ne peut même pas vivre correctement. Pourtant, la vermine prolifère. Elle se reproduit encore et encore jusqu’à ce que chaque continent, sûrement, ait son lot de sgarkellogys.
Pourquoi faire ? Ils ne connaissent rien du tout.
Vous êtes partout, mais vous ne connaissez pas le monde… C’est assez cocasse.
Beryx. Eel. Odrialc'h.
Will se gratte le crâne. Ah, vraiment !
C’est vrai qu’il ne connaît rien. Sa réalité s’arrête aux frontières d'Odrialc'h et après… Après il ne sait pas. Les membres de la colonie ne savent pas non plus et de toute manière, personne ne cherche à savoir. La connaissance ne nourrit pas alors, ils sortent, il mangent, ils rentrent, ils dorment.
Sortir. Manger. Rentrer. Dormir. Tous les jours. Tout le temps.
Will voit.
Face à lui, dans cette marée de sgarkellogys crasseux, il y en a qui comportent encore quelques traces de sauce sur leurs peaux. Elles ne passent pas inaperçues et finissent englouties. Les membres de la colonie se battent. C’est à qui mordra cette chair badigeonnée d'une graisse produite par les faeliens. Ils se blessent pour cela.
Will pousse un soupir à fendre l’âme, mais le spectacle continue. Il s’agit d’un ballet miséreux, dont il a fait partie lui aussi il y a encore quelques heures : les sgarkellogys se baignent dans l’eau sale, dorment sur la pierre humide et puante, se battent pour une miette de pitance, maigrissent lorsque cette dernière n’est pas assez nourrissante, s’entassent quand la place leur manque, stagnent, se reproduisent, et meurent.
Parmi eux, un membre de la colonie massif a la queue cassée. Il fend la foule, jouant des épaules afin de se frayer un chemin, son regard blanc luisant dans la pénombre des égouts.
Will aperçoit la peau lâche de son ventre et ses dents jaunâtres.
Pourquoi son père, si respectable et admirable à ses yeux, lui apparaît désormais comme l’ombre de lui-même ? Ou plutôt : l’ombre de son ombre ?
Le cœur de Will s’accélère alors qu’il clôt ses paupières quelques secondes. Ce changement l’intrigue et le terrifie à la fois si bien que les regrets commencent à poindre leurs hideux visages.
Non. Maintenant que le décor trompeur de misère s’est enfin effondré, il n’a plus qu’à regarder.
— Est-ce que tu as pu manger ? interroge une voix grave.
Son père l’a rejoint. Avec Will, il fait face à la colonie mais dans son esprit, il l’embrasse comme une grande famille. Il est fier de cette marmaille qui s’agite dans les tréfonds d'Odrialc'h. La misère, il ne la voit pas.
Dans sa tête, les sgarkellogys ne sont pas des vermines, mais des grands survivants au beau milieu d’une existence qui ne leur rend pas la tâche facile.
— J’ai trouvé des épluchures à la décharge, répond Will d'un ton laconique.
Son père opine du chef. Il prévoit déjà le prochain assaut pour l'auberge. De toute manière, la colonie ne trouvera jamais un autre endroit qui recèle autant de nourriture, alors il faut simplement continuer et faire comme d’habitude : entrer, fureter, prendre et déguerpir.
C’est ainsi qu’ils s’en sortent ; C’est ainsi qu’ils doivent continuer.
— La prochaine fois… amorce le sgarkellogy massif.
— Pourquoi faire ?
Le père se tourne vers son fils avec des gestes si vifs qu’il manque de tomber dans l’eau poisseuse. Qu’est-ce qu’il lui prend tout à coup ?
Will fixe la colonie d’un air vague. Il semble penser. À quoi, donc ?
— Papa… reprend Will, Et si… Et si pour une fois… On essayait de trouver notre nourriture ailleurs ? Et si on voulait dormir autre part que dans les égouts des faeliens ? Et si on voulait seulement voir d’autres paysages ? Et si…
— Et si tu cessais de dire des absurdités ?
La voix devient cassante, le regard flamboyant alors que dans son esprit, le sgarkellogy massif ne parvient pas à comprendre les paroles de son propre fils.
Que lui arrive-t-il ? La gardienne a-t-elle frappé trop fort avec son balai ? Will pense-t-il seulement qu’ils peuvent se permettre d’aller et de venir au gré de leurs envies ?
— Tu penses que nous avons le luxe de parcourir le monde au gré de nos envies ? Sais-tu seulement combien nous sommes, dans cette colonie, Will ? Combien il y a de bouches à nourrir ? Nous ne pouvons pas nous permettre de fonder nos vies sur des incertitudes. Ici, à Odrialc'h, nous avons trouvé une façon de survivre qui fonctionne. Que va t’apporter de beaux paysages, si tu as le ventre vide ?
Will baisse la tête. Son père n’a pas tort. Mais il ne comprend pas ou plutôt : il ne peut plus.
Si le minaloo du Beryx a réussi à parcourir des milliers de kilomètres pour venir jusqu’ici, seul, pourquoi pas eux ?
— Est-ce ça te va seulement de survivre, papa ? Toi… Toi qui vit dans la douleur, parce que tu uses toute ton énergie à guider la colonie...
Le sgarkellogy massif pousse un long soupir. Will sait qu’il a mal au cœur, qu’il souffre de cette situation parce qu’il a simplement honte de voir son corps s'user.
Il n’est qu’un vieux familier fébrile aux os épais, à la peau lâche et à la force inexistante. Même sa carrure semble factice.
— Tant que nous sommes vivants… amorce-t-il.
— Nous ne le sommes pas.
Will racle le sol de ses longues griffes. Il sent sourdre quelque chose en lui, une émotion puissante qui se manifeste dans ses entrailles afin de grimper jusqu’à sa cervelle et lui murmurer le mot "vermine" à l’oreille. C’est injuste. Mais les sgarkellogys l’ont certainement voulu, non ?
— Nous mangeons des ordures, nous vivons parmi la crasse et même l’eau que nous buvons est sale ! s’insurge Will, tu ne trouves pas que nos existences sont presque proches de la mort ?
Le jeune sgarkellogy s’attend à recevoir les réprimandes, mais il se met à ciller lorsqu’il entend son père rire. Sa queue cassée se balance telle une cloche tordue et ses dents jaunes jurent avec ses gencives rouges.
Combien de sgarkellogys ont eu la gueule infectée de la sorte à avaler des déchets ? Beaucoup trop.
— Tu tiens de beaux discours, mon fils. Tu emploies de jolis mots, mais qui t’as appris à penser ainsi ? Ces idées sont-elles seulement les tiennes ? Tu dis que nos existences sont proches de la mort et tu as sans doute raison. Peut-être que nous, sgarkellogys, n’avons pas été créés pour être heureux. Peut-être sommes-nous aux autres familiers, ce que les maladies sont aux faeliens : indésirables. Mais c’est simplement ainsi.
— Mais…
Le sgarkellogy massif émet un sifflement dédaigneux.
Will ne saisit pas. Si son père pense que leur condition est misérable, pourquoi est-ce qu’il ne fait rien pour la changer ? Pourquoi est-ce qu’il accepte cette vie de misère comme un karma bien sombre qui serait leur dû ? Cela n’a aucun sens !
Devinant ses tristes pensées, le sgarkellogy massif se contente d’ajouter :
— Si tu n’es pas d’accord avec ta vie, Will. Si tu ne peux plus supporter d’être un sgarkellogy, tu ne peux te plaindre qu'à notre dieu, le Grand Rawist, mon fils.
Le Grand Rawist ?
Le jeune sgarkellogy regarde son père fureter vers la colonie. Les autres familiers ont commencé à s’agiter. Ils songent déjà au repas de demain et ils ne pensent qu’aux pommes de terre ainsi qu’à la sauce grasse du bâtiment aux assiettes garnies.
Le Grand Rawist ?
Une sgarkellogy de la colonie attend des petits. Elle s’inquiète de la nourriture, mais aussi de l’eau dont elle s’abreuve : il est impensable de consommer celle des égouts. Son organisme s’y est habitué, certes, mais elle ne peut pas être malade tout de même. Plus maintenant.
Son mâle se prépare mentalement à chaparder un grand lot de pitance parce qu’à présent, il ne s’agit plus seulement de sa propre survie ainsi que de celle de sa femelle.
Le Grand Rawist ?
Le père de Will explique le plan d’attaque. Toujours le même. Toujours pareil. Évidemment qu’il y aura quelques blessés car le balai de la gardienne frappera au moins l’un d’entre eux.
Le Grand Rawist ?
Will voit maintenant. Will sait aussi, à présent.
Le minaloo du Beryx s’est appliqué à crever la bulle dans laquelle il s'est tenu enfermé depuis des années ; Son père lui a indiqué la voie à emprunter pour savoir.
Il ne s’agit pas de sa propre pensée, certes, mais le jeune sgarkellogy n’a jamais été aussi conscient de cette misère qui régit sa vie, ainsi que celle de la colonie.
Il doit demander à leur dieu, le Grand Rawist pourquoi il a engendré une espèce de familier aussi pitoyable. Pourquoi les sgarkellogys sont-ils condamnés à survivre ? Pourquoi ne peuvent-ils pas vivre tout simplement ? Pourquoi les portes du bonheur leur sont-elles fermées ?
Will doit savoir. Il doit demander.
Pris d’une impulsion, il se dresse sur ses pattes et s’en va fureter parmi les égouts. Il veut regagner la surface et ensuite… Le jeune sgarkellogy s’arrête. Ses pensées tournent dans tous les sens alors que ses nerfs commencent à piquer.
Imbécile de vermine. Comment veut-elle poser une question à un dieu sans quitter sa région ?
Afin d’obtenir cette réponse si désirée, Will devra de poser une patte hors d'Odrialc'h. Il frissonne.
Afin de comprendre le sens même de son existence, il devra voguer jusqu’à… Où se trouve le Grand Rawist ?
Will a le cœur lourd. Avec des gestes machinaux, il poursuit son chemin vers l’extérieur alors que son esprit gronde contre lui-même.
Quel familier, au juste, ne sait pas où siège son propre créateur ? Il réalise que hormis la nourriture, il ne s’est intéressé à rien d’autre durant toutes ces années. Il a survécu, seulement. Jamais vécu.
Le jeune sgarkellogy pose enfin une patte à la lumière du jour. Il s’extirpe hors de la bouche d’égout qui n’est que l’entrée de l’enfer où dorment ses congénères. Ils se choisissent toujours de drôles de foyers.
Will inspire profondément. Même si Odrialc'h est sale, son air est bien moins vicié que celui des égouts. Lorsqu’il regagne la surface, le sgarkellogy a la sensation de récupérer son odorat. Il est persuadé qu’à force de respirer des odeurs infâmes ici-bas, il finira par le perdre de manière définitive.
Soudain, Will se met à éternuer.
Il renifle et peste silencieusement contre la poussière qui tapisse les rues de la ville. Lorsqu’il récidive et éternue une seconde fois, il entend rire. Surpris, le sgarkellogy se fige.
D'un geste lent, il lève la tête vers les cieux puis écarquille ses yeux opaques quand il aperçoit un familier flotter.
Il ressemble à une fleur écarlate qui se laisse porter le vent. Une fleur à la coiffe duveteuse et enveloppée de pétales semblables à une drôle de capeline.
Will comprend que ce familier s’amuse sans doute à faire tomber du pollen afin d’en regarder les effets sur autrui. Le sgarkellogy ne parvient pas à distinguer son visage, mais il peut imaginer sans mal une expression chafouine peinte sur ses traits.
Il sourit en le suivant du regard.
Puis une graine tombe sur son chemin.
Will la regarde s’échouer au sol, presque dans un bruit de caillasse alors qu’elle ricoche sur les pavés. Les muscles du sgarkellogy se tendent.
Son instinct curieux le pousse à s’élancer vers cette étrangeté afin de l’observer… Peut-être est-ce comestible ? Peut-être que cette graine pourrait lui remplir l’estomac ?
La salive s’accumule sur sa langue et ses dents demandent à trancher.
— Si j’étais toi, je ne tarderais pas à mordre dans la graine, mon jeune ami. Elle est très nourrissante.
Un ton cynique que Will reconnaît.
Le minaloo du Beryx se tient assis sur un trottoir, non loin d'une longue lanterne à chandelles. Ses yeux blancs fixent la vermine en proie à un doute. En proie à tout, vraiment ! se dit-il.
De plus, l’expression de stupeur peinte sur son visage vaut son pesant d'or ! Le familier gris s'amuse beaucoup. Sa patte va mieux, aussi.
— Ce hanajoo a dû avoir pitié de toi alors vas-y : profite de ce cadeau.
Hanajoo ? Le sgarkellogy plisse les yeux, mais son estomac gronde déjà. Son esprit lui souffle que ses instincts ont parlé avant sa pensée, mais il y songera plus tard.
Il s’élance vers la graine, s’arrête devant, la saisit entre ses pattes décharnées puis l’observe : elle ressemble à une amande avec des stries profondes. Oui c’est cela, une amande en peau d’écorce.
Will ne se demande pas comment est le goût car ce n’est pas important. Il mord dedans, scinde la graine en deux de ses dents puissantes, mâche quelque peu, puis avale.
Peut-il seulement être repu d’une simple graine ? Il verra bien.
Une fois sa pitance engloutie, le jeune sgarkellogy rejoint le minaloo du Beryx à côté de la lanterne. Là, il remarque sa patte guérie.
— Comment as-tu fait ?
— C’est bien simple : il existe une gentille faelienne qui connaît les plantes et qui a accepté de me soigner. J’ai simplement su où la trouver.
Fort bien. Will peut constater que le minaloo est parfaitement capable de prendre soin de lui où qu’il se trouve. Cela a l’air si simple… Puis il songe au familier flottant qui disperse ses graines. Curieux, il interroge son interlocuteur. Ce dernier lève les yeux au ciel.
— Il s’agit d’un familier d'une région encore plus lointaine que la mienne. Il vient de loin mais comme tu peux le constater, il aime se laisser porter au gré du vent, quitte à s’éloigner de chez lui. Bah ! Je n’aime pas beaucoup les hanajoos ! Ils sont stupides et assez naïfs, mais ils sont gentils.
Assez gentils pour laisser tomber une graine capable de sustenter l’estomac d’un sgarkellogy, en effet. Le minaloo du Beryx n’a pas menti : elle est très nourrissante.
Will lève la tête afin de regarder le ciel. Enfin, il s’agit d’un morceau de ciel prisonnier des hautes bâtisses d'Odrialc'h. C’est tout ce qu’il a toujours connu.
Il songe au Grand Rawist, à cette question qu’il souhaite lui poser, puis à cette réponse qui changera peut-être sa vie miséreuse. Il doit demander.
Le jeune sgarkellogy a honte de son ignorance. Il sait que le cynisme du familier gris lui fera du mal, mais tant pis :
— Où se trouve le Grand Rawist ?
La question est énoncée d’une petite voix. Son interlocuteur ouvre grand ses yeux immaculés alors qu’il songe que tous familiers savent où leur dieu créateur s’éveille et s’endort.
Ah, les sgarkellogys resteront idiots ! Qu’il se passe cent ou mille ans, ils n’évolueront pas.
— Tout le monde sait que le Grand Rawist se trouve dans la région de Memoria ! crache le minaloo. Quoi ? Tu veux lui adresser une prière pour ton repas de demain ?
Will n’écoute pas les sarcasmes. Memoria… Très bien. Maintenant il sait.
Mais peut-il seulement aller à Memoria pour voir le Grand Rawist ? Il frissonne, ses entrailles se nouent, son cœur s’affole. Il a peur de l’inconnu.
Le jeune sgarkellogy secoue la tête sous l’œil inquisiteur du familier gris. Il songe à son père, à la colonie. Il ne sait même pas s’il peut les quitter de la sorte ! En a-t-il seulement le droit ?
Puis, comme pour lui venir en aide, son esprit lui montre son quotidien. Will peut voir sa triste réalité, maintenant, et il peut surtout constater à quel point ses journées se ressemblent.
Je ne peux plus le supporter. Je ne veux plus ronger les cordes. Je veux descendre sur le quai avec les jolis gens.
Bien. Alors qu’il s’en aille à Memoria ! Qu’il se débrouille pour venir vers le Grand Rawist et qu’il lui demande alors, pourquoi l’existence des sgarkellogys est si miséreuse !
Mais Will ne sait pas comment faire. Où est Memoria ? Quelle ville se situe aux côtés d'Odrialc'h ? Faut-il traverser la mer pour atteindre la terre du Grand Rawist ?
Le jeune sgarkellogy ne sait pas, alors il lève son regard blanc vers le minaloo du Beryx.
Lui, il sait.
— Comment va-t-on jusqu’à Memoria ?
Le familier gris reste sans voix. Comment ? Qu’est-ce que la vermine vient de demander ? Oh, quel toupet ! C’en est presque impoli !
Le minaloo s’esclaffe. Il ne sait plus vraiment si le familier qui lui fait face est bel et bien celui qu’il a croisé plus tôt. Le sgarkellogy rachitique qui avait peur de voyager, où se trouve-t-il à présent ? Il secoue la tête.
— Que voudrais-tu y faire ?
— Je dois parler au Grand Rawist.
— Pourquoi donc ?
— J’ai simplement quelque chose à lui demander.
Le minaloo n’en saura pas plus. Il pousse un long soupir. Bah ! Si cette vermine-là reste persuadée que le Grand Rawist peut changer son existence pitoyable, libre à elle !
Il sourit. Il aime bien l'île de Memoria, mais il se trouve aussi très bien dans la région du Gabil, à Odrialc'h.
Peut-il aider ? Il n’en est pas sûr. Mais ce sgarkellogy l’intrigue, il veut bien l’admettre.
Le minaloo du Beryx serre les dents.
— Till.
Will écarquille ses yeux opaques.
— Co… Comment ? bégaye-t-il.
Le familier gris émet un sifflement dédaigneux en toisant ouvertement son interlocuteur.
— Il s’agit de mon prénom. Je ne me rendrai pas avec toi à Memoria, petit sgarkellogy, mais je veux bien te guider jusqu’au bateau qui t’y emmènera.
Le visage de la vermine se fend de surprise. Oui, le minaloo du Beryx se sent très magnanime aujourd’hui. Peut-être est-ce la faute à cette étrange requête que celle de vouloir s’adresser au Grand Rawist ou bien au geste désintéressé du hanajoo…
La vermine lui adresse un grand sourire. Ô sgrakellogy d'Odrialc'h, que vos dents sont jaunes !
— Je m’appelle Will.
Till retient une exclamation de stupeur. Il n’apprécie pas beaucoup qu’un sgarkellogy ait un prénom semblable au sien ! Tant pis, cela ne le rend que bien plus curieux quant à sa quête d'un dieu.
Will et Till s’observent, l’un fort sûr de lui, l’autre si frêle et si effrayé quant à ce voyage qui s’annonce. La vermine a peur. Mais la vermine sait ce qu’elle doit faire.
Will avale difficilement sa salive puis, d’une voix tremblante, il interroge :
— Qu’est-ce qu’un bateau ? Et… Comment dois-je me rendre à l'île de Memoria ?
Le minaloo lui adresse l’un de ses éternels sourires cyniques. Pour le bateau, Will verra bien, mais pour le chemin…
— Nous allons user de forêts profondes ainsi que de ponts, petit Will. Ensuite tu prendras la mer… Ou la mer te prendra !
Il s’esclaffe de nouveau alors que le jeune sgarkellogy grimace. Son cœur tambourine contre ses côtes mais il se sent prêt. Il songe au Grand Rawist.
Pourquoi a-t-il engendré une espèce de familier si misérable ? Pourquoi a-t-il fermé les portes du bonheur pour les sgarkellogys ?Le Thème de Will
chapitre 3 - Conscience
Ô, Mère je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde.
Cela n’a pas pu arriver. Pas après tout ce chemin.
À quoi bon braver ses peurs, briser cette réalité malsaine pour finir aux portes de la mort ?
Will ne sait pas.
L’odeur du sel reste encore présente autour de ses cavités nasales. L’odeur du sel mêlée à celle du métal. La douleur lui rappelle qu’il saigne.
Le sgarkellogy sent un relent d’acide remonter le long de sa gorge afin de s’étendre sur sa langue. Son cœur s’accélère alors que la peur le prend petit à petit dans son étreinte : il doit vomir. Il doit se tourner pour cracher cette bile immonde.
S’il ne vomit pas, il s’étouffe. S’il s’étouffe, il meurt.
Il ne connaîtra jamais la réponse à sa question.
Will rassemble les dernières bribes de son énergie afin de se mouvoir. Les yeux clos, il fait moult efforts afin de tourner son petit corps, si lourd en cet instant. La sensation de malaise l’écrase, si bien qu’il est persuadé que ses côtes vont bientôt craquer. Le jeune sgarkelllogy ne sera plus. Impossible.
Will est trempé. Même à l’agonie, il peut ressentir le souffle du vent frais caresser sa peau de jais pour mieux le faire frissonner. Enfin, il se tourne.
Ses instincts reviennent à l’assaut mais cette fois, son estomac ne réclame pas son dû : il lui demande de faire sortir cet affreux bouillon de culture qui marine dans ses entrailles.
Les membres du jeune sgarkellogy se mettent à trembler de manière incontrôlable alors que le familier tousse, crache… Les muscles de son ventre se contractent, sa gorge se dilate et enfin, son estomac rejette cette bile tenace.
Elle laisse un goût âcre dans sa bouche trop sèche alors que Will ordonne à ses paupières de s’ouvrir. Il doit voir. Il se sent bien trop mal pour se mouvoir de nouveau, il ne se souvient plus des évènements récents qui l’ont laissé là, en proie à la mort. Mais il veut regarder le paysage.
Ses oreilles pointues captent un son : il entend la mer.
L’afflux et le reflux des vagues… Cela lui dit quelque chose ! Le jeune sgarkellogy a appris la mer, après tout. La mer, les bateaux, la houle après la tempête, les voix fortes des géants de chair ainsi que les chansons le soir…
Rappelle-toi ! Si tu dois mourir maintenant, imbécile de vermine, alors souviens-toi au moins de tes dernières semaines !
La prière.
Tel un éclair dans sa petite cervelle, les images affluent doucement dans l’esprit de Will. Des décors de nature, des villages, une forêt dense, des ponts, un port… Une voix.
Un ton cynique, un timbre presque rocailleux, et puis des orbes immaculés aussi, parmi une fourrure grise.
— T… T…
Le jeune sgarkellogy tousse de plus belle. Il va finir par cracher ses poumons, c’est certain ! La nausée le reprend. Une maigre patte pourvue de longues griffes écarlates racle le sol. Will sent de tout petits cailloux glisser sur son pouce. Du sable. Il se souvient.
— T… Till…
La figure du minaloo du Beryx se dessine dans son esprit, parmi l’obscurité qui y règne.
Till n’est pas avec lui. Till est resté à Odrialc'h, il s’en rappelle. Le jeune sgarkellogy a regardé sa silhouette grise s’éloigner lorsque le navire a quitté le port de Tantale.
C’est là que Will a appris l’océan, les bateaux ainsi que le sable.
Un décor magnifique. Une odeur de sel vivifiante, un vent âpre, mais revigorant… Il a fouetté le sang du jeune sgarkellogy. Il n’a jamais eu cette impression de se sentir aussi vivant que sur ce quai, en proie aux bourrasques.
La prière.
Will a appris à manger autre chose que des ordures. Il a goûté la saveur des baies, mâché des racines et bu de l’eau pure. Il a trempé ses pattes dans le courant glacé d’une rivière, il a humé l’air sain d’un coin de campagne entre deux villages… Il a beaucoup appris.
Le jeune sgarkellogy a écouté le minaloo pour son premier pas dans le grand monde.
Mais le familier gris ne sera pas toujours à ses côtés pour l’épauler et Will a dû se faire une raison dès leur départ : il doit avancer par lui-même.
Alors, une fois rendus à Tantale, Till a dit qu’il voudrait lui enseigner quelque chose.
Une prière de la région du Beryx à murmurer lorsque le sgarkellogy se trouverait dans une situation difficile, comme en cet instant.
Will hurle à ses paupières de lui laisser voir le monde, mais elles refusent. Son estomac se tord, la bile aigre lui brûle la gorge. Sa mâchoire inférieure s’articule avec difficulté alors qu’il concentre toutes ses pensées sur cette prière. Il doit s’accrocher et ne jamais se laisser happer par les portes de la mort.
— Ô… Mère… Je vous en prie… Sau…
Le jeune sgarkellogy tousse de plus belle. Il se met à vomir.
— … Sauvez-moi… De… Ce… Monde…
Tu t’en vas pour l'île de Memoria, petit Will. Je sais que mes dieux n’y sont pas. Mais ça ne fait rien : cette prière est très importante pour nous, dans la région du Beryx. Si tu te trouves en proie à un moment difficile, tu n’as qu’à la réciter.
La voix de Till résonne dans sa tête. Le jeune sgarkellogy a la gorge bien trop sèche pour parler de nouveau. Elle le brûle atrocement alors tout ce qu’il peut faire, c’est hurler à ses paupières de lui laisser voir la lumière du jour tout en essayant de se rappeler de la prière de la région du Beryx.
Will ne croit pas une seule seconde que prier puisse le sauver. Il veut simplement penser à Till.
Ô, Mère je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde. Je demande le fil meurtrier de vos griffes pour mieux pourfendre mes peurs.
Ses pattes tremblent alors qu’il tente de se redresser. Il ne sent presque plus sa queue mais il parvient à capter le son du rivage. Ses oreilles pointues se font malmener par un vent salin.
Je jure sur mon existence que de ma vie de batailles, j’en ferai un triomphe. Ô, Mère, laissez-moi user de votre toute-puissance.
Un faisceau de lumière ! Ça y est ! Ses yeux s’ouvrent ! De sa vision floue, il ne résulte que des taches de couleurs. Mais Will est patient.
Je m’incline devant la danse de vos victoires. De votre grâce hypnotique je serai la proie, lorsque je reviendrai victorieux. Ô Mère, je vous en prie. Laissez-moi quitter ce monde.
Des côtes sableuses. Elles bordent la plage sur laquelle Will s’est échoué. Le jeune sgarkellogy se redresse tant bien que mal sur ses pattes fébriles afin d’embrasser le décor. Il ignore son mal de tête pour aviser cette verdure qui s’étend plus loin, en délaissant le sable. Son petit cœur s’emballe. Où se trouve-t-il ?
Will tousse de plus belle alors qu’il se focalise sur les souvenirs. Comment ? Comment a-t-il bien pu s’y prendre pour se tenir ainsi sur une plage, aussi las qu’une algue ?
Il a quitté Till au port de Tantale, il est monté sur le grand bateau auprès des jolis gens, il s’est hissé sur une embarcation de sauvetage en prenant soin de ne pas se faire remarquer.
Il se souvient des conseils du familier gris qui lui a dit de prêter attention aux voix faeliennes. C’est ainsi qu’il saura quand il arrivera à destination.
Le jeune sgarkellogy se souvient s’être tassé contre une bâche et avoir tendu l’oreille. Des multiples voix faeliennes qu’il a entendu, il a fait le tri afin d’obtenir les informations tant convoitées : le bateau s’en allait voguer vers les Côtes de Jades, Balenvia, le continent du Beryx et enfin l'île de Memoria, non loin des Terres Gelées du Grand Nord. Le voyage durerait trois semaines.
Will se rappelle cette peur qu’il a éprouvée en se faisant la réflexion qu’il lui faudrait être très vigilant durant ces vingt-et-un jours. Il se souvient avoir pris ses marques en guettant les endroits à nourriture, les restes à voler et surtout, il s'est caché des faeliens ainsi que des autres familiers.
Le bateau a accosté le large des Côtes de Jade, il s’est amarré dans les contrées de Balenvia, puis… Il a affronté une tempête.
Les yeux du jeune sgarkellogy s’écarquillent. C’est ça ! Voilà ce qu’il s’est passé ! La tourmente ! Ce moment affreux où l’océan s’est déchaîné. Il a envoyé ses vagues comme des coups de fouet puis le ciel aussi a crié sa colère, en se déchirant d’éclairs.
Quand ce genre de spectacle survient à Odrialc'h, Will se réfugie dans les égouts auprès de la colonie. Mais sur ce bateau, il est resté seul.
Il s’est mis à tanguer, à se balancer sur l’océan, les faeliens se sont affolés, abrités dans leurs cabines alors que le jeune sgarkellogy s’est accroché de toutes ses forces à la bâche.
Mais les éléments l’ont emporté. Les flots rageurs l’ont avalé puis, une fois la tempête disparue, la houle s’est appliquée à emmener le familier sur un rivage. Ce rivage.
Will s’effondre sur ses petites pattes. Il est épuisé, perdu, fébrile mais plus que tout, désemparé.
Où se trouve-t-il et que va-t-il bien pouvoir faire ? Le jeune sgarkellogy est tenté de céder à la panique. Il lui suffirait de hurler, de courir comme un familier fou sur le sable et de pleurer jusqu’à l’épuisement. Mais il n’a pas la force de faire tout cela.
Alors, une patte après l’autre, il se traîne sur la verdure au-delà du rivage. Il est une créature qui nage parmi le sable jusqu’à ce que l’herbe sauvage l’accueille à bras ouverts. Des terres toutes entières, à vrai dire.
Will secoue la tête dans l’espoir de rendre sa vision plus stable. Il se sent comme hors de son corps, si bien qu’il se demande si l’océan n’a pas gardé son esprit dans les flots. Imbécile de vermine : qu’en ferait-il ?
Le jeune sgarkellogy embrasse le paysage de son regard blanc. Le temps est clément, il surplombe des plaines immenses, vertes, avec quelques arbres clairsemés. Will aperçoit même des pins.
Des reliefs se montrent parmi le panorama, à coup de buttes et de collines.
Le tableau offre une vue imprenable sur ce décor de nature qui a l’air de ne jamais avoir souffert de présence faelienne. Will se trompe.
Les hauts murs d'une cité, à l'horizon, lui prouve le contraire.
Il plisse les yeux pour la distinguer, mais un mal de tête le saisit alors, il s’arrête. Le jeune sgarkellogy doit manger et ensuite se reposer.
Qu’il commence par cela, il a tout le temps du monde pour connaître le nom de cet endroit.
Will s’engage sur l’herbe d’un pas chancelant. Les grandes étendues ressemblent à des tapis de menthe, si bien que l’odeur irréelle se manifesterait presque jusqu'à ses cavités nasales.
Il cherche des baies. Till lui a montré comment dénicher de bons buissons fournis.
Est-ce qu’il y en a ici ?
Le jeune sgarkellogy se traîne dans ce décor merveilleux. Il use de toute son énergie afin d’aviser la moindre trace de nourriture, le bosquet recelant de baies qui parviendra à le requinquer.
C’est différent d'Odrialc'h, différent du bateau, mais finalement, il en revient à la même chose : dénicher de la nourriture.
Fort bien, il le fera. Will ne peut pas se laisser abattre, pour la simple et bonne raison qu’il doit parler au Grand Rawist.
Il trouve enfin son bonheur dans un fourré qui se dissimule parmi des herbes hautes. Il arrive à point nommé : le jeune sgarkellogy est éreinté. Un coup d’œil fatigué dans le feuillage, juste pour aviser la couleur des baies. Un chapeau bleu sur une chair dorée. Il a un faible sourire. Peau épaisse et ferme… Cette baie, il l’a découverte en compagnie de Till. Elle a beau être sèche, elle est nourrissante en plus de posséder la vertu d’éloigner la fatigue. Will en a grand besoin.
Le jeune sgarkellogy a trouvé de quoi se nourrir alors il se remplit la panse puis, repu, il s’écroule.***
La lumière le tire de son sommeil. Dans les égouts d'Odrialc'h, il n’a jamais eu l’habitude d’être taquiné par les rayons du soleil, ni par le petit vent du matin et encore moins par les odeurs de verdure.
Des arômes de plantes, de feuillages, de terre humide, d’eau… Ils forment un bouquet bien singulier pour un sgarkellogy accoutumé à la puanteur des villes.
Will se redresse. Il se sent un petit peu mieux. Ses muscles le font souffrir, la tête lui tourne encore par moments et dans sa bouche, un horrible goût d’acide mêlé à celui des baies s’est installé. Sa gorge est sèche, aussi.
Le jeune sgarkellogy se met à tousser. Dans sa tête, il prépare déjà sa nouvelle journée : il va boire et ensuite, il se devra de trouver le nom de cet endroit par n’importe quel moyen.
S’il sait où il se trouve, il saura comment s’en aller.
Là où il y a la mer, il y a des bateaux. a dit Till. Alors en avant !
Will s’en va parmi la plaine. Les arbres, rares, laissent passer un vent malicieux qui ne manque pas de le vivifier ! Le jeune sgarkellogy se fait la réflexion qu’il s’agit d’une main invisible en train de le pousser. Oui, il doit y arriver !
Pour commencer… Il lui faut trouver une flaque d’eau, une rivière ou un lac. Il doit s’abreuver. Mais il a déjà les idées plus claires.
Il furète sur le sol dur, prenant garde aux potentiels prédateurs qui pourraient se montrer sur terre ou bien dans les airs. Les matins semblent assez calmes dans cette contrée, ou presque : il entend un cri étrange.
Will se fige, les sens en alerte. S’agit-il d’une plainte, d’un appel ? En tout cas, il est certain qu’un familier rôde dans les environs. Il a raison : des petites silhouettes écailleuses aux pattes légères apparaissent dans l’herbe haute. Les brins sombres se fondent presque sur leur peau verte alors que leurs queues palmées ressemblent à des fleurs fragiles.
Le cri se manifeste de nouveau. Ah… Un signal de départ ! La troupe se met en route. Will plisse ses yeux opaques afin de les compter. Ils sont six, très bien. De plus, ils ont l’air inoffensifs, mais il ne faut pas s’y fier.
Curieux, le jeune sgarkellogy se faufile à travers la verdure. Sa peau sombre ne parvient pas à le rendre invisible aux regards d’autrui alors il se fait discret. Il se met à suivre les familiers.
Will remarque ces crêtes étranges sur leur dos, comme une crinière membraneuse. C’est assez particulier. Tout dans cette espèce de familier respire la gentillesse, certes, mais Will refuse de se mettre à découvert, il veut d’abord observer.
Il peut dire qu’ils sont bien organisés et qu’ils se déplacent tels des volatiles sur terre. Un meneur en tête avec les suiveurs, tout ce beau monde formant un grand V écailleux jusqu’à… Eh bien jusqu’à une rivière.
Will, qui ne savait pas où s’abreuver, est servi ! L’eau couleur saphir l’appelle, si bien que sa gorge sèche lui pique. Le voilà pris dans une quinte de toux.
Le jeune sgarkellogy se tient bien assez à distance pour ne pas attirer l’attention des familiers couleur sapin. Là, sur la butte, il se redresse afin de les regarder boire en attendant fébrilement son tour. La rivière gronde doucement, ses trombes d’eau s’échouant quelque peu sur les berges. L’une d’entre elles a un énorme rocher fiché dans son sol.
Il ressemble à une immense épée primitive qu’un géant aurait abandonné là.
Un géant aurait-il conçu ces terres ? Will l’ignore mais les familiers d’ici le savent sûrement. Pourtant il n’ose pas aller à leur rencontre.
Seraient-ils hostiles à un sgarkellogy ? Qu’en dis-tu, Till ?
Mais Till n’est pas là.
Une hésitation, quelques minutes de réflexion, une gorge sèche qui crie à la soif et voilà qu’il n’y a plus personne sur le bord de la rivière. Les familiers s’en vont. Will s’en veut. Froussarde de vermine ! Tu aurais pu essayer.
Alors qu’il se flagelle lui-même, le jeune sgarkellogy se précipite sur la berge afin de tremper sa gueule dans l’eau fraîche. Par le Grand Rawist, il a l’impression de revivre !
Il trempe même ses pattes avant dans le courant qui, comme le vent du large, lui donne l’impression de le fouetter jusqu’au sang pour mieux le ragaillardir.
La fatigue s’envole et Will se sent prêt à affronter ces terres nouvelles !
— Ah… je crois n’avoir jamais rien vu de tel.
— Vu quoi ?
— Cette espèce de familier.
— De nouvelles espèces apparaissent chaque jour. En voilà peut-être l’une d’entre elles.
— Peut-être, en effet. Si cette journée annonce l’inconnu, me voilà ravi.
— C’est vrai.
Le jeune sgarkellogy s’immobilise, le cœur battant. Un mince filet d’eau s’échappe de sa gueule, rejoignant sa rivière-mère. Qui parle ainsi ? Mais surtout : qui parle seul ? La voix ne change pas, si bien que Will se demande si un familier fou ne rôde pas non loin de lui.
Il a peur de se retourner, mais il a compris quelque chose, aussi : Till se trompe. Les sgarkellogys ne sont pas partout… Le familier qui parle seul ne le connaît pas.
Will a des frissons qui parcourent son corps. Il se retourne avec des gestes saccadés, jusqu’à découvrir les traits de son interlocuteur. Ses yeux s’agrandissent de surprise lorsque le jeune sgarkellogy d'Odrialc'h se confronte à un ciralak. Un jeune ciralak bien singulier, à deux têtes.
Une robe d'un vert profond comme une forêt sombre avec un masque opalin autour de ses yeux d'or.
Le familier marche d'un pas tranquille, chaloupé et silencieux. Son regard précieux scrute l'océan qui embrasse le rivage plus loin, alors que ses gueules s'ouvrent pour marmoner.
Le jeune sgarkellogy secoue la tête. D’habitude les ciralak ne sont pas sauvages. Ils vivent toujours avec des grandes gens dans des cités telles qu'Odrialc'h, à l'abri du besoin. Mais pas celui-là, visiblement.
— Voilà qu’il me fixe comme une curiosité de la nature... dit l'une des têtes.
L'autre semble réfléchir.
— Peut-être que j’en suis vraiment une, finit-elle par déclarer, qu’en penses-tu, familier qui m’est inconnu ?
Ce dernier pense que son interlocuteur est bien trop étrange. Pourquoi s'exprime-t-il ainsi ? Où se trouve-t-il ? Les ciralaks se parlent-ils vraiment à eux-même ? Est-ce un seul ou deux esprits qui siègent dans ses têtes ? Will tombe sur son petit derrière, le souffle court.
— Est-ce que tu te sens bien ?
— Est-ce qu’il en a l’air ? C’est assez évident.
— Il semble avoir vu un spectre hideux.
— Ou bien l'elfe Ezarel, hors de sa cité.
— Je l’aime bien, ce petit.
— En effet. Mais la docteure Ewelein est plus gentille.
Le jeune sgarkellogy a les yeux écarquillés. Quelle est cette sorcellerie ?
— Est-ce que… parvient-il à articuler… Vous… vous… Qui êtes-vous ?… Vous n’avez… jamais vu de… de… sgarkellogys ?
Les sgarkellogys sont partout, c’est bien connu. Ils sont partout, mais ils ne connaissent rien du monde.
Les regards d'or du ciralak semblent surpris. Un instant de flottement, et voilà que les deux têtes discutent de nouveau.
— Il tient à savoir qui je suis.
— Qui je suis ? Mon nom ou bien mon espèce ?
— Je peux me présenter convenablement.
— Bien sûr que je peux le faire. Ce petit familier peut certainement tenir une conversation intéressante.
— S’il vous plaît ! intervient Will d’un ton presque suppliant, Qui êtes-vous ? Est-ce que vous êtes… Deux ? J’ai également besoin de savoir où je me trouve…
Le ciralak vient se coucher auprès du jeune sgarkellogy. Le corps de ce dernier se tend mais il ne bouge pas. Leurs yeux sont étincelants, captivants et malgré la jeunesse du familier, Will songe qu'il doit déjà avoir vécu de longues années :
— Cette eau que tu as bu est la plus pure qu'il puisse exister sur le continent du Beryx.
— Il s'agit de la rivière Dorade. Elle s'éveille dans la forêt non loin de la cité d'Eel et file jusqu'ici. Jusqu'à se jeter dans l'océan.
— J’aime suivre la rivière, d'ailleurs. Ainsi je peux marcher et penser à la fois.
— Je ne le sais que trop bien.
Will suit l’échange avec un mélange de peur et de fascination. Mais il a obtenu une information : il se trouve sur les terres du Beryx.
La région de Till. Bon sang… Comment va-t-il regagner un bateau ? Comment va-t-il quitter cet endroit afin de se rendre à l'île de Memoria ?
— Je ne suis que moi, reprend le ciralak, Moi ainsi que… Ma conscience. Conscience qui peut s’exprimer car nous, ciralaks, avons bien trop de pensées à brasser. Nos consciences sont là pour nous guider et nous rappeler ce que nous ne pouvons pas oublier.
— Je ne dois pas oublier d’aller rendre visite aux sabalis de la forêt du sud, d’ailleurs… Et d’aller saluer le jeune Mery !
La conscience des ciralaks ? Bon sang, est-ce simplement la région en elle-même qui a permis à cette faculté de se développer ou bien sont-ils ainsi partout ailleurs ? Le jeune sgarkellogy se sent décontenancé. Il doit se reprendre.
— S’il vous plaît ! Je dois me rendre à l'île de Memoria ! Comment puis-je faire pour monter sur un bateau, ici ?
Il doit parler au Grand Rawist, il doit savoir ! Il s’agit de son objectif.
— Pourquoi ? demande le ciralak du Beryx.
Will plisse son regard blanc. Pourquoi ? En quoi ses motivations sont-elles intéressantes ?
— J’ai besoin d’aller à Memoria pour parler au Grand Rawist. C’est tout.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je voulais savoir ce que tu faisais ici, si tu tiens tant à te rendre à l'île de Memoria. Je me suis mal exprimé.
— Ah oui… Le Grand Rawist…
Le jeune sgarkellogy prend sa tête entre ses pattes. Il n’y arrivera pas. Il est bien trop difficile de converser avec cet énergumène ! Till aurait peut-être su comment faire.
Mais le ciralak se tait enfin et lorsque Will le confronte de nouveau, il le surprend en train de regarder le paysage. Un paysage assez proche.
Les deux paires d’yeux précieux sont tournées plus haut, presque vers les cieux : elles observent une grande montagne qui semble surplomber la région. Son pic a l’air tranché en deux si bien que le soleil transforme cette coupure en faisceau.
— Qu’y a-t-il ? demande timidement Will.
L’attention du ciralak du Beryx se reporte sur le jeune sgarkellogy. L’avantage d’être méconnu dans cette région, c’est sûrement le fait de se sentir observé comme autre chose qu’une vermine.
— Rien de bien étrange. C’est juste que lorsque tu as mentionné le Grand Rawist, j’ai tout de suite pensé aux dieux du Beryx. Voilà tout.
— Amarante et Tamaris. La Mère impulsive et le Père clairvoyant.
Leurs dieux ? Le Père ? La Mère ?
… La prière ! La prière que Till a enseigné à Will ! Elle parle donc de ces dieux. De la Mère.
— Un ami du Beryx m’a appris une prière d’ici quand j’étais encore à Odrialc'h, dit Will, je crois qu’elle mentionne… la Mère ?
Le ciralak est surpris. Sa conscience lui souffle qu’il ne connaît pas Odrialc'h et qu’il serait bien agréable que ce familier leur en parle. Qui est-il, d’ailleurs ?
Ce dernier sourit. Ses dents sont quelque peu jaunâtres.
— Je m’appelle Will. Je suis un sgarkellogy d'Odrialc'h, dans la région du Gabil.
Le ciralak du Beryx ferme brièvement ses yeux d'or, comme un salut silencieux.
— Enchanté, Will, sgarkellogy d'Odrialc'h. Je ne connais pas ton espèce et ta rencontre est comme un petit fragment de connaissance, aujourd’hui. Je m’appelle Sec, et je suis un ciralak du continent du Beryx.
— Il le sait déjà… Pour mon espèce.
— Je dois me présenter correctement.
Will se met à sourire. Sec est assez attachant, finalement. Sec est curieux, aussi : il lui demande pour quelle raison le jeune sgarkellogy souhaite rencontrer le Grand Rawist.
Le sourire de Will s’efface. Comment expliquer ? Il se redresse sur ses pattes arrière et module ses paroles.
— Je dois lui poser une question. Mon espèce vit dans la misère à Odrialc'h. Elle est contrainte de manger les déchets des faeliens.
— Nous devons tous nous adapter pour survivre.
— Je veux savoir, poursuit Will sans tenir compte de l’intervention du ciralak, pourquoi nous, sgarkellogys, devons vivre dans la misère. Pourquoi le Grand Rawist aurait-il engendré une espèce si misérable ?
Sec semble réfléchir. C’est une question complexe… Même sa conscience reste muette.
Quelle réponse le Grand Rawist pourra-t-il apporter ?
— Est-ce vraiment là l’œuvre du dieu lui-même ? Finit-il par demander.
— Comment ? interroge le jeune sgarkellogy.
— Ne sommes-nous pas seulement les êtres que nous voulons être ?
— C’est une réflexion intéressante. Je suis un familier et pourtant… J’ai un sentiment faelien.
— Je ne suis pas vraiment d’accord, persiste Will, aucun sgarkellogy ne veut être miséreux et malheureux.
C’est vrai… Quelle espèce de familier choisirait de s’infliger un tel quotidien de son propre chef ? De s’interdire le bonheur ?
Le Grand Rawist a voulu la vermine ! Le Grand Rawist a engendré la vermine ! Le Grand Rawist a pensé un jour qu’il serait agréable de donner naissance à une espèce méprisante.
Pourquoi ?
— Toutes les espèces, qu’elles soient familiers ou bien faeliennes, sont un jour misérables, dit Sec, ensuite seulement, elles bâtissent leur propre chemin.
— C’est vrai. Observe les faeliens, par exemple : malgré leurs défauts, ils font preuve d’un grand courage. Les sgarkellogys sont-ils aussi courageux ?
Du courage ? Will n’en sait rien. Il pense à la condition de son espèce, à son ignorance, à cet entêtement que de vouloir rester dans les égouts puants d'Odrialc'h alors qu’elle a le monde à leur portée… Est-ce synonyme de courage ?
— … Non, finit-il par répondre.
Non. Les sgarkellogys sont lâches par nature. Si Will décide de suivre la réflexion de Sec, alors le Grand Rawist n’y est pour rien et son espèce a causé, elle-même, son propre malheur.
— Will, il faut que tu saches, reprend le ciralak du Beryx, que si un être faelien ou bien un familier choisit la destruction et la mort, par exemple, alors la mort et la destruction le choisiront aussi. Si les sgarkellogys d'Odrialc'h choisissent la misère, alors…
— La misère les choisira aussi, achève Will.
Il a compris. Est-ce aussi simple que cela ? Vraiment ?
Le jeune sgarkellogy secoue la tête. Qu’importe… Il veut entendre sa réponse de la bouche du Grand Rawist lui-même ! Il doit savoir !
— Je dois…
— Parler au Grand Rawist ? Je ne sais pas si des bateaux d’ici peuvent t’emmener à l'île de Memoria.
— Peut-être. Sûrement. Je n’ai jamais eu l’occasion de m’y intéresser. Ni de songer à voyager hors du Beryx.
— Parce que j’ai peur que les autres familiers ou des faeliens de régions inconnues puissent m’…
— Exterminer.
Will observe Sec. Il comprend. Lui aussi il a eu peur.
Cependant, ses chances de retour s’effacent et l’angoisse le reprend. Que va-t-il faire ? Comment atteindre son objectif ? Il faut qu’il trouve une ville faelienne. Il faut qu’il cherche, qu’il…
— Si tu as besoin d’entendre les mots d’un dieu, Will, tu peux poser ta question aux nôtres. Ils siègent sur la montagne… Là-bas.
— Nos dieux ne sont pas le Grand Rawist. Mais un dieu reste un dieu, non ? Ils savent. Ils sont omniscients. Et peut-être n’ont-ils pas besoin de bateau pour parler au Grand Rawist…
Le jeune sgarkellogy se retourne avec des gestes vifs. Il lève la tête, observe cette montagne au sommet scindé en deux. La lumière du soleil fait brûler cette entaille.
Les dieux du Beryx… la Mère et le Père ? Sec a dit leurs noms plus tôt… Amarante et Tam… Tama…
— Amarante et Tamaris. La Mère impulsive et le Père clairvoyant. Quelle prière ton ami du Beryx t’a-t-il appris ?
Will fixe le ciralak. Sec et sa conscience.
Ses entrailles semblent figées à l’idée de ne jamais rencontrer le dieu créateur. Le Grand Rawist. Il ne croit pas pouvoir obtenir une réponse satisfaisante des entités du Beryx. Elles ne connaissent rien du jeune sgarkellogy. Elles ne l’ont pas engendré.
Mais Sec dit que les dieux savent. Ils savent, voilà tout. Et ils peuvent contacter le Grand Rawist.
Will fixe la montagne, de nouveau. Peut-il le faire ? Peut-il, au moins, essayer ?
— Till, un minaloo du Beryx, m’a appris la prière de la Mère.
Oui, il peut. Il le fera.
— Moi je préfère celle du Père, répond Sec.
Quelle est-elle ?Ô, Père je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde.
Je demande la protection de votre cape merveilleuse afin de me défendre de mes ennemis.
Que les miens puissent trouver, en votre corps, un rempart.
De vôtre majesté, je serai le spectateur lorsque je reviendrai, humble, de cette vie jalonnée de batailles.
Que votre cape rougeoyante couvre mon être tout entier.
Je jure de ne jamais devenir ni métal, ni pierre.
Puisque pour vivre il s’agit de toujours revenir à la chair.Le Thème de Sec
Chapitre 4 - Continent
La forêt du sud est derrière lui, maintenant.
Durant sa traversée, Will a eu la sensation de se plonger au cœur d’une œuvre paisible, comme le sommeil d’un dieu.
Des champignons singuliers, de grands arbres dont la canopée faisait barrage à la lumière, des touffes d’herbes sombres… Ainsi que les sabalis.
Quelle est cette sorcellerie ?
Le jeune sgarkellogy se pose la question dès que ses pas croisent ceux d’un familier qu’il ne connaît qu'à l'état de rumeurs. Tout d'abord, un ciralak et sa conscience, puis un sabali tout droit sorti d'un songe.
Ces fiers familiers qui se vantent à Odrialc'h, de leurs crinières resplendissantes à faire pâlir les dieux, sont devenus des êtres paisibles et bienveillants, au Beryx. Ils ont acquis grâce et gentillesse quand leurs comparses d'Odrialc'h restent plongés dans l’arrogance jusqu’à l’encolure.
Will s’est enfoncé dans leur forêt en compagnie de Sec. La conscience de ce dernier n’a cessé de lui rappeler combien il est important d’aller saluer ses jolis amis du sud, alors il est venu.
Sec a profité de cette traversée pour conter les légendes du Beryx au jeune sgarkellogy. Le mythe de la Mère et du Père.
Ils sont nos figures. Ils veillent sur le continent du Beryx et sur chacun d’entre nous. Lorsque les ennemis se montrent, la Mère les pourfend et le Père les juge.
Des dieux proches des familiers. Will a levé la tête vers la position hypothétique de cette montagne à l’entaille. Même derrière le couvert du feuillage, il a été presque certain de pouvoir en apercevoir la lumière.
Le jeune sgarkellogy n’a pas demandé si d’autres familiers ont tenté l’ascension de cette montagne, parce qu’il ne se prend pas pour un héro qui veut se sentir proche des dieux, non… Will a simplement une question à poser.
Ce n’est qu’une montagne, Will d'Odrialc'h. Rien de plus. Il te suffit de fixer le sommet et de marcher.
Bien.
Le jeune sgarkellogy s’est contenté de hocher la tête.
Plus de bateau, plus de contrée familière… Pas de retour en arrière. Il a choisi de quitter les égouts d'Odrialc'h pour savoir. Il saura.
Will a fait la connaissance de Pyrois, dans la forêt du sud. Contrairement à Sec, Pyrois a déjà rencontré des sgarkellogys, même si elle n'est jamais allée à Odrialc'h.
Will s’est appliqué à lui décrire les sabalis de sa cité, avec leurs crinières plus fauves, si bien que son interlocutrice s’est émerveillée.
La conscience de Sec s’est demandée si la contrée du Gabil est apparue avant ou après la région du Beryx. En effet : les sabalis du Beryx demeuraient-ils une forme évoluée de ceux du Gabil ? Ou inversement ? Est-ce seulement important ?
Cela a fait sourire Pyrois ainsi que Will. Le jeune sgarkellogy s’est habitué aux élucubrations de Sec.
Leurs conversations ont mué en une bulle réconfortante, tel un dernier rempart avant l’importante ascension de la montagne à l’entaille.
Sec, ainsi que Pyrois ont mené Will aux confins de la forêt. Petit à petit, la lumière du jour a repris ses droits puis le décor abrupt est apparu. Rien d’insurmontable, vraiment.
Ce n’est qu’une montagne.
Le jeune sgarkellogy a répété les mots de Sec. Il lui suffit de grimper, de parler, puis de revenir moins stupide. Moins "vermine".
Will s’est retourné, son regard opaque se posant sur Sec ainsi que Pyrois. Il doit partir, à présent. Pas d’au revoir, mais juste un "merci", comme celui dont il a gratifié Till au port de Tantale.
Mais je t’en prie, Will, sgarkellogy d'Odrialc'h. Merci également pour ta rencontre, ainsi que tes conversations.
Étrange Sec, jolie Pyrois.
Will s’appliquera à revenir les voir afin de leur raconter ce que les dieux lui diront. Il saura retrouver son chemin dans la forêt du sud, aucune inquiétude.
À présent, il a les yeux rivés sur le sommet de la montagne. Sur la coupure où la lumière part se faufiler. Cela lui semble proche et lointain à la fois.
Un frisson parcourt le petit corps de Will alors qu’une brise s’engouffre sur sa peau sombre. Il inspire profondément puis, une patte après l’autre, s’engage pour l’ultime chemin de son périple vers les dieux du Beryx.
La verdure domine en ces lieux : des sentiers, des sillons, des traces comme des cicatrices sur cette immense masse rocheuse. Des pierres couvertes de mousse parsèment le paysage alors qu’une odeur de pluie se diffuse dans l’atmosphère.
Bien. Le jeune sgarkellogy devra faire face à une averse durant les prochaines heures.
Si la forêt du sud a été accueillante, avec ses feuillages ainsi que ses arbres, tel un écrin apaisant, les reliefs mettent Will en proie au vent froid.
Non. Plus de proie. Le jeune sgarkellogy se concentre.
Agile, il décide de sauter de rocher en rocher, ses griffes écarlates glissant contre leur surface calleuse alors que la mousse s’y agrippe. Veut-elle voyager avec lui ?
La vue ne peut rien lui montrer, mais Will sait que le terrain l’emmène toujours plus haut. Encore et encore… Quelques degrés et le voilà qui commence à s’essouffler.
Ses oreilles pointues claquent. Avec les morsures du vent, elles lui font mal.
Mais le jeune sgarkellogy n’entend que lui. Pas de familiers aux alentours… Rien qui désigne la présence de dieux quelconque non plus.
Will descend d’un rocher afin de se retrouver parmi l’herbe haute. Son odeur l’apaise et lui rappelle également qu’il devra se mettre en quête de nourriture.
Les baies ou les racines ne doivent pas manquer, par ici. Mais une question s’accroche à sa petite cervelle pour qu’il songe à se nourrir en cet instant…
Pourquoi ? Pourquoi est-il seul sur un versant de cette montagne ?
Si des dieux vivent ici, qu’est-ce qui peut expliquer l’absence d’autels, d’offrandes, de fresques à leurs effigies ou bien de statues ?
Ce n’est qu’une montagne.
En effet, et c’est troublant.
Will se laisse tomber sur son derrière, sa queue s’agitant dans des gestes distraits. Il soupire en se grattant le front. Il est trop tôt pour douter, bien trop tôt… Il ne faut pas se laisser distraire.
Le jeune sgarkellogy se relève et le voyage continue.
La verdure ne le quitte pas une seule seconde, mais la pluie entre en scène. Durant les premières minutes, il ne s’agit que d’un crachin qui danse avec les quelques rafales présentes sur le chemin. Will songe que l’eau et le vent mêlent leurs souffles pour mieux l’accueillir.
Un bel honneur pour une vermine d'Odrialc'h.
Le sgarkellogy s’arrête quelque peu. Il lève le chef à s’en briser la nuque, juste pour regarder ce voile gris recouvrant les cieux du Beryx. L’odeur de pluie le prend à la gorge mais contrairement aux averses d'Odrialc'h, il n’y a ni pavés, ni poussière, ni déchets ici…
Son corps est trempé, son visage lui donne l’illusion d’être meurtri. Pourtant, il avance. Ce n’est que le début.
Les sols se gorgent d’eau également. La terre se transforme en boue, les pierres deviennent glissantes, mais pour un sgarkellogy qui n’a que trop l’habitude des égouts, il ne s’agit que d’apprendre à s’agripper en terrain inconnu.
Il plante les griffes, il se dépêche, il furète, il observe, il écoute, il renifle, il respire, il tousse, il dérape, il se rattrape…
La destination du voyage importe beaucoup, le cœur de ce périple aussi, mais en cet instant, Will redevient petit, comme lorsque les égouts ont été un véritable terrain de jeu pour lui.
De caillasse en caillasse, il avance. Toujours plus loin.
Puis il se fige.
Le crachin s’est intensifié, l’eau tombant des cieux a grandi afin de devenir une pluie plus épaisse destinée à abreuver la montagne. Le cœur du jeune sgarkellogy s’accélère alors que ses nerfs commencent à piquer : l’atmosphère des lieux a changée.
Le décor aussi. Sous l’averse, la roche s’assombrit, le ciel est devenu de plus en plus maussade, l’herbe haute ploie sous les gouttes alors que plantées dans le sol, des stèles de pierre parsèment le paysage.
Will en a le souffle coupé. Il a l’impression de se trouver face à un immense champ de bataille.
Mais seules les armes étranges sont restées debout. À son grand soulagement, il n’y a pas de corps, pas de mort, et le jeune sgarkellogy l’espère aussi, pas de sang.
Nul familier ne voudrait marcher sur un sol semblable à une éponge macabre, gorgée de fluide écarlate ainsi que de vengeance, de vieille haine, de tout ce qu’une guerre peut apporter. Guerre de quoi ? Qu’aurait vu le continent du Beryx ? Il n’y a que de grandes plaques taillées à même la pierre, ici…
Serait-ce ces marques honorifiques que Will a tant cherché ?
Hésitant, il s’engage finalement sur le terrain escarpé, louvoyant entre toutes ces stèles rocheuses. Certaines penchent, d’autres restent droites si bien que Will imagine un familier géant en train de les lancer depuis la voûte céleste.
Le jeune sgarkellogy s’arrête devant l'une d'entre elle afin de l’observer. Il remarque qu’il n’y a aucune finesse dans la forme de cette sculpture et que les fioritures sont simplement inexistantes : on a voulu tailler une plaque rectangulaire, puis on l’a laissée là, en proie aux éléments.
Will appose l’une de ses pattes sur la surface de la stèle immense. Sa peau rencontre les creux ainsi que les bosses d’une étendue rocheuse abîmée par le temps et gelée par les baisers des bourrasques. Ces dernières se répercutent parmi les reliefs du paysage en donnant l’impression de siffler avec dédain. Le jeune sgarkellogy secoue la tête. Ce n’est pas le moment de perdre la raison. Il continue.***
Les plaines verdoyantes, la rivière couleur saphir, la forêt paisible, presque onirique… Will aurait pu se croire dans un songe. La réalité, elle, serait un rivage désert où reposerait son petit corps. Toute son aventure se déroulerait dans sa tête. Mais c’est impossible car le vent est trop fort pour être faux.
Le jeune sgarkellogy serre les dents. Il se tasse sur lui-même, sa peau frissonnante sous les baisers implacables de ces bourrasques infernales. Se trouve-t-il déjà si haut ?
Non. Il n’y croit pas… Il n'a pas marché assez longtemps pour cela. Il n’est pas encore épuisé.
Les stèles dispersées forment des remparts.
Will a subi moult dérapages, moult glissades avant de comprendre comment affronter les rafales. Il avance, petit à petit, une patte devant l’autre quand le calme se montre puis, lorsque le vent commence à se lever, le jeune sgarkellogy s’en va se blottir derrière une plaque de pierre. Ensuite, il attend que passe la tourmente.
Qui fait ça ?
Il peut le sentir : l’atmosphère change toujours. Elle s’épaissit, se trouble, lui colle à la peau si bien qu’il a la sensation que le venin de la peur se mêle à la poussière, pour l'envelopper tout entier. Will a l’impression que ses poumons ne sont plus assez grands pour accueillir l’air environnant. Il n’aime pas ça.
Il se sent mal, son cœur s’emballe, il se fatigue, il va suffoquer, il va…
Le jeune sgarkellogy expire doucement. Il demande à son esprit de se taire. Quand enfin il peut penser en silence, il fait une évaluation mentale de sa situation.
Il est seul. La faim se manifeste de plus en plus chaque minute passant, ses muscles le tirent, ses oreilles lui font mal, son cœur tambourine et son souffle est court. Will lève son regard opaque vers le sommet. Par le Grand Rawist, qu’il est encore loin…
La coupure se détache tel un faisceau blanc, aveuglant, un lien éblouissant qui s’appliquerait à unir le sol et le ciel.
Bien. Il faut continuer, mais avant tout, le jeune sgarkellogy doit se nourrir.
Son regard balaye ce décor de mort, figé dans la terre ainsi que dans la pierre. La maigre végétation ne se compose uniquement que d’arbres secs, racornis, qui ressemblent à des griffes. Trouvera-t-il quelques racines pour remplir son estomac ?
Il faut tenter.
Une autre bourrasque secoue les environs. Alors, tassé derrière la roche d’une stèle, Will attend la fin de son passage. Il a déjà repéré un arbuste, plus haut. Ce dernier semble se tordre sur lui-même comme un sersea malade, mais le jeune sgarkellogy prie pour que dans sa désolation, il lui reste bien enfoncé sous terre, des racines nourrissantes.
Le vent se calme. Will sort de sa cachette afin de se précipiter vers son repas anecdotique. Avec hâte, il creuse le sol abrupt, si sec qu’il ressemble à un tapis de poussière. Le jeune sgarkellogy s’en fait mal aux griffes, mais il s’en moque. Avec de brefs coup d’œil, il guette la tempête comme si cette dernière pouvait se manifester en devenant visible.
Soudain, il tient quelque chose ! Dans l’une de ses petites pattes se trouvent quelques maigres racines !
Elles sont couvertes de terre alors, d’un geste vif, Will les époussette à la hâte avant de les enfourner dans sa gueule. Il grimace. Ce n’est pas bon du tout. Mais cela lui permettra de tenir, cependant…
Il a une boule dans sa gorge sèche et quant à sa langue, elle se mue en une dune de sable.
Le jeune sgarkellogy doit boire. Fort bien : il triomphera du vent en espérant pouvoir trouver des paysages plus cléments non loin du sommet. Ainsi que des flaques d’eau, cela serait formidable !
Résolu, Will se met à fureter sur ce grand versant qui ressemble à un champ de bataille. Il sent le vent se lever une nouvelle fois, mais il tient bon. Il serre les dents à s’en faire mal, il louvoie entre les stèles alors que la tourmente tient à lui arracher la peau.
Elle menace de l’emporter ! Le jeune sgarkellogy plante les griffes. Il mutilera le sol s’il le faut, mais hors de questions de glisser jusqu’au pied de la montagne !
Will trace des sillons dans cette terre escarpée. Ses muscles se tendent alors qu’il résiste aux hurlements du vent du Beryx, sa queue se fait battre et le jeune sgarkellogy est persuadé que ses oreilles vont finir par se détacher de son crâne. Puis la bourrasque s’arrête.
Mais la montagne a décidé de tonner d’une autre manière.
Si Will a pensé que le calme reviendrait pour quelques minutes, il s’est lourdement trompé : un cri effroyable retentit pour mieux se répercuter en écho. Le jeune sgarkellogy s’immobilise alors que la peur se répand dans ses veines. Il lance des regards épouvantés face à lui, en haut, vers les cieux, sur les côtés… Ça y est. Le champ de bataille se prépare pour une nouvelle catastrophe ! C’est cela, n’est-ce pas ?
Les dieux du Beryx ne veulent pas le voir, alors, alors… Sont-ils en train de préparer quelque chose pour le renvoyer ?
Le cri résonne de nouveau. On hurle à la place du vent. Cela ressemble à une colère métallique, à la rage d’une forge en train de s’éteindre… Là !
Les instincts du jeune sgarkellogy se mettent à agir à sa place pour le faire déguerpir et se terrer derrière une plaque rocheuse. Il a vu la grande ombre planer parmi les cieux, mais il ne s’est pas attardé à la détailler parce qu’il est certain d’être sa cible.
Avec prudence, Will prend corps avec la pierre de la stèle, afin de mieux se glisser hors de son abri.
Il lève la tête. Plus haut, bien plus haut, ses ailes immenses déployées, brillantes, effilées comme mille épées, plane un familier qui ressemble à s’y méprendre à une sombre menace.
Il trace des cercles invisibles dans les cieux du Beryx et il hurle de plus belle alors qu’il cherche… il cherche…
Le jeune sgarkellogy frissonne. Le vent s’est arrêté.
Will écarquille ses yeux blancs alors qu’il songe que les bourrasques ont certainement été produites par ce monstre de familier, plus haut !
Il doit redoubler de prudence s’il tient à parvenir au bout de son périple. Il doit quitter ce champ de bataille au plus vite ! Mais Will est tétanisé. Son corps refuse de le mener plus loin alors qu’une petite voix dans son être le supplie de faire demi-tour.
Il soupire. Il ne peut pas. Il est si près…
Le jeune sgarkellogy rassemble son courage, ferme les yeux si fort que des larmes se mettent à perler puis avance de plus belle. Ses membres pèsent bien lourd, il a l’impression de tituber, de se débattre dans un songe qui vire au cauchemar.
Will se redresse afin d’observer les alentours. La caillasse reste Maître, les stèles pleuvent de toutes parts et seul le vide l’attend s’il s’éloigne du chemin. Plus loin, le décor devient blanc si bien que le jeune sgarkellogy ne peut qu’imaginer le froid s’intensifier et mordre la chair.
Le familier volant hurle. La menace s’affole, impatiente de dénicher cette proie qui se dissimule ici bas, comme la vermine qu’elle est !
Soudain, elle se met à piquer vers le sol, prédatrice. Will laisse la terreur le guider en le faisant filer à toute allure sur le chemin. Le jeune sgarkellogy prend de la vitesse : il doit fuir !
Il sent le vent se lever de nouveau avec un autre cri déchirant ! Alors il file, il file, qu’importe la poussière qui vient se mêler aux larmes de ses yeux opaques, qu’importe la souffrance dans ses muscles malmenés ou même ses poumons en train de brûler.
Quelque chose vient de se poser lourdement sur le sol.
Ça y est ! Le bourreau s’applique à inspecter les lieux.
Une cachette. Vite. Will s’en va machinalement se recroqueviller derrière une stèle de pierre. Est-ce que cela sera suffisant ? Il l’ignore. Le jeune sgarkellogy peine à reprendre son souffle. Il sent sa gorge le piquer, il sait que la quinte de toux le menace, mais il ne peut pas se le permettre ! Parce que la silhouette obscure, immense, du familier volant se dresse non loin de son abri, comme l’ombre de la mort.
Deux orbes de sang brillent parmi la noirceur de sa figure. La lumière du jour se reflète sur l'encre de son corps, ses plumes, son bec effilé. Ses ailes sont annonciatrices d’une énième bourrasque.
Will se retiendrait presque de respirer. Il plaque ses petites pattes sur sa gueule en un geste machinal.
Le grand familier marche prudemment, se penchant, jetant son œil derrière chaque stèle. Il cri de menaces.
Ses serres, puissantes, martèlent ce sol fatigué si bien que le jeune sgarkellogy s’attend à voir les plaques de roche valser. Ses grandes ailes se plient et se déplient dans un concert de friction insupportable, son large poitrail noir semble receler d’une énergie destructrice qui prend vie dans la gorge du familier impressionnant pour hurler "je te cherche".
Will doit faire tout ce qui est en son pouvoir afin de ne pas céder à la panique. L’angoisse lui serre la poitrine, ses entrailles se tordent alors qu’il souhaite, plus que tout, courir à toute vitesse vers le sommet. Mais cela marquerait la fin de son périple sans qu’il ne puisse voir l’ombre d’un dieu.
Le jeune sgarkellogy inspire profondément. Il ferme les yeux et fait fi du danger pour quelques petites secondes. Il lui faut se calmer parce qu’au fond, il sait comment agir.
Will se revoit à Odrialc'h, juste en face du bâtiment aux assiettes garnies. Dans son souvenir, il vient de quitter les égouts en compagnie de son père ainsi que du reste de la colonie.
Il doit fureter avec discrétion et prudence pour voler de la nourriture sans jamais se faire prendre par les géants de chair… Tout ce qu’il risque ce n’est qu’un coup de balai, après tout.
Il n’a qu’à l’endurer.
Le jeune sgarkellogy revient à lui. Il fixe son adversaire, ce grand familier d'encre et il sait qu'il peut le fuir.
Tant que ses orbes de sang regardent ailleurs, tant qu’ils le cherchent derrière des stèles, plus loin… Will n’a qu’à poursuivre son ascension.
Il se fait le plus silencieux possible, quitte à ne devenir qu’une ombre sur le chemin. Il furète avec prudence en prenant soin de rester invisible aux yeux de son ennemi. Les plaques deviennent des remparts. Les plaques deviennent des boucliers.
Le familier hurle à nouveau. Les plumes acérées de ses ailes crient alors qu’il prépare, sans doute, son envol.
Un bref coup d’œil informe le jeune sgarkellogy que c’est effectivement le cas. Les battements de son cœur s’accélèrent. Des airs, une tache noire sur un sol abrupt sera aussi visible qu’un morceau de charbon sur de la neige ! Will ne réfléchit plus : il s’élance.
Les stèles se succèdent encore et encore, la poussière l’enveloppe alors que ses pattes raclent le sol. Le jeune sgarkellogy entend le grand familier hurler depuis les cieux : nul doute qu’il l’a repéré.
Par le Grand Rawist, est-ce que ce champ de bataille a au moins une fin ?
Will a l’horrible sensation de se retrouver piégé dans une boucle infinie. Une boucle où la seule porte de sortie serait sa perdition.
C’est fini…
Les ailes de son ennemi vont le transpercer, voilà l’issu qui s’offre au jeune sgarkellogy. Elles vont pleuvoir sur sa chair comme un millier de glaives si bien que Will n’atteindra jamais le sommet de la montagne. Il ne posera aucune question, ne verra pas les dieux du Beryx… Il ne rencontrera jamais le Grand Rawist. Il est né proie alors il finira proie.
Non !
La poitrine du jeune sgarkellogy va exploser alors que ses petites pattes vont céder.
Il veut aller plus vite que son corps ne peut lui permettre, il veut respirer au-delà de ses poumons, il veut voir plus loin, mais ses propres yeux ne peuvent rien y faire… Sa peau sombre se hérisse alors qu’il sent la présence massive du grand familier.
Est-ce l’une de ses serres qu’il sent sur sa chair ? Will se prépare mentalement à accuser la douleur et peut-être… La fin ?
Non !
Son instinct de survie demande un ultime effort à son corps déjà trop fatigué : saute !
La pointe meurtrière vient doucement se glisser entre les omoplates du jeune sgarkellogy. Elle va bientôt le blesser, encore quelques millimètres et…Will replie son petit corps puis soudain, il fait un bond fulgurant.
Un millième de seconde pour voir le paysage se peindre en blanc, plus loin. Pour apercevoir deux piliers massifs, recouverts d’un linceul de givre ainsi que leurs énormes symboles étranges gravés à même la pierre frigorifiée. Pour sentir le froid et le suc de la peur lui coller à la peau, pour prendre conscience de toute sa chair meurtrie puis pour penser, enfin.
La voix de Till résonne dans son esprit.
Ah ! Qu’est-ce que j’aimerais être un maülix ou un ciralak ! Est-ce que tu sais pourquoi, petit Will ? Parce qu’ils ont de minuscules clavicules ! C’est pour cela qu’ils ont une souplesse à toutes épreuves… Ils ont bien de la chance.
Les clavicules de Will, quant à elles, semblent se briser sous la violence du choc.
La serre du grand familier volant n’a pas attrapé sa proie, non… Dans une dernière tentative de l’emporter, les quatre doigts de sa patte massive ont projeté le jeune sgarkellogy en avant et il a fendu les airs avec violence.
Un choc, un second… Will a la sensation de dévaler un amoncellement de pierres hérissées de pointes… Il sent une poudreuse glaciale tremper sa peau pour mieux piquer sa chair… Il a du mal à respirer, il est persuadé que son petit crâne est jonché de bosses. Il ne les comptera pas.
Enfin, tout s’arrête. Il n’entend plus rien. Il a du mal à ressentir quoi que ce soit.
Le jeune sgarkellogy ouvre la gueule, mais seuls des râles quittent sa gorge. Ils se transforment en sifflements qui ressemblent à s’y méprendre à des plaintes.
Ses paupières s’entrouvrent, mais il ne parvient pas à mettre des mots sur le paysage tant il peine à retrouver ses esprits. Will se tient au beau milieu d’un écrin qui n’est que souffrances, confusions, peur et froid.
Petit à petit, il reprend pied.
Telle une immensité figée, grise, stérile, le ciel du Beryx lui apparaît. Il déverse ses flocons éburnés qui pleuvent sur la figure du jeune sgarkellogy, couché sur le dos, comme un millier de baisers gelés.
Will se met à tousser. Il inspire profondément, ses poumons hurlent sous la fraîcheur de l’air, mais au moins, il respire. Il vit encore.
Il parvient à se mettre sur le flanc et même si son corps ne peut pas parler, il ne peut qu’imaginer les plaintes cuisantes de son dos blessé.
Soudain, le jeune sgarkellogy écarquille ses yeux d’horreur.
Face à lui, sur le seuil des piliers qui se dressent bien haut telle une entrée vers un sanctuaire, se tient le familier volant.
Stoïque, droit, ses orbes de sang luisant comme des chandelles, il reste de marbre. Une énorme arme sombre aux ailes tranchantes repliées le long de son corps massif.
Will peut le voir, à présent. Il peut le détailler… Cet énorme familier impressionnant.
Au-delà de ses plumes semblables à des glaives, de son bec affuté, des rubis de son regard, le jeune sgarkellogy l’imagine fait de métal. Une superbe arme, un amoncellement d’ingéniosité pour donner vie à une telle créature.
L’être de fer soupire. Des volutes opaques quittent son bec, comme pour témoigner du merveilleux réalisme de cette mécanique de familier. Regardez : il possède des poumons. Forgés, bien sûr.
Le cœur de Will menace de percer sa poitrine alors que les tremblements reprennent du service. Qu’attend-il ? Sa proie est à sa portée !
Mais il ne bouge pas. Il se contente de le fixer de ses yeux sanguinaires. Impassible.
Le jeune sgarkellogy quant à lui, ne compte pas attendre la prochaine attaque. Il rassemble courage et énergie afin de se relever, mais cette tentative lui arrache un cri de douleur.
Il chancelle, puis s’effondre lourdement sur le sol gelé alors qu’il lance un regard épouvanté à sa patte arrière gauche, enflée.
Non…
Une seconde tentative pour se mettre debout qui se solde en échec. La mâchoire de Will se crispe. Il a envie de hurler.
Sa patte est cassée. Il est perdu.
— Père. Mère. Pardonnez. Ptérocorvus a échoué. Le petit familier a réussi.
Une voix d’outre-tombe s’élève. Gutturale, comme étouffée par cent masques.
Les muscles du jeune sgarkellogy se tendent. Est-ce que le grand familier volant vient de parler ? Will le dévisage.
Il a dit "Père", "Mère" puis "Ptérocorvus"… Que veut dire tout cela ? Serait-ce ?
— Un test ? murmure le jeune sgarkellogy.
Un test qui le rendrait digne de rencontrer les dieux du Beryx ? Will secoue la tête.
Sous ses yeux opaques, le familier "Ptérocorvus" déploie ses ailes acérées afin de prendre son envol dans un concert de friction. Le jeune sgarkellogy lève haut le chef pour le regarder planer dans l’immensité du ciel du Beryx. Et maintenant ?
Maintenant, Will se retrouve seul dans ce décor hivernal. Ici, il n’y a que lui, ces deux piliers marqués de symboles, ces roches acérées qui s’élèvent comme des murs infranchissables et tout là-haut… La coupure. L’entaille encore bénie de son faisceau de lumière.
Il n’y a qu’un seul chemin : de petites pierres s’amoncellent en un sentier maladroit, certainement glissant, en pente, comme l’ultime effort avant la confrontation du Père et de la Mère.
Will lui lance un regard fatigué.
Il n’en peut plus. Il a mal. Cette question vaut-elle toute cette peine ?
Là, seul en haut de la montagne, il songe aux égouts d'Odrialc'h, à son père, à la colonie… Il sent son cœur se serrer alors qu’il réalise que tout cela lui manque.
Il secoue la tête dans l’espoir de disperser les émotions qui veulent monter. Non. La misère ne peut pas lui manquer !
Le jeune sgarkellogy fait appel à sa volonté. En un geste désespéré, il tente de se traîner jusqu’à la première marche de cet escalier maladroit. Il est là. Il doit continuer.
Ô, Mère je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde. Ô, Père je vous en prie. Sauvez-moi de ce monde.
Voilà qu’il se met à ramper, épuisé. Sa panse frotte contre le sol glacial, raclant la poudreuse qui s’amoncelle. Tout cela n’est-il pas mieux que le carrelage graisseux du bâtiment aux assiettes garnies ?
Je vous en prie !
Il y est presque, n’est-ce pas ? Encore un petit effort ! L’escalier approche… Non ? Non. La fatigue lui joue des tours.
S’il vous plaît…
Pourquoi l’escalier disparaît ? Pourquoi le froid lui semble soudain si lointain ? Pourquoi le décor rétrécit ?
La peur l’agrippe. Non ! Non ! Non, non, non, non, non ! Il ne faut pas s’endormir ! Misérable vermine, ne t’endors pas !
Amarante… Tamaris…
Un bruit sourd. Le jeune sgarkellogy croit au retour du ptérocorvus, mais il n’en est rien.
Will entend des pas. Des pas qui claquent sur la roche avec majesté et puis… Et puis…
Le violet éthéré vient pourfendre la neige de la montagne. La lumière écarte les pans de ce paysage de mort alors que, de sa main invisible, elle vient bercer le jeune sgarkellogy d’une chaleur plus que bienvenue. Will ne bouge plus.
Son regard, agressé par la lueur, ne peut se détacher des deux silhouettes mouvantes, grandes, merveilleuses, en train de venir à sa rencontre.
Il voit du violet, du blanc, de l’or, du rouge… Des êtres massifs qui respirent la splendeur avec leur figure et leur allure d’apparat.
Du violet éthéré et du blanc divin avec une cape de roses rouges, leurs fourrures…Une fenrisulfr et un rowtsya.
Un sourire fend la figure de Will. Il se permet, enfin, de lâcher prise.***Pour un continent, une montagne.
Pour une ascension, un gardien.
Pour un regard de la Mère, du courage.
Pour la fin d’un périple, l’élévation.
La Mère sauvera les valeureux pèlerins du monde.
Le Livre De la Fenrisulfr Amarante***Pour un continent, une montagne.
Pour une ascension, un gardien.
Pour la compassion du Père, de la détermination.
Pour la fin du périple, une réponse.
Le Père protégera les valeureux pèlerins du monde.
Les Mémoires Du Rowtsya TamarisAscension
Chapitre Final - Périple
Il a cru sombrer parmi la poudreuse. Il a cru s’endormir à jamais, là, effondré sur un tapis de neige tandis que les flocons lui tisseraient un linceul.
Mais il n’en est rien.
Will est bel et bien là. À plat ventre sur le sol glacé de la montagne, son pelage trempé, tenant péniblement sur ses deux pattes avant, tremblantes, alors que celle qui ne peut plus le porter se traîne derrière lui comme une entrave.
Le souffle du jeune sgarkellogy se transforme en volutes. L’air du sommet s’applique à lui brûler les poumons, mais il ne le sent presque plus.
Il est là. Avec les dieux. Il a réussi.
Enfin presque : il doit leur parler, leur poser cette question qui a rythmé son pèlerinage jusqu’au continent du Beryx. Avec une pincée de hasard, aussi.
Est-ce qu’il doit être le premier à prendre la parole ? La mâchoire de Will s’entrouvre, mais… mais…
Amarante s’avance.
Ses griffes épaisses, obscures, claquent sur la roche givrée de la montagne. Les muscles de ses pattes roulent sous son poil éthéré.
Le jeune sgarkellogy remarque que si la fourrure du dieu Tamaris est d’ivoire avec une cape de roses rouges, celle de la déesse Amarante est plus onirique.
La Mère impulsive et le Père clairvoyant.
Will comprend à présent.
Ses pattes s’écrasent dans la poudreuse alors que le paysage… Il ne se compose que de terre gelée, de neige sale, de petites caillasses ainsi que de froid. Son front touche le sol.
Le jeune sgarkellogy réalise seulement qu’il vient de se prosterner sans même en avoir conscience.
Quand ses pattes ont-elles cessé de trembler pour mieux se dérober sous son poids ?
Il voudrait au moins redresser le buste, mais il n’y arrive pas. La Mère l’écrase… Avec son regard ? Son aura ? Une magie divine dont Will n’aurait pas connaissance ? Il l’ignore.
— Cette petite chose a-t-elle réellement pu braver notre gardien ? siffle Amarante.
Chose ? La gueule du jeune sgarkellogy se crispe. Mais il n’ose pas relever la tête.
L’aura de la Mère l’en empêche. Il la ressent de manière si intense dans chaque sillon de ses veines qu’il se demande si elle n’est pas tangible… Comment font les familiers du continent du Beryx, en bas de la montagne, pour ne pas la percevoir ? Et les êtres faeliens ? Et lui. Lui, pendant son ascension, comment a-t-il… ?
— Tu ne le regardes pas tel qu’il est, déclare paisiblement une voix grave.
Tamaris.
Deux pattes viennent encadrer la figure de Will. Son front embrasse toujours le sol glacé, son petit corps ne fait plus qu’un avec la terre du sommet. Puis, il ressent de la bienveillance. Le jeune sgarkellogy ne saurait s’expliquer mais il a simplement la sensation qu’il a le droit d’être là, de se tenir ainsi devant les dieux du Beryx, de leur adresser la parole, mais surtout : de lever son regard blanc vers le Père.
Tamaris, le Père clairvoyant.
En des gestes lents, sa nuque s’actionne. Will a l’impression de se transformer petit à petit en pantin. Ses mouvements sont saccadés. Sa chair lui répond avec difficulté.
Enfin, il plonge dans les prunelles des dieux. Dans les yeux de la Mère et du Père. Il tressaille.
Des rubis cerclés d’or forment le regard de Tamaris, comme un miroir de cette carapace merveilleuse venue coiffer son dos. Le Père ne se contente certainement pas de donner sa protection : il est un rempart. Le bouclier du Beryx.
Quant aux yeux d'Amarante… Ils brûlent d'un feu sombre. Ils ne sont que ténèbres. Des ténèbres en fusion telle la forge maudite qui aurait conçue une épée destructrice. Will n’a aucun doute quant au fait qu’elle serait capable d’embraser sa chair d’un simple regard si elle le souhaitait.
La Mère pourrait le consumer tout entier, puis entraîner le Père… Le continent du Beryx avec elle ! Continent qui n’a rien à craindre, vraiment.
Amarante est "puissance", elle est l’épée du Beryx.
Elle est la première à attaquer le jeune sgarkellogy qui se recroqueville sur lui-même.
Certes, il a conscience d’apparaître si pathétique avec son corps trempé ainsi que sa patte folle… Mais il est là. C’est ce qui compte, non ?
— Alors, petit familier ? raille Amarante, es-tu venu demander la puissance que tu n’inspires pas ? La protection que tu n’as jamais eue ? Un pouvoir que tu seras incapable de manier ?
La Mère tranche. Will s’y est attendu, mais il secoue la tête. Tête qui semble devenir de plus en plus lourde. Comme son corps.
— Non… souffle-t-il.
Il doit s’expliquer. Il doit raconter son histoire, il doit demander à voir le Grand Rawist, il doit…
Un bruit sourd, la chaleur d’une entité divine. Un coup d’œil et le jeune sgarkellogy s’aperçoit avec stupeur que Tamaris vient de se coucher face à lui. Sa figure majestueuse, auréolée d'ivoire et de rubis, sa cape de roses rouges qui se laisse malmener par le vent du sommet ressemble à s’y méprendre à une rivière de pierres précieuses.
Comme Amarante, le Père est l’assemblage d’un orfèvre amoureux des joyaux, sûrement. Sauf que la Mère quant à elle, semble tombée des songes avec le violet extraordinaire de sa fourrure ainsi que ces rubans aux tons rosés qui forment ses multiples queues. Leur couleur n’est pas sans rappeler les derniers vestiges d’un coucher de soleil avant la tombée de la nuit.
Le Père est un joyau alors que la Mère fait honneur au ciel.
Will ne quitte pas la figure bienveillante de Tamaris. S’il continue de l’observer, peut-être pourra-t-il échapper au tranchant d'Amarante. Même s’il sait qu’elle ne sera pas avare de remarques acerbes. Tant pis. Il n’est pas ici pour rien !
— Je ne veux ni pouvoir, ni puissance, ni protection… murmure-t-il avec difficulté.
Il n’a pas vu la Mère écarquiller ses yeux d'onyx. Elle a entrouvert sa puissante mâchoire, hautaine, mais curieuse. Qu’est-ce qu’une petite espèce de familier comme celui-là est venu chercher ici alors ?
— Je voudrais… reprend Will, J’ai besoin… J’ai besoin… D’une réponse. Le Grand Rawist… Sait.
Le jeune sgarkellogy tente de se redresser. La tâche est ardue : ses pattes avant tremblent encore, celle qui est blessée le fait souffrir et puis… Sa respiration devient difficile. Will a un nœud étrange au niveau de l’abdomen : il se sent houleux. Mais il tient bon et il tiendra bon.
Il ne quitte pas la figure de Tamaris. Les dieux du Beryx ne peuvent pas savoir pourquoi les sgarkellogy sont une espèce de familier méprisable, miséreuse, pourquoi le Grand Rawist les a engendrés et surtout : pourquoi les portes du bonheur leur sont hermétiques.
Le regard du Père se teinte de compassion. La Mère reste, quant à elle, imperturbable.
— Quel familier se rendrait sur le continent du Beryx dans le but de parler au dieu des dieux ? siffle-t-elle avec mépris, regardes-toi… À quoi te sert ta petite tête si tu ne peux même pas réfléchir correctement ?
— Ce n’est pas…
Tamaris se met à gronder.
Il s’agit d’un roulement sourd, comme les prémices d’un orage que le jeune sgarkellogy sent résonner jusque dans ses os. Mais la figure du Père ne se déforme pas de colère et la lueur dans les joyaux de ses yeux ne change pas.
— Si tu ne peux pas reconnaître la volonté d’un petit familier qui vient à nous, déclare-t-il à Amarante, si tu n’es ici que pour accabler, si tu refuses d’entendre sa question… Alors tu peux t’en aller.
La Mère gronde à son tour, menaçante. Elle toise Tamaris, son regard se transformant en véritable puits de ténèbres. Will est persuadé qu’elle va faire fondre la neige du sommet !
— Il ne veut ni puissance ni pouvoir pour le combat, poursuit le Père, il ne veut pas de ma protection. Il veut une réponse, tu l’as entendu tout comme moi. Alors pour lui, baisse ta garde, Amarante.
Le jeune sgarkellogy suit l’échange entre les dieux, stupéfait.
S’il a traversé la mer, les plaines du Beryx, la forêt du sud, les bourrasques de cette montagne jonchée de stèles de pierre, la poudreuse du sommet… Ce périple lui semble si lointain. Will a la sensation de se trouver dans un coffret avec une serrure unique, verrouillée sur le monde.
Il se tient au cœur d’une atmosphère qui oscille entre tumulte et accalmie. Lorsqu’il regarde Amarante et Tamaris, il voit les deux faces d’une même pièce, deux miroirs l’un en face de l’autre… Leur tandem est un étrange mélange entre le jour et la nuit.
Ils s’attirent, se comprennent, se repoussent.
La Mère ne baissera pas sa garde, mais sa hargne restera muette pour ce familier rachitique aux yeux vitreux. Si Will pouvait apercevoir son reflet, il verrait que le blanc de ses prunelles vire doucement vers quelque chose de plus laiteux. La faute de l’espoir en train de s’éteindre peut-être…
— Vous ne pouvez rien pour moi…
Il ne se trouve pas sur l'île de Memoria. Il a commis une erreur en songeant qu'Amarante et Tamaris pourraient appeler le Grand Rawist. La Mère refuse de l’écouter, alors… Alors… À quoi bon, finalement ?
— N’as-tu pas dit que tu avais une question à poser, petit familier ?
La voix du Père s’élève, calme, profonde, rassurante.
Ses orbes d’or cerclés de rubis accrochent le regard du jeune sgarkellogy comme un point d’ancrage. Ils ont le pouvoir d’évincer tous les doutes qui assaillent le familier. Will cille : Tamaris l’invite à parler. Mais Tamaris n’est pas le Grand Rawist.
Un frisson parcourt chaque centimètre carré de sa chair. Le froid le mord de plus en plus.
Le jeune sgarkellogy se traîne quelque peu sur la poudreuse, juste pour se rapprocher du Père. Là, entre ses pattes massives ainsi que sa présence rassurante, il se sent déjà plus à l’abri.
Il inspire profondément et expire avec une plainte lorsque ses poumons protestent.
— Je voudrais savoir, amorce Will, pourquoi… pourquoi…
Il raconte.
Sa voix s’éraille avec la fatigue, mais il continue et alors qu’il peint le tableau de son existence ; et pendant qu’il parle, il peut voir des images apparaître dans son esprit.
Son cœur se serre quand il le réalise encore une fois : son père, la colonie… Ils lui manquent.
Il se revoit courir dans les égouts, infiltrer le bâtiment aux assiettes garnies, se rendre à la décharge afin d’y trouver de la nourriture et répéter ce cycle encore et encore…
Il ne comprend pas. Il ne comprend pas du tout.
Ce voyage, il l’a accompli dans le but de se sortir de cette misère et ainsi obtenir une réponse à la condition pathétique des sgarkellogys. Il a voulu quitter cette bulle affreuse, cette boucle aliénante où la quête de nourriture, le combat contre la faim a transformé la vie de la colonie en survie. Alors pourquoi tout cela lui manque-t-il ?
Will secoue la tête. La réponse à sa question devient vitale, essentielle !
Il a besoin qu’on le sorte de toute cette brume qui brouille ses pensées. Quand on éclairera sa lanterne, alors il pourra changer sa vie ! Il deviendra un familier nouveau, plus lucide avec un autre regard sur le monde. Mais.. N’est-ce pas déjà le cas ? Le jeune sgarkellogy se met à tousser.
— Ce que tu veux savoir, Will, sgarkellogy d'Odrialc'h, c’est la raison pour laquelle les tiens sont voués à vivre dans la misère ? récapitule Tamaris.
Une ombre passe sur sa figure. Le Père ferme brièvement les yeux, accusant peut-être une vérité qui lui provoque du chagrin.
Will l’observe, inquiet, mais le dieu revient rapidement à lui et la bienveillance retrouve sa place dans ses prunelles merveilleuses. Il réfléchit. La Mère s’anime à ses côtés, ses queues oniriques s'agitant en un geste inconscient.
— Tu penses que la misère des sgarkellogys est le fait du dieu des dieux ? dit-elle d’un ton acerbe, tu crois qu’il a voulu votre condition pitoyable ? Tu le penses vraiment ?
— Le Grand Rawist a engendré les sgarkellogys, explique Will, il nous a donné naissance, mais qu’importe… Qu’importe qui nous sommes : nos vies se ressemblent. Nous nous battons pour notre survie et nous ne parvenons pas à être heureux. Nous sommes touchés par la misère, la faim, la maladie, la saleté, la peur… Pourquoi avoir créé une espèce de familiers aussi miséreuse ?
La Mère émet un sifflement dédaigneux. Le jeune sgarkellogy ne peut que deviner ses pensées à son encontre, mais Amarante se garde bien de les mettre en lumière.
Elle est une déesse qui ne jure que par le tranchant de ses griffes alors elle n’a que faire des élucubrations existentielles d’une vermine. Elle connaît la réponse à sa question, mais elle va laisser le Père s’exprimer. Will l’observe. Sa fourrure éthérée qui encadrent sa figure implacable… Elle est belle et terrifiante à la fois.
Enfin, le Père traduit sa réflexion. Il a étudié la question du jeune sgarkellogy et même s’il n’est pas le Grand Rawist, il reste un dieu.
Mais qu’est-ce qu’un dieu pour un familier ? Pourquoi risquer sa vie pour une simple réponse ?
Tamaris décide d’interroger le jeune sgarkellogy.
Will est pris au dépourvu. La fatigue rend ses pensées plus confuses, si bien qu’elles ne cessent de tourner dans sa tête.
Qu’est-ce qu’un dieu ? Qu’est-ce qu’un dieu ? Un dieu c’est… C’est…
Il soupire et tousse de plus belle. Il prend alors conscience de ce que représente le Grand Rawist à ses yeux : tout ce qu’il n’est pas.
La majesté, la prestance, le savoir, l’assurance, la vaillance, une figure qui inspire admiration et respect. Pour un sgarkellogy crasseux recroquevillé dans ses égouts, le Grand Rawist est une lumière éternelle. Une figure qui tient les destins de chaque familier entre ses sabots. Enfin… Il croit…
— Un dieu, c’est une figure immortelle, intemporelle, invincible, instruite, intelligente… Une figure qui ne connaît pas l’échec, une représentation de la… Perfection ?
Le jeune sgarkellogy s’étonne lui-même. Alors c’est ainsi ? C’est pourquoi il a trouvé le courage de quitter Odrialc'h ? Parce qu’il pense que les dieux sont l’incarnation de la perfection ? Parce qu’il croit fermement que la réponse du Grand Rawist à sa question peut changer sa vie ? L’existence même des sgarkellogys ?
Le Père le regarde avec tendresse. Will a l’impression de redevenir petit.
La Mère laisse échapper un rire sarcastique, mais ses traits sont moins durs.
— C’est là que tu as tort, petit familier, répond-elle à la grande surprise du jeune sgarkellogy, ce sont les échecs qui forment les dieux, les erreurs qui nous enseignent nos faiblesses, les imperfections qui nous apprennent à devenir humbles.
Elle semble embrasser les cieux de son regard obscure.
— C’est parce que les dieux ne sont ni immortels, ni intemporels, ni invincibles, ni instruits et ni intelligents qu’ils peuvent s’élever et se dévouer dans leurs rôles. C’est pour cela que moi, Amarante, je peux servir le continent du Beryx.
Son ton est implacable, sa voix tonne comme un coup de tonnerre. Les familiers qui vivent en ces terres peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car la Mère veille depuis le sommet de la montagne.
Tamaris approuve d’un signe de tête.
— Ce qu'Amarante dit fait sens, Will : nous, dieux Amarante et Tamaris, restons des guides. Nous avons pour rôle de veiller sur les familiers qui vivent sur le continent du Beryx, de les protéger, d’écouter leurs lamentations et de valoriser leur courage. Nous sommes leurs oreilles, leurs épaules, leurs socles. Sais-tu ce qui nous différencie tant de toi ? Des autres familiers ?
Will écoute les dieux du Beryx, fascinés. Ils sont "puissance", ils sont "prestance", ils semblent inébranlables pourtant, ils sont imparfaits. Les croyances du jeune sgarkellogy volent en éclats.
Il secoue la tête. Non, il ne sait pas ce qui le rend si différent des dieux… Ou plutôt si : bien trop de choses, mais probablement pas ce que le Père veut entendre.
— Nous dieux, reprend Tamaris, avons notre rôle à accomplir. Vous, les autres familiers, vous avez le choix.
Le choix ? Le jeune sgarkellogy plisse ses yeux opaques. Que veut-il dire par là ? Quels choix ? Il demande et c’est la Mère qui répond.
—La façon dont tu veux mener ta vie, petit familier ! La façon dont tu veux manger, dont tu veux parler, dont tu veux voyager, dont tu veux utiliser ton temps ! Le choix d’être proie ou prédateur, d’ordonner ou d’obéir, de persévérer ou d’abandonner, de se soumettre à son destin ou de le provoquer. De vivre ou bien de survivre.
Le choix. Les choix. Tous les choix qui peuvent s’offrir à un familier durant une minute, une heure, une journée… Des choix qui traceront le chemin de son existence.
Est-ce aussi simple que cela ? Les dieux sont-ils privés de choix ? Le Grand Rawist en est-il privé aussi ?
Will chancelle. Il tombe à plat ventre, grimace lorsque sa patte cassée lui fait mal et pose son front contre la neige. Durant toute son existence, il n’a jamais eu l’impression de faire un choix. Il a simplement suivi. Suivi son père, la colonie… Sauf lorsqu’il a quitté Odrialc'h en compagnie de Till.
— Je suis une vermine, souffle le jeune sgarkellogy, on m’a dit un jour, que sur un bateau, la vermine était bonne à ronger les cordes. Elle ne peut pas accoster sur le quai et se mêler aux jolis gens. Je me suis demandé "pourquoi" et maintenant…
Maintenant, Will songe que la vermine peut cesser de ronger les cordes. Elle peut quitter le bateau et se mêler aux jolis gens : elle a le choix.
— Will.
La voix profonde de Tamaris retentit. Le jeune sgarkellogy relève la tête avec difficulté. Il cligne des yeux plusieurs fois. Il se sent vraiment fatigué, confus, abasourdi et lucide, aussi.
Il plonge son regard dans les joyaux du Père. Les rubis cerclés d’or qui lui paraissent si… Aveuglants…
— La réponse à ta question, Will, poursuit Tamaris en prenant soin de détacher chaque syllabe, c’est que la vermine peut aussi devenir le capitaine du bateau.
Le jeune sgarkellogy se fige. L’expression de sa figure se tord d’incompréhension.
Comment ? Le capitaine ? La vermine qui ronge les cordes… Capitaine du bateau ?
Will fixe le Père, la Mère, le sol, la roche, la neige et même ses propres pattes.
La réponse à sa question, il l’a obtenue. Il s’agit d’un puzzle que lui seul doit résoudre afin de comprendre. De pouvoir modifier son existence.
Mais… Qu’aurait dit le Grand Rawist ? Le jeune sgarkellogy bégaye, incertain :
— Je voudrais… J’aimerais… J’ai besoin de parler au Grand Rawist.
Il entend un profond soupir. Il sait qu’il en demande beaucoup trop, mais il est là, alors…
— Bientôt, Will, répond Tamaris.
Le jeune sgarkellogy le dévisage d’un regard flamboyant. Vraiment ? Quand ça ?
Les yeux du Père semblent s’éteindre alors que la Mère a fermé les siens. Mais Will n’y prête pas attention.
Ses membres se mettent à trembler de plus belle. Il réfléchit à la réponse qu’il a obtenue de Tamaris, il tire sa petite cervelle de la torpeur dans laquelle elle semble vouloir s’enfoncer et retourne les mots du Père dans tous les sens. Il tient à lui en trouver un !
Le capitaine… Le capitaine… Le capitaine c’est celui qui… Conduit le bateau ? La vermine peut-elle conduire un bateau ? Peut-elle… ? Il écarquille ses yeux blancs.
Will se redresse tant bien que mal, avec des gestes vifs. La douleur irradie dans ses nerfs, mais il n'en a cure. Il vient de comprendre.
— Le capitaine… Est… Maître… murmure le jeune sgarkellogy.
Amarante lui lance un regard flamboyant. Tamaris acquiesce.
Oui, le capitaine est maître de son bateau. Il peut voguer là où il le souhaite. Vers la félicité, la paix, la tempête, le brouillard, la réussite, l’échec, le hasard ou bien… La misère.
Will, il faut que tu saches que si un être faelien ou bien un familier choisit la destruction et la mort, par exemple, alors la mort et la destruction le choisiront aussi. Si les sgarkellogys d'Odrialc'h choisissent la misère, alors…
— … La misère les choisira aussi, achève le jeune sgarkellogy pour lui-même en songeant à Sec.
Les pièces du puzzle s’emboîtent les unes avec les autres.
Choix. Survie. Misère. Maître. Capitaine.
Les yeux de Will s’humidifient. Des larmes viennent se mêler à sa peau de jais. Elles se mêlent avec la neige qui a fondu.
Notre faute.
Ils n’ont pas cherché à changer. Ils n’ont jamais quitté Odrialc'h. Ils n’ont jamais voulu partir. Ils ont choisi de rester confinés dans les égouts. Ils ont toujours juré par la faim.
Alors la faim a fini par leur dévorer l’estomac, qu’importent les rations que la colonie de sgarkellogys a pu récupérer, chaque jour passant.
Notre faute.
Pas celle du Grand Rawist. Ni d'Amarante, de Tamaris, de la providence, de la fatalité, d’une malédiction quelconque… Les sgarkellogys se sont simplement laissés porter par leur quotidien de misère, ils se sont laissés piéger dans cette boucle infinie, ils ont créé eux-mêmes cette bulle dans laquelle ils se sont enfermés.
La porte du bonheur ne leur a jamais été hermétique, non : ils n’ont jamais tenté de l’ouvrir.
Tout est limpide dans son esprit. À la lumière de cette réponse par la bouche des dieux du Beryx, la condition des sgarkellogys lui apparaît de manière si simple… Pourquoi n’avoir rien fait ? Amarante le lui demande.
— Si tu ne pouvais plus supporter cette vie misérable dans les égouts, petit familier de la cité d'Odrialc'h, pourquoi n’avoir rien fait pour changer ? Pourquoi es-tu resté malgré tout ?
Will serre les dents. Les sanglots maculent sa figure d’eau salée. Misérable, il l’est plus que jamais, à pleurer face aux dieux du Beryx parce qu’il a honte d’avoir été aveugle toutes ces années. D’être resté "vermine" avec son père ainsi que les autres sgarkellogys de la colonie alors qu’il aurait simplement suffi de devenir "capitaine" de son existence.
D’avoir pensé qu’il lui serait impossible de se dissocier de la colonie, simplement. D’avoir pensé qu’il resterait lié à son père, à sa condition de sgarkellogy durant toute sa vie.
Stupide !
Stupide ! Stupide ! Stupide ! Stupide vermine !
— … Parce que je n’en ai pas eu le courage, répond-il d’une voix hachée par les sanglots.
La Mère reste silencieuse.
Fière, elle s’avance quelque peu puis, finalement, plie les pattes avec grâce afin de se coucher à côté du Père. Elle observe de son œil obscur, ce petit sgarkellogy de la cité d'Odrialc'h, prostré sur la neige sous le regard bienveillant de Tamaris.
— Mais tu es parvenu jusqu'ici. Jusqu’à nous, déclare Amarante avec conviction, tu as trouvé la volonté de quitter ta région, tu as vaincu la peur de l’inconnu, tu as même échappé à notre gardien. Tout cela pour obtenir la réponse à une question. Une seule. Au nom de ton espèce ainsi que de ta colonie.
Will fixe la Mère.
Intransigeante, implacable, inflexible…Ccertainement terrifiante pour certains familiers.
Ses mots le surprennent et le touchent. A-t-il cessé d’être insignifiant ? Qu’importe.
Lorsque le jeune sgarkellogy s’est lancé dans ce pèlerinage aussi fou qu’important, c’est parce qu’il a eu de la peine. Pour lui, pour son père qui vieillit dans la douleur, pour son espèce. Parce que Till lui a ouvert les yeux et qu’il a alors réalisé qu’il ne serait plus capable de supporter la misère.
Il a compris.
Il chancelle de nouveau, titube, s’effondre une fois de plus. La fatigue l’agrippe de plus belle, mais il refuse de se laisser emporter. Will ne peut pas s’endormir face aux dieux du Beryx.
— Will de la cité d'Odrialc'h, amorce Tamaris, malgré tout ce que tu peux reprocher à ton espèce, lorsque tu penses "foyer", qu’est-ce qui te vient à l’esprit ?
Foyer.
C’est confus. Ce n’est pas une réponse que l’on peut donner en réfléchissant intensément. C’est différent parce que… Cela se manifeste par une émotion.
— Mon père, répond le jeune sgarkellogy.
Cette fois, il peut le sentir : l’amour qu’il éprouve pour son père a changé. Il ne se manifeste plus sous la forme d’une chaîne indestructible qui le retient avec lui, dans les égouts d'Odrialc'h. Non. Son père lui apparaît simplement sous les traits du sgarkellogy qui l’a élevé. Le sgarkellogy vers qui il peut revenir lorsqu’il en éprouve le besoin, avant de repartir voguer vers d’autres horizons.
Tamaris regarde Will avec tendresse avant d’embrasser les cieux. Les joyaux de ses yeux se mettent à briller.
— Moi, je pense "continent du Beryx".
Amarante aussi.
Le jeune sgarkellogy leur sourit. Le monde n’est plus le même depuis qu’il se sait capitaine d’un bateau. Il a cessé d’être une vermine.
Des frissons parcourent son petit corps, il tousse encore une fois, sa patte cassée achève de le mettre à terre. Affalé sur le flanc, Will regarde le pelage ivoire du Père. Il songe à la rivière couleur saphir des plaines du Beryx. Celle-là même où il a rencontré Sec ainsi que sa conscience.
Avec les flocons du sommet, une goutte vient s’y mêler. Elle éclabousse la joue du jeune sgarkellogy.
Ce dernier songe à Till. À Pyrois de la forêt du sud. À la colonie, à son père…
Le nouveau capitaine du bateau tâchera de mettre le cap sur le port de Tantale. Il racontera son voyage, même s’il peut d’ores et déjà imaginer l’expression cynique de Till. Il a tout de même rencontré ses dieux.
Oui, il fera tout cela. Lorsqu’il se sentira mieux. Pour l’instant, il est si fatigué.
Les paupières de Will se ferment sur son regard opaque. Même dans la pénombre, il sent les morsures de la poudreuse, mais il peut percevoir les respirations profondes d'Amarante ainsi que de Tamaris. Elles le bercent.
Tout va bien. Will est fatigué…
Très…
… Fatigué.***Pour une question, une réponse.
Pour une quête, une ascension.
Pour le familier de la cité d'Odrialc'h qui a rendu son dernier souffle, une sépulture de pierre.
La Mère a levé sa figure majestueuse vers la lumière du Beryx,
Qui siège là-haut dans l’entaille de la montagne.
Elle sait que le dieu des dieux y a emporté le sgarkellogy.
Et au-delà, il y a… il y a…
Le Livre D'Amarante***(/center]Pour une question, une réponse.
Pour une quête, une ascension.
Pour le familier de la cité d'Odrialc'h qui a rendu son dernier souffle, une larme.
Le Père a levé sa figure merveilleuse vers la lumière du Beryx,
Qui siège là-haut entre les remparts de la montagne.
Il a vu le dieu des dieux y emporter le sgarkellogy.
Et au-delà, il y a… il y a…
Les Mémoires De Tamaris***(/center]Il a la prestance de la Mère, il a la tendresse du Père,
Mais la noirceur de son être et la blancheur de son crâne,
Transforment la lumière du Beryx et son rideau de nuit en souvenirs oubliés.
Face à la coupure, aux remparts de la montagne
Il attend.
Il m’attend.
Une pensée pour mon foyer,
Une pensée pour la colonie,
Une pensée pour un minaloo à la robe d'argent,
Une pensée pour un ciralak à la conscience volubile,
Une pensée pour un sabali à la crinière chaleureuse,
Une pensée pour un ptérocorvus aux plumes de glaives,
Et aux côtés du Grand Rawist, le dieu des dieux,
Je brave la lumière d'Eldarya.
Au-delà, il y a…
Il y a…
Un nouveau périple.
Will, sgarkellogy de la cité d'Odrialc'hC'est Pour Cela Que Je Suis Né
[/soiler]
June Chione et sa sœur adoptive, Emi Chione, sont issues d'un village de pêcheurs. Elles décident de se rendre à Eel pour tenter l'examen d'entrée au sein de la Garde, un rêve qu'elles partagent toutes les deux.
La vie à Eel leur promet un bel avenir pourtant, même dans une cité au sommet de sa gloire, l'horreur se tapit derrière le visage de l'innoncence. Elle rôde, traque, mange et patiente, dans l'espoir de trouver la femme parfaite…
La vie à Eel leur promet un bel avenir pourtant, même dans une cité au sommet de sa gloire, l'horreur se tapit derrière le visage de l'innoncence. Elle rôde, traque, mange et patiente, dans l'espoir de trouver la femme parfaite…
Note de l'Auteure
Bien le bonsoir à vous ! (^_^)/
Nous voici sur ce premier contre interdit. Mais où avez-vous donc mis les pieds ? Eh bien, en tout premier lieu, dans un univers qui ne m'appartient pas et qui m'a été prêté par MayaShiz.
Ici, vous allez entrer dans l'Eldarya imaginé par MayaShiz pour sa fiction, Le Chant de Léthée que vous pouvez trouver dans cette section. J'ai été lectrice et bêta-lectrice de cette fiction que j'ai adoré et que j'aime toujours relire pour redécouvrir la plume de MayaShiz. J'avais donc envie de lui faire un hommage, à travers ce conte.
MayaShiz, ce conte est pour toi. Navrée pour June et ton monde qui ont été quelque peu malmenés sous ma plume, mais tu sais à quel point les ténèbres du genre horrifique, sont ma maison.
Bonne lecture ! … Ou bon courage.
Prologue
La mer ressemble à un miroir. Quand elle perdait son regard améthyste sur sa surface paisible, assise sur le rivage de son village, elle aimait se réfugier dans ce genre de rêverie.
Accoudée à la rambarde du bateau, June ferme les yeux. Elle laisse le vent marin s'engouffrer dans ses cheveux cendrés et si elles pouvaient s'exprimer, ses mèches folles hurleraient de joie.
La brise saline court sur son visage, ses lèvres, ses épaules dénudées et ses bras. En cet instant, Elle est comme sa complice de toujours qui l'accompagne pour fêter un nouveau départ. June a réfléchi et June a choisi.
La jeune faerienne quitte son cocon rassurant : Himlensam, le village qui l'a accueilli quand l'océan l'avait conduite dans ses bras et auprès de sa nouvelle famille.
Quand elle fixe les vagues paresseuses, assombries avec le déclin du jour, June se dit que ça lui fait penser à sa mémoire. Un désert obscur comme un vide abyssal. Au départ, ça la terrifiait, de ne pas savoir, et le temps a finalement su lui apprendre que courir après un passé stérile ne lui permettrait ni de vivre, ni de renaître. Alors elle a appris à faire son deuil.
June sourit à la nuit en train de tomber. Lorsque le soleil se lèvera, le bateau atteindra le port de la cité d'Eel. Elle en a rêvé et elle n'est pas la seule : plus loin sur le pont, une silhouette grêle jure dans l'obscurité.
Ses longs cheveux d'encre coulent sur sa tunique aérienne et la sérénité qui transpire de sa personne est celle qui parvient à équilibrer l'enthousiasme de June. Quand elle la regarde, la jeune faerienne est persuadée qu'elle pense à demain, elle aussi.
Les mains de June se crispent sur la rambarde, mais le frisson de l'inconnu grimpe le long de sa colonne. Elle a hâte, elle s'inquiète, elle se demande si Eel lui ouvrira les bras et elle a peur d'être déçue. Mais pour rien au monde, elle ne rebrousserait chemin.
Une respiration paisible se joint à la sienne, agitée. Quand elle s'approche, la lune naissante gratifie Emi d'un rayon aussi pure que le blanc de ses habits. June songe qu'elle ressemble à une apparition. Elle lui adresse un sourire franc.
Les mains pâles de la femme des neiges se tordent, traduisant sa nervosité, mais à l'image de son amie, ses yeux brillent d'une étincelle enchantée.
June et Emi en ont longtemps parlé, de ce voyage. Une fille de pêcheurs et une faerienne crachée par la mer de Jade, habitantes d'Himlensam, qui osent franchir le pas et affronter la cité blanche dans l'espoir de devenir gardiennes. Comme de petits familiers, elles ont choisi de quitter leurs abris de sable et de paix pour s'engouffrer au sein d'une ville qui les mettra à l'épreuve. Cela commence demain.
— Ça va ? souffle June.
Emi a un sourire timide. Elle veut entrer dans l'Absynthe et la réputation de l'examen n'est plus à faire : il est un véritable cauchemar. De plus, la renommée du Chef de la Garde en question, Ezarel Rahani, a largement dépassé toutes les frontières d'Eldarya pour le gratifier de l'étiquette du tyran. Apprendre sous sa tutelle sera un exercice difficile, si elle parvient à intégrer l'Absynthe, mais c'est son rêve.
— Et toi, alors ? souffle Emi, avec tous les guerriers qu'il y aura.
June laisse échapper un léger rire. Avec sa petite taille et son gabarit, personne ne verrait l'âme d'une obsidienne en elle. Pourtant, c'est ce qu'elle veut. La jeune faerienne n'a pas la carrure des manieurs de haches, certes, mais elle fera de son mieux. En entraînant ses réflexes, en apprenant à faire usage de sa rapidité et en trouvant une arme qui lui sied, elle fera une bonne unité de soutien, elle en est certaine.
— Ils apprendront à se méfier, réplique-t-elle d'une voix mystérieuse.
Elle ne sera pas la meilleure des obsidiennes, tout comme Emi ne deviendra pas la maîtresse des absynthes, mais elles s'en moquent. Ce n'est pas ce qu'elles veulent.
Sur ce bateau qui vogue vers la cité blanche, il y a des marchands, des voyageurs, des civils venus rendre visite à leurs proches et deux jeunes faeriennes qui ont choisi leur chemin de vie. Elles rêvent du monde alors les missions de la Garde d'Eel seront de parfaits tremplins pour remplir leurs yeux et leurs mémoires. Quand elles rentreront à Himlensam pour voir leur famille, elles auront beaucoup de choses à raconter et quand elles vieilliront, June souhaite de tout son cœur qu'Eldarya n'ait plus aucun secret pour elles.
Elle est jeune, Emi est jeune. Elles ont le temps. Mais comme l'océan qui aligne ses couleurs aux humeurs du ciel, elles veulent pouvoir tisser leurs vies et s'adapter aux caprices de leurs destins. Quand on ne sait pas de quoi est fait demain, ce n'est pas facile. Pourtant, June apprécie cela. À l'aube, elle aura toute une ville à découvrir et un essai pour une carrière dans la Garde au rubis.
La jeune faerienne se redresse, puis se retourne. Elle avise l'ombre sur le visage de son amie et devine qu'en cet instant, Emi doit passer toutes ses connaissances en revue.
June, quant à elle, pourrait effectuer quelques passes à l'épée courte, sur le pont, face à un ennemi imaginaire, mais elle s'abstient. Elle verra demain.
Un long soupir quitte les lèvres d'Emi pour se perdre dans l'océan, puis son propre doute se transforme en mots :
— Et s'il nous arrive le pire, là-bas, June ? Et si le rêve se transforme en cauchemar ?
La jeune faerienne ne répond pas tout de suite. Elle triture une mèche de cheveux cendrés d'un geste distrait et son cœur s'accélère quand elle imagine le pire. Qu'est-ce que ça serait, le pire, au juste ? D'échouer à leur examen respectif ? De ne pas y arriver ? De détester la cité d'Eel ou bien de s'apercevoir qu'elle n'atteint pas leur idéal ? Pour June, il n'y a rien d'insurmontable. Elle sourit et attrape doucement la main de son amie :
— On verra bien. On y est même pas encore. Et si vraiment ça va pas, on rentrera. C'est pas grave.
Seul le temps leur répondra, de toute manière. De plus, Eel est magnifique, elles en sont persuadées. Une cité blanche sur une falaise qui côtoie l'océan et la forêt, une Garde prestigieuses, un mélange d'espèces comme Himlensam n'en a jamais connu… Il y a tout à découvrir !
Même l'horreur la plus pure.
Chapitre 1 - Exquis
Le port d'Eel est un équilibre entre sérénité et tumulte. Le blanc omniprésent de ses murs et de ses pavés enferme la population qui flâne dans un cocon, pendant que les conversations se portent en écho jusqu'au centre-ville.
Là-bas, quelques bancs permettent à des couples, des gardiens en uniformes ou même des personnes âgées de profiter de la vue pendant que des terrasses ne désemplissent pas. Les couleurs des habits sautent aux yeux de June et Emi. Les deux faeriennes mémorisent chaque détail, chaque coiffure, chaque peau d'une espèce particulière, mais aussi les accents qui s'échappent des discussions. C'est encore mieux que leurs attentes. Eel brasse de nombreuses vies, pourtant la paix règne entre ses murs.
June attrappe quelques gardes civils de l'Obsidienne en train de faire leur ronde, l'air assuré, et les envie. Elle ne fera pas partie de ceux-là car ses capacités ne le lui permettront pas, mais elle deviendra leur soutien. À eux, ou même aux autres gardiens sous la direction de Valkyon Atani.
— Les candidats ! Les candidats pour la Garde d'Eel, par ici s'il vous plaît !
Près de la passerelle en bois installée après l'arrivée du bateau, un grand faerÿs fait des gestes de la main pour attirer l'attention. Au premier coup d'œil, June remarque les couleurs de l'Obsidienne sur ses atours et quand elle l'observe plus attentivement, elle est sûre qu'il est un garde civil.
Une large épée est suspendue à sa ceinture et quand la jeune faerienne avise sa carrure, il est taillé pour la Garde au rubis. En fait et à l'image du port, il est une véritable balance entre paix et puissance.
Petit à petit, un attroupement de personnes se crée autour de lui. Des elfes, des élémentals, des sirènes, des bröwnis dans la vingtaine, voire plus jeune qui partagent le même rêve. Mais les places sont limitées.
June et Emi les rejoignent en jetant des regards émerveillés alentour. D'autres bateaux se sont amarrés et sur les passerelles, bon nombre de candidats marchent d'un pas conquérant, leurs visages radieux. Ils n'ont jamais été aussi près du but.
June prend une grande inspiration et à côté d'elle, Emi tente de se calmer. Elles ont leurs chances, comme tout le monde.
— Bien, reprend leur guide, Tout d'abord, je vous souhaite la bienvenue à la cité d'Eel. Nous nous trouvons au port du Prisme et pour certains d'entre vous, il sera le point de départ d'une longue et belle carrière, je vous le souhaite.
Bon nombre de candidats ferment les yeux comme pour prier en silence. June, elle, détaille leur orateur avec attention. Elle ignore s'il s'agit d'un triton mais ce qui est sûr, c'est qu'il appartient à une espèce aquatique. Sa peau bleu glacée jure avec les teintes de son uniforme et des boucles nacrées auréolent un visage carré aux oreilles membraneuses. Malgré sa carrure, il couvre son petit attroupement d'un regard argenté bienveillant, et adresse un sourire encourageant aux plus nerveux. June lui donne la cinquantaine. Ses yeux curieux s'égarent sur ses bras musculeux pour en détailler les écailles brillantes, clairsemées sur sa chair comme des gouttelettes métalliques. Leur guide obsidien est impressionnant, mais il inspire la force tranquille.
— Je m'appelle Joseph Ael Diskaret, se présente-t-il, et je fais partie de la Garde Obsidienne en tant que garde civil. Mais aujourd'hui, je serai votre guide jusqu'au Quartier Général et lieu d'examen.
Emi et June échangent un regard volontaire. Joseph explique qu'avant d'accéder à l'immense bâtiment du Quartier Général, ils traverseront une partie de la cité d'Eel. Un moyen d'atténuer l'anxiété qui se lit déjà sur certains visages. Ensuite, le faerÿs les confiera aux capitaines des trois Gardes respective qui leur feront passer un entretien en compagnie de Miiko Ain'Prodotis, la dirigeante de la Garde d'Eel pour l'Ombre, Ewelein Bedragersk, la soigneuse en cheffe, pour l'Absynthe ainsi que de Leiftan Larulta, le bras droit de Miiko, pour l'Obsidienne. Il s'agit de la première étape de l'examen. La seconde, ce sont les tests collectifs : connaissances pour les absynthes, physiques pour les obsidiens et psychotechniques pour les ombres. Les résultats, eux, seront donnés à la fin de la journée.
June doit avouer qu'elle ne s'attendait à ce que tout soit aussi rapide. Elle ignore encore si cela la réjouit ou non, mais ce qui est certain, c'est que la soirée sera déterminante pour elle et Emi. Si elles échouent, elles pourront trouver une solution. En tout cas, Joseph a raison : le port du Prisme est un point de départ et elles verront s'il deviendra un point de retour.
Pour le moment, June et Emi peuvent découvrir Eel et si elles craignaient de vivre une désillusion, ça n'a jamais été le cas.
La cité blanche est belle, accueillante, elle déborde de richesses. Les pavés immaculés jonchent les sols, les boutiques d'herboristes, d'orfèvrerie, de tissus côtoient des tavernes ainsi que des auberges. Les habitants d'Eel se mêlent aux touristes et quand le groupe de candidats traverse le centre-ville, ils récoltent des encouragements.
Les yeux de June se mettent à briller pendant qu'elle leur offre un sourire resplendissant. Un bröwnie aux oreilles félines, attablé face à une tasse fumante leur adresse un signe de la main et toutes les têtes se sont tournées vers ces jeunes gens qui feront partie, peut-être, de la Garde d'Eel.
— Je m'attendais pas à ça… souffle June.
Emi non plus. Elles, faeriennes d'un modeste village, pensaient devoir fournir moult efforts pour s'intégrer aux codes d'une grande cité pourtant, à peine le pied posé sur un pavé blanc, on leur fait déjà comprendre qu'elles sont chez elles. C'est mieux que le décor chimérique brossé par leurs pensées, quand elles étaient encore à Himlensam. Ça leur donne un coup de fouet pour l'examen et elles ne sont pas les seules ! Ceux qui faisaient grise mine, plus tôt, ont retrouvé leur superbe et sont déterminés à ne pas quitter ce paysage qu'ils aiment déjà.
D'ailleurs, le groupe arrive au marché d'Eel. Passant entre les étals, les prunelles améthystes de June absorbent toutes les images qu'elles peuvent voir. Des vendeurs proposent du matériel d'écriture avec des plumes d'alféli, de seryphon et de lovigis. D'autres sont spécialisés dans l'élevage de familiers et bien entendu, plus loin, il est difficile de passer à côté de la grande boutique de vêtements, tenue par Purriry. Au premier coup d'œil, il est simple de comprendre que les purrekos règnent sur le marché d'Eel et c'est sûrement le cas ailleurs. June et Emi ont déjà pu les voir à l'œuvre quand l'un d'entre eux venait régulièrement acheter les poissons lunaires, fraîchement pêchés dans la mer de Jade, au village.
Après les images, viennent les sons. Ce que la jeune faerienne peut capturer en cet instant, ce sont les langages. Hormis la langue commune d'Eldarya, June attrape des syllabes, des accents et des mots qu'elle découvre. Des nouveautés viennent s'ajouter à la richesse extraordinaire de la cité blanche et June sait qu'elle veut rester ici pour apprendre d'elle.
Elle veut explorer Eel. Elle veut rencontrer de nouvelles personnes. Elle veut savoir d'où elles viennent et ce qui les a mené entre les murs immaculés et elle veut parler aux gardiens.
Quels sont leurs rêves ? Comment étaient leurs missions ? Qu'est-ce que ça leur fait, d'appartenir à la Garde d'Eel ? Est-ce qu'ils sont venus par le port du Prisme avec des étoiles dans leurs crânes pour affronter une désillusion conséquente ou bien se féliciter d'avoir suivi leurs aspirations ?
Le cœur de la jeune faerienne s'accélère. Elle sent l'excitation gagner ses nerfs et elle à hâte ! De plus, le groupe de candidats accèdent enfin à leur destination. Sous leurs yeux ébahis se dresse le Quartier Général. Une tour d'ivoire dominant l'océan avec, derrière elle, de nombreux bâtiments que June et Emi devinent appartenir aux différentes Gardes.
Le Quartier Général semble toiser les nouveaux arrivants de toute sa hauteur. Nombreux sont ceux qui veulent connaître le moindre de ses recoins et espérer accéder aux secteurs des absynthes, des obsidiens ou bien des ombres. Avant, ils devront prouver leur valeur.
Passé la grande porte à double battants, le groupe accède à une salle qui connaît un ballet d'âmes permanent, mais aussi des bruits de talons, de solerets ainsi que de semelles épaisses.
Du vert émeraude, du rouge rubis et de l'indigo. Des uniformes qui se croisent, se mêlent, pour travailler ensemble, parfois, ou bien courir vers des urgences. Ceux qui les arborent ont triomphé de leur examen. June les suit des yeux. C'est à leur tour.
Trônant au centre de la salle, un immense panneau d'affichage révèle une liste de noms. Face à lui, quelques personnes semblent attendre et visiblement, il s'agit de civils venus tenter leur chance.
June constate qu'ils sont à peine une poignée. Certains d'entre eux flânent, trahissant leur nervosité avec des gestes vifs, quand d'autres se contentent de rester immobiles, le regard dans le vague. Il est assez de facile de reconnaître les Gardes visées par ces prétendants : de nombreux aspirants de l'Absynthe transportent de larges sacs débordants de livres, de parchemins, de plumes et d'encriers quand leurs comparses pour l'Obsidienne ont revêtu leurs meilleures tenues de combat. Quant à ceux qui veulent entrer dans l'Ombre, ils n'ont ni l'un ni l'autre car leurs tests reposent sur la logique même et la culture générale. Les questions sont aléatoires, obéissant à des mises en situations fictives sur du papier et demandant de l'observation directe, de la réflexion ainsi que de la déduction.
June s'est toujours dit que des trois Gardes, celle de Nevra Redstone semble offrir l'examen le plus compliqué, mais quand elle voit les connaissances que requiert celui de l'Absynthe, elle songe qu'il n'est pas mieux.
Alors qu'elle piétine avec les autres, attendant les capitaines, elle observe les alentours. Les murs de la grande salle, nommée la Salle des Portes, offrent un blanc presque cassé, tirant sur le crème pour proférer une atmosphère chaleureuse. Les colonnes marbrées se dressent avec beaucoup d'élégance, soutenant un plafond haut pourvu d'arabesques. Le Quartier Général est noble en apparence et ne laisse aucun doute sur le prestige de la Garde d'Eel.
June sourit. Elle voudrait que ce lieu devienne son nouveau foyer et elle sait qu'Emi pense la même chose.
Ses yeux améthystes continuent de s'égarer quand soudain, elle croise deux prunelles argentées. Une seconde et le regard se fait fuyant, comme si son propriétaire venait d'être pris en faute.
Sa peau bleu glacée jure avec sa tunique d'un vert de jade aux larges manches. June voit des écailles métalliques briller sur sa nuque, mais aussi des entailles le long de son cou, qu'elle n'identifie pas. Elle regarde ses boucles nacrées rassemblées en une queue de cheval haute mais surtout, la ressemblance frappante avec Joseph Ael Diskaret, leur guide.
À quelques détails près. Si l'un inspire la force, l'autre laisse penser à la faiblesse. La jeune faerienne avise son sac en lin, rempli de livres, dont l'anse est tenue par de longs doigts fragiles. Un regard sur ses maigres poignets et June songe que n'importe quelle main de fer serait susceptible de les casser.
Elle reporte son attention sur Joseph et elle surprend un regard attendri sur son congénère. Ça confirme ses doutes et elle est certaine qu'ils sont de la même famille. Mais elle n'a pas le temps de pousser ses réflexions avec l'arrivée des trois capitaines.
Les murmures s'estompent, des yeux tantôt curieux, tantôt intimidés se rivent sur les silhouettes et l'excitation monte d'un cran.
Le groupe se tasse, les candidats originaires de la cité d'Eel rejoignant ceux qui sont arrivés plus tôt pour former un attroupement conséquent. June grogne quand quelqu'un la bouscule et d'instinct, elle cherche Emi. La femme des neiges est emportée par une faerienne massive, mais elle parvient à se rattraper grâce à l'intervention d'un jeune orc à l'air jovial. June souffle par le nez mais rassurée, se concentre sur les paroles des capitaines.
Valkyon Atani, Ezarel Rahani et Nevra Redstone prononcent quelques mots à tour de rôle, vis-à-vis de l'examen et de son déroulement. Ensuite, ils commencent à faire l'appel.
June prête attention à son nom, le cœur battant mais pour le moment, c'est Ezarel Rahani qui forme le groupe des aspirants à la Garde Absynthe.
— Emi Chione.
La femme des neiges devient blême mais, prenant une grande inspiration, se dirige vers ses camarades d'infortune pour se placer à leurs côtés. Elle tente d'adresser un sourire rassurant à son amie, mais June sait que c'est vain. Cette dernière forme un bonne chance sur ses lèvres en priant pour qu'Emi réussisse. C'est son rêve, elle le mérite.
La jeune faerienne attend patiemment son tour. Les noms s'enchaînent dans la bouche du capitaine Rahani et June continue d'écouter, attentive aux personnes qui se pressent derrière le salvor aux cheveux saphirs. Soudain, elle fronce le nez.
Une odeur étrange flotte dans l'atmosphère. Une effluve iodée, salée, lui pique les narines et quand elle essaye de déterminer ce que c'est, elle a l'impression d'avoir mis les pieds sur une plage qui n'aurait pas vu le jour depuis longtemps. C'est… Rance. C'est le mot qui convient le mieux.
Intriguée, June en cherche la provenance de ses yeux améthystes. Quand elle avise les visages attentifs des autres candidats, elle a l'impression qu'elle est la seule à sentir l'odeur. Elle renifle à plusieurs reprises afin d'être parfaitement certaine que son nez ne la trompe pas. Non. Il y a bien quelque chose.
— Helouri Ael Diskaret, clame la voix du capitaine de la Garde Absynthe.
Il y a du mouvement à la gauche de June. Le faerÿs à la peau glacée fend la petite foule pour rejoindre ses congénères. Sa tunique de jade ondule autour de sa silhouette gracile, l'accompagnant dans ses mouvements, alors que ses boucles nacrées tanguent au rythme de sa démarche. Au milieu des autres candidats, il s'efface comme s'il tenait à disparaître aux yeux d'autrui. June remarque la grimace à peine retenue d'Ezarel Rahani et elle fronce les sourcils. Est-ce que ça ne serait pas la première fois que Helouri Ael Diskaret se présenterait à l'examen ? Qu'importe. De toute façon, l'appel est terminé et tous les aspirants pour la Garde Absynthe sont emmenés dans une autre salle.
À présent, c'est au tour de Valkyon Atani. June se raidit, la nervosité se mêlant à l'excitation puis, le regard brillant, attend son tour.
Soudain, elle remarque que l'odeur à disparue.
— June Chione.
La jeune faerienne a presque un sursaut à l'entente de son nom. Elle écarquille les yeux, inspire profondément, puis rejoint le capitaine de la Garde Obsidienne. Pour le moment, ils ne sont que trois candidats à s'échanger des regards et des sourires timides. Un grand faerien à la large carrure, une elfe aux cheveux blonds et June.
Ils attendent patiemment que d'autres aspirants pour l'Obsidienne les rejoignent. En égarant son regard améthyste sur la petite foule restante, la jeune faerienne remarque que leur guide est parti.
Instinct (nom masculin) : Mouvement intérieur et involontaire auquel on attribue les actes non réfléchis, les sentiments indélibérés ou, par extension, une grande aptitude, une forte propension à quelque chose, en parlant d'une créature.
D'un faerÿs. D'un faerien. D'autre chose.
Il lit la définition encore une fois. C'est lui qui l'a rédigée. Avec ça sous les yeux, il n'oublie jamais ce qu'il doit dominer. Ce que son espèce, toute entière, a réussi à dominer.
Levant les yeux, il regarde les autres. Il observe des corps, des hanches, des muscles, des veines saillantes, des tailles… Toute la richesse qu'Eel peut lui offrir.
Ses lèvres s'étirent en un sourire très doux et au fond de ses entrailles, son instinct se languit.
June s'étire. Ses muscles endoloris par les épreuves physiques la rappellent à l'ordre, avec son estomac en train de protester. Elle y porte une main machinale et fait la grimace quand elle songe qu'il lui faut manger. De toute façon, le réfectoire est mis à disposition pour les candidats qui souhaitent se restaurer.
La jeune faerienne observe la Salle des Portes. Elle reconnaît quelques aspirants qui sont venus passer l'examen et rien qu'à leur tête, elle peut déterminer si tout s'est déroulé selon leurs souhaits. Elle se met à marcher distraitement en essayant de repérer Emi mais manifestement, la femme des neiges n'est pas ici.
June se mord la lèvre. Tant pis, elle compte l'attendre. Elle tient absolument à savoir comment son amie a vécu l'épreuve légendaire du capitaine Rahani et si c'était aussi difficile qu'on le dit.
Les mains derrière le dos, elle se met à déambuler dans la grande pièce, admirant ses arabesques, ses colonnes marbrées et même la rosace ciselée à même le sol. Un sourire ourle ses lèvres alors qu'elle prie de toutes ses forces pour la réussite de son examen. Elle et Emi, à Eel, au sein de la Garde.
June poursuit sa petite rêverie pour tuer les secondes. Quand elle lève les yeux vers les étages, elle remarque une pièce grande ouverte où de jeunes gardiens vont et viennent. Intriguée, elle se dirige vers l'un des escaliers lorsque soudain, une silhouette avachie attire son attention.
Assis sur une marche, le corps replié sur lui-même, la tête enfouie dans le nid de ses bras, la jeune faerienne reconnaît Helouri Ael Diskaret. Les longues manches de sa tunique traînent sur le sol et sa queue de cheval est en désordre, comme s'il y avait passé la main à plusieurs reprises pour trahir sa nervosité. Près de lui, son sac bien rempli laisse échapper des feuilles de parchemins et des carnets qui ont manifestement été rangés à la hâte. L'examen n'a pas dû se passer comme il l'espérait.
June hésite. Elle est fatiguée et elle a envie de retrouver Emi pour lui raconter ce qu'elle a vécu auprès du capitaine Atani et écouter son récit. Mais quand elle regarde la silhouette roulée en boule, elle doit admettre que Helouri lui fait de la peine.
Elle essaye d'attraper le son d'un sanglot, mais il n'y a rien. La jeune faerienne s'accroupit avec lenteur et ses mains se tordent. Est-ce qu'elle doit l'appeler ? Est-ce qu'elle doit lui administrer une petite tape dans le dos ou bien doit-elle s'éclaircir la gorge ?
En réalité, elle n'aura rien à faire de tout cela, car Helouri semble avoir remarqué sa présence.
Il lève le visage vers elle, surpris, et la regarde avec ses grands yeux d'argent. June observe ses traits. Elle se fait la réflexion que tout semble fragile, chez lui, à commencer par son nez retroussé, ses lèvres pleines ou bien son regard frangé de longs cils blanc. Le moindre choc serait susceptible de tout emporter.
La jeune faerienne lit la méfiance, dans ses prunelles, mais aussi la curiosité. Elle lui sourit et lui demande d'une voix douce :
— Ça va ? Je t'ai vu assis dans l'escalier. J'ai cru que tu te sentais pas bien.
Helouri la fixe sans ciller. Un mouvement de paupière et il balaye sa silhouette en une fraction de seconde avant d'arborer une expression embarrassée et de redresser le buste.
D'instinct, il ramène son sac sur ses genoux et le serre contre son son maigre corps comme une frêle protection face au monde extérieur :
— Ça va… répond-t-il d'une voix mal assurée, Je me reposais… Ça va.
Drôle d'endroit pour une sieste. C'est ce que June a envie de lui dire, mais elle se retient en songeant que ça le mettrait mal à l'aise. En tout cas, Helouri vient de lui servir un mensonge, mais elle s'en moque. S'il n'a pas envie d'avouer que son examen s'est mal passé, libre à lui.
Elle le regarde sans rien ajouter et elle remarque le détail qui l'avait intrigué, plus tôt. Ce qui s'apparentaient à des entailles sont en réalité des branchies, mais elles sont étranges. June avise qu'elles ont l'air soudées entre elles par la peau et elle se demande s'il s'agit d'une malformation quelconque.
Quand Helouri remarque son intérêt, il porte une main vive à son cou et la jeune faerienne ressent un pincement au cœur.
— Désolée, avoue-t-elle, mes yeux se sont posés dessus.
— Ce n'est pas grave.
Il n'est pas très bavard. June pense que ça va avec le personnage qui l'air de vouloir s'effacer pour se soustraire aux regards des autres pourtant, tout chez lui est l'antonyme de la discrétion.
Sa peau glacée, ses cheveux nacrés, le vert de sa tenue et sa silhouette filiforme. Les traits de son visage, aussi, un petit peu trop lisses et symétriques. June l'avait presque pris pour une femme, d'ailleurs.
Elle s'apprête à prendre congé d'Helouri, quand celui-ci lui demande si elle a passé l'examen d'entrée pour la Garde Obsidienne. La question a l'air de lui arracher un effort et June est persuadée que ce n'est pas tous les jours qu'il adresse la parole à une inconnue. Elle hoche la tête :
— Oui ! Je suis arrivée par bateau ce matin. J'étais pas toute seule, mais avec une amie qui veut entrer dans l'Absynthe.
— Emi Chione, souffle Helouri qui arbore un air concentré.
June le fixe, surprise. Un frisson court le long de sa colonne pendant qu'un malaise inexplicable s'installe dans ses entrailles. Elle interroge son étrange interlocuteur du regard, mais ce dernier agite les mains en signe d'excuse :
— Je vous ai simplement vu discuter et quand le capitaine Rahani a appelé son nom… Enfin… J'ai simplement fait le lien… Pardon.
La jeune faerienne se met à pouffer. Il a la mémoire des noms et finalement pour un aspirant à la Garde Absynthe, destiné à mémoriser des quantités extraordinaires d'informations, ce n'est pas si étonnant.
June balaye sa gêne d'un geste de la main puis, agacée d'être accroupie, se lève pour s'asseoir à côté d'Helouri. Elle le voit se tendre, mais elle fait semblant de ne rien remarquer. En vérité, il lui fait penser à une musrarose au beau milieu d'un massif de ronces. Il est certainement le genre de personne qui refuse de déranger qui que ce soit, qui ne veut pas attirer l'attention et qui serait à tendre l'autre joue plutôt que de s'affirmer. Il est fragile. C'est ainsi qu'elle le voit.
— C'est aussi difficile qu'on le dit, l'examen pour l'Absynthe ? demande June pour relancer la conversation.
Helouri grimace en acquiesçant. La jeune faerienne pense que c'est tout ce qu'elle aura de sa part comme réponse mais finalement, il se lance dans des explications plus précises.
Il lui raconte l'entretien. Comment Ezarel dissèque les candidats avec des questions qui ont pour but de les pousser à prouver leur valeur et ce qu'il gagnera à les prendre au sein de sa Garde. C'est la partie la plus difficile à l'examen. Ensuite, ce sont simplement des tests écrits à propos de recettes alchimiques et une petite épreuve sur la reconnaissance d'ingrédients.
— Ce sont les parties les plus faciles, explique Helouri, mais l'entretien…
Il semble se faner et son visage perd de sa lumière. C'est là où il a échoué et ce n'est pas sa première tentative. June se mord la lèvre.
— Tu peux pas savoir si t'as raté ton examen, tente-t-elle de le rassurer, on a même pas encore les résultats.
— Tu sais, ça fait quatre fois que j'essaye. À force, je finis par connaître les réactions du capitaine Rahani. Je sais qu'il m'a recalé.
Helouri pousse un profond soupir. Il tâche de garder le peu de fierté qui lui reste mais June n'est pas dupe : il a déjà perdu espoir et les cieux savent combien de temps il mettra à reprendre confiance en lui. Mais ce dont elle est sûre c'est qu'avec la réputation tyrannique d'Ezarel Rahani, elle le voit mal endurer la pression de son terrible enseignement.
— Et toi ? l'interroge Helouri, pourquoi tu veux entrer dans l'Obsidienne ?
Il fait tout son possible pour masquer son chagrin alors June fait semblant de ne rien voir. La jeune faerienne se lance dans un récit qui met Himlensam en scène, Emi, la famille Chione et son désir de voyage. Eldarya est grande et recèle de secrets qu'elle veut découvrir, alors la Garde de Valkyon Atani lui permettrait de réaliser des missions dans le monde entier.
— J'ai jamais quitté les Terres d'Eel et Himlensam, raconte-t-elle, alors je veux voir d'autres paysages et rencontrer des gens différents. Je veux savoir me battre et défendre ceux qui en ont besoin. Je suis petite et pas très forte, mais j'apprendrai.
Helouri l'écoute avec une admiration non contenue. June voit ses prunelles d'argent s'égarer sur son visage, son cou, ses épaules et même ses bras. Une façon de ne pas avoir à la regarder dans les yeux, sûrement. Mais il semble déjà plus à l'aise en sa compagnie et il lui adresse même un sourire très doux. En réalité, il se révèle être un interlocuteur passionné par son récit et ses aspirations.
— Tu as un beau rêve, déclare-t-il, et je suis certain que tu vas le réaliser.
June hausse les épaules, ses yeux améthystes plissés d'amusement. Elle n'est certaine de rien, mais l'assurance d'Helouri la touche. Il devrait l'appliquer pour lui-même, d'ailleurs.
Quand elle lui demande s'il a déjà voyagé, il répond par la négative avec un léger rire.
La jeune faerienne le regarde avec une moue attendrit, avisant son profil, ses yeux mi-clos, enthousiastes, et sa lèvre supérieure, retroussée sur des dents effilées, quelque peu jaunâtres.
June sent une sueur froide la gagner. Elle perd son sourire alors que son esprit se demande quelle genre de créature aquatique peut avoir une rangée de crocs aiguisés comme des rasoirs dans une bouche si étroite. Elle souffle discrètement par le nez puis, prudente, choisi de poser la question :
— Dis… Je sais pas vraiment si ça se fait, à Eel. Mais à Himlensam on voit pas grand monde. Je me demandais juste : tu es de quelle espèce ?
Helouri ne paraît pas offensé par sa curiosité. June le regarde fouiller dans son sac avec une sérénité qu'il semble avoir récupéré et une ombre énigmatique passe sur son visage avant qu'il retrouve sa douceur habituelle.
Il extirpe deux petits bols en bois, pourvus de couvercles, qu'il dépose sur une marche avant de répondre d'un ton jovial :
— Il n'y a rien de mal à poser des questions. Et pour répondre à la tienne, je suis un morgan, comme mon père qui vous a accompagné, ce matin. D'ailleurs, notre peuple vit tout au nord des Terres d'Eel, près de la Garde de Verre. La seule différence qu'il y a entre nous, les sirènes et les tritons, c'est que lorsque nous nous transformons, nous n'avons pas de queue de poisson. Nos pieds se palment et une crête nous pousse sur le dos. Voilà tout.
Fascinant. June ne connaissait pas l'espèce des morgans. Si elle est prise dans la Garde Obsidienne, elle espère partir en mission vers le nord, non loin de la frontière des Hautes Terres. Ainsi, elle rencontrera certainement d'autres membres de ce peuple.
— Et toi ? De quelle espèce es-tu ?
— Je ne sais pas, avoue la jeune faerienne
Avec sa mémoire disparue, ses origines lui sont parfaitement inconnues. Au départ, June s'était entêtée à vouloir les retrouver mais le temps passant, elle a finalement décrété que cela n'avait plus d'importance. Qu'est-ce qu'elle en ferait, de toute manière ?
Elle a toujours eu sa vie à Himlensam, une famille auprès de celle d'Emi, des amis et un rêve. Elle n'a besoin de rien d'autre.
Helouri à la décence de ne pas approfondir sa question, cependant June lit une certaine curiosité dans son regard. Il finit par baisser les yeux, puis désigne l'un des bol en bois d'un geste de la main.
— Est-ce que tu as déjeuné ? Sinon, j'aimerais partager mon repas avec toi. C'est pour te remercier de ta gentillesse et de tes histoires. Elles m'aident à garder espoir pour l'examen.
Quand il lève les couvercles, June observe leur contenu. Des œufs et des légumes frais baignant dans une sauce épaisse couleur sable. L'odeur est attirante, cependant, et l'estomac de la jeune faerienne en ronronnerait presque.
Elle jette un regard à l'étendue de la Salle des Portes. Emi n'est toujours pas revenue.
Tant pis. Elle mangera en sa compagnie plus tard et elle pourra même se vanter d'avoir eu deux bons repas ! Curieuse, elle attrape un œuf et mord dedans.
— C'est ma mère qui a tout préparé, explique Helouri, qu'est-ce que tu en penses ?
June écarquille les yeux. Le goût est indescriptible. Un mélange de sucré et de salé pour un résultat absolument divin. Elle ignore par quel miracle la mère du jeune morgan parvient à préparer quelque chose d'aussi délicieux mais ce qui est sûr :
— C'est exquis ! s'exclame-t-elle.
Il n'y a pas d'autre mot. Helouri en est ravi puis, la regardant manger, ouvre grand la bouche pour gober son œuf et l'avaler tout rond.
June a raison. Il n'y a rien de plus exquis.
Chapitre 2 - Bouillon de Culture
Elles se tiennent la main en retenant leur souffle. Les yeux grands ouverts sur le panneau d'affichage, Emi fait courir un doigt sur une liste de noms. Elle n'en finit pas. La jeune faerienne grimace, son cœur menaçant de quitter sa poitrine et elle lance des regards désespérés à June dont le visage est livide.
Emi a réussi son examen. Dès aujourd'hui, elle pourra obtenir la clé de sa nouvelle chambre, dans le quartier des Absynthe et le lendemain, une gardienne plus aguerrie la prendra sous sa tutelle les premières semaines. Son rêve s'accomplit. Mais celui de June…
— Ça y est ! s'exclame Emi d'une voix triomphante, je vois ton nom !
June reprend des couleurs alors que son amie lui adresse un sourire radieux. Elle a l'impression que le temps s'est suspendu pour lui laisser réaliser la nouvelle. Elle a réussi ! Elle est une gardienne de l'Obsidienne !
Son visage s'illumine, ses yeux améthystes s'ouvrent grands et enfin, elle pousse une exclamation de joie.
June et Emi se prennent dans les bras. Elles sont fières d'elles, elles se trouvent à l'orée de leur rêve et elles peuvent s'autoriser à songer à une longue carrière…
— Je crois qu'on mérite une vraie visite d'Eel, tu penses pas ? sourit la jeune faerienne à son amie.
Emi hoche la tête, plus que ravie. Mais avant de se lancer dans une expédition pour la découverte de la cité blanche, June doit aller aux quartiers de l'Obsidienne pour récupérer la clé de sa nouvelle chambre. Une étape qui la rend encore plus joyeuse.
La jeune faerienne se lance déjà dans une conversation de la plus haute importance avec Emi, à savoir : la décoration. Le mobilier, les couvertures, leurs tenues de travail, les bibelots… Tous ces objets qui donneront vie à leurs futurs foyers. Puis June s'interrompt, perplexe. Elle croit rêver mais un frisson court sur sa peau comme un courant d'air.
Quand elle se retourne, elle se retrouve face à un profil. Un visage lisse, une peau glacée, des boucles nacrées ramenées en une queue de cheval, puis des branchies semblables à des griffures.
Helouri Ael Diskaret fixe le panneau d'affichage d'un air impassible. June se met à ciller. Depuis combien de temps est-il là, au juste ?
Elle est certaine de ne pas l'avoir vu quand elles sont revenues à la Salle des Portes, Emi et elle. Le morgan est discret.
Se sentant observé, il tourne la tête et rive ses prunelles argentées sur les deux faeriennes, un pauvre sourire aux lèvres. June songe qu'il n'a peut-être pas trouvé son nom. Confuse, elle hésite puis lui demande d'un ton navré :
— C'est pas bon ?
Helouri hausse les épaules en poussant un soupir fataliste. Il passe une main embarrassée dans ses cheveux attachés, puis répond d'une voix morne :
— J'y arriverais la prochaine fois.
Pourtant, ses yeux mentent. June ne parvient pas à l'expliquer. Elle l'a trouvé abattu, plus tôt, dans les escaliers à se morfondre sur son potentiel échec et maintenant qu'il est réel, Helouri semble presque s'en moquer. Son regard est indéchiffrable. Quand la jeune faerienne tente de le sonder, il se fait fuyant.
— Ça finira bien par marcher.
June n'est pas vraiment convaincue par ce qu'il dit et ça ne la concerne pas. Elle se sent un petit peu peinée pour le morgan, mais son étrangeté la plonge dans l'embarras.
Il est maladroit. Il n'a sûrement pas l'habitude de s'adresser à des inconnus. Il est le genre de personne réservée qui ne parle pas beaucoup et tente de se faire oublier. C'est vrai. À le regarder, June est certaine que c'est vrai, cependant…
— Emi Chione ! Enfin !
Une tornade flamboyante se précipite vers les deux faeriennes. June sort à peine de ses réflexions qu'elle se trouve face à une jeune femme dans la vingtaine, le regard émeraude, une crinière de boucles rousse auréolant sa silhouette drapée dans des étoffes verdoyantes.
À première vue, elle fait penser à une danseuse. Elle parle vite, elle s'agite, ses mains sont deux oiseaux qui rythment ses paroles avec grâce et quand Emi dit un mot, elle interrompt son ballet solaire.
— Pardon, mais vous parlez vite. Je n'ai pas tout compris.
Cela n'a pas l'air d'offenser la tornade. Elle fixe la femme des neiges d'un oeil brillant, un sourire mutin sur les lèvres, puis elle reprend dans un débit plus lent :
— Déjà : on me tutoie ! Ensuite, je suis Hélios Soarre, gardienne de l'Absynthe. C'est moi qui suis censée te guider ces prochaines semaines !
Cette tâche à l'air de la ravir et malgré sa timidité, la femme des neiges semble enchantée d'être sous la tutelle d'Hélios. June la comprend : la jeune femme est un véritable rayon de soleil et apprendre en sa compagnie doit être formidable. Elle espère qu'elle sera chaperonnée par une personne aussi pétillante !
D'ailleurs, Hélios remarque sa présence. Elle lui adresse un sourire resplendissant et s'empresse de faire sa connaissance.
La jeune absynthe n'est pas seulement un rayon de soleil, non : c'est quelqu'un qui aime les autres. En discutant avec elle, June le ressens au plus profond de son être. Hélios est le meilleur accueil qu'Emi et elle pouvaient espérer pour ce soir béni ! D'ailleurs, la gardienne compte bien leur montrer Eel avant de les emmener boire un verre.
— C'est la tradition ! argue-t-elle en levant un doigt, et vous verrez : c'est sympa. Puis j'ai du monde à vous présenter !
June et Emi échangent un regard entendu. Elles ont déjà hâte de se retrouver attablées avec de nouvelles têtes pour fêter leur admission à la Garde. Demain sera un grand jour également, mais elles peuvent se permettre d'apprécier le début de leur nouvelle vie.
Mais avant ça, June doit aller récupérer les clés de son nouveau foyer. La jeune faerienne se retourne. Elle a un léger sursaut lorsqu'elle se retrouve nez à nez avec Helouri. Ses prunelles améthystes rencontrent les siennes pendany une fraction de seconde et elle a l'impression qu'elles se dilatent.
— Salut, Helouri, déclare la voix d'Hélios avec douceur.
Le jeune morgan se détourne de June pour lui adresser un sourire aimable, sans dévoiler ses rangées de rasoirs. Puis, muet, il quitte la Salle des Portes.
Deux améthystes le suivent, confuses, pendant qu'un vent froid marine dans les entrailles de leur propriétaire. L'œuf qu'elle a mangé plus tôt a presque envie de revenir à la surface sous la forme d'un bouillon de culture. June entend Hélios soupirer avant d'ajouter tristement :
— Il a encore dû rater son examen…
— Tu le connais ?
L'oeil de la jeune femme se met à briller alors qu'elle se campe, poings sur les hanches. Elle connaît tout ce qui se passe entre les murs du Quartier Général, chaque âme qui y travaille et la moindre rumeur qui circule dans les couloirs ! Elle connaît même quelques anecdotes rapportées de l'extérieur, qu'elles proviennent du marché, de la taverne, du port ou bien du parc de la fontaine.
— Helouri est le fils de Joseph Ael Diskaret, un gradé de l'Obsidienne, explique Hélios, et sa mère tient une boutique d'orfèvrerie au centre-ville.
La jeune femme exhibe un bracelet composé de petites étoiles dorées, toutes serties d'une gemme nacrée en leur centre.
— Il veut devenir médecin, alors il essaye d'entrer dans la Garde Absynthe, mais c'est difficile pour lui. Pas à cause de ses connaissances. Il sait plein de choses et il s'intéresse même à l'Histoire d'Eldarya, mais il a du mal à supporter la pression de l'examen.
June plisse les yeux. En effet, plus tôt, Helouri lui a dit que l'entretien était la partie la plus difficile. Il fallait se vendre à Ezarel Rahani et ça n'avait rien de simple.
Quand Hélios continue de peindre le portrait du jeune morgan, June a presque l'impression qu'elle parle d'une autre personne.
Timidité, sensibilité, candeur, douceur, grande gentillesse, fascination pour les récits des autres, altruisme… Oui, la jeune faerienne veut bien retrouver quelques bribes de ces qualités en songeant à la conversation qu'elle a eu avec Helouri. Mais il y a d'autres choses. C'est flou pourtant, elle les capte comme elle capte la personnalité solaire d'Hélios ou bien la sérénité d'Emi.
June finit par chasser ce genre de réflexion quand elle obtient les clés de sa nouvelle chambre ainsi que des détails concernant la journée de demain. Elle recevra son uniforme, elle rencontrera la gardienne qui la prendra sous sa tutelle - une faerienne du nom de Yevageim Rhothaermwyn - et elle sera affectée aux unités de soutien.
June a hâte.
— Alors ? C'était ce que tu espérais ? lui lance Hélios avec une expression attendrie.
La jeune faerienne hoche la tête, émue. Oui. Elle ne pouvait pas rêver mieux.
Cauchemar (nom masculin) : Rêve pénible ou effrayant, provoquant l'angoisse.
Par extension, c'est l'étiquette qui est collée sur le visage de son espèce.
Cauchemar aux deux mâchoires, avec le suc du passé sur la peau et la survie dans les gênes. Les choses tapies aux creux des falaises noires, guettant la chair à gober, à pétrir, à enfourner dans le gouffre de leurs estomacs.
Ils peuplent les rêves les plus sombres et même certains récits humains relatent encore la terreur qu'ils inspirent.
Il en a un exemplaire dans les mains. Il passe une doigt sur le papier lisse d'une page couverte sur une illustration en noir et blanc. Un dessin de ses ancêtres. Les premiers.
"Devant Ulysse, il y a deux périls entre lesquels il doit choisir - ainsi l'a dit l'enchanteresse Circé."
Thés épicés, café noir, jus de fruits ou alors… Une bière bien fraîche. Sans compter l'hydromel, une valeure sûre clamée haut et fort par les gardiens de l'Obsidienne.
Après une longue promenade entre les murs de la cité d'Eel, June doit avouer qu'elle est tentée de boire le nectar des guerriers, comme l'a nommé un grand orc déjà éméché.
Ses collègues se moquent de lui en arguant que la nuit n'est même pas encore tombée et Hélios est en train de rire, les larmes aux yeux.
La taverne a pour nom Les Nymphes Dansantes et force est de constater qu'après quelques verres, n'importe qui est capable de se transformer en l'une d'entre elles.
Pour cette soirée particulière, les vétérans de toutes Gardes sont venu traîner les nouvelles recrues pour leur souhaiter la bienvenue, offrant des spectacles plus fascinant les uns que les autres.
Attablée avec Hélios, Emi, une recrue de l'Obsidienne nommée Mathyz Rougaie, d'un gardien de l'Ombre, Chrome Argent avec son petit ami, un bröwnie aux boucles blondes du nom de Mery et d'un jeune orc, Nash Gro Shulong, nouvellement admis au sein de la Garde au rubis, June observe les autres.
Plus loin, des membres de l'Ombre déjà alcoolisés ont choisi de pousser la chansonnette en levant leurs verres, leurs bras tenant les épaules d'un nouveau gardien à l'allure de bureaucrate, en train de lancer des appels à l'aide de ses yeux opalins.
Nevra Redstone est présent aussi, mais bien loin de son rôle de capitaine, il sirote tranquillement un verre de liqueur tout en charmant une jolie sirène aux formes généreuses.
Du côtés des gardiens de l'Absynthe, l'ambiance est allègre et parmi le vert des uniformes, June arrive à voir leur table couverte de fioles colorées. Visiblement, les nouvelles recrues doivent deviner leur contenu sous peine de boire cul sec un verre d'alcool en cas d'erreur.
Puis ses yeux s'arrêtent sur un grand faërys à la large carrure, à la peau glacée et aux oreilles membraneuses, en train de discuter avec Valkyon Atani.
Curieuse, June observe celui qui a été le guide des candidats, dans la matinée. Son visage bienveillant est concentré sur la conversation qu'il entretient avec son capitaine et ce dont la jeune faerienne est certaine, c'est qu'il lui fait toujours cette impression de force tranquille.
La sérénité se lit sur ses traits.
Valkyon doit lui raconter un fait ou une anecdote qui prête à sourire. Ses yeux ambrés se plissent d'amusement alors que les lèvres de Joseph s'étirent, se retroussent pour laisser découvrir…
— Un verre d'hydromel pour les nouveaux gardiens de l'Obsidienne ! scande un serveur venu obstruer son champ de vision.
June sursaute, provoquant quelques rires, mais accueille son nectar du guerrier avec curiosité et satisfaction. Voyons ce que ça donne.
Pendant qu'elle trempe ses lèvres pour goûter, Nash fait les éloges de sa petite amie qu'il compte demander en mariage, dès demain. Gabrielle de son nom, une elfe noire issue des Terres de Givre qu'il a rencontré quand il travaillait en tant qu'ouvrier sur des chantiers de constructions immobilières, dans la cité de Sino. Le métier était difficile, mais il lui permettait de vivre le temps de se préparer à l'examen d'entrée pour la Garde Obsidienne.
— Elle, elle travaillait en tant que garde pour une famille riche, explique le jeune orc, la première fois que je l'ai vue à Sino, la capitale, j'ai eu le coup de foudre. Un jour, quand elle était seule en train d'attendre la petite demoiselle de la famille qu'elle servait, j'ai pris mon courage à deux mains et je suis allé lui parler. C'est la meilleure chose que j'ai faite.
Nash s'était mis à bégayer, maladroit, mais Gabrielle lui avait sourit. Ils avaient discuté un long moment puis, quand la demoiselle s'était montrée à la sortie d'une grande boutique de vêtements, Nash avait demandé à Gabrielle s'ils pouvaient se revoir. Elle avait accepté.
— T'avais quel âge quand ça s'est passé ? demande Chrome, curieux.
— Dix-huit ans et elle, vingt-deux. C'était il y a trois ans.
Et aujourd'hui, quand Nash envisage son avenir, il est certain du plus profond de son cœur, qu'il veut le construire auprès de Gabrielle. Ils ne pourront pas avoir d'enfants, car leurs espèces ne sont pas compatibles, mais quand le moment sera venu, ils se tourneront vers l'adoption.
June regarde le jeune orc d'un air attendri. Elle reconnaît celui qui a aidé Emi à ne pas tomber ce matin-même et d'ailleurs, la femme des neige l'a déjà remercié.
L'histoire de Nash est belle et la soirée de demain le sera également. D'après lui, Gabrielle doit arriver dans la matinée et le soir-même, l'orc a prévu de l'emmener dîner sur la plage qui borde la mer du Prisme, avant de lui faire sa demande en mariage.
Quand il la décrit, June a l'impression qu'il dresse le portrait d'une déesse à la beauté irréelle et ses yeux noirs brillent d'émotions.
— T'auras intérêt à nous tenir au courant de sa réponse ! l'averti Hélios en agitant un doigt, et à nous inviter au mariage !
Nash se met à rire et promet de le faire. Il invitera la cité d'Eel toute entière et il épousera son âme soeur dans la salle qui a connu le grand cristal, avant qu'il ne soit caché après la dernière guerre, parce que comme bon nombre de personnes réunies aux Nymphes Dansantes, Eel est et sera le berceau de leur nouvelle vie.
Quand elle les écoute parler, June songe qu'ils sont nombreux à s'être tournés vers la cité blanche pour tracer leurs destinées.
— Et toi ? l'interpelle une voix inquisitrice.
La jeune faerienne rive ses yeux améthystes vers Hélios. La gardienne de l'Absynthe à le coude sur la table, sa joue dans une main et la fixe avec une expression chafouine. June lui adresse un léger sourire, haussant les sourcils.
— Quoi ?
— Tes projets amoureux ! s'insurge Hélios comme si c'était évident, alors ? Je t'écoute.
Derrière elle, Emi est en train de pouffer pendant que Mery lève les yeux au ciel, manifestement trop habitué à la curiosité maladive d'Hélios. Quand cette dernière se sent obligée de lui lister tous les célibataires de la Garde d'Eel, June éclate de rire, lançant des regards brillants alentour alors que l'hydromel lui monte doucement aux joues. Elle sait qu'elle apprécie déjà la gardienne de l'Absynthe, malgré sa manie de fourrer son nez dans les affaires des autres.
Ses prunelles améthystes tombent sur Joseph Ael Diskaret en train de couvrir leur table d'un air doux. Quand il la remarque, il lève son verre en la gratifiant d'un léger sourire.
June lui adresse un signe de tête et Hélios l'attire de nouveau dans leur conversation de la plus haute importance. L'alcool aidant, peu de gens se sentent dérangés par l'odeur étrange qui envahit les lieux.Nous sommes aussi vieux que le monde. Nous sommes partout. Nous vous survivront et nous vous domineront.
Vous.
Les autres.
Le reste du groupe lui paraît loin. Son corps a l'air de peser plusieurs tonnes et ses joues sont si chaudes que June a l'impression qu'elle pourrait y faire cuire un œuf.
Elle a un petit peu trop abusé de l'hydromel, sans compter les verres de bières offerts par Chrome et Mery… La jeune faerienne lève les yeux vers le ciel nocturne. La lune est belle, dans le ciel d'Eldarya et le vent frais lui fait du bien.
Quelqu'un l'appelle et quand June regarde droit devant elle, elle aperçoit Hélios, soutenue par Nash. L'orc n'est pas mieux, mais il est tout de même plus résistant à l'alcool.
Elle traîne, elle le sait. De plus, elle doit gagner sa nouvelle chambre. Cette perspective la ravie et June presse le pas, songeant à son lit qui l'attend. Elle ne rêve que de s'y jeter.
Un pied devant l'autre, elle titube. Derrière elle, les rires et les chants du bar s'éloignent alors que le silence apaisant des rues d'Eel l'accueille. Le Quartier Général n'est plus loin.
June hoquète. Une main froide se referme sur son poignet en lui provoquant un frisson désagréable. La jeune faerienne se retourne en des gestes vifs et elle écarquille ses yeux vitreux quand elle reconnaît Helouri.
— Attention, lui dit-il d'un ton paisible.
D'un signe de tête, il désigne une flaque nauséabonde, dernier vestige d'un gardien qui s'est senti malade. Malgré les vapeurs de l'alcool qui envahissent son crâne, June réalise qu'elle a failli mettre le pied dedans. Elle le remercie d'un sourire crispé, clignant des yeux à plusieurs reprises pour maintenir le décor en train de tourner.
Elle ne sait pas ce qu'il fait là, depuis combien de temps il se tient ici, près du bar et elle ne se souvient pas l'avoir vu quand elle est sortie en compagnie des autres.
Helouri lui lâche la main. June la porte machinalement à sa poitrine, où elle sent son coeur s'affoler.
— Tu devrais aller dormir, lui intime le jeune morgan d'une voix très douce.
Oui, elle devrait. Elle devrait s'éloigner d'ici, gagner le Quartier Général et s'effondrer sur son lit. June commande à ses jambes de s'activer, mais c'est difficile. Face à elle, il y a une flaque d'immondices et elle essaye de la contourner. Elle n'y arrive pas. Elle a envie de vomir, aussi.
Une main se plaque sur son ventre et des yeux courent sur sa personne. Elle a l'impression que…
— T'arrives plus à marcher ? se moque une voix éraillée.
— Je vais t'aider, rit Emi qui est la plus alerte du groupe.
Hélios laisse échapper un rire franc et Nash pousse un soupir, l'air fatigué. June, elle, sent sa gorge qui se dilate. L'odeur du sel la prend à la gorge. Du sel avec une effluve… Métallique…
Une brise souffle sur sa peau moite, s'engouffre dans ses cheveux cendrés et elle a la sensation de respirer de nouveau. Elle jette un regard perdu derrière elle.
— Plus là… marmonne-t-elle.
— Qui ça ? demande Emi en passant un bras autour de ses épaules.
Mais June ne dit rien. Elle se demande si ce qu'elle vient de vivre est réel ou si elle s'est inventée des choses en abusant de bières et d'hydromel.
Non. Elle sait qu'elle a raison quand elle voit Helouri sortir du bar en compagnie de son père, parfaitement sobre. Joseph est en train de lui dire quelque chose et le jeune morgan hoche la tête. Puis elle voit Helouri agiter les mains. Il sculpte une forme dans les airs pour illustrer son propos. June plisse les yeux. C'est une silhouette. Une taille, des hanches… Elle en est persuadée.
Emi se met en route et la jeune faerienne titube. Elle a mal à la tête, le décor tangue et quand son groupe atteint le Quartier Général, elle est en train de tomber de sommeil.
Sa nouvelle chambre lui ouvre les bras, son lit l'appelle, elle s'effondre.
On lui enlève ses chaussures et quand June ferme les yeux, c'est pour s'enfoncer dans un rêve désagréable qui pue le sel et le sang. Quelqu'un lui tient la main, redessine sa silhouette et lui dit qu'elle est… intéressante.Elle a avalé la mer trois fois par jour et elle l'a rejetée trois fois encore, en poussant des beuglement effroyables. Au fond du gouffre de son énorme gueule, gît des milliers d'âmes noyées, baignées dans le sel et le sang.
Sa faim est un néant que nul ne peut soulager. Pas même celle qu'elle a fini par avaler, en donnant naissance à leurs premiers fils.
Chapitre 3 - Abomination
Attaque. Esquive. Blocage. Feinte. Opportunité.
Maniant son épée courte, June échange des passes avec son partenaire d'entraînement. Ce n'est pas aisé car ce dernier manie une lame à deux main. Cependant, Mathyz a tendance à passer très rapidement à l'offensive sans surveiller ses arrières, ce qui est idéal lorsque l'on veut feinter. Yevageim, la tutrice de June, aime bien l'appeler "gentil idiot".
Le grand faerien souffle un bon coup avant de se reculer, arme à la main. La session d'entraînement est bientôt terminée, mais lui et sa partenaire sont prêts pour un dernier assaut !
June se met en posture de combat. Elle lève un bras pour essuyer son front couvert de sueur et défie son adversaire du regard. Dans son for intérieur, elle pense qu'il va encore ouvrir les hostilités par une attaque frontale et dans ce cas, elle en profitera pour rouler au sol, se relever et riposter dans son dos.
Avec un sourire en coin, June l'attend. Elle se félicite de si bien connaître Mathyz quand le combat se déroule exactement comme elle l'a prévu. La lame près de sa gorge, elle jubile :
— Je crois que j'ai encore gagné, Monsieur Rougaie.
Le grand faerien maugré pour la forme, mais admet sa défaite alors que le capitaine Atani sonne la fin de l'entraînement. Les binômes se séparent et les gardiens peuvent enfin souffler, exténués.
Non loin de June, un elfe aux cheveux châtain grogne en traitant sa partenaire de combat de tortionnaire, mais cette dernière l'envoie paître. La jeune faerienne sourit.
Elle reconnaît bien là sa tutrice, qu'elle a appris à connaître ces dernières semaines.
Une faerienne de haute taille, aux bras musculeux, au visage anguleux auréolé de long cheveux dorés. Aux premiers abords, elle paraît austère, surtout avec ses yeux glacés mais à force de la côtoyer, June a pu s'apercevoir qu'elle est en réalité très accessible, malgré son fort caractère. S'avançant vers eux, elle pointe Mathyz du doigt et lance d'un ton désabusé :
— Celui-là, il fonce toujours n'importe comment ! Pendant une bataille, on aura juste à le lâcher comme un sitourche et les ennemis seront tellement surpris qu'on pourra leur botter le cul sans se fatiguer !
Mathyz balaye ses paroles d'un geste pendant que June se met à rire. Mais Yevageim à raison : son binôme a toujours tendance à foncer tête baissée. Elle met les poings sur les hanches et lui intime avec fierté :
— Pour la peine, c'est toi qui m'invite aux Nymphes Dansantes !
— Tu peux toujours courir !
— Tu peux inviter Hélios, aussi.
June constate qu'elle a fait mouche. Elle a bien remarqué que la belle faerienne à la crinière rousse - qui est une atalante des Terres du Couchant - ne le laisse pas indifférent.
Ni lui, ni d'autres gardiens à vrai dire. La demoiselle aux tenues élégantes et vaporeuses fait tourner bien des têtes.
Néanmoins, June a gagné son verre d'hydromel. Se réunir dans le bar le plus populaire du centre-ville est devenue une habitude pour elle ainsi que le reste du groupe.
Le temps passant, des liens se sont créés entre eux : June, Emi, Hélios, Mathyz, Chrome et Mery. Parfois, Nash se joint à eux en compagnie de Gabrielle, sa future épouse qui a accepté sa demande.
Là, aux Nymphes Dansantes, ils se racontent leurs journées, leurs tracas et leurs anecdotes. Même les conversations les plus futiles se transforment en moment de joie et comme le rêvaient June et Emi, elles se créent de superbes souvenirs.
Une soirée sur la plage, près de la cité blanche, à se promener le long du rivage pour finalement s'adonner à une bataille d'eau, flâner au marché pendant leurs jours de repos, visiter les villages alentours et parfaire leurs connaissances sur les autres Gardes d'Eldarya, les autres capitales ou bien l'Histoire elle-même.
La bibliothèque reste ouverte et accessible aux gardiens ainsi qu'aux civils qui ont souscrit un abonnement, alors Emi s'y rend souvent pour emprunter des livres et elle passe certaines soirées ou certains après-midi à faire la lecture à June.
Cette dernière ne sait pas lire. Elle a essayé d'apprendre, mais quand elle tente de déchiffrer les symboles de la langue commune, tout se mélange en une bouillie infâme. De ce fait, elle vit simplement avec, même si le sujet reste sensible.
La vie à Eel n'est pas parfaite, mais June l'apprécie. C'est le quotidien qu'elle voulait et bientôt, quand elle sera assez entraînée, elle pourra commencer les missions hors de la cité. Elle a hâte.
Les gardiens de l'Obsidienne quittent le terrain d'entraînement pour se diriger vers leurs quartiers. Ils ont quelques heures devant eux avant d'assister à une réunion collective avec la Garde de l'Ombre. Cette dernière étant la police d'Eel ainsi que des villages qui s'y raccordent, elle travaille toujours de concert avec les obsidiens pour les interventions musclées au sein de leurs enquêtes. Même si les nouvelles recrues n'ont pas encore le niveau adéquat pour y participer, Valkyon Atani tient tout de même à ce qu'elles suivent les affaires en cours et le fonctionnement du travail inter-gardes.
June se met à marcher d'un pas tranquille en songeant à la douche bienfaitrice qui l'attend aux quartiers de l'Obsidienne. Elle imagine déjà l'eau brûlante qui coulera sur ses épaules endolories quand soudain, un petit choc sur le sommet de son crâne lui arrache un hoquet de stupeur.
— Dossier de suivi ! lui lance la voix grave de Yevageim en lui agitant les feuilles de parchemin sous le nez, tu crois qu'il va faire des petits si tu le laisses traîner par terre ?
— C'est pas la peine de me taper avec… ronchonne June.
Mais la grande faerienne s'éloigne en ajoutant que ça aura le mérite de lui remettre les idées en place. À sa suite, l'elfe qu'elle a malmené plus tôt sur le terrain d'entraînement lui emboîte le pas en lui tirant la langue.
June se met à sourire et continue son chemin. La journée est fatigante mais, comme le reste de son quotidien, elle fait partie de son rêve. C'est une perfection imparfaite qui suit son idéal et parfois, June se demande ce que lui réserve l'avenir. Des souvenirs aussi beaux que ceux qu'elle possède déjà, elle l'espère.
Arrivée à sa chambre, June attrape des vêtements propres ainsi que des affaires de toilette avant de se diriger vers les douches communes. Elle constate qu'elles sont déjà occupées par certaines femmes qu'elle a l'habitude de côtoyer.
June lève la tête vers l'immense sphère magique qui alimente le système des douches. Ingénieux, il est composé de bambous percés qui s'activent quand on appose la main sur un symbole, près de l'arrivée d'eau. June pousse un soupir de soulagement quand elle sent l'eau couler sur son corps. Elle baisse la tête pour offrir sa nuque au jet brûlant et pendant que ses yeux améthystes s'égarent sur ses hanches, ses entrailles se nouent.
La jeune faerienne ne dit rien. Son cœur s'accélère et sa mémoire se perd à travers la tache sombre qui souille son quotidien si parfait, au sein de la Garde d'Eel.
Plus qu'une tache, c'est un flou obscure. Il croise sa route de temps en temps, elle entend parler de lui comme d'une âme inoffensive pourtant, son instinct lui dit le contraire.
Parfois, c'est un sourire énigmatique. Une présence qui se manifeste dans des endroits où elle ne s'y attend pas, comme la dernière fois à la bibliothèque d'Eel.
June s'y était rendue avec Emi car la femme des neiges voulait emprunter un roman. Pendant ce temps, June flânait parmi les rayons, observant les dos colorés des ouvrages et quand l'un d'entre eux avait attiré son attention, elle s'en était saisie. De l'autre côté de l'étagère, la tache d'ombre lisait. Ses mains glacées tenaient un grand livre d'anatomie faerienne et June avait même cru reconnaître le schéma de poumons. Elle avait levé ses yeux argentés vers elle pour lui adresser un sourire effilé.
Et puis cet instant, aussi. June, Emi et Hélios se baladaient au marché d'Eel, bondé de monde. June observait de petits couteaux de chasse sur un étal, puis elle avait sursauté quand quelqu'un lui avait attrapé les hanches.
Comme un fantôme, le flou obscur était passé devant elle en lui jetant un regard en coin. June avait mis du temps à se persuader qu'il avait simplement voulu poursuivre sa route à travers la foule, mais elle savait que c'était faux.
Helouri est docile, maladroit, timide, peu loquace avec les inconnus. À cause de ses branchies malformées, ses parents l'ont surprotégé et c'est pourquoi il est si fragile. Mais il est gentil. Très gentil. Et June, elle se fait des idées.
La jeune faerienne se souvient qu'elle avait mentionné le comportement dérangeant de Helouri à son égard auprès d'Hélios. Cette dernière avait ouvert de grands yeux avant de pouffer, une main devant la bouche. Gratifiant June d'un coup de coude, elle lui avait dit qu'elle plaisait certainement au jeune morgan, voilà tout. Que parfois, il la regardait elle aussi parce qu'il la trouvait sans doute à son goût, mais que jamais il n'aurait de gestes déplacés.
Helouri n'était pas comme ça. De plus, il était bien trop timide pour adresser la parole à la gente féminine.
June n'avait pas répondu. Entendre Hélios mentionner le fait que le morgan pouvait éprouver une quelconque attirance pour elle la dérangeait. Parce que ça n'avait rien d'innocent, elle le sentait.
Il ne s'agissait pas d'émois ressentis par un faërys timide qui lui lançait des regards discrets pour rougir quand il se faisait surprendre. Non. Quand June croisait ses prunelles argentées, quand elle les voyait se dilater, il y avait quelque chose de… Pervers.
June coupe le jet d'eau. Elle attrape sa serviette, s'essuie, et l'enroule autour de sa silhouette avant de se diriger vers les vestiaires, près des douches, pour s'habiller. Avec des gestes doux, elle coiffe ses cheveux humides, puis enfile ses chaussures.
June sent son corps s'affaisser. Penser à Helouri l'a mise de mauvaise humeur et elle songe à réparer ça en mangeant un morceau en compagnie d'Emi et peut-être d'Hélios, si l'absynthe a terminé avec ses obligations.
D'un pas résolu, June se dirige vers la Salle des Portes, véritable lieu de rencontres pour les gardiens de toutes Gardes et se met à chercher ses amies des yeux. Personne dans les marches des escaliers, ni près du réfectoire et encore moins à l'orée du couloir qui mène à la grande salle de rassemblement.
June sourit. Elle attrape enfin Emi, non loin d'une colonne marbrée, visiblement en grande conversation avec quelqu'un, puis elle blêmit quand elle avise enfin de qui il s'agit. Elle se fige.
Plus loin, sa tunique couleur lavande jure avec ses boucles nacrées, coulant jusqu'au milieu de son dos, sa peau glacée et ses oreilles membraneuses. Pendant qu'Emi lui parle, il lui sourit doucement, sans dévoiler ses aiguilles jaunâtres et de là où elle est, June regarde ses yeux se plisser d'amusement.
Inquiète, la jeune faerienne se dirige vers eux, le cœur battant. En la voyant arriver, Helouri à le visage qui s'illumine et ses mains qui se rangent derrière son dos. June a un frisson, mais elle choisit d'ignorer le morgan pour se concentrer sur son amie.
— June ! salut cette dernière quand elle l'aperçoit, Ça y est ? L'entraînement est terminé ?
Elle ne récolte qu'un sourire crispé en réponse. Au visage perplexe d'Emi, elle doit penser que ça ne s'est peut-être pas très bien passé et que June a besoin de parler. Si ça peut lui permettre de s'éloigner d'Helouri, tant mieux.
— On se voit plus tard, dans ce cas, dit la femme des neiges à ce dernier avant de lui adresser un signe de la main.
La jeune faerienne, elle, se retient d'écarquiller ses yeux améthystes. Comment ça, "plus tard" ?
Une partie de son esprit lui murmure qu'elle exagère, qu'elle se trompe, et qu'elle est en train de perdre la tête. Hélios lui dirait qu'elle va trop loin dans ses pensées pourtant, l'instinct de June lui dit qu'elle a raison. Quelque chose est étrange, avec le morgan.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé à l'entraînement ? lui demande Emi, inquiète, en commençant à marcher avec elle.
La jeune faerienne jette un regard furtif derrière son épaule. Helouri a déjà disparu. Elle grimace, serre les poings, puis répond à son amie.
— Rien. C'est juste que Yevageim est pas facile. Qu'est-ce qu'il te voulait, Helouri ?
June s'excuse mentalement auprès de sa tutrice dont les oreilles doivent siffler, mais après sa conversation avec Hélios vis-à-vis de l'attitude du morgan, elle n'a jamais rien dit à Emi. June la regarde lui adresser un doux sourire :
— On se retrouve souvent à la bibliothèque et il me conseille des livres qui sont très utiles pour l'apprentie absynthe que je suis. En ce moment, je dois étudier les ressources de l'océan, alors il m'a proposé de m'accompagner à la plage tout à l'heure. Même s'il ne peut pas plonger à cause de son handicap, il dit que la mer rapporte beaucoup de trésors sur son rivage.
June a les yeux ronds. Au creux de sa poitrine, son cœur s'accélère alors qu'un signal d'alarme se réveille dans son cerveau. Quelque chose ne va pas.
Elle serre les dents, pendant qu'Emi continue de lui expliquer que cette sortie sera très instructive et qu'elle ne manquera pas de remplir son carnet de notes. Quand elle réalise que June a perdu son enthousiasme habituel, elle arbore une moue soucieuse :
— June ?
Cette dernière a un léger sursaut. Elle passe une main embarrassée dans ses cheveux, souffle par le nez, puis se lance :
— Tu le trouves pas bizarre ?
— Helouri ?
La femme des neige semble surprise. Elle demande à son amie ce qu'elle trouve de bizarre, chez le jeune morgan, et June songe alors que ce dernier n'a sûrement pas dû adopter la même attitude avec Emi qu'avec elle. Elle secoue la tête. Et si Hélios a raison ? Et si elle exagère ?
Helouri est sûrement gentil, maladroit et tout ce que la jeune faerienne a à faire pour élucider le mystère de son comportement, c'est de lui poser directement la question.Fatalité (nom féminin) : Destinée inévitable.
Heureuse qui, comme Polyxène, a fait un long voyage.
En compagnie de ses frères aînés, elle a vogué sur la mer d'Égée,
Puis, faisant escale dans un charmant verger,
S'y est promenée sans se douter qu'elle y demeurerait, le reste de son âge.
Polyxène a été la première. Pour la survie de son espèce, le fils aîné, celui qui a quitté la gueule béante de Charybde pendant que ses frères ouvraient leurs yeux, a séduit une femme humaine.
Il s'est uni à elle dans le verger et neuf mois plus tard, elle lui a donné un enfant.
Un fils à la faim dévorante et aux oreilles membraneuses, dont les deux gueules se sont ouvertes, à sa naissance, pour laisser échapper des trombes d'eau dans un mugissement effroyable.
Terrorisée par ce qu'elle venait de mettre au monde, Polyxène a voulu fuir en abandonnant son enfant et son amant.
Tout ce qu'elle a entendu avant de mourir, c'est un borborygme.
Elle est folle. C'est ce qu'elle se dit pour justifier son acte et dédramatiser la situation.
Pourtant, June ne rit pas. Elle pose sa main sur la barrière de bois et souffle un bon coup. La réunion inter-gardes a été trop longue à son goût et malgré les affaires qu'elle aurait dû trouver passionnantes, elle n'a pas arrêté de penser à Emi.
En regardant le jour tomber petit à petit pour annoncer la soirée, la jeune faerienne a senti l'angoisse l'envahir. Son corps a allumé des signaux d'alarme et une fois dehors, elle a eu beau se répéter qu'elle allait trop loin, June a obéi à son instinct.
Elle est sortie de la cité pour prendre la direction de la plage. Là, elle tente de mettre de l'ordre dans ses pensées. Elle rationalise en se disant qu'elle va simplement jeter un coup d'œil, pour s'assurer que tout va bien pour Emi et qu'elle rentrera.
C'est tout ce qu'elle veut savoir : si son amie est en sécurité et si Helouri est aussi gentil et maladroit qu'on le dit.
June inspire profondément et poursuit sa route. Quand elle arrive sur la longue plage de sable d'or qui borde la mer du Prisme, elle se fait toute petite. Si Emi la voyait, elle serait curieuse et June n'a pas envie de s'expliquer. Qu'est-ce qu'elle dirait de toute manière ?
Je suis venue voir si Helouri n'est pas dangereux. serait un argument incompréhensible pour la femme des neige.
June les cherche des yeux et enfin, elle les trouve sous l'arche de la falaise d'Eel. Emi est accroupie, son carnet à la main, une plume dans l'autre et un encrier au sol. Helouri lui, assis en tailleur, exhibe une algue qui ressemble à une fougère.
Prudente, June s'approche, silencieuse, se mettant hors de leur vue en campant derrière un rocher.
— C'est une algue indigo, explique Helouri, contrairement à celles que l'on a vu tout à l'heure, elle est très riche en nutriments, en protéines et surtout en minéraux. On l'utilise aussi bien en cuisine qu'en alchimie, surtout pour les remèdes contre les maladies cardiovasculaires. Par exemple, l'algue indigo est l'élément essentiel dans le traitement contre la tachycardie.
Le jeune morgan est passionné par ses explications. Quand elle le regarde, June avise que ses yeux brillent, que son sourire est franc, malgré ses dents pointues et que ses gestes accompagnent ses paroles avec ferveur. Sa voix est chantante, traduisant la passion qui l'anime. La jeune faerienne a l'impression de se trouver face à une autre personne.
Loin d'elle, Helouri au regard et au sourire étrange, à l'expression indéchiffrable et à la présence fantomatique. Il est devenu un étudiant ordinaire, un aspirant à la Garde Absynthe qui raconte les bienfaits des algues à Emi.
— Et pour drainer le foie ? demande la femme des neige, curieuse.
— C'est l'algue rouge. Elle contient des antioxydants et des vitamines qui nettoient les toxines et qui préviennent des maladies hépatiques. C'est pourquoi on utilise beaucoup cette algue dans des soupes contre la gueule de bois, rit le jeune morgan.
Emi rit à son tour et argue qu'elle saura quoi préparer, dorénavant, lorsque tous ses amis se rendront aux Nymphes Dansantes. June lui lance un regard attendri. Elle se sent apaisée et au fond de sa poitrine, la honte vient se ficher sous sa peau comme une pointe de sel.
Elle se sent idiote, d'avoir eu peur. D'avoir douté que Helouri puisse faire du mal à Emi et finalement, Hélios avait raison. Le jeune morgan est maladroit, voilà tout. June lui plaît et il essaye de le lui faire comprendre d'une manière assez gauche, glauque et puisqu'elle se sent gênée, elle n'aura qu'à aller lui parler.
Soulagée, elle commence à se redresser pour quitter les lieux, puis elle fronce le nez.
L'air est chargé d'une odeur saline. Pas de celle qui est transportée par l'océan et le vent du large, non : une effluve rance, comme une mer stagnante.
Elle est si puissante que June a l'impression d'avoir avalé une cuillère de sel. Grimaçant, elle rive son regard améthyste sur Helouri et Emi, puis se fige.
La femme des neiges aussi a remarqué l'odeur étrange et semble en chercher la provenance.
Le jeune morgan, lui, semble parfaitement heureux. Un large sourire dévoile ses crocs jaunâtre puis, arborant une surprise exagérée, se met à rire :
— Qu'est-ce qui ne va pas, Emi ?
— C'est… Ça sent… C'est étrange…
Helouri tourne la tête vers l'océan. Le vent marin malmène ses longues boucles nacrées et il prend une grande inspiration. Quand il expire, June est persuadée d'entendre un écho. Elle ouvre de grands yeux hagards, la peur l'attrape comme une ombre collante et ses mains deviennent moites.
— C'est l'odeur de la faim, déclare Helouri d'un ton laconique.
Ses lèvres pleines se tordent en une moue énigmatique. Emi ne comprend pas. June, elle, a peur de comprendre.
Elle bondit sur ses pieds, prête à intervenir, mais une précieuse seconde et c'est trop tard. Rien n'aurait pu la préparer à cela, même une vie entière de batailles.
Si seulement Helouri n'avait été qu'un faërys maladroit. Si seulement il n'avait été qu'un morgan un peu trop fasciné par la gente féminine tout en étant incapable de l'approcher.
June aurait pu s'occuper de lui. Le maîtriser, le repousser, se défendre contre lui, s'imposer.
Mais Helouri est une créature qui se met debout et qui exhale le danger par chaque pore de sa peau. Il est le monstre qui toise Emi, les yeux presque révulsés par une joie malsaine et quand son corps commence à s'ouvrir en deux, June plaque une main contre sa bouche pour se retenir de hurler.
Helouri cache une seconde mâchoire au creux de ses entrailles. Du cou jusqu'à son pubis, sa peau s'étire, se détend pour libérer une plaie béante aux crocs dressés comme des épines. Un gouffre abyssal d'un rouge sanguinaire, suintant comme de la chair à vif où chaque dent est liée à une autre par le fil épais d'un fluide visqueux. De cette mâchoire des enfers jaillit un meuglement immonde et une odeur putride comme mille cadavres reposant au fond d'une mer croupissante.
Paralysée, la jeune faerienne ne peut que regarder. Dans un craquement écoeurant, les membres de Helouri s'étirent jusqu'à devenir démesurés et quand il est assez grand pour fondre sur sa proie, il la gobe d'une seule bouchée.
June se ratatine sur elle-même. Elle devient une boule faerienne, suintante de sueur et de larmes alors que son cerveau occulte le présent. Ses oreilles, elles, captent des sons répugnants. Des os qui se brisent, de gros morceaux absorbés par la gueule viscérale, les bruits abyssaux qui sont crachés alors qu'un estomac insondable absorbe cinquante kilos de chair.
Le front dans le sable, June voudrait cesser d'exister. Les images imprimées sur sa rétines se sont faufilées jusqu'à son esprit pour lui faire revivre la mort d'Emi, jusqu'à ce qu'elle la réalise.
Emi…
L'odeur imprègne les lieux. Du sel, du sang et des effluves putrides comme l'ouverture d'un gouffre pourris. Il y a peut-être dix cadavres en train d'être digérés, dans le ventre d'Helouri.
June se retient de vomir. Les yeux humides, elle s'empêche de renifler pour rester silencieuse et tant pis si son nez se met à couler.
Est…
Du fond de ses tripes, la rage veut se lever. Elle se mêle au chagrin, à la terreur, à la crainte viscérale de mourir comme…
Si elle se lève, si elle court jusqu'au Quartier Général jusqu'à en perdre ses jambes, est-ce qu'elle y arrivera ? Est-ce qu'elle pourra appeler "à l'aide" avant d'être avalée par une mâchoire cauchemardesque ?
Elle s'imagine plonger la tête la première dans le rouge dégoulinant de fluide aussi épais que de la salive. Elle s'imagine rester en vie alors que l'étau effilé se resserre autour de sa silhouette et avoir le temps de comprendre, contrairement à Emi, que sa vie s'arrête ici.
... Morte.
Emi est morte.
June s'appuie sur ses mains tremblantes. Elle se redresse avec difficultés, sa respiration s'accélérant et quand sa poitrine se lève et s'abaisse dans un rythme trop rapide, la panique se jette sur elle.
La jeune faerienne s'agrippe au rocher. Ses doigts glissent sur la surface rocailleuse à s'en faire saigner et quand elle lance des regards épouvantés vers l'océan, elle découvre le visage d'Helouri auréolé d'un calme religieux.
Il semble apprécier son repas, les pans de sa longue tunique couleur lavande flottant autour de son corps nu. Sa seconde mâchoire s'est fondue sur sa peau et à la lumière du soleil en train de s'endormir, la transpiration le rend luisant.
Parfois, il a des hauts-le-cœur. Il couvre sa bouche, se retient, et finalement s'approche du rivage pour vomir des trombes d'eau.
June profite de cette occasion pour quitter sa cachette. L'adrénaline l'anime toute entière en la faisant filer plus vite que le vent, grimper les marches de l'escalier en grès, battre la terre du sentier qui la sépare encore de la cité blanche et la ramener dans sa chambre.
Elle n'a pas vu les regards perplexes que lui ont jeté les passants, ni même les figures inquiètes de ses collègues de l'obsidienne, en pleine promenade ou bien en train de manger à la terrasse d'une auberge. Elle n'a pas senti le choc sur son épaule quand elle a ouvert la porte de sa chambre à la hâte, ni même ses doigts blessés crier grâce quand elle s'est acharnée sur le verrou sans y arriver. Il n'y a que son cœur qui veut détruire ses côtes. Sa peur qui souffle un vent glacial dans ses entrailles et la vérité.
La vérité…
Ses jambes ne la supportent plus. June s'effondre sur le sol comme une poupée de chiffon et elle libère le cri qu'elle a contenu pendant l'horreur. Elle hurle à en meurtrir sa gorge, à s'en briser les cordes vocales, à en déchirer sa peau et puisque ce n'est pas assez, alors elle décrète que chaque meuble de sa chambre est devenu un ennemi à deux mâchoires.
Quand la porte s'ouvre, elle fuit. Quand des mains veulent la toucher, elle fuit aussi. Elle se débat contre toutes ces gueules hérissées de crocs jaunâtres et suintants qui veulent la happer.
Emi est morte. June est vivante.
Le monstre rôde et elle sera peut-être la suivante.Lorsque Scylla quitta la falaise, elle se jeta dans le gouffre de Charybde. Elle se laissa emporter par les eaux mugissantes qui la conduisirent jusqu'au cœur de son aimée. Là, elle se fondit en elle et de son union, naquirent les sept premiers fils.
Point de ventres pour les porter mais quand ils gagnèrent l'extérieur, ils en cherchèrent pour engendrer leurs descendances.
Chapitre 4 - Compagne
Elle est allongée sur du sable. June sent le vent du large souffler sur les grains pour mieux fouetter son visage pendant que près d'elle, la mer du Prisme embrasse le rivage.
Sa respiration est lourde. La jeune faerienne a l'impression que ses poumons se remplissent d'eau et que ses membres sont faits de métal.
Immobile, elle attend. Des larmes s'accumulent au bord de ses paupières pour déborder et glisser le long de ses tempes. Elle l'entend manger et ce sera bientôt son tour.
June voudrait s'animer, ramper dans le sable d'or et quitter cette plage maudite qui deviendra son tombeau. Comme fait de chair et de sang, le lieu est en train de pourrir. L'odeur de la mort s'est répandue et si elle avait encore assez de force pour vomir, la jeune faerienne aurait rendue une bile acide.
Elle a pourtant un haut le cœur quand le bruit ignoble d'une eau crachée dans l'océan lui parvient aux oreilles. Le froid se répand dans ses entrailles. Sa gorge sèche et sa mâchoire engourdie l'empêchent de crier alors qu'elle voudrait hurler pour appeler de l'aide. Mais son propre corps a déjà abdiqué. Même ses pensées lui ont soufflé de se préparer. De prier, de penser à tout ce qu'elle a pu accomplir durant sa courte vie, de ne pas avoir de regrets et d'accepter que tout prendra bientôt fin.
Il régurgite toujours une quantité d'eau phénoménale après avoir dévoré sa proie.
June prend une grande inspiration. Sa poitrine se soulève avec difficulté et l'air vicié s'incruste dans ses poumons. Elle hoquète, tousse et devient silencieuse.
C'est son tour.
Ses yeux améthystes s'écarquillent pour regarder sa silhouette se découpant dans la pénombre. Il la surplombe, ses pieds maigres, glacés, encadrant les hanches qui l'ont toujours fasciné. Les pans de sa longue veste couleur lavande claquent sous le vent salin et sur son ventre, le gouffre ne s'est pas encore ouvert.
Ses yeux d'argent sont ceux d'un prédateur. Luisants, ils dévorent ce corps que les abysses de son estomac vont bientôt avaler et ils se réjouissent d'avoir pour repas supplémentaire, la fuyarde qui rejoindra bientôt son amie.
Les lèvres craquelées de June s'articulent pour former des mots, mais aucun son ne quitte sa bouche.
Pourquoi ?
Parce qu'il a faim. Il a un néant à combler parmi ses entrailles et dix corps ne seraient pas assez pour satisfaire son appétit. Parce qu'il est un monstre de crocs, de salive et de sang qui a su tromper son entourage sous le masque timide d'un morgan.
Ce n'est pas ça. Ce n'est pas que ça.
June en a la certitude. Mais elle ne saura jamais ce qui a pu se tramer sous le crâne de l'horreur en train de faire grandir ses jambes dans un craquement abominable.
Une fissure court le long de son ventre, jusqu'à son cou et bientôt, les pans de sa seconde mâchoire s'écartent. Le cœur affolé, la jeune faerienne détaille des filets translucides, épais, relier les dents et les bords suintant du gouffre putride comme la toile d'un chead.
Un mugissement abominable retentit entre les parois des abysses et l'odeur de la mort enveloppe June dans son linceul. Elle regarde la fatalité se pencher sur elle, la chaleur nauséabonde d'une gueule sans fond l'attraper, puis sa conscience l'abandonne quand elle…
… Ouvre les yeux.
Ses lèvres entrouvertes laissent passer un souffle âpre alors que sa gorge sèche la tiraille. June a l'impression que sa langue s'est transformée en un monticule de poussière. Elle cligne des paupières à plusieurs reprises pour distinguer la pièce dans laquelle elle se trouve.
Après quelques tentative, elle reconnait le plafond blanc et les murs crème de l'hôpital du Quartier Général.
Sa tête lui fait mal. Son sang cogne furieusement contre ses tempes et quand June tente de se souvenir de ce qu'il s'est produit, le néant côtoie des images qu'elle pense réelles. Depuis combien de temps est-elle ici ?
La jeune faerienne essaye de se redresser, la peur au ventre. C'est beaucoup trop calme. Elle ne peut même pas jeter son œil dans la pièce toute entière puisque son lit est entouré par un rideau opaque.
June tente d'apaiser l'angoisse en train de croître dans sa poitrine pour faire une analyse de la situation : en levant les mains, elle constate que certains de ses doigts sont bandés. C'est vrai. Elle s'était blessée.
Quand son regard améthyste s'égare sur le lit qu'elle occupe, elle constate que ses draps ont été malmenés, preuve qu'elle s'est agitée dans son sommeil. Aussi, des sangles brunes choient près du sommier et June a un frisson. Une petite table de nuit à sa gauche lui offre une carafe d'eau et un verre qu'elle s'empresse d'attraper pour se désaltérer. Elle se sent un petit peu mieux.
Puis June se met à penser. Les événements sur la plage lui reviennent en mémoire : l'odeur, l'horreur, les sons, la terreur et la mort d'Emi. Elle serre les dents alors que les larmes lui montent aux yeux. Est-ce qu'elle a pu parler, quand on est venu la trouver dans sa chambre ? Est-ce qu'elle a pu dire quelque chose à propos d'Helouri, d'Emi ? Est-ce que le jeune morgan a été appréhendé et interrogé ? June a besoin de voir quelqu'un.
S'asseyant dans son lit, elle ouvre la bouche pour appeler un soignant, mais sa voix brisée produit des sons étranges. Elle recommence et enfin, une grande silhouette s'approche du rideau. Quand une main se glisse entre le tissu, June blêmit, persuadée de la voir bleutée, mais elle se trompe.
— Bonjour, June.
Une voix aimable et chaleureuse s'adresse à elle. La jeune faerienne lève les yeux pour se confronter au sourire bienveillant d'Ewelein Bedragersk, la médecin en cheffe.
June se laisse aller contre son oreiller, soulagée. Elle est en sécurité. Pour le moment.
Enveloppée dans sa longue robe d'un joli rose pâle, Ewelein inspire la sérénité et June peut déjà sentir son angoisse diminuer.
— Comment tu te sens ? demande la médecin.
— Où il est ?
June veut savoir. Elle veut qu'on lui dise qu'il se trouve dans les sous-sols du Quartier Général, derrière des barreaux, en attendant d'être jugé pour ce qu'il a fait.
Qu'on l'a cru quand elle a hurlé qu'il avait dévoré Emi. La jeune faerienne prie pour l'avoir fait. Pour avoir craché le nom du morgan et décrit l'abomination qu'il incarne.
Elle regarde Ewelein tirer une petite chaise pour s'y asseoir et dans ses gestes maîtrisés, il y a quelque chose que June n'apprécie pas. Elle a l'impression que la médecin prend son temps, forme la phrase la plus convenable dans sa tête pour lui parler.Il n'y a pas de monstre, June.Elle frissonne.
— Qui ça ?
— Helouri.
— Est-ce que tu voudrais le voir ?
Elle se redresse subitement dans son lit. Ses yeux améthystes s'agrandissent, son cœur s'accélèrent et elle fixe Ewelein comme si elle avait perdu la raison. Ne sait-elle pas ?
La jeune faerienne serre les poings. Elle sent le feu de la colère enfler dans sa poitrine, la peur viscérale la consumer toute entière alors que la mort d'Emi se répète dans son esprit en lui crevant le cœur un peu plus. Le sel, le sang, la pourriture… L'odeur infâme du gouffre de chair, les crocs jaunâtres auréolant un estomac invisible, la salive épaisse, luisante, sur cette mâchoire infernale. Et puis les sons.
June sent sa respiration s'emballer. Elle puise dans ses maigres forces pour la maîtriser, car elle doit parler. Il faut qu'ils sachent. Tous. Ewelein, les capitaines, Hélios, Mathyz, Chrome, Mery… Sa famille.
— Non ! mugit-elle, ce qu'il a fait… Ce qu'il a fait à Emi… Il l'a…
Appâtée avec de faux conseils pour une sortie sur la plage. Pendant un long moment, il a gardé le masque du gentil et timide morgan passionné par la médecine et ensuite, il l'a avalé toute entière.
— … Dévoré.
Je l'ai vu ! Je l'ai vu faire ! J'ai tout vu ! J'étais là, j'ai entendu, senti, regardé, il est…
Un monstre. Un cauchemar de chair et de sang. Un meurtrier. Il trompe la cité d'Eel toute entière et June est certaine que son père, Joseph, est de la même espèce.
— June.
Elle sait ce qu'elle a vu ! Elle sait ce qu'elle a perdu ! Ce que sa famille adoptive a perdu ! Elle sait que la vie de sa précieuse amie, de sa sœur, s'est éteinte et qu'elle vivra sa mort pour toujours comme une mélodie funèbre et infinie. Emi n'est pas partie, elle a été arrachée de force à la vie.
June tremble. Ses joues se couvrent de larmes et quand elle essaye de décrire, quand elle essaye de traduire l'horreur avec des mots, sa bouche ne peint qu'un tableau de maladresse.
Une main se pose sur la sienne. Un frisson court sur sa peau. Si la gentillesse d'Ewelein était une couverture, elle envelopperait June pour mieux la couper de l'effroi. Ça tourne. Ça tourne en boucle dans sa tête et jamais, jamais elle ne pourra détourner les yeux de l'atrocité qu'elle connaît déjà par cœur.
— Est-ce que tu sais depuis combien de temps tu es admise à l'hôpital ?
La jeune faerienne fixe Ewelein à la dérobée. Elle a peur de la réponse parce qu'elle sait que si le sommeil, après la démence, a duré trop longtemps, alors Helouri aura su bâtir un énorme mensonge avec les preuves adaptées.
— Un jour ? Deux ? avance-t-elle d'une petite voix.
Quatre.
Face à son visage blême, la médecin lui explique qu'elle a été intouchable. Que la terreur lui a rongé l'esprit, si bien que June s'est plongée dans un état végétatif. Son corps inerte a reposé sur le lit d'hôpital, insensible aux mots, aux gestes et seulement réceptif aux traitements médicaux. La jeune faerienne a vécu dans une bulle monstrueuse durant quatre journées qui ont filé tels des courants d'air et elle ignore encore si le réveil est une délivrance.
June plaque la paume de sa main contre sa joue. C'est réel. Sa peau qui claque est réelle et à présent, elle doit se reprendre. Tant que le meurtrier d'Emi n'est pas puni, elle doit se reprendre.
— Il a fallu te donner à manger, reprend Ewelein, te donner à boire, te parler pour essayer de te stimuler et même te brosser les cheveux.
La médecin a presque une expression attendrit. Sa phrase achevée, elle regarde sa patiente porter une main machinale à ses cheveux, d'ordinaire en bataille et rêches à cause du peu de soin qu'elle leur apporte. Elle lisse une mèche, trop douce à son goût, et frissonne.
Oui, ses cheveux ont été régulièrement coiffés et pour la première fois depuis son réveil, June craint le sourire d'Ewelein.
— Hélios est venue tous les jours.
Le soulagement affaisse le corps de la jeune faerienne, mais les paroles suivantes le balayent.
— Hélios, Helouri et sa mère, Cristal.
Les mains de June serrent les draps si forts à s'en faire blanchir les jointures. Elle dévisage Ewelein et même si la médecin n'aspire qu'à la bienveillance envers elle, la jeune faerienne a le sentiment d'être trahie. Helouri et sa mère… Qu'ont-ils fait ? Que s'est-il passé pour que le jeune morgan puisse encore circuler librement et si June, en tant que témoin de son meurtre, était un danger pour lui, pourquoi vit-elle encore ? La main d'Ewelein serre la sienne. Fort.
Trop fort.
— Emi…
— … A disparue. De nombreux gardiens sont à sa recherche, mais elle s'est certainement perdue dans la forêt.
— Non ! gronde la jeune faerienne, Non… Non…
— June, ce que tu as vu n'était pas réel.
Le ton sec pique June comme une épine. Elle lève ses yeux améthystes vers la médecin et elle décrète que si elle ne la croit pas, alors elle lui fait perdre son temps.
June n'a rien à faire dans un lit : elle doit se lever, trouver les capitaines et leur dire ce qu'elle a vu. Elle doit passer la plage au peigne fin pour trouver des preuves, quitte à chercher l'eau immonde vomie par l'abomination après son méfait. Emi a disparue mais ils ne la retrouveront jamais, car ce n'est pas la forêt qui l'a avalée.
June arrache sa main à l'étreinte d'Ewelein. La colère rougit ses joues et le chagrin veut rendre ses yeux humides. Elle maudit les soignants pour avoir laissé entrer le meurtrier de son amie, elle maudit ses cheveux d'avoir été brossés par un monstre et elle maudit même Cristal Ael Diskaret, qu'elle n'a jamais rencontrée, de lui avoir rendu visite.
— Et alors quoi ? s'écrie la jeune faerienne, j'ai halluciné ? Vous avez trouvé quelque chose dans mon sang ? J'ai bouffé une algue qui m'a montré une saloperie de monstre en train de dévorer Emi ?
— Doucement avec les monstres, ce n'est pas très aimable.
Ewelein se recule. Sa figure pâle est froide, blême et son sourire s'étend, se peint avec une lenteur infinie pour devenir un rictus. L'étincelle chaleureuse de ses yeux s'est consumée pour en allumer une nouvelle, plus vicieuse, plus malsaine et la médecin si altruiste de l'hôpital disparaît, soufflée par un vent mauvais.
June blêmit. Tremblante, elle serre le drap et dévisage Ewelein qui reprend d'une voix traînante :
— Tu es têtue, June. Tu aurais pu douter de ce que tu as vu mais tu es si sûre de toi que même si je voulais te faire passer pour une folle, ce serait difficile. Mais ça me plait. J'ai besoin d'une femme solide, de toute manière.
La mâchoire de la médecin se fissure et de la fumée noire s'échappe des interstices. June l'observe, interdite, la bouche ouverte. Son corps s'est figé mais son esprit, lui, est en train de hurler.
Elle ne comprend pas ce que lui dit Ewelein mais elle s'en moque : elle doit savoir si ce
qu'elle vit est réel. D'un geste vif, elle vient griffer l'un de ses bras jusqu'à faire couler le sang et quand la douleur l'attrape, la jeune faerienne réalise que le cauchemar n'est pas un mensonge. Ou presque.
Ewelein se penche. Ses yeux ont disparu. Ses paupières se sont ourlées et dans les abysses de ses orbites, des trombes d'eau provoquent un vacarme infernal, comme les mugissements d'une bête.
Puis elle se met à sourire. Ses lèvres s'étirent. Elles fendent son visage en deux et June, impuissante, regarde sa mâchoire se défaire, tomber au sol comme la bouche d'un pantin cassé alors qu'elle prie pour se réveiller. Elle se griffe encore une fois.
Encore. Encore… Jusqu'à laminer la peau fragile de son bras, mais ça ne fonctionne pas.
Elle ne peut pas empêcher l'horreur d'abîmer sa rétine ni le visage d'Ewelein de craqueler et encore moins les eaux salées, rugissantes, de cascader par les gouffres de ses yeux.
Paralysée dans son lit, June se sent petite, enfant, en proie à un cauchemar sans fin que rien ne peut faire disparaître. Sauf la pointe d'une aiguille dans son bras blessée.
La jeune faerienne glapit, hoquète, porte une main perdue face à son regard qui se voile, se floute, jusqu'à invoquer la réalité mais aussi le pire.
Des doigts moites se sont mêlés aux siens. Son seul point d'ancrage, alors elle s'y accroche. La tête lui tourne pourtant, quand le décor se dessine et s'immobilise. Elle constate qu'elle se trouve bel et bien à l'hôpital, dans un lit, avec ses cheveux cendrés soigneusement coiffés.
Mais la personne qui lui parle, même en rêve, n'est pas Ewelein.
June a un mouvement de recul. Son dos se plaque contre ses oreillers et tous ses muscles se tendent. Elle sent sa poitrine ployer sous la colère, le dégoût et la rancune alors qu'elle toise Helouri Ael Diskaret.
Assis sur une chaise, le jeune morgan la fixe de ses yeux d'argent. Ses longues boucles nacrées coulent sur son manteau d'un gris perle, enveloppant ses frêles épaules.
"Fragile" est le premier mot qui est venu à l'esprit de June lorsqu'elle l'a rencontré pour la première fois et là, face à elle, en sachant ce qu'il est et ce qu'il a fait, Helouri est le pire des menteurs.
Un prédateur déguisé en proie, avec un gouffre béant à la place de l'estomac et une mâchoire monstrueuse sous sa peau. Même ses mains délicates ressemblent à des créatures filiformes aptes à briser le plus épais des corps. Elles en seraient capables comme lui, serait capable de tout.
June regarde son visage. Il a été façonné à l'image d'une poupée glacée aux oreilles membraneuses. Une œuvre malade au cou griffé avec des yeux précieux, plissés, amusés par la faerienne rageuse, assise dans son lit. Un être faux, aux lèvres pleines, retroussées en un sourire malsain, dévoilant ses aiguilles jaunâtres. Une chose sans nom à l'œil brillant d'un éclat maudit.
June veut hurler, lui lancer tous les objets qu'elle trouvera à la figure, le frapper, le traîner jusqu'aux bureaux des capitaines par les cheveux et lui faire payer.
— Tu sais ce qui va arriver, si tu fais trop de bruit, lui lance Helouri d'un ton très calme, comme s'il avait deviné ses pensées.
June ne doit pas avoir peur ou plutôt : elle ne doit pas le montrer. Elle respire, garde le contrôle de son propre corps et se redresse. Sa gorge sèche veut la faire tousser et la sueur froide dans son dos colle à sa peau comme un suc désagréable.
— Tu vas me bouffer aussi ? Comme ce que t'as fait à Emi ? réplique-t-elle en essayant de maîtriser sa voix.
Le sel. Le sang. Les abysses. L'odeur se répand dans toute la pièce et June frémis. Le morgan, la créature, le monstre, qu'importe ce qu'il est, reste parfaitement immobile à la regarder tel un chasseur intéressé par sa proie. Non. Il y a autre chose.
— Non, sourit Helouri, pas toi, June. Je te l'ai dit : j'ai besoin d'une femme solide. En revanche, je tuerai tous ceux qui mettront un pied ici. Et toi…
Le cauchemar tire une petite fiole d'un repli de sa veste et se met à l'agiter sous le nez de June. Elle regarde, interdite, le liquide verdâtre éclabousser les parois comme le plus ignoble des poisons.
— … Toi, tu seras considérée comme délirante, avec ça dans les veines. Tu as aimé ton cauchemar ? La scopolamine de cet hallucinogène peut t'en donner autant que tu veux. Mais tu vois, si tu plonge en enfer, ça peut durer longtemps. Et le remède, c'est moi qui l'ait.
L'aiguille qu'elle a senti dans son bras avant son retour vers la réalité. Plus elle le regarde, plus il la dégoûte. Furieuse, June puise dans ses maigres forces et plonge une main vers son poignet. Elle ignore de quelle façon elle veut le maîtriser mais tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle doit y arriver.
Elle n'est pas assez rapide et la poigne d'Helouri la fait grimacer.
— Tu devrais m'écouter avant de faire n'importe quoi, lui souffle-t-il.
— Et toi, tu devrais te méfier, gronde June.
Le monstre se moque bien de ce qu'elle peut raconter. À vrai dire, plus elle lui tient tête, plus il semble satisfait comme si les choses se déroulaient exactement comme il les a prévues.
Helouri lui lâche le poignet, passe une main dans ses boucles nacrées, puis lui déclare avec assurance :
— J'ai une proposition à te faire, June. Si tu l'acceptes, ta vie sera un paradis. Si tu refuses, tu vivras l'enfer.
— Je sais pas encore ce que t'as à dire, mais si je veux pas, tu me tueras, c'est ça ? crache la jeune faerienne.
Helouri émet une exclamation moqueuse, secoue la tête, puis poursuit :
— Non. Je t'aime bien, tu sais. Alors si tu refuses, tu devras vivre avec ce que tu sauras.
La colère enfle dans la poitrine de June. Elle se lève, s'abaisse au rythme de sa respiration et si une partie de son esprit lui souffle d'écouter ce que la chose a à dire, l'autre ne réclame que vengeance.
Méfiance.
Son instinct la prévient. Si Helouri se sent si tranquille, c'est qu'il se sait intouchable. D'eux deux, c'est June qui a les traces d'un hallucinogène dans le sang et c'est lui qui saurait remettre le masque du timide morgan.
— Tu connais les Terres Obscures ? reprend Helouri.
June ne répond pas, mais certes, elle les connaît. Les Terres Obscures sont le territoire des ténébreux. Une espèce faerienne crainte par le reste du monde, à cause des nombreuses guerres qu'ils ont déclenchées, mais aussi de leurs forces armées, la Garde des Morts.
June a toujours entendu parler des Terres Obscures comme d'un endroit au soleil de plomb, où les ténébreux dorment peu et vivent longtemps en buvant le sang de leurs esclaves.
— Le domaine des ténébreux, c'est vrai, continue le monstre d'une voix lointaine, mais pas seulement. Une autre espèce cohabite avec eux. Une espèce antique qui garde leurs frontières maritimes et qui se nourrit des fous qui osent souiller les rivages des Terres Obscures.
Le visage d'Helouri s'illumine. Ses yeux débordent d'une fierté non contenue alors qu'il met en lumière toute la beauté de son espèce, taillée pour la survie jusque dans les gènes.
June se moque d'où il vient. Elle le voudrait. Elle aimerait aussi balayer d'un geste ce qu'il est pour ne garder que ce qu'il a fait à Emi et à d'autres personnes avant elle, sûrement.
Mais l'histoire d'Helouri n'est pas terminée. Elle remonte à loin, avant le Grand Exil et elle commence avec deux créatures mal aimées des Dieux. Une déesse affamée et une nymphe jalousée qui devinrent des monstres marins.
L'une, Charybde, une masse liquide gisant au fin fond d'un détroit, condamnée à boire l'eau trois fois pour la régurgiter, trois fois encore. Et l'autre, Scylla, si belle mais si injustement punie, réduite à six mâchoires au bout de si longs cous, douze pieds et des têtes hideuses autour de sa taille.
Dans leur malheur, les deux monstres se sont fixés chaque jour passant si bien que même leurs malédictions n'ont jamais pu les empêcher de s'aimer.
Elles ont tué, absorbé, dévoré des marins mais n'étaient jamais rassasiées. Puis un jour, las et désespérée, Scylla s'est jetée en Charybde qui l'a entraînée dans les abysses de son propre gouffre. Là, elles n'ont fait qu'un et ont donné naissance à leurs sept premiers fils. Tu sais ce qu'il y avait sous leur peau, June ? La faim et la survie. Quand ils se sont extirpés de l'eau rageuse de leurs mères, leurs mâchoires se sont ouvertes pour la recracher. Trois fois.
Ensuite, ils se sont nourris et après, ils se sont reproduits. Seulement…
Helouri agite machinalement sa main autour de ses cheveux. Ses yeux sont grands ouverts, comme de petites bouches avides de dévorer l'image de June. Cette dernière, ébahie, le regarde hausser les épaules et conclure :
— Seulement… Nous naissons tous mâles. Jamais l'un des nôtres n'est né femelle, tu comprends ? Alors, quand le moment est venu, nous quittons les Terres Obscures pour chercher une compagne. Et quand une faerienne attire notre attention, nous lui proposons le paradis.
Son cœur bat à un rythme effrayant. La nausée grimpe le long de sa gorge dilatée, marquant sa bouche d'un goût rance.
June veut cracher, vociférer, hurler, mais elle reste silencieuse. Elle secoue la tête, la colère et la répugnance salant ses veines alors que la créature, ici, aux boucles nacrées veut l'emporter dans son paradis putride.
Sois ma femme, June.
Son regard améthyste se rive dans le sien. Il luit toujours d'une étincelle qu'elle hait et quand elle plonge dans l'argent immonde, elle a l'impression qu'il lui montre toutes ses pensées.
Combien il songe à elle, femme solide, en bonne santé avec des hanches si parfaites…
Tu porteras nos enfants et tu viendras sur les Terres Obscures avec moi. Avec ma famille, avec ceux de mon espèce et leurs épouses. Tu vivras dans un domaine somptueux que ceux d'ici, les autres, ne peuvent pas imaginer. Tu ne manqueras jamais de rien et tout ce que tu voudras, je te l'offrirai.
Il peut la couvrir de richesses, il peut prendre la vie de n'importe qui à sa demande et elle, June Chione, en tant qu'épouse d'un fils de Charybde et Scylla, peut demeurer sur les Terres Obscures et cohabiter avec les ténébreux. Elle ne sera plus "faerienne", elle sera mieux qu'eux.
Les autres.
Ceux qui ne valent rien.
Elle doit comprendre qu'Helouri, ses trois frères et les grandes familles antiques honorent leurs femmes. Ils les choisissent, ils les ramènent aux domaines et ils les aiment. Avec le temps, leurs épouses finissent aussi par les aimer.
June est trop rapide pour lui, cette fois.
Sa main blessée, griffée, rougie, plonge vers son cou pour l'attraper. Tremblante, elle raffermit sa prise et aspire une grande goulée d'air.
Qu'il la ferme. Qu'il arrête. Lui et les siens ne sont que des choses qui prennent des vies pour les briser, les mâcher et les enfermer dans les gouffres de leurs estomacs nauséabonds parce qu'elles ne représentent rien à leurs yeux.
Quand ils quittent les Terres Obscures en quête d'une compagne, il n'y a pas de victimes, il n'y a que des repas. Voilà tout.
June rive ses yeux améthystes dans ceux d'Helouri. Elle laisse la haine imprégner ses prunelles et elle souhaite, plus que tout, qu'il puisse y lire une promesse.
— Toi et ton paradis… Je vous détruirai.
Un léger rire lui répond.
Il ne la croit pas. Il ne peut pas. Pas quand il parvient à quitter son emprise d'une seule main en faisant saigner ses blessures de nouveau.
Ah oui ? lui dit-il. Tant pis pour elle.
Helouri se penche pour lui susurrer qu'elle vivra en enfer, alors.
— C'est dommage, June. Tu aurais fait une épouse parfaite. Je l'ai su quand je t'ai vu. Puisque tu refuses, alors j'en trouverai une autre, mais toi…
Tu verras ceux que tu aimes disparaître et tu n'y pourras rien. Tu ne pourras ni m'arrêter, ni me tuer et si tu t'obstines, alors je ferai en sorte que l'on te garde enfermée ici, à l'hôpital. Tu cauchemarderas jusqu'à ce que tu en meurs !
La chose et la faerienne se jaugent. Pour la première, June est passée d'épouse potentielle à déchet à écraser et pour la seconde, Helouri n'est qu'un monstre à abattre.
Avec difficulté, June se redresse. Sa faiblesse est une entrave qu'elle ignore et sa rage, elle, l'anime toute entière. Elle y arrivera.
— Pour Emi et pour les autres… Je te tuerai…
Helouri se lève. Une paix royale semble flotter autour de sa personne. Il se permet même de reculer sa chaise et de se diriger vers la sortie de la pièce. Les mains derrière le dos, il pousse un profond soupir, comme un long regret.
Puis il se retourne, l'air amusé. Ses lèvres pleines se retroussent pour dévoiler ses longs crocs et l'odeur dans la pièce devient plus forte. Celle de la faim.
— Essaye.
Il disparaît.
June se lève, tremble, vacille, chute, mais se remet debout, le regard rivé sur l'endroit où se tenait Helouri, la seconde d'avant. Il parait que son espèce a la survie dans les gênes.
On verra bien.
Chapitre 5 - Au Nom de Toutes les Miennes
Les yeux plissés, elle fait courir son doigt sur le parchemin. Elle suit une ligne tracée à l'encre noire, morsure d'une vieille plume qui a creusé une rainure sous un coup de colère. Il y a des endroits bâtis à la hâte, sur cette feuille de papier malmenée, des symboles à la place de mots et si des regards étrangers se posaient sur cette image chimérique d'Eldarya, ils n'y comprendraient rien. Ça n'a de sens que pour elle.
Elle attrape un verre en terre cuite et le porte à ses lèvres d'un geste distrait. Le bord, quelque peu ébréché, laisse passer une rasade d'hydromel bienvenue et si ça ne la désaltère pas, ça a le mérite de lui permettre de rester assise aux Nymphes Dansantes. Tant qu'elle consomme, le patron ne dit rien.
Il la connaît, de toute façon. Elle, toute jeune recrue de l'Obsidienne qui venait souvent avec la femme des neige, de l'Absynthe, Hélios, le couple Chrome Argent et Mery Aries, puis l'orc et l'elfe noire qui devaient se marier.
Un doigt pâle tapote le parchemin alors qu'un esprit bouillonnant récite une litanie effroyable :
Emi : morte.
Hélios : malade.
La maman de Mery : morte.
Gabrielle : malade.
Alajéa : morte.
June fixe sa feuille d'un regard meurtrier. Face à elle, son Eldarya, celle qu'elle a sillonnée au cours de ses missions, lui apparaît comme une farce immense recelant de secrets qu'elle ne parvient pas à atteindre. Des chemins, des maisons, des cachettes… Des lieux qu'il connaît forcément, mais qu'elle n'a pas encore trouvés.
Saloperie.
Elle prend une grande inspiration, mais garde le contrôle d'elle-même. Elle ne doit pas oublier sa condition. Elle ne doit jamais omettre, ni pardonner ce qu'il lui a retiré avant de quitter la cité d'Eel pour son grand retour au sein de son domaine pourri, dans les Terres Obscures.
La route sera longue. Même si June ne sait pas lire, elle a appris à comprendre les cartes pour mieux réaliser la sienne avec sa mémoire des lieux. Elle a anticipé les chemins qu'il emprunterait ainsi que les endroits où elle pourrait le cueillir. Elle a visualisé cette scène mille fois : elle dégaine sa courte épée. Elle est assez rapide. Elle s'est bien préparée. Elle sait ce qu'elle verra et ce qu'il essayera de faire, mais elle n'a plus peur.
June souffle par le nez. Elle se voit l'accomplir. Elle se voit lever son arme pour lui trancher la gorge. Il reculera, surpris, et il portera une main machinale à son cou glacé, ciselé d'un magnifique collier écarlate. Il rivera ses yeux argentés sur elle, celle qui a mis un terme à sa vie et il la maudira avant de s'écrouler pour toujours.
Peut-être que ses deux mâchoires vomiront une eau funèbre et cracheront, pour la dernière fois, un relent putride pour ce cadavre qui ne pourra pas s'avaler lui-même.
Oui.
June se vengera. Pour tout ce qu'il lui a pris, elle se vengera, mais elle vengera aussi les autres. Toutes ces femmes qu'il a dévorées, celles qu'il a détruites par ses poisons et les autres, rendues malades par rancune.
Tu verras ceux que tu aimes disparaître et tu n'y pourras rien.
L'air sombre, June range sa carte dans son sac en jute.
Elle pense à Hélios, soumise à une dose conséquente d'un hallucinogène qui l'a plongée dans le coma. À Gabrielle, l'amour de Nash, affaiblie par une maladie étrange provoquant de violentes quintes de toux ainsi que des difficultés respiratoires. Après maints diagnostiques, Ewelein en est venue à la conclusion que l'elfe noire souffrait d'un mal que l'on ne peut qu'attraper dans les mines. Chose étrange, car Gabrielle n'y a jamais mis les pieds.
Mais June, elle, sait qu'il y en a dans les Terres Obscures et qu'un monstre ignoble aurait été parfaitement capable d'apporter la maladie sous la forme d'une seringue.
Puis elle pense à Mery, inconsolable depuis la mort de sa mère, si bien que même son compagnon ne parvient plus à l'atteindre et à Alajéa, la si gentille sirène qui a eu le malheur de devenir l'amie de June.
Tu verras ceux que tu aimes disparaître et tu n'y pourras rien.
Elle a envie de détruire quelque chose. D'imaginer son visage glacé, maudit, se tracer dans un mur pour l'éclater, le briser en mille morceaux et le réduire à ce qu'il est : un déchet.
Un déchet qui lui a collé l'étiquette de la folie pour masquer le meurtre d'Emi Chione. Emi considérée comme personne disparue, d'abord, puis décédée quand les battues n'ont rien donné. June ne pourra jamais oublier.
Elle peut se revoir, titubante, fraîchement sortie de l'hôpital pour claudiquer jusqu'aux capitaines et leur raconter la vérité. Elle leur a décrit ce qu'elle a vu dans les moindre détails et elle a regardé leurs visages se décomposer. Confusion, méfiance, pitié, agacement, stupéfaction.
Ezarel Rahani a presque rit quand June lui a raconté Helouri en train de dévorer Emi. Elle ne peut pas être sérieuse, cette recrue de l'Obsidienne, démente, avec des traces d'hallucinogène dans le sang. Elle délire, parce que Helouri Ael Diskaret, le timide morgan au corps filiforme est l'incarnation même de la faiblesse et de la vulnérabilité.
Lui ? Un monstre ? Lui ? Tuer ?
Tu devrais dormir, June. Nous retrouverons Emi. Elle s'est sûrement perdue dans la forêt, elle a dû s'aventurer beaucoup trop loin. Quelqu'un l'a vu entrer. Quelqu'un qui ramassait des algues sur la plage.
Quelqu'un qui est incapable de tuer, selon eux.
Un être frêle, abattu, victime d'accusations très graves par celle qu'il ne faisait que regarder sans penser à mal. June Chione, si belle, si pétillante à ses yeux, en train de le réduire à un criminel.
Essaye.
Elle a essayé, elle a été entendue mais personne n'a écouté. Les capitaines, Miiko Ain'Prodotis, Ewelein Bedragersk, Leiftan Larulta et même ses amies avant que certaines d'entre elles soient soufflées par la vengeance d'Helouri.
À présent, le monstre a quitté Eel avec ses parents et sa nouvelle compagne. June ne sait pas qui a pu céder à son appel du paradis, mais ce dont elle est sûre, c'est qu'elle veut la retrouver avant qu'elle atteigne les Terres Obscures.
Pour elle, pour toutes les autres, elle veut l'empêcher de s'enfermer dans une cage dorée.
Pourquoi ? S'est-elle demandée à maintes reprises. Qu'a-t-il dit ? Qu'a-t-il fait pour qu'elle accepte de le suivre dans son domaine et porter ses enfants ? Comment l'a-t-il menacé ?
June se lève avec hargne et quitte les Nymphes Dansantes. Elle plisse ses yeux améthystes quand le soleil pâle d'Eel embrasse sa figure fatiguée. Ses cheveux cendrés dansent autour de son visage comme une auréole à bout de souffle, mais son corps solide, lui, est toujours debout.
Sept mois après avoir juré au cauchemar qu'elle les détruirait, lui et son paradis, elle est là et elle continue d'essayer. Elle connaît si bien Helouri, maintenant.
Il s'est souvent amusé à lui dire qu'ils sont de bons amis. Il est venu la voir volontiers pour la narguer. June a eu connaissance de chacun de ses crimes avant qu'ils soient commis.
Je vais manger, ce soir.
Elle savait pour la maladie de Gabrielle.
Le mal des mines de l'Enclave, c'est terrible, tu verras.
Elle savait aussi pour la chute d'Helios.
Elle me fatigue à s'agiter partout. Elle a besoin d'un long sommeil.
June a toujours su. June a toujours parlé, toujours prévenu, mais June n'a jamais été crue.
Tant pis : c'est à elle de le faire. Elle va pourfendre l'intouchable et elle mettra un terme à cette folie.
Si Helouri rentre chez lui sans avoir payé pour ce qu'il a fait, alors il aura gagné. Il sera là-bas, dans son foyer, auprès de sa compagne arrachée à la cité d'Eel et il engendrera sa descendance qui aura la survie dans les gènes.
June prend une grande inspiration. Elle invoque le calme dans sa poitrine et profite du vent salin. Helouri l'a prévenu de son départ et il paraît qu'elle va lui manquer. Il verra bien.
La main de June caresse le pommeau de son épée alors que son esprit met en scène, une fois de plus, la mort de celui qu'elle a appris à haïr de tout son être. C'est sa mission.
June passe la lanière de son sac de jute sur son épaule, puis se met à marcher d'un pas tranquille. Elle a un cauchemar à détruire et elle n'a plus peur depuis longtemps.
Putride (adjectif) : Qui est en état de putréfaction ou qui contient des matières putréfiées.
Elle est belle.
Elle est discrète, aussi, mais solide comme il le voulait. Comment a-t-il fait, pour ne pas l'avoir remarquée avant ? Elle lui a dit que c'était parce qu'elle était aussi silencieuse et maline qu'un lambeau de ténèbres, après tout.
Mais elle, elle le regarde depuis un long moment. Elle le regarde à sa manière, lors de ses venues au sein de la cité blanche. Elle a attendu, patiente, qu'il la remarque, qu'il s'approche, qu'il lui parle, qu'il ose braver l'interdit avant de comprendre qu'elle est aussi intouchable que lui. Elle est belle, mais il n'a pas le droit.
Ils sont deux prédateurs qui appartiennent au même monde, qui se sont bien trouvés et elle a hâte de le revoir.
Elle s'ennuie depuis trop longtemps alors, quand l'odeur du sel et du sang s'est répandue au sein de la cité d'Eel, son intérêt s'est éveillé. Elle n'y prête pas attention, d'habitude, mais cette fois, c'était différent.
Elle a senti la menace et le pouvoir gronder sous la peau d'une faiblesse chimérique. Elle a su capter la sérénité dangereuse derrière un masque timide et une moue narquoise a ourlé ses lèvres quand elle le savait en train de fureter du côté des obsidiennes pour chercher une femme solide.
Il a pensé pouvoir y trouver une force de corps et d'esprit unie dans un seul être et elle, dans son coin, s'est moquée de lui. Il n'avait pas encore compris
Il a cru dénicher la compagne parfaite en la personne de cette June Chione, mais il a sous-estimé sa droiture et son sens de l'honneur. Il a négligé sa capacité à vouloir venger celle qu'il lui a retirée et elle n'est même pas certaine qu'il saura étouffer les flammes de sa rancune avec d'autres crimes. Mais June est une autre et ça reste facile de les écraser.
Puis un jour, elle a senti des regards couler sur sa silhouette. Il l'avait enfin débusquée. Elle a eu un frisson. La force discrète et un intérêt certain pour le danger, mais aussi une appétence particulière pour le paradis qu'il a à offrir. Son domaine et ses richesses ne l'intéressent pas, mais la proximité avec le chaos, ça a quelque chose d'intriguant.
Ça et ce qu'il veut, lui.
Une descendance, gérer son domaine d'une main de maître et garder la place de son espèce au sein des Terres Obscures. Il ne veut pas seulement qu'elle puisse continuer d'exister, elle le sait. Elle le voit, d'une certaine manière. Non. Lui, être famélique et prédateur silencieux, il veut dominer.
Très bien : voyons quel rôle elle peut jouer avec lui, dans cette histoire flamboyante capable de la brûler à tout moment. Elle s'ennuie, de toute façon.
Alors quand il a osé. Quand il a posé ses mains sur ses hanches, elle l'a laissé faire. Quand il a commencé à jauger sa personne en se faisant passer pour le petit morgan timide, elle lui a ri au nez. Il a vite compris.
Elle sait qu'il sait et il sait qu'elle a deviné ses intentions.
Il n'a pas le droit de lui proposer son paradis car la Reine Noire, qui règne sur les Terres Obscures, a catégoriquement interdit aux fils de Charybde et Scylla de toucher aux ténébreuses. Qu'ils aillent se chercher des épouses chez les autres si ça leur chante.
Si l'un d'entre eux brave l'interdit, c'en sera fini de la cohabitation fragile entre les deux espèces.
Il en a conscience et elle aussi. Mais il a son propre paradis et elle a le sien. Elle n'est pas n'importe qui. Il a quitté les Terres Obscures pour se trouver une compagne et elle, elle a ses raisons.
Elle est belle, il est infernal, mais ils n'ont pas le droit.
— Prends-le, lui a -t-elle dit, Viens briser l'interdit et me prouver que tu vaux mieux que tous ces prétendants ratés qui se traînent sur les tapis du château de mon père.
Ensuite, avec leurs paradis respectifs, ils verront ce qu'ils feront. Ils pourront peut-être transformer les Terres Obscures, briser Eldarya pour en construire une autre, réduire les autres en esclavage… Il n'a pas de limites et elle non plus.
— Tu as peur ? lui a-t-elle demandé, ses beaux yeux anis plissé d'amusement.
— Et toi ? a-t-il répondu en répandant l'odeur de la faim.
Quand il l'a touchée, l'océan pour témoins et le mugissement des eaux tumultueuses en écho, elle a su qu'elle voulait s'y jeter. Le danger est grand, mais elle est capable de le dompter et elle l'a fait sien en s'abreuvant de son sang. Elle ne peut plus revenir en arrière, à présent. Pas quand la vie grandit au creux de son ventre.
Des enfants terrifiants, qui sauront peut-être dépasser la perfidie et la noirceur de leur père.
Que dirait le sien, d'ailleurs ? Elle a hâte qu'il apprenne la nouvelle, juste pour voir son visage se décomposer, quand il saura qu'elle s'est donnée à une bête des frontières, puis retrouver des couleurs quand il verra l'opportunité qu'elle a su saisir. De toute façon, elle l'épousera.
— Tu sais ce que tu viens de faire ? a-t-elle susurré à son futur mari, pendant que le vent du large caressait sa peau nue.
La sienne, glacée, s'est découpée dans la pénombre, ses écailles et ses yeux d'argent renvoyant les reflets de la lune, luisant comme des morceaux de métal. Elle revoit ses boucles nacrées auréoler sa silhouette gracile dont elle se serait moquée, si elle n'était pas emplie d'un néant criminel.
Il lui a adressé un sourire tranchant en arguant qu'il n'a fait qu'apprécier l'outrage mais elle, elle n'a pas manqué de lui rappeler le nom de ce fameux interdit.
— Toi. Tu viens de toucher Karennevna Klatkavenia Carmillenia Da'Lili. Fille du comte Da'Lili et sœur de Nevraïevitch Klatkavenia Carmillenia Da'Lili. Tu pourrais mourir pour ça, tu sais ?
Il a ri. Il n'a pas peur.
— Qu'ils essayent.
Et comme un second affront face au blasphème, il l'a touchée une seconde fois et elle a accueilli son étreinte avec un désir malsain.
Elle est belle, il est infernal et ils se veulent.
Quand June expire, son souffle se fait capturer par le froid environnant. Sa respiration opaque enveloppe sa figure, mais ses yeux restent rivés sur la forêt de sapins. Ses pieds chaussés de bottes fourrées sont plantés dans la neige. La jeune faerienne campe depuis un long moment, mais elle s'en moque.
Son sac de jute, à terre, a creusé son trou parmi la poudreuse et se gorge d'une eau gelée mais elle n'en à que faire. Même sa petite carte crayonnée a rendu l'âme pendant le voyage.
Elle n'en aura plus besoin. Elle a atteint sa destination et June sait qu'elle ne rentrera pas à la cité d'Eel.
Les yeux fermés, elle prend une grande inspiration. Ses poumons brûlent sous la morsure du froid, mais elle recrache cet inconfort alors que son esprit lui montre, une fois de plus, ce qui l'attend.
June a voyagé longtemps. Elle a préparé son périple et elle a même préparé sa propre mort. Puisque tout le monde entend, mais que personne n'écoute, alors c'est à elle de le faire.
Elle a quitté Eel une belle nuit pour marcher jusqu'aux Terre de Givres en prenant soin d'éviter Himlensam, puis elle s'est préparée mentalement, une fois de plus, quand elle s'est arrêtée à Sino, la capitale.
Là, elle s'est rappelée de l'histoire de Nash pour se donner du courage. Sa rencontre avec Gabrielle, trois ans plus tôt.
Puis elle est repartie en prenant soin de haïr. Jusqu'à la frontière des Terres Obscures, elle n'a pas arrêté de songer à Emi, Hélios, Gabrielle, la mère de Mery, Alajéa… Celles qui ont disparues, celles qui souffrent et ceux qui partagent leur douleur.
Puis il y a celles que June n'a pas connues. Celles qu'elle aurait pu croiser sur sa route si Helouri ne les avait pas dévorées.
Toutes et tous, elle les vengera. Elle est là, en proie à la neige, des flocons acérés soufflés sur son visage, ses cheveux cendrés battus par un vent sans pitié, couvert d'un linceul blanc.
Mais sa rage la garde bien au chaud dans son étreinte. June est un rempart qui attend celui qui veut le franchir.
Il viendra et elle le sait. Elle a minutieusement étudié tous les chemins possibles et celui-là, il l'empruntera parce que c'est le plus aisé pour rejoindre son domaine puant, mais aussi parce qu'il est bien trop fier pour se soustraire au courroux de celle qui a refusé son paradis.
June peut se fondre dans la neige s'il le faut. Elle s'en moque. Elle ne prête plus attention au soleil pâle et timide des Terres du Givre en train de fermer l'œil, ni aux sapins dont les ombres s'étendent, menaçantes.
Elle ne frémit même plus. Une main gantée sur le pommeau de son épée, elle n'invoque que la douleur et le courage.
Pour ses comparses qu'il a absorbées et malmenées. Pour toutes les compagnes de ces monstres à deux mâchoires et celles qui se retrouveront entre les griffes de leurs enfants.
Au nom de toutes les siennes.
June est prisonnière d'un cauchemar dont elle-seule connait la sortie. Elle remue ses doigts gourds, elle respire et souffle un air opaque, elle tend ses bras, ses jambes, ses muscles, les détend et recommence.
Elle essuie les larmes qui s'accumulent au bord de ses paupières et quand son nez est trop encombré, elle le vide dans la poudreuse. Mais elle attend, le cœur rongé par la rancune.
Aller, montre-toi, saloperie ! Tu veux rentrer chez toi, non ?
Il ne vient pas et June fulmine. Elle trace mentalement sa petite carte, encore et encore. Elle craint qu'il ne soit passé par les Terres de l'Ouest, voisines des Terres de Givre, mais c'est impossible car cette route le conduirait vers la capitale des ténébreux.
Il va arriver. Il va apparaître. Il va se montrer et elle le tuera.
La jeune faerienne se languit. Elle a conscience d'abandonner son humanité, de devenir la chasseresse, la bête sauvage qui a entretenu sa hargne et sa traque pour défaire un prédateur plus fort qu'elle.
Elle est prête. Elle cesse presque de respirer quand elle réalise que les bruits de la nature se sont arrêtés. Plus de familiers en train de fureter ou de chasser et ce n'est pas la nuit qui les fait fuir. La faune sauvage près des frontières n'est pas stupide : elle sait ce qui les attend si elle met un pieds près de l'océan au delà de leurs terres.
Un pied écrase la poudreuse. June se tend, silencieuse. Aux aguets, elle passe le décor au peigne fin et derrière le rideau de flocons, tente de discerner une silhouette.
Son cœur cogne contre ses côtes et son souffle veut se faire plus rapide mais elle reprend rapidement les rênes de son propre corps. D'instinct, elle tire son épée, bande ses muscles et guette. L'air a changé.
June fait quelques pas, attentive. Elle essuie son nez d'un revers de la main. Elle se fige.
Ses narines frémissent, ses entrailles se tordent alors que le feu ardent de la colère gronde dans ses veines.
Elle le sent. Parmi le froid, elle le sent très distinctement : le sel et le sang. L'odeur de la faim.
La jeune faerienne serre les dents et si la terreur veut s'agripper à ses tripes, elle la repousse avec violence pour ne garder que la rage. La rage et une joie malsaine de l'avoir enfin trouvé.
À droite. C'est à peine perceptible, mais de longs doigts se sont accrochés à une branche. Il le fait exprès, bien sûr, car il se sent intouchable.
June se met à courir. Elle ne le piègera pas mais elle ne se laissera pas piéger non plus. Elle a attendu de longues heures, près de la frontière et il a décidé de la rencontrer au beau milieu de conifères.
Bien.
Le souffle brumeux, elle garde la cadence et cherche de la glace parmi le froid, de la nacre avec la poudreuse et le mal dans ce décor immaculé. Les sapins s'alignent, se ressemblent, ploient sous la neige, font tomber leurs aiguilles et accueillent un cauchemar vêtu d'un vert sauge. June s'arrête, sa poitrine se levant et s'abaissant au rythme de sa respiration.
Elle le regarde, il la regarde. Il lui sourit et ses lèvres, à elle, forment une ligne blanche et mince sur son visage.
— June, June, June…
Il est intouchable. Il n'a que faire des basses températures de cette contrée et il s'est bien préparé, lui aussi. Sa longue veste brodée de corkos est ouverte sur son torse nu et ses pans claquent, flagellés par le vent glacé. La jeune faerienne peut presque deviner ses maigres jambes sous son pantalon viride et ses petites bottes aux couleurs des feuilles d'automne percent la neige d'empreintes étroites.
Ses yeux d'argent s'ouvrent grands et quand il fixe le visage de June avec intensité, il semble presque extatique de la voir.
— Moi qui pensait ne jamais te revoir… Quelle joie…
— Arrête ta comédie ! crache la jeune faerienne en brandissant son épée, tu savais que je serais là. Où sont tes parents et ta compagne ?
Une ombre passe sur la figure d'Helouri. Il laisse échapper une exclamation dédaigneuse qui se change en rire perfide. Une brise glacée malmène ses longs cheveux nacrés et quand il lève une main pour passer un doigt sur l'une de ses clavicules, June se tend.
— Mes parents sont passés par les Terres de l'Ouest. Ils comptent rejoindre Fan'Fara, la capitale des Terres Obscures pour y retrouver ma compagne.
Silence.
Le visage de June se décompose. L'étincelle de rage qui anime son être se met à croître alors que les pièces du puzzle se joignent dans son esprit. Elle a compris.
Elle ne connaît pas encore toutes les ficelles qui lient Helouri, sa famille et son espèce aux ténébreux, mais elle le sait assez malin pour concevoir un piège mortel.
Il a envoyé ses parents en lieu sûr pendant que lui, silhouette gracile et meurtrière, a bravé le froid pour venir tuer celle qu'il voulait comme compagne, quelques mois plus tôt.
— Tu t'es pris une ténébreuse pour compagne ? gronde June.
— Pourquoi ? Tu regrettes ?
— T'aimerais bien.
C'est de sa faute, ce qui arrive. Il s'est cru intouchable, il l'a narguée, il a attisée le feu de sa haine et il l'a abreuvé de détails concernant son espèce. Si June a retenu une chose, c'est que la cohabitation entre les ténébreux et les fils de Charbyde et Scylla est cordiale et fragile, mais aussi que la Reine Noire a formellement interdit à ces derniers de prendre des ténébreuses comme compagnes.
Si Helouri brave cette règle, aujourd'hui, ce n'est pas pour rien et June sait d'ores et déjà que ça ne lui plait pas.
Il prépare quelque chose, c'est certain. Et sa compagne doit avoir une bonne raison pour s'être liée à lui. Elle est peut-être pareil que lui, ou bien pire.
Les yeux d'Helouri se plissent, moqueurs. Il lève ses bras fins comme s'il voulait accueillir June dans une étreinte et lui lance d'un ton railleur alors que les pans de sa longue veste claquent de plus belle :
— June ! Ma jolie June ! Je sais pourquoi tu es venue jusqu'ici. Mais même si tu es courageuse, tu n'es pas assez forte, tu sais ? Te tuer me fendrait le cœur, parce que je t'aime bien. Nous sommes de bons amis, non ?
Elle serre les dents. Il est si sûr de lui. La jeune faerienne ferme brièvement les yeux et prend une grande inspiration. L'air gelé irradie ses poumons d'un feu froid qui réveille son corps tout entier.
— Tu devrais te méfier, souffle-t-elle.
— Et toi tu devrais baisser ton arme, tu risques de te blesser.
Ça, c'est ce qu'il verra. Elle va commencer par lui arracher son sourire suffisant et après, elle le taillera en pièce pour hurler vengeance.
June fait voler le puzzle en éclat. Loin d'elle, ce qu'il prépare, sa compagne ténébreuse, ses parents à la capitale des Terres Obscures… Seul l'instant présent compte.
Quand elle lève un bras solide, elle y inculque la colère, la mort et toutes les injustices vécues par ses victimes. La lame luit sous la neige et tout ce que June voit de ses yeux rancuniers, c'est le cou d'Helouri. C'est ce qu'elle doit trancher.
Elle reste alerte, observatrice, rapide. Si Helouri se transforme, ce sera difficile mais elle s'y attend.
June s'est durement entraînée. Elle a sué sang et eau pour ça. Pour mourir sur les Terres du Givre, mais avec le corps sans vie de son adversaire à ses côtés.
La lame rate sa cible de peu. Le monstre s'est décalé à la hâte après l'avoir regardé avec un soupçon de surprise et d'amusement. Bien sûr, qu'elle veut le combattre. June est têtue, loyale et sensible. Quand il a avalé Emi, Helouri ne savait pas qu'il allumerait un véritable feu des enfers dans les tripes de sa chère amie.
Elle se retourne, elle le regarde et repart à l'assaut. Les coups pleuvent et les esquives criblent la neige d'empreintes assurées. Pour l'instant, le cauchemar a choisi de ne pas ouvrir sa seconde gueule. Ça n'en vaut pas la peine. Il peut très bien tuer son assaillante sans l'utiliser.
Assaillante qui respire. Des poignes d'un bleu glacé veulent attraper ses bras, se refermer sur son cou et une bouche fieleuse rit de ses tentatives.
C'en est assez.
June hurle après les muscles de son corps. Elle doit se projeter en avant. Elle doit le tenir. Elle doit s'accrocher à lui. À n'importe quoi même si ça n'est qu'un cheveux !
Elle s'élance, il l'attend.
Elle voit ses doigts se replier en un poing. Il va la frapper à l'estomac. Il veut lui couper la respiration et une fois qu'elle sera au sol, il la maitrisera et la tuera.
Oui, c'est ce qu'il va faire.
June se prépare à encaisser. Sa main serre la garde de son épée et le mouvement qu'elle va réaliser s'anime déjà mille fois dans son esprit. Helouri la frappe et elle hoquète, le souffle court. Il a beaucoup trop de force pour un être si famélique, mais il a la survie dans les gènes.
Elle ne doit jamais l'oublier.
Tant pis. Sa lame pique vers le sol et à présent, elle doit rejoindre le ciel. June pense à Emi alors que ses bras se lèvent. Elle pense à Hélios, Gabrielle, Alajéa, la maman de Mery…À elles qui ont vu leurs vies s'éteindre ou voler en éclat à cause du cauchemar qui vient de lui attraper rageusement une épaule. Il appuie, appuie… Il veut la faire tomber mais elle tient bon et son épée poursuit son ascension.
June voit son œil d'argent s'agrandir de colère et de douleur quand il comprend qu'elle trace elle-même une seconde mâchoire dans son abdomen.
Le coup qu'elle reçoit en pleine figure lui arrache un cri de souffrance.
June chute dans la neige, roule sur le flanc et ouvre grand la bouche pour happer un peu d'air. Une substance poisseuse coule sur son visage alors que chaque inspiration par le nez lui coûte un soupçon de peine.
La jeune faerienne prend appuie sur une main. Elle tente de se redresser en cherchant son épée de ses yeux améthystes, puis elle l'entend.
Une goutte au sol. Une autre. Une odeur de sel et de sang pendant qu'un ruisseau rougeâtre gorge la neige de colère et d'une fierté ébréchée.
June ne réfléchit pas : elle ignore la douleur et se jette sur son épée avant qu'une main rageuse la saisisse par les cheveux. Elle se dégage, frappe au hasard et se retourne, arme brandie, pour se confronter au monstre aux deux mâchoires entrouvertes.
L'une, furieuse, montrant des dents jaunâtres et l'autre n'étant qu'une ligne verticale tracée à l'épée. Touché.
Un filet de sang coule le long de sa peau glacée pour aller se perdre sur le tissu de son pantalon. Le cœur de June semble ralentir alors qu'elle observe la plaie à la dérobée. Est-ce que ce sera suffisant ?
Helouri intercepte son regard. Arquant un sourcil blanc, il baisse la tête.
— Oh, ça ?
Le temps se suspend, les flocons cessent de tomber, le vent glacé des Terres de Givre ne fait plus bruisser les branches des sapins. Dans un écrin de vert et de blanc, l'horreur pure montre que le fil d'une épée n'est pas assez pour la dominer.
La plaie rouge n'est qu'une interstice qui ne demande qu'à être ouverte pour appeler sa seconde mâchoire et quand June le voit en train d'y plonger la main, elle n'attend pas.
Elle évince tout, ne sent plus, n'entend plus et laisse toutes les émotions qui veulent bien grimper jusqu'à sa poitrine exploser.
Haine, terreur, colère, dégoût, rancune, volonté, loyauté, amour.
Au nom de toutes celles qu'elle aimait comme sa chère sœur Emi, ses amies, celles qui le seraient devenues si Helouri avait daigné les laisser en paix.
Un craquement sinistre retentit, une gueule blessée s'ouvre grand pour l'accueillir ainsi qu'une abysse sans nom.
Le bruit. L'eau. L'eau mugissante d'un estomac chimérique.
Helouri s'est grandi. Il la domine d'une hauteur infernale et il est prêt à l'absorber.
Elle le voit. Elle regarde le gouffre sombre, infini, auréolé de crocs immenses et acérés, puis d'une salive épaisse. L'odeur putride de mille cadavres lui souffle à la figure, brûlante, mais tout ce qui compte, ce sont ses mains serrées sur son arme.
June ne la lâche pas. Usant de toutes ses forces, de toute sa détermination et du deuil de sa propre vie, elle plonge.
Ce sera vain, sûrement, mais elle essaye.
Son regard améthyste attrape des mains bleues, dansant furieusement autour de son arme et un coup de fouet la fait plonger avec plus d'ardeur. Elle a raison.
June embrasse le gouffre, les abysses nauséabondes. Elle s'y jette avec la ferme intention de les percer, de les trouer, de les marteler avec la lame de son épée jusqu'à leur faire cracher une eau rouge et salée.
Elle sent une chaleur ardente lui envelopper le bras, un autre la repousser d'un coup au plexus et quand elle est projetée en arrière, elle ne sent même pas son arme la quitter pour toujours.
Elle entend hurler, beugler, vociférer, cracher. Les échos du corps glacé hurlent la douleur d'une arme qui s'est plantée dans un néant d'entrailles mais qu'importe combien Helouri essaye, il ne pourra plus jamais la récupérer. C'est vain, comme les faeriennes qu'il a avalées.
Haletante, June se tourne sur le sol. Sa joue accuse le baiser gourd de la poudreuse. Elle regarde le monstre refermer son entaille, plaquer des mains moites contre son ventre, réfréner des hauts-le-cœur pour finalement vomir des trombes d'eau rouges sur le sol.
C'est le moment.
La jeune faerienne appelle ses dernières forces pour se redresser. Une main tremblante dans la neige, elle remue l'épaule droite et jette un coup d'œil pour réaliser ce qu'elle a laissé avec son épée, dans les abysses d'Helouri. Le tissu sanguinolent de son manteau se fait battre par le vent mordant et June fait le deuil de son bras droit.
Elle se met sur ses jambes et toise le fils de Charybde et Scylla, dans la douleur. Sans réfléchir, elle se jette sur lui et cherche son cou de sa main valide. Elle l'a, elle le serre.
Il se dégage, il la frappe au visage, il la plaque au sol, mais elle se débat, cognant son ventre douloureux d'un coup de pied.
Elle n'a pas peur de la mort et elle ne cèdera pas et lui, ne la craint pas non plus, mais veut vivre pour son enfant en train de grandir dans le ventre de sa compagne. Il ne cèdera pas non plus.
June frappe, attrape, accroche, résiste, lutte… Des cris vengeurs se forment sur sa langue et face à elle, une bouche rageuse pleine de crocs s'acharne avec ferveur.
Elle saigne et il saigne.
La vie s'échappe de leurs corps petit à petit pourtant, ils continuent de se jauger, de se regarder, de se haïr et de se détruire. Leurs visages et leurs chairs sont leurs champs de bataille et le froid implacable des Terres de Givre, leur linceul.
Helouri la regarde, rage viscérale dans les yeux et le ventre, sourire tranchant sur ses lèvres pleines et gercées.
June…
June le regarde, le nez cassé, son bras droit perdu dans des abysses, le visage fatigué et marqué par les bleus. Une détermination sans faille brûle dans ses prunelles améthystes et un rictus tord sa bouche épuisée :
... Lou…
L'abattement emporte les deux syllabes du prénom de son adversaire. Ils tiennent encore sur leurs jambes pourtant, une bourrasque, un dernier coup, une main qui accroche un manteau et l'autre, des boucles nacrées et ils s'effondrent, sans se lâcher.
Ils ont fait fleurir du rouge sur une neige qui en a trop vu et si June pense à celles qui ont disparues, Helouri, lui, à toutes ses pensées tournées vers ceux qui vivent encore et celui qui n'est pas encore né.
Il ne peut pas les abandonner. Elle ne peut pas mourir ici, avec la vérité.
Pas maintenant…
Pas tout de suite….
Pas encore…
L'argent et l'améthyste se croisent avant de faiblir.
Je dois vivre pour te tuer.
Epilogue
Il a hurlé comme Charybde avalant et vomissant ses eaux trois fois. Poupée faërys et meurtrière reposant entre les bras de ses frères venus le chercher après son combat inachevé.
Helouri a lutté. Il s'est battu contre la mort, a repoussé son courroux et même ses membres inertes ne l'ont pas plongé dans le désespoir.
Il a pensé à sa famille. Ses parents, ses frères et son enfant. Il a pensé à sa compagne, à leur blasphème et à cet interdit qu'ils sauront transformer en porte ouverte vers une opportunité.
Il ne peut pas s'arrêter de vivre maintenant et il a été entendu.
Ne le voyant pas revenir, ses frères ont passé la frontière pour venir le chercher. Quand Helouri a vu leurs visages horrifiés, les yeux mi-clos, il a tout d'abord cru à un songe.
Suliag, Yeltaz, Artus.
Il a levé une main douloureuse vers eux, mais son ventre percé l'a rappelé à l'ordre. La douleur a été si vive qu'elle a menacé de le plonger dans l'inconscience, mais il a tenu bon.
Il ne mourra pas aujourd'hui.
Avec mille précautions, ses frères l'ont rapatrié au domaine des Ael Diskaret où il a été examiné par leur grand-père, le médecin de la famille. Une épée plongée au plus profond des entrailles est un sérieux problème qu'il faut retirer et pour cela, Helouri a enduré la douleur la plus terrible.
Allongé sur une table d'examen, ses mains bandées agrippant celles de Suliag et Yeltaz, il maudit June en hurlant à s'en briser les cordes vocales pendant que son grand-père plonge un bras au cœur de sa seconde mâchoire. Qu'importe les souffrances, Helouri doit les endurer pour qu'il puisse déloger l'épée et arrêter l'hémorragie.
Parfois, sa bouche crache une eau rouge, sa poitrine luisante se lève au rythme d'une respiration chaotique et quand son grand-père échoue, il ne lui laisse que quelques secondes de répit avant de recommencer. Mais Helouri peut souffrir, il est auprès de sa famille.
Suliag, son frère aîné au visage anguleux, aux cheveux coupés courts et à la carrure impressionnante. Il est père de trois enfants et il a épousé Mélusine, une demie-dryade au caractère adorable. Une compagne discrète, avec des boucles flamboyantes et un regard qui a su toucher le cœur de Suliag : un ciel gris après la pluie.
Yeltaz, le cadet et père de deux enfants. Il tresse ses cheveux qui auréolent sa figure volontaire. Plus élancé que son aîné, son corps possède une fine musculature. Aussi vif que les flots, Yeltaz est impitoyable avec ses ennemis. Il a épousé Margot, une faerienne aux longs cheveux blonds qui lui font penser à une cape d'or et même si elle n'était personne quand il l'a trouvé, elle est devenue une véritable princesse à ses yeux.
Artus, lui, a toujours été le plus discret. Plus fin que ses frères, mais moins maigre qu'Helouri, ses capacités en combat restent redoutables. Longtemps, il s'est considéré comme une anomalie.
Artus à l'air si pincé, aux cheveux courts en bataille, s'est vite retrouvé face à un dilemme quand il a vu ses frères épouser leurs compagnes. Ses gènes le poussaient à enfanter mais son être, lui, réclamait un compagnon.
Quand il a eu le courage de se dévoiler à sa famille, il a pu quitter les Terres Obscures pour y revenir avec Léon. Un sage et doux faerien aux yeux d'émeraude, capable de percer la carapace d'Artus pour lire en lui.
À défaut de pouvoir procréer, Artus s'occupe de ses neveux comme s'ils étaient ses propres enfants.
Suliag, Yeltaz, Artus… Ils font partie du paradis d'Helouri. Là, allongé sur la table d'examen à supporter un long et douloureux supplice, ce dernier s'accroche à leurs mains et leurs visages en se jurant qu'aucun d'entre eux n'aura une épée plantée au cœur de leur seconde mâchoire.
Le portrait de June se dessine dans son esprit et il la maudit de plus belle. Il la maudit de toutes ses tripes, de toute sa haine, toute sa rage criminelle et il se jure que leur prochaine rencontre sera la dernière.
Quand son grand-père déloge enfin l'épée, Helouri reste pantelant. Sa bouche infernale ressemble à une entaille. Largement ouverte, elle avale religieusement tous les traitements nécessaires pour panser sa plaie abyssale et comme un familier blessé, elle bave de l'eau, du sang et du sel.
La respiration d'Helouri se calme et pendant que l'un de ses frère lui essuie le visage avec un linge humide, il lui attrape la main.
— Maman, souffle-t-il.
Il veut la voir. Quand il pourra se mettre debout, il ira saluer les anciens et serrer ses cinq neveux dans ses bras. Ensuite, il ira retrouver sa compagne qui l'attendra, un sourire moqueur sur ses jolies lèvres. Mais Karenn n'est pas stupide. Elle sait pertinemment que chez son futur époux, l'acharnement d'un adversaire et la défaite ne font qu'attiser sa fureur de vaincre.
Elle veut voir ça. Elle veut le voir se relever dans le silence le plus terrifiant et pour enrager la bête, elle ne se gênera pas de lui rappeler son honneur brisé.
Deux mains fraîches se posent délicatement sur ses joues et Helouri soupire d'aise. Il lève ses yeux d'argent vers celle qui ressemble à une apparition.
Des lèvres carmines lui adressent un doux sourire et son regard noisette brille d'un amour inconditionnel. Le même depuis toujours.
Helouri songe à quel point sa mère est belle. Une ravissante morgan, avec sa peau de porcelaine, ses longs cheveux turquoises noués en des coiffures complexes ainsi que ses atours qu'elle choisit avec le plus grand soin. Sa mère est radieuse et elle fait partie de son paradis, comme ses frères, comme son père, ses neveux, les anciens… C'est pour eux qu'il doit vivre et accomplir ses desseins.
Helouri lève une main tremblante pour la poser sur la sienne.
— Pardon, maman.
— Pour quelle faute ? chuchote Cristal en lui embrassant le front.
Il n'y a rien à excuser. Tout est parfait. Il est en vie, il va guérir, il va se relever et qu'importe ce que peut bien faire son ennemie, Eldarya ne sera jamais assez grande pour la protéger de sa vengeance.
Cristal caresse les cheveux de son dernier fils avec une tendresse infinie jusqu'à ce qu'il s'endorme. Quand ses frères se sont enfoncés au sein des Terres de Givre pour aller le chercher, ils se sont retrouvés face à face avec un groupe de gardiens venus pour June.
Le sang n'a pas coulé, les blessés ont été évacués, mais les prémices de la guerre ont soufflé.
Ils savent, à présent, que la menace des Terres Obscures ne revêt pas que le visage des ténébreux.
Il y a d'autres choses tapies au cœur des falaises. D'autres choses avec deux mâchoires, des gouffres à la place d'estomacs et la survie dans les gènes.
Un sourire paisible ourle les lèvres de Cristal.Sois patiente, June, et vis bien. Qu'il puisse encore t'arracher tout ce qui te sera précieux, en gardant ta vie pour la fin.***
— Besoin d'autre chose ?
Elle réfléchit, ses yeux améthystes balayant tous les parchemins qui lui font face. Ce sont des dessins. Des portraits de femmes disparues dans tout Eldarya et certains d'entre eux datent d'il y a plus de dix ans.
Assise face à un bureau, June les observe avec minutie. Elle fait peut-être misérable avec ses pansements qui parsèment son visage, les bandages autour de son ventre, de son bras gauche, puis son moignon pendouillant au bout de son épaule. Mais son regard est résolu.
Elle est peut-être partie en silence pour les Terre de Givre, mais son départ n'est pas passé inaperçu. Inquiets pour elle, Chrome et Mery ont prévenu le capitaine Valkyon Atani, de peur qu'elle fasse une bêtise et c'est ainsi qu'une escouade d'ombres et d'obsidiens a été dépêché pour la retrouver. Ils ont pu faire face à la vérité.
June pousse un soupir en fermant brièvement les yeux. Emi, Alajéa, Helios, Gabrielle et la mère de Mery ne sont pas encore vengées, mais ça viendra. Elle est déterminée.
— Je peux avoir de l'eau ? croasse June, grimaçant à cause de sa gorge sèche.
D'instinct, elle tend son bras droit pour attraper le verre qu'on lui donne, avant de se souvenir qu'il siège dans le ventre d'Helouri. Mais son interlocuteur fait semblant de ne rien remarquer.
Chrome pose le verre sur son bureau, avant de s'asseoir sur une chaise pour la regarder boire.
— Tu devrais dormir.
— J'ai assez dormi quand vous m'avez ramenée.
— T'étais presque morte.
Et lui, comme les autres gardiens l'ayant rapatrié le plus vite possible jusqu'au Quartier Général, se sont écroulés de fatigue. Mais ils n'oublieront jamais ce qu'ils ont vu.
De la neige gorgée de sang, une odeur ignoble, le corps d'Helouri Ael Diskaret gisant parmi la poudreuse, une entaille béante sur le ventre sertie de crocs terrifiants…
Quand les capitaines ont entendu leurs témoignages, ils ont bien été obligés de reconnaître l'erreur qu'ils avaient commise durant de longs mois. De reconnaître qu'Eel, ainsi que les autres Terres, sont livrées en pâture à des créatures cauchemardesques depuis longtemps. Elles vont et viennent à leur guise, mangent, tuent et emportent des femmes destinées à devenir leurs compagnes.
— Ça te sers à quoi, de regarder tous ces dessins ? reprend Chrome.
June ne lui répond pas. Ses yeux améthystes semblent vouloir graver chaque trait, chaque visage, chaque chevelure sur leurs rétines. Emi n'y est plus, puisque la vérité a éclaté, mais d'autres femmes ont attiré son attention. Beaucoup de femmes, et même de rares hommes.
June se demande, parmi eux, qui sont ceux qui sont morts et ceux qui ont accepté de suivre les cauchemars jusqu'à leur domaine ?
Elle n'arrive pas à lire leurs noms, mais elle les apprendra. C'est important.
— June.
— Ça me sert à jamais oublier.
Au sein du Quartier Général, un souffle étrange anime toutes les âmes en train d'y courir. La menace des falaises, sur les rivages des Terres Obscures, est grande et même là-bas, la Reine Noire commence à s'agiter.
Les enfants de Charybde et Scylla veulent quitter leurs eaux putrides pour marcher sur les autres Terres, puis les dominer. L'un d'entre eux plus que les autres.
June se laisse aller contre le dossier de son siège, sous le regard perplexe de Chrome. Même si son périple a failli se solder par sa mort, comme elle s'y attendait, elle est soulagée.
Soulagée que sa vengeance, même inachevée, n'ait pas été vaine. Un sourire paisible ourle ses lèvres.Sois patient, Helouri, et vis bien. Prends soin de ton paradis, de ta famille, de ta compagne ténébreuse et de l'enfant qu'elle mettra au monde. Car quand je me lèverai, quand je tiendrai de nouveau mon épée, je te les arracherai en gardant ta vie pour la fin.
Némésis (substantif féminin) : Colère, jalousie, vengeance divine.
Dernière modification par Aespenn (Le 24-08-2024 à 18h23)