Extrait de "L'Art De La Guerre (part 1)"
Il lui restait une fin de matinée ainsi qu’une après-midi complète pour effectuer ses recherches. La louve lunaire pressa le pas, atteignit la bibliothèque et y entra en poussant la porte boisée d’un coup d’épaule. À son grand soulagement, elle était vide.
Elle s’installa sur l’une des longues tables qui se trouvaient au centre de la pièce avant de se perdre parmi les étagères. Elle cherchait le rayon "Civilisations".
Neigila trouva plusieurs ouvrages consacrés à Odrialc’h ainsi qu’aux orcs. Elle les emporta et se mit à les étudier en noircissant son petit carnet de notes et de commentaires.
Odrialc’h était et resterait la plus grande cité d’Eldarya. Fondée non loin des chaînes de montagnes du Gabil – dans lesquelles on avait établi la forge – ainsi que de la forêt de Galène, cette cité des orcs était construite sur une montagne. Son peuple et maître du métal avait empilé les quartiers les uns sur les autres, mais seuls les plus prestigieux pouvaient goûter au sommet.
Là où se trouvait le Grand Palais.
Neigila tournait les pages des livres, curieuse d’en savoir plus sur Odrialc’h jusqu’à tomber sur la représentation d’un orc réalisée au fusain. Même s’il n’y avaient nulles couleurs, les traits mettaient en valeur la puissante musculature, les crocs saillants, les lourdes armures ainsi que l’air féroce.
Les orcs, hommes ou femmes, restaient des créatures charpentées, anguleuses, faites pour le combat. Ils gardaient les marques génétiques de leurs ancêtres barbares, mais la louve lunaire voyait aussi, au travers des textes, beaucoup d’intelligence.
« Neigila… »
La jeune femme eut un sursaut et, par automatisme, referma son ouvrage d’un coup sec. Elle leva ses yeux gris afin de se confronter à une silhouette frêle qu’elle ne connaissait que trop bien.
Des traits androgynes, la peau d’un bleu de glace, une longue chevelure nacrée nouée en queue de cheval ondulant entre ses omoplates, des oreilles membraneuses ainsi qu’un regard d’argent.
Comme d’ordinaire, il arborait une moue embarrassée en tordant ses longs doigts fins.
Des doigts de pianiste, comme disait sa mère.
Neigila lui adressa un doux sourire avec un regard empli de tendresse.
« Bonjour, Helouri. »
Helouri Ael Diskaret, de son nom complet, était un jeune morgan qui vivait à Eel en compagnie de ses parents. Ce jeune homme de vingt-et-un ans faisait partie des étudiants cherchant à entrer dans la Garde Absynthe : il souhaitait apprendre l’alchimie afin de devenir médecin mais malheureusement, sa sensibilité ainsi que sa grande émotivité ne lui rendaient pas la tâche facile.
Devant un Ezarel Sequoia implacable et exigeant, Helouri s’effondrait.
Cinq tentatives d’examens d’entrée dans la Garde Absynthe. Cinq échecs.
Le jeune morgan semblait tendu, si bien que la louve lunaire savait d’ores et déjà qu’il avait quelque chose à lui demander. Encore faudrait-il lui tirer les vers du nez.
« Tu peux t’asseoir si tu veux, plaisanta Neigila, la bibliothèque reste un lieu public. »
Les joues glacées de Helouri s’empourprèrent alors qu’il s’empressa de tirer un siège pour y prendre place. Il se tenait raide, le dos bien droit, son regard d’argent épars, s’égarant sur les étagères jusqu’aux ouvrages que la louve lunaire consultait. Visiblement, le nom de "Odrialc’h" l’interpellait.
Neigila s’en retourna à ses notes.
« Comment vont tes parents ? » demanda-t-elle afin de relancer la conversation.
Le jeune morgan répondit distraitement qu’ils se portaient à merveille. Manifestement, il ne parvenait pas à formuler sa demande, alors la louve lunaire serait patiente.
Cette dernière avait rencontré Helouri alors qu’il se trouvait recroquevillé dans le grand escalier de la Salle des Portes, le visage perdu dans ses mains. Sa quatrième tentative pour l’examen d’entrée de la garde Absynthe s’était muée en un échec. Neigila avait ressenti de la peine pour ce jeune morgan bien frêle et si encore aujourd’hui, elle pensait qu’il n’était pas fait pour devenir médecin, ni fait pour supporter la terrible pression de ce métier, elle aimait l’encourager.
Elle vit son regard détailler les portraits des orcs tracés au fusain, dans le livre qu’elle étudiait.
« Neigila… » reprit Helouri avec maladresse.
Cette dernière croisa les bras sur la longue table de la bibliothèque, en l’invitant à parler d’un mouvement de tête. Le jeune morgan prit une grande inspiration.
« Je… j’ai appris que tu partais bientôt pour Odrialc’h… je l’ai entendu de la bouche de ton Chef de Garde… je n’ai pas voulu écouter ! Je passais juste par la Salle des Portes pour me rendre ici… mais je voulais savoir, enfin j’aimerais… j’aimerais y aller moi-aussi. »
La louve lunaire écarquilla ses yeux gris en réprimant une exclamation de surprise. Helouri ? À Odrialc’h ? C’était presque surréaliste.
Le jeune morgan qui craignait Ezarel Sequoia, qui avait peur du monde, des gens… parmi les orcs d’Odrialc’h. Elle le voyait d’ores et déjà paniquer au beau milieu d’une foule de ces êtres impressionnants. Et effrayants, certes.
Neigila réprima ses suppositions pour l’interroger.
« Que voudrais-tu y faire, Helouri ? »
Le jeune morgan fit la moue. Son idée était peut-être stupide. Certainement, même ! Mais malgré la peur qui lui nouait les entrailles, comme d’ordinaire, il voulait essayer.
Plus question d’échouer à l’examen de la Garde Absynthe. Il prit son courage à deux mains et s’expliqua.
« J’aimerais visiter la Grande Auréole ! Tu sais… l’hôpital universitaire… je suis certain que j’y apprendrais beaucoup de choses. Et comme cela… je n’aurais plus d’échecs lors de mon examen, enfin… pas de sixième échec. »
Sa voix s’était presque fondue en murmure. Neigila quant à elle, pesait le pour et le contre de cette demande. Elle passa une main dans sa lourde frange flamboyante alors que le poids de son rôle dans la Garde Lunaire reposait sur ses épaules.
Les négociations à Odrialc’h pour investir de l’or dans de l’orichalque – chose qu’elle trouvait stupide -, les mœurs orc qu’elle se devait de maîtriser dans la journée, puis Helouri… Helouri à gérer.
Si la jeune femme acceptait de l’emmener, alors il serait sous sa responsabilité. Ce qui signifiait que chaque bévue qu’il pourrait faire à Odrialc’h lui incomberait indirectement.
« Helouri, amorça Neigila d’un ton très sérieux, je ne vais pas dans la cité des orcs pour visiter. J’y vais pour négocier, est-ce que tu comprends ? »
Les yeux du jeune morgan brillèrent alors que la déception s’insinuait dans sa poitrine. Elle allait refuser et il savait pourquoi : parce qu’en plus de n’être qu’un fœtus de paille, un véritable château de carte qui s’effondrait au moindre obstacle, Helouri était maladroit.
« Capable de réaliser trois bêtises en une seconde » d’après Ezarel Sequoia.
« Je comprends, répondit-il, ce n’est pas grave. »
Il se leva de son siège, mais la louve lunaire l’arrêta en l’attrapant par le poignet avec douceur.
« Si tu me promets de faire attention, de respecter les traditions et coutumes d’Odrialc’h, alors je peux m’arranger. »
Neigila réprima une grimace. En voyant le visage radieux de Helouri, elle se sentait heureuse de pouvoir lui donner l’opportunité d’apprendre pour réussir son examen. La médecine le passionnait après tout, mais… si maladresse il y avait, la situation deviendrait délicate.
« Je promets de ne pas te décevoir. » déclara le jeune morgan.
Il s’en irait à Odrialc’h, visiterait l’hôpital universitaire, prendrait quelques notes en écoutant attentivement les explications des médecins et autres étudiants, puis s’en retournerait sagement vers Neigila en attendant le départ. Aucune bêtise ne se montrerait.
Helouri quitta la bibliothèque afin de préparer ses affaires. La louve lunaire lui enverrait une missive lorsqu’elle prendrait connaissance des détails concernant leur départ.
Le jeune morgan semblait plus heureux et c’était tant mieux.
Avec un soupir, Neigila se concentra de nouveau sur l’étude des mœurs orc.
***
Neigila,
Les étincelants ont parlé. Nous nous rendrons chez les monstres demain à la Mort de l’Aube. Ne soit pas en retard.
J’espère que tu as au moins appris quelques mots en langue orc, les érudits disent qu’ils apprécient toujours l’effort : c’est bon pour l’or, tu comprends.
Notre objectif est de négocier l’orichalque à un prix décent et sans main d’œuvre orc. Le budget maximum est de quatre millions, mais tu ne dois jamais l’atteindre. Je ne vais pas t’apprendre ton métier.
Nous embarquerons sur le quai du Prisme.
PS : j’ai appris que tu embarquais le gamin Ael Diskaret. Ton bon cœur te perdra. Tu en es responsable alors à la moindre connerie, c’est pour toi.
Asvir
***
Jour du Sol, à la Mort de l’Aube
Neigila se trouvait sur la quai du Prisme, prête à embarquer mais très fortement contrariée.
La missive d’Asvir ne cessait de tourner dans son esprit en prenant soin de l’agacer.
L’appellation de "monstre" concernant les orcs, son avertissement vis-à-vis de Helouri… le départ pour Odrialc’h s’annonçait de très mauvaise augure et le voyage risquait d’être long.
À ses côtés le jeune morgan, qui était à l’heure et fin prêt, restait silencieux.
La tension demeurait trop palpable à son goût, alors il grimaçait à l’abri des regards.
On attendait Asvir.
Face à eux, des membres de la Garde Lunaire s’affairaient à amarrer le bateau qui les emmènerait vers la cité des orcs.
« Va ranger tes affaires dans la soute, Helouri. » dit Neigila en tentant de maîtriser son agacement.
Le jeune morgan s’exécuta et c’était tant mieux : inutile qu’il assiste à l’échange houleux qu’elle tiendrait avec son Chef de Garde.
Chef de Garde qui se montra enfin.
« Vous voilà enfin, déclara la louve lunaire d’un ton aigre.
- Pardonne mon empressement. J’ai grand hâte de me rendre dans la cité des monstres pour y gaspiller notre or. » répliqua Asvir, sarcastique.
Neigila poussa un long soupir en regardant son Chef de Garde monter sur le navire et y déposer ses affaires.
« J’avais quelques papiers à régler, reprit-il, de plus, les étincelants se sont encore montrés avec des consignes de dernière minute pour les négociations. Ils ont eu la gentillesse de me remettre un dictionnaire orc, au cas où tu aurais noté le dialecte des bas quartiers. »
La louve lunaire émit un sifflement dédaigneux alors qu’elle quittait le quai pour embarquer à son tour. La Garde Étincelante les prenait vraiment pour des incapables…
« Je m’en passerais ! répondit-elle, j’ai confiance en ma prise de notes. »
Neigila avait passé assez de temps à la bibliothèque pour être capable de différencier les dialectes communs, polis et familiers. Pendant qu’elle s’entretenait avec son Chef de Garde sur les dernières consignes de la Garde Étincelante, le navire quitta le quai.
Il s’engagea sur les flots en promettant une journée et demie de voyage.
Asvir fit quelques pas sur le pont, son regard rivé sur l’horizon alors que la louve lunaire resta accoudée à la balustrade. Un vent marin malmenait sa longue chevelure flamboyante ainsi que ses oreilles animales. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’Asvir ne se mette encore à grogner.
« Où est le gamin ? »
Ledit gamin se montra enfin hors de la soute. Il s’était appliqué à ranger ses petites affaires en compagnie des membres de la Garde Lunaire, mais lorsqu’il avait entendu le ton monter plus haut sur le pont, il avait choisi de rester en retrait.
Face à Asvir, Helouri ouvrit de grands yeux en tentant de garder contenance.
Mais il se mit à bégayer.
Le Chef de la Garde Lunaire croisa les bras sur son torse massif, le regard dur.
« Qu’est-ce que c’est que ce gamin qui n’arrive même pas à se présenter correctement à un membre de la Garde d’Eel ? »
Le jeune morgan se ratatina sur lui-même puis, en des gestes lents, effectua le salut traditionnel d’Eldarya : il leva les bras afin de dessiner un arc de cercle avant de les ramener au niveau de sa poitrine et de joindre les mains.
Asvir sembla satisfait.
« Bien. Ne crée pas d’ennuis à Odrialc’h. Sans quoi je te condamnerais à une semaine de travaux d’intérêts généraux en plus de la sanction que Neigila choisira pour toi. »
Helouri devint livide. Il s’empressa d’acquiescer avec ferveur alors que la louve lunaire dissimula un léger rire. À présent, elle ne s’inquiétait plus vraiment des maladresses que pourrait commettre le jeune morgan.
Le voyage s’effectua sans encombre et dans le plus grand calme. Si le chef de bord, un membre de la Garde Lunaire spécialisé dans la navigation, craignait les ravages de la météo, cette dernière les laissa en paix.
Les flots demeurèrent calmes, les vagues tranquilles et ni tempête, ni orage ne vinrent secouer le navire. Asvir veillait sur les membres de sa Garde en maugréant dans sa barbe contre les orcs, les étincelants, l’or et l’orichalque qui lui infligeaient ce genre de mission, alors que Helouri restait silencieux à étudier ses propres notes de médecine qu’il avait emporté avec lui.
Neigila fit de même avec les siennes, révisant les quelques mots de langue orc qui lui seraient bien utiles.
Et lorsque l’aube du second jour de voyage se montra, elle se prit un moment pour rédiger un courrier. Avec la précipitation des négociations à Odrialc’h, elle n’avait même pas eu le temps de prévenir son aimé.
« Continent du Gabil en vue ! scanda le chef de bord, nous accosterons dans deux bonnes heures. »
Très bien, elle pourrait noircir son parchemin, le rouler, puis l’accrocher à la patte d’un des seryphons disponibles.
***
Leiftan, mon amour,
Je peux d’ores et déjà imaginer ton regard surpris lorsque tu ne me trouveras nulle part, au Quartier Général.
Je ne serais, malheureusement, ni dans ma chambre à t’attendre, ni dans mon bureau puisque je vogue à l’instant sur les flots, vers Odrialc’h. Je pense que tu entendras même parler de cette lubie de renforcer les murs de la cité avec de l’orichalque bien avant de recevoir cette lettre.
Comme tu dois t’en douter, je suis de nouveau repartie pour des négociations.
C’est la première fois que je me rends à Odrialc’h et je dois avouer que je me sens un petit peu nerveuse. Les orcs sont impressionnants, certes, mais je n’ai aucun doute concernant leur savoir-être ainsi que leur savoir-vivre.
Asvir est agaçant à les traiter de "monstres" et si tu te poses la question, sache que tu as raison : je me contiens.
J’ai emmené Helouri avec nous. Il souhaite visiter la Grande Auréole et j’espère qu’il y apprendra beaucoup de choses. Bien assez pour réussir l’examen d’entrée pour la Garde Absynthe. Je m’inquiète pour lui, les méthodes d’Ezarel sont implacables, tout de même.
Nous arrivons bientôt à Odrialc’h et je vais mettre en pratique mes quelques bases orc !
Je vais d’ailleurs commencer : narmokizg lat.
Cela signifie : je t’aime
Neigila