Bienvenue à vous, aventuriers et aventurières d'Eldarya !
La petite histoire
Cette fiction a germé dans mon esprit au tout début du jeu, il y a de cela un peu plus de cinq ans et elle a fait un bon petit bout de chemin. Je n'ai jamais cessé d'écrire depuis tout ce temps, et la fiction compte désormais un nombre assez conséquents de chapitres.
En cinq ans, mon écriture a beaucoup évolué, raison pour laquelle récemment j'avais décidé de remanier les premiers chapitres pour les remettre un peu au goût du jour. À quelque chose malheur est bon, c'est pourquoi j'ai décidé de saisir cette opportunité pour vous présenter la nouvelle version de Rena, Fille de l'Ombre
Pour les impatients, vous pouvez retrouver le lien vers la version d'origine sur mon profil, publiée sous mon nom de plume "Sinnara Astaroth."
Je ne vous en dis pas plus sur l'histoire elle-même et je vous laisse la découvrir par-vous même.
Les règles du forum et de la section
A tous les enfants d'Eldarya
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Annexes
Cette section sera enrichie au fur et à mesure. Vous y trouverez des cartes, des informations sur les personnages, des portraits, des fiches sur l'univers (races, peuples, lieux, événements historiques, etc.)
ANNEXE 1 : Équivalence années eldaryennes & années terriennes
Afin de mieux visualiser l'âge des personnages et le passage du temps, voici quelques explications, ainsi qu’un tableau d'équivalence qui vous permet de faire rapidement les conversions, si besoin.
Pour rappel : une année sur Eldarya correspond à 9 mois de 27 jours chacun, soit un total de 243 jours.
En comparaison, sur Terre, une année est divisée en 12 mois d'une trentaine de jours, pour un total de 365 jours.
Attention, il s'agit bien d'une conversion concernant les années, du fait de la différence entre les calendriers, et non pas d'une équivalence d'âge entre faeries et humains.
Ex. Sur Eldarya, un personne qui dit avoir 23 ans en années eldaryennes, a en fait 15 ans années terriennes. Si c'est un être humain, il a donc la maturité physique d'un adolescent de 15 ans.
En revanche, en ce qui concerne l'âge en lien avec la maturité magique, spirituelle, et mentale des personnages, mais aussi leur apparence physique, elle varie énormément d'un individu à l'autre. Deux faeries de 150 ans peuvent “faire” deux âges très différents, selon leur maturité spirituelle et magique. L’un peut ressembler à une personne dans la trentaine, tandis que l’autre aura l’air d’en avoir cinquante.
Les faeries ont trois phases dans leur vie :
L' ge de Tendresse, de leur naissance à leur vingtième année eldaryenne, qui correspond donc à leur majorité légale, ce qui pour nous correspond à seulement treize années terriennes. À partir de cet âge, les faeries peuvent s’émanciper et ils ont le droit de travailler pour gagner leur vie. Le rythme de croissance est identique à celui des humains jusqu’à leur 20ème années (13 années terriennes), après quoi leur croissance ralentit fortement.
Ils entrent ensuite dans l' ge de Paresse (qui correspond à l'adolescence chez les faeries), et cette période dure plus ou moins longtemps selon les individus. Physiquement, leur apparence varie généralement entre 13 et 20 années terriennes.
Vient ensuite l' ge de Noblesse, l'âge le plus long, qui correspond à l'âge de jeunes adultes / adultes confirmés. Physiquement, leur apparence varie généralement entre 20 et 50 années terriennes.
Le dernier et quatrième âge est rarement atteint. C’est l' ge de Sagesse, qui ne concerne que les individus extrêmement âgés (1000 ans ou plus), qui ont atteint un stade de conscience / de vision du monde et une puissance magique bien supérieure à la moyenne. Certains ont l’air très âgés, d’autres ont conservé une apparence plus jeune.
Moeurs et coutumes :
Le multiple de 3 étant hautement symbolique à Eldarya, les rites de passages sont organisés autour de ce nombre.
Lors de la 3ème année de leur vie, les faeries sont baptisés au Temple de la Trinité et reçoivent la bénédiction de l’Oracle.
Ils fêtent leur premier anniversaire (événement social et/ou familial) à 9 ans. Après cela, les faeries célèbrent traditionnellement leur anniversaire puis tous les dix ans (19 / 29 / 39 / 49 / 59 / 69 / 79 / etc.).
La 20ème année marque leur majorité légale. Elle n’a pas de teneur symbolique, mais une importance juridique.
La 27ème année est aussi un moment de célébration, car c’est le résultat de 3x3x3. C’est à cet âge que les faeries
reçoivent le sacrement de confirmation. Ils font profession de foi afin de réitérer leur fidélité et leur dévotion envers l’Oracle.
Tableau de correspondance des âges :
Carte d'Eldarya
Galerie des personnages
La Guilde des Aventuriers Parcheminés
Une guilde regroupant les plus fidèles compagnons des aventures de Rena, Fille de l'Ombre qui ne souhaitent pas rater un seul épisode de cette fabuleuse épopée.
Nouveaux chapitres
Chapitre 80 : La fureur de l'Empereur
Chapitre 79 : Æon
Chapitre 78 : Manigances
Chapitre 77 : L'Antre-Monde
Chapitre 76 : Prémonitions
Anciens chapitres
Chapitre 1 : Mission
Rena frappa doucement à la porte. Une voix étouffée lui répondit. Elle entra dans la chambre, plongée dans la pénombre. De grands rideaux filtraient les rayons du soleil. Le peu de lumière laissait entrevoir une décoration de style gothique assez tape à l'œil ; Rena avait toujours été dubitative quant aux goûts de son ami d'enfance. Toutes ces légendes sur les vampires lui étaient montées à la tête et il s'était construit un personnage qu'il prenait soin d'entretenir et de parfaire jour après jour. Rena ne comprenait pas vraiment cette nouvelle obsession qui s'était emparée de Nevra. Elle avait en horreur cette chambre sombre et étouffante.
« Ce n'est pas comme si Nevra craignait vraiment le soleil, il pourrait faire un effort pour ouvrir les rideaux quand il reçoit quelqu'un » pensa-t-elle en soupirant intérieurement. Debout derrière son bureau, le vice-capitaine de l'Ombre avait l'air de contempler quelque chose dans les jardins. Sans doute une jolie fille qui venait de passer sous sa fenêtre... Son amie et subordonnée se racla la gorge pour signaler sa présence.
— Rena, tu es là. Parfait ! lança-t-il alors en se tournant vers elle.
— J'ai reçu ton message, mais pourquoi avoir pris la peine d'envoyer ton familier ?
— Je voulais être le plus discret possible. Tu n'as pas été suivie ?
— Je ne crois pas, mais même si on m'avait vue, tout le monde sait que j'ai l'habitude de venir ici. Je ne pense pas que ce serait suffisant pour paraître suspect. Ce qui est suspect, en revanche, c'est ton attitude. Que se passe-t-il exactement ?
Nevra prit un air sérieux, les traits de son visage tendus par l'inquiétude. Face au regard interrogateur de Rena, il l'invita à prendre place sur une des méridiennes qui ornaient son " boudoir de l'amour ", comme il l'appelait.
— Quelque chose se trame au sein de la garde, lui révéla-t-il gravement. Je ne sais pas quoi exactement, mais d'étranges rumeurs me sont parvenues.
— Des rumeurs ? Quel genre de rumeurs ?
— Il s'agirait d'un coup d'État...
— Quoi ?! Un coup d'État ?!
— Chut ! fit Nevra en lui plaquant une main sur la bouche.
— Désolée, s'excusa-t-elle à voix basse lorsque son vice-capitaine lui permit à nouveau de parler. Mais tu te rends compte de ce que tu dis ? Ce n'est pas une accusation qu'on peut proférer à la légère, il s'agit de haute trahison.
— Je sais, c'est pour ça qu'il me faut des preuves. Pour l'instant je n'ai que des suspicions, je ne sais même pas qui fait partie du groupe dissident, ni qui les dirige.
— Tu as l'air certain qu'un tel groupe existe, mais tu te trompes peut-être, non ?
— J'aimerais bien... mais j'ai bien peur que ce ne soit vrai.
— Tu en as parlé à notre capitaine ?
— Pas encore, j'attends d'avoir suffisamment de preuves avant d'aller voir Rurik.
Ce dernier était à la tête de la garde de l'Ombre. Il avait le respect de Rena et l'admiration de Nevra qui était particulièrement attaché à lui. Il avait pris le jeune vampire sous son aile dès son entrée dans la garde et lui avait tout appris ou presque. Il était comme un père pour lui. La jeune femme comprenait donc que Nevra ne voulait pas impliquer Rurik et risquer de ternir sa réputation si ses soupçons s'avéraient faux.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse alors ? demanda-t-elle à son ami.
— Je savais que je pouvais compter sur toi. J'ai une mission à te confier. Je sais que ce sera dangereux et que je ne devrais sans doute pas te demander de faire ça, mais tu es la seule en qui j'ai une confiance absolue.
— Je t'écoute.
— Je voudrais que tu débusques les conspirateurs en t'infiltrant parmi eux. Il faut que tu rassembles un maximum d'information et, si possible, que tu te rapproches de leur dirigeant.
— Je vois...
— Écoute, je comprends que tu sois hésitante. En vérité, je le ferais moi-même si je pouvais, mais tu as toujours été plus douée que moi pour les missions d'infiltration et d'assassinats. Et je préfère rester au Q.G pour garder un œil sur la garde. Mais je ne veux pas te forcer, tu es libre de refuser...
— Non. Enfin, je ne te cache pas que j'ai un peu peur mais... tu te souviens de la promesse qu'on s'est faite quand on est entré dans la garde ?
— Oui, on s'est juré qu'ensemble on protégerait la cité d'Eel et ses habitants au péril de notre vie.
— Exactement. Si l'institution est menacée et que la vie de Miiko est en danger, alors il est de notre devoir de les protéger coûte que coûte.
— Tu sais que tu serais presque mignonne avec cet air déterminé et ce visage légèrement troublé, la taquina Nevra en approchant son visage du sien avec un léger sourire en coin.
— Nevra... soupira Rena en lui plaquant une main sur le visage pour le repousser. Garde tes répliques vaseuses pour les nouvelles recrues.
— Haha c'est vrai, désolé. J'avais oublié que ça ne marchait pas sur toi, capitula-t-il en affichant une moue faussement déçue.
Rena lui jeta un regard de travers. Nevra avait beau être son meilleur ami, elle était vraiment agacée par son comportement de séducteur. Elle ne savait jamais s'il était sérieux ou s'il ne faisait que s'amuser et elle avait un peu pitié des jeunes recrues féminines qui se laissaient si facilement troubler par son charme vampirique. Pensant que la conversation était terminée, Rena se leva, prête à partir.
— Ah attends, une dernière chose, lança Nevra en se levant lui aussi. D'après les quelques infos que j'ai pu grappiller, il semblerait que des rassemblements aient lieu à la Taverne du Pendu. Je pense que tu devrais commencer par là. Et, cela va de soi, mais tu ne dois parler de ça à personne. Même pas à ton petit ami... Compris ?
— Hm... je ne sais pas si c'est une bonne idée de lui cacher quoi que ce soit, répondit-elle avec incertitude. Il est assez soupçonneux et perspicace.
— Je comprends que tu ne veuilles pas lui mentir ou lui cacher des choses mais tu risques de le mettre en danger si tu lui dis la vérité.
— Je sais... je ne lui dirai rien. Je te ferai parvenir mes rapports via Mika.
— D'accord. Sois prudente.
Rena quitta la chambre de Nevra. Elle se rendit dans sa propre chambre puis s'assit sur son lit. Elle avait besoin de réfléchir. Une mission d'infiltration de cette ampleur comportant un tel risque ne s'improvisait pas. Il fallait qu'elle élabore un plan d'attaque. Mika avait sans doute senti son appréhension car il s'approcha d'elle en la regardant avec ses yeux ronds avant de pousser un hululement interrogateur. Rena caressa affectueusement ses plumes soyeuses en lui parlant d'une voix douce pour le rassurer. Le Seryphon avait été aux côtés de Rena depuis de nombreuses années déjà. Ensemble, ils avaient accompli de nombreuses missions, mais elle ne pourrait pas l'emmener avec elle cette fois-ci. C'était trop dangereux.
Après une heure ou deux de réflexion, Rena avait trouvé un plan à peu près potable. Si les conspirateurs étaient bien des membres de la garde de l'Ombre, ils risquaient de la reconnaître. Il lui fallait donc un déguisement convaincant. C'était la première étape. La jeune femme partit en quête d'inspiration du côté des jardins du Q.G.
À peine venait-elle de mettre le pied dehors qu'on l'aborda. Elle reconnut immédiatement la voix qui l'avait interpellée et se figea. C'était bien la dernière personne qu'elle voulait voir aujourd'hui. Elle se retourna tout en s'efforçant de sourire le plus candidement possible pour ne pas laisser paraître son air préoccupé.
— Ezarel ! s'exclama-t-elle sur un ton enjoué. Qu'est-ce que tu fais là ?
— Euh... je veux bien croire que tu sois heureuse de me voir, mais là tu fais peur. T'es pas malade au moins ?
Son sourire était trop forcé. Il fallait qu'elle rattrape le coup si elle ne voulait pas qu'il se doute de quelque chose.
— Ah... Non, désolée, ça va, dit-elle plus calmement.
— T'es sûre ? Tu fais une drôle de tête. Quelque chose ne va pas ?
Il était décidément trop perspicace.
— Hm... En fait, Mika est malade en ce moment et je suis un peu inquiète.
— Je vois. Si tu veux, je peux l'examiner et lui préparer un remède.
— En fait, j'ai déjà vu Alajéa à ce sujet, elle m'a donné des médicaments. Je pense qu'il ira mieux bientôt.
— Pourquoi as tu demandé l'aide d'Alajéa alors que tu aurais pu venir me voir directement ? demanda Ezarel en fronçant les sourcils.
— Je voulais te consulter, mais je l'ai croisée en chemin et quand je lui en ai parlé, elle a insisté pour s'en charger. Elle avait l'air tellement heureuse de pouvoir m'aider que je n'ai pas pu refuser, expliqua Rena avec un rire décontracté.
Ezarel semblait convaincu par son mensonge. Elle s'en voulait de lui mentir avec autant d'aisance, mais elle n'avait pas le choix. Ce n'était pas une Ombre pour rien et il ne fallait pas qu'Ezarel apprenne qu'elle était en mission.
— Ah... d'accord, acquiesça l'elfe en baissant sa garde. Tu veux qu'on marche un peu ensemble ?
— Si tu veux. J'allais justement me promener un peu.
Ezarel glissa sa main dans celle de Rena en se raidissant un peu. Le contact physique les mettait toujours un peu mal à l'aise, lui comme elle, mais sa main était si chaude et réconfortante que Rena la serra un peu plus fort. Son cœur se serra lorsqu'elle se rappela l'avertissement de Nevra. Elle leva les yeux vers l'elfe qui souriait en regardant droit devant lui. C'était rare de le voir exprimer ses sentiments aussi ouvertement. Elle avait dû le fixer un peu trop intensément car il se tourna vers elle, l'air interrogateur, son visage retrouvant aussitôt une expression plus neutre.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
— Hein ? Non, ce n'est rien. Je pensais juste que ça faisait longtemps qu'on avait pas passé un moment seuls tous les deux comme ça.
— C'est vrai qu'on est plutôt occupés avec nos gardes respectives en ce moment.
— Au fait, ta formation, ça se passe bien ?
— Oui, je pense que je vais bientôt arriver à faire des potions de qualité supérieure. La capitaine est très sévère, elle ne me laisse pas une minute de répit, mais grâce à elle je peux progresser plus vite.
— Bientôt tu pourras réaliser ton rêve !
— Mon rêve ?
— Celui de devenir chef de la garde d'Absynthe, voyons !
— Ah oui, c'est vrai que je dis souvent cela... admit-il avec un rire gêné. Mais je pense que ça restera éternellement un rêve, ajouta-t-il un peu découragé.
— Mais non ! Si c'est toi je suis sûre que tu y arriveras ! Je ne connais personne qui travaille aussi dur que toi, le rassura-t-elle avec un sourire encourageant.
— Tu as raison, je dois redoubler d'effort. Puis je ne voudrais pas que tu crois que tu as été trompée sur la marchandise, plaisanta-t-il en lui adressant un clin d'œil. Après tout, j'ai une réputation de génie à entretenir.
Il se pencha vers elle pour déposer un baiser aussi furtif que malicieux sur ses lèvres avant de la serrer dans ses bras.
— Merci, murmura-t-il. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
Rena lui rendit son étreinte. Les yeux fermés, la tête posée contre son torse, elle entendait le cœur d'Ezarel qui battait aussi fort que le sien. C'était dans ces moments-là qu'elle se rendait compte à quel point elle l'aimait et qu'elle pouvait ressentir la sincérité de son amour pour elle. Ils restèrent ainsi une ou deux minutes, enlacés sous le cerisier centenaire, cet arbre majestueux dont chaque cycle de floraison durait cent ans. Ezarel sentait déjà son nez picoter. Il réprima un éternuement, ce qui ne manqua pas d'amuser Rena.
— Je vois que tes allergies te jouent des tours.
— Hm. Pourtant j'ai mis au point un remède, mais ces fleurs sont bien trop puissantes.
— Tu veux qu'on change d'endroit ?
— Bonne idée. Il faut que je passe au marché acheter quelques ingrédients pour mes potions.
— D'accord, allons-y. À ce sujet, je peux te poser une question ?
— Oui, vas-y.
— Je pourrais venir te voir préparer une potion ?
— Euh... je suppose que oui. Ça t'intéresse ?
— J'ai envie de te voir à l'œuvre, dit-elle avec un sourire chaleureux.
— Si tu es libre cet après-midi, la capitaine m'a justement demandé de préparer des potions d'énergie.
— Super, j'ai hâte de voir ça !
Ezarel était un peu étonné par la demande de Rena. Elle était toujours prête à l'encourager, mais elle ne s'était jamais vraiment intéressée à l'alchimie ou aux potions. Il la regarda discrètement. Elle souriait et semblait aussi énergique que d'habitude, mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'il y avait quelque chose de louche. Puis il y avait une odeur irritante au plus haut point qui flottait autour de la jeune femme. Il fronça les sourcils. Il allait la questionner ,mais se ravisa. Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas passé un bon moment ensemble et il ne voulait pas qu'une dispute éclate entre eux.
Ils arrivèrent au marché où ils passèrent quelques minutes à négocier avec un des Purrekos, jusqu'à ce qu'Ezarel réussisse à obtenir tous ses ingrédients à bon prix. Rena l'aida à porter ses achats. Dès qu'ils furent rentrés au Q.G, ils se rendirent directement au laboratoire pour y déposer les affaires d'Ezarel. L'Ombre jeta un regard autour d'elle.
— Tu as libre accès au labo ? demanda sa petite amie avec curiosité.
— Oui, la chef m'a confié un double des clés et m'a autorisé à l'utiliser quand je voulais.
— Elle doit vraiment te faire confiance, nota Rena impressionnée.
— Je crois surtout qu'elle en profite pour que je fasse toutes les potions à sa place, soupira Ezarel. Elle va finir par me tuer à la tâche.
— Tu exagères Ez' ! Séraphina a beau être sévère, elle n'est pas si cruelle ! répliqua Rena en rigolant.
— Ça se voit que c'est pas toi qui la subit tous les jours, se lamenta l'elfe, dépité.
— Dis-toi qu'un jour tu prendras sa place, plaisanta Rena en lui faisant un clin d'œil.
Ezarel sourit. Il avait un peu honte de l'admettre, mais s'il se plaignait autant c'était parce qu'il aimait que Rena l'encourage de la sorte. Il rangea les derniers ingrédients puis ils décidèrent d'aller manger un bout avant de s'atteler à la confection des potions. Prenant la direction de la cantine, ils pénétrèrent dans le garde-manger, passage obligatoire pour rejoindre la grande salle à manger, lorsqu'ils croisèrent Nevra qui en sortait. Celui-ci s'arrêta dès qu'il les vit à son tour. Les deux hommes se regardèrent avec une hostilité non déguisée, puis l'animosité laissa place à la froideur. Ils avaient visiblement décidés de s'ignorer mutuellement.
— Rena, tu n'as pas encore mangé ? demanda Nevra en faisant fi de la présence d'Ezarel.
— Non, j'y allais justement.
— Je te préviens, le repas d'aujourd'hui est particulièrement infâme.
— Arf... mais j'ai tellement faim qu'à ce niveau-là, je mangerais n'importe quoi.
Ezarel se racla la gorge, visiblement agacé.
— Qu'est-ce que t'as l'Elfe, tu t'es étouffé avec ta propre suffisance ? se moqua Nevra avec un sourire narquois.
— Nevra ! s'exclama Rena en lui jetant un regard noir.
— Tu n'es pas suivi par ton fan club d'oies gloussantes aujourd'hui, je suis étonné, répliqua Ezarel sur le même ton sarcastique.
— Ne t'y mets pas toi aussi... soupira la pauvre gardienne en se prenant la tête, consternée par l'attitude puérile des deux hommes.
— Tu ferais mieux de l'écouter l'Elfe, elle fait vraiment peur quand elle se met en colère, c'est à glacer le sang ! railla Nevra en faisant semblant de frissonner. Allez, je n'ai pas envie de m'éterniser ici, je vais empester l'Elfe pendant une semaine après. À plus Rena !
Le vampire s'éloigna à pas vifs, sa silhouette longiligne disparaissant au détour d'un couloir tandis qu'Ezarel fulminait. On leur servit un gruau informe qu'ils avalèrent en silence. La tension était palpable.
— Tu es allée voir Nevra aujourd'hui, n'est-ce pas ? lâcha alors Ezarel brusquement.
— Oui, mais ce n'est pas quelque chose qui devrait t'inquiéter, répondit calmement Rena en levant les yeux vers lui.
— Je sais bien, mais rien que de sentir son odeur sur toi, je ne peux pas m'empêcher d'être énervé, marmonna Ezarel en évitant son regard.
— Nevra est mon meilleur ami, on est dans la même garde et c'est mon supérieur direct, c'est normal qu'on soit amenés à se côtoyer souvent.
— Oui, mais ça ne me plaît pas, s'obstina l'elfe en se rembrunissant de plus en plus.
— Écoute, fit Rena qui commençait également à perdre patience, je sais que Nevra peut être insupportable et têtu quand il s'y met. Je vais pas vous demander de bien vous entendre, mais vous pourriez au moins ne pas vous sauter à la gorge à chaque fois que vous vous croisez.
— C'est plutôt à lui qu'il faudrait dire ça, répliqua Ezarel avec agacement.
— C'est aussi de ta faute, t'es pas obligé de répondre à chacune de ses provocations.
— Parce que tu crois que je vais m'écraser devant ce crétin ? cracha Ezarel. On se demande vraiment de quel côté tu es...
C'était la goutte de trop pour Rena, elle vit rouge... ou plutôt complètement blanc. Ses yeux gris virèrent au blanc immaculé et la température de la pièce chuta brusquement. Ezarel fixa son bol de gruau qui s'était transformé en bloc de glace avant de comprendre ce qu'il venait de se produire. Il le lâcha aussitôt, mais ses doigts avaient déjà commencé à geler.
— Oh ! Rena, calme-toi ! s'écria Ezarel, l'air quelque peu affolé.
— Me calmer ? Moi ? C'est le comble ! répliqua Rena férocement.
— Nan mais là t'es en train de transformer le réfectoire en patinoire ! s'empressa d'ajouter Ezarel.
Rena se rendit alors compte de ce qu'il se passait autour d'elle. Ses esprits retrouvés, elle regarda autour d'elle, hébétée. La table, les chaises, ainsi que tout ce qu'il y avait dessus était complètement gelé. La glace s'était même étendue aux autres tables et le sol était couvert d'une fine couche de givre.
Ezarel tremblait violemment, son souffle était rauque, et de la buée s'échappait de sa bouche et de son nez à chaque expiration. Il soufflait péniblement sur ses doigts couverts d'engelures pour les réchauffer. Saisie d'horreur, elle se précipita à ses côtés et prit ses mains brûlées par la glace dans les siennes.
— Ezarel, est-ce que ça va ? Je suis vraiment désolée, je ne voulais pas... s'excusa-t-elle, la voix étranglée par les sanglots.
Elle ne put réprimer ses larmes qui se transformaient en perles de glace avant de toucher le sol.
— Arrête de grêler comme ça, il en faut plus que ça pour m'achever, plaisanta-t-il en claquant des dents.
Rena laissa échapper un petit rire. C'était bien le genre d'Ezarel de sortir une blague d'aussi mauvais goût dans un tel moment. En parlant de goût... Le cuisinier en chef, Karuto, se précipita sur eux comme une furie, en gesticulant dans tous les sens. Il fit un long dérapage sur le sol gelé, ses bras battant l'air comme une poule cherchant à prendre son envol, puis il tenta désespérément de sa rattraper. En vain, puisqu'il finit les quatre fers en l'air. Ezarel éclata de rire ce qui ne fit qu'attiser la colère du satyre.
— Vous deux ! Qu'est-ce que c'est que ce bazar ? hurla-t-il en se relevant précipitamment, rouge de honte et de colère.
— Désolée, Karuto, répondit Rena en affichant un air désolé. C'est de ma faute. J'ai perdu le contrôle de mon pouvoir, je n'ai pas fait exprès.
— Vous allez me nettoyer tout ça, ordonna le cuistot en la toisant du regard. Et soyez assurée que cette affaire sera remontée à votre supérieur !
— Si vous tenez à la signaler, vous pouvez aussi me signaler, intervint Ezarel. Je suis aussi responsable qu'elle,
— Très bien, puisque vous n'avez pas peur de recevoir un blâme, je ne me ferai pas prier.
— On va tout remettre en ordre, ne vous inquiétez pas, mais avant laissez-nous aller à l'infirmerie, répondit Rena qui savait qu'il suffisait souvent d'un regard contrit et d'une supplication larmoyante pour attendrir le cœur du satyre.
Karuto se racla la gorge, visiblement troublé par la détresse de la jeune femme. Il jeta un bref coup d'œil aux mains d'Ezarel. Elles avaient l'air salement amochées et l'elfe était pâle à faire peur. D'un geste de la main, il les autorisa à quitter la salle à manger.
— Tu sais c'est juste des engelures, c'est pas très grave, dédramatisa Ezarel sur le chemin de l'infirmerie.
— Mais ça doit faire mal puis tes poumons ou tes bronches ont pu être touchés. Tu pourrais attraper une pneumonie... ou un œdème... ou...
— Ou rien du tout, tu t'emballes ! l'interrompit Ezarel. Les Elfes sont loin d'être des êtres fragiles, tu devrais le savoir, Rena.
— C'est vrai, je le sais bien... mais je m'en veux d'avoir perdu le contrôle et de t'avoir blessé pour une raison aussi stupide.
— Tu n'y es pour rien, c'était de ma faute. Je n'aurais pas dû dire ça, je suis désolé. Je l'ai un peu mérité, on va dire, admit-il avec un grand sourire en mettant fin au débat.
Après un bref examen, l'infirmière appliqua une pommade sur ses doigts et les entoura de bandelettes qu'il devrait changer tous les jours jusqu'à cicatrisation des brûlures. Il ne semblait pas avoir d'autres séquelles plus graves, pour le plus grand soulagement de Rena.
— Je ressemble à une momie maintenant, se plaignit Ezarel, ça va pas être pratique pour préparer les potions.
— Je suis vraiment désolée, s'excusa Rena en se mordant la lèvre, je t'aiderai du mieux que je peux
— Haha, l'idée de t'avoir comme assistante ne me déplaît pas, dit Ezarel le regard pétillant. Mais avant il faut qu'on aille dégivrer le réfectoire.
Ezarel et Rena y retrouvèrent Karuto qui les attendait de pied ferme. Ils se munirent de serpillières et de seaux remplis d'eau bouillante. La glace était particulièrement tenace et il leur fallut verser plusieurs seaux pour s'en débarrasser.Le chef de cuisine, reconverti un inspecteur des travaux finis, supervisait leur travail d'un œil sévère.
– Deux officiers supérieurs qui mettent ma cuisine sens dessus dessous, on aura tout vu ! grommela le satyre en faisant les cent pas. De mon temps, c'était pas comme ça... Les gardiens avait de la discipline ! De la discipline, je vous dis !
— Oui, oui, on connaît la chanson... soupira Ezarel en levant les yeux au ciel.
L'elfe ignora le regard outré du cuistot. Ils étaient enfin venu à bout du sinistre et le réfectoire avait retrouvé son état d'origine. Rena essuya son front avec sa manche. Ezarel aussi était en sueur.
— Pfff, c'était herculéen comme travail, souffla Ezarel. Ça faisait longtemps que je n'avais pas fait ce genre de corvée...
— Oui, ça me rappelle mes premières années dans la Garde, quand j'étais une nouvelle recrue... C'était le genre de chose que je faisais souvent à l'époque. Je crois qu'il va me falloir une douche, je suis tout collante.
— On la prend ensemble ? proposa son petit ami avec un air taquin, les yeux pétillants de malice.
— Qu-quoi ? s'exclama Rena en bégayant, les joues en feux, ce qui était un comble pour elle.
— Je rigole ! Pas la peine de faire cette tête. Enfin, si tu le veux vraiment, moi j'ai rien contre, ajouta-t-il avec un grand sourire. Puis Miiko serait contente de voir qu'on économise l'eau.
— Trouvez-vous une chambre ! s'exclama Karuto, scandalisée par ce flirt indécent qui se déroulait juste sous ses yeux. Sortez de là ! Allez ! Ouste ! Ouste !
Ils les auraient presque foutus dehors à coups de sabots. Ezarel trouvait la réaction du satyre hilarante et il en riait encore dans le hall. Un satyre prude, c'était un comble.
— Avoue que tout ça, c'était juste pour faire criser Karuto ! lança Rena, amusée par l'attitude de son compagnon.
— Tu crois ? répliqua-t-il avec un sourire en coin. J'étais sérieux pour la douche, pourtant...
— Ezarel !
— Ne t'en fais pas, va ! la rassura son petit ami plus sérieusement. Je sais bien qu'on en est pas encore à ce stade de notre relation. Je n'oserais pas tenter quoi que ce soit... pour l'instant. Mais je ne me lasse pas de tes réactions quand tu es gênée. C'est vraiment trop mignon.
— Qu'est-ce que je vais faire de toi...
— Tu m'as choisi, maintenant faut assumer...
Il se pencha vers elle mais, au lieu de l'embrasser, il lui décocha une pichenette affectueuse, mais non moins douloureuse, sur le front. Fier de son coup, il s'amusait de la moue boudeuse de Rena, ce qui lui valut un coup de poing dans le bras. Parfois, Ezarel ne valait guère mieux que Nevra, mais au moins elle savait qu'il n'y avait qu'avec elle qu'il se comportait comme cela.
Après sa douche, l'Ombre passa par sa chambre pour nourrir Mika, mais le Seryphon n'était pas sur son perchoir. Il devait être sorti se dégourdir les ailes. Elle se rendit donc au labo pour y retrouver Ezarel. Il ne lui fallut qu'un regard pour voir qu'il n'avait pas remis ses bandages comme le lui avait demandé l'infirmière. Elle le réprimanda sévèrement. Il prétendait que c'était pénible de devoir remettre de nouveaux bandages après la douche et qu'il n'avait plus mal de toutes façons. Rena, aussi têtu que lui si ce n'est plus, ne voulait rien entendre. Elle le fit asseoir et se chargea d'appliquer la pommade, comme elle avait vu faire l'infirmière, puis lui mit les bandelettes en s'assurant de ne pas trop les serrer. La médecine n'était pas vraiment son point fort, mais elle pouvait au moins faire cela pour Ezarel. Celui-ci la regarda faire sans rien dire. Il avait beau être pénible, il n'était pas ingrat et ne manqua pas de la remercier lorsqu'elle eut fini.
— Bon, on va pouvoir se mettre au boulot maintenant ! annonça-t-il avec enthousiasme. Je compte sur toi pour m'aider.
— Oui, je vais faire de mon mieux, répondit-elle.
— Tu pourrais me passer un des grands récipients en verre là-bas ?
— Celui-là ?
— Oui, merci. Ensuite... hm... il me faudrait des pigments azurés, ils sont dans un pot sur l'étagère là-bas.
— Tiens, fit Rena en posant le pot sur la table.
— Merci.
— Dis, est-ce que tu as déjà fait des potions de transformation ? demanda Rena en feignant la curiosité innocente.
— De transformation ? Oui, j'en ai fait quelques-unes.
— Et ça fonctionne comment exactement ?
— Hm... ça dépend du genre de transformation. Par exemple si tu veux te changer en sirène, tu as juste à boire la potion et tu peux te transformer pendant un certain laps de temps.
— Je vois. Mais si on voulait, disons, juste changer d'apparence, c'est possible ?
— Changer d'apparence ? C'est faisable, mais c'est plus compliqué. Il faut une incantation en plus de la potion et il faut avoir une image très précise du résultat, ce qui demande énormément de concentration ainsi qu'un bon sens du détail. Mais pourquoi tu veux savoir ça ?
— Oh, pour rien... Je suis juste curieuse, répondit-elle en souriant.
— Ah, tiens, tu peux remuer ça, pendant que je vais chercher l'ingrédient final ? demanda Ezarel en lui tendant une touillette.
Rena touilla soigneusement le mélange, songeuse. Utiliser une potion de transformation serait le meilleur moyen de se déguiser efficacement, mais elle ne pouvait pas dire cela ouvertement à Ezarel. Le problème était que la potion semblait difficile à utiliser, c'était risqué. Elle regarda autour d'elle en passant ses options en revue lorsqu'une armoire vitrée attira son attention. Elle était remplie de fioles aux contenus divers et variés et soigneusement étiquetées.
— Ezarel, qu'est-ce qu'il y a dans cette armoire ?
— Ah ça ? C'est là qu'on range toutes les potions qu'on a préparé. Celle préparées par Séraphina se trouvent à droite. Ses potions sont toutes de très haute qualité, rien à voir avec ce dont je suis capable. Tu peux arrêter de touiller, je vais prendre le relais. Merci.
Ezarel ajouta le dernier ingrédient à la mixture qui changea aussitôt de couleur. C'était la première fois que Rena le voyait aussi concentré, ce qui était loin de lui déplaire. Ezarel était vraiment quelqu'un qui ne rechignait pas à la tâche et fournissait énormément d'efforts. La jeune femme ne l'en aimait que davantage et se sentait d'autant plus coupable lorsqu'elle songeait à ce qu'elle s'apprêtait à faire. Elle répugnait vraiment à manipuler Ezarel, mais il le fallait. La mission avant tout.
— Ok, le résultat me semble bon, je vais pouvoir faire les autres... Zut ! Je pensais qu'il m'en resterait assez...
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Rena.
— Je n'ai plus d'eau purifiée, soupira Ezarel. Je pensais en avoir assez, mais je dois faire trente potions et j'ai juste de quoi en faire une quinzaine. C'est la base de la potion, je ne peux rien faire sans ça.
— Tu veux que j'aille en chercher ?
— Non, je vais le faire, c'est mon boulot après tout. J'en ai pas pour longtemps. Tu pourrais étiqueter celles que j'ai déjà faites en attendant ?
— Oui, d'accord.
— Merci, je reviens vite !
— À tout de suite !
C'était l'occasion ou jamais. Rena attendit quelques minutes, histoire d'être sûre qu'Ezarel était vraiment parti et ne reviendrait pas avant un moment. Elle se dirigea vers l'armoire et parcourut rapidement les étiquettes. Potion contre les pieds qui puent, potion contre la perte de cheveux, potion de beauté, philtre d'amour, potion pour changer de couleurs d'yeux, rien de bien utile pour sa mission. En toute franchise, elle trouvait ces potions proprement inutiles.
Elle continua à parcourir les étiquettes. Le nombre de potions farfelues était impressionnant. Elle trouva enfin ce qu'elle cherchait, mais il y avait tellement de potions de transformation différentes qu'elle en fut presque découragée. Elle essaya de se souvenir de ce qu'Ezarel lui avait dit. Potion de transformation : métamorphose spontanée semi-permanente. Ça devait être ça. Rena ouvrit l'armoire puis s'empara de la fiole qu'elle glissa dans une poche. Elle réarrangea les autres flacons, de façon à ce qu'on ne remarque pas tout de suite qu'il en manquait un, puis retourna près de la table de préparation. Ezarel revint quelques minutes plus tard et la gardienne de l'Ombre l'accueillit comme si de rien n'était. Ils finirent de préparer les potions ensemble jusqu'au coucher du soleil.
— Pour une fois que je peux débaucher pas trop tard, ça te dit de passer la soirée avec moi ? proposa l'elfe pendant qu'ils rangeaient tous les ustensiles.
— J'aurais bien aimé, mais j'ai déjà quelque chose de prévu, s'excusa Rena.
— D'accord. Une autre fois alors.
— Oui, désolée.
— Ce n'est pas grave, je t'ai déjà eu pour moi toute la journée, je ne vais pas me plaindre, lui dit-il avec un haussement d'épaules résigné.
Face au sourire innocent d'Ezarel, le cœur de Rena se serra. Elle aurait voulu tout lui avouer, là, tout de suite, mais elle ne pouvait pas. Il ne fallait pas. Elle ne pouvait pas risquer de le mettre en danger, ni de compromettre la mission. Le mensonge et la manipulation faisaient partie du métier. Les sentiments personnels n'avaient pas leur place dans son travail, seule l'exécution des ordres comptaient. Même si elle aimait sincèrement Ezarel, son devoir passait avant sa vie de couple.
L'elfe ne semblait pas avoir remarqué l'expression mi-figue mi-raisin de sa petite amie. Il l'embrassa un dernière fois avant de lui souhaiter bonne nuit. L'Ombre le regarda s'éloigner jusqu'à ce qu'il disparaisse au détour d'un couloir. Elle se rendit ensuite dans la bibliothèque pour y dégoter le parchemin d'alchimie qui correspondait aux potions de transformation. Les incantations étaient assez simples. Il y en avait une pour déclencher la transformation et une autre pour revenir à la normale. Elle les répéta plusieurs fois jusqu'à les connaître par cœur, puis replaça le parchemin sur l'étagère. Alors qu'elle allait rejoindre sa chambre, elle croisa son capitaine de garde, Rurik, dans le corridor. C'était un homme d'âge mur à la peau tannée et aux cheveux grisonnants. Le cache-œil qui couvrait son œil droit lui donnait un air intimidant. Il avait le don d'approcher les gens sans faire le moindre bruit, ce qui était très déconcertant.
— Oh ! Rena ! Comment vas-tu ? Ça fait un moment que je ne t'ai pas vue, la salua-t-il avec son calme froid habituel.
— Je vais très bien. Merci, Capitaine. Même si je dois avouer que je n'ai pas eu beaucoup de missions ces derniers temps, je m'ennuie un peu.
— C'est pour ça que tu as déclenché une tempête de glace dans le réfectoire ?
— Karuto vous en a parlé ? Je n'ai pas fait exprès...
— Je sais. Karuto n'est qu'un vieux bouc acariâtre... Il adore se plaindre de tout et de rien. Ça lui donne de l'importance. Je ne vais pas coller un blâme à l'un de mes meilleurs éléments pour si peu... D'ailleurs, j'ai croisé Nevra. Il avait l'air de mauvaise humeur. Il s'est passé quelque chose ?
— Ah, ce n'est rien. Il s'est juste encore disputé avec Ezarel.
— Ezarel... c'est cet elfe de la garde Absynthe, c'est bien ça ? demanda-t-il en se caressant le menton, l'air songeur.
— Hm... oui, fit-elle en hochant la tête. C'est lui.
— Nevra a raison de se méfier de lui. Tu ne devrais pas fréquenter un membre d'une garde rivale. Un elfe qui plus est. C'est de la mauvaise engeance.
Rena n'en croyait pas ses oreilles.
— Je sais bien qu'on ne fait pas partie de la même garde, mais nous sommes tous les deux des gardiens d'Eel. Et Ezarel est un elfe émancipé. Ce n'est pas un rebelle, ni un traître. Notre relation ne devrait pas poser de problème...
— Je ne vais pas me mêler de ta vie privée, tu es libre de fréquenter qui tu veux, mais sache que la Garde de l'Ombre passe avant tout. Tu as juré fidélité à ta garde, et par conséquent à moi, ton supérieur hiérarchique. Tâche de ne pas l'oublier.
Il lui jeta un regard lourd de sens avant de tourner les talons. Rena était perplexe. Elle ne s'attendait pas à un tel discours de la part de son capitaine. Il était vrai que les gardes avaient toujours été en rivalité les unes avec les autres et que leurs idées différaient sur pas mal de points, mais elles œuvraient toutes dans le même but : protéger le peuple d'Eldarya. C'était un point que la Générale Miiko avait pris soin de leur rappeler et elle n'avait de cesse d'encourager l'entraide et les missions inter-gardes. Malgré les questions qui lui trottaient dans la tête, Rena n'avait pas le temps de s'attarder sur les paroles de Rurik.
Une fois seule dans sa chambre, elle sortit la potion de sa poche. Elle s'assit en tailleur au milieu de la pièce, en position méditative, pour visualiser l'apparence qu'elle voulait prendre de la façon la plus détaillée possible. Lorsque l'image fut fixée dans son esprit, elle but la potion d'un trait, sans la moindre hésitation. Elle attendit quelques instants, puis se leva pour se regarder dans le miroir.
Elle constata avec déception qu'il n'y avait eu aucun changement. Son visage était toujours le même, de même que ses yeux gris et ses longs cheveux blancs attachés en queue de cheval. Alors qu'elle commençait à croire que l'incantation avait échoué, la magie opéra enfin. Ses traits se métamorphosèrent sous ses yeux. Ses cheveux étaient désormais noir de jais, elle avait un visage plus fin et allongé, un menton plus proéminent, et des yeux en amande aux iris rouges. En y regardant de plus près, elle faisait un peu penser à une version féminine de Nevra... Ce n'était pas exactement ce qu'elle s'était imaginée à la base, mais cela ferait l'affaire. Elle vérifia l'heure. La pendule affichait vingt-deux heures. La gardienne griffonna un message codé sur bout de parchemin, puis appela Mika qui vint vers elle en sautillant et lui tendit aussitôt sa patte.
— Apporte ça à Nevra et reste avec lui jusqu'à ce que je t'appelle, c'est compris ? lui dit-elle d'une voix douce.
Mika poussa un hululement approbateur avant de s'envoler par la fenêtre. Rena le regarda quelques instants planer dans le ciel nocturne. La lune ne formait qu'un fin croissant, gardienne mystérieuse d'un secret ignoré du reste du monde, son sourire argenté fendant la noirceur de la nuit.
L'Ombre chaussa ses bottes et enfila une ample cape noire. Elle s'arma de son katana dont la longue lame effilée avait fait rouler plus d'une tête. Son pommeau, orné d'un tressage en soie rouge, rappelait le sang qu'elle avait versé et le fourreau en bois noir laqué était aussi sombre que les ténèbres qui l'enveloppaient. Elle le glissa à la ceinture, ajouta un poignard à son maigre arsenal, puis rabattit le pan de sa cape.
Elle se faufila dans les couloirs, sans un bruit, furtive comme une ombre. Elle était sortie du Q.G sans croiser personne, puis avait traversé le marché désert pour rejoindre les quartiers résidentiels. Quelques lumières étaient allumées dans les habitations, mais la plupart des gens dormaient déjà. Un peu plus loin se trouvaient les quartiers commerçants. À la limite de la cité, on arrivait dans les quartiers les plus malfamés. C'était justement là que se trouvait la Taverne du Pendu.
Rena s'arrêta devant la porte de l'établissement. Elle pouvait entendre les éclats de voix des hommes et les rires aigus des femmes qui provenaient de l'intérieur. Elle ramena sa cape autour d'elle, le visage caché sous la large capuche noire. La mission débutait enfin. Elle n'avait pas le droit à l'erreur.
Chapitre 2 : Infiltration
Rena poussa la porte de la taverne. On lui adressa à peine un regard et sa présence fut rapidement oubliée. Elle salua le tavernier d'un signe de tête avant d'aller s'asseoir dans un coin de la salle. Les clients étaient bruyants. La plupart batifolait avec les serveuses qui emplissaient l'air de leurs rires stridents et hypocrites, tout en se dérobant habilement lorsque certains clients se montraient un peu trop entreprenants. D'autres femmes, sans doute des filles de joie, déambulaient entre les tables en lançant des clins d'œil aguicheurs aux clients les plus séduisants, ce qui ne manquait pas d'attiser la jalousie de leurs compagnons.
Rena avait l'impression qu'à chaque seconde une bagarre allait éclater, mais la tension montait puis retombait, sans qu'il ne se passe rien. Elle se tassa sur sa chaise, dissimulée dans la pénombre, invisible et silencieuse sans qu'aucun fait ou geste ne lui échappe. Le tavernier lui apporta une pinte de bière aux relents de pisse de Sabali et une sorte de soupe qui avait l'air encore plus infâme que le plus infâme des plats de Karuto. Il lui jeta un regard de travers mais Rena l'ignora. Elle s'efforça de boire sa bière afin de ne pas éveiller les soupçons. Le liquide, âcre et acide à la fois avec un arrière-goût rance, était si infect qu'elle faillit tout recracher.
Elle jeta un regard discret autour d'elle, mais ne remarqua rien d'anormal. Une heure passa, puis deux. Elle songeait à reporter la phase de reconnaissance au lendemain lorsqu'une figure suspecte fit irruption dans la taverne. Vêtu d'un grand manteau, le visage couvert par une grande écharpe et un chapeau à bords large, l'individu se dirigea d'un pas vif vers le tavernier avec qui il échangea quelques mots à voix basse. Le chef d'établissement acquiesça puis lui indiqua une porte derrière le comptoir. L'homme le remercia d'un bref signe de la tête avant de disparaître dans l'arrière-salle.
Environ dix minutes plus tard, un deuxième homme fit son apparition. Sans attendre, il se rendit dans la même pièce. Puis encore une dizaine de minutes plus tard ce fut au tour d'une femme de rejoindre les deux autres hommes. Rena était quasi sûre qu'il s'agissait d'une femme car, malgré la cape et le chapeau qui cachaient son visage, elle était de petite taille et portait des sandales à rubans. Douze personnes défilèrent ainsi, neuf hommes et trois femmes. Quelques clients leur jetèrent des regards méfiants. À une table proche de la sienne, Rena surprit une conversation entre deux hommes.
— Qu'est-ce que tu crois qu'ils font là-bas ?
— J'sais pas, mais il paraît qu'ils cherchent à recruter de nouveaux membres.
— Recruter des membres ? Pour quoi faire ?
— J'en sais rien et j'veux pas le savoir. Mieux vaut ne pas se mêler de ce genre d'affaire. Moins on en sait, mieux c'est.
Cela mit fin à la conversation mais la gardienne en avait appris suffisamment. Au bout d'une heure et demi quelqu'un sortit enfin de la salle. De la même manière qu'ils étaient entrés, ils laissèrent un certain laps de temps entre chaque sortie. Rena attendit que le dernier d'entre eux quitte la taverne, puis elle se leva à son tour, après avoir laissé une pièce d'or sur la table. Elle payait généreusement ce repas de piètre qualité.
Dehors, l'air était frais et humide. Dès qu'elle aperçut la silhouette de l'homme s'éloigner dans la rue, elle le prit en filature. Il tourna dans une ruelle, puis encore une autre. L'Ombre continuait de le suivre le plus discrètement possible. Il tourna à nouveau dans une ruelle, mais lorsqu'elle tourna à son tour il avait disparu. Elle avança un peu, regarda dans les ruelles suivantes, d'abord à gauche puis à droite, sans voir personne. Elle s'apprêtait à revenir sur ses pas lorsqu'un bras la tira en arrière. La pression exercée sur ses clavicules la paralysait. Elle sentait l'acier froid d'une lame glissée sous sa gorge. Elle leva lentement les bras en signe de capitulation. Le bras de l'homme se détendit un peu, mais elle ne bougea pas pour autant. Elle attendait que l'homme parle.
— Pourquoi tu me suivais ?
— J'ai entendu dire que vous recrutiez. J'étais intéressée, mais je ne savais pas comment aborder le sujet alors je me suis contentée de vous suivre.
— Qui t'a parlé de ça ?
— Personne. J'ai entendu ça à la taverne à l'instant.
— Qu'est-ce que tu sais ?
— Rien de plus que ce que j'ai entendu, c'est-à-dire que vous cherchiez de nouveaux membres, expliqua Rena calmement, ce qui était la stricte vérité.
— Tu ne sais pas pourquoi, mais tu veux être recrutée ? répéta l'homme avec un ricanement.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas satisfaite de ma situation actuelle. Je viens d'entrer dans la garde d'Eel et je ne fais rien que des missions sans importance. J'ai plus l'impression d'être une boniche qu'autre chose. C'est frustrant et dégradant. Au point où j'en suis, je suis prête à faire n'importe quoi pour avoir un peu plus d'action.
— Je vois... Alors comme ça t'es une nouvelle recrue ?
Il l'obligea à lui faire face en la tenant fermement par l'épaule. De la pointe de son couteau, il fit basculer sa capuche pour révéler son visage. Il l'observa quelques instants puis hocha la tête.
— Jolie frimousse. Dans quelle garde as-tu été affectée ?
— La garde de l'Ombre.
L'homme hocha une nouvelle fois la tête avec satisfaction.
— Qu'est-ce que tu sais faire ?
— Je sais manier le sabre et toutes les armes blanches en général. Je suis discrète et vive et je pratique un peu la magie noire, déclara Rena avec confiance.
Le dernier point était un mensonge, mais elle pourrait faire passer ses pouvoirs de yuki-onna pour de la magie noire si l'occasion devait se présenter.
— De quelle race es-tu ? demanda l'homme.
— Vampire, mentit-elle.
— Comme cet imbécile de Nevra, hein ? ricana l'homme.
Rena resta impassible en l'entendant mentionner son meilleur ami. Elle soutenait le regard de l'homme sans rien dire. Celui-ci finit par détourner les yeux puis lâcha enfin son épaule.
— C'est bon, je vais en parler à mes supérieurs. Retrouve-moi demain. Ici, à la même heure. Tu peux rentrer chez toi. Et bien sûr, je compte sur ta discrétion.
Rena acquiesça d'un signe de la tête. L'homme lui jeta un dernier regard avant de tourner les talons et s'engouffrer dans une ruelle sombre. La chance était de son côté, elle espérait que cela durerait.
Elle avait décidé qu'il valait mieux ne pas retourner au Q.G tout de suite. Elle était retournée à la taverne où elle avait réservé une chambre auprès du tavernier, étonné de la voir de retour si tôt. Il l'avait dévisagé avec méfiance, mais son attitude avait changé lorsqu'elle avait lâché une généreuse poignée de pièces d'or sur le comptoir. Il s'était empressé de les ramasser en lui servant des compliments mielleux. Elle lui demanda de rester discret et de ne la déranger sous aucun prétexte, ce à quoi il répondit par un vif hochement de la tête. La chambre qu'elle avait reçue était petite et poussiéreuse, mais le lit était en assez bon état. Elle se déshabilla, plaça un poignard sous l'oreiller, puis s'écroula sur le lit. Elle sombra aussitôt dans un sommeil sans rêves.
Ezarel s'était réveillé d'excellente humeur. Il se dirigeait vers le réfectoire en sifflotant lorsqu'il fut interpellé par Alajéa. C'était une jeune femme assez petite, une sirène plus exactement, mais elle avait troqué sa queue pour une paire de jambes. D'une maladresse légendaire, elle était toujours en train de faire des simagrées. Elle s'était prise d'affection pour l'elfe qui la trouvait bien trop bavarde et collante à son goût.
— Ezarel ! Je te cherchais ! s'exclama-t-elle de sa voix suraiguë insupportable.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il en affichant un air ennuyé.
— C'est Séraphina, elle veut te voir au labo immédiatement.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Je sais pas, mais elle a vraiment pas l'air contente, répondit la sirène en se mordant la lèvre.
Ezarel fronça les sourcils. Il ne voyait pas ce qu'il avait pu faire pour déplaire à la capitaine, mais il s'empressa néanmoins de rejoindre le laboratoire. Lorsqu'il entra, cette dernière l'attendait les bras croisés en tapant nerveusement du pied comme un Pimpel parkinsonien.
— Vous vouliez me voir, Capitaine ? demanda Ezarel sans se démonter.
— Tu étais ici hier ?
— Oui, je suis venu préparer les potions d'énergie que vous m'aviez demandées.
— Tu ne saurais pas où est passée la potion de transformation de métamorphose spontanée semi-permanente ?
— La potion de... capitaine, il faudrait vraiment que vous songiez à trouver des noms plus courts pour vos potions, releva Ezarel d'un air blasé.
— Là n'est pas le propos ! répliqua Séraphina qui s'impatientait de plus en plus.
— Désolé. Eh bien, je ne sais...
C'est alors qu'Ezarel se souvint de la conversation qu'il avait eue avec Rena la veille. Elle lui avait posé des questions sur les potions de transformation et semblait intéressée par le contenu de l'armoire. Ce serait elle qui...
— Ezarel ? lança Séraphina en claquant des doigts pour le tirer de sa rêverie.
— Ah oui je me souviens ! Je suis vraiment désolé, j'ai renversé une fiole en rangeant les potions d'énergie hier, ça devait être ça. Je referai la potion s'il le faut.
— Ezarel ! Ce n'est pas une potion que tu peux réaliser à ton niveau ! Sais-tu combien de temps il faut pour réaliser une telle potion et à quel point les ingrédients nécessaires sont rares ?
— Je suis vraiment désolé, ça ne se reproduira plus.
— C'est bon, hors de ma vue ! ordonna-t-elle avec irritation en le chassant d'un geste de la main.
L'elfe s'inclina légèrement et sortit sans rien ajouter. Rena... il fallait qu'il la trouve. Il frappa à la porte de sa chambre. Pas de réponse. Il actionna la poignée, mais la porte était fermée à clé. Il interrogea quelques membres de la garde de l'Ombre, mais personne ne l'avait vue. Il croisa Keroshane qui affichait clairement son mécontentement. Ezarel n'avait que faire de la licorne transie et pleurnicheuse, mais il s'enquit néanmoins de son état et celui-ci lui apprit qu'on avait fouillé dans ses parchemins d'alchimie sans son autorisation. Le regard d'Ezarel s'assombrit. La gardienne était introuvable et il ne savait plus quoi faire. La seule personne susceptible de savoir où elle se trouvait était Nevra. L'Absynthe, prêt à ravaler sa fierté, se lança à la recherche du vice-capitaine de l'Ombre. Il le trouva dans les jardins, entouré d'un groupe de jeunes filles hystériques, de la farce à la place du cerveau, qui gloussaient comme des dindes à chacune de ses paroles.
— Nevra ! appela Ezarel d'une voix forte et ferme.
Ce dernier leva des yeux surpris vers l'elfe. Il s'excusa auprès des filles qui poussèrent un cri de protestation, mais consentirent à le laisser s'éloigner tout en échangeant des murmures excités entre elles. Il rejoignit Ezarel, les bras croisés en signe de défiance, l'air de dire qu'il ne serait pas le premier à parler. Son rival, extrêmement irrité par ce comportement de coq de basse-cour, s'efforçait de faire preuve de maturité. Une fois n'est pas coutume.
— Est-ce que tu as vu Rena aujourd'hui ?
—- Bah alors l'elfe, on a perdu sa petite copine ? lança-t-il avec un sourire sardonique.
— Épargne-moi tes sarcasmes, rétorqua Ezarel avec dédain, il faut absolument que je la trouve et personne ne l'a vue depuis hier. Je ne trouve pas Mika non plus.
— Je ne sais pas non plus, je ne les ai pas vus depuis hier, rétorqua le vampire en haussant les épaules. Elle a peut-être envie d'être seule de temps en temps. Quand elle voudra te voir elle te le fera savoir.
— Je ne te remercie pas pour ce conseil empreint de sagesse et de perspicacité, rétorqua Ezarel avec amertume.
Le jeune elfe tourna les talons, laissant son collègue songeur. Il avait reçu le rapport de Rena hier, il savait qu'elle avait mis la main sur une potion de transformation, mais elle avait été trop imprudente de la voler sous le nez d'Ezarel. S'il continuait à fouiner comme ça, Nevra allait être obligé d'intervenir. Il ignora les filles qui le suppliaient de rester avec elles. De retour dans sa chambre, il remarque la présence de Mika. Il était sorti tôt ce matin, sans doute appelé par sa maîtresse. Un message était accroché à sa patte.
Le vampire détacha le rouleau de papier, puis il lança un lézard rouge en guise de récompense au Seryphon. Pendant que l'oiseau avalait goulûment sa friandise, Nevra lisait la missive de sa partenaire. Ses craintes étaient confirmées. Il y avait bien un groupe dissident qui s'était formé au sein de la garde de l'Ombre. La bonne nouvelle était que Rena avait réussi à les infiltrer avec succès. Enfin, si on pouvait appeler ça une bonne nouvelle. Nevra était inquiet. Il savait que son amie était la meilleure dans ce domaine, mais il avait un mauvais pressentiment. Il brûla le message en espérant que la jeune femme serait prudente et ne prendrait pas de risques inconsidérés.
Rena n'avait dormi que quelques heures. Elle s'était levée tôt. D'un simple signal télépathique, elle avait fait venir Mika à qui elle avait confié son rapport, rédigé en langage crypté. C'était un code que seul Nevra pouvait déchiffrer. Elle avait ensuite fait monter son petit déjeuner par le tavernier, une sorte de porridge insipide et plein de grumeaux. Elle mangea tout, elle devait prendre des forces. Elle avait eu des doutes sur l'efficacité de la potion, mais son apparence n'avait pas changé. Elle était désormais certaine que seule l'incantation pouvait en dissiper les effets, ce qui était plutôt une bonne chose. La gardienne n'ayant rien de particulier à faire, elle décida de dormir le reste de la journée car la nuit risquait d'être longue.
Elle fut réveillée par des bruits provenant de la salle au rez-de-chaussée. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, la nuit était déjà tombée. La taverne était en train de se remplir. Elle se leva, s'étira, puis s'habilla. Elle prit son katana qu'elle dégaina pour vérifier l'état de la lame, l'acier luisant à la lueur de la bougie. Elle fit quelques gestes, fendant l'air d'un geste vif et précis, puis rengaina. Une vieille habitude. Un rituel que lui avait transmis son maître avant chaque combat ou mission importante. Rena sortit par la fenêtre. Elle se hissa sur le toit, puis huma l'air frais en levant les yeux vers le ciel étoilé. Elle descendit du toit pour atterrir dans une ruelle sombre à l'arrière du bâtiment. Elle rejoint ensuite la rue principale, puis entra dans la taverne comme si elle venait d'arriver de l'extérieur.
Le tavernier lui jeta un bref regard, mais il savait tenir sa langue. Elle alla s'asseoir au même endroit que la veille, où on lui servit la même boisson imbuvable. Le rituel de la veille se répéta. Les uns après les autres les conspirateurs, si c'est ce qu'ils étaient, se rendirent dans l'arrière-salle. Une fois de plus, Rena attendit que le dernier d'entre eux ait quitté la taverne avant de sortir à son tour. Cette fois-ci elle ne tenta pas de le suivre, mais prit un raccourci pour rejoindre directement le lieu de rendez-vous. Il valait mieux qu'elle arrive avant lui si elle voulait éviter d'éveiller ses soupçons.
Elle entra dans la ruelle sombre et déserte. Quelques minutes après, l'homme de la veille fit son apparition. Cette fois-ci, il retira son chapeau et montra son visage. Rena était sûre qu'il faisait partie de la garde de l'Ombre, elle l'avait déjà croisé plusieurs fois. Il la salua d'un signe de tête et elle fit de même.
— J'ai parlé à notre chef et il est d'accord pour qu'on t'intègre au groupe. Une réunion aura lieu demain au Pendu. Voici l'heure à laquelle tu devras venir, et ça, c'est un laisser-passer à remettre au tavernier.
Elle accepta gracieusement le papier qu'elle glissa dans sa manche. L'homme ne s'attarda pas plus longtemps. Rena, elle, retourna dans la petite ruelle sombre et sale derrière la taverne. Jugeant qu'il serait plus prudent de rejoindre sa chambre en passant par les toits, elle avait escaladé une pile de caisses lorsqu'une voix grave et profonde retentit derrière elle.
— Ce n'est pas très bien de faire ça, on dirait une voleuse.
Rena fut tellement surprise qu'elle sursauta et lâcha prise. Elle se rattrapa de justesse, poussa un soupir soulagé... trop tôt. Son pied glissa et elle tomba à la renverse. Elle laissa échapper un petit cri de surprise, mais alors qu'elle se préparait à l'impact, sa chute fut brusquement stoppée. Celui qui avait causé son dérapage venait de la rattraper. Elle reprit ses esprits puis se tourna vers son interlocuteur. Il faisait trop sombre pour qu'elle puisse voir son visage mais, malgré sa cape de voyage, elle devinait qu'il était grand et plutôt musclé.
— Qu'est-ce que tu faisais ? lui demanda-t-il sans détour.
— J'essayais de rentrer dans ma chambre, répondit-elle sans réfléchir.
— Pourquoi tu veux rentrer dans ta chambre par la fenêtre ? Tu n'es pas un Crowmero.
— Ça ne te regarde pas, répliqua-t-elle agacée. Je t'en pose des questions moi !
— Désolé.
Un silence s'installa entre eux. Rena, à bouts de nerfs, lança brutalement :
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Une chambre.
— Une chambre ?
— Oui. J'ai demandé ici, mais on m'a dit qu'ils étaient complets. C'est la quatrième auberge que je visite et il n'y a de la place nulle part.
Rena trouvait cela étrange. Elle n'avait vu personne d'autre à l'étage et aucune chambre ne semblait occupée à part la sienne.
— Tu n'es pas de la cité. D'où viens-tu ?
— D'une région voisine.
— Quand est-ce que tu es arrivé à Eel ?
— Il y a deux jours.
— Qu'est-ce que tu es venu faire ici ?
— Je veux intégrer une des gardes, mais on m'a dit que c'était impossible.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas comme les autres...
Rena resta silencieuse. Elle trouvait cela intriguant, mais, même si elle avait du mal à refréner sa curiosité, elle n'avait pas de temps à perdre avec cet homme.
— Comment tu t'appelles ?
— Valkyon.
— D'accord. Viens avec moi, je vais te trouver une chambre.
Le prénommé Valkyon ne se fit pas prier. Le propriétaire fit une drôle de moue lorsqu'il reconnut l'homme qu'il avait refoulé quelques instants plus tôt.
— Tavernier, une chambre pour mon ami ici présent, s'il-vous-plaît, lança Rena d'un air détaché.
— Je suis désolé mais ce n'est pas possible, nous ne pouvons pas accueillir cet individu, commença à bégayer l'homme en se tordant les mains avec nervosité.
— Dans ce cas, je suppose que deux cent pièces d'or, ça ne vous intéresse pas ?
— Vous avez dit deux cent ? s'exclama-t-il, les yeux ronds comme des écus. Je suppose que je peux faire une exception... mais une nuit seulement ! Vous pouvez prendre la chambre que vous voulez.
— Très bien.
La gardienne lui remit une bourse remplie de pièces d'or que l'homme saisit avec avidité. Elle guida ensuite l'étranger à l'étage, le tavernier étant bien trop occupé à compter ses pièces d'or pour se soucier de son client. Une fois dans le couloir, sous la lumière des lampes à combustion magique, elle pu observer le visage de Valkyon plus attentivement.
Il avait des cheveux mi-longs, presque aussi blancs que les siens, avec des reflets argentés. Ses yeux dorés étaient animés d'une lueur vive, à la fois douce et chaleureuse, qui contrastait avec son expression froide et sérieuse. Sa peau mate, tannée par le soleil aride d'une région désertique, et ses bras musculeux laissaient deviner qu'il avait l'habitude de manier des objets lourds. Pas des armes, plutôt des outils. Il n'avait pas la carrure d'un guerrier, mais celle d'un travailleur manuel même si la jeune femme trouvait qu'une claymore aurait été du plus bel effet entre les mains calleuses de ce brave gaillard. Elle l'avait examiné sous toutes les coutures, sans se soucier de la gêne que devait ressentir le jeune homme.
— Tu es un faelien n'est-ce pas ?
— Oui, toi aussi tu as remarqué.
— Ça se voit... enfin ça se sent. Il y a quelque chose d'humain qui émane de toi. C'est troublant.
— Toi aussi tu as peur de moi ?
— Non. D'ailleurs, je ne pense pas que les gens aient vraiment peur de toi. Ils se méfient juste de ce qu'ils ne peuvent pas comprendre. Tu ne devrais pas faire attention à eux.
— Tu es la première personne à me dire ça.
— Je ne suis pas la seule à le penser. Tu n'as juste pas rencontré les bonnes personnes. Tu veux vraiment intégrer la garde d'Eel ?
— Oui, c'est pour ça que je suis venu jusqu'ici.
— Je vois. Mais ce ne sera pas facile, surtout pour toi.
— Je sais, mais je ne vais pas abandonner.
— Ça, j'avais bien compris, soupira-t-elle avec lassitude. Je vais te faire une lettre de recommandation que tu apporteras à la Garde demain. Tu dois la remettre à Miiko, la chef des Gardes ou à un des membres de la garde Étincelante. À personne d'autre. C'est bien compris ?
— Miiko ou un membre de la garde Étincelante. D'accord.
— Attends-moi ici, je reviens.
Rena se mit aussitôt à rédiger la lettre de recommandation. Elle ne savait rien de Valkyon, mais elle avait été convaincue par sa carrure, sa détermination, sa motivation et sa candeur qui pourraient être un atout pour la garde. Elle était également pressée de se débarrasser de lui. Sa présence risquait de compromettre sa mission. Elle signa:
Rena Yukihira, Lieutenant de l'Ombre et Vice-Capitaine de l'EIAS
Elle remit la missive soigneusement cachetée à Valkyon qui la remercia d'un bref signe de tête. Il lui souhaita bonne nuit avant de regagner sa propre chambre. Rena fit de même, heureuse de pouvoir s'accorder quelques heures de sommeil. Elle écrirait son rapport plus tard.
C'était la première fois depuis son arrivée à Eel que le faelien avait aussi bien dormi. Un nouveau jour plein d'espoir se levait sur la cité. Il rangea la précieuse lettre de recommandation dans son sac, puis alla frapper à la porte de la chambre de la jeune fille qui l'avait aidé la veille. Elle lui ouvrit aussitôt, l'air fatiguée et tendue.
— Je vais me rendre au Q.G, je voulais juste te dire au revoir et te remercier pour tout.
— Ah oui, c'est vrai. Eh bien, de rien et bonne chance. Si tu parviens à intégrer la Garde, on aura l'occasion de se revoir.
— Ah bon ? Toi aussi tu fais partie de la Garde ?
— Évidemment, sinon cette lettre de recommandation n'aurait aucune valeur.
— C'est vrai, j'aurais dû y penser.
— Tu ne m'as pas l'air très vif. T'es sûr que ça va aller ?
Valkyon leva un sourcil en lui jetant un regard désapprobateur.
— Désolée, finit par dire Rena, je n'aurais pas dû dire ça, c'était déplacé.
— Ce n'est pas grave, je ne t'en veux pas. C'est vrai que je peux être un peu lent, admit-il avec un sourire timide. Bon, je dois y aller. Au revoir.
— Au revoir.
Valkyon se demandait ce qu'un membre de la Garde faisait dans une auberge miteuse et malfamée avant de conclure que cela ne le regardait. Il prit le chemin du Q.G. Tout était nouveau pour lui et il était impatient de découvrir sa future demeure. Il venait à peine de mettre les pieds dans le hall d'entrée qu'il fut arrêté par un des gardiens. C'était un elfe assez jeune – même si avec les elfes on ne pouvait pas trop savoir quel âge ils avaient vraiment – il avait les cheveux bleus et les yeux vert turquoise, le tout emballé dans une tenue elfique complexe et raffinée. Toutefois, ce qui frappa le plus Valkyon, c'était les énormes cernes sous ses yeux. Il semblait souffrir d'insomnie.
— Qu'est-ce qu'un faelien comme toi fait ici ? demanda l'elfe avec agressivité.
— Je veux intégrer la garde d'Eel. J'ai une lettre de recommandation. On m'a dit de la remettre à Miiko ou à un des membres de la garde Étincelante.
— Qui t'as fait cette lettre ?
— Je ne connais pas son nom, je l'ai rencontrée hier.
— Ce n'est pas très convaincant.
Le faelien resta silencieux.
— Miiko et tous les membres de la garde Étincelante sont occupés en ce moment, continua Ezarel avec lassitude.
— J'attendrai que quelqu'un se libère alors.
Une voix retentit dans le hall.
— Hé ! L'elfe ! T'as pas mieux à faire que d'embêter les candidats au recrutement ?
L'intéressé jeta un regard noir à son interlocuteur, puis haussa les épaules avant d'aller voir ailleurs si le vampire n'y était pas, tout en ignorant elfiquement le faelien. Nevra en profita pour se précipiter vers Valkyon.
— Bonjour, je m'appelle Nevra. Il semblerait que tu aies une lettre de recommandation ?
— Oui.
— Je peux la voir ?
— Ça dépend. Tu fais partie de la garde Étincelante ?
— Bien sûr ! Tu ne vois pas à quel point je suis étincelant ? Je brille même au soleil !
Valkyon lui jeta un regard dubitatif. Ce Nevra était vraiment un drôle d'individu. Le jeune homme n'était pas sûr de ce qu'il devait faire, mais il commençait à en avoir marre d'être planté là. Il irait aussi vite à lui remettre la lettre.
— Merci ! lâcha gaiement le vampire en s'emparant de la lettre qu'il décacheta avec empressement.
Il la lut rapidement en secouant la tête, l'air exaspéré.
— D'accord, je vais en parler à Miiko. Tu pourras repasser en début d'après-midi.
— Très bien. Merci.
— Ah ! Juste un petit conseil pour la route. La personne qui t'as fait cette lettre, ce serait bien que tu n'en parles à personne.
— Je suis quelqu'un de discret, je ne compte pas parler de quoi que ce soit à qui que ce soit.
— Tant mieux, approuva Nevra avec un sourire féroce qui découvrait ses canines acérées.
Un frisson avait assombri son âme l'espace d'un instant. Valkyon avait un mauvais pressentiment. Ce n'était pas son comportement ou son physique qui le perturbait, c'était son aura. Il dégageait quelque chose de sombre et d'inquiétant. Une odeur de sang et un relent de souffre. Il avait eu une drôle de sensation en rencontrant Rena, mais c'était différent. L'aura de la jeune femme était plus rassurante et lumineuse même s'il avait ressenti une froideur implacable dont il valait mieux se méfier. Il ignorait pourquoi ces deux-là lui avaient fait un tel effet. Au fond, tout cela était sans importance. Tant qu'il pouvait intégrer la garde, il était prêt à faire face aux phénomènes les plus bizarres.
« C'était moins une ! » pensa Nevra, soulagé d'avoir pu intercepter la lettre à temps. Encore un peu et la mission de Rena aurait été compromise. Par tous les diables, à quoi pensait-elle en agissant de la sorte ? Enfin, c'était bien son genre de venir en aide à quelqu'un comme Valkyon. Si seulement elle pouvait ne pas en oublier ses priorités. Heureusement qu'elle s'était elle-même aperçue du risque que cela comportait et qu'elle l'avait prévenu à temps.
Une fois dans sa chambre, à l'abri des regards indiscrets et des oreilles espionnes, il recopia la lettre de recommandation qu'il signa de son propre nom. Il détruisit l'original, marquée de la signature de Rena, puis remit l'autre à Miiko. Elle la lut rapidement avant de donner son approbation. Elle en profita pour lui demander de guider le nouveau et de lui expliquer les règles. Le vice-capitaine de l'Ombre trouvait cela extrêmement pénible, mais il n'avait pas vraiment le choix. Un ordre de la kitsune en chef, ça ne se refusait pas et il fallait qu'il couvre son amie. Il retrouva Valkyon en début d'après-midi pour lui exposer rapidement le fonctionnement des gardes.
— Miiko a accepté ta candidature, mais il faut encore que tu passes le test de personnalité. Ça se passe dans la bibliothèque, là-haut, dit-il en désignant une porte du pouce. C'est Keroshane qui te fera passer le test. Il est déjà prévenu donc tu peux aller l'attendre là-bas. Si tu as des questions c'est à lui qu'il faudra les poser ou aux membres de ta garde. Je fais partie de la garde de l'Ombre, mais je suis très occupé, donc si jamais tu atterris dans ma garde, ce que je n'espère pas, demande à quelqu'un d'autre.
— D'accord. Merci.
Valkyon se dirigea vers la bibliothèque tandis que le vampire retournait vaquer à ses affaires. Il apprit plus tard que le faelien avait été affecté à la garde Obsidienne. Tant mieux. La garde de l'Ombre n'était pas l'endroit le plus sûr en ce moment. Il valait mieux éviter d'impliquer une nouvelle recrue. Il n'y avait plus qu'à espérer que Rena découvre quelque chose de concret afin qu'ils puissent régler cette affaire au plus vite, et, si possible sans effusion de sang.
Chapitre 3 : Conspiration
La réunion approchait à grands pas. Un moment crucial pour Rena. Elle jeta un dernier coup d’œil au message qu'elle compara à l'heure affichée par la pendule de la taverne. Ni trop en avance, ni en retard. Parfait. Elle se dirigea vers la fameuse porte dérobée. Le propriétaire de l'établissement lui adressa un sourire et un clin d’œil complice avant de la faire entrer dans la pièce secrète. Si les conspirateurs avaient acheté son silence, à défaut de sa participation active, elle avait dû se montrer plus généreuse qu'eux car il lui accordait une attention toute particulière que la jeune femme trouvait presque pesante.
L'arrière-salle était petite, sombre et désordonnée. Assis sur des caisses défoncées et poussiéreuses, ou de vieilles chaises estropiées qui avaient perdu un pied ou un dossier, les conspirateurs attendaient en silence que la réunion débute. Ils avaient tous retiré leur manteau et leur chapeau, ce qui permit à Rena d’identifier chacun des visages. Ils faisaient tous partie de la garde de l’Ombre. Seule la personne qui avait pris place avec dignité dans un fauteuil miteux avait conservé son anonymat, son identité soigneusement enveloppée dans l'ombre d'une capuche noire d’où dépassait un bec de corbeau. La jeune femme n’aurait su dire s’il s’agissait d’un simple masque ou d’une forme semi-animale que pouvaient adopter certains faeries. Ce dont elle était certaine, en revanche, c’est qu’elle avait trouvé sa cible. L’homme qui l’avait recrutée lui fit signe d’approcher dès qu’il la vit entrer.
— Voici la nouvelle recrue dont je vous ai parlé. Elle me semble très prometteuse.
— Comment t’appelles-tu ? demanda celui qui semblait être le chef du groupe sans quitter son fauteuil.
— Lorelei.
— Lorelei. C’est la première fois que je vois ton visage. Tu es nouvelle ?
— Oui.
— Est-ce que tu sais ce qu’on fait ici ?
— Non.
— D’accord. Alors assis-toi et écoute.
Rena s'exécuta. Elle prit place sur une caisse qui semblait assez solide pour ne pas s'écrouler sous son poids. Elle affichait un air poli et attentif alors qu’elle attendait patiemment que le leader présumé commence son discours.
— Tu ne l’as peut-être pas remarqué puisque tu viens d’arriver, mais les gardes sont sur le déclin. Le royaume est en paix et les missions dignes de ce nom se font rares. Les gardiens d’Eel ne sont pas faits pour courir après des familiers égarés ou assister la vieille dame du coin, aussi aimable soit-elle. Le système actuel a atteint ses limites. Il est devenu obsolète. Une poignée d’individus monopolisent la puissance du Grand Cristal en prétendant le protéger et confinent le reste des membres dans des gardes d’après un test de personnalité absurde. Il fut un temps où les gardes rivalisaient les unes avec les autres. Elles devaient prouver leur valeur grâce à la compétence de leurs membres. Elles étaient récompensées à la juste valeur de leurs efforts et aux succès de leurs missions. Chacun avait sa place et son rôle. L’Ombre ne frayait pas avec les danseuses de l’Absynthe ou les bêtes de l’Obsidienne. Nous avions notre fierté et nous étions les meilleurs. Les deux autres gardes sont peut-être satisfaites de cet état de fait. Peut-être que ça les amuse de faire joujou ensemble, mais ce n’est pas le cas pour nous. On a privé les gardes de leur indépendance, on les fait crouler sous un nombre ridicule de règles, et les capitaines n’ont plus de pouvoir ni d’autorité. Ils sont à la botte de la garde Étincelante qui ne se gêne pas pour s’immiscer dans les affaires des trois autres gardes, qu’elle juge inférieures. On ne peut même plus pisser sans devoir soumettre un rapport à ces péteux d’Étincelants. Des rapports, des rapports et encore des rapports. Il est temps de nous libérer du joug de ces bureaucrates et de redorer le blason de notre garde. C’est pourquoi nous cherchons à rallier des membres de l’Ombre à notre cause. Certains sont plus difficiles à convaincre que d’autres, mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils nous rejoignent aussi. Presque toute la garde a déjà donné son adhésion à notre projet de réforme.
— Le vice-capitaine n’acceptera jamais de se joindre à nous, lâcha un des membres avec mépris.
— Nevra est un imbécile idéaliste, admit le chef d’un hochement de tête. Il est têtu comme une mule, mais son talent est remarquable. Je me chargerai de lui personnellement.
— Si Nevra ne cède pas, sa partenaire ne cèdera pas non plus, elle lui a toujours été loyale, fit remarquer quelqu’un d’autre.
— C’est vrai que la yuki-onna risque de poser problème, reconnut le chef, mais c’est aussi le plus gros point faible de Nevra. Elle nous fournira un bon moyen de pression pour qu’il se tienne tranquille.
« Ben ça fait toujours plaisir » songea Rena sans trahir la moindre émotion. Elle bouillonnait intérieurement, mais elle ne devait rien laisser paraître. Si elle était découverte maintenant, ils essayeraient sans doute de la tuer. Elle avait une chance de s’en sortir, mais sa mission échouerait. Elle devait en savoir plus et trouver un moyen de mettre fin à leur petite tentative de rébellion sur fond de nostalgie. Le discours façon "c'était mieux avant" que lui avait servi le leader laissait deviner qu'il devait s'agir d'un ancien gardien qui avait connu l'ère pré-Miiko.
— Notre plan final sera bientôt mis à exécution. Notre objectif est l’assassinat de Miiko et de tous les membres de la garde Étincelante, sans exception. Si les membres des autres gardes résistent, y compris ceux de la garde de l’Ombre, tuez-les sans hésitation.
— Quand agissons-nous ? demanda une des trois autres femmes présentes à l’assemblée.
Rena la reconnut à ses lourdes tresses noires et roses. Elle s’appelait Naytili. Grande et élégante, elle affichait toujours un air mauvais et supérieur. Elle était assez célèbre au sein de la garde de l’Ombre car c’était une Sulfurya, une race de faery originaire d’une région lointaine et maudite où les ténèbres et la magie noire étaient la norme. La gardienne racontait à quiconque voulait l’écouter qu’elle n’était pas une simple Sulfurya, mais une succube, descendante de la très ancienne et éteinte race des démons. Elle leur vouait presque un culte, ce qui en disait long sur son équilibre mental. Elle arborait donc ses petites cornes noires, ornées d’anneaux de jade, avec fierté. Elle hocha la tête avec une fervente approbation lorsque le chef déclara qu’ils profiteraient de la nouvelle lune pour lancer l’offensive à minuit.
— Nous profiterons des ténèbres pour frapper. J’exige de vous la plus grande discrétion. Vous connaissez vos positions. Vous frapperez à mon signal et vous frapperez fort.
D’un commun accord, la réunion prit fin. Ils sortirent tous les uns après les autres, à cinq minutes d’intervalle. À la fin, il ne restait plus que Rena et le leader de la rébellion. Elle se leva à son tour mais, alors qu’elle s’apprêtait à sortir, il l’interpella.
— Lorelei, ou plutôt devrais-je dire… Rena. Tu as peut-être réussi à berner les autres mais je vois clair dans ton déguisement.
Rena se figea, la main sur la poignée. Tout se passa en un éclair. Elle porta la main à son katana, mais n’eut pas le temps de dégainer. L’homme, plus rapide qu’elle, l’avait saisie par la gorge, puis l’avait violemment plaquée contre le mur.
— Je nourrissais de grands espoirs pour toi, je suis vraiment déçu. Je vais devoir te faire dormir pendant quelque temps. Quand tu te réveilleras, tu seras dans un tout nouveau monde. Si tu es sage, peut-être que je te donnerai une nouvelle chance de faire tes preuves.
Il la regarda froidement puis avança une main menaçante vers elle. La paume posée contre son front, il lança une incantation. La jeune femme sentait sa conscience lui échapper, son corps était engourdi, elle n’arrivait plus à penser, tout se brouillait. Cette voix, ce ton, cette façon de parler… Elle n’avait pas été la seule à changer d’apparence. Cet homme lui paraissait soudain étrangement familier, mais ce n’était pas possible… Pas lui, il ne ferait pas ça… Nevra allait...
Le vice-capitaine de l’Ombre trouva son amie gisant face contre terre dans une ruelle, à quelques pâtés de maison de la taverne. Les effets de la potion de transformation s’étaient dissipés. N'ayant pas reçu son rapport quotidien, il avait été saisi d'un mauvais pressentiment. Il s'était aussitôt lancé à sa recherche avec la certitude grandissante que quelque chose de fâcheux lui était arrivé. Le vampire avait interrogé le tavernier qui affirmait ne pas l’avoir vue depuis la veille. Il avait traqué son odeur. C'était un parfum léger, mais il l'aurait reconnu entre mille. La saveur unique de son sang mêlée aux effluves hivernales de yuki-onna. Une odeur froide et douce qui rappelait la glace pilée un jour de canicule. Un cocktail subtil qui éveillait tous ses sens. Il avait soif.
Il rangea ses canines. Il irait se satisfaire autrement plus tard. Il secoua Rena, lui tapota la joue, l'appela d'une voix forte, mais elle ne réagissait pas. Elle semblait plongée dans un profond coma. Ses mèches blanches tombaient négligemment devant ses yeux, elle avait l’air paisible bien que sa respiration fût faible. Les battements de son cœur, presque inaudibles, même pour le vampire qui avait pourtant l'ouïe fine, étaient si lents qu'il semblait sur le point de s'arrêter. La gardienne ne l'entendait sans doute pas, mais il s'excusa de l’avoir mise en danger. Il lui promit qu’il la sauverait, puis qu'il trouverait les responsables. C’était la première fois qu’il se sentait aussi agité et désemparé, lui qui était d'ordinaire si calme et posé. Il hissa la jeune femme inconsciente sur son dos avant de prendre la direction du Q.G. Avant toute chose, il l'emmena à l'infirmerie. Manque de chance ou karma de merde, il fallut qu'il tombe sur la seule personne qu'il avait espéré ne pas croiser. Ezarel écarquilla les yeux lorsqu’il vit sa petite amie inconsciente dans les bras du vampire.
— Rena… pourquoi… ? demanda-t-il avec une expression à la fois inquiète et surprise.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer, répliqua Nevra sur les nerfs. Eweleïn !
— Oui ? Que se passe-t-il ? répondit l'infirmière en voyant les deux gardiens et la jeune femme inconsciente entrer dans la salle.
— C’est Rena... Je l’ai trouvée inconsciente et je ne sais pas ce qui lui est arrivé, expliqua Nevra, ses épaules s'affaissant légèrement sous le poids de l'anxiété et de la culpabilité.
— Tu peux l’allonger ici, dit calmement Eweleïn en désignant un des lits. Je vais l’examiner.
Ezarel avait observé l’échange sans rien dire. Il était comme paralysé. Rena avait disparu trois jours plus tôt, il l’avait cherchée en long et en large, mais personne ne l’avait vue et tout le monde s’en fichait. Puis voilà qu'un beau soir, Nevra la ramenait à demi-morte. Il ne comprenait rien à ce qu’il se passait, il ne comprenait pas ce qui lui avait échappé. Mais le vampire, lui, savait…
— J’ai fini de l’examiner, annonça l'infirmière. J'ai bien peur que les résultats ne soient pas très réjouissants...
Les deux garçons la regardèrent avec angoisse. Eweleïn soupira. Ce n'était jamais plaisant de devoir annoncer une mauvaise nouvelle, mais cela faisait partie du métier.
— Elle a été ensorcelée. C’est un puissant sort de magie spirituelle. Plus puissant que la plus puissante des potions de sommeil. Elle ne se réveillera sans doute jamais... sauf si le jeteur de sort lève lui-même l'enchantement ou qu’il meurt.
Ezarel serra les poings pour cacher les tremblements dans ses mains tandis que Nevra affichait un air dégoûté.
— Toi ! rugit alors l’Absynthe en saisissant le vampire par le col. Comment Rena s’est-elle retrouvée dans cet état ? C’est toi qui l’a ramenée, tu sais ce qui lui est arrivé, alors parle !
Nevra, ne pouvant faire face à l'expression furieuse et désespérée d'Ezarel, baissa les yeux.
— C’est de ma faute, finit-il par dire dans un souffle. Tout est de ma faute. Je n’aurais pas dû lui demander de faire ça… Pas toute seule. Pas sans renforts.
— De faire quoi ? Qu’est-ce que tu lui as demandé de faire ? interrogea l'elfe en essayant tant bien que mal de retrouver son calme.
— Ça n’a plus d’importance maintenant…
— Nevra… gronda Ezarel qui avait de plus en plus de mal à contenir sa colère.
— Tu peux me frapper si tu veux, je le mérite, dit Nevra en haussant les épaules avec indifférence.
— Comment est-ce que tu peux rester aussi calme après ce qui est arrivé à Rena ? Tu t’en fiches que ce qui lui arrive ?
— Ne crois pas que parce que tu es son petit ami, tu es le seul qui tienne à elle, siffla alors Nevra qui se retenait tout autant que l'elfe.
Les deux hommes avaient perdu le contrôle de leurs émotions. Le vampire repoussa violemment l'Absynthe qui riposta par une droite bien placée, son poing venant percuter le visage de Nevra avec l'énergie du désespoir. Le vice-capitaine de l'Ombre tituba un peu sous l'effet du choc avant de retrouver son équilibre. Il porta la main à sa pommette endolorie en grimaçant. Il allait avoir un sacré bleu et sa cote de popularité allait encore monter en flèche. Par contre Ezarel, lui, risquait d'être brûlé vif sur la place publique si on apprenait qu'il avait osé abîmer le joli minois de l'idole des gardiennes d'Eel.
— Pas mal l’elfe, t’as une bonne droite, reconnut le vampire avec un petit rire qui se mua en plainte douloureuse.
— J’en ai encore plein en réserve, répliqua son rival en serrant une nouvelle fois le poing.
— Ça suffit vous deux ! s’interposa Eweleïn. Calmez-vous ! Vous vous croyez où là ? Écoutez... je comprends que la situation soit difficile à accepter pour vous, mais tout n'est pas perdu.
— Je croyais que seul le jeteur de sort pouvait le lever ? s’étonna Nevra.
— Exactement. La seule solution c’est de retrouver le mage qui lui a jeté le sort et de l’obliger à rompre l’enchantement. Vous êtes des gardiens d’Eel alors au lieu de pleurnicher dans mes jupons, allez faire votre boulot.
L’infirmière n’avait pas tort. Leur attitude n’avait pas été digne de leur rang. Ils avaient perdu leur sang-froid et s’étaient laissé abattre trop facilement. Rena ne pouvait compter que sur eux désormais, ils ne pouvaient pas la décevoir.
— Tu as dit que si le lanceur mourait, le sort serait rompu, pas vrai ? demanda alors Nevra en retrouvant un air plus serein.
— Oui. À moins d’avoir placé une rune spéciale sur le corps de sa victime, mais je n’ai rien remarqué de tel.
— Parfait.
— Je te vois venir, avertit Eweleïn. Je ne pense pas que le tuer soit la meilleure option. Tu devrais d’abord avertir Miiko. Si tu agis sans son accord, tu risques de t’attirer des ennuis.
— Non. Pas encore. La situation est trop sensible et Miiko n’est pas la plus zen des personnes. C’est un problème que je dois régler tout seul. Je vous expliquerai tout le moment venu.
— Comment tu vas retrouver ce mage ? demanda alors Ezarel qui n’aimait pas trop qu’on le tienne à l’écart d’une affaire qui concernait directement sa petite amie.
— Il y a peut-être un moyen… mais je vais avoir besoin d’un peu d’intimité, si vous voulez bien, répondit-il en leur faisant signe de quitter l’infirmerie.
— Tu rêves, répliqua l’elfe en croisant les bras. Je ne te laisse plus seule avec elle.
— Comme tu veux, mais ça ne va pas te plaire. Je peux partager ses derniers souvenirs, mais pour cela il faut que je boive son sang. Je suppose que tu comprends ce que cela signifie… à moins que tu aies une autre solution. Après tout c’est toi l’expert en magie et en potions.
Ezarel réfléchit quelques instants. Il avait quelques compétences en lecture de l’esprit, mais Rena avait été entraînée pour se protéger des intrusions psychiques. Même dans cet état, il n’était pas sûr de pouvoir franchir ses barrières mentales. La solution de Nevra était sans doute la plus simple, la plus rapide et la plus fiable, mais cela n’enchantait guère l’elfe. Il savait à quel point le vampire était sensible au sang de la jeune femme. S’il se laissait submerger par la sensation voluptueuse que lui procurait le liquide vital de la yuki-onna, il n’était pas sûr qu’il arriverait à se contenir.
— Je vais essayer. Pousse-toi.
L’Absynthe s’assit sur le rebord du lit. Rena avait l’air plus pâle que d’ordinaire. Il posa une main sur son front. Elle était gelée. Il concentra le maana vers sa main puis tenta d’établir un pont avec le maana de la gardienne. Une fois que les deux corps magiques seraient en contact, il devrait être en mesure de lier leurs corps spirituels et de se projeter dans son subconscient. Il sentit une légère résistance. C’était étrange. Son corps magique semblait instable et anormalement affaibli. Il trouva le point de liaison entre son âme et la sienne puis plongea dans son esprit.
Des images se présentèrent les unes après les autres, mais l’une d’entre elles revenait plus fréquemment. Une capuche sombre qui laissait deviner la pointe d’un bec noir. La voix résonna alors dans la tête d’Ezarel.
Elle murmura un nom. Rurik. Avait-elle senti sa présence ? Il avait trouvé ce qu’il cherchait mais, au lieu de refaire surface, il plongea plus profondément dans l’esprit de Rena. Peut-être qu’il arriverait à briser le sort de l’intérieur et à la libérer de son coma magique.
Les souvenirs anodins avaient cessé de défiler devant ses yeux. Il se trouvait dans un désert froid et silencieux. Une brise hivernale soulevait des tourbillons de neige qui dansaient un instant avant de retomber sur le sol. Il regarda autour de lui en espérant apercevoir la manifestation spirituelle de Rena, mais il était seul. Il réprima un frisson puis constata avec horreur que ses mains étaient couvertes de givre. Le vent se leva. La brise se mua en blizzard. Aveuglé par la tempête de neige, il se couvrit le visage d’un bras. Le ciel s’assombrit, la lumière mourut. Il entendit un bruit de chaîne, puis un battement d’ailes. Soudain, une silhouette apparut devant lui. Son regard était glaçant. Deux perles blanches qui le fixaient avec froideur. L’instant d’après, Ezarel fut expulsé de l’esprit de Rena.
Aussi frigorifié que tétanisé, il revint peu à peu à lui, puis retira aussitôt sa main du front de la jeune femme lorsqu’il sentit ses doigts s’engourdir.
— Ça va ? demanda Nevra, l’air inquiet. On dirait que tu as vu un fantôme.
— Hm… oui ça va, répondit-il en chassant l’image de la créature glaciale de sa tête. Je sais qui lui a jeté ce sort. Eweleïn, tu voudrais bien nous laisser seuls quelques instants, s’il te plaît ?
L’infirmière allait protester, mais céda face au regard insistant d’Ezarel. Elle n’aimait pas être mise à l’écart, surtout lorsque cela concernait un de ses patients, mais elle sentait qu’elle ne ferait pas le poids face à l’obstination de l’elfe et du vampire.
— Alors ? Qu’est-ce que tu as vu ? demanda ce dernier lorsqu’ils furent enfin seuls.
— Rurik. Ton capitaine.
— Pardon ? fit Nevra avec incrédulité. Tu es sûr ?
— Je ne l’ai pas vu directement, mais son nom était clairement gravé dans l’esprit de Rena. Si ce n’est pas lui qui l’a ensorcelée, il doit être lié à ce qui lui est arrivé d’une façon ou d’une autre.
— Je vois…
— Tu ne crois pas que tu me dois quelques explications maintenant ?
— Sans doute, admit Nevra.
Ezarel l’écouta avec attention, son regard s’assombrissant au fur et à mesure du récit du vampire.
— Je savais que Rurik avait des idées quelques peu conservatrices, mais je n’aurais pas pensé qu’il était à la tête des conspirateurs. Rena n’avait aucune chance face à lui. Il a dû la démasquer dès qu’il l’a vue.
— Mais pourquoi lui jeter un sort alors qu’il aurait pu la tuer ?
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il ne voulait pas attirer l’attention. Rena est une des meilleures gardiennes de l’Ombre, elle ne se serait pas laissée tuer aussi facilement. Ou alors il a eu un moment de faiblesse face à sa subordonnée et protégée, même si j’ai du mal à croire que Rurik soit du genre sentimentaliste. Enfin, quelles que soient ses raisons, je suis heureux qu’il l’ait épargnée.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? demanda alors l’elfe. Eweleïn a raison. On devrait prévenir Miiko avant que la situation ne dégénère.
— Tu sais comment elle est… Si elle apprend qu’on a des traîtres au sein de la garde, elle va devenir folle. C’est un sujet sensible pour elle. Le plan n’a pas changé. Je vais confronter Rurik et le forcer à lever le sort, même si pour cela je dois le tuer.
— Laisse-moi venir avec toi alors. À deux on aura plus de chance de le convaincre.
— Non. Reste ici avec Rena. Elle sera contente de te voir lorsqu’elle se réveillera.
Le vampire se saisit du katana de son amie et quitta l’infirmerie sans laisser le temps à l’elfe de répondre.
La conscience de Rena avait sombré dans les ténèbres. Tout n’était que silence et obscurité autour d’elle. Un courant d’air lui caressa le visage. La légère brise, qui venait d’animer l’immobilité dans laquelle elle dérivait, portait avec elle une voix familière. Une voix rassurante qui lui avait manquée. Puis, soudain, ce fut celle de son agresseur qui retentit dans le néant. Rurik. Le nom franchit les lèvres de la yuki-onna puis remonta lentement à la surface comme un écho lointain répondant au souffle qui l’avait tirée de sa léthargie. Elle aurait voulu l’atteindre, mais sa volonté était trop engourdie et elle sombra une nouvelle fois dans le sommeil.
Alors que les ténèbres allaient l’engloutir, un froid violent secoua son esprit. Quelque chose était en train de la tirer à la surface. Elle tendit une main devant elle, puis l’obscurité laissa place à un décor enneigé dont l’horizon s’étendait à l’infini. Elle sentait le vent souffler dans ses cheveux et le givre recouvrir sa peau, mais elle n’avait pas froid. Elle scruta sa conscience à la recherche d’une issue. La Garde était en danger. Elle devait les prévenir. Elle voulut faire un pas en avant, mais son corps resta parfaitement immobile. Elle était paralysée.
La température chuta brusquement dans la salle. Ezarel, toujours assis au chevet de la jeune fille, remarqua le souffle glacé qui s’échappait de ses lèvres entrouvertes. Il se pencha vers elle, puis eut un mouvement de recul lorsqu’elle ouvrit les yeux, ses iris aussi blancs que l’ombre spectrale qu’il avait croisée dans son esprit. Ses doigts, parcourus de spasmes nerveux, étaient en train de se couvrir de givre, le gel s’étendant progressivement aux draps.
— Que se passe-t-il ? demanda Eweleïn avec empressement en accourant vers le lit.
— Je ne sais pas. C’est peut-être le sort qui a perturbé ses pouvoirs de yuki-onna. J’ai ressenti quelque chose d’étrange lorsque je suis entré dans son esprit tout à l’heure. Je ne saurais pas dire ce que c’était exactement, mais peut-être qu’elle tente inconsciemment de résister au sort.
— Ce n’est pas un sort contre lequel on peut lutter par la seule volonté, fit remarquer l’infirmière, dubitative. Si l’enchantement détecte une résistance, il est possible qu’il s’attaque directement au corps spirituel. Et si son esprit est endommagé, elle risque de ne jamais pouvoir se réveiller ou bien se retrouver dans un état végétatif.
— Si je replonge dans son esprit, je pourrais peut-être entrer en contact avec elle et l’aider à reprendre le contrôle de ses pouvoirs.
— Non, c’est trop dangereux. Tu as bien vu ce qu’il s’est passé tout à l’heure. Je ne peux pas te laisser faire ça. On va se contenter de surveiller son état en attendant que Nevra neutralise le mage.
— Je ne t’ai pas demandé ton avis, répliqua Ezarel en posant une main sur le front de Rena malgré le froid qui lui glaçait les os.
L’infirmière pinça les lèvres en jetant un regard désapprobateur à l’Absynthe. Elle préférait quitter la pièce plutôt qu’assister à cet acte insensé. Eweleïn pouvait penser ce qu’elle voulait, Ezarel était persuadé que Rena était en train de se battre contre le sort. Nevra se chargeait de Rurik. Il devait l’aider à tenir bon jusque-là. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour elle. Il replongea dans la tempête de neige qui faisait rage dans l’esprit de la yuki-onna.
De nouveau au cœur du blizzard, Ezarel se mit en quête de la figure étrange qui l’avait chassé de l’esprit de Rena un peu plus tôt. Il fallait qu’il confirme la nature de ce phénomène. S’il s’agissait d’une manifestation du sort de Rurik destinée à empêcher toute intervention externe, il devrait procéder avec prudence s’il voulait le neutraliser de l’intérieur sans endommager le corps spirituel de la gardienne. Si ce n’était qu’une simple sentinelle qui protégeait son esprit des intrusions, elle était forcément liée à la conscience de Rena, il pourrait donc s’en servir pour communiquer avec elle et la faire remonter à la surface.
L’elfe avançait avec difficulté. La neige l’aveuglait, le vent hurlait dans ses oreilles et l’air glacé lui brûlait les poumons. Il savait que ce qu’il ressentait là se répercutait sur son corps physique à l’extérieur. Il ne fallait pas qu’il perde de temps s’il ne voulait pas se transformer en statue de glace.
Il l’aperçut enfin, à quelques mètres de lui. Une silhouette parfaitement immobile malgré les rafales glaciales qui faisaient trembler les murs de son esprit. Cette fois, il se prépara mentalement avant d’approcher. Il sentait qu’on le repoussait, mais il renforça son propre corps spirituel et continua d’avancer jusqu’à ce qu’il puisse enfin contempler la figure qui le regardait avec ses yeux blancs, légèrement voilés et dénués d’expression.
Il se retrouva face à une Rena un peu différente de celle qu’il connaissait. Sa peau était recouverte d’une épaisse couche de glace aux reflets bleu pâle, aussi solide et éclatante que du diamant, et ses longs cheveux blancs flottaient autour d’elle comme des lambeaux fantomatiques. Le golem de glace se tenait au centre d’un cercle magique dont la lumière pulsait faiblement. Il ne fallut pas longtemps à Ezarel pour saisir la situation. Rurik avait scellé la conscience de Rena dans un cercle magique qu’il avait gravé directement dans son âme. Même si elle parvenait à sortir des limbes de son esprit, elle ne pourrait pas quitter le cercle et se retrouverait prisonnière dans son propre corps spirituel. Le golem n’était pas une défense de son esprit, comme il l’avait d’abord cru. C’était une manifestation de son corps magique qui avait rassemblé toutes ses forces pour détruire le cercle.
Eweleïn s’était trompée sur un point lorsqu’elle avait dit que la volonté seule ne pouvait pas briser un tel sort. Il était vrai que seule la magie pouvait défaire la magie, mais celle-ci reposait essentiellement sur la volonté et l’intention de celui qui l’utilisait. Sans une conscience pour le contrôler, le golem frappait à l’aveugle. Si Rena pouvait reprendre le contrôle de son corps magique, elle pourrait désintégrer le cercle et rompre l’enchantement.
— Rena ! appela l’elfe. Rena, est-ce que tu m’entends ? C’est moi. Ezarel.
La sentinelle de glace ne réagit pas à la mention du nom de la jeune femme. Pourtant, il était certain que sa conscience se trouvait quelque part à l’intérieur du golem. Sa respiration était laborieuse, il ne sentait plus ses membres, son corps physique allait bientôt lâcher et il serait contraint de rompre le contact avec l’esprit de la yuki-onna.
— Écoute-moi ! Je ne peux pas rester plus longtemps, il faut que tu te libères toute seule. Je sais que la maîtrise du maana ce n’est pas ton fort, mais pour une fois fais un effort. Nevra est parti affronter Rurik tout seul. Il a besoin de toi. J’ai besoin de toi.
Il vit les lèvres de la jeune femme former trois syllabes. E-za-rel. Elle l’avait entendu. Elle sortit peu à peu de sa paralysie, son esprit reprenant progressivement le contrôle de son flux magique. Elle ferma les yeux un instant puis les rouvrit, juste à temps pour apercevoir le sourire encourageant de l’elfe avant qu’il ne disparaisse dans un tourbillon de neige. À ses pieds, le cercle magique pulsait plus intensément qu’avant et faisait pression sur son esprit. Il essayait de la renvoyer dans les limbes de son subconscient.
Rena se concentra. Elle était nulle en magie et maîtrisait difficilement ses pouvoirs innés, mais il fallait au moins qu’elle essaye. Elle canalisa son énergie. Le vent tomba, le ciel s’éclaircit et la tempête de neige laissa place à un ballet de flocons duveteux qui s’écrasaient mollement sur le sol. Elle dirigea ensuite le froid qu’elle avait emmagasiné en elle vers ses pieds avec l’intention de geler le cercle magique. Elle pensait avoir réussi lorsque la glace se craquela, mais le cercle se mit à luire de plus belle. Le sort résistait. Elle se concentra une nouvelle fois, puis envoya une seconde salve de gel. En vain.
« Je n’y arrive pas, le sort est trop puissant pour moi » pensa-t-elle avec abattement.
Elle se sentait terriblement impuissante et découragée. Ezarel l’avait surestimée. Elle n’était pas aussi forte qu’il le pensait. Ce n’était pourtant pas son genre de baisser les bras aussi facilement, mais elle était épuisée mentalement et émotionnellement. La trahison de son capitaine lui avait mis un sérieux coup au moral, la pilule lui était restée coincée en travers de la gorge et elle n’imaginait même pas l’état dans lequel devait se trouver Nevra en ce moment. S’il se retrouvait face à Rurik sans préparation, il n’avait aucune chance de le vaincre. Il allait se faire tuer. Il avait beau être vice-capitaine, la différence de niveau et d’expérience entre lui et son supérieur était abyssale. Il n’était pas trop tard. Si elle le rejoignait maintenant, elle pourrait le soutenir face à leur capitaine.
« Allez, ma vieille ! C’est pas le moment de flancher. Quand on veut, on peut !»
Rurik se tenait devant la fenêtre de sa chambre, son regard scrutant les jardins du Q.G qui s’étendaient en contrebas. Il avait revêtu sa tenue de combat et il ne faisait aucun doute qu’il était armé jusqu’aux dents. Il tenait une corne de brume à la main qui sonnerait le lancement de l’attaque. Il ne se retourna pas lorsque Nevra se glissa dans la pièce.
— Tu es venu m’arrêter ? demanda alors le capitaine de l’Ombre d’une voix calme.
— Ça dépend de vous, répondit Nevra en sortant de l’ombre. Mon rôle est de protéger la Garde et de combattre ses ennemis. Si vous êtes un ennemi, je vous abattrai sans hésitation. Si vous êtes un allié alors expliquez-moi comment Rena s’est retrouvée dans cet état ?
— Pourquoi poses-tu des questions dont tu connais déjà la réponse ? C’est moi qui l’ai plongée dans le coma. Si j’avais pu, je l’aurais tuée, mais elle est trop précieuse pour être sacrifiée aussi inutilement. Et si possible, je préférerais ne pas avoir à te tuer non plus. Ce serait dommage de gâcher un tel potentiel.
— Il n’est pas trop tard pour faire marche arrière. Vous pouvez encore tout arrêter.
— Ta naïveté est touchante... Tu dois penser que je ne suis qu’un vieillard aigri à qui l’ambition est monté à la tête. Tu crois pouvoir me ramener à la raison avant que je fasse une bêtise, mais sache que je ne suis pas en pleine crise de la cinquantaine. Prendre le contrôle de la garde n’est qu’une étape vers un projet bien plus vaste.
— Quel projet ? Aidez-moi à comprendre.
— Je vais te donner une chance de t’en sortir. Range ton sabre, prends Rena avec toi et quittez la cité tous les deux. Considère cela comme la faveur d’un capitaine envers ses deux subordonnés favoris. Je lèverai le sort lors de la prochaine pleine lune. À toi de la protéger jusque-là.
— Je ne sais pas en quoi Rena est votre subordonnée favorite, mais vous la connaissez vraiment mal. Elle n’acceptera jamais de déserter la Garde. Son devoir passe avant sa propre vie et qui suis-je pour m’opposer à cela ? Je préfère vous affronter ce soir plutôt que m’attirer ses foudres quand elle se réveillera deux semaines plus tard et apprendra que j’ai pris la fuite avec elle en abandonnant tous nos camarades. Et je ne parle même pas de l’elfe fou furieux qui va me poursuivre jusqu’au bout du monde si j’enlève sa petite amie. Je tiens à la vie, moi.
— À ta guise. Sache toutefois que la roue du destin est en marche depuis longtemps déjà et que rien ne peut empêcher ce qui va se produire. Même si tu me tues, ça ne changera rien au résultat final.
— Je libérerai Rena de votre sort. C’est la priorité pour le moment et c’est une raison amplement suffisante pour vous tuer.
— Hm… cette fille voile ton jugement. Tu risques de le regretter amèrement. Assez discuté. Puisque tu es déterminé à me tenir tête, montre-moi de quoi tu es capable. Un dernier combat entre le maître et l’élève.
— Sans vouloir vous vexer, j’ai déjà un maître et ce n’est pas vous, rétorqua Nevra avec un léger sourire moqueur tout en dégainant son sabre.
Nevra eut à peine le temps de se mettre en garde que trois poignards volèrent vers lui. Il para le premier de sa lame, esquiva le second de justesse, mais le troisième lui entailla la cuisse. Il savait que ce ne serait pas facile de vaincre le plus grand assassin de la garde d’Eel mais, fort heureusement, Rurik retenait ses coups. Le vampire, lui, n’était pas aussi tendre. Il utiliserait cette faiblesse à son avantage et encaisserait les coups jusqu’à ce que son capitaine baisse sa garde.
L’odeur de sang ne tarda pas à remplir la chambre. Les lames fusaient et allaient se planter dans les murs, derrière les deux gardiens, quand ils arrivaient à les éviter. Nevra maniait le katana de son amie d’une main pour parer les attaques adverses et invoquait kunai après kunai avec l’espoir de toucher Rurik, mais sa défense était sans faille et il ne l’avait même pas éraflé.
Le vampire arracha le couteau qui venait de se planter dans son épaule en haletant. Il avait perdu beaucoup de sang. Beaucoup trop. Ses pouvoirs de régénération commençaient à faiblir et ses blessures ne se refermaient plus aussi rapidement qu’avant. Il se demandait si son capitaine, loin de faire preuve de clémence, n’était pas plutôt un sadique qui prenait plaisir à le tuer à petit feu en le faisant courir à droite et à gauche. Froid et implacable, il dominait le combat et ne lui laissait pas une seconde de répit.
Rurik, qui avait gardé ses distances jusque-là, franchit les quelques mètres qui les séparaient d’un pas vif, puis lui asséna un violent coup de pied dans les côtes. Le vampire eut tout juste le temps de parer avec un bras déjà mal en point, le choc l’obligeant à reculer en grimaçant de douleur. Profitant de son déséquilibre, son capitaine le saisit par la gorge puis le plaqua contre le mur. En une fraction de seconde, Nevra fut désarmé et le katana de Rena se retrouva dans la main de son ennemi.
— Il y a tellement de façon de tuer un vampire. Il n’y a que les humains pour croire que c’est une tâche ardue, car ils ont la tête remplie de fantaisies et n’ont pas les ressources que possède un assassin aguerri. Le bon poison, la bonne malédiction… la bonne arme. La base de tout assassinat, c’est l’information. Dis-moi qui tu es et je saurai comment te tuer. Sais-tu qui je suis ?
— Non, admit Nevra, c’est justement pour cela que j’ai pris ce sabre. Je n’ai pas besoin de connaître la race ou les pouvoirs de ma cible.
— C’est une belle lame, admit Rurik en admirant le sabre immaculé qui n’avait pas fait couler la moindre goutte de sang. Un sabre de légende qui neutralise la régénération. Tu pensais pouvoir me tuer plus facilement avec ça ? Tu pensais que cela compenserait la différence de niveau entre toi et moi ? La valeur d’une arme se mesure au talent de son manieur. Tu ne mérites pas une lame de ce calibre, pas plus que ta partenaire qui n’a même pas idée de l'étendue de ses pouvoirs. Mais je suppose que vous partagez tout, même la stupidité et la médiocrité.
— On va parler épées et fourreaux longtemps ou vous allez enfin vous décider à me tuer ? répliqua le vampire avec un sourire féroce tout en le défiant du regard.
— S’il y a bien une chose qui n’a pas changé chez toi depuis que je te connais, c’est ton arrogance.
— On se demande de qui je tiens ça…
— Puisque tu es si fier de ce katana, voyons voir ce qu’il est capable de faire.
Un sourire mauvais étira les lèvres de Rurik. Il appuya l’acier effilé contre le visage du vampire. Un sadique, à n’en pas douter. Il prenait son temps et jouait avec les nerfs de Nevra qui n’arrivait pas à anticiper où ni quand il allait lui infliger la prochaine blessure. Le capitaine de l’Ombre fit glisser la lame le long de la joue en remontant lentement vers ses yeux, son sourire s’élargissant de plus en plus. Paralysé par la terreur et l’anticipation de la douleur, Nevra poussa un long hurlement perçant lorsque le pointe du sabre s’enfonça dans son œil. Il tomba à genoux, terrassé par la douleur, le sang coulant à flots entre ses doigts tremblants. Rurik essuya consciencieusement le bout de la lame sur un pan de sa cape avant de se détourner.
— Pourquoi vous ne m’achevez pas ? demanda Nevra avec peine, sa voix déformée par la douleur.
— Parce que tu es un spécimen rare, mais rare ne signifie pas unique et irremplaçable. Si tu tiens vraiment à mourir…
— Je préfère mourir que m’avouer vaincu, rétorqua le vampire en se relevant malgré la souffrance qui lui lancinait la tête et ses jambes flageolantes.
— Comme tu voudras.
Il fit volte-face pour se jeter avec force et rapidité sur Nevra mais, alors qu’il allait le frapper en plein cœur, il se figea un instant puis recula, aveuglé par un nuage de poudreuse blanche et froide. Lorsque le tourbillon de neige se dissipa, laissant quelques traces de givre ici et là, le vampire avait disparu. À sa place se tenait Rena. Elle ne lui laissa pas le temps de réagir et souffla un nouveau nuage glacé qui le paralysa juste assez longtemps pour qu’elle le désarme d’un coup de pied et récupère son arme. Elle se mit en garde, le sabre prolongeant son bras comme une extension de son propre corps.
— Nevra ! appela-t-elle ! Cercle !
Rurik sentit une vibration dans l’air. La seconde d’après Rena avait disparu comme Nevra avant elle. D’où allait-il venir ? Sur les côtés ? En haut ? Derrière ! C’est alors qu’il se rendit compte qu’il ne pouvait pas bouger. Ses pieds étaient prisonniers d’un bloc de glace. La garce. Elle l’avait distrait avec ses nuages de neige pour le priver de sa visibilité, tout en faisant baisser la température de la pièce de façon uniforme, afin qu’il ne remarque qu’elle avait en même temps gelé le sol. Il poussa un juron étranglé lorsqu’il se rendit compte – trop tard – de la supercherie et que la lame lui transperça le cœur.
Alors que Nevra pensait avoir mis fin au combat, le corps de Rurik commença à se décomposer en un millier de plumes noires qui l’engloutirent dans une tempête noire de jais. Un croassement rageux retentit, puis il ne resta plus rien que le cadavre encore fumant et ensanglanté du capitaine sur lequel tombaient paresseusement quelques plumes. Une flèche fendit l’air. Un deuxième croassement surpris, suivi d’un bruit sourd, se fit entendre à l’extérieur lorsque la corneille s’effondra dans la cour, quelques mètres plus bas.
— Heureusement que je suis là pour finir le boulot, lança Ezarel en entrant dans la pièce, son arc à la main. Et après, ça se dit assassin professionnel…
— Tu m’excuseras, je ne vois pas plus très clair, rétorqua Nevra en couvrant son œil crevé qui lui faisait encore terriblement mal. T’es qui déjà ? Une fée bleue casse-couille ?
— Nevra, ton œil… réalisa alors Rena en s’approchant de lui. Laisse-moi voir.
— C’est rien, ce n’est qu’une égratignure, mentit le vampire.
Son amie le força à retirer sa main, révélant ainsi la plaie béante.
— C’est de ma faute, souffla la yuki-onna en contemplant la blessure avec un air plus triste que dégoûté. Si j’étais arrivée plus tôt, ce ne serait pas arrivé…
— Tu ne vas pas pleurer quand même ? s’affola le vampire en voyant les larmes lui monter aux yeux. Il me reste encore un œil, puis je pense que je serai encore plus sexy avec un cache-œil. C’est un mal pour un bien. Un œil de perdu, dix filles de retrouvées.
Nevra lui offrit son plus beau sourire qui se transforma en grimace sous l’effet de la douleur.
— T’es vraiment pas possible… soupira Rena en secouant la tête, exaspérée par l’immaturité du vampire.
Elle déchira un morceau de son kimono pour en faire une compresse qu’elle appuya contre la blessure de son vice-capitaine.
— Tiens le bien, lui dit-elle, le temps de rejoindre l’infirmerie.
— Il faut prévenir Miiko et les autres. Les hommes de Rurik doivent encore être en position, à attendre son signal.
— C’est déjà fait, dit Ezarel. J’ai prévenu Leiftan et Miiko. La garde Étincelante doit être en train d’arrêter les membres de l’Ombre à l’heure qu’il est. Comme on pouvait s’y attendre, notre chef adorée est hystérique. Espérons qu’elle ne fasse pas rouler trop de têtes.
— Rena connaît les noms et les visages des complices de Rurik. Les autres ont été manipulés, soudoyés ou menacés. Un rappel à l’ordre devrait suffire.
— Espérons… Enfin c’est pas pour dire, mais c’est toujours la garde de l’Ombre qui fout la merde.
— Ah ben c’est sûr que c’est pas les petites fleurs en jupettes de l’Absynthe qui vont fomenter un coup d’État. Pourtant, pour quelqu’un qui prône le “faites l’amour, pas la guerre”, je te trouve sacrément coincé.
— Tu veux que je te crève le deuxième œil ?
— Roh c’est bon là ! s’exclama alors Rena avec agacement. Vous allez pas recommencer !
Les deux garçons échangèrent un dernier regard mauvais, mais le vampire ne broncha pas lorsqu’Ezarel le soutint jusqu’à l’infirmerie. Ce fut une nuit de chaos et d’incompréhension pour beaucoup. Tous les membres de la garde de l’Ombre furent arrêtés et interrogés. La plupart d’entre eux ne savaient pas exactement ce qu’il se passait, mais grâce à Rena, Miiko put identifier les participants actifs de la conspiration qui étaient présents aux réunions secrètes.
Lors de son procès, Naytili fit savoir avec force et mépris qu’ils le regretteraient et qu’ils n’avaient pas fini d’entendre parler d’elle. Elle était particulièrement furieuse et dévastée d’apprendre que son capitaine avait été tué et jura qu’elle se vengerait. Miiko, qui ne prenait pas ses menaces à la légère, fit transférer la Sulfurya sur l’île pénitentiaire des Vouivres, à quelques centaines de kilomètres au large des côtés d’Eel. Les autres furent condamnés à l’exil dans les Terres du Crépuscule, un sort guère plus enviable. Au bout de quelques semaines, le calme était revenu et personne ne se doutait que Rurik et sa rébellion n’était que la partie émergée de l’iceberg. Quelque chose de bien plus terrible se préparait.
Chapitre 4 : Le calme avant la tempête
La yuki-onna, l'elfe et le vampire s'étaient tous les trois réunis dans la bibliothèque du Q.G. Un parchemin déroulé devant eux, plume à la main, ils planchaient sur leur rapport de mission.
— J'en peux plus... Tuez-moi... gémit Nevra en s'étalant de tout son long sur la table.
— Ce serait avec plaisir, répondit Ezarel sans lever le nez de son parchemin, mais je n'ai pas envie d'avoir à écrire un rapport de plus.
— Nevra, tu devrais prendre ton statut de capitaine de l'Ombre plus au sérieux, fit remarquer Rena en fronçant les sourcils face à la désinvolture de son ami. C'est à toi de montrer l'exemple maintenant que tu es à la tête de la garde.
— Pffff... j'en ai déjà marre d'être capitaine, soupira le gardien en s'écrasant un peu plus contre la table. Miiko abuse. Comment peut-elle me nommer capitaine, juste comme ça, du jour au lendemain ? J'étais pas préparé psychologiquement.
— J'échange ma place contre la tienne quand tu veux, rétorqua l'elfe, agacé par les jérémiades du vampire. Moi, ça fait longtemps que je me suis préparé psychologiquement, mais Séraphina ne semble pas décidée à prendre sa retraite.
— Je suis sûre que si elle te fait bosser autant, c'est parce qu'elle t'a choisi comme successeur, le rassura Rena. Quand elle jugera que tu es prêt, elle te cèdera sa place. Et toi, Nevra, tu sais bien que tu es le seul en qui Miiko a confiance, ajouta-t-elle en se tournant vers le vampire. Et après ce qu'il s'est passé avec Rurik, on ne peut pas lui reprocher d'être méfiante. Malgré tout ce qu'elle a accompli pour la Garde, il y a encore des dissensions et des gens qui n'approuvent pas sa façon de diriger. Elle a besoin de soutien et elle veut être sûre qu'on ne la poignardera pas dans le dos.
— Elle aurait tout aussi bien pu te nommer toi, fit-il remarquer en haussant les épaules.
— Je n'ai pas ton charisme ni ton sens du commandement. Les gens sont naturellement attirés par toi alors qu'ils ont tendance à me fuir.
— C'est parce que t'es aussi froide qu'un glaçon, répliqua son ami avec un sourire gentiment moqueur. Si tu te déridais un peu, les gens verraient que tu n'es pas si inaccessible que ça. Tu es ma vice-capitaine maintenant, alors il va falloir faire un effort.
— Ben, vas-y ! Dis que je suis coincée aussi ! s'offusqua Rena en lui jetant un regard noir. D'abord, si je le voulais, je pourrais devenir capitaine de l'Étincelante.
Ezarel et Nevra échangèrent un bref regard avant d'éclater de rire.
— C'est sûr que ça nous changerait de Miiko, répliqua Nevra, hilare. Même si je ne crois pas qu'on y gagnerait au change.
— Je ne crois pas non plus, renchérit Ezarel en secouant la tête comme si c'était la chose la plus ridicule qu'il ait jamais entendu.
— Vous êtes vraiment des connards !
— Roh fais pas ta tête ! T'es pas belle quand tu boudes ! la taquina Nevra en lui chatouillant le visage du bout de sa plume.
— Et toi t'es chiant, rétorqua Rena en lui arrachant la plume des mains. Fais nous plutôt lire ce que tu as écrit.
Le vampire lut son rapport à voix haute. Il avait poussé la synthèse un peu trop loin en omettant des détails somme toute importants.
— Ce n'est pas assez précis, conclut Ezarel d'un ton catégorique. Miiko a dit qu'il fallait tout noter en détail.
— Oui, bah j'ai noté le plus important. On s'en fiche des détails. Je ne vais pas non plus noter combien de fois je me suis gratté le nez ces trois derniers jours. T'as fait mieux que moi peut-être, l'Elfe ?
Le rapport d'Ezarel était très minutieux, un peu trop même. Il avait tout raconté en détail, y compris le fait qu'il avait embrassé Rena lorsqu'elle était revenue à elle.
— Ezarel ! s'écria sa compagne, les joues en feu. T'es pas obligé de noter ça !
— Miiko a dit de tout noter, répliqua-t-il avec un sourire espiègle. Et c'était clairement le meilleur moment de cette soirée de merde.
— T'essaierais pas juste de te vanter là ? fit Nevra en lui jetant un regard de travers. On a compris que c'était le grand amour entre vous, mais y a des trucs à censurer. Et tu risques d'énerver Miiko, elle est assez sensible au fait qu'elle soit toujours célibataire malgré son âge.
— Son âge... ? Nevra tu ne devrais pas dire des choses pareilles, tu vas vraiment finir par te faire tuer, dit Rena en laissant échapper un petit rire nerveux.
— Toi aussi t'es célibataire, lui rappela Ezarel sur le ton du constat. T'as qu'à faire des avances à Miiko. Je suis certain qu'au point où elle en est, elle accepterait n'importe quoi.
— Si vous tenez autant à mourir tous les deux, ce sera sans moi ! lâcha Rena qui savait à quel point la générale pouvait être susceptible, caractérielle et rancunière.
— Miiko ? Non mais ça va pas la tête, plutôt rester célibataire toute ma vie ! s'exclama Nevra en frissonnant. Et entre nous, elle est beaucoup trop poilue à mon goût, leur souffla-t-il en couvrant sa voix.
— Il en faut pour tous les goûts, railla Ezarel avec un sourire narquois. M'enfin... ce n'est pas ce qui manque les filles ici. Tu trouveras bien fourreau à ton poignard.
— T'as l'esprit encore plus mal placé que moi.
— Celle qui a l'esprit le plus mal placé ici, c'est celle qui est en train de s'étouffer de rire en imaginant je ne sais quelles situations salaces.
— Pardon, s'excusa la yuki-onna en essayant de retrouver son sérieux.
— Moi qui te croyais pure et innocente... se désola Nevra en poussant un profond soupir.
— Elle est aussi pure et innocente qu'un loup déguisé en agneau, se moqua Ezarel avec un sourire en coin. On ne devient pas assassin de la Garde en étant un ange.
— C'est pas faux, admit le vampire d'un signe de la tête. Je me demande si mon âme sœur se trouve quelque part dans ce monde ou dans un autre... Quelqu'un de pas très pur ni de très innocent, qui serait capable de me comprendre et de partager ma vision du monde.
— Je ne sais pas ce qu'il se passe dans ton autre monde, mais dans celui-ci on est censé finir notre rapport avant la fin de la journée.
— Vous n'avez qu'à mettre vos rapports en commun et comparer vos notes, suggéra alors Rena. Ezarel enlève les détails... "inutiles". Nevra appuie-toi sur le rapport d'Ezarel pour rajouter quelques détails importants qui ont pu t'échapper.
— D'accord, on n'a qu'à faire ça, acquiesça le nouveau capitaine de l'Ombre.
La relation entre les deux hommes s'était nettement améliorée. Bien qu'ils continuaient à se lancer des piques de temps en temps, toute trace d'animosité avait disparu, ce qui était bien plus agréable pour tout le monde. Rena reprit l'écriture de son rapport. Ayant été au centre de la mission, elle avait beaucoup de choses à noter. C'était une tâche barbante, mais nécessaire. Elle trempa sa plume dans l'encrier puis se mit à gratter le parchemin.
Quelques minutes plus tard, Ykhar fit irruption dans la bibliothèque en soufflant, les joues rougies par l'effort. C'était une petite brownie pleine de vie que Miiko avait prise sous son aile. Elle faisait partie de la garde Étincelante et gérait la Bibliothèque d'Eel en compagnie de Keroshane. Rena, qui avait eu l'occasion de lui parler à plusieurs reprises, l'aimait bien. Ykhar parlait beaucoup et l'Ombre était douée pour écouter. La brownie lâcha un tas de rouleaux sur une table dans un coin de la salle, salua brièvement Rena d'un signe de la main, puis ressortit comme une furie.
— Elle n'arrête pas depuis ce matin, nota Ezarel.
— Miiko lui a demandé de prendre les témoignages de tous les membres de la garde de l'Ombre et de tous ceux impliqués dans l'affaire, expliqua Rena avec un ton compatissant. Pas étonnant qu'elle soit débordée.
— Il paraît que le pas si petit nouveau, Valkyon, l'assiste dans sa tâche, leur apprit à son tour Ezarel sur le ton du constat.
— Qu'est-ce qu'il fait ? Il oblige les témoins à dire la vérité en les intimidant ?
— Nevra ! protesta la yuki-onna. Ne sois pas si désobligeant. Valkyon est très gentil.
— J'ai pas dit qu'il n'était pas gentil, j'ai dit qu'il était intimidant. Enfin pas que moi il m'intimide...
— Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il ne va pas se laisser noyer par le flot de paroles incessant d'Ykhar, répliqua l'Absynthe sans montrer le moindre signe d'inquiétude.
— Il n'est pas très bavard et Ykhar parle tout le temps, c'est le duo parfait.
— Vous êtes de véritables commères, s'exclama leur compagne en faisant mine d'être scandalisée.
— Le savoir c'est le pouvoir, ma chère Rena, lui dit Nevra en lui faisant un clin d'œil, ce qui donna un effet assez étrange puisqu'il n'en avait plus qu'un.
— Si tu avais le pouvoir de te taire et de finir ton rapport, ce serait pas mal non plus, rétorqua Ezarel moitié agacé, moitié moqueur.
— C'est bon j'ai compris, s'exclama le vampire en levant les bras au ciel en signe de capitulation.
Il prit un parchemin vierge pour rédiger un nouveau jet. La nuit commençait à tomber lorsqu'ils remirent enfin leur rapport à Keroshane. L'unicorne semblait toujours en vouloir à Rena d'avoir fouillé dans ses parchemins, et la jeune femme se sentir obligée de lui présenter une nouvelle fois ses excuses.
— Je suppose que tu ne serais pas une Ombre digne de ce nom si tu n'étais pas capable de tromper tes alliés aussi bien que tes ennemis, répondit-il en lui lançant un regard lourd de sens.
Elle lui offrit un dernier sourire désolé, consciente que le bibliothécaire n'appréciait pas le mensonge ou la tromperie, et par conséquent se méfiait des Ombres comme de la peste.
Ezarel avait raccompagné la yôkai jusqu'à sa chambre. Comme à chaque fois, il était resté sur le pas de la porte et attendait qu'elle lui souhaite bonne nuit avant de retourner à ses propres quartiers, à l'autre bout du Q.G.
— Tu veux entrer ? proposa alors Rena en l'invitant à franchir la limite qu'il n'avait jamais osé dépasser.
Il la dévisagea avec surprise et embarras. À quoi pensait-elle ? Son visage ne trahissait aucune émotion et son ton était neutre. Pourtant, cette invitation était parfaitement inattendue. En six mois de relation, c'était la première fois qu'elle daignait le laisser entrer dans sa chambre. Il hésita un moment. Il fallait qu'il arrête de réfléchir autant. Il devait sûrement surinterpréter ses intentions... mais si elle s'attendait à plus, comment devait-il agir ? Est-ce qu'il devait lui dire qu'il est encore trop tôt, quitte à la blesser ? Elle lui en voudrait sûrement... Encore que, Rena n'avait pas l'air rancunière. C'était quelqu'un d'assez compréhensif, elle accepterait le fait qu'il ne veuille pas précipiter les choses. D'un autre côté, six mois c'était long, même si à l'échelle de la vie d'un faery, ce n'était rien.
— Ezarel ? Ez', t'es avec moi ? interrogea sa petite amie en agitant la main devant le regard figé de l'elfe.
Il se ressaisit aussitôt en prenant un air plus assuré. L'ombre d'un sourire moqueur se dessina sur son visage.
— J'étais juste en train d'imaginer tous les trésors que j'allais pouvoir dénicher dans l'antre du dragon, dit-il avec une pointe de sarcasme dans la voix. Je me sens honoré que la reine des glaces m'invite dans son château. Si j'avais su, j'aurais mis mon costume de cérémonie.
— Roh c'est bon, rétorqua Rena, piquée au vif. T'es pas obligé d'en faire trois tonnes. Je ne faisais que respecter la limite que tu as imposée concernant, je cite, « nos espaces vitaux respectifs, » mais je ne pensais pas que tu étais coincé à ce point. C'est juste une chambre et elle est bien rangée alors promis, tu ne verras rien d'indécent qui traîne. Mais des fois, je te jure... tu devrais prendre exemple sur Nevra.
En voyant l'expression fermée de l'elfe, la jeune femme songea qu'elle avait peut-être poussé le bouchon un peu trop loin.
— Hem, fit-il en se raclant la gorge pour dissiper le malaise. Donc ce que tu veux, en somme, c'est que j'envahisse ton intimité ?
— Ben je sais pas... t'es déjà entré dans ma tête sans mon autorisation. Je pense que niveau envahissement de l'intimité, on ne peut guère faire mieux. Donc je pense qu'à ce stade-là, je peux te laisser entrer dans ma chambre.
— Sauf que ce n'est pas de ta chambre dont je parlais... répliqua Ezarel qui avait retrouvé son grain de malice.
— De quoi alors ? demanda naïvement Rena.
Alors qu'elle finissait sa phrase, elle comprit enfin le sous-entendu glissé par son petit-ami et se sentit soudain tout aussi bête que gênée
— Rien, fit Ezarel en détournant le regard, lui aussi embarrassé par sa propre audace. M'enfin, je trouve tout ça un peu louche quand même.
— Ben dans ce cas n'entre pas ! rétorqua Rena, agacée. Bonne nuit !
Elle tourna les talons puis claqua la porte derrière elle, laissant tout juste le temps à Ezarel d'entendre un « Idiot ! » exaspéré. L'elfe se retrouva tout seul dans le couloir, les bras ballants et l'air très con. Il avait pris le chemin de sa chambre lorsqu'il fit brusquement demi-tour, se planta devant la porte de Rena, prit une grande inspiration, puis l'ouvrit à la volée, faisant une entrée triomphale et fracassante dans la chambre.
— Qu'est-ce que tu fous ? s'indigna la jeune femme en lui faisant les gros yeux. Tu pourrais frapper au moins !
— C'est une inspection surprise ! T'es pas censée être au courant... sinon ce serait plus une surprise.
— Mais de quoi tu causes encore ?
Ezarel l'ignora et se mit à arpenter la chambre de long en large.
— Hm... je crois que ta chambre est plus grande que la mienne. L'exposition aussi est meilleure. La vue par contre n'est pas terrible, mais on ne peut pas tout avoir. Je pense que je vais m'installer ici.
— Pardon ? fit Rena en arquant un sourcil. Tu veux dire que tu veux qu'on partage une chambre ?
— Je pensais plutôt te virer, mais ce ne serait pas très noble de ma part et après tout je suis un elfe.
— C'est trop d'honneur, répliqua la yuki-onna avec un sourire à la fois sarcastique et amusé.
Un silence gêné s'installa alors entre les deux gardiens. Rena baissa les yeux en toussant légèrement pour cacher son malaise. Elle invita l'elfe à s'asseoir en désignant la chaise de son bureau. Elle ne savait pas ce qu'elle devait faire ensuite. Elle lui tourna donc le dos, alla refermer la porte, puis traversa la pièce dans le sens inverse pour aller remettre de l'ordre sur sa commode. Elle déplaçait des objets avant de les remettre en place, ouvrait des tiroirs pour les refermer aussitôt. Elle était nerveuse. Elle sentait les yeux d'Ezarel fixés sur son dos. Elle sursauta lorsqu'il posa une main sur son épaule. Son cœur battait si fort qu'elle ne l'avait pas entendu se lever. Elle qui ne se laissait jamais surprendre, il lui faisait perdre tous ses moyens.
— Rena...
Doucement, il l'obligea à se tourner vers lui. La yôkai se retrouva le nez contre le torse de l'elfe qui était bien plus grand qu'elle. N'osant lever la tête de peur que leurs regards ne se croisent, elle fixait obstinément les brandebourgs dorés qui ornaient la veste de l'Absynthe. Il glissa une main sous son menton puis se pencha vers elle. Elle ferma les yeux. Ses lèvres au parfum de miel, douces et sucrées, se posèrent délicatement sur les siennes. Un baiser aussi léger et éphémère qu'un papillon. Il l'embrassa une deuxième fois, un peu plus longuement. Puis une troisième fois. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'embrassaient, mais jamais Rena ne s'était sentie aussi submergée par ses émotions. Elle en voulait plus. Elle voulait le repousser. Elle était à la fois effrayée et excitée. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Ezarel éloigna son visage du sien en exhalant un soupir de regret. Il posa son front contre celui de la yuki-onna.
— Peut-être que c'était une mauvaise idée finalement... murmura-t-il doucement. Je devrais retourner dans ma chambre.
— Je suis désolée...
L'elfe se redressa, l'air surpris.
— Pourquoi tu t'excuses ? Tu n'as rien fait de mal...
— Je n'aurais pas dû être aussi insistante... Je sais ce que ça signifie pour un elfe de s'unir à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas un acte anodin. C'est sans doute un énorme pas à franchir pour toi. Et ça l'est tout autant pour moi. C'est pour cela que je comprends que tu veuilles que notre relation reste platonique. J'ai été trop égoïste et immature en te mettant dos au mur comme ça...
Elle se sentait si bête qu'elle aurait voulu disparaître dans un trou. Elle redoutait la réponse d'Ezarel, mais alors qu'elle avait anticipé toutes ses réactions, il fit quelque chose d'inattendu : il éclata de rire.
— Je ne sais pas si je dois trouver ça adorable ou pathétique, s'étouffa-t-il en faisant mine d'essuyer une larme.
Rena le fusilla du regard, l'elfe sentit un frisson de froid lui parcourir l'échine et il retrouva aussitôt son sérieux.
— Ce que je veux dire, c'est que tu t'inquiètes pour rien. Puis je pense que tu n'es pas complètement honnête avec moi... En vrai, tu as peur que mes sentiments pour toi ne soient pas sincères, n'est-ce pas ? C'est pour ça que tu as voulu me tester.
Un sentiment de culpabilité envahit la jeune femme. Il avait raison. Elle doutait de ses sentiments, même si elle s'en voulait d'être aussi méfiante.
— Je te comprends, la rassura alors Ezarel. Je ne suis pas le plus démonstratif ni le plus romantique des hommes. Et tu n'es pas la plus sentimentale ni la plus tendre des femmes non plus.
— C'est censé être un compliment ça ? répliqua-t-elle en lui jetant un regard de travers.
— C'en est un, acquiesça l'elfe avec un sourire. Tu es à la fois très pragmatique et imprévisible, et j'aime ça. Non, en fait... C'est toi que j'aime, Rena. Je ne sais pas depuis quand exactement, mais mon cœur est déjà entre tes mains. Que l'on couche ensemble maintenant ou pas n'y changera rien, mon destin est déjà scellé. En d'autres termes, je suis foutu. Si j'ai eu l'air de douter, c'était parce que je ne voulais pas te blesser. J'ai peur de ne pas être à la hauteur. J'ai peur de te décevoir.
— Et tu as peur de perdre mon amour... ce qui serait fatal pour toi.
Rena plongea ses yeux dans ceux d'Ezarel. Elle perdait pied dans le turquoise de son regard, plus profond que les mers du sud. Son cœur se serra. Elle étouffait. Elle ne savait pas que l'amour pouvait être aussi douloureux et délicieux en même temps. L'Ombre caressa doucement le visage de son âme sœur, une mèche bleue chatouillant agréablement sa main. Elle se hissa sur la pointe des pieds puis l'embrassa à son tour. Elle ne doutait plus. Lui non plus.
Rena ouvrit lentement les yeux. Elle était seule dans le lit. Ezarel s'était déjà levé et se rhabillait. Elle lui jeta quelques regards furtifs. Elle ne pouvait pas nier qu'il était bel homme – même pour un elfe – et elle appréciait la vue dès le matin. Il avait dû se rendre compte qu'elle l'observait car il se retourna en lui adressant un sourire narquois. Elle se racla la gorge en faisant mine de regarder ailleurs.
— Bien dormi, princesse ? demanda-t-il avec un clin d'œil entendu qui fit rougir Rena lorsqu'elle se remémora la nuit qu'ils avaient passée ensemble.
— Comme une souche, répondit-elle en espérant qu'il ne remarquerait pas son trouble.
— Je ne suis pas étonné. Tu ronflais plus fort qu'un Bériflore.
— C'est pas vrai ! grogna la jeune femme.
— Et tu es aussi mal léchée qu'un Bériflore ! ajouta-t-il avec un rictus moqueur. C'est peut-être un effet secondaire de la potion ? J'espère que tu ne vas pas te transformer en familier, ça coûte cher à l'entretien.
Il se pencha vers elle en se caressant le menton, l'air faussement inquiet puis fit mine de vouloir l'embrasser. Rena lui colla une main contre le visage pour le repousser.
— Casse-toi ! fit-elle, entre vexation et amusement.
— Je sens que t'embêter au réveil va devenir mon activité préférée, répliqua-t-il en se lançant dans une petite joute de chatouillis et de bisous avec elle.
— Arrête ça ! gémit-elle en le repoussant du mieux qu'elle pouvait. Je préférais quand tu n'aimais pas qu'on te touche.
— Je n'aime pas qu'on me touche, mais je n'ai jamais dit que je n'aimais pas toucher les autres. Et crois-moi, j'adore te toucher.
— Si tu ne peux pas te tenir, tu iras dormir ailleurs ! menaça Rena en dardant ses yeux gris sur l'elfe.
— Tout de suite les menaces ! s'exclama Ezarel en levant les bras au ciel. Je te laisse tranquille pour le moment, je dois aller bosser. Je n'ai pas eu le droit à un jour de congé, moi.
— Honnêtement, j'aurais pu m'en passer, mais Nevra a insisté.
— C'est l'avantage d'être la meilleure amie du Capitaine, je suppose. Ce n'est pas Séraphina qui me donnerait un congé. Je ne suis même pas sûre qu'elle sache que ça existe.
— Pauvre chou, railla gentiment l'Ombre.
— Tss... je déteins un peu trop sur toi, je crois. Va falloir que je te dresse.
— Tu peux toujours essayer, répliqua férocement sa petite amie.
Il lui rendit son sourire carnassier puis déposa un dernier baiser sur son front avant de quitter la chambre. Le soleil étirait paresseusement ses rayons. La yôkai étouffa un bâillement. Elle se rendormit quelques heures et passa le reste de la matinée à lire. Ykhar lui avait fait découvrir de drôles de petits ouvrages appelés « mangas ». La yôkai, qui avait peu de temps à consacrer à la lecture, avait été conquise par ces récits en image. Elle avait jeté son dévolu sur une série qui traitait de son peuple, les yôkais. La yuki-onna se saisit du sixième tome de Nura : le seigneur des yôkais, mais à peine eut-elle le temps de finir le premier chapitre qu'on vint frapper à sa chambre. Elle fut étonnée de trouver Nevra sur le pas de la porte.
— Je suis vraiment désolé de te déranger alors que tu devais te reposer, mais il faut absolument que tu m'aides !
— Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda-t-elle intriguée par l'air affolé de son ami.
— Viens avec moi, tu comprendras !
Il la saisit par le bras pour l'entraîner hors de la chambre sans même lui laisser le temps de fermer la porte. Il ne la lâcha qu'une fois qu'ils furent rendus dans la salle commune de la garde de l'Ombre.
C'était un vaste hall orné de piliers finement décorés d'arabesques et de volutes. Les murs montaient haut pour former une impressionnante clé de voûte. Les vitraux colorés laissaient filtrer des rayons irisés tandis que de grandes tables de banquet trônaient au centre de la salle. Autrefois, les gardiens dînaient dans leurs quartiers respectifs, puis Miiko avait fait construire un réfectoire commun afin de favoriser les relations entre gardes, les tables avaient alors été reconverties en pistes de duel. Quelques gardiens étaient d'ailleurs en train de s'entraîner à diverses acrobaties, tandis que d'autres discutaient dans un coin ou entretenaient leurs armes.
Du hall central, on accédait à diverses pièces moins vastes où les Ombres pouvaient se détendre ou préparer leur prochaine mission. On comptait également une armurerie protégée magiquement ainsi qu'une deuxième salle d'entraînement d'où provenaient des éclats de voix et des rires. Nevra invita Rena à entrer dans la salle d'armes où les attendaient une quinzaine de jeunes filles qui, trop absorbées par leurs bavardages, ne les avaient pas remarqués tout de suite. Dès qu'elles aperçurent le capitaine de l'Ombre, elles l'accueillirent avec un charmant « Capitaine Nevra ! » et la yôkai grinça des dents face à tant de mièvrerie. Effarée, elle prit aussitôt le vampire à part pour lui poser la question qui fâche.
— C'est quoi ça ?
— C'est terrible, c'est affreux, c'est au-delà de tout ce que j'imaginais ! déclama théâtralement Nevra. J'ai largement sous-estimé le pouvoir de ce cache-œil !
Il prit une pose dramatique, une main sur le cache-œil en question, comme s'il faisait face à un problème très sérieux et déroutant.
— Nevra... je ne crois pas que ce soit ça le problème, soupira-t-elle. Comment se fait-il qu'il y ait autant de nouvelles recrues d'un coup ?
— Ce ne sont pas des recrues, ce sont des élèves de l'Académie en apprentissage. Ma nomination est tombée en même temps que les affectations trimestrielles de l'Académie d'Eel.
Rena hocha la tête. L'Académie d'Eel était une institution fondée par la Garde d'Eel qui accueillait les élèves à partir de neuf. Le premier cursus durait huit ans, mais l'Académie proposait un cursus supplémentaire de trois ans pour former de futurs gardiens à partir de dix-sept ans. Les élèves pouvaient alors effectuer un apprentissage de quelques semaines à quelques mois au sein de la Garde. Tous les trois mois, un nombre limité de places étaient offertes aux élèves qui souhaitaient enrichir leur expérience personnelle et augmenter leur chance de réussir l'examen final. La yôkai ne voyait que des filles ; elles avaient dû prendre les listes d'assaut et les garçons étaient restés sur le carreau.
— Les élèves sont libres d'effectuer leur stage dans la garde de leur choix, mais là elles voulaient toutes rejoindre la garde de l'Ombre, expliqua Nevra. Kero a dû leur faire passer le test de personnalité pour les répartir équitablement et celles qui ont été affectées ailleurs l'ont incendié, puis sont parties en pleurant. D'ailleurs, je crois que Kero aussi était en train de pleurer...
— Je vois.
— Bref, je n'ai pas le temps de m'occuper de ça. Je dois préparer un discours pour ma nouvelle prise de fonctions donc je te laisse t'en charger !
— Attends deux minutes ! M'en charger ? Qu'est-ce que tu veux que je fasse de ça ? protesta Rena en jetant un regard nerveux vers le groupe de filles qui les observaient de loin tout en échangeant des commentaires à voix basse.
— T'as qu'à leur préparer un entraînement spécial, histoire de les mettre dans l'ambiance de la Garde, si tu vois de quoi je parle, lui dit-il avec un sourire complice.
— T'es sérieux ? Tu veux que je fasse ça maintenant ?
— Tout à fait ! Allez, c'est parti !
Il la saisit par les épaules et la poussa gentiment mais fermement vers le groupe d'apprenties.
— Cela me brise le cœur, mais je n'ai pas le temps de rester plus longtemps à vos côtés aujourd'hui, s'excusa Nevra. Mais ne vous inquiétez pas, Mademoiselle Yukihira ici présente est ma vice-capitaine. Elle est très gentille et très compétente. Elle va bien s'occuper de vous. N'est-ce pas Rena ?
Son visage se fendit d'un large sourire. Sans attendre la réponse de son amie, il leur fit une courte révérence puis s'empressa de quitter la salle. « Nevra... espèce de... ! » fulmina la yôkai intérieurement. Un vent de déception soufflait sur le groupe depuis que le beau vampire avait disparu. Alors que Rena était en train de songer que la popularité de Nevra était une véritable plaie, une élève l'interpella d'une voix doucereuse.
— Dites, Rena... quelle est votre relation avec le capitaine Nevra ?
— Pardon ? fit la jeune femme en levant un sourcil.
La fille qui avait parlé avait de longs cheveux dorés, qui lui tombaient en épaisses boucles souples et soyeuses sur les épaules et jusque dans le bas du dos. Ses grands yeux verts fardés, aussi brillants que deux émeraudes incrustées dans son délicat visage poudreux, lui donnait l'air d'une poupée de porcelaine. Les bras croisés sous sa poitrine généreuse, elle arborait une attitude hautaine. Derrière son sourire faussement poli, son regard était mauvais.
— Vous aviez l'air proche alors je me posais juste la question, s'excusa-t-elle avec un rictus hypocrite.
Rena ferma les yeux puis inspira profondément avant de les rouvrir. Ses iris avaient viré au blanc. Un froid pénétrant s'abattit soudain sur l'assemblée. Le silence tomba. Tous les regards étaient braqués sur la vice-capitaine, et les apprenties, saisis d'une appréhension soudaine, retenaient leur souffle.
— Je tiens à ce que les choses soient claires, déclara-t-elle d'une voix forte et posée. On se fiche des titres honorifiques et des patronymes. Nous sommes tous des frères et des sœurs d'armes. Alors que vous nous appeliez par nos prénoms, soit. Je ne m'en offusquerai pas. Mais il y a des limites à ne pas franchir. Je ne suis pas votre amie. Nevra n'est pas votre ami. Nous sommes vos supérieurs. Si vous voulez rejoindre la garde plus tard, la première chose que vous devez apprendre, c'est la discipline et le respect de la hiérarchie. Si vous êtes là pour des raisons personnelles et stupides, vous pouvez rentrer chez vous. Toutefois, si vous souhaitez vraiment acquérir un peu d'expérience professionnelle, je suis à votre entière disposition.
— Je suis désolée si je vous ai offensée, répondit la fille en perdant quelque peu de sa superbe. Nous voulons simplement aider et servir le capitaine Nevra au mieux de nos capacités.
— Ce n'est pas Nevra que vous devez aider et servir, rétorqua froidement Rena. C'est le peuple d'Eldarya. Votre rôle est de préserver la paix et de protéger la population. Vous devez être prêtes à vous dévouer corps et âmes à la protection du royaume. Encore une fois, si ce n'est pas pour cela que vous êtes là, vous pouvez rentrer chez vous. Et comme je sens que vos motivations ne sont pas tout à fait louables, je vais vous montrer ce qu'on attend d'un gardien de l'Ombre.
Une main se leva timidement.
— Oui ?
— Qu'est-ce qu'on va devoir faire ? demanda l'apprentie, l'air visiblement inquiète.
— Je vais vous faire passer l'épreuve traditionnelle des Ombres, déclara la yôkai. Normalement, c'est l'examen final de l'Académie qui vous permet de rejoindre la Garde. Le test de personnalité permet ensuite de vous répartir entre les différentes gardes. Autrefois, lorsqu'on voulait devenir gardien d'Eel, on passait d'abord le test de personnalité, puis on devait ensuite passer une série d'épreuves propres à chaque garde pour évaluer nos compétences. De nos jours, cet examen ne se pratique plus que chez les Obsidiens qui sont très à cheval sur la qualité de leurs recrues, mais il est relativement abordable et il est rare qu'un diplômé se fasse recaler. Celui des Ombres, en revanche, était réputé pour être le plus difficile et le plus dangereux. Donc voilà ce que je vous propose : celles qui réussiront le test pourront directement intégrer la garde de l'Ombre, sans avoir à terminer leur cursus ou passer l'examen final. Les autres devront redoubler leur année.
Il y eut des murmures d'excitation et de protestation. C'était dans ce genre de moment qu'on distinguait les ambitieuses des anxieuses.
— Je ne vous obligerai pas à passer le test, ajouta-t-elle alors. Vous êtes libres de refuser. Dans ce cas, vous n'aurez pas à redoubler, mais vous devrez retourner à l'Académie immédiatement. Vous pourrez postuler pour un nouvel apprentissage dans trois mois.
Elle balaya l'assemblée de ses yeux de glace, mais personne ne semblait prêt à se désister. Tant mieux. Au moins, elles faisaient preuve de courage et de détermination.
— Très bien... mais ne venez pas pleurer si vous y laissez un membre ou deux.
Elle sortit un morceau de parchemin et une mine de graphite d'un tiroir qu'elle fit circuler parmi les nouvelles en leur demandant d'y inscrire leur nom. Elle leur donna ensuite rendez-vous, trois heures plus tard, pour la première épreuve. Elle leur indiqua le lieu de l'épreuve tout en omettant volontairement d'expliquer comment s'y rendre. Ce seraient à elles de se renseigner. Un gardien de l'Ombre sans aucun sens de l'orientation ou incapable de récolter des informations était aussi inutile qu'un Obsidien sans force ni bravoure.
Liste en main, Rena quitta la salle commune, puis traversa le hall principal pour rejoindre les cuisines. Elle devait se remplir l'estomac avant de s'atteler à la préparation de la première épreuve. Elle fut agréablement surprise de trouver Ezarel dans le garde-manger, en train de se faire de généreuses tartines de miel.
— Tu fais une pause ? lui demanda-t-elle.
— Oui, la chef m'a accordé quelques minutes de répit. Elle est en train de me faire revoir toutes les potions de A à Z. On dirait un marathon d'alchimie. En plus elle ne me lâche pas d'une semelle, j'ai jamais eu autant la pression de ma vie. Enfin, c'était ça ou m'occuper des apprentis...
— M'en parles pas, soupira Rena en s'emparant d'une tartine au miel sous le regard outré d'Ezarel. Nevra m'a refilé celles de l'Ombre. Je suis sûre qu'elles ont du potentiel, mais elles pensent être ici pour baver sur leur capitaine et se la couler douce. Du coup, j'ai décidé de leur faire passer le vieux test de la garde.
— Tu comptes vraiment leur faire vivre cet enfer ? demanda-t-il d'un ton détaché, tout en se léchant les doigts.
— Ça ne me plait pas plus que ça, mais je n'ai pas trop le choix... Elles seront intenables si je ne les mate pas tout de suite.
— Va y avoir du sang et des larmes.... Enfin surtout des larmes ! Dommage que je sois trop occupé pour voir ça.
— T'as vraiment des idées sordides toi des fois...
— Ah bon, tu trouves ? fit-il innocemment tout en se fendant d'un large sourire sadique.
— Ça ne va pas être très amusant pour moi. Je dois tout gérer toute seule.
— Ça va être une longue journée pour toi comme pour moi alors, répliqua-t-il en faisant craquer ses phalanges. D'ailleurs je dois y retourner, là. Bonne chance pour le test. Je compte sur toi pour leur en faire voir de toutes les couleurs. Tu me raconteras tous les détails croustillants.
— Je ne sais pas si j'aurai envie de parler de ça à la fin de la journée, soupira-t-elle, épuisée à la seule pensée de ce qui l'attendait.
— Mais si, mais si. Je dois te laisser. À plus tard.
Rena le salua d'un signe de la main. Elle engloutit sa tartine puis, sans perdre davantage de temps, elle se rendit au sous-sol du Q.G. C'était un vaste réseau de tunnels et de salles humides aux murs couverts de mousse et de lichen. La vice-capitaine se munit d'une torche avant de s'engouffrer dans un escalier étroit qui s'enfonçait dans les boyaux de la terre. Elle arriva devant une lourde porte en bois à double battants, fermée à l'aide d'une grosse chaîne et d'un énorme cadenas.
La yôkai sortit une vieille clé rouillée de sa manche. La serrure résistait. Elle força un peu plus sur la clé en priant pour qu'elle ne cède pas. Les rouages du cadenas finirent par capituler et la chaîne tomba lourdement, un bruit métallique se réverbérant contre les parois des tunnels déserts. Les portes s'ouvrirent avec une plainte d'outre-tombe. La salle était complètement vide, à l'exception des toiles d'araignées géantes qui décoraient les coins et les murs. Il y avait une trappe en plein milieu du sol. Rena s'avança jusqu'au centre de la pièce puis souleva le panneau de bois. Une échelle descendait le long d'un puits noir qui semblait sans fond. Les barreaux étaient froids, humides et glissants mais semblaient encore en bon état. L'échelle s'arrêtait environ deux mètres avant le fond.
L'Ombre se laissa tomber au sol et poussa un juron lorsqu'elle se rendit compte qu'elle avait de l'eau jusqu'aux chevilles. Elle leva ensuite sa torche, la grande flamme vacillante révélant un long et large couloir qui s'étirait à l'infini. Il débouchait en fait dans une grotte à flanc de falaise, plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la mer, dont les soupirs se mêlaient aux mugissements du vent. Rena songeait à la dernière fois qu'elle avait visité ce lieu sinistre. Cela remontait à quelques décennies tout au moins. Toutefois, l'heure n'était pas à la nostalgie. Elle avait du pain sur la planche.
Chapitre 5 : Le test de la Garde de l'Ombre
Après deux bonnes heures de travail et une triple vérification, Rena jugea que tout était en ordre. Elle remonta à la surface et retrouva ses élèves dans le hall de la garde de l'Ombre. Les vingt noms figurant sur sa liste avaient répondu présent à l'appel. Elle ne se donna pas la peine d'associer chaque nom à son propriétaire, d'autant plus qu'elle ne les reverrait sans doute plus jamais après la fin de la journée. La yôkai guida alors la petite troupe par les chemins qu'elle avait empruntés quelques heures plus tôt.
— Je n'aime pas cet endroit, c'est flippant, chuchota une des filles à sa voisine.
— Si vous avez peur maintenant, alors qu'est-ce que ça va être tout à l'heure, marmonna Rena sans se retourner.
Il n'y eut pas d'autres commentaires et le groupe avança en silence. Ils arrivèrent enfin dans la grande salle souterraine. Rena ouvrit la trappe. Elle avait fixé des torches à la paroi à intervalles réguliers jusqu'en bas de l'échelle, mais malgré cela on discernait à peine le fond du puits. La vice-capitaine leur intima l'ordre de descendre d'un ton autoritaire.
— On doit vraiment descendre là-dedans ? demanda une fille d'une voix apeurée.
— L'épreuve n'a même pas encore commencé, mais si vous ne voulez pas descendre, vous êtes libre de déclarer forfait tout de suite et de rentrer chez vous.
Rena vit quelques visages hésitants. Certains se demandaient ce qui était le pire : descendre dans ce trou ou devoir repasser par ces tunnels effrayants tout seul ? En fin de compte, personne n'avait renoncé et elles étaient toutes descendues les unes après les autres. Rena fut la dernière à se glisser le long de l'échelle. L'air était moite, et le seul son provenait du clapotis incessant de l'eau. Une légère odeur d'égouts et de matière putride fit plisser le nez des apprenties les plus délicates.
— Je vais maintenant vous expliquer le déroulement de la première épreuve : nous nous trouvons au niveau le plus bas de la cité d'Eel. L'épreuve aura lieu en deux temps. Il y a deux salles, et dans chacune d'elles se trouve une planchette en bois avec votre nom inscrit dessus. Le but est de récupérer ces planchettes et de remonter dans la salle au-dessus de nous. Les salles sont bien entendu piégées, sinon ce ne serait pas drôle. Si vous tombez dans un de ces pièges, vous serez éliminées d'office. J'ai aussi invoqué une ou deux... créatures, donc soyez prudentes. Des questions ?
Quelqu'un leva timidement la main.
— Vous avez p-parlé de créatures... q-quel genre de créature ? demanda la fille d'une voix angoissée.
— Du genre qu'il vaut mieux éviter si vous ne voulez pas leur servir de casse-croûte. Mais ne vous inquiétez pas, si vous ne les dérangez pas, elles ne remarqueront probablement pas votre présence.
— Et si elles nous remarquent quand même, qu'est-ce qu'on fait?
— Courez... et vite, répondit Rena avec un regard sombre.
— On n'a pas d'armes ? demanda quelqu'un d'autre.
— Non. C'est déjà assez dangereux comme ça, je ne vais pas en plus vous donner une arme avec laquelle vous risqueriez de vous blesser. Je garderai un œil sur vous, mais je n'interviendrai pas. À vous d'éviter les pièges et autres dangers. Vous avez aussi le droit de vous entraider.
Tout le monde acquiesça en silence. Rena était surprise que leurs nerfs n'aient pas encore lâché. Elle pouvait sentir la peur et l'angoisse transpirer littéralement de leur corps, pourtant leur détermination restait intacte. Il fallait croire que personne ne la prenait vraiment au sérieux – après tout ça faisait des dizaines d'années que la garde de l'Ombre n'avait pas fait passer ce test. C'était plutôt devenu le genre d'histoire qu'on se racontait le soir autour du feu pour se faire peur, mais à laquelle personne ne croyait vraiment. La légende n'allait pas tarder à devenir réalité. Alors que le groupe se dirigea en silence vers la première porte. Une des filles poussa un cri de terreur.
— Il y a quelque chose dans l'eau ! cria-t-elle. Y a un truc qui m'a frôlé le pied !
Rena se baissa et dirigea sa torche vers la surface l'eau, juste à temps pour apercevoir un petit tentacule disparaître dans la noirceur de l'eau.
— Tu ne vas pas nous faire un caca nerveux pour un bébé poulpatata en pleine exploration. Allez ! On avance ! les encouragea Rena sur qui les expressions d'Ezarel commençaient sérieusement à déteindre.
— C'était un poulpatata ça ? s'exclama la jeune fille, choquée. Mais c'était tout gluant, et dégoûtant, et répugnant !
— Il a dû penser la même chose de toi quand tu as failli lui marcher dessus, répliqua Rena avec une pointe de sarcasme dans la voix.
« Dire que j'aurais pu me contenter d'utiliser des familiers. Vu le niveau du trouillomètre, ça aurait été aussi efficace que de vrais monstres, et nettement plus facile pour moi » pensa Rena en soupirant intérieurement.
Ils arrivèrent dans la première salle. C'était une vaste pièce aux murs de granit. Le plafond était haut et le sol était tapissé de larges dalles, en granit également. Des anneaux, des crochets, et des chaînes terminées par de vieux fers rouillés, étaient fixés aux murs. La pièce contenait tout un bric-à-brac d'objets divers et variés, essentiellement de vieux instruments de torture, marqués par le passage du temps et l'humidité. Rena donna le départ de l'épreuve et chacun commença à chercher du regard les fameuses planchettes.
— Ah j'en vois une avec mon nom là-bas ! s'exclama joyeusement une des étudiantes en pointant du doigt une vieille armoire sans porte dans laquelle se trouvait effectivement une planchette, bien mise en évidence.
Sans plus attendre, la jeune fille s'élança vers l'armoire, mais elle avait à peine fait quelques pas qu'elle sentit une des dalles céder sous son poids. Le sol se déroba sous ses pieds et, pendant une fraction de seconde, elle vit les pics acérés au fond du trou se rapprocher à vitesse grand V. Elle chuta en poussant un cri d'effroi. Les cercles magiques sur les quatre parois du piège s'activèrent et sa chute fut stoppée nette à quelques centimètres des pointes d'acier. Elle se mit à pleurer et à crier en même temps. Rena se pencha au-dessus du trou béant et lâcha d'une voix monocorde :
— Éliminée.
— Sortez-moi de là ! cria la fille en retour.
— Je viendrai te chercher à la fin de l'épreuve, répondit Rena.
— Non, s'il vous plaît, ne me laissez pas là. Je vous en supplie, je ne veux pas rester comme ça, je veux rentrer chez moi, cria-t-elle en pleurant de plus belle.
— D'accord, céda Rena.
Elle l'aurait bien laissée mariner dans son trou un peu plus longtemps, mais ses cris suraigus et ses pleurs étaient une vraie torture à ses oreilles. Elle se redressa puis, joignant l'index et le majeur de sa main gauche, elle leva lentement le bras du bas vers le haut, ce qui eut pour résultat de faire léviter la jeune fille hors du trou. Elle la déposa sur la terre ferme et les cercles magiques disparurent aussitôt. Les autres avaient assisté à cette scène dans un silence choqué et la plupart d'entre eux avaient perdu de leur superbe.
— Qu'est-ce que vous fichez plantées là ? On n'a pas toute la sainte journée, dépêchez-vous de trouver votre plaquette.
Trois personnes levèrent une main tremblante.
— On abandonne, dirent-elles la mine déconfite.
Rena ordonna aux quatre filles de remonter dans la salle au-dessus et de l'y attendre. Elles obtempérèrent sans broncher. « Déjà quatre en moins, et ce n'est que le début» soupira intérieurement l'Ombre. Il restait encore seize candidates. Trois autres personnes furent éliminées après être tombées dans un piège. Plus que treize. Rena était tout de même impressionnée que treize d'entre elles soient parvenues à récupérer leur planchette sans encombre – l'Académie devait bien les former. Elle les guida vers la deuxième salle, qui était en fait un réseau de pièces de différentes tailles et de formes variées, façonnées à même la roche, à l'image d'un réseau de grottes.
— Les plaquettes sont réparties dans les différentes pièces. Elles sont visibles, mais pas forcément faciles d'accès. À vous de trouver un moyen de les récupérer. Il n'y a pas de pièges cette fois-ci.
Les visages affichaient une expression de soulagement. Ne pas avoir à faire face à une nouvelle vague de pièges tordus semblait être synonyme de facilité. Elles avaient néanmoins retenu la leçon, puisque c'est avec prudence et méfiance qu'elles s'engagèrent dans le réseau de pièces. Rena les suivit de loin en essayant de garder un œil sur tout le monde.
Elle repéra du coin de l'œil un trio qui semblait avoir trouvé les planchettes comportant leur nom, mais ces dernières étaient hors d'atteinte, suspendues au plafond par d'épais fils blancs. Elles entreprirent donc de se faire la courte échelle pour les récupérer. Elles étaient tellement absorbées par les plaquettes qu'elles n'avaient pas remarqué la créature qui, tapie dans l'ombre, les observait avec quatre paires d'yeux avides. Rena regarda autour d'elle : les autres ne se débrouillaient pas trop mal seules, elle décida donc de se concentrer sur le trio. Elles étaient parvenues à récupérer les planchettes avec leurs noms respectifs et laissaient libre cours à leur joie, lorsque l'une d'entre elles poussa un cri strident.
— Qu'est-ce c'est que c'est que cette chose ? hurla-t-elle en pointant quelque chose dans le dos de ses deux camarades.
Elles se retournèrent et hurlèrent toutes les deux quand elles se retrouvèrent nez-à-nez avec l'énorme monstre arachnéen. Des gouttes d'un liquide clair comme de l'eau purifiée se formaient au bout des crochets de la bête. Une goutte tomba au sol, et la pierre commença à fondre et à se désintégrer en laissant échapper de petites volutes de fumée à l'odeur âcre. Les filles hurlèrent encore plus fort alors qu'elles tentaient d'échapper au monstre. C'est à ce moment qu'elles aperçurent Rena qui, adossée tranquillement au mur, les regardait sans bouger. Les filles l'appelèrent au secours, toutes à l'unisson.
— Vous abandonnez alors ? demanda-t-elle sans lever le petit doigt.
— Oui, on abandonne, on abandonne ! crièrent-elles en cœur. Par pitié sauvez-nous ! Je ne veux pas mourir.
Alors que la créature était prête à se jeter sur ses proies sans défense, Rena se servit de son pouvoir pour l'immobiliser. En un éclair, elle gela le sol et dirigea la glace vers les pattes du monstre qui se retrouva ainsi entravé. L'araignée géante essaya de se libérer de l'emprise de la glace, mais plus elle se débattait, plus la glace progressait. Elle finit par capituler en poussant une plainte sifflante.
— Vous n'allez pas la tuer ? demanda plaintivement une des filles.
— Pourquoi je ferai ça ? Elle n'a rien fait de mal, elle ne fait que suivre son instinct de prédateur. Je lèverai l'invocation à la fin de l'épreuve et elle pourra retourner là d'où elle vient.
Incrédules, les filles la regardèrent comme si elle était une sorte de monstre elle aussi.
— Vous étiez prête à nous laisser mourir si on n'abandonnait pas ! s'écria l'une d'entre elles d'un ton accusateur.
— Parce que vous croyez que le jour où on vous enverra en mission d'exploration au fin fond de la forêt d'Eel et qu'une créature essaiera de vous boulotter, il y aura quelqu'un pour vous sauver la vie ? Vaincre, fuir ou mourir, ce sont vos seules options.
Les trois filles n'avaient rien à répondre à cela et se turent. Elles se sentaient à la fois frustrées, honteuses, et encore un peu terrorisées. Rena les renvoya à l'étage, puis fit le tour des lieux, mais il n'y avait plus personne. Apparemment, tout le monde avait réussi à récupérer sa planchette et était déjà remonté. Lorsqu'elle les rejoignit à son tour, elle eut la confirmation que tous étaient revenus en un seul morceau avec le précieux écriteau. Ils étaient dix en tout à avoir passé la première épreuve. C'était plus que ce qu'avait espéré Rena qui était agréablement surprise et plutôt satisfaite du résultat.
Elle parcourut ses troupes du regard : elles avaient toutes des égratignures et des bleus un peu partout, leurs vêtements étaient déchirés à plusieurs endroits et elles paraissaient au bord de l'épuisement. La yôkai remarqua alors pour la première fois qu'il y avait un garçon parmi ses élèves. Elle ne l'avait pas remarqué dans la vingtaine de filles, mais maintenant que le groupe avait diminué de moitié, il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait bien d'un garçon. D'après la forme de ses oreilles et sa queue touffue, sans doute un loup-garou. Mais ce qui frappa Rena ce n'était pas son sexe, ni sa race, c'était le fait qu'il faisait le signe de la victoire en faisant sautiller les planchettes dans la paume de sa main et en souriant de toutes ses dents. Rena esquissa un léger sourire en se remémorant une scène similaire qui remontait à bien des années.
La première épreuve étant terminée, Rena ramena tout le monde dans le hall principal du Q.G. Les candidates qui avaient été éliminées furent d'abord envoyées à l'infirmerie pour un examen complet, puis chez Kero pour finaliser les formalités administratives et récolter leur zéro pointé. Pour les autres, pas le temps de souffler. Rena les rassembla dans le hall de la garde de l'Ombre et leur expliqua tout de suite la deuxième épreuve. Il y eut des cris et des soupirs de protestation, mais la vice-capitaine les rassura rapidement.
— Ne vous inquiétez pas, la seconde épreuve sera très courte et plutôt tranquille comparée à la première. Dites-vous que vous avez fait le plus dur et que ça ne pourra pas être pire désormais.
— C'est quoi alors la deuxième épreuve ? demanda le jeune loup-garou avec impatience.
— Suivez-moi, je vais vous montrer, dit-elle.
Rena les mena de nouveau aux grands escaliers qui descendaient au sous-sol.
— On va encore descendre là-dedans ? se plaignit une fille.
— On ne va pas au même endroit, se contenta de répondre Rena.
Ils continuèrent leur descente un moment, puis empruntèrent les escaliers de gauche qui les menèrent à leur nouvelle destination.
— Ce sont les oubliettes, expliqua Rena. Vous serez enfermé dans ces cages et le but de l'épreuve est de vous évader et de rejoindre le hall principal où je vous attendrai. Cette fois-ci, il est interdit de vous entraider, c'est chacun pour soi. Je le saurai si la cage a été ouverte de l'extérieur, alors n'essayez même pas. Vous avez trente minutes.
— Que trente minutes ? s'exclama une autre fille. Mais c'est impossible.
Rena reconnut la jeune fille blonde aux allures de poupée.
— C'est tout à fait possible, affirma Rena.
— J'aimerais bien vous y voir ! Vous dites ça, mais je suis sûre que vous n'avez même pas essayé ! Vous nous donnez des épreuves impossibles parce que vous êtes en position d'autorité et que vous voulez vous débarrasser de nous ! contesta-t-elle avec dédain.
— Si tu ne te sens pas capable de relever défi, je ne te retiens pas. La sortie est par là.
La jeune fille était furieuse, ses boucles blondes tremblaient comme de petits serpents enragés. Elle tapa violemment du pied, fit volte-face et quitta la prison comme une furie. Rena la regarda partir en soupirant. Ce n'était pas une grosse perte, cette fille annonçait une montagne de problèmes qu'elle n'aurait sans doute pas eu la patience de gérer dans le futur. Les autres ne voulaient pas ou n'osaient pas se rebeller. Elle leur attribua chacun une cage, et après avoir vérifié qu'elles étaient toutes bien verrouillées, elle lança le compte à rebours.
Elle était remontée dans le hall principal du Q.G et attendait patiemment. Au bout de vingt minutes, une fille fit son apparition. Cinq minutes plus tard, elle fut rejointe par une autre de ses camarades. Il restait à peine une minute et Rena était un peu déçue de ne pas voir le jeune loup-garou. Elle allait annoncer la fin de l'épreuve, lorsque le loup en question apparut, tout essoufflé, dans l'embrasure de la porte.
— Désolé, je me suis perdu, s'excusa-t-il en reprenant son souffle.
— Comment as-tu pu te perdre ? Le chemin est on ne peut plus direct.
— Je sais, mais il y avait ce drôle d'escalier, puis après il y a eu un bruit étrange, puis une lueur qui... enfin bref, voilà quoi ! Mais je suis dans les temps, hein ?
— Oui, c'est bon, le rassura Rena.
— Cool ! s'exclama-t-il avec un grand sourire.
La vice-capitaine leur donna la permission de se reposer le temps qu'elle aille libérer ceux qui n'avaient pas réussi à s'évader à temps. De même qu'au terme de la première épreuve, elle les dirigea vers l'infirmerie puis vers la bibliothèque où se trouvait Kero. Elle devrait d'ailleurs songer à lui présenter ses excuses et le remercier, car elle avait dû lui donner pas mal de boulot supplémentaire et de paperasse en plus à gérer. Elle avait invité les trois derniers candidats à la suivre dans la salle commune des Ombres pour l'épreuve finale. Les deux filles affichaient un regard déterminé ; elles devaient sans doute se dire que puisqu'elles étaient arrivées jusque-là, elles iraient jusqu'au bout. Quant au garçon, il semblait être impatient de commencer la troisième et dernière épreuve.
— Puisque vous n'êtes plus que trois, je vais vous demander de vous présenter brièvement. Nom, race, et vos attentes et ambitions concernant la garde, annonça Rena en leur faisant face.
Une fille aux longs cheveux noirs s'avança. Elle avait de grands yeux marron et son visage allongé avait quelque chose de chevalin. Elle n'était pas très jolie, mais elle n'était pas moche non plus.
— Je m'appelle Sigrid, je suis une kelpie, et mon rêve est d'épouser le seigneur Nevra et passer le restant de mes jours à ses côtés ! déclara-t-elle avec passion.
— Seigneur Nevra... s'étouffa Rena en réprimant un violent fou rire.
Sigrid la regarda sans sourciller, elle ne rougissait même pas et avait l'air très sérieux, ce qui rendait la situation encore plus comique. Rena fit signe de passer au suivant.
— Je m'appelle Thanë, je suis une elfe, et mon rêve c'est de... euh... et bien, av... mes senti... au Chef... vra, murmura-t-elle d'une toute petite voix en bafouillant et en se tortillant, visiblement embarrassée par sa propre confession.
La yôkai n'avait pas tout compris, mais elle saisissait l'idée générale. Il n'y en avait que pour Nevra, encore une fois. Elle sentit une pointe de jalousie mêlée de mépris monter en elle. Depuis leur plus jeune âge, Rena et Nevra avaient toujours été ensemble, elle l'aimait inconditionnellement comme un frère, et ne supportait pas toutes ces filles qui clamaient avoir des sentiments pour lui et n'avaient d'yeux que pour le beau et séduisant vampire alors qu'elles ne connaissaient rien de son ami d'enfance. Elle en voulait aussi à Nevra de s'amuser à les séduire et de faire semblant de se laisser séduire en retour alors qu'il n'avait aucune intention de leur retourner leurs sentiments.
Elle passa au candidat suivant en poussant un soupir irrité. Au moins avec l'unique candidat garçon elle aurait peut-être une chance d'entendre parler d'autre chose que de Nevra. Encore que, tout était possible, mais ce serait une première pour elle.
— Moi c'est Chrome ! Je suis un loup-garou ! Un loup hein, pas un chien ! Et bah en fait, à la base je voulais faire mon apprentissage chez les Obsidiens, mais y avait plus de place, avoua-t-il en se grattant la joue nerveusement. Mais en fait c'est plutôt cool ici ! J'ai envie d'apprendre plein de choses, genre le truc que vous faites avec vos yeux là et la glace et tout, c'était trop cool !
— Tu ne peux pas apprendre à faire ça, lui répondit Rena qui se sentait flattée malgré elle. C'est un attribut lié à ma race, c'est inné.
— Oh... fit Chrome, les oreilles pendantes de déception.
— Mais je suppose que tu pourrais apprendre quelques sorts de glace, ils sont moins puissants mais tout aussi utiles, le rassura-t-elle avec un sourire bienveillant.
— Super ! J'ai hâte ! s'exclama Chrome.
— Enfin, ça c'est si tu réussis la dernière épreuve, lui rappela Rena en retrouvant son air sévère.
Elle leur expliqua alors en quoi cela consistait. Elle allait les affronter en duel chacun à leur tour. S'ils arrivaient à la désarmer ou à lui infliger une blessure, aussi légère soit-elle, ils réussiraient l'épreuve et intégreraient donc directement la garde en tant que nouvelle recrue.
— Vous aurez un poignard comme seule arme. Chaque duel durera dix minutes maximum, si à la fin du temps imparti vous ne m'avez pas désarmée ou blessée, vous serez éliminés. Sigrid, tu vas passer la première.
La jeune fille acquiesça d'un signe de la tête. Elle prit le poignard que lui tendait Rena, et le tint fermement. Elles se placèrent au centre de la pièce, puis Rena dégaina son katana et se mit en position de défense. Une expression passagère d'inquiétude assombrit le visage de Sigrid, mais elle retrouva vite sa détermination. Elle serra son poignard et se précipita sur Rena. Cette dernière ne se donna même pas la peine de parer, elle se contenta de faire un pas sur le côté. Sigrid était vive, elle se retourna rapidement et attaqua immédiatement, mais ses gestes manquaient de précision, elle tenait mal son poignard et sa garde était pleine d'ouvertures. Elle avait beau attaquer, encore et encore, Rena esquivait tous ses coups sans effort. Les dix minutes s'étaient écoulées, et Sigrid, à bout de souffle, s'avoua vaincue. Ce fut au tour de Thanë, mais elle n'avait pas l'air très motivée. Elle se tordait nerveusement les mains.
— Un problème ? demanda la vice-capitaine.
— Je ne comprends pas pourquoi on doit faire ça, finit-elle par dire. Les missions ne sont pas si dangereuses que ça. La plupart du temps, il s'agit juste de retrouver des familiers égarés ou de faire de la reconnaissance. Pourquoi est-ce qu'on devrait savoir se battre comme ça ? Le royaume est uni et en paix, ce n'est pas comme si on devait affronter des armées ennemies.
Rena s'avança calmement vers elle, leva son katana et pointa le bout de la lame vers la gorge de la jeune elfe. Celle-ci baissa les yeux vers la lame, apeurée.
— Si demain la personne en qui tu avais le plus confiance levait ainsi son arme contre toi avec l'intention de te tuer, qu'est-ce que tu ferais ?
— Je... ça n'arriverait pas, répliqua-t-elle sans grande conviction.
— Tout peut arriver, et tu dois être prête à affronter n'importe quelle situation, même les plus douloureuses.
— Mais je ne veux faire de mal à personne, protesta-t-elle plaintivement, je ne veux tuer personne.
— Dans ce cas, tu n'as pas ta place dans la garde de l'Ombre.
Thanë avait les larmes aux yeux. Elle leva un regard suppliant vers la yôkai de glace, mais celle-ci restait campée sur ses positions. Elle ne ferait pas exception à la règle.
— Ce n'est pas moi qui ai inventé ces épreuves, lui expliqua-t-elle. Si elles existent, c'est pour une bonne raison.
Thanë comprenait, mais elle ne pouvait pas répondre aux exigences de la garde et choisit d'abandonner. Il ne restait plus que Chrome. Rena lui tendit un poignard qu'il refusa de prendre en secouant la tête.
— Je préfère me battre avec ça, dit-il en montrant ses griffes acérées.
— Comme tu veux, acquiesça Rena en rangeant le poignard.
Elle eut à peine le temps de se mettre en position que Chrome avait déjà lancé son attaque. Il était bien plus rapide qu'elle ne le pensait et Rena fut prise au dépourvu. Le temps qu'elle se reprenne, il était déjà passé derrière elle. Elle se retourna dans l'intention de parer son coup. C'est alors que le jeune loup-garou fit quelque chose d'imprévisible que même la gardienne de l'Ombre n'aurait pas pu anticiper. Au lieu de l'attaquer directement, Chrome saisit la lame du katana de la main gauche et, ignorant l'acier froid qui pénétrait dans la chair de sa paume, il avait attrapé le poignet de Rena pour y enfoncer ses griffes. Rena lâcha son sabre sous l'effet de la surprise et de la douleur.
— Hé hé ! J'ai gagné ! exulta-t-il avec un sourire carnassier.
Fou de joie, il ignora complètement sa main sévèrement entaillée qui saignait abondamment. Rena était tellement surprise qu'elle en oublia presque la douleur qui lancinait son propre poignet ensanglanté. Elle le dévisagea de longues minutes. Malgré son jeune âge, il avait un potentiel indéniable et un avenir prometteur au sein de la garde. Elle avait hâte de voir ce qu'il allait devenir avec un bon mentor pour canaliser toute cette énergie débordante.
— Bravo ! Tu as passé le test avec succès, tu es désormais un membre à part entière de la garde de l'Ombre. Kero s'occupera des formalités avec l'Académie pour valider ton diplôme et organiser ton transfert dans la Garde.
Chrome était aux anges.
— Alors c'est quoi ma première mission ? demanda-t-il avidement.
— D'aller faire soigner ta main à l'infirmerie. Je vais t'accompagner, j'en ai besoin aussi, lui dit-elle avec un sourire en levant son poignet couvert de sang.
— Ah oui, désolé pour ça, s'excusa Chrome, gêné, en se grattant nerveusement la joue. Je me suis un peu laissé emporter dans le feu de l'action.
— Tu as de bons réflexes et un bon instinct, mais tu devrais être plus prudent. Si ça avait été quelqu'un d'autre, tu aurais déjà perdu la moitié de ta main à l'heure qu'il est.
— Haha, c'est vrai, j'ai pas vraiment réfléchi sur le coup, admit le jeune garçon.
Ils se rendirent ensemble à l'infirmerie, puis Rena quitta Chrome dans le hall principal en lui promettant de l'accueillir personnellement dès que l'Académie aurait officialisé son transfert. Elle se rendit ensuite directement dans la chambre de Nevra pour lui communiquer les résultats de l'examen. Lorsqu'elle entra, il était assis à son bureau, pensif, sa plume suspendue dans les airs, un morceau de parchemin étalé devant lui. C'était bien la première fois que la yôkai voyait Nevra en train de travailler si sérieusement.
— Alors, ça avance ce discours ? lui demanda-t-elle.
— Pas vraiment... ça manque de quelque chose... D'impact peut-être? médita-t-il avec un geste vague de la main. Étant donné les récents événements, j'aimerais faire passer un message rassembleur et unificateur, mais j'ai pas l'impression que mes capacités d'orateur soient à la hauteur de la tâche.
— Peut-être que tu devrais faire moins attention à la forme et te concentrer davantage sur le fond, lui suggéra-t-elle.
— Oui, tu as peut-être raison... Et sinon, ce test, ça s'est bien passé ? Tu les as bien traumatisées ? demanda-t-il en posant sa plume et en s'appuyant contre le dossier de sa chaise.
— M'en parle pas... elles m'ont épuisée ! soupira Rena en s'asseyant sur le coin du bureau de son ami. Je ne comprends vraiment pas tout ce foin qu'elles font autour de toi...
— Tu ne serais pas un peu jalouse par hasard ? plaisanta Nevra avec un sourire en coin.
— Pas du tout ! s'offusqua son amie en lui faisant les gros yeux. Mais t'es quand même gonflé de m'avoir refilé une tâche aussi ingrate. T'aurais pu t'occuper de ton propre bazar !
— Si ça avait été moi, ça n'aurait pas été aussi efficace ! J'étais sûr que tu ferais un bien meilleur boulot que moi ! répliqua-t-il sur le ton de flatterie.
— Dis plutôt que tu ne voulais pas perdre ta réputation ! rétorqua-t-elle en lui jetant un regard de travers.
— Haha, y a un peu de ça aussi, je l'avoue ! Et sinon, quelqu'un a réussi le test ?
— Oui, un garçon nommé Chrome.
— Y avait un garçon ? lâcha Nevra surpris.
— Je ne l'ai pas remarqué tout de suite non plus, si ça peut te rassurer.
— Et alors, il est doué ?
— Assez, affirma-t-elle en lui montrant les bandages sur son poignet. Je trouve qu'il te ressemble beaucoup.
— Vraiment ? Je pensais pourtant que j'étais unique, répondit le vampire, un peu vexé.
— Il m'a vraiment surprise, et il est à peine plus âgé que nous lorsqu'on est entré dans la garde.
— Ah la la... que de bons souvenirs ! fit Nevra avec nostalgie.
— Parce que t'appelles ça des bons souvenirs toi ? Je ne sais pas combien de fois j'ai cru mourir.
— Haha ! C'est vrai, mais c'est ça qu'était bien ! Heureusement que j'étais là pour te sauver à chaque fois. Par contre c'était pas très cool de ta part de t'évader en cinq minutes et de m'abandonner comme une vieille chaussette.
— On se serait fait éliminer si je t'avais aidé, et puis ce n'est pas de ma faute si tu es arrivé au dernier moment parce que t'étais parti te perdre je ne sais où.
— Je me devais de porter secours à une jeune demoiselle en détresse, clama Nevra en portant la main à son cœur.
— Ben voyons, seigneur Nevra dans toute sa splendeur, ricana la yôkai en esquissant un sourire moqueur.
— Enfin le plus effrayant dans tout ça, c'était quand même Rurik.
— Hm... c'est vrai qu'il nous en a fait voir de toutes les couleurs, finit par dire Rena après un petit moment de silence.
Elle ne s'attendait pas à ce que Nevra prononce le nom de leur ancien chef de garde. Cette évocation du passé avait dû raviver d'autres souvenirs plus douloureux chez lui. Elle le regarda, légèrement inquiète, ce qui n'échappa pas au vampire.
— Me regarde pas avec ces yeux de Corko mouillé, je vais bien, la rassura-t-il en s'efforçant de sourire.
— Si tu le dis.
— Oh ! D'ailleurs, tu sais pas ce qu'Ykhar m'a ramené ?
— Quoi donc ?
— Ça ! annonça-t-il fièrement en sortant un livre. Le tome trois de ma série favorite !
— Y a un tome trois de ce navet ? s'étonna Rena, dépitée. Ça ne se terminera donc jamais ?
— Tu dis ça, mais tu ne les as même pas lus ! protesta Nevra, un peu blessé.
— Je les lirai un jour... si j'ai le temps.
Ils se quittèrent là-dessus et la jeune femme regagna sa chambre pour s'offrir un peu de repos bien mérité. Elle fut réveillée par Ezarel qui toquait à sa porte. Il lui proposa d'aller se promener. Il n'en pouvait plus d'avoir passé la journée enfermé dans le labo et avait besoin de prendre un peu l'air. Pendant qu'ils déambulaient sans but précis dans les jardins du Q.G, Rena raconta sa journée en long et en large à Ezarel, en n'omettant aucun détail.
— À ce sujet, j'ai croisé des filles en larmes qui te traitaient de, je cite : « démon tyrannique venu tout droit des enfers », y avait aussi « monstre sans cœur », ou « psychopathe sanguinaire ». Je l'aime bien celui-là ! De « sorciè-
— C'est bon Ezarel ! l'interrompit Rena en levant une main. J'ai compris, pas besoin de me faire la liste.
— À ta place je serais honoré, ça prouve que tu as fait du bon boulot !
— C'était pas le but, Ezarel... soupira Rena, exaspérée.
— Ah bon ? J'aurais pourtant cru, répliqua l'elfe en se tenant le menton, songeur.
— Espèce de sadique, va ! dit-elle en rigolant et en lui donnant un coup de poing affectueux dans le bras.
— Han ! Comment oses-tu traiter ainsi mon elfique personne ? s'écria Ezarel en prenant un air scandalisé.
— N'importe quoi, pouffa Rena.
— Mon Bériflore d'amour n'est pas très tendre avec moi ce soir, se lamenta Ezarel en faisant mine d'essuyer une larme.
— Ne m'appelle pas comme ça, enfin ! s'exclama Rena.
— Tu préfères Bérichou ? Ou peut-être Bérinette ? la taquina-t-il affectueusement en essayant de la prendre dans ses bras.
— Mais tais-toi ! T'es vraiment insupportable ! protesta-t-elle en le repoussant gentiment.
— Peut-être mais c'est comme ça que tu m'aimes ! répliqua-t-il avec un grand sourire.
Il enlaça Rena pour la serrer fort dans ses bras. La yôkai n'émit qu'une faible résistance pour finalement se laisser faire.
— T'iras dormir tout seul dans ta chambre ce soir, marmonna-t-elle d'un ton boudeur tout en se laissant aller à leur étreinte.
— Comment ça ? Je veux pas dormir tout seul moi, c'est trop triste. Qu'est-ce que je vais faire sans tes ronflements ?
— Grrr...
— Et tes grognements ! J'ai failli oublier tes grognements, ajouta-t-il en riant.
Rena finit par céder, elle ne pouvait pas rivaliser avec Ezarel quand il était comme ça. Elle leva la tête vers lui et leurs regards se croisèrent. Elle avait toujours trouvé le regard de l'elfe hypnotique, sans doute à cause de ses magnifiques yeux turquoise. Elle ne se lassait jamais de les contempler.
— Si tu continues à me faire les yeux doux comme ça, je ne vais pas avoir la patience d'attendre qu'on rentre, murmura-t-il en l'embrassant sur l'oreille puis dans le cou.
— Hm... se contenta de dire Rena qui savourait les baisers et les caresses voluptueuses de l'Absynthe.
Finalement, il ne mit pas sa menace à exécution et ils rentrèrent ensemble. Rena était fourbue, toute la fatigue accumulée au cours de la journée lui était retombée dessus d'un coup. Ezarel lui avait préparé une tisane délassante à base de plantes médicinales. Il avait mis trois tonnes de miel dedans — pour son goût personnel disait-il — mais le goût sucré était revigorant. Rena sirota son breuvage en conversant avec son petit ami. Elle posa sa tasse sur la table de chevet puis sa tête sur l'oreiller, et, cinq minutes plus tard, elle dormait à poings fermés.
Ezarel contemplait son visage endormi tout en écoutant ses ronflements légers. Il caressa doucement sa joue, puis déposa un baiser sur son front avant d'éteindre la lumière. Un bras passé autour de sa taille, confortablement blotti contre l'élue de son cœur, il la rejoignit bien vite au pays des songes. Ce n'était que la deuxième nuit qu'il passait avec elle, mais il n'imaginait pas que les choses puissent en être autrement. Il s'était habitué à sa présence et elle lui faisait du bien. C'était comme si elle avait toujours été là, comme si elle avait toujours fait partie de sa vie. Il ne s'imaginait pas l'avenir sans Rena.
Chapitre 6 : Soupçons
Le vent de panique qui avait soufflé sur la cité avait été contenu par les portes-paroles de la Garde d'Eel, dont Miiko en personne, qui avait tenu à faire un discours public sur la grande place d'Eel pour rassurer la population et faire taire les rumeurs. Après quelques semaines d'agitation et d'incertitude, les habitants étaient retournés à leur train-train quotidien, et la Cité d'Eel avait retrouvé la paix et la sérénité.
Ezarel avait réussi à obtenir une chambre plus grande, car celle qu'il partageait actuellement avec Rena n'était pas assez spacieuse à son goût. Ils avaient tenu à garder leur relation discrète aussi longtemps que possible, sans pour autant en faire un secret d'État, mais la nouvelle avait fini par faire le tour du Q.G. Ceux qui connaissaient l'elfe cynique et la yôkai au regard de glace se demandaient comment ces deux-là avaient pu finir ensemble. Nevra, d'ailleurs, ne manquait jamais une occasion de les charrier à ce sujet et de lancer des rumeurs toutes plus ridicules les unes que les autres. L'Absynthe prenait un malin plaisir à répondre à ses provocations par d'autres provocations et ne faisait rien pour démentir les rumeurs en question, ce qui exaspérait sa compagne au plus haut point. Malgré cela, la vie suivait son cours : les missions de routine laissaient place à d'autres missions de routine et les semaines s'étaient muées en mois.
Tout le monde avait bien vite oublié la tentative de coup d'État de Rurik. Tout le monde sauf Rena. Le souvenir était encore vivace et ses pensées y revenaient souvent. Quelque chose la dérangeait, mais elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Elle examinait la situation sous tous les angles puis, ses questions restant sans réponse, elle les reléguait dans un coin de sa tête. Elle y pensait de moins en moins mais, parfois, elle était prise d'un sentiment de malaise qu'elle ne s'expliquait pas. La gorge serrée, la boule au ventre, à jeter des regards nerveux par-dessus son épaule. Elle se sentait suivie, épiée, surveillée. Elle ne pouvait s'empêcher d'être constamment sur ses gardes et se montrait méfiante envers tout le monde.
Six mois s'étaient écoulés depuis cette fameuse nuit qui continuait de la hanter lorsqu'elle se décida enfin à partager ses craintes avec Nevra. Il l'avait écouté attentivement, mais ne semblait pas prendre son histoire au sérieux.
— Tu te fais des idées.
— Pourtant il y a des choses qui ne collent pas, insista-t-elle.
— Comme quoi ?
— Je me souviens de ce qu'a dit Rurik : « la roue du destin est déjà en marche et personne ne peut l'arrêter. » Mais j'ai n'ai pas eu l'impression que c'est du coup d'État qu'il parlait. Puis les actions de Rurik ne font aucun sens. C'était un homme prudent qui faisait passer les intérêts de l'Ombre avant tout. Lancer un coup d'État tout en sachant qu'il devrait s'opposer aux trois autres gardes, c'était presque voué à l'échec. Même s'il parvenait à éliminer Miiko et les membres de la garde Étincelante, il aurait dû faire face à l'opposition de l'Absynthe et de l'Obsidienne. Il y aurait eu beaucoup de pertes.
— L'annihilation de la garde Étincelante aurait été un choc psychologique suffisant pour faire plier les deux autres gardes, argua Nevra en balayant ses arguments d'un revers de main.
— Mais ce n'était pas une issue certaine. Je ne vois pas Rurik faire un pari aussi risqué.
— Rurik était loin d'être parfait, Rena. Il a fait des erreurs aussi.
— Mais là on ne parle pas d'une petite erreur ! Un stratège comme Rurik ne se serait pas engagé dans un combat qu'il n'était pas certain de gagner. Il a pris beaucoup trop de risques, à commencer par moi. Il savait que je l'espionnais, mais il m'a quand même dévoilé ses plans. Il aurait dû me tuer, mais il ne l'a pas fait. C'est comme s'il voulait que son plan échoue.
— Tout ça c'est dans ta tête, Rena, répondit Nevra en la regardant avec inquiétude, comme s'il doutait de sa santé mentale. Tu deviens parano.
— Dis que je suis folle tant que t'y es ! s'emporta-t-elle en lui jetant un regard noir.
— Je n'ai pas dit ça, se défendit Nevra en levant les mains devant lui, mais tu devrais arrêter de ressasser tout ça. C'est du passé maintenant.
— Tu ne me prends pas au sérieux, mais dois-je te rappeler que c'est notre boulot d'être parano ? Si tu ne l'étais pas aussi, tu ne te serais jamais méfié de Rurik. Je n'ai pas remis tes soupçons en doute quand tu m'as parlé de ce que préparait le capitaine et que tu m'as demandé ton aide. Je t'ai fait confiance !
— Rena, je te fais confiance...
— Mais ?
— Mais je pense que cette histoire te travaille, que la trahison de notre capitaine t'a pas mal secouée, et que tu t'imagines des choses qui n'existent pas. Nous avons traqué, arrêté, interrogé et éliminé les traîtres nous-mêmes. Ils sont tous en prison, en exil dans les Terres du Crépuscule ou morts. Oublie tout ça, concentre-toi sur les affaires de la garde, profite qu'on n'a pas trop de boulot en ce moment pour passer du temps avec ton elfe, va bouquiner un peu, mais faut vraiment que tu te sortes tout ça de la tête.
— Je n'aurais pas dû t'en parler, marmonna la yôkai avec amertume. Je m'en vais.
— Ne te fâche pas... Rena ! Attends ! Où est-ce que tu vas comme ça ?
Son amie avait claqué la porte derrière elle avec colère. Elle avait l'impression d'étouffer dans le Q.G, il fallait qu'elle prenne l'air. Ses pas l'avaient menée jusqu'à la place du marché. Sur la grande esplanade bondée, les affaires allaient bon train pour les Purrekos. Rena parcourait les étals d'un regard absent. Elle avait été accostée par plusieurs vendeurs, mais rien de ce qu'ils lui proposaient ne l'intéressait vraiment. Elle s'était arrêtée devant un stand qui vendait des accessoires pour hommes. Elle songeait à prendre quelque chose pour Ezarel. Une nouvelle ceinture peut-être... ou une sacoche d'apothicaire. Elle allait demander au vendeur de lui montrer quelques articles lorsqu'elle sentit un mouvement dans son dos. Quelqu'un venait de la frôler de près en tirant discrètement sur sa manche, mais la silhouette encapuchonnée se faufilait déjà entre les badauds qui flânaient sur le marché. Avant qu'elle ne la perde de vue, Rena s'était lancée à sa poursuite, sous le regard hébété du marchand dont la cliente venait de lui filer sous le nez sans rien acheter.
Elle avait poursuivi le mystérieux individu jusqu'à la périphérie du marché, où les étals et les gens se faisaient plus rares. Du coin de l'œil, elle aperçut sa cible disparaître dans une ruelle, mais lorsqu'elle s'y engouffra à son tour, l'endroit était parfaitement vide. La petite rue, entre deux rangées de maisons mitoyennes qui s'élevaient sur trois étages au moins, se terminait par une cour intérieure sans issue. Comment avait-elle fait pour perdre sa trace ? Elle allait se décider à interroger le voisinage lorsqu'elle se rendit compte à quel point tout cela était ridicule. Pourquoi perdait-elle son temps à courir après des ombres qui n'étaient sans doute que le fruit de son imagination ? Nevra avait raison. Elle devenait parano.
Alors qu'elle faisait tout de même le tour de la cour pour s'assurer qu'aucun passage ne lui avait échappé, elle avait senti quelque chose fourmiller sous ses pieds, tout près du puits central. Elle se pencha pour examiner la source de cette drôle de sensation. Quelqu'un avait tracé un cercle autour du puits, très récemment. Les résidus de maana étaient encore assez frais pour qu'elle sente leur énergie qui émanait du sol.
Rena était loin d'être une experte en magie. Elle se reposait essentiellement sur ses pouvoirs innés, ses connaissances théoriques en termes de magie conventionnelle étant somme toute très limitées. Pourtant, à la quantité de maana concentrée au même endroit, elle devinait qu'il ne s'agissait pas d'un cercle ordinaire. Les pulsions régulières qui lui picotaient le bout des doigts indiquaient qu'il était encore actif, mais elle aurait été bien incapable d'identifier ses fonctions.
Ce qui l'étonnait plus encore dans cette situation, c'est que le cercle avait été tracé autour du puits. Faisait-il partie de l'enchantement ? Quel intérêt à intégrer une source d'eau à ce genre de sort ? D'autant plus qu'inclure un élément fixe de ce type compliquait nettement le tracé du cercle. Ces points d'eau étaient souvent, bien que pas toujours, liés à l'esprit d'une naïade qui ne s'éloignait jamais trop du puits ou de la fontaine dont elle avait la charge. Elle veillait sur la pureté de l'eau et s'assurait qu'elle ne se tarisse pas. Rena s'était donc mis en quête de la gardienne du puits, qu'elle avait trouvée dans une des maisons qui donnaient directement sur la cour.
La délicate nymphe avait l'air étonnée de voir une gardienne d'Eel sur le pas de sa porte, mais elle l'avait fait entrer dans son salon. Elles s'étaient installées autour d'une tasse de thé et Rena avait commencé son interrogatoire. Elle ne lui avait pas parlé ouvertement du cercle magique, mais elle avait posé quelques questions sur le quartier et son puits. La cour était-elle fréquentée ? Avait-elle vu ou ressenti quoi que ce soit d'étrange ces derniers jours ? Avait-elle remarqué un changement récent dans la qualité de l'eau ? Malheureusement, les réponses de la naïade étaient trop vagues et incertaines pour confirmer les soupçons de l'Ombre.
Soucieuse, la gardienne était rentrée au Q.G les mains vides, mais la tête pleine d'interrogations. Elle aurait dû en parler à Nevra, mais son attitude envers elle et le manque de confiance qu'il lui témoignait l'avait vexée. Sa fierté mal placée l'empêchait de se confier à son ami, surtout si c'était pour qu'il pense qu'elle délirait. Elle n'avait pas besoin de lui, elle se débrouillerait bien toute seule.
Après avoir fait les cent pas dans sa chambre, elle était ressortie pour se remplir l'estomac. Elle avait croisé Valkyon au réfectoire avec qui elle avait engagé la conversation. Le faelien n'étant pas très bavard, ce n'était pas le plus divertissant des compagnons, mais son attitude calme et posée était ce dont elle avait besoin en ce moment.
— Valkyon, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus ! Tu rentres de mission ?
— Oui.
— C'était comment ?
— Pas très intéressant.
— Tu veux qu'on mange ensemble ?
— Si tu veux, accepta-t-il avec un sourire rassérénant.
Une fois attablés, Rena chercha un sujet de conversation pour briser le silence qui s'était confortablement installé entre eux et commençait à prendre ses aises. Cela ne semblait pas déranger Valkyon le moins du monde, mais la yôkai trouvait l'atmosphère pesante.
— Au fait, je ne t'ai jamais demandé, commença-t-elle, mais pourquoi tenais-tu absolument à entrer dans la garde d'Eel ?
— Je ne sais pas si c'est vraiment le meilleur moment pour parler de ça.
— Désolée, je ne voulais pas paraître indiscrète.
— Ce n'est pas ça, mais ça risque d'être long.
— J'ai tout mon temps, répondit-elle avec un sourire encourageant.
Valkyon avait lancé son récit de façon on ne peut plus classique. Il avait commencé par le commencement, c'est-à-dire son enfance. Il était orphelin de naissance, et, aussi loin que remontait sa mémoire, il avait toujours été la propriété de quelqu'un autre. L'esclavage était une pratique commune dans les Terres de Feu, où il était né et avait grandi. C'était le sort de tous les enfants privés de parents, mais Valkyon était différent des autres orphelins ; il avait en plus le malheur d'être un faelien.
Les faeliens possédaient une part d'humain en eux. Quel que soit le nombre de générations qui séparait un faelien de son ancêtre d'origine terrienne, ça n'avait pas d'importance. La moindre goutte de sang impur, aussi infime soit-elle, était suffisante pour susciter l'effroi chez les faeries pure souche. Parmi les populations les plus ignorantes, les mythes sur la cruauté des humains se transmettaient de génération en génération. L'histoire disait qu'ils avaient fait subir les pires persécutions aux faeries, qu'ils les avaient traqués, torturés, brûlés vifs, ce qui avait conduit à leur exil sur Eldarya, il y a de cela plusieurs milliers d'années. C'est ce qu'on appelait Le Grand Déplacement. Tout cela était fortement ancré dans l'imaginaire collectif des eldaryens. Les faeliens, de même que les très rares humains qui vivaient à Eldarya, suscitaient la peur et la haine. Ces bourreaux imaginaires étaient devenus les victimes bien réelles d'une persécution qui durait depuis la nuit des temps.
Valkyon ne s'était jamais plaint de sa situation, il n'avait jamais maudit son destin, mais il sentait un immense vide en lui. Sa vie n'avait pas de sens ; il avait besoin de trouver un but. Son maître lui avait alors promis qu'en travaillant assez, il pourrait acheter sa liberté. C'est donc le but que s'était fixé le faelien. Les années s'étaient succédé, mais Valkyon gardait espoir. À chaque fois qu'il demandait à son maître s'il était proche du but, il se contentait de répondre « pas encore » ou « bientôt ».
Valkyon avait atteint l'âge adulte, mais sa situation n'avait pas changé. Il avait fini par se rendre compte qu'il ne pourrait jamais acheter sa liberté, car la liberté n'avait pas de prix et ne pouvait se mesurer en heures de travail ou en pièces d'or. Désespéré d'avoir perdu son but et furieux contre son maître qui l'avait trompé, il se demandait à quoi avaient servi toutes ces années de dur labeur. Seul son maître en avait récolté les fruits, mais qu'avaient-elles apporté à Valkyon ? Rien. Sa vie se résumait à cela. Rien. Le néant. Il pourrait faire autant d'efforts qu'il le voulait, ces efforts ne lui apporteraient rien car ils ne lui appartenaient pas. Il trimait jour et nuit pour les autres, alors qu'il désirait vivre pour lui-même.
Valkyon était en proie à une violente crise de déréliction lorsqu'il avait entendu parler de la Garde d'Eel pour la première fois. On racontait que la Garde acceptait tout le monde, quelle que soit leur origine, et que ce n'était que par l'effort et le mérite qu'on pouvait monter en grade. C'était à ce moment-là que l'idée de devenir gardien d'Eel avait germé dans l'esprit du jeune esclave. Un endroit où son statut de faelien n'importait pas et où il pourrait progresser par ses propres moyens et pour son propre profit. Il s'était donc fixé un nouveau but.
Le soir même, il avait quitté la demeure de son maître pour entamer un long périple vers la capitale. Il craignait que son maître ne lance les chasseurs d'esclaves à ses trousses, il s'attendait à les voir apparaître d'une minute à l'autre, mais il n'en fut rien. Sans doute son maître était-il soulagé d'être enfin débarrassé d'un faelien comme lui. Le voyage n'en fut pas plus aisé, le chemin était semé d'embûches, mais la détermination et la force hors du commun de Valkyon étaient venues à bout des situations les plus périlleuses.
La suite, Rena la connaissait. Elle ne savait pas comment réagir à l'histoire de son camarade, mais elle n'était pas excessivement étonnée non plus. Elle ne savait que trop bien à quel point les gens pouvaient être cruels envers ceux qu'ils jugeaient différents. La peur irrationnelle de l'inconnu engendrait la haine et la violence. Après ce récit, la yôkai se sentait plus proche de Valkyon, même si elle avait un peu de pitié de lui aussi. Ses sentiments devaient se lire sur son visage, car l'Obsidien lui offrit un sourire qui se voulait confiant et rassurant.
— Je suis toujours traité un peu différemment ici, on ne me fait pas entièrement confiance, mais au moins j'ai une chance de faire mes preuves !
Elle lui rendit son sourire en hochant la tête. Rena appréciait l'optimisme de son camarade. C'était quelque chose dont elle manquait cruellement, elle qui voyait le mal partout. Elle lui aurait bien parlé de ses inquiétudes, mais le jeune homme venait tout juste d'arriver dans la garde, il ne savait presque rien des événements qui s'étaient déroulés six mois plus tôt, et elle ne voulait pas lui rajouter un poids sur les épaules. Malgré tout, cette conversation l'avait requinquée. Il fallait qu'elle prenne exemple sur l'Obsidien et qu'elle cesse de se ronger les sangs. Elle n'avait qu'une maigre piste, mais il fallait bien commencer quelque part. Faire quelques recherches sur les cercles magiques et les incantations semblait être un bon début.
Elle s'était rendue à la bibliothèque où Keroshane lui avait indiqué un certain nombre d'ouvrages susceptibles de l'intéresser. Les bras chargés de livres et de parchemins, elle s'était installée dans un coin calme et isolé de la grande salle d'études.
Il y avait des choses dignes d'intérêt et d'autres beaucoup moins. La magie reposait sur la maîtrise des éléments naturels et spirituels et leur interaction. Le Grand Cristal était le cœur magique d'Eldarya qui produisait et régulait le maana. Ce maana ne servait pas seulement à utiliser la magie, il constituait aussi la force vitale de tous les faeries, ce qu'on appelait plus communément le corps magique. Il était aussi indispensable à la vie que l'air que l'on respirait ou la nourriture que l'on ingérait. Le maana n'était pas distribué équitablement entre chaque faery, cela dépendait de la capacité du corps magique à emmagasiner le maana et de la qualité du flux manéique qui permettait de le manipuler avec plus ou moins d'aisance. Ainsi, certains naissaient avec un potentiel magique plus important que d'autres et les plus talentueux se destinaient, pour la plupart, à une carrière de mage.
Il y avait deux grands types de magie : les incantations qui tiraient leur pouvoir du Verbe et les cercles magiques qu'on pouvait tracer physiquement ou mentalement. On pouvait ainsi lancer des sorts divers et variés : invocation, téléportation, attaques physiques et psychiques... Pour renforcer ces sorts ou en créer de plus puissants, on pouvait lier une incantation à un cercle magique, mais cela demandait un certain niveau d'expérience. Un cercle magique était lié exclusivement à celui qui l'avait tracé et seul un utilisateur plus puissant pouvait l'activer ou l'annuler. Cela expliquait pourquoi Rena n'avait pas pu faire apparaître le cercle, même s'il était encore actif.
Le titre d'un parchemin attira son attention : Les cercles magiques complexes et leur mise en réseau. Elle parcourut le parchemin rapidement. C'était un article savant qui utilisait un jargon de lanceur de sorts incompréhensible. La tête entre les mains, Rena soupira en relisant le parchemin pour la troisième fois. Ezarel aurait été plus apte à comprendre tout ce charabia et ces formules alchimiques obscures qui lui embrouillaient l'esprit. Elle lui aurait bien demandé un cours simplifié, mais elle ne l'avait pas vu de la journée.
Les quelques bribes d'information à sa portée lui avaient suffi à comprendre qu'on pouvait jeter des sorts à grande échelle. Par exemple, pour endormir ou hypnotiser un village entier, bien que les détails qui entraient en jeu pour mettre au point ce type d'enchantement de grande envergure lui échappaient. En déchiffrant les symboles et abréviations qui accompagnaient un schéma très détaillé des cercles magiques, elle en avait déduit que leur élaboration reposait tout d'abord sur les quatres éléments fondamentaux : la Terre, le Feu, l'Eau et l'Air. À cela, il fallait ajouter les éléments spirituels complémentaires qu'étaient l'Ombre et la Lumière d'une part, et le Soleil et la Lune de l'autre. Tout cela était complété par un certain nombre d'éléments secondaires dont la liste était quasi infinie: le bois, le charbon, l'or, l'argent, le fer, le bronze, l'acier, le mercure, le soufre, etc.
On dessinait les cercles avec l'esprit et on les matérialisait en concentrant le maana vers leur point central, ce qui nécessitait de connaître tous les symboles et leurs associations par cœur, de les visualiser mentalement avec précision, et d'avoir une très bonne maîtrise de son flux de maana. Les cercles dits simples se construisaient à partir des huit éléments de base. Il suffisait de changer la disposition des éléments pour en modifier la nature et les effets. C'était à la portée de n'importe quel débutant avec une réserve de maana correcte. Pour les cercles complexes, en revanche, c'était une toute autre paire de manches. Il y avait énormément d'éléments à retenir, parfois jusqu'à quarante-huit symboles différents. Il fallait retenir avec précision leur position et leur agencement les uns avec les autres. La moindre erreur lors du tracé pouvait avoir des conséquences catastrophiques, pour ne pas dire cataclysmique.
Rena avait saisi l'essentiel de la théorie, même si elle aurait été bien incabable de mettre tout cela en pratique. Elle n'avait ni la mémoire extraordinaire ni le goût du détail d'Ezarel, même si l'elfe excellait davantage en alchimie et en confection de potions. Elle se demandait s'il s'était déjà entraîné à tracer des cercles complexes. Si c'était le cas, il pourrait sans doute l'aider à y voir plus clair.
La yôkai était dans ses rêves, le regard perdu dans les vitraux colorés de la bibliothèque, lorsqu'un raclement de gorge quelques tables plus loin la ramena à la réalité. Ce n'était pas le moment de phaser, elle avait encore des tonnes de pages à lire. Les choses se corsaient avec le principe de « mise en réseau » des cercles complexes, indispensable à la création d'un sort à grande échelle. Il s'agissait de tracer plusieurs cercles à des points géographiques stratégiques pour les relier entre eux. La règle d'association des quatre éléments aux quatre points cardinaux devait être respectée à l'échelle de la zone visée par le sort.
Il y avait trois grands types de mise en réseau : centripète, aléatoire et englobante. Dans le premier cas, les cercles s'organisaient autour d'un point central vers lequel toute leur énergie convergeait pour lancer un seul et unique sort surpuissant. L'énergie de chaque utilisateur était ainsi transférée à un lanceur de sort principal dont la puissance était démultipliée. C'était le type de sort collectif qui comportait le plus de risques et il était conseillé que le lanceur de sort principal soit celui qui possède la plus grande réserve de maana.
Dans le deuxième cas, les cercles s'activaient à distance de façon aléatoire, ils servaient par exemple à téléporter plusieurs soldats d'un coup dans l'enceinte d'une ville. Quant au dernier cas, les cercles servaient de points de traçage pour un cercle géant. Les cercles devaient être activés simultanément, ce qui permettait de diviser équitablement leur puissance. On s'en servait pour lancer des sorts de grande ampleur capables de détruire ou de téléporter une cité entière. Alors que Rena griffonnait quelques notes pour retenir l'essentiel, elle remarqua un avertissement à peine lisible en bas de la page. Les yeux plissés, elle tentait de déchiffrer les pattes de mouches.
Cas particulier de la cité d'Eel : l'énergie émise par le Grand Cristal perturbe l'équilibre entre les cercles magiques. Risque important que le maana des lanceurs entre en contact avec le maana du Cristal, ce qui causerait une surcharge énergétique fatale pour les lanceurs. Interdiction par décret royal de lancer des sorts collectifs dans l'enceinte de la capitale.
Cette note la laissait perplexe. Si les suppositions de Rena étaient justes, ce qui n'avait rien de rassurant, il devait y avoir d'autres cercles un peu partout dans la cité. Mais qui prendrait un tel risque et pourquoi ? Elle ne savait pas non plus à quel type de sort collectif elle avait affaire.
Elle s'était renseignée auprès de Kero. L'archiviste avait peut-être quelques informations supplémentaires. Il lui confirma l'existence de ce décret royal, mais il n'en savait pas plus. Cet interdit datait de quelques milliers d'années, il avait sans doute été établi au moment des grandes guerres eldaryennes qui avaient éclaté peu de temps après la fondation du royaume. Les archives ne remontaient pas aussi loin et Kero ne savait pas si le décret faisait suite à une expérience réelle, et qu'un sort collectif avait déjà été jeté dans l'enceinte de la cité, révélant alors le risque que cela comportait en présence du Cristal, ou bien s'il avait été motivé par les recherches et les déductions purement spéculatives d'un groupe d'érudits.
Dans tous les cas, rien dans les archives qu'il possédait n'indiquait que quelqu'un avait déjà essayé de créer un cercle de ce type, que ce soit dans la cité d'Eel ou ailleurs. La paix régnait depuis tellement longtemps que la plupart des gens avait sans doute oublié l'existence de ce décret, et ignorait tout autant que l'on pouvait utiliser les cercles magiques de cette manière.
Rena était allée prendre l'air dans les jardins après cet après-midi un peu trop studieux à son goût. Cette session de lecture intensive s'était soldée par un léger mal de tête, mais après une bonne bouffée d'air frais, elle se sentait déjà mieux. Elle flânait dans le jardin de la Musique, reconnaissable à ses deux belles fontaines à la forme si particulière. La première représentait une amphore géante, l'autre un antique piano à queue dont le cadre submergé accueillait désormais un parterre de fleurs amphibies. Toutefois, ce n'était pas pour cet instrument que ce jardin était connu, mais pour la mélodie jouée par l'orchestre aquatique de jets et de cascades d'eau. C'était une mélodie harmonieuse et apaisante, idéale pour retrouver la paix intérieure. Rena ferma les yeux pour s'imprégner de cette musique et oublier, le temps d'une chanson, ses craintes et ses suspicions. Elle sursauta lorsqu'elle sentit une main se poser sur son épaule.
— Tu m'as fait peur ! souffla-t-elle en se tournant vers Ezarel qui avait l'air assez fier d'avoir trompé la vigilance de la gardienne de l'Ombre.
— Prendre un espion par surprise, c'est un comble, répliqua-t-il avec un sourire triomphant. Ta réaction vaut tout l'or du monde.
— Des fois je me demande si t'es vraiment un elfe, répondit Rena en soupirant.
— Et pourquoi cela ?
— Les elfes sont censés être d'une grande beauté, élégants, et très raffinés. Et j'insiste sur le "raffiné".
— C'est mon portrait tout craché ! Mais tu sais, personne n'a dit qu'on devait être gentil, ajouta-t-il avec espièglerie en se penchant vers elle, le visage fendu d'un large sourire sadique.
— Tu n'es pas méchant, tu es juste extrêmement pénible, rétorqua sa compagne en lui tapotant la joue avec un sourire tout aussi provocateur.
Vexé, Ezarel lui tourna le dos en croisant les bras. Rena poussa un soupir de consternation. C'était toujours comme ça avec lui. Il adorait taquiner et provoquer les gens, mais il était tellement susceptible qu'il ne supportait pas qu'on lui rende la pareille. Pourtant, il savait bien que Rena n'avait pas sa langue dans sa poche non plus. Amusé par la mine boudeuse de l'elfe, la jeune femme se rémémorait leur première rencontre et les débuts houleux de leur relation.
Environ un an plus tôt, on leur avait assigné une mission commune alors qu'ils ne se connaissaient presque pas. Ils s'étaient croisés quelques fois, sans jamais s'adresser la parole. Pourtant, ils s'étaient tous les deux trouvés embarqués dans une mission de plusieurs semaines. C'était une affaire d'ordre diplomatique qui les avait envoyés dans les Terres d'Encens pour négocier avec les hauts dignitaires du gouvernement autonome. Eldarya avait beau être unifiée sous l'autorité d'un seul et unique roi, son régime fédéral reposait sur de fragiles traités qui menaçaient constamment d'être rompus. Le territoire et ses habitants étaient bien plus divisés qu'il n'y paraissait et chaque région jouissait d'une certaine indépendance. Tous les faeries ne partageaient pas les mêmes mœurs, ni les mêmes coutumes, encore moins les mêmes lois, et la province était bien différente de la capitale.
Les gouvernements locaux étaient souvent en désaccord avec les décisions prises par le pouvoir central, il fallait donc faire preuve de tact et de diplomatie. En d'autres termes, c'était une mission digne d'un elfe. Si Rena devait faire équipe avec lui, c'était simplement pour lui servir de garde du corps, ce qu'Ezarel n'avait pas manqué de lui rappeler juste avant le départ. C'était lui le chef de la mission, elle n'avait qu'un rôle mineur – pour ne pas dire inutile – ce qui sous-entendait qu'il attendait d'elle qu'elle reste à sa place et se contente de suivre ses ordres. Il lui avait même eu le toupet de prétendre qu'il n'avait pas besoin d'une Ombrette comme elle pour le protéger, allant jusqu'à la soudoyer pour qu'elle reste au Q.G.
Elle lui avait répondu, sur le même ton acerbe, qu'elle n'était pas du tout emballée à l'idée de devoir chaperonner la précieuse personne de Monsieur l'Elfe Prétentieux, mais qu'elle n'allait pas renoncer à une mission aussi prestigieuse juste pour ses beaux yeux. D'autant plus qu'on lui avait confié une mission d'infiltration dont l'elfe ne savait rien, mais qu'elle devait absolument mener à bien. Cette réaction n'avait pas du tout plu au jeune elfe qui s'était braqué à son tour. Leur relation était partie d'un très mauvais pied, et il avait été extrêmement désagréable pendant toute la durée du voyage, ce qui avait donné des envies de meurtres à Rena. Elle avait hésité plusieurs fois à l'abandonner en chemin, à la merci des créatures sauvages qui rôdaient dans ces zones inhabitées. Il aurait vu si elle était si inutile que ça !
Après deux longues semaines de voyage, ils étaient enfin arrivés dans la petite cité pittoresque de Bash'Ar. Ce qui s'annonçait comme une mission certes longue et pénible, mais somme toute assez simple, s'était révélée plus ardue et périlleuse que prévu. Ils avaient dû faire face à certains événements inattendus et la mission avait pris un tout autre tournant. Ils n'étaient clairement pas les bienvenus, on avait tenté de les éliminer en envoyant des assassins à leur trousse, et ils n'avaient pas le temps d'attendre les renforts. Seuls dans une ville étrangère où derrière chaque visage pouvait se cacher un ennemi mortel, ils n'avaient pas eu d'autre choix que de mettre leurs différends de côté pour former une équipe soudée.
L'imminence du danger les avaient en quelque sorte rapprochés. Elle avait découvert un homme sérieux et confiant, capable de prendre les bonnes décisions lors de moments déterminants. Il était intelligent, cultivé et bien plus attentionné et prévenant qu'il n'y paraissait. Il était toujours aussi sarcastique et prenait un malin plaisir à se moquer d'elle dès que l'occasion se présentait, mais il n'y avait plus de méchanceté ou de mépris dans ses remarques, et elle avait appris à apprécier son caractère difficile. Plus elle passait de temps avec lui, plus elle voulait apprendre à le connaître.
Sur la route du retour, ils avaient fait étape dans une auberge, dans la belle et charmante cité orientale de Dûr-Kurigalzu, où Ezarel lui avait fait ses premières avances. Rena l'avait repoussé, malgré l'attirance évidente qu'elle ressentait pour l'elfe. Ses sentiments naissants étaient bien réels, mais ils étaient encore trop incertains pour qu'elle lui donne une réponse franche. Puis, surtout, elle avait peur. Son pouvoir, qu'elle contrôlait mal, était la cause de ses angoisses. Elle gardait toujours ses distances avec les gens, elle ne voulait pas s'attacher à qui que ce soit, de peur de les blesser si elle perdait le contrôle de ses émotions...
Nevra était l'exception qui confirmait la règle, mais il était comme un frère pour elle, ils avaient grandi ensemble, il savait tout d'elle. Elle ne perdait jamais le contrôle lorsqu'elle était avec lui car elle se sentait confiante et rassurée à ses côtés. Elle avait expliqué tout cela à Ezarel, elle avait anticipé sa réaction, elle s'attendait à ce qu'il se braque et retrouve une attitude méprisante. Il n'en fut rien. Il avait simplement l'air surpris et déçu, mais il s'était montré étonnamment compréhensif.
Troublée par ses propres sentiments, elle doutait de plus en plus de son choix. Elle voulait donner une chance à cette relation, elle avait peur de regretter si elle rejetait l'elfe, mais elle ne voulait pas lui mentir sur ce qu'elle était vraiment, quitte à passer pour un monstre à ses yeux. Elle devait être parfaitement honnête avec lui si elle voulait s'assurer de ses sentiments pour elle. Elle ne lui en voudrait pas s'il la rejetait, elle avait l'habitude.
Elle lui avait donc confié ses craintes, qui trouvaient leurs origines dans son passé difficile et la tragédie qui avait frappé sa famille. C'était la première fois qu'elle parlait de tout cela à quelqu'un. Même avec Nevra, qui connaissait son histoire car il en faisait plus ou moins partie, elle n'évoquait jamais le sujet. C'était quelque chose qu'elle s'efforçait d'oublier, mais qui la hantait encore. Se livrer sur son passé était une des choses les plus difficiles qu'elle avait faite dans sa vie. Elle avait l'impression de confesser ses crimes devant la Cour de Justice Royale, mais Ezarel l'avait écouté attentivement sans la juger, ni la condamner.
Elle s'attendait à lire de la peur ou du dégoût sur son visage, mais il n'exprimait rien de cela. Il l'avait dévisagé avec tristesse, puis il l'avait prise dans ses bras et l'avait serré un long moment. La douceur inattendue de l'elfe avait fait fondre le cœur de glace de la yuki-onna. Il s'était engagé à rester à ses côtés et à veiller sur elle, pour qu'elle n'ait plus jamais à se sentir aussi seule. Elle n'aurait plus à faire autant d'efforts pour paraître forte et invulnérable, car il serait là pour la protéger et chérir ses faiblesses. L'aliénation, la solitude, la crainte d'être blessé ou de blesser l'autre, étaient des sentiments qu'Ezarel connaissaient bien, lui aussi. Ce poids qui les accablait tous les deux serait plus facile à porter s'ils se soutenaient l'un l'autre.
Il l'avait donc rassurée : il n'avait pas froid aux yeux, il n'était pas frileux, et il faudrait plus qu'un peu de blizzard et de neige pour se débarrasser de lui. Rena avait ri à sa plaisanterie — Ezarel ne gardait jamais son sérieux bien longtemps, même dans les moments les plus graves — en lui faisant remarquer que ce n'était pas des propos à tenir pour un elfe aussi délicat. C'est ainsi que leur relation avait commencé.
Les choses avaient tourné au vinaigre lorsque Nevra l'avait découvert. Le vampire en était tombé des nues et avait aussitôt pris l'elfe en grippe. Rena avait essayé de calmer le jeu entre les deux hommes, mais sans succès. Il avait fallu que la gardienne de l'Ombre frôle la mort pour qu'ils enterrent enfin la hache de guerre. Ils étaient encore loin d'être les plus grands amis du monde, mais les tensions s'étaient apaisées et leur entente était devenue bien plus cordiale. Rena ne s'était jamais sentie aussi sereine et heureuse que depuis qu'elle avait ces deux personnes, si chères à son cœur, à ses côtés. Ce bonheur, ce sentiment de plénitude et d'harmonie, étaient ce qu'elle devait protéger à tout prix. Il fallait absolument qu'elle découvre ce qui se tramait dans la cité, et vite.
La voix agacée d'Ezarel avait tiré la jeune femme de sa rêverie.
— Hé ! Tu m'écoutes quand je te parle ? l'interpella-t-il en claquant les doigts sous son nez.
— Hein ? Quoi ?
— Je t'ai posé une question il y a cinq minutes, mais tu ne réponds pas !
— Désolée, j'étais en train de penser à autre chose. C'était quoi la question ?
— Laisse tomber ! Je ne voudrais pas perturber davantage tes pensées si passionnantes, rétorqua-t-il avec irritation.
Ezarel l'avait plantée là, devant les fontaines qui continuaient leur perpétuelle mélodie. Elle avait hésité à le retenir, mais s'il était vraiment fâché, il valait mieux le laisser tranquille pour éviter d'envenimer la situation. Elle s'attarda encore un peu près des bassins en réfléchissant à ce qu'elle allait faire le lendemain. Il fallait qu'elle commence par passer la ville au peigne fin à la recherche d'autres cercles. La capitale était vaste, il y avait beaucoup de ruelles, de passages souterrains, de cours privées, où il était possible de placer discrètement un cercle. Il faudrait qu'elle consulte une carte détaillée de la cité pour déduire l'emplacement des autres cercles à partir de celui qu'elle avait trouvé. Ce genre de calcul était dans ses cordes, même l'enquête de terrain risquait d'être longue et fastidieuse.
La journée qui s'achevait, elle, avait été longue et riche en émotions. Rena était épuisée. Elle avait fait un crochet par le garde-manger où elle avait pris un petit pot de miel pour adoucir la mauvaise humeur de son compagnon. Ezarel était déjà dans leur chambre, installé sur le lit. Le dos calé contre un gros coussin, il avait le nez plongé dans un grimoire. Il ne releva même pas la tête lorsqu'elle entra.
— Regarde ce que j'ai pour toi ! lança-t-elle en sortant triomphalement le pot de miel qu'elle avait caché dans son dos.
Ezarel daigna enfin lever les yeux vers elle. Il jeta un bref coup d'œil à son cadeau en affectant l'ennui et le désintérêt, puis retourna à sa lecture. La jeune femme, loin de se laisser démonter, s'assit à côté de lui, puis plongea le doigt dans le miel qu'elle agita ensuite sous son nez.
— Arrête ! Tu vas en faire tomber sur mon livre ! râla l'elfe en lui jetant un regard désapprobateur.
— Si t'en veux pas, c'est pour moi alors ! répliqua-t-elle en fourrant son doigt enduit de sucre liquide dans sa propre bouche et en faisant mine de se délecter. En plus, c'est du miel d'acacia, ton préféré ! T'es sûr que t'en veux pas ?
Elle trempa une nouvelle fois son doigt dans le miel, mais l'approcha si près de son visage qu'elle lui en mit un peu sur le bout du nez. Oups... L'Absynthe ferma son livre d'un coup sec. Rena s'était figée, le bras suspendu dans les airs, à quelques centimètres du visage d'Ezarel. Il avait vraiment l'air en colère. Elle avait peut-être poussé le bouchon un peu loin... Pourtant, alors qu'elle s'attendait à se faire incendier, il avait délicatement saisi son poignet pour porter ses doigts collants à la bouche.
Rena, d'abord surprise par son geste, avait ri du manque de volonté de son petit ami. Il avait cédé beaucoup trop facilement. Tout sourire, elle prit le pot de miel pour y tremper une nouvelle fois le doigt qu'elle porta à la bouche d'Ezarel, comme un oisillon qui attendait la becquée. Ezarel en réclamait encore et encore, jusqu'à épuisement du pot de miel. Rena avait les doigts tout collants et poisseux, mais la sensation était loin d'être désagréable. Après avoir léché jusqu'à la dernière goutte de miel, l'elfe leva enfin les yeux vers sa compagne. C'était un tout autre appétit que l'offrande aussi sucrée que sensuelle de la yôkai avait éveillé en lui. Il se pencha vers elle pour l'embrasser. Elle se laissa aller à ses baisers et à ses caresses superficielles, mais alors qu'il commençait à la déshabiller, Rena l'arrêta d'un geste autoritaire.
— Pas ce soir Ezarel, je suis vraiment fatiguée, s'excusa-t-elle en croisant les doigts pour qu'il ne se fâche pas une nouvelle fois.
— Et c'est moi que tu te traites de sadique ! C'est la dernière fois que je me fais avoir par tes manipulations.
Rena déposa un petit bisou sur sa joue en guise d'excuse. Impuissant face à la mine contrite de la yôkai, il accepta ses excuses d'un signe de la main, puis se replongea immédiatement dans son grimoire avec l'espoir que sa lecture lui ferait rapidement oublier sa frustration. La gardienne de l'Ombre, elle, s'était débarbouillée un peu, puis elle s'était endormie presque immédiatement, alors que son compagnon lisait encore à la lumière d'une lampe à essence de lucioles. Malgré la fatigue, elle avait le sommeil léger et ses rêves étaient peuplés de cercles magiques et de symboles alchimiques.
Chapitre 7 : Intuition
Le lendemain matin, alors que les premiers rayons du soleil perçaient à travers les rideaux mal fermés, Rena ouvrit péniblement les yeux. La lassitude de la veille ne l'avait pas quittée, elle se sentait affreusement lourde et n'avait qu'une seule envie : se rendormir. Elle se tourna vers Ezarel qui dormait encore. Ses yeux s'attardèrent sur son dos et ses épaules carrées. Il était loin d'avoir la carrure de Valkyon, mais son corps, bien que svelte, était solide et musclé.
Ses cheveux bleu azur, qui lui tombaient sur la nuque, avaient besoin d'un bon coup de ciseaux. Lorsque Rena avait rencontré Ezarel, quelques mois plus tôt, ils étaient bien plus longs. Trop longs, même, au goût de Rena qui ne supportait pas que l'elfe puisse avoir une chevelure plus longue et plus belle que la sienne. Elle avait bataillé ferme pour qu'il accepte de les couper. L'elfe avait résisté bravement pendant quelques jours, mais avait fini par capituler face à l'opiniâtreté de sa compagne qui n'en démordait pas.
Rena souffla doucement sur sa nuque pour dégager les quelques cheveux fins qui s'y étaient collés, puis elle fit glisser un doigt le long de sa colonne vertébrale. Son geste arracha un frisson à l'Absynthe qui ouvrit les yeux à son tour.
— Tu veux me rendre fou dès le matin ? marmonna Ezarel en se tournant vers elle.
Rena le salua d'un sourire et d'un petit bisou sur le bout du nez, puis elle posa sa tête sur son épaule en étouffant un bâillement.
— Je n'ai pas envie de me lever, gémit-elle.
— Moi non plus... souffla Ezarel d'une voix ensommeillée en passant un bras autour de la taille de la yôkai. Je dois faire l'inventaire complet de la salle d'alchimie, je vais en avoir pour trois jours. Et encore, ça c'est si je ne dors pas.
Le devoir les appelait tous les deux, ils ne pouvaient pas se permettre de traîner au lit. Ils s'en étaient extirpés non sans difficulté, puis s'étaient séparés dans le hall principal. Ezarel avait emprunté l'escalier de droite, vers les laboratoires d'alchimie, et Rena celui de gauche qui menait à la bibliothèque. L'archiviste n'était pas encore arrivé, elle prit donc l'initiative de fouiller dans les parchemins, quitte à se faire sermonner quand il allait découvrir qu'elle avait mis ses étagères sens dessus dessous.
Elle avait déniché une carte détaillée de la cité qu'elle avait grossièrement copiée sur un parchemin vierge, puis elle y avait matérialisé l'emplacement du Grand Cristal, l'enceinte du QG, et les remparts de la Cité d'Eel. Elle avait conservé la carte d'origine qui lui permettrait de se repérer plus facilement dans la cité puis, après avoir glissé les deux parchemins dans le col de sa tunique, elle était sortie explorer la ville. Elle était d'abord retournée dans la ruelle où elle avait découvert le premier cercle. Dans le fond, elle espérait qu'il n'y soit plus, et fit la grimace lorsqu'elle sentit le maana rayonner, toujours aussi palpable que la veille.
Rena se trouvait à l'ouest de la cité, à l'extrémité du marché. Si elle respectait les principes fondamentaux des cercles magiques, il devait y en avoir aussi au nord, à l'est, au sud, ainsi qu'aux points cardinaux intermédiaires. À l'aide de la carte, elle se dirigea en ligne droite vers le nord-ouest. Une fois le périmètre réduit à un rayon d'une centaine de mètres carrés environ, elle fouilla la zone méthodiquement, en examinant tous les recoins les plus sombres. Elle avait fini par dénicher le cercle, tracé dans le sous-sol d'une ancienne taverne abandonnée. Il lui avait fallu deux bonnes heures pour trouver le premier cercle, et il lui en restait encore au moins huit à localiser. Elle en trouva un troisième au nord une heure plus tard, puis un autre au nord-est. Elle s'était dirigée vers l'est puis le sud-est où elle avait détecté deux autres cercles. La nuit était déjà en train de tomber. Elle avait passé la journée à parcourir la ville de long en large, mais il lui restait encore deux cercles à trouver. Elle les chercherait le jour suivant, elle avait suffisamment crapahuté pour la journée.
Elle était allée se coucher dès qu'elle était rentrée. Ezarel n'était pas là, il travaillerait sans doute jusque tard dans la nuit. Rena s'était changée et profitait de l'absence de son compagnon pour prendre ses aises dans le lit. Elle s'était réveillée à l'aube, sa couche toujours aussi vide. L'elfe n'était pas rentré de la nuit. La yôkai l'avait croisé alors qu'elle s'apprêtait à quitter le QG. Il avait l'air épuisé, à tel point qu'il avait failli passer devant elle sans la remarquer et avait sursauté comme s'il venait d'avoir une apparition.
Rena savait qu'effacer sa présence pour se rendre presque invisible était une qualité indispensable pour un membre de la garde de l'Ombre, mais pas à ce point-là. D'une voix lasse, il lui proposa de déjeuner ensemble, mais la jeune femme déclina son offre. Elle lui avait encore menti, en lui disant qu'elle avait déjà mangé et qu'elle avait une mission de dernière minute à préparer. Il lui avait répondu par un de ces commentaires aigris dont il avait le secret, mais sa compagne mit cela sur le compte de l'épuisement. Elle voyait bien qu'il était de mauvais poil et préférait ne pas s'attarder plus longtemps, avant que leur conversation ne tourne à l'orage. Elle trouverait le moyen de se faire pardonner plus tard.
Il lui avait fallu le reste de la matinée pour dénicher les deux derniers cercles qui étaient fichtrement bien cachés. Elle avait reporté les huit cercles sur son croquis, en y ajoutant les huit éléments de base correspondants. Au nord et au sud la Terre et le Feu ; à l'ouest et à l'est l'Eau et l'Air. Dans les axes nord-ouest et sud-est, elle plaça l'Ombre et la Lumière, et dans ceux du nord-est et du sud-ouest, le Soleil et la Lune. La cité avait été construite sur un plan circulaire qui s'adaptait parfaitement à ce genre de configuration. Rena ignorait s'il s'agissait d'une simple coïncidence, mais ce dont elle était certaine, c'était que ses craintes étaient plus que fondées. Pour une raison qu'elle ignorait, quelqu'un se préparait à jeter un sort de grande envergure sur la ville. Si elle se fiait à son schéma concentrique, une deuxième série de huit cercles devait se trouver aux alentours du QG.
Elle consacra son après-midi à l'exploration des bâtiments de la Garde. Elle commença par le hall de la garde de l'Ombre qu'elle pourrait fouiller tranquillement sans que cela paraisse suspect. Comme la plupart des bâtiments principaux du QG, le hall s'étendait sous une vaste rotonde, dont la voûte était soutenue par de majestueuses et robustes colonnes corinthiennes. S'il y avait un cercle magique dans les parages, ce serait au centre de la pièce principale, sous la grande coupole de verre, son puits de lumière baignant la salle d'audience et ses longues tables de banquet disposées en U.
À quatre pattes sous une table, cachée par la longue nappe dont les pans touchaient presque le sol, Rena tâtonnait à la recherche de cette petite décharge de maana qui lui était devenue si familière. Trouvé ! Elle était en train de ressortir à reculons lorsqu'une voix retentit dans son dos.
— Qu'est-ce que tu fais ? Tu as perdu quelque chose ?
Surprise, Rena s'était redressée un peu trop vite, et sa tête percuta le bord de la table. Elle poussa un juron en se frottant l'arrière du crâne, puis se tourna vers Chrome qui la regardait d'un air interrogateur.
— Je vérifiais juste quelque chose, expliqua-t-elle vaguement. Ta mission s'est bien passée ?
— Oui, j'allais faire mon rapport, là. D'ailleurs, tu ne voudrais pas m'aider ? Parce que je suis vraiment nul en rédaction, confia le jeune loup-garou en grimaçant.
— Désolée, je suis un peu occupée aujourd'hui. Si tu ne sais pas comment rédiger ton rapport, demande à Kero ou à Ykhar de t'aider.
Chrome n'était pas emballé à l'idée de devoir demander de l'aide à ces deux-là, mais il n'avait pas insisté. Rena avait attendu qu'il soit parti pour sortir son croquis. Le hall de la garde de l'Ombre se trouvait dans l'aile nord-ouest du QG. Celui de la garde Obsidienne dans l'aile nord-est. La garde Étincelante avait ses quartiers au sud-est du QG, et la garde Absynthe au sud-ouest. Entre chaque salle des gardes, de vastes corridors en arc de cercle desservaient les chambres. Rena était certaine qu'un cercle se trouvait dans chacune des trois autres salles communes, mais elle allait avoir du mal à le vérifier.
Toute intrusion dans le hall d'une garde autre que la sienne sans la permission de son capitaine était considérée comme une grave infraction aux règles et passible de sanctions relativement sévères. Seule la garde Étincelante pouvait contourner cet interdit, à condition d'avoir un motif bien précis et l'accord d'au moins deux autres chefs de garde. Si on découvrait que Rena avait pénétré dans les quartiers personnels d'une autre garde, elle risquait, au mieux, d'être renvoyée de la Garde sans autre forme de procès, au pire, de faire un séjour en prison et d'avoir une lourde amende à payer. Ce n'était pas le genre de chose à entreprendre en plein jour, lorsque les membres de la garde allaient et venaient. Même de nuit, elle préférait ne pas prendre ce risque.
Elle se mit donc d'abord à la recherche des cercles ouest, nord, est et sud. Rena avait éliminé la possibilité qu'ils se trouvent dans une chambre. Il y avait un trop grand risque qu'ils soient découverts immédiatement par son occupant. Elle arpenta donc les corridors en examinant les murs et le sol. Elle parcourut le corridor du nord dans un sens, puis dans l'autre, sans trouver la moindre trace de cercle. Tout cela la laissait perplexe. Les corridors étaient dénués de toute décoration ou de meubles ; le seul endroit où l'on pouvait cacher un cercle magique était sous l'épais tapis cramoisi qui servait de chemin de couloir, qu'elle avait déjà soulevé à différents endroits sans rien trouver.
Elle s'arrêta pour réfléchir quelques instants. Si elle voulait placer un cercle magique, mais qu'elle ne voulait pas prendre le risque qu'il soit découvert par accident, où le mettrait-elle ? Les couloirs étaient assez fréquentés, quelqu'un de sensible au maana pouvait sentir l'énergie qui émanait du cercle simplement en marchant dessus. Le placer à la verticale était tout aussi risqué ; il suffisait de s'appuyer contre le mur pour détecter sa présence.
Il fallait le placer dans un endroit que personne ne pourrait toucher par inadvertance, un endroit comme... le plafond ! Rena leva la tête. Le cercle n'était pas visible à l'œil nu, mais elle était certaine qu'il devait se trouver là-haut. Sur la pointe des pieds, le bras tendu au maximum, Rena était encore trop loin du plafond pour sentir le moindre rayonnement magique. Elle revint une dizaine de minutes plus tard avec un tabouret sous le bras. En équilibre sur son marchepied improvisé, elle arrivait tout juste à effleurer la pierre froide et grisâtre, mais cela lui avait suffi à confirmer la présence du cercle. Elle réitéra l'opération dans les trois autres corridors où, fort heureusement, elle n'avait croisé personne. Elle aurait été bien en peine d'expliquer ce qu'elle faisait en équilibre sur un tabouret, à essayer de toucher le plafond.
Elle avait ensuite consigné cette nouvelle série de cercles sur son croquis. Bien qu'elle ne soit pas en mesure de le vérifier, elle ajouta aussi les cercles qui devaient se trouver chez les Absynthes, les Obsidiens et les Étincelants. En reliant les points pour tracer la structure du cercle géant, elle remarqua tout de suite que les lignes principales convergeaient toutes vers le centre du QG, là où se trouvait la salle du Cristal.
Le malaise de Rena ne faisait que croître au fil de ses découvertes. Les questions se bousculaient dans son esprit et son cœur était serré par l'appréhension. Elle avait percé une partie du mystère, mais il restait encore quelques zones d'ombre. Pour commencer, elle savait que pour activer le sort, il fallait autant de personnes que de cercles, soit au moins seize, voire plus s'il y avait d'autres cercles intermédiaires que Rena n'avait pas pu localiser. Seize personnes qui préparent un plan d'une telle envergure, ça ne passe pas inaperçu. Qui étaient-ils ? Et, surtout, où se cachaient-ils ?
Il y avait aussi un autre point qui la perturbait : elle avait arpenté la cité dans toutes les directions à la recherche de cercles qui, s'ils étaient d'une si grande importance, auraient dû être sous étroite surveillance. Pourtant, elle n'avait remarqué aucune présence suspecte ou activité inhabituelle autour du cercle. Étaient-ils confiants au point de ne pas craindre que leur plan soit découvert avant de le mettre à exécution ? Prévoyaient-ils de l'exécuter rapidement ? Était-il trop tard pour intervenir ?
La découverte de ces cercles était d'une importance capitale, mais elle apportait plus de craintes et de questions que de réponses. Si elle ne savait pas qui étaient ses ennemis invisibles, où ils se trouvaient, quand ils allaient frapper, ni ce qu'ils comptaient faire précisément, Rena ne pouvait rien faire pour les en empêcher. Seule, elle était parfaitement inutile, mais elle avait suffisamment de preuves et de doutes légitimes pour en faire part à la Générale Miiko. Elle dirigeait la Garde d'Eel depuis quelques dizaines d'années, elle était encore jeune et manquait parfois d'assurance – un défaut qu'elle compensait par une obstination à toute épreuve – mais c'était la seule qui pouvait prendre une décision dans ces circonstances. La gardienne de l'Ombre, qui connaissait la kitsune depuis de nombreuses années, voulait s'entretenir avec elle personnellement, avant d'en parler à qui que ce soit d'autre.
Alors qu'elle se rendait chez les Étincelants pour demander une audience auprès de la Générale, Rena croisa son bras droit, Leiftan, qui sortait de la salle de garde. Tout comme la kitsune, elle connaissait le vice-capitaine de l'Étincelante depuis qu'elle faisait partie de la Garde. Il avait toujours été aimable et bienveillant envers elle. C'était, de loin, une des personnes les plus compétentes et les plus dévouées à Miiko et à la Garde d'Eel. La yôkai l'avait abordé avec un sourire amical, puis lui avait demandé à voir la Générale.
— Elle a été soudainement appelée à Regalia pour une entrevue avec le Conseil Royal, elle ne reviendra pas avant tard dans la nuit, lui expliqua-t-il d'un air navré.
— Ça tombe vraiment mal...
Ce n'était pas souvent que le Roi et ses conseillers faisaient appel au Général de la Garde. Leur institution jouissait d'une indépendance historiquement intouchable. Le Conseil Royal avait renoncé à son droit d'ingérence malgré de nombreuses tentatives de réformes visant à réduire le pouvoir politique et militaire de la Garde d'Eel, et ses membres, considérés comme l'élite d'Eldarya, jouissaient d'un statut presque sacré qu'ils tiraient de leur proximité avec l'Oracle et le Grand Cristal. Ils étaient les gardiens et les protecteurs du maana, source de vie et de magie, ce qui en disait long sur l'importance de leur rôle dans le maintien de l'équilibre et des forces qui assuraient la pérennité de leur monde.
Le Conseil Royal, loin d'être aussi populaire et apprécié, se contentait de recevoir des rapports réguliers sur les activités de la Garde ou de leur faire parvenir des missions qu'ils étaient libres de refuser, s'ils estimaient que c'était un travail indigne de leur condition. Rena se demandait si cette convocation urgente était liée à ce qu'elle avait découvert.
— Si tu veux, je lui ferai passer le message lorsqu'elle sera rentrée. Pourquoi est-ce que tu voulais la voir ? demanda Leiftan qui avait remarqué l'air songeur de sa collègue.
— Merci, mais ce n'est pas la peine. Ce n'était pas si important...
— D'accord, comme tu veux, acquiesça-t-il en la dévisageant avec curiosité. Je lui dirai quand même que tu es passée.
Les rumeurs qui couraient à leur sujet devaient être vraies. Miiko avait une réputation de célibataire endurcie, mais certains bruits de couloir laissaient entendre qu'elle entretenait une relation secrète avec son vice-capitaine. À moins qu'il ne soit si fidèle et dévoué à sa supérieure qu'il était prêt à l'attendre jusqu'au bout de la nuit. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas ses affaires. L'absence de la Générale ne lui disait rien qui vaille, mais Rena ne pouvait qu'attendre son retour en espérant qu'il ne soit pas déjà trop tard.
La seule personne vers qui elle pouvait se tourner désormais, c'était Nevra. Elle n'avait pas oublié la façon dont il l'avait traitée, mais il n'en restait pas moins capitaine de l'Ombre. Si les choses devaient mal tourner et que la Garde était en danger une fois de plus, il valait mieux qu'il soit au courant.
Un gardien montait la garde devant sa porte. Une jeune recrue fraîchement sortie de l'Académie d'Eel qui ne connaissait encore rien à la vie. Il s'appelait Eolas. Un Dullahan qui vouait une sorte de culte étrange à Nevra, mais pas toujours dans le bon sens du terme. Il était bien trop influençable et le vampire n'était pas le meilleur exemple à suivre, surtout quand cela concernait ses mœurs dissolues.
— Eolas, qu'est-ce que tu fais planté là ?
— Vice-capitaine Yukihira, salua le gardien en se mettant au garde-à-vous. Le capitaine Dragoman m'a demandé de monter la garde.
— Qu'est-ce qui justifie qu'une jeune recrue, qui devrait être à l'entraînement, soit en train de perdre son temps à faire le piquet devant la porte d'un capitaine qui est parfaitement en mesure de se garder tout seul ? interrogea la yôkai en levant un sourcil.
— Je... C'est-à-dire que... bafouilla le garçon en se tassant face au regard écrasant de sa vice-capitaine. Il... Il est occupé et il m'a dit qu'il ne voulait être dérangé sous aucun prétexte !
Eolas se couvrit alors la bouche, conscient d'en avoir trop dit.
— Comment ça il est occupé ? répéta Rena qui n'avait saisi l'allusion
— Eh bien, disons qu'il a de la compagnie, si tu vois ce que je veux dire... lui confia-t-il sur le ton de la confidence en levant son petit doigt, comme si ce geste seul suffisait à illustrer la situation.
— Je vois... Et elles sont combien là-dedans ? demanda la yôkai qui commençait à perdre patience.
— Je ne sais pas... Une... Ou peut-être deux ou trois ? Vous connaissez son record ?
— Non, je ne le connais pas et je ne veux pas savoir ! rétorqua sa vice-capitaine avec agacement. Pourquoi il a besoin de toi pour monter la garde ? Il ne peut pas tout simplement fermer sa porte à clé, comme tout le monde ?
— Apparemment, sa serrure est cassée, expliqua Eolas en haussant les épaules.
Le Dullahan était un peu lent à la détente. Il n'avait pas remarqué l'air de plus en plus sombre de sa supérieure.
— Je vois... Tu ne peux pas me faire rentrer, moi aussi ? Une fille de plus ou de moins, il ne verra sans doute pas la différence, supplia la jeune femme en forçant un sourire.
— Je crois que si c'est vous, il va la voir la différence, répliqua Eolas en lâchant un petit rire nerveux.
Rena avait atteint les limites de sa patience.
— Pousse-toi ! C'est un ordre !
Eolas, qui n'avait pas froid aux yeux, lui barrait la route. Il était plus grand, mais elle était plus expérimentée. En deux temps, trois mouvements, elle l'avait mis au tapis et se dirigeait vers la porte, mais le Dullahan était coriace. Il l'avait attrapé par la cheville et refusait de lâcher prise. Rena se l'était donc traîné comme un boulet, mais alors qu'elle s'apprêtait à saisir la poignée, il s'était relevé pour lui bondir dessus. Ils avaient lutté un moment puis, dans le feu de l'action, la porte avait cédé sous leur poids et ils s'étaient tous les deux étalés dans l'entrée de la chambre de Nevra. D'un coup de pied rancunier, la yôkai poussa son subordonné qui lui était tombé dessus. Le Dullahan roula sur le côté en étouffant un grognement de douleur.
Le capitaine de l'Ombre, affalé comme un pacha sur de gros coussins moelleux, un livre à la main, les dévisageait avec stupéfaction.
— Je le savais ! s'exclama-t-elle en pointant un doigt accusateur sur lui.
— Tu savais quoi ? demanda le vampire en feignant l'innocence derrière son sourire amusé.
— Que tu avais encore raconté n'importe quoi à Eolas ! Il va se faire des idées et des rumeurs bizarres vont encore circuler.
— Il se fait des idées tout seul ! Je lui ai juste dit que j'allais être en bonne compagnie et que je ne voulais être dérangé sous aucun prétexte. N'est-ce pas Eolas ?
— Hein ? Euh... quoi ? balbutia le jeune gardien, confus.
— C'est ça que tu appelles avoir de la compagnie ? répliqua sa vice-capitaine en jetant un regard dédaigneux en direction du livre qu'il tenait toujours à la main.
— Que voulais-tu que ce soit d'autre ? s'étonna Nevra en arquant un sourcil. En tout cas, vous en faisiez du boucan !
— Ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça ! rétorqua Rena en haussant le ton, agacée par l'insouciance de son ami. Je suis sûre que tu as fait exprès de dire des choses ambiguës à Eolas !
Le vampire haussa les épaules, indifférent au malaise de son subordonné qui ne savait plus où se mettre.
— Je suppose que si tu as débarqué ici comme une furie sans craindre de me surprendre dans une situation plus que compromettante, c'est que tu as quelque chose d'important à me dire ? déclara-t-il en lui jetant un regard inquisiteur.
— Non, je suis juste venue pour le plaisir d'interrompre ta séance de lecture ! répliqua-t-elle avec un sarcasme féroce.
Malgré son énervement, elle s'avança vers Nevra pour lui glisser quelques mots à l'oreille, qui acquiesça silencieusement.
— Eolas, tu peux nous laisser seuls, s'il te plaît ? Et ne va pas raconter que je couche avec Rena, hein !
— Nevra ! s'écria Rena choquée.
— Vous pouvez compter sur moi ! promit Eolas d'une voix forte en se mettant au garde-à-vous. Je serai muet comme une tombe !
Alors qu'il allait sortir, il se retourna brièvement pour lever un pouce en direction de Nevra, et lui adresser un clin d'œil complice.
— Je ne crois pas qu'il ait bien compris le sens de mes paroles, soupira Nevra, l'air perplexe.
— Tu l'as fait exprès ! s'écria-t-elle en se jetant sur lui avec rage pour le secouer comme un prunier. Tu sais bien qu'Eolas est incapable de tenir sa langue. Des rumeurs vont encore circuler dans tout le QG et ce sera de ta faute !
— On s'en fiche des rumeurs.
— Je ne suis pas sûre qu'Ezarel soit de cet avis... murmura la jeune femme avec amertume. Tu sais comment il est. Si ça remonte à ses oreilles, il va me faire la gueule pendant des semaines.
— Faut qu'il se décoince un peu ton elfe, aussi. S'il doute de ta fidélité à la moindre rumeur, c'est qu'il ne t'aime pas assez pour te faire confiance.
— Ce n'est pas qu'il ne me fait pas confiance, il est juste jaloux et possessif.
— C'est la même chose... soupira son ami. Ça fait même pas un an que vous êtes ensemble et j'ai l'impression que vous passez votre temps à vous disputer.
— Nevra, je ne suis pas venue pour te parler de mes problèmes de couple.
— Dommage, parce que je suis un expert en la matière. Tout est là-dedans ! s'exclama-t-il fièrement en brandissant son livre. Tu sais qu'il y a un triangle amoureux entre une humaine, un vampire et un loup-garou dans cette histoire ? Je me demande si avec un elfe ça marcherait aussi bien...
— Il n'y a pas de triangle amoureux entre nous ! s'emporta Rena au bord de l'exaspération. Arrête de vouloir appliquer tout ce qu'il se passe dans ton livre à la réalité ! Si tu tiens tant à vivre un triangle amoureux demande à Chrome, c'est un loup-garou, et Eolas pourra jouer le rôle de l'humaine naïve et nunuche !
— Ce ne serait pas très amusant pour moi... Hé ! Rends-moi ça !
Rena lui avait arraché le livre des mains, qu'elle avait aussitôt caché dans son dos.
— Je vais te mordre si tu ne me rends pas ça immédiatement ! menaça Nevra qui avait dévoilé ses crocs en poussant un sifflement caractéristique des vampires en colère.
— Si tu fais ça, je t'arrache les dents ! répliqua son amie, nullement impressionnée par les canines acérées de capitaine de l'Ombre.
Ils avaient lutté un moment, mais Nevra avait pris le dessus. Non seulement il avait repris possession de son précieux roman, mais Rena s'était retrouvée prisonnière de ses bras.
— Nevra ! Lâche-moi, tu m'étrangles !
Le vampire n'avait pas envie de la laisser s'échapper. Il avait légèrement relâché son étreinte, mais il avait passé ses bras autour de ses épaules et la tenait fermement contre lui.
— Laisse-moi te faire partager ce chef-d'œuvre de la littérature terrienne, annonça-t-il en ouvrant une page au hasard.
— Non merci !
— Ah ! C'est un bon passage, ça ! s'extasia-t-il tout en ignorant les protestations de son amie. Quel génie, cette Stephenie Meyer !
Rena leva les yeux au ciel. Elle s'attendait au pire. Il se mit à lire un extrait du roman en imitant les différents personnages avec une voix de fausset.
« — Tu es prête, là, maintenant ? demanda Nevra.
— Euh, oui ?
Souriant, il inclina lentement sa tête jusqu'à ce que ses lèvres froides frôlent la peau de son cou.
— Tout de suite ? chuchota-t-il, son haleine glaçant sa gorge.
Rena ne put retenir un frisson.
— Oui, répondit-elle, tout bas pour que sa voix ne se brise pas.
Avec un rire sombre il se recula. Il paraissait déçu.
— Tu ne crois quand même pas que je céderais si facilement, railla-t-il.
— On a le droit de rêver.
— C'est donc ce à quoi tu rêves ? Devenir un monstre ?
— Pas tout à fait, mon rêve est surtout d'être avec toi pour l'éternité.
Son visage prit une expression à la fois tendre et mélancolique quand il perçut sa peine.
— Rena. Je resterai toujours avec toi, n'est-ce pas suffisant ? »
— Pourquoi est-ce que tu remplaces le nom des personnages par le nôtre ? s'étrangla Rena qui trouvait cela bien trop embarrassant.
— Parce que c'est drôle ! répondit son capitaine sans se départir de son sourire malicieux. Ne me fais pas croire que ça ne te fait rien, je peux entendre ton petit cœur de glace qui bat la chamade !
— Je vais te tuer...
Il savait pertinemment bien que les battements de coeur de la yôkai n'avaient rien à voir avec lui ou son histoire d'amour stupide. Il la mettait en rogne et elle était lasse de ses enfantillages.
— Nevra, je ne suis pas venue pour avoir une séance de lecture grotesque avec toi ! s'impatienta Rena qui était à deux doigts de perdre son sang-froid. C'est vraiment important, alors lâche-moi maintenant s'il te plaît et écoute !
Le ton tranchant et l'air sombre de la yôkai avaient calmé les ardeurs du vampire qui avait retrouvé son sérieux et la dévisageait avec gravité. Elle lui résuma ses découvertes des derniers jours, le regard du vampire s'assombrissant au fur et à mesure de ses révélations. Cette fois-ci, il partageait ses inquiétudes, mais il était d'avis d'attendre le retour de Miiko avant de sonner l'alerte. Ils allaient devoir rester sur leur garde d'ici là. Quand la Générale serait de retour, elle pourrait organiser une réunion d'urgence avec tous les capitaines et vice-capitaines.
Rena avait pris congé du vampire. Elle n'avait pas l'air d'avoir envie de passer un peu plus de temps avec lui. Nevra avait l'impression qu'elle l'évitait depuis leur dernière conversation. Il s'en voulait de ne pas avoir été un peu plus à son écoute. Il aurait dû lui faire confiance et la prendre au sérieux dès le début. Elle était finalement revenue vers lui pour lui confier ses doutes, ce qui l'avait un peu rassuré. Il ne voulait pas qu'elle lui tourne le dos ou qu'elle se sente abandonnée. Rena était sa seule famille et la seule personne qui comptait dans sa vie : son amie d'enfance, sa sœur adoptive et son premier amour. Il chérissait leur relation, aussi imparfaite soit-elle, plus que tout au monde et ne supporterait pas de perdre son amour et sa confiance.
Rena avait fait quelques mètres à peine dans le corridor lorsqu'elle tomba nez à nez avec Ezarel. Les bras croisés, il la toisait du regard avec mépris.
— Alors comme ça, t'as pas le temps de me parler, mais par contre pour t'amuser avec Nevra, y a pas de souci ? lança-t-il avec agressivité. On vous entendait à l'autre bout du QG !
— N'exagère pas ! répliqua Rena, agacée par ses accusations fallacieuses. Puis je ne m'amusais pas.
— Qu'est-ce que tu faisais alors ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Et toi, qu'est-ce que tu fais là, à écouter aux portes ? C'est le couloir des Ombres, ici.
— Je te cherchais... mais je regrette presque de t'avoir trouvée. Tu devrais aller te laver, tu empestes le vampire, c'est immonde, répliqua froidement l'elfe en plissant le nez avec dégoût.
Furieuse et humiliée par les suspicions infondées de son compagnon, Rena l'avait giflé de toutes ses forces. Ezarel, choqué par la violence de son geste, porta la main à sa joue enflammée. C'était la première fois que la yôkai portait la main sur lui.
— C'est toi l'idiot ! cracha-t-elle avec colère.
Si elle restait une seconde de plus dans ce couloir, elle allait perdre le contrôle de ses pouvoirs et tout geler autour d'elle. Elle avait donc pris la fuite avant qu'elle ne réduise Ezarel en bloc de glace. Elle avait couru se réfugier dans la salle des Ombres où elle savait que l'elfe ne pourrait pas la suivre. Il lui avait fallu un moment pour retrouver son calme. Elle avait besoin de passer ses nerfs sur quelque chose et s'était jointe à l'entraînement des recrues. Les gardiens avaient été enthousiastes à l'idée de pouvoir s'entraîner avec leur vice-capitaine, mais ils avaient vite déchanté, car l'humeur massacrante de la yôkai la rendait particulièrement agressive, et ils avaient subi les conséquences douloureuses de son courroux.
Rena était toujours furieuse, mais elle avait repris le contrôle de ses émotions. Elle ne comprenait pas ce qui clochait chez Ezarel. Pourquoi continuait-il à se comporter comme cela après tout ce temps ? Nevra avait raison, il ne lui faisait absolument pas confiance... Il doutait de ses sentiments pour lui, il pensait que son amour n'était pas aussi fort que le sien. Ce n'était pas une elfe comme lui, elle n'était pas enchaînée à lui par nature, mais par choix. Elle comprenait les angoisses de l'Absynthe, elle savait que la relation entre un elfe et une non-elfe était toujours compliquée, mais elle ne savait pas comment apaiser ses craintes. Comment lui prouver qu'il était le seul qu'elle aimait et qu'elle ne le trahirait jamais ?
Rena avait pris une longue douche pour se laver de toutes ces émotions négatives qui polluaient son esprit, puis elle était retournée dans sa chambre, la boule au ventre. Elle redoutait la confrontation avec Ezarel, mais il n'était pas là. Presque soulagée par son absence, la yôkai s'était installée sur le lit pour lire un peu avant la tombée de la nuit, mais elle n'arrivait pas à se concentrer. Elle lisait les mêmes phrases, encore et encore, sans en saisir le sens. Avant qu'elle ne s'en rende compte, le soleil avait déjà disparu derrière l'horizon et la chambre baignait dans une lumière crépusculaire.
La yôkai se préparait à aller se coucher. Elle avait troqué sa tenue d'officier de la garde contre un kimono de soie blanche, puis s'était glissée sous les draps. Elle ne dormait toujours pas lorsqu'Ezarel était rentré, quelques heures plus tard. Rena avait feint d'être endormie lorsqu'il s'était écroulé lourdement sur le lit.
— Rena, tu dors ? demanda l'elfe en la secouant doucement. Je sais que tu fais semblant...
— Laisse-moi. J'ai pas envie de te parler.
Il se pencha sur elle pour l'obliger à lui faire face. Il empestait l'alcool.
— Tu as bu ? demanda-t-elle avec méfiance.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Si tu ne veux pas me parler, ne me pose pas de questions. Pousse-toi. Je veux dormir dans le fond.
Il l'enjamba en l'écrasant à moitié au passage, puis s'effondra de l'autre côté en lui tournant le dos.
— Ezarel !
— Quoi, encore ? aboya-t-il.
Il se redressa pour faire face à Rena qui, peinée par son attitude, le dévisageait avec tristesse et déception. L'elfe se sentait coupable. Il avait eu l'intention de lui présenter ses excuses, mais il s'était encore emporté. Il n'aurait pas dû se montrer aussi agressif avec elle.
— Je n'avais pas prévu de rentrer dans cet état, lui expliqua-t-il en se radoucissant. J'ai croisé Alajéa et elle m'a proposé d'aller boire un coup. J'ai essayé de refuser, mais tu sais comment elle est... Je crois qu'elle voulait me remonter le moral ou quelque chose comme ça. Je n'ai pas bu tant que ça, juste quelques verres d'hydromel...
— Je vois. On en reparlera demain.
Rena n'avait aucune envie de poursuivre cette conversation ce soir. Ce n'était pas ce qu'elle voulait savoir ni le genre d'excuses qu'elle attendait. Elle se fichait de ce que faisait l'elfe de son temps libre. Il pouvait bien boire autant qu'il voulait et avec qui il voulait, tant qu'il ne lui reprochait pas de faire la même chose. Elle ne lui faisait pas des crises de jalousie à tout va, elle. La yôkai s'était recouchée en ruminant intérieurement sa dispute avec Ezarel, qui s'était endormi tout habillé contre le mur.
Chapitre 8 : Destruction
Rena ne dormait pas. Elle repensait aux derniers événements : les cercles, l'absence de Miiko, sa dispute avec Ezarel... Tout n'était que chaos et confusion dans son esprit tracassé. Elle soupira en se tournant pour la énième fois. Son acariâtre d'elfe marmonna quelque chose dans son dos ─ elle avait dû le réveiller à force de bouger.
— Tu n'arrives pas à dormir ? demanda-t-il d'une voix pâteuse.
— Non.
— Moi non plus... Puisqu'on est tous les deux réveillés, on devrait en profiter... lui susurra-t-il à l'oreille en glissant une main dans l'échancrure de son kimono.
— C'est pas le moment Ezarel, protesta-t-elle en repoussant fermement ses avances.
— C'est jamais le moment avec toi, dernièrement, répliqua Ezarel avec un claquement de langue irrité en se retournant sur le dos.
Rena leva les yeux au ciel. Il devait être encore éméché ou alors il était sacrément culotté pour la toucher de la sorte, comme si de rien n'était. Il ne croyait tout de même qu'il suffisait de quelques caresses pour lui faire oublier son attitude un peu plus tôt.
La gardienne de l'Ombre avait quitté le lit. Elle étouffait dans cette chambre. Elle laissa tomber son kimono blanc à ses pieds, révélant ainsi sa peau nue et laiteuse. Ses longs cheveux blancs et raides, encore un peu humides après sa douche, lui tombaient en cascade jusque dans le bas du dos. Baignée par les rayons de la lune, elle avait une allure fantomatique. Elle enfila des sous-vêtements propres, revêtit sa tenue d'officier, puis attrapa son katana avant de se diriger vers la porte.
— Où est-ce que tu vas comme ça ? demanda Ezarel qui ne l'avait pas quittée des yeux.
— Je vais prendre l'air, répondit-elle sèchement.
— Et t'as besoin de prendre ton katana pour ta promenade nocturne ?
— C'est juste par précaution.
— C'est sûr, on sait jamais, tu pourrais te faire attaquer par un musarose enragé.
— Haha ! Très drôle, répliqua-t-elle, nullement amusée par la pique de l'elfe.
— Si t'es pas revenue dans cinq minutes, je sonne l'alerte générale, lança-t-il avec un sarcasme.
La main sur la poignée, Rena ne se donna pas la peine de répondre à cette ultime provocation, et sortit sans même lui jeter un regard. Elle déambula dans les couloirs sombres. Tout était silencieux. Inconsciemment, ses pas la menèrent devant la salle du Cristal. Le garde posté à l'entrée l'interpella d'une voix forte :
— Que faites-vous ici à cette heure aussi tardive ? demanda-t-il avec un regard méfiant.
— Je faisais une petite ronde, répondit-elle en montrant patte blanche. Je voulais juste voir le Grand Cristal et m'assurer que tout allait bien.
— Oh ! Vice-capitaine Yukihira ! salua alors le garde en se mettant au garde-à-vous. Je ne vous avais pas reconnue.
— Ce n'est pas grave, je ne faisais que passer. Tout va bien ?
— Oui, rien à signaler. Tout est calme.
Rena jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule du garde, à travers l'arche qui menait à la salle du Cristal. C'était une vaste pièce circulaire qui, à l'instar des salles de garde, était surmontée d'une coupole en vitrail. Le Cristal, lui-même gigantesque, était soutenu par un énorme socle de marbre finement sculpté et serti de pierres précieuses. Il occupait presque tout l'espace de la salle et s'élevait jusqu'au plafond. D'un bleu profond, sa lumière semblait refléter celle de la lune et des étoiles. Il émettait une lueur féérique qui happait le regard et incitait à la rêverie. Majestueux et paisible, il diffusait une douce énergie qui apaisait l'âme et reposait le corps.
Rena allait demander au garde s'il n'avait pas remarqué un changement dans la salle du Cristal, ou senti une émanation anormale de maana, lorsqu'elle se rendit compte que sa question était parfaitement stupide. Si des cercles magiques avaient été placés autour du Cristal, l'énorme quantité de maana qu'il émettait rendait leur détection impossible.
— Rena ? Qu'est-ce que tu fais là ? l'interpella alors une voix de femme derrière elle.
La yôkai se retrouva nez à nez avec Alajéa qui était apparue dans son dos. Elle se tenait là, les bras croisés dans le dos, à la dévisager avec un air interrogateur. Rena la dévisagea à son tour. Comme à son habitude, elle portait des vêtements osés qui dévoilaient ses courbes généreuses de sirène Atlante. Rena n'avait pas de complexe concernant ses propres formes, qu'elle trouvait tout à fait honorables, mais elle se sentait toujours mal à l'aise face au manque de pudeur de sa collègue.
— Je me promenais. Et toi ? Qu'est-ce que tu fais dehors si tard ?
— Je suis allée observer les étoiles et la lune, répondit-elle gaiement. Le ciel est très clair, c'était magnifique.
— Je vois.
— Tu es toujours fâchée contre Ezarel ? interrogea-t-elle en lui jetant un regard sévère.
— Non, je n'arrivais pas à dormir, c'est tout, expliqua-t-elle en ne mentant qu'à moitié.
— Oh, d'accord. Tant mieux, alors, acquiesça Alajéa en retrouvant son air joyeux. Ezarel n'allait vraiment pas bien tout à l'heure. Ça m'a fait de la peine de le voir aussi triste. Il est toujours si gentil avec moi et ne se fâche jamais, même quand je fais des erreurs. Il me taquine et plaisante souvent avec moi. Je crois qu'il m'apprécie.
— Je n'en doute pas, répliqua Rena qui peinait à cacher son énervement.
Elle se demandait pourquoi Alajéa lui racontait tout cela alors qu'elle ne lui parlait presque jamais d'ordinaire, hormis pour échanger les salutations et politesses d'usage lorsqu'elles se croisaient.
— Mais quand il est énervé ou triste, il devient très désagréable, continua Alajéa en prenant un air attristé. Je n'aime pas le voir dans cet état. Tu ne devrais pas être aussi dure avec lui.
Rena s'était retenue de la gifler. Qu'est-ce qu'elle savait de sa relation avec Ezarel ? Et pourquoi rejetait-elle la faute sur elle, alors que c'était clairement lui qui était en tort ? Rena savait qu'Ezarel avait ses défauts et son caractère, qu'elle acceptait malgré tout, mais l'indiscrétion et le mensonge n'en faisaient pas partie, et elle doutait fort qu'il ait ouvertement parlé de ses disputes de couple à sa collègue.
— J'essayerai, promit-elle d'une voix maîtrisée. Je te laisse, je vais me promener encore un peu. Bonne nuit.
— Oh, d'accord, fit la sirène, l'air déçu. J'ai été ravie de discuter avec toi !
Rena ne savait pas si la sirène était la dernière des ingénues ou la plus sournoise des vipères. Elle avait décidé de ne pas prendre sa dernière remarque comme une provocation, ce qui avait évité à Alajéa une remarque sarcastique pleine de sel, puis elle s'était éloignée en direction des jardins.
L'air, frais et pur, lui emplissait les poumons. Elle inspira profondément plusieurs fois jusqu'à ce qu'elle retrouve le contrôle de ses émotions. Alajéa avait raison sur un point : le ciel était vraiment magnifique cette nuit-là. Assise sur un banc, la yôkai essayait de mettre de l'ordre dans ses pensées. Avant de s'attaquer aux problèmes qui la dépassaient et qu'elle ne pouvait pas résoudre seule, il fallait qu'elle ait une sérieuse discussion avec Ezarel. Ils ne pouvaient pas continuer à se déchirer comme ils le faisaient. C'était une situation dont ils souffraient tous les deux, et Rena devait admettre qu'elle n'avait pas été très juste envers lui non plus. Elle était constamment sur la défensive et elle ne faisait que lui mentir ou lui cacher des choses.
Si elle lui confiait ses doutes et se reposait davantage sur lui, elle pourrait regagner sa confiance. Elle avait besoin d'Ezarel pour faire face au reste de ses problèmes et les aborder plus sereinement. Alors qu'elle retournait à sa chambre avec la ferme intention de s'excuser, elle repassa devant la salle du Cristal. Elle jeta un coup d'œil absent à l'intérieur, lorsqu'elle remarqua un détail insolite. Elle se figea, horrifiée. Le garde avec qui elle avait conversé un peu plus tôt gisait face contre terre dans une mare de sang. Rena leva les yeux vers le Cristal, devant lequel se tenait un homme en armure noire. Il lui tournait le dos, elle ne pouvait pas voir son visage, mais il portait un casque orné de cornes noires et luisantes.
— Qu'est-ce que vous faites ? s'exclama Rena, une main sur le pommeau de son sabre, prête à dégainer.
Si l'homme l'avait entendue, il avait décidé de l'ignorer. Une main levée vers le Cristal, il incantait un sort. Une multitude de cercles magiques s'activèrent simultanément tout autour du Cristal. Dès qu'ils entrèrent en résonnance avec le Grand Cristal, celui-ci se mit à vibrer violemment. Ce qu'elle craignait le plus était en train d'arriver.
— Arrêtez ! ordonna-t-elle d'une voix ferme, ses esprits recouvrés.
Elle dégaina son arme qu'elle pointa sur le mystérieux individu.
— La roue du destin est en marche, personne ne peut l'arrêter, récita laconiquement l'homme qui avait fini de psalmodier son incantation.
Ce n'était pas la première fois que Rena entendait cette phrase. L'homme s'était tourné vers elle. Ses yeux, deux charbons ardents, la fixaient intensément. Elle sentait son âme se consumer sous son regard perçant. La puissance qu'il dégageait était si écrasante que la yôkai était incapable de bouger le moindre muscle. Il ploya le genou pour poser une main à terre. Un nouveau cercle apparut à ses pieds. « Un cercle de téléportation ! » réalisa-t-elle en reconnaissant la disposition des éléments.
— Attendez ! cria Rena en se précipitant vers lui, enfin libérée de sa paralysie.
Elle était arrivée trop tard. L'homme disparut dans une cascade de lumière écarlate avant qu'elle ne puisse l'atteindre. Rena leva alors la tête vers le Cristal. Les cercles magiques étaient toujours actifs. C'était la première fois qu'elle voyait un tracé aussi complexe. Le sol fut parcouru d'un léger tremblement. Le Cristal vibrait de plus en plus fort. Tout à coup, des runes noires apparurent à la surface de l'agglomérat de maana. Le long serpent noir et filiforme de runes étranges s'enroula autour du Cristal, comme s'il cherchait à l'étouffer. Puis il s'immobilisa et les runes se mirent à briller d'une lumière blanche.
Les cercles magiques avaient disparu aussi soudainement qu'ils étaient apparus, et Rena remarqua avec horreur que la surface du Cristal était en train de se fissurer. Il fallait qu'elle fasse quelque chose, mais elle ne savait pas comment inverser le processus. Les rouages de son cerveau tournaient à toute vitesse, jusqu'à ce qu'une idée germe dans son esprit. Si elle essayait de geler le Cristal, elle arriverait peut-être à la stabiliser avant qu'il ne se brise.
Une main levée vers le Cristal comme l'homme peu de temps avant elle, elle concentra toute énergie son dans sa direction. La glace commençait à gagner du terrain, mais ce n'était pas assez rapide. La surface à couvrir était trop grande et la puissance du Cristal ralentissait la progression de la glace.
Redoublant d'efforts, Rena puisait dans ses dernières forces. Elle devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher cette catastrophe. Si le Cristal était détruit, ce serait la fin du royaume d'Eldarya. La yôkai commençait à faiblir, son pouvoir l'abandonnait, mais elle y était presque : la glace avait presque atteint le sommet du Cristal.
La dernière portion de Cristal bleu disparut sous une couche de glace blanche. Le Cristal ne vibrait plus et les tremblements avaient cessé. Rena relâcha la pression en poussant un soupir de soulagement. C'est alors qu'elle entendit la voix d'Ezarel qui l'interpellait.
— Rena ! Qu'est-ce que tu as fait ? s'exclama-t-il, affolé.
L'incompréhension, la surprise et la crainte se lisaient sur son visage.
— Ezarel ! Il faut que tu... commença Rena.
Sa phrase resta inachevée. Elle avait entendu le craquement familier de la glace qui se rompt. Les rayons de maana bleuté filtraient à travers la glace qui commençait à se fissurer et à se craqueler. Un long sifflement strident lui vrilla les tympans. Rena se plaqua les mains sur les oreilles en poussant un gémissement de douleur.
Abasourdie et désorientée, elle tentait désespérément de s'éloigner du Cristal, mais elle était retenue par une force invisible. C'était comme si le Cristal, qui vibrait de plus en fort et de plus en plus rapidement, exerçait une puissante force d'attraction sur elle. Alors qu'elle entrait dans sa lumière et qu'elle posait sa main à la surface du Cristal, une souffrance atroce lui avait vrillé le crâne. Son esprit était chauffé à blanc, elle avait l'impression que sa tête allait exploser. Le Cristal était en train de mourir, elle sentait son désespoir et son agonie.
Prise dans l'explosion du Cristal qui avait rendu son dernier souffle, son propre corps était transpercé par un millier de fragments de glace et de maana cristallisé. Elle sentait ses membres et ses organes se déchirer, centimètre par centimètre. Paralysée par la douleur, elle ne s'entendait pas hurler.
L'instant d'après, la douleur avait disparu. Enveloppée d'une douce lumière irisée, apaisante et chaleureuse, elle avait l'impression de flotter sur un nuage. Il n'y avait ni haut ni bas, ni avant ni après. Elle n'avait plus de corps, seule sa conscience existait dans cet endroit étrange, entre le rêve et la réalité.
L'écho d'une voix retentit dans l'infini. Rena avait cru que c'était son propre nom qui lui revenait en écho, mais elle devait se tromper.
— Rena ! répéta la voix, de plus en plus distincte.
Une femme venait d'apparaître dans son esprit désincarné. Elle possédait plusieurs paires d'ailes aux plumes irisées, une queue de reptile et des cornes striées qui se dressaient droit sur sa tête. Son visage empreint de mélancolie, elle semblait en proie à une extrême souffrance.
— Vous êtes...
— L'Oracle, termina l'être éthéré. Je n'ai plus beaucoup de temps. Je vais utiliser mes dernières forces pour faire tourner la roue du destin en notre faveur.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Trouve l'Élu. Seule l'Ombre peut guider la Lumière. Va ! Rena, fille de l'Ombre. Va ! Rena, fille d'Eldarya.
L'Oracle ne lui laissa pas le temps de répondre. L'espace se mit à vaciller, à s'étirer et à se distordre. La yôkai fut projetée à une vitesse astronomique dans un tunnel de lumières éblouissantes multicolores, puis elle vit le sol se rapprocher à vitesse grand V. Elle n'eut pas le temps de se préparer à l'impact. Elle heurta violemment le sol, puis ce fut le trou noir.
Ezarel avait regardé Rena claquer la porte sans rien dire. Allongé sur le dos, le poignet posé sur son front, il poussa un soupir d'irritation dirigé contre lui-même. Il était rentré avec l'intention de s'excuser, mais bouffi d'orgueil et intoxiqué par l'alcool, il avait été incapable d'être sincère. Son comportement exécrable n'avait fait qu'empirer les choses.
Si Rena pouvait fermer les yeux sur ses erreurs et lui pardonner sans rien exiger en retour, tout serait tellement plus simple. Il était prêt à reconnaître ses torts, mais une excuse sincère et contrite impliquait une conversation à cœur ouvert. Il devait lui livrer ses sentiments, sa rancœur, ses doutes, ses craintes... Il devait disséquer ses émotions à fleur de peau et mettre des mots sur ses faiblesses, la plus grande d'entre elles étant son manque de confiance en lui.
Pourtant, plus il repoussait le moment tant redouté, plus il creusait le fossé entre Rena et lui. Elle était de plus en plus froide et distante, presque agressive par moment, et il ne savait pas comment s'y prendre avec elle. La yôkai était aussi têtue et fière que lui, mais elle était plus honnête avec ses propres sentiments. S'il lui prouvait qu'il était prêt à avoir une véritable discussion, elle serait disposée à l'écouter.
Ezarel n'avait plus sommeil et ne voulait pas remettre ses excuses au lendemain. Ce moment d'introspection lui avait permis de ravaler sa fierté, qu'il savait mal placée. Il était sorti avec la ferme intention de la trouver pour lui demander pardon lorsqu'il tomba nez à nez avec Alajéa, au détour d'un couloir.
— Ezarel ! s'exclama-t-elle tout sourire. Ça va mieux ? Toi aussi tu vas te promener ?
— Je cherche Rena. Tu l'as vue ?
— Non, pourquoi ? Vous vous êtes encore disputés ?
— Ça ne te regarde pas. Pousse-toi, je suis pressé.
Ezarel voulut passer, mais la sirène lui barrait la route.
— Je crois que je l'ai aperçue du côté des jardins, mais je ne suis pas sûre que ce soit elle... Elle n'était pas seule. J'ai aussi reconnu Nevra. Mais ils sont souvent ensemble, je suis sûre que ce n'est rien...
L'elfe fronça les sourcils. Il n'aimait pas trop les insinuations de sa collègue.
— Si quelqu'un nous surprenait en ce moment même, alors que nous ne faisons que discuter au milieu de la nuit, il y aurait de quoi se faire des idées aussi. Et pourtant, il n'y a rien entre nous... et il n'y aura jamais rien.
— Ce n'est pas pareil ! Tout le monde connaît la réputation de Nevra... Rena aussi le sait, elle sait que les gens pourraient se méprendre, mais elle s'en fiche. Elle ne pense pas à toi, à ce que tu peux ressentir et au mal que ça te fait... Si elle t'aimait vraiment...
— Alajéa ! l'interrompit sèchement Ezarel. Je te l'ai déjà dit, ce ne sont pas tes affaires. Mêle-toi de ce qui te regarde. Et ne me parle plus jamais de Rena ou de ma relation avec elle. La prochaine fois, je ne serai pas aussi compréhensif. Si tu veux bien me laisser passer maintenant, je dois trouver Rena.
La sirène s'écarta, la mine déconfite. Ezarel lui jeta un regard de travers avant de continuer son chemin. Sa collègue atlante était de plus en plus envahissante ces derniers temps. Elle demandait souvent au capitaine de leur assigner les mêmes missions, une requête que Séraphina ne refusait presque jamais, car elle jugeait qu'il était du devoir d'un futur capitaine de prendre soin de ses subordonnés et de les former. Cette tâche incombait donc naturellement à son successeur, et l'Oracle savait qu'Alajéa avait besoin d'un bon professeur tant ses compétences en alchimie laissaient à désirer.
Ezarel avait toujours été d'avis qu'elle n'avait pas sa place dans la Garde. Elle aurait dû être placée en apprentissage dans un des établissements de la cité lorsqu'elle s'était échouée sur les plages d'Eel, il y a trente ans. Elle était trop empotée pour faire quoi que ce soit de ses dix doigts, mais on lui aurait bien trouvé un emploi à la hauteur de ses maigres ressources.
Miiko, appuyée par ses capitaines, en avait décidé autrement. L'Oracle seul savait ce qui avait motivé leur décision, mais il l'avait envoyée à l'Académie d'Eel. Elle avait échoué deux fois puis, contre toute attente, elle avait décroché l'examen d'entrée dans la Garde. Ses notes n'avaient pas été formidables, mais elles étaient acceptables. Seraphina voyait du potentiel en elle, mais elle était bien la seule. En trois décennies, Ezarel n'avait noté aucun progrès notoire chez la sirène, elle était juste de plus en plus imbue de sa personne et se permettait des familiarités avec lui qu'elle n'aurait pas osé avant.
Il savait qu'elle était amoureuse de lui, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, mais il n'avait jamais rien ressenti pour elle, si ce n'est un profond sentiment de désolation. Nevra y aurait peut-être trouvé son compte, le temps d'une nuit, mais l'elfe ne partageait pas la frivolité décadente de vampire. Ce qu'il recherchait avant tout chez une femme, c'était la beauté de l'âme, la vivacité de l'esprit et la force de caractère. Des qualités qui manquaient cruellement à Alajéa.
Il lui avait bien fait comprendre, plus ou moins subtilement, que ses sentiments n'étaient pas réciproques, mais la sirène revenait constamment à la charge. Il essayait de se montrer patient, il faisait son possible pour maintenir une relation purement professionnelle et cordiale, il ne voulait pas que l'amour à sens unique d'Alajéa interfère avec son travail, mais il avait failli perdre son sang-froid à plusieurs reprises. Le fait qu'il s'était mis en couple avec Rena n'y avait rien changé. Il avait même l'impression que la sirène, qui avait fait de la yôkai sa rivale mortelle, était encore plus vindicative.
Encouragé par Seraphina qui se trouvait là lorsqu'Alajéa lui avait proposé de boire un verre avec elle, Ezarel avait été contraint d'accepter son invitation de mauvaise grâce. Il soupçonnait la sirène d'avoir profité de la présence du capitaine pour obtenir gain de cause. Elle avait été particulièrement insistante ce soir-là, et elle avait passé la soirée à le cajoler de sa voix nasillarde et suraiguë. L'elfe voyait clair dans son jeu. Elle savait que sa relation avec Rena battait de l'aile, et elle cherchait à s'engouffrer dans la brèche. C'était bien mal le connaître et bien mal connaître la nature elfique en général.
Sa mauvaise humeur, il la devait en partie à Alajéa qui lui avait pourri la soirée. Soulé par la sirène, dans tous les sens du terme, il avait passé ses nerfs sur Rena et il le regrettait amèrement. Tous ces petits tracas, toutes ces petites contrariétés qu'il gardait pour lui, il voulait les partager avec la yôkai. Il voulait qu'elle comprenne que tout ce qu'il faisait, il le faisait toujours dans son intérêt, parce qu'il l'aimait, et que personne ne pourrait se mettre entre eux, encore moins Nevra ou Alajéa.
Ezarel s'était rendu dans les jardins avec l'espoir d'y trouver la gardienne de l'Ombre, mais il constata avec déception qu'elle n'y était pas. Pas plus que son capitaine, d'ailleurs, mais l'elfe émettait quelques doutes quant à la véracité des propos de la sirène. Elle mentait comme elle respirait et tous les coups étaient permis quand il s'agissait de mettre des bâtons dans les roues de sa relation avec Rena.
Il allait retourner l'attendre dans sa chambre lorsqu'il sentit une secousse. Il chercha du regard la cause de ce léger tremblement. Une deuxième secousse, plus forte, fit trembler le sol sous ses pieds. Elle semblait provenir de l'intérieur du QG. Ezarel pressa le pas. Quand il entra dans le hall principal, les vibrations s'étaient intensifiées et une lumière blanche éclairait le couloir qui menait à la salle du Cristal. Les secousses avaient cessé lorsqu'il arriva à hauteur des marches qui montaient vers le sanctuaire. Il faillit trébucher sur le cadavre du garde étendu en travers de l'entrée. D'abord surpris, le cœur serré par un très mauvais pressentiment, il enjamba le corps sans vie. Il baissa sa garde lorsqu'il reconnut Rena qui se tenait devant le Cristal. Il remarqua alors qu'il avait été entièrement gelé.
— Rena ! Qu'est-ce que tu as fait ? s'écria-t-il avec effroi.
La gardienne s'était retournée pour lui dire quelque chose, mais sa phrase était restée en suspens, interrompue par un craquement sinistre. Ezarel regardait avec horreur le Cristal se fissurer sous la pression. Il entendait le chant du maana qui était devenu dangereusement instable, puis un sifflement strident lui perça les tympans. Il perdit l'équilibre et tomba à genoux. Lorsqu'il porta la main à ses oreilles meurtries et regarda ses doigts, ils étaient couverts de sang. Il essaya de se relever pour rattraper Rena et là sortir de là avant qu'ils ne soient tous les deux écrasés par la puissance déchaînée du Cristal, mais elle était comme hypnotisée. Elle avançait vers le Cristal à pas lourds, il voyait qu'elle tentait de résister à son attraction, mais la volonté du Cristal était trop forte.
Dès qu'elle le toucha, il vit d'abord un, puis deux, puis une centaine de rayons bleus jaillir de son corps. Ses hurlements de douleur lui soulevaient le cœur. Aveuglé par un éclair de lumière blanche, il devinait à peine sa silhouette. Il cria son nom, mais sa voix fut noyée par l'explosion assourdissante qui venait de faire voler le Cristal en éclat. La déflagration fut immédiatement suivie d'une puissante onde de choc qui le projeta à travers la pièce. Son dos heurta violemment le mur et il perdit brièvement conscience.
Lorsqu'il revint à lui, il chercha Rena du regard, mais il était seul. La yôkai avait disparu. Il ne sentait plus sa signature magique, ni même son odeur. Quant au Cristal, il était en ruine, mais sa magie ne s'était pas encore complètement éteinte. Une lueur bleutée battait encore faiblement dans ce qu'il restait de l'amas de cristaux.
Miiko venait tout juste de rentrer de sa longue entrevue avec le Conseil Royal lorsqu'elle avait entendu l'explosion. Elle s'était précipitée dans la salle du Cristal, Ykhar et Kero sur les talons.
— Par la Sainte Trinité... jura-t-elle en voyant le cadavre du garde.
Elle n'eut pas de mots lorsqu'elle vit le Cristal ou plutôt ce qu'il en restait. Estomaquée, elle lâcha son sceptre, au bout duquel était accrochée une petite cage contenant son feu de kitsune. La cage se détacha du bâton et, dans un fracas métallique, elle alla rouler jusqu'au pied du mur. Le Cristal, autrefois si majestueux et imposant, avait été réduit à un morceau de la taille d'un poing.
— Ezarel ! s'exclama-t-elle d'une voix tremblante, les yeux fixés sur le désastre. Que s'est-il passé ?
L'elfe, encore sous le choc, était incapable de répondre.
— Ykhar, va chercher Leiftan, ordonna Miiko d'une voix autoritaire.
La jeune brownie, bien qu'aussi choquée que les autres, s'exécuta pour revenir quelques minutes plus tard avec son vice-capitaine. Il affichait le même air abasourdi en découvrant la scène, mais se ressaisit rapidement.
— Miiko, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— C'est ce que j'aimerais savoir, soupira-t-elle.
Leiftan s'agenouilla près du corps sans vie du garde, puis le retourna sur le dos pour examiner sa blessure.
— On dirait qu'il a été pourfendu par une lame longue, une épée peut-être... ou un sabre.
— Ezarel, demanda encore une fois Miiko. Tu étais déjà là quand je suis arrivée. Qu'est-ce que tu as vu ?
L'Absynthe rassembla ses esprits et tenta d'expliquer du mieux qu'il le pouvait la scène dont il avait été témoin. C'était comme essayer de se souvenir d'un très mauvais rêve au réveil. Les détails lui échappaient, tout était confus et chaotique, et certaines choses étaient trop douloureuses à raconter.
Après le récit de l'elfe, Leiftan s'était avancé vers le Cristal en ruines. Quelque chose crissa sous ses pieds. Il se pencha et ramassa un petit fragment transparent.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Miiko. Des morceaux de Cristal ?
— Non, c'est de la glace, répondit Leiftan en laissant tomber le fragment froid avec une expression de dégoût.
— Alors c'est vrai ? souffla Miiko, atterrée. Rena a vraiment détruit le Cristal ?
— Non... non ! protesta Ezarel. Elle ne ferait jamais ça ! Il doit y avoir une explication...
— Je ne vois pas d'autre explication, renchérit Leiftan. Il n'y avait personne d'autre ici, à part elle et toi. À moins que vous ne soyez complice ?
— Quoi ? s'exclama l'elfe, abasourdi par les accusations du vice-capitaine de l'Étincelante. C'est ridicule ! Le Cristal était déjà gelé quand je suis arrivé, c'est vrai, mais ça ne veut pas dire que...
— Ezarel ! l'interrompit Miiko d'un geste de la main autoritaire. Je comprends que ce soit dur à accepter pour toi, mais il faut se rendre à l'évidence.
— Rien n'est encore sûr, ce ne sont que des suppositions, glissa Leiftan prudemment. Il faudra mener une enquête plus approfondie. Je m'excuse si j'ai paru sauter aux conclusions un peu trop vite, ce n'était pas mon intention.
Ezarel lui lança un regard reconnaissant, trop bouleversé pour réaliser que Leiftan cherchait uniquement à le déstabiliser pour obtenir des aveux. L'état psychologique de l'elfe et sa confusion évidente laissaient penser qu'il n'avait été que le témoin infortuné de cet attentat. Pendant qu'ils contemplaient avec désarroi la salle dévastée et le Cristal en miette, Keroshane, qui était resté silencieux jusque-là, fut saisi d'une vive douleur à la poitrine. Il porta une main à son cœur, le visage crispé par la douleur, puis s'effondra par terre.
Miiko se précipita à ses côtés, affolée. Elle avait essayé de le faire asseoir, mais il était au bord de l'évanouissement. Son corps était parcouru de spasmes et une partie de son visage était paralysée. La Générale allait faire quérir Eweleïn, l'infirmière en chef de la Garde Absynthe, lorsque deux personnes pénétrèrent à leur tour dans la salle du Cristal. C'était Khrâm, le capitaine de la Garde Obsidienne, suivi de près par Séraphina, son homologue de l'Absynthe.
Khrâm avait l'apparence d'un homme mûr, âgé d'une cinquantaine d'années. Le guerrier à la carrure d'ours portait une grosse barbe grisonnante hirsute qui frissonnait dès qu'il se mettait en colère. C'était un personnage bourru, un peu grossier, qui riait bruyamment et s'emportait facilement. Il fallait apprendre à le connaître pour pouvoir l'apprécier à sa juste valeur et Miiko avait toujours pu compter sur lui dans les moments les plus difficiles. Conscient de la gravité de la situation, il affichait un air sévère, presque menaçant.
Le contraste avec sa collègue de l'Absynthe était frappant. Séraphina était une femme d'une beauté époustouflante, même pour une elfe. Grande et élancée, elle portait une robe ample serrée à la taille par un élégant ruban de soie. Ses bras étaient couverts de voiles en mousseline, délicatement colorés de teintes pastel, roses et violettes. Ses longs cheveux dorés, tirés en arrière et fixés par un chignon, et les lunettes qu'elle portait sur le bout du nez lui donnaient un air aussi strict que séduisant.
— Miiko, on a un problème, annonça l'Obsidien de sa grosse voix grave.
— Quoi, encore ? s'écria Miiko à bout de nerfs.
— Des émeutes ont éclaté un peu partout dans la cité et les gens ont commencé à s'entretuer.
— Quoi ?! C'est un véritable cauchemar...
— Ce n'est pas tout, renchérit Séraphina. Les gens ont commencé à s'évanouir un peu partout. On dirait que leur force vitale les quitte. C'est ce qui a dû arriver à Keroshane, également.
L'elfe avait remarqué l'archiviste qui gisait par terre. Elle s'agenouilla près de lui, puis posa une main sur son front trempé de sueur.
— C'est le Cristal qui fournit le maana dont nous avons besoin pour vivre, leur expliqua-t-elle. Avec un Cristal aussi faible, les quantités de maana produites ne sont plus suffisantes. Les plus forts s'en sortiront, car leurs réserves sont plus importantes, mais les plus faibles ne survivront pas.
— Qu'est-ce qu'on peut faire ? demanda Miiko, désespérée.
— Rien, répondit Séraphina, l'œil sombre. Ils sont condamnés.
— Alors Kero va... souffla Miiko sans avoir le courage de terminer sa phrase.
— Keroshane devrait s'en sortir, la rassura-t-elle en remontant ses lunettes sur son nez. Il possède plus de maana que la moyenne, mais il a toujours été de constitution fragile, ce qui explique qu'il soit plus affecté que nous.
Miiko poussa un soupir de soulagement, mais lorsqu'elle pensa à tous ceux qui allaient mourir, ses épaules s'affaissèrent sous le poids du désespoir et de la culpabilité. Était-ce donc la fin d'Eldarya ? Devaient-ils regarder leur monde périr sans pouvoir sauver personne ? Leiftan posa une main sur son épaule. Une étreinte douce mais ferme qui lui redonna un peu de courage. Malgré l'angoisse qui lui nouait l'estomac, Miiko avait retrouvé un air plus déterminé.
— Khrâm, prends tes meilleurs hommes et apaise les émeutes. Séraphina, tu l'accompagneras sur le terrain. Occupe-toi des blessés, essaye de soigner tous ceux qui peuvent l'être.
— À vos ordres, mon Général ! tonna l'Obsidien d'une voix forte en se mettant au garde à vous, avant de quitter la salle du Cristal d'un pas vif.
La capitaine de l'Absynthe se contenta d'un hochement de tête respectueux. Quand elle eut à son tour quitté la pièce, Miiko ramassa son bâton pour y fixer la petite cage métallique qui servait de catalyseur à ses pouvoirs. Son feu de kitsune brûlait faiblement, lui aussi affecté par la destruction du Cristal, mais la flamme vacillante dont la couleur bleue rappelait celle du maana n'était pas encore morte. Les gestes de la Générale étaient lents et méthodiques, elle semblait calme en surface, mais son cœur était en proie à une violente tempête émotionnelle. Elle avait peur. Très peur.
Chapitre 9 : La Nuit Sanglante
Allongé sur le dos, Nevra ne trouvait pas le sommeil. Son œil crevé l'avait démangé toute la soirée. Il frottait nonchalamment sa paupière encore rouge et boursouflée, mais cela ne faisait qu'augmenter la sensation de picotement désagréable. La paume de sa main pressée contre son œil dans une vaine tentative d'apaiser ses démangeaisons, il fixait le plafond de l'autre en songeant aux avertissements de Rena.
Le vampire avait senti les premières secousses sans s'en inquiéter outre mesure. Les tremblements de terre n'étaient pas monnaie courante dans la région, mais cela arrivait de temps en temps. Une secousse plus violente le tira de sa rêverie. Cette fois-ci, il se leva pour regarder par la fenêtre, mais les tremblements s'étaient calmés presque aussitôt. Il allait retourner se coucher lorsqu'il entendit l'explosion. L'instant d'après, sa fenêtre volait en éclat.
L'alerte avait été sonnée. Les cloches du QG résonnaient dans toute la cité. Nevra aussi était sur le pied de guerre. Armé jusqu'aux dents, il était sur le point de sortir lorsqu'on frappa précipitamment à sa porte. Chrome se tenait sur le pas de sa porte, les mains sur les genoux et la respiration haletante. Il avait dû courir comme un dératé.
— Capitaine ! Ça craint ! Ils ont tous perdu la tête ! annonça-t-il, à bout de souffle.
— Comment ça ? Qui ça ? Il se passe quoi dehors ?
— J'sais pas, mais c'est le chaos.
— Suis-moi ! On va chercher Miiko.
— À vos ordres, Capitaine !
Nevra et Chrome marchaient à pas vifs en direction du hall principal lorsque, d'un geste de la main, le vampire intima au jeune gardien de s'arrêter. Quelqu'un se tenait à quelques mètres d'eux, à moitié dissimulé dans la pénombre.
— Qui va là ? lança le capitaine d'une voix forte et assurée.
Nevra reconnut aussitôt le jeune garçon qui venait de sortir de l'ombre. C'était Eolas. Les yeux révulsés, il arborait un large sourire malsain. Le Dullahan, qui avait la faculté de contrôler les ombres et de les matérialiser en armes létales, avait fait apparaître une grande faux noire dans sa main. Sans un mot, il se jeta sur les deux gardiens. Mué par une folie meurtrière, il frappait à l'aveugle avec l'énergie d'une bête féroce.
Chrome avait esquivé son coup premier par une habile roulade sur le côté, pendant que Nevra s'armait de deux sabres à la lame courte pour parer les suivants. Tout en déviant et esquivant ses attaques, il essayait de raisonner son subordonné, mais Eolas était sourd à ses supplications et continuait d'attaquer, sans relâche.
Nevra avait atteint ses limites. Blessé à la joue et à l'épaule droite, il ne pouvait plus rester en position défensive, pas quand son adversaire était déterminé à le tuer. Il changea de posture, ses deux sabres levés devant lui, mais alors qu'il s'apprêtait à recevoir Eolas, celui-ci avait changé de trajectoire au dernier moment. C'était sur Chrome, qui était resté légèrement en retrait, qu'il se ruait.
Le loup-garou esquiva le premier coup de justesse, mais le deuxième lui entailla le bras, et le troisième arrivait beaucoup trop rapidement pour qu'il puisse l'éviter. Le garçon avait cru sa dernière heure venue, lorsqu'Eolas se figea en affichant un air surpris où se mêlaient la douleur et l'incompréhension. Son camarade, lui, regardait avec effroi les deux lames qui venaient de lui transpercer le cœur et l'abdomen. Nevra s'était glissé dans son dos, aussi furtif et silencieux qu'un ombre, et l'avait frappé sans une seconde d'hésitation.
La faux noire d'Eolas disparut dans un tourbillon de volutes noires et le garçon tomba à genoux, mais le vampire le rattrapa avant qu'il ne s'effondre par terre. Nevra tenait le corps ensanglanté de son subordonné qui, dans ses derniers instants, avait retrouvé une lueur de lucidité. La terreur qui se lisait dans ses yeux voilés était insoutenable. Il tendit une main tremblante vers Nevra qui la saisit en le dévisageant avec tristesse.
— Je... je ne veux pas mourir, Capitaine... murmura-t-il avec angoisse, le corps secoué par un sursaut de panique. Aidez-moi...
Eolas cracha une gerbe de sang. Sa main crispée autour de celle de Nevra, il le suppliait du regard, mais son capitaine ne pouvait rien faire pour lui, si ce n'est l'accompagner dans ses derniers instants. Son trépas semblait interminable, et, lorsqu'il rendit enfin son dernier souffle, les mains couvertes de sang du vampire tremblaient violemment. Peu à peu, la tristesse et le désespoir laissèrent place à une colère noire.
— C'est quoi ce bordel ! gronda-t-il, le regard sombre.
Atterré par ce qu'il venait de se passer, Chrome était resté muet. Il contemplait avec épouvante le cadavre de son camarade et ami. Il aurait voulu prendre ses jambes à son cou et s'enfuir loin, très loin d'ici, mais il n'arrivait pas à détacher les yeux d'Eolas. Il se voyait là, à sa place, en train de se vider de son sang...
— Chrome ! appela son capitaine d'une voix ferme. Ce n'est pas le moment de flancher ! Qu'est-ce que tu as vu ? Qu'est-ce qui se passe ?
L'injonction du vampire lui avait fait l'effet d'un coup de fouet. De nouveau maître de ses émotions, le jeune loup-garou lui expliqua brièvement ce qu'il savait de la situation. Une partie des gardiens de l'Ombre étaient devenus tout à coup très agressifs et s'étaient mis à attaquer leurs camarades. Un des lieutenants l'avait chargé de prévenir leur capitaine de toute urgence.
— On fait quoi ? On va les aider ?
— Non, il vaut mieux rejoindre directement Miiko. Elle doit déjà être au courant et elle voudra l'aide de tous les officiers supérieurs pour gérer la crise.
— Et Eolas ? demanda le loup-garou d'une voix peinée, ses oreilles tristement baissées. On ne peut pas le laisser là...
— Non, je vais l'installer dans ma chambre. Aide-moi à le porter.
Ils soulevèrent le corps sans vie du Dullahan qu'ils déposèrent avec déférence sur le lit du vampire. Ses yeux voilés par la mort étaient encore grands ouverts. Nevra passa une main sur ses paupières, puis récita une prière silencieuse. Son âme puisse-t-elle retourner au Cristal et reposer en paix dans le giron de l'Oracle.
Nevra avait croisé Khrâm et Séraphina qui se dirigeaient vers la sortie du QG, suivis de quelques hommes en armes, parmi lesquels il reconnut Valkyon, le faelien dont Rena s'était entichée.
— Dragoman, tu tombes bien, lança le capitaine de l'Obsidienne. Miiko t'attend dans la salle du Cristal. Tu as des comptes à lui rendre. J'espère que t'as une bonne explication pour tout ce foutoir !
— Comment ça ? demanda le vampire, surpris par l'invective du guerrier.
— Ne l'écoute pas, le rassura Séraphina d'une voix douce tout en faisant les gros yeux à son collègue. Il est un peu sur les nerfs. Dame Miiko a pris les choses en main, mais elle est un peu dépassée par la situation, comme nous tous d'ailleurs, donc elle voudra sans doute ton avis sur la situation.
Le capitaine de l'Ombre lui répondit par un signe de tête, puis s'empressa de rejoindre la salle du Cristal, Chrome sur les talons. Dès qu'il franchit le seuil, il fut saisi d'un pressentiment funeste.
— Nevra, te voilà ! lança la kitsune lorsqu'elle le vit entrer. Qu'est-ce qui t'est arrivé ? C'est quoi tout ce sang ?
Le regard suspicieux de la Générale le mettait mal à l'aise. Il avait l'impression d'être accueilli comme un ennemi, plus que comme allié. Alors qu'il livrait ses explications, le vampire jeta un rapide coup d'œil autour de lui. Les membres les plus proéminents de la Garde Étincelante étaient tous présents, ainsi qu'Ezarel, qui faisait une tête d'enterrement.
— Où est Rena ? s'enquit alors Nevra avec inquiétude. Elle n'était pas avec toi ?
— Non... souffla faiblement l'Absynthe, l'air complètement abattu.
— Elle est où alors ?
— Elle a disparu, déclara Miiko sans détour. Elle a été prise dans l'explosion du Cristal et, puisqu'il ne reste plus rien de son corps, on suppose qu'elle est morte.
Le vampire se tourna vers elle pour la dévisager avec stupéfaction. C'était la chose la plus absurde qu'il ait entendue de toute la soirée.
— Nevra, poursuivit alors Miiko, j'aimerais que tu te joignes à Leiftan pour enquêter sur les agissements de Rena ces dernières semaines.
— Attends une seconde... tu m'annonces que ma vice-capitaine est morte, ce qui reste à prouver, et tu veux que j'enquête sur elle ? Pourquoi ?
— Parce qu'on la soupçonne d'être responsable de la destruction du Cristal et du chaos qui en a résulté.
— Miiko, j'ai toujours eu un immense respect pour toi, mais là, tu pousses la plaisanterie un peu loin, grimaça le vampire.
— Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ? répliqua la kitsune, l'air sombre.
— Mais... ce n'est pas possible ! Rena ne ferait jamais ça. Ça n'a pas de sens ! s'emporta l'Ombre, à la fois furieux et confus.
— Alors prouve-le ! rétorqua la Générale. Je te laisse mener l'enquête. Je veux connaître les moindres faits et gestes de Yukihira ces derniers jours. Et rapportez-moi tout autre élément susceptible d'éclairer cette affaire.
— Si tu as si peu foi en tes alliés, pourquoi me confier l'enquête ? Tu n'as pas peur que je couvre les arrières de Rena ?
— Tu ne seras pas seul, Leiftan enquêtera avec toi et il te surveillera. Si tu essayes de falsifier les résultats de l'enquête, on le saura et ça ne jouera pas en ta faveur, ni en celle de Rena.
— Très bien, céda le vampire en lui jetant un regard noir. J'ai compris, tu ne me fais pas confiance, tu as déjà décidé que Rena était coupable, et tu veux juste savoir si je suis complice ou pas. Je suppose que si tu le pouvais, tu m'aurais déjà mis aux arrêts, mais étant donné la situation, tu vas avoir besoin de toute l'aide disponible, y compris la mienne.
Le ton du capitaine de l'Ombre était amer, mais la kitsune soutenait son regard empli de rancœur sans sourciller.
— Si tu as compris, à toi de me prouver que je me trompe. En attendant, nous avons une situation plus urgente à régler. Khrâm et Séraphina sont sortis porter secours au civil. Toi, Nevra, je veux que tu rassembles tous les gardiens du QG encore en état de se battre pour restreindre ceux qui ont cédé à la folie.
— Ceux sont tous des combattants plus ou moins aguerris, ils ne seront pas faciles à maîtriser.
— Si vous ne pouvez pas les maîtriser, tuez-les. Il ne faut pas qu'ils sortent du QG. Comme tu dis, ce sont tous des combattants, des soldats, des mercenaires, et même des tueurs professionnels pour certains. Ils présentent un danger pour la population, on ne peut pas les laisser attaquer des civils. C'est à nous d'endosser cette responsabilité, c'est à nous de protéger les habitants d'Eel, même si ça veut dire abattre nos frères et sœurs d'armes.
Quelques Étincelants, ceux qui n'avaient pas connu les heures les plus sombres de la Garde, avaient l'air choqués par le discours de la kitsune, même si personne n'avait osé contester ses ordres. Le capitaine de l'Ombre, lui, savait que la Générale avait toujours eu des solutions radicales pour éliminer les menaces. La Garde de l'Ombre avait assassiné des dizaines d'opposants politiques pour son compte, parfois sur la base de simples soupçons ; il n'était donc guère étonné de la voir déterminée à condamner ses propres subordonnés.
— Leiftan, continua la kitsune en ignorant les quelques murmures de désapprobation que s'échangeaient les gardiens, j'ai besoin que tu te rendes à la Cité Royale et que tu assures la protection de la famille royale et des ministres. Envoie-moi un message dès que tu auras attesté de la situation sur place.
— Très bien, acquiesça l'Étincelant d'un signe de tête avant de sortir d'un pas vif, son long manteau blanc battant légèrement l'air derrière lui.
Miiko n'eut pas besoin de lui recommander d'être prudent, elle savait que son vice-capitaine n'était pas du genre à foncer tête baissée. Le roi, sa famille, ses ministres, ainsi qu'une bonne partie de la noblesse et la majorité des politiciens du royaume, ne vivaient pas dans la cité d'Eel, mais à Regalia, la cité royale, qui se trouvait à quelques lieues de là. Ils étaient protégés par la Garde Royale, une faction armée indépendante de la Garde d'Eel, mais la Générale n'était pas rassurée pour autant. Si les gardes avaient eux aussi perdu la tête et commençaient à s'entretuer, ils ne seraient pas en mesure de protéger qui que ce soit. Les ministres pouvaient être remplacés, mais elle n'osait imaginer le désastre si le Roi venait à mourir. Elle priait pour qu'il soit sain et sauf et que Leiftan arrive là-bas à temps.
Nevra était retourné dans sa chambre pour compléter son arsenal. Le sang sur ses mains avait commencé à sécher et à craqueler, mais il ne s'était pas donné la peine de les laver. À quoi bon ? Le sang des innocents ne disparaissait pas si facilement. Alors qu'il glissait un poignard à sa ceinture, il pensait à Rena. Comment pouvait-il croire à sa mort alors qu'il lui avait parlé il y a quelques heures à peine ? Sa disparition était inconcevable. C'était bien trop soudain et brutal.
Plus il y pensait, plus il s'en voulait. Il se blâmait pour ce qui lui était arrivé. Il avait été trop imprudent, il aurait dû rester avec elle et la protéger après ce qu'elle lui avait confié. Tout était de sa faute... Qu'allait-il devenir sans elle ? L'idée qu'il ne la reverrait plus jamais s'était imposée à son esprit, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus nier l'implacable et terrifiante réalité. Quelque chose venait de se briser en lui.
Lorsque les premiers rayons frappèrent la cité d'Eel, Nevra ignorait combien de ses compagnons avaient péri de sa main. Des dizaines, des centaines. Les corps tombaient les uns après les autres. À chaque fois qu'il devait donner la mort à l'un des siens, le cœur de Nevra se durcissait un peu plus. Au petit matin, il avait perdu le peu de compassion qu'il lui restait. Il ne voyait plus ses subordonnés ni ses camarades, mais des cibles sans visage et sans nom, qu'il éliminait les unes après les autres.
La silhouette ensanglantée de Nevra était entourée d'un halo de lumière irisée, son ombre se découpant contre les vitraux du corridor, à travers lesquels filtraient quelques rayons rougeâtres. Le sang coulait le long de la lame de ses sabres et les gouttes écarlates venaient s'écraser sur le sol, une à une. Alors qu'il contemplait les ruines de la Garde, une larme solitaire perla au coin de son œil puis roula doucement sur sa joue, dernière lamentation silencieuse d'un cœur englouti par les ténèbres.
Miiko, qui avait établi le centre des opérations dans la salle du Cristal, aboyait des ordres dans tous les sens. Ezarel et Ykhar avaient été chargés de centraliser et relayer les informations. La brownie, qui était partie chercher du matériel pour rédiger les messages pendant que l'elfe rassemblait les familiers, poussa un cri suraigu en arrivant dans la salle des portes.
— Non, non, non, non, non ! hurla-t-elle en s'arrachant les cheveux.
Alertés par ses cris, Ezarel et Miiko s'étaient précipités dans le hall principal. En levant les yeux vers le premier étage, ils aperçurent d'épaisses colonnes de fumée qui s'échappaient de la bibliothèque. Ykhar était déjà en train de se précipiter vers les escaliers qui menaient à l'étage.
— Ezarel ! Rattrape-là ! ordonna la kitsune.
L'elfe se lança à sa poursuite en montant les marches quatre à quatre. Alors qu'Ykhar s'engouffrait dans la bibliothèque en flammes, sans se soucier du danger, Ezarel avait fait un rapide crochet par le laboratoire d'alchimie. Il attrapa quelques fioles à la volée, puis courut comme un dératé jusqu'à la bibliothèque.
Une fumée épaisse et âcre de parchemin et de cuir brûlé lui emplissait les poumons et lui piquait les yeux. L'Absynthe se couvrit le nez et la bouche en cherchant sa camarade du regard.
— Ykhar ! appela-t-il en toussant.
Pas de réponse. Il l'appela encore. Une silhouette émergea alors de la fumée ; c'était Ykhar, les bras chargés de livres et de parchemins qu'elle jeta précipitamment par-dessus la balustrade. Ils s'écrasèrent quelques mètres plus bas dans un bruit sourd. Elle s'apprêtait à y retourner pour sauver plus d'ouvrages lorsqu'Ezarel la retint par le bras.
— N'y va pas ! C'est trop dangereux !
La brownie ignora son avertissement. Elle dégagea son bras d'un coup sec et s'élança une nouvelle fois dans la bibliothèque en feu. Ezarel pesta en se lançant à sa suite. Il sortit les trois petites fioles qu'il tenait entre chaque doigt puis, d'un geste vif et puissant, les jeta contre terre. Dès que les fioles se brisèrent, trois colonnes de fumée colorées s'élevèrent dans les airs en se mêlant les unes aux autres. Un épais nuage bleu se forma dans la bibliothèque, grossissant et se gorgeant d'humidité. Quelques secondes plus tard, les premières gouttes d'eau commençaient à tomber. Ykhar regarda Ezarel, les yeux ronds.
— C'est de la pluie artificielle, lui expliqua-t-il, ça va ralentir les flammes.
— Je ne savais pas qu'on pouvait faire ça avec l'alchimie, s'étonna Ykhar, sincèrement impressionnée.
— On peut faire beaucoup de choses avec l'alchimie, répondit Ezarel. Mais ça ne va pas durer longtemps, il faut se dépêcher. Prends tout ce que tu peux, je vais t'aider.
— Oui ! Merci !
À chaque fois, les deux gardiens ressortaient les bras pleins de livres et de parchemins qu'ils jetaient par-dessus la balustrade. La pluie commençait à faiblir et les flammes regagnaient du terrain, mais ils avaient réussi à sauver l'essentiel.
Miiko poussa un soupir de soulagement en les voyant revenir sains et saufs. Après avoir sévèrement réprimandé Ykhar pour son inconscience, ils regagnèrent la salle du Cristal où Kero, toujours inconscient, avait été installé dans un coin de la pièce.
Dans le feu de l'action, Ezarel avait presque oublié la disparition de Rena, mais il en fut douloureusement rappelé par les fragments de glace qui gisaient autour du Cristal. Il ne voulait pas céder au chagrin, pas maintenant, pas encore. Il devait faire tout ce qu'il pouvait pour aider Miiko.
Quelques heures plus tard, un Crowmero survola la coupole, désormais à ciel ouvert depuis que les vitres avaient été soufflées par l'explosion, puis entama sa descente vers la salle du Cristal. Il portait un rouleau de parchemin dans son bec qu'il déposa aux pieds Ezarel. En déroulant le parchemin, l'elfe comprit immédiatement qu'il s'agissait d'un message de Leiftan. Il parcourut le parchemin rapidement, son regard s'assombrissant un peu plus à chaque ligne. Les nouvelles qu'il relaya à Miiko n'étaient pas bonnes.
Leiftan était arrivé à la Cité Royale qui avait déjà sombré dans le chaos. Il avait réussi à pénétrer dans le palais et à trouver le roi et sa famille. Le souverain d'Eldarya était mort, mais sa femme et son fils étaient sains et saufs. Trois des sept ministres qui siégeaient au gouvernement avaient également péri. Le Grand Trésorier avait perdu la vie, mais le Grand Chancelier et le Ministre des Rites avaient survécu et assuraient le commandement le temps de la crise.
Ce que Miiko craignait le plus s'était produit. Certes le roi était soumis à l'avis éclairé de ses ministres et de ses conseillers, mais aucune décision ne pouvait être validée sans son aval, ce qui lui permettait de freiner les ardeurs politiques de ses ministres les plus ambitieux. Sans souverain pour diriger le gouvernement et maintenir la cohésion dans les rangs, le royaume courait à sa perte.
Hélios III avait été un roi plein de bon sens, qui connaissait toutes les ficelles de la politique et de la diplomatie, et qui comprenait l'importance de jouer un rôle de médiateur et d'apaiser les tensions entre les différentes régions et les différents peuples. Il écoutait toujours les avis et les opinions de son Conseil, mais ne manquait jamais de prendre la décision finale en restant fidèle à ses convictions, même quand cela allait à l'encontre des vœux des ministres.
C'était aussi un homme qui aimait le luxe et les divertissements, mais Miiko ne lui en avait jamais tenu rigueur. Il n'en allait pas de même pour son fils, le Prince Ennius. Il était encore jeune et trop habitué à vivre dans l'oisiveté et l'opulence. Sa personnalité fortement influençable et son désintérêt total pour les affaires du royaume en faisaient quelqu'un de profondément ignorant. S'il devenait roi, ce serait le Grand Chancelier et le Ministre des Rites qui gouverneraient dans l'ombre, et Miiko n'aimait pas ces deux-là. Ils avaient toujours essayé de convaincre l'ancien roi d'accorder moins de pouvoir à la Garde d'Eel et de se reposer davantage sur la Garde Royale. La Générale espérait que la Garde d'Eel pourrait continuer à exercer ses fonctions comme elle l'avait fait jusqu'à maintenant.
La cité était à feu et à sang. L'air était empli de cris et du chant des lames qui s'entrechoquent. L'odeur de sang, mêlée à celle de la fumée, montait à la tête et remuait les tripes. Par moment, la nuit se fendait d'éclats de lumière produits par des cercles magiques qui apparaissaient et disparaissaient par intermittence.
Khrâm dirigeait son escouade d'une main de fer. Ses ordres étaient directs et sans appel. Leurs assaillants étaient pour la plupart des civils qui ne possédaient pas de pouvoirs très puissants, mais, rongés par la folie, ils ne semblaient plus ressentir ni la peur ni la douleur, et attaquaient tête baissée. Le capitaine de l'Obsidienne avait ordonné de les immobiliser plutôt que de les tuer, mais ils n'en voyaient pas la fin.
Parmi les fous furieux, il y avait aussi quelques membres de la Garde qui leur donnaient du fil à retordre. En tant normal, c'était des adversaires redoutables, mais poussés au-delà de leurs limites par la folie, ils devenaient extrêmement dangereux. Le seul point positif dans cette affaire, c'était qu'avec la destruction du Cristal, la magie était devenue beaucoup plus instable, ce qui rendait son utilisation délicate, et ils n'avaient pas à s'inquiéter de devoir affronter des mages fous.
Les mages les plus expérimentés de la Garde Absynthe – ceux qui avaient encore toute leur tête – les avaient rejoints pour leur prêter mainforte, mais même eux avaient du mal à tracer leurs cercles et à jeter leurs sorts efficacement.
Séraphina était aussi sur le champ de bataille. Elle était accompagnée, entre autres, d'Eweleïn et d'Alajéa. Elles avaient établi un centre médical de fortune où elles accueillaient les blessés et les personnes cherchant un refuge pour échapper à la folie meurtrière de leurs concitoyens.
Aux prises avec un boulanger qui l'attaquait à coups de rouleau à pâtisserie rageurs, Valkyon tentait de le maîtriser sans le blesser lorsqu'il entendit un cri de terreur. Il se retourna brièvement pour apercevoir une jeune femme qui tenait un nourrisson dans les bras. Dos au mur, elle suppliait son agresseur de l'épargner.
Valkyon immobilisa habilement le boulanger qu'il assomma avec son propre rouleau à pâtisserie, puis il se rua sur le deuxième pour bloquer son coup avant qu'il n'abatte son épée sur la jeune femme et son enfant. Il le désarma rapidement puis lui enfonça le poing dans le ventre. Alors que l'homme tombait à genoux, plié en deux par la douleur, le guerrier lui fit perdre conscience en lui assénant un violent coup derrière la nuque. Il ligota l'infortuné qu'il déposa contre un mur.
Il se dirigea ensuite vers la femme pour s'assurer qu'elle allait bien. Elle le remercia d'une voix tremblante, non pas de lui avoir sauvé la vie, mais d'avoir épargné celle de cet homme qui s'avérait être son mari. Valkyon lui répondit par un sourire empreint de compassion. Il l'accompagna, elle et son bébé, jusqu'au centre médical, là où se trouvaient habituellement les halles couvertes.
Les blessés les plus graves étaient allongés sur des civières de fortune, faites à partir de planches et de tréteaux. Les autres étaient assis ou couchés un peu partout à même le sol. Valkyon lui indiqua la partie réservée aux réfugiés et aux blessés légers.
— Merci infiniment, le remercia la jeune femme en s'inclinant profondément.
— Je n'ai fait que mon devoir. Comment s'appelle-t-il ? s'enquit-il alors en jetant un regard au nourrisson qui avait cessé de pleurer et jetait des regards apeurés autour de lui.
— Il s'appelle Mery, répondit la jeune maman en serrant l'enfant contre son sein.
— C'est un joli prénom, complimenta Valkyon avec un sourire attendri.
Il prit congé des deux rescapés qu'il salua brièvement de la main. Il s'apprêtait à quitter l'infirmerie lorsqu'il aperçut Séraphina et Eweleïn aux prises avec un homme qu'il avait déjà vu sur le champ de bataille. C'était un Obsidien comme lui. Il se souvenait avoir brièvement combattu à ses côtés. Valkyon avait été impressionné par son style de combat. Il pouvait produire de la foudre en frappant ses poings l'un contre l'autre et lorsque le guerrier l'avait interrogé sur son pouvoir lors d'un bref moment de répit, il lui avait expliqué qu'il était un lointain descendant des Raijin, un clan de yôkais autrefois considérés comme des divinités et capables de contrôler la foudre et le tonnerre. Il avait ajouté en rigolant que son pouvoir était tout à fait ridicule comparé à celui de ses aïeux. Ils avaient échangé leur nom. Il s'appelait Ujiao. Il devait avoir été blessé après qu'ils s'étaient séparés.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? s'enquit Valkyon en faisant halte près des deux femmes.
— On ne sait pas. Il allait bien, puis il a perdu le contrôle de son pouvoir, tout à coup ! lui répondit Eweleïn avec affolement.
— Il est devenu fou comme les autres ?
— Non, c'est différent. Il n'a même pas l'air conscient, expliqua à son tour Séraphina, l'air soucieux.
Ujiao était allongé sur la table et ne bougeait pas, mais son corps était parcouru de spasmes. Ses yeux bleus légèrement bridés étaient grands ouverts et brillaient comme deux joyaux bleus, tandis que de petites étincelles apparaissaient et disparaissaient au bout de ses doigts gantés.
— Si son pouvoir est libéré ici ce sera catastrophique ! s'inquiéta Séraphina. Il faut trouver un moyen de le stabiliser.
Valkyon fit ce qu'il savait faire le mieux. Il frappa la tempe de son compagnon du pommeau de son épée avec l'intention de l'assommer. Ujiao étant déjà inconscient, cela n'eut aucun effet. L'électricité dans l'air était palpable et les gens autour d'eux leur jetaient des regards inquiets. Ujiao ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l'eau, sans qu'aucun son ne sorte. C'est alors que la capitaine de l'Absynthe aperçut quelque chose au fond de sa gorge.
— Tenez-le bien ! ordonna-t-elle.
L'Obsidien posa ses mains sur les épaules d'Ujiao en faisant pression pour l'empêcher de bouger tandis qu'Eweleïn lui maintenait les jambes. Séraphina l'obligea à ouvrir la bouche et lui enfonça les doigts dans le gosier. Elle ne voyait pas trop ce qu'elle faisait et cherchait un peu à tâtons. À force de farfouiller, elle finit par sentir un corps étranger. Elle ressortit de la gorge de son infortuné patient un fragment de la taille du petit doigt.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Eweleïn.
— Un morceau du Cristal, nota Séraphina en examinant le petit fragment bleu. C'est sans doute ce qui a causé l'instabilité de son pouvoir.
— Comment est-ce qu'un fragment du Cristal a pu se retrouver là ? s'étonna Valkyon en contemplant le morceau de cristal avec incrédulité.
— Je ne sais pas, mais c'est plutôt une bonne nouvelle. Eweleïn, va chercher Alajéa.
L'infirmière s'exécuta. Elle revint quelques instants plus tard avec Alajéa. Séraphina demanda à cette dernière de remettre le fragment à Miiko et de lui faire part de ses suppositions. Pendant ce temps, Ujiao avait repris conscience et ses yeux avaient retrouvé leur aspect normal. Il porta la main à sa gorge irritée en toussotant et en crachotant.
— Excuse-moi, j'ai été un peu intrusive.
— Si j'avais su qu'une femme me dirait ça un jour... répondit Ujiao avec une grimace.
Séraphina lui lança un regard sévère et l'Obsidien passa une main dans ses cheveux bruns en laissant échapper un petit rire embarrassé. Valkyon, lui, était soulagé qu'il soit tiré d'affaire. Il le connaissait à peine, mais il s'était déjà attaché à lui.
Dehors, le jour était levé et les bruits de combats se faisaient de plus en plus rares. Les deux guerriers sortirent pour aider à maîtriser les derniers habitants devenus fous.
Miiko prit le fragment que lui avait remis Alajéa et s'avança vers le moignon de maana cristallisé. Elle approcha le fragment de cristal qui se mit à luire et à vibrer légèrement. Les deux morceaux entrèrent en résonance et, comme s'il était attiré par un puissant aimant, le petit fragment s'envola vers le Grand Cristal pour fusionner avec lui.
Séraphina avait raison. Le Cristal n'avait pas été complètement détruit comme avait pu le craindre Miiko, ses fragments avaient simplement étaient dispersés. S'ils pouvaient les trouver et les rassembler, ils pourraient reconstituer l'orbe de maana. Il y avait encore de l'espoir.
Pourtant, lorsque les combats prirent fin, la cité en ruines n'offrait pas la moindre perspective d'espoir. Tout n'était que mort et désolation. Il était encore trop tôt pour faire un bilan précis, mais les pertes avaient été très lourdes. Après la violence des combats, il fallait faire face à la cruauté d'une nouvelle réalité. Des milliers de cadavres à enterrer, des réfugiés à gérer, des quartiers à reconstruire. Ce n'était pas l'affaire d'une nuit ou même de quelques jours.
Miiko gérait la situation du mieux qu'elle le pouvait. Elle avait commencé par ordonner qu'on creuse plusieurs fosses communes dans les plaines qui surplombaient l'océan, à l'extérieur de la cité. Elle ne pouvait pas offrir une tombe individuelle à tous ceux qui avaient péri, mais elle avait promis d'élever un monument en leur mémoire. Seuls les membres de la garde avaient eu le droit à une sépulture personnelle.
Il y avait aussi le problème de tous ceux qui étaient devenus fous. Les Berzerkers, comme les avait nommés Khrâm. Ceux qui n'avaient pas été tués demeuraient dans le même état de folie. Leur soif de sang s'était un peu apaisée, mais ils restaient agressifs et imprévisibles.
Le capitaine de l'Obsidienne avait demandé à Miiko ce qu'elle comptait faire à ce sujet. Ils étaient des centaines et ils ne pouvaient pas les garder ligotés éternellement. Il n'y avait pas assez de place dans les prisons de la ville pour les y contenir non plus. Miiko ne voyait plus qu'une seule solution : ils allaient devoir réhabiliter la grande prison de Vrash Kourr. C'était un complexe pénitentiaire abandonné, aussi lugubre que sa triste réputation, qui avait été construit au large d'Eel, sur une île déserte et rocailleuse. La prison avait eu son utilité en temps de guerre, mais n'avait plus servi depuis belle lurette. Miiko ignorait quel genre de créatures y avaient établi domicile depuis. Elle ne pouvait pas se permettre d'envoyer le peu d'hommes qu'il restait là-bas pour le moment. Les Berserkers devraient attendre.
Séraphina et Eweleïn, accompagnées de Valkyon, arpentaient la cité à la recherche d'éventuels survivants. Ils trouvèrent quelques personnes affaiblies, mais encore en vie.
La capitaine s'était un peu écartée des deux autres gardiens pour examiner un corps qui lui paraissait suspect. Elle trouva un fragment de Cristal logé dans l'œil du défunt. Elle se releva, sans remarquer l'ombre qui s'était glissée derrière elle. Elle sentit une vive douleur la transpercer. Le souffle coupé, elle baissa les yeux vers la lame rouge de sang qui venait de traverser son abdomen. Son agresseur retira la lame d'un coup sec en poussant un cri bestial. Séraphina tomba à genoux, les mains pressées contre son ventre.
Eweleïn poussa un cri lorsqu'elle vit sa supérieure s'effondrer. L'homme qui l'avait attaquée se tourna vers elle. Il avait le regard d'une bête sauvage. Alors qu'il se jetait sur elle en brandissant son arme, l'infirmière cria en levant les bras pour se protéger. Valkyon la poussa aussitôt sur le côté. L'épée de l'assaillant lui déchira le flanc, mais l'Obsidien ne lui laissa pas le temps de retirer la lame. Il attrapa son poignet qu'il broya sous sa poigne puissante pour lui faire lâcher prise, puis l'obligea à faire une demi-volte en lui tordant le bras dans le dos.
De sa main libre, il retira la lame logée dans son côté, puis plaqua l'homme à terre, le genou appuyé contre son dos en y mettant tout son poids. L'homme se débattit en poussant des cris et des grognements.
Pendant que Valkyon le ligotait avec le peu de corde qu'il lui restait, Eweleïn s'était précipitée auprès de Séraphina. Sa capitaine avait perdu beaucoup de sang. Considérablement affaiblie par sa blessure, elle peinait à rester consciente. Les larmes aux yeux, l'infirmière fouillait frénétiquement dans sa besace pour sortir de quoi la soigner, mais sa capitaine l'arrêta d'un geste faible.
— C'est trop tard pour moi, murmura-t-elle d'une voix à peine audible, en articulant chaque mot avec difficulté. Tu diras à Miiko de nommer Ezarel comme mon successeur. C'est mon dernier souhait.
— Ne dites pas ça ! s'exclama Eweleïn, la voix étranglée par les sanglots. Il est encore temps de...
— J'ai aussi été affectée par la perte du Cristal, je n'ai presque plus de force. Si tu veux soigner quelqu'un, occupe-toi plutôt de Valkyon.
Le guerrier s'avança vers elles en se tenant le flanc. Du sang coulait abondamment entre ses doigts rougis.
Séraphina offrit un dernier sourire encourageant à sa subordonnée avant de fermer les yeux. Eweleïn, le visage inondé de larmes, déposa un baiser sur le front de celle qui avait été sa supérieure hiérarchique et son amie pendant de nombreuses années. Elle se leva en lâchant un soupir attristé, ravala ses larmes, puis demanda à Valkyon de lui montrer sa blessure.
— Ce n'est rien, répondit-il malgré la blessure sanguinolente qu'il tentait de comprimer tant bien que mal.
— Fais voir ! ordonna-t-elle d'une voix ferme en l'obligeant à écarter les doigts.
Aucun point vital ne semblait avoir été touché, mais la lame avait traversé son corps. C'était une vilaine blessure qui risquait de s'infecter si elle n'était pas traitée au plus vite. Elle sortit une fiole de liquide désinfectant et un onguent cautérisant de sa besace.
— Ça va faire mal, prévint-elle.
— Ce n'est pas grave, lui dit Valkyon.
Elle commença par désinfecter la plaie, puis appliqua l'onguent. C'était un mélange à base de miel de feu et de feuilles de coca enchantées. La douleur ressentie était égale à celle d'une cautérisation au fer rouge, mais Valkyon l'endura bravement. Eweleïn était impressionnée par son extraordinaire résilience. Elle lui expliqua qu'il en garderait sûrement une cicatrice, tout en se faisant la réflexion que cela ne le dérangerait probablement pas. Elle avait déjà remarqué qu'il avait des cicatrices un peu partout.
Valkyon la remercia puis se dirigea vers l'endroit où gisait Séraphina. Il passa les bras sous son dos et la souleva délicatement. La vie l'avait quittée, mais elle semblait paisible. Eweleïn à ses côtés, il la porta jusqu'au QG. La nouvelle de la mort de la capitaine de l'Absynthe avait été un coup dur pour la Garde qui était déjà profondément démoralisée. Personne ne s'attendait à perdre un de leurs plus précieux membres aussi soudainement alors que le plus gros du danger était passé.
Eweleïn transmit les dernières volontés de son amie à Miiko qui en prit note, tout en songeant qu'elle allait devoir attendre un peu avant d'en faire part à Ezarel. Elle n'avait pas revu l'elfe depuis la fin des combats. Elle ignorait où il se trouvait, mais elle préférait le laisser tranquille pour le moment.
Chapitre 10 : Pour l'éternité
Trois semaines après la catastrophe, qui devint tristement connue sous le nom de Nuit Sanglante, ils furent en mesure de lever un premier bilan.
La population d'Eel, qui s'élevait autrefois à près de douze mille habitants, dont deux mille gardiens actifs, avait été réduite d'un bon tiers. À la fin du décompte, permis par une longue récolte de données, ainsi qu'une coopération étroite avec le Ministère des Races et Peuplements, ils avaient recensé un peu moins de huit mille survivants parmi les civils, et à peine plus de sept cents membres de la Garde, sans compter la quelque centaine de Berzerkers. La garde la plus touchée avait été celle de l'Ombre ; elle ne comptait plus qu'une cinquantaine de membres.
Malheureusement, même si Eel – épicentre de l'accident – et ses environs avaient été sévèrement touchés, le reste du royaume n'avait pas été épargné non plus. Les premiers réfugiés des régions voisines affluaient déjà vers la cité. La cité ayant subi de gros dégâts matériels, dont les destructions de plusieurs bâtiments, ils manquaient de locaux pour accueillir les populations nomades. Des camps avaient donc été montés dans les plaines à l'extérieur de la cité. Les réfugiés s'étaient joints à l'effort collectif pour aider à creuser les fosses communes, à évacuer les décombres et à reconstruire la ville, tout cela en échange d'un refuge sûr et d'un repas chaud.
Les nains de la Banque d'Eel et la Guilde des Marchands, dirigée par les Purrekos, avaient aussi prêté mainforte. Sous la direction de la Garde d'Eel qui, malgré la perte de ses membres, continuait d'assurer son rôle de protecteur de la cité, les choses s'étaient peu à peu organisées. Des soupes populaires avaient été installées dans les principaux quartiers de la ville, sous l'œil avisé de Karuto qui surveillait de près le rationnement et s'assurait que chacun ait accès à sa part, mais la nourriture commençait à manquer.
Les émissaires des principautés et gouvernements autonomes qui formaient le royaume fédéral d'Eldarya s'étaient réunis à Regalia, sous l'impulsion du Grand Chancelier, pour discuter de l'avenir alimentaire du pays. Miiko avait été conviée à la réunion, car cette question était intimement liée au Cristal et aux perturbations dans l'équilibre magique qui avaient suivi sa destruction.
— L'heure est grave, annonça le Grand Chancelier solennellement. Si je dois en croire vos rapports, on ne peut plus ouvrir de portails vers la Terre, ce qui signifie que nous ne pouvons plus assurer le ravitaillement alimentaire. Nos réserves s'épuisent à vue d'œil et, même en unissant nos efforts, nous ne tiendrons pas plus de quelques mois.
— C'est un crise sans précédent, acquiesça l'ambassadeur des Terres d'Encens. Une crise dont on ne se relèvera peut-être pas...
— Ne soyez pas si pessimiste ! s'exclama un vieil homme au bouc grisonnant qui répondait au nom de Feng Zhi Fu et qui représentait l'Empereur de Jade, souverain sacré des Terres du Soleil. Dame Miiko, vous êtes la seule à savoir dans quel état se trouve le Cristal à l'heure actuelle. N'y a-t-il vraiment aucun espoir de rétablir l'équilibre magique ?
Miiko le gratifia d'un signe de tête poli. Elle connaissait bien Fen Zhi Fu, l'oncle de sa plus tendre amie, Huang Hua.
— Le Cristal a été détruit, c'est vrai, mais il est encore "vivant" si je puis dire. Ses fragments sont encore chargés de maana et ceux qu'on a pu trouver jusqu'à maintenant ont été absorbés par le Cristal. Si on arrive à tous les rassembler, on pourra le reconstituer et il devrait retrouver sa puissance d'antan. Nous avons déjà commencé à fouiller Eel et ses environs, mais nous n'avons pas trouvé autant de fragments que ce que l'on espérait. Je crains qu'ils aient été propulsés bien plus loin, peut-être même jusqu'aux confins du royaume, et que certains soient plus difficiles à récupérer que d'autres.
— Dans ce cas, il faudra unir nos forces pour reconstituer le Cristal au plus vite, acquiesça le Grand Chancelier. Que chaque région coopère avec la Garde d'Eel pour effectuer des fouilles aussi minutieuses que possible sur leur territoire. Notre survie en dépend.
Tous acquiescèrent gravement. Pour la première fois depuis longtemps, ils prenaient conscience du danger que posait une telle dépendance non seulement envers la magie du Cristal, mais aussi envers la Terre.
Les faeries étaient des créatures venues de la Terre, il y a de cela plusieurs millénaires, pour échapper aux persécutions commises par les humains, mais ils n'avaient jamais réussi à s'adapter complètement à ce nouveau monde. Leur nourriture devait donc provenir exclusivement de leur monde d'origine. Les ressources alimentaires qu'on pouvait trouver à Eldarya n'avaient aucune valeur nutritive pour eux. C'était comme ingérer de l'air, cela pouvait tromper la faim un certain temps, mais leurs besoins énergétiques n'étaient pas satisfaits. Privés de nourriture, les faeries étaient plus vulnérables aux maladies et aux blessures, ce qui entraînait bien souvent la mort.
Ils dépendaient donc des portails entre les deux mondes pour leur subsistance. Chaque région d'Eldarya possédait son propre portail, et des équipes étaient envoyées dans le monde des humains pour se ravitailler en nourriture, mais aussi pour ramener d'autres objets, de la documentation, et toutes sortes d'informations qui pouvaient leur en apprendre plus sur la culture terrienne.
Dès son retour à Eel, Miiko rassembla une cinquantaine de gardiens qu'elle répartit en groupe de cinq afin de les envoyer dans les onze territoires qui composaient le Royaume d'Eldarya : les Terres d'Émeraude où se trouvait la Cité d'Eel et Regalia, la Cité Royale ; les Terres Nobles, patrie des Elfes, les Terres Grises, pays natal des Nains ; les Terres de Feu ; les Terres d'Azur ; les Terres des Anciens ; les Terres Blanches ; les Terres Oubliées ; les Terres d'Encens ; les Terres du Soleil ; et enfin, les Terres du Crépuscule.
Le groupe que formait Chrome avec deux autres membres était chargé d'étendre ses recherches au reste des Terres d'Émeraude. Le reste des territoires avaient été attribués en fonction des préférences de chacun, mais il y en avait un qui rencontrait une certaine réticence de la part des gardiens.
— Je sais que les Terres du Crépuscule ne sont pas très accueillantes et que beaucoup de vous répugnent à y mettre les pieds, mais il faudra bien que quelqu'un s'y colle, déclara Miiko en balayant l'assemblée de gardiens de son regard sévère.
— Moi, je veux bien y aller, lança alors Valkyon en levant la main.
— Moi aussi ! renchérit Ujiao qui n'avait rien contre un peu de danger.
— Soyons fous, soupira Shelly, une des rares rescapées de la Garde de l'Ombre. Ce sera l'occasion de renouer avec mes origines de Banshee. Puis si je me distingue dans cette mission, peut-être que je monterai en garde.
— C'est même prévu, acquiesça Miiko avec un sourire. Votre mission est d'ordre capital. Toute la survie du royaume en dépend. Vous serez donc récompensés à la hauteur de vos efforts et de vos résultats.
Grâce aux encouragements de la Générale, deux autres personnes, dont une jeune kitsune nommée Koori, s'étaient portées volontaires pour participer aux recherches dans les Terres du Crépuscule. Miiko les avait rassurés en leur expliquant que le Prince Noir, qui régnait depuis quelques décennies sur ce territoire à la sombre réputation, était un ami proche du Roi Hélios III. Ils n'avaient donc pas à craindre pour leur sécurité tant qu'ils coopéraient avec les crépusculaires.
L'opération avait été un succès. Au bout d'un mois seulement, le Cristal avait déjà retrouvé un tiers de sa taille d'origine. Le rayonnement magique émis par le Cristal leur avait permis de réactiver le portail de Regalia et d'organiser une première expédition de ravitaillement. Malheureusement, les mages en charge d'ouvrir le portail n'avaient pas pu le maintenir ouvert plus de trois jours consécutifs. La magie était encore trop instable pour qu'ils puissent contrôler leur flux de maana sans épuiser rapidement leurs réserves.
Les Moissonneurs, comme on les appelait, avaient également rencontré des difficultés lors des récoltes. Il fallait une grosse puissance magique pour isoler et dupliquer les champs terriens. Cela était déjà difficile en temps normal, où les portails ne pouvaient être activés qu'une fois tous les trois mois pour une durée d'une semaine, mais sans le Cristal au complet, c'était encore plus compliqué.
Les greniers étaient vides et l'expédition de ravitaillement n'avait pas suffi à enrayer la famine qui touchait de plus en plus de régions. Tout ce qu'ils pouvaient faire, c'était redoubler d'efforts dans la recherche de fragments. C'était sans compter les émeutes et les soulèvements de population qui mobilisaient une bonne partie des effectifs de la Garde et des autorités locales. Affamés et apeurés, les gens cédaient à la panique et devenaient incontrôlables. Certains greniers avaient été pillés, les riches étaient accusés de garder la nourriture pour eux – accusation qui n'était pas sans fondement – et des actes de violence et de répression étaient perpétrés un peu partout.
Après trois mois de chaos pendant lequel la Garde n'avait cessé d'œuvrer à la reconstitution du Cristal et à la protection de la population, le Cristal avait été reconstruit aux deux tiers. Ils pouvaient désormais ouvrir des portails jusque dans les Terres des Anciens, les Terres d'Azur et les Terres d'Encens, mais cela était encore loin d'être suffisant.
Grâce à la Guilde des Marchands, une partie des ressources alimentaires était acheminée dans les régions les plus éloignées, encore privées de portail, mais à chaque solution, son lot de problèmes.
À cause d'un rationnement sévère qui offrait tout juste de quoi subsister aux faeries, et une famine qui sévissait durement dans les territoires les plus reclus, une nouvelle forme de criminalité, jusqu'alors inexistante à Eldarya, avait fait son apparition : celle de la piraterie, des bandits de grand chemin et de la contrebande. Les convois maritimes ou terrestres étaient régulièrement attaqués, leur cargaison pillée pour être écoulée sur le marché noir au plus offrant, et certains marchands peu scrupuleux s'enrichissaient ainsi sur le dos des nécessiteux.
La Garde d'Eel et les gouvernements locaux peinaient à faire face à tous ses problèmes qui surgissaient les uns après les autres. Les campagnes de recrutement allaient bon train pour regonfler les effectifs, la promesse de trois repas par jour, même maigres, étant ce qui attirait le plus les nouvelles recrues. Ces volontaires n'avaient aucune formation, il fallait les prendre en charge, les former sur le terrain et leur inculquer une discipline sans faille pour en faire des gardiens dignes de confiance et honorables.
Miiko savait que ce n'était qu'une solution temporaire, mais elle tenait à ce que rien ne vienne ternir la réputation déjà mal en point de la Garde d'Eel. Elle mettait donc un point d'honneur à ce que chaque recrue soit surveillée de près, et que les gardiens novices soient sévèrement punis en cas de faute grave.
Six mois après le Cataclysme, la situation s'était stabilisée, mais restait précaire. Force était de constater que les recherches stagnaient ; les cristaux se faisaient de plus en plus rares, ils étaient de plus en plus difficiles à dénicher, et la présence de fragments de maana pure dans la nature avait engendré un certain nombre de problèmes, dont la mutation magique de créatures qui avaient été en contact avec un morceau de cristal ou l'avait ingéré. Ces monstres représentaient un nouveau danger pour les populations locales.
Certains faeries souffraient également de cette contamination manéiques. À la différence des Berzerkers, leur folie n'était pas due à une rupture de leur flux de maana qui engendrait des troubles psychiques, mais à un surplus énergétique qui décuplait leurs pouvoirs dont ils perdaient alors le contrôle. Il suffisait d'extraire le fragment logé dans leur corps pour qu'ils recouvrent leurs esprits, mais c'était plus facile à dire qu'à faire.
Le Royaume d'Eldarya avait encore de bien sombres jours devant lui.
Alors que certains oeuvraient à la reconstruction du royaume, Nevra et Leiftan, conformément aux ordres de Miiko, avaient passé les premiers jours suivant la destruction du Cristal à enquêter sur l'accident.
Le capitaine de l'Ombre avait déjà expliqué à Leiftan ce que Rena lui avait rapporté au sujet des cercles magiques qui étaient en cause de l'explosion du Cristal. Pour le vampire, c'était une preuve suffisante de l'innocence de Rena. Elle ne lui aurait jamais révélé l'existence de ces cercles si elle était mêlée à l'affaire. Pour Leiftan, tout cela était très circonstanciel. Il voulait faire les choses bien et avait insisté pour mener l'enquête le plus minutieusement et le plus impartialement possible.
Ils avaient donc commencé par fouiller la chambre de la vice-capitaine de l'Ombre. Si elle avait quelque chose à voir là-dedans, ils trouveraient peut-être des indices parmi ses affaires. Alors que Leiftan s'apprêtait à entrer sans frapper, Nevra l'arrêta d'un geste prompt.
— Attends, Ezarel doit être là.
Le vampire frappa à la porte. Il espérait que l'elfe les enverrait balader, ce qui lui épargnerait d'avoir à violer l'intimité de son amie d'enfance en fouillant impunément dans ses affaires personnelles, mais Ezarel leur avait ouvert quelques instants plus tard.
Nevra expliqua alors brièvement la raison de leur présence. Son collègue de l'Absynthe ne chercha même pas à contester les ordres et s'écarta pour les laisser passer. L'Ombre lui jeta un regard d'excuse avant d'entrer. Il n'était pas très emballé par l'idée de devoir envahir l'espace personnel d'Ezarel et de Rena, mais il préférait encore que ce soit lui qui le fasse plutôt que Leiftan.
Pendant ce temps, l'Étincelant interrogeait Ezarel, mais il n'avait pas grand-chose à leur apprendre. Il ne savait rien. Rena ne lui disait rien. Ils étaient en froid depuis quelque temps et ne se parlaient presque plus.
— Rena n'aurait pas pu organiser tout cela toute seule, elle devait avoir des complices, fit remarquer Leiftan. Même si votre relation s'est dégradée ces derniers jours, tu la voyais régulièrement et vous partagiez la même chambre. Tu n'as pas remarqué quelque chose de différent ou une odeur inhabituelle ?
— Je ne suis pas un Minaloo ! Je ne sens que l'odeur des gens avec qui elle a eu un contact physique prolongé et récent, rétorqua-t-il en jetant un bref regard dans la direction de Nevra.
— Je vois... Merci.
Leiftan avait tout consigné soigneusement dans son carnet de notes. De son côté, Nevra avait fouillé rapidement la chambre. Il connaissait les habitudes de son amie. Il avait rapidement déniché les cartes de la ville qu'elle cachait dans le double fond d'un tiroir. Il expliqua à Leiftan qu'il s'agissait des documents qu'elle lui avait montrés lorsqu'elle était venue lui parler de sa découverte.
En suivant les indications inscrites sur la carte et le croquis réalisé par Rena pour illustrer le réseau de cercles, ils avaient inspecté chacun des emplacements. L'énergie produite par les cercles avait été d'une telle puissance que même s'il n'y avait plus de résidus de maana, ils avaient laissé une empreinte sur le sol.
Lorsqu'ils arrivèrent au premier emplacement, ils y découvrirent le corps sans vie d'un homme. En y regardant de plus près, Nevra reconnut un ancien membre de la garde de l'Ombre qui avait conspiré avec Rurik. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Les conspirateurs qui avaient fomenté un coup d'État contre la Garde avaient tous été exilés dans les Terres du Crépuscule.
En poursuivant leurs recherches, ils découvrirent huit autres cadavres, tous d'ex-gardiens complices de Rurik. Il ne fallait pas être savant pour comprendre qu'ils avaient été placés là pour activer les cercles tous en même temps, et qu'ils étaient morts du contrecoup du sort.
Cependant, cela ne prouvait en rien l'implication de Rena. Ils s'étaient donc mis en quête de témoins, mais après les récents événements, il était difficile de trouver quelqu'un avec les idées suffisamment claires pour se souvenir de ce qu'il avait vu ou entendu quelques jours avant le Cataclysme. En cherchant bien, ils tombèrent sur un groupe de Purrekos prêts à leur prêter une oreille amicale. Ils affirmèrent avoir vu une jeune femme qui correspondait à la description de Rena rôder dans la ville quelques jours avant la catastrophe.
Nevra ne voulait pas en rester là. Il insista pour savoir s'ils n'avaient vu personne d'autre de suspect, mais ils répondirent tous par la négative. Le vampire n'était pas très enchanté par ce témoignage qui ne jouait pas en faveur de son amie. Leiftan, qui avait remarqué le trouble de son collègue, lui proposa d'interroger les membres de la Garde. Peut-être que certains d'entre eux savaient quelque chose sur les agissements de Rena, et cela permettrait de recroiser le témoignage des Purrekos.
Ils rendirent tout d'abord visite à Kero qui, encore alité, commençait tout juste à reprendre des forces. L'unicorne leur expliqua que Rena avait passé du temps à la bibliothèque à faire des recherches sur les cercles magiques ; elle était particulièrement intéressée par les cercles complexes et leur mise en réseau. Elle l'avait également consulté au sujet du décret qui interdisait l'utilisation de sorts collectifs dans l'enceinte de la cité.
Ils recueillirent ensuite le témoignage de Chrome. Il avait vu Rena chercher quelque chose dans la salle de garde des Ombres, mais n'en savait pas plus. D'autres gardiens avaient également affirmé l'avoir vue examiner diverses pièces du QG, notamment le corridor des gardes.
Enfin, Alajéa s'était présentée à eux pour leur faire part de ses observations. Elle avait croisé Rena devant la salle du Cristal alors qu'elle revenait d'une promenade dans les jardins. La yôkai était armée et fixait le Cristal avec un air "sombre et inquiétant" qui lui avait fait froid dans le dos, selon les dires de la sirène. Nevra savait qu'Alajéa était jalouse de la relation que Rena entretenait avec Ezarel et qu'elle avait pris la vice-capitaine de l'Ombre en grippe. Son témoignage manquait d'objectivité, mais il avait été corroboré par Ezarel lui-même. Il n'y avait rien qui prouvait clairement la culpabilité de Rena, mais rien non plus qui prouvait son innocence. En outre, les preuves, même circonstancielles, en faisaient le suspect principal de cette affaire. Les absents ayant toujours tort, le vampire craignait qu'on ne fasse d'elle le bouc émissaire jeté en pâture aux citoyens pour calmer leur colère et apaiser leurs craintes.
Leiftan était parvenu à la même conclusion que le vampire, mais il ne pouvait rien n'y faire. Il avait donc décidé de s'en tenir là, puis de faire son rapport d'enquête à Miiko tout en sachant déjà ce qu'en ferait la kitsune.
La capitaine de l'Étincelante avait rassemblé tous les officiers supérieurs, ainsi que les membres de la Garde proches de Rena, pour leur faire part de sa décision quant au sort posthume de la yôkai. Ezarel fut le dernier à arriver, poussé par Nevra qui avait eu toutes les peines du monde à le convaincre de venir assister à la réunion.
L'elfe avait une sale mine. Il semblait affaibli, d'énormes cernes noirs entouraient ses yeux qui avaient perdu leur éclat et ses cheveux bleus étaient devenus ternes. Il n'avait ni dormi ni mangé depuis la disparition de Rena, et on voyait bien que son corps était consumé par la douleur et le chagrin. Elle ne voulait pas lui infliger une souffrance supplémentaire, mais s'il allait devenir le prochain capitaine de l'Absynthe, il devait entendre ce qu'elle avait à dire.
Son sceptre à la main, la kitsune pris un peu hauteur pour surplombait l'assemblée qui attendait silencieusement que le verdict tombe. Elle se tourna alors vers Leiftan, qui se tenait à ses côtés, et l'invita à faire part de ses conclusions au reste des gardiens.
— Suite à l'enquête que j'ai menée avec le capitaine de l'Ombre, toutes les preuves, même circonstancielles, semblent pointer vers Rena, déclara-t-il sur un ton parfaitement neutre. Toutefois, rien ne me permet d'affirmer qu'elle est réellement responsable de la destruction du Cristal. En revanche, certains signes montrent qu'il s'agissait d'un acte prémédité qui était en préparation depuis un certain temps déjà. Ce n'est qu'une interprétation personnelle de la situation, mais je suppose que la destruction du Cristal était l'objectif du coup d'État de l'ancien chef de garde Rurik Wöfflin. Il n'est pas impossible que Rena ait été une agente double travaillant pour le compte de Rurik et qu'elle ait poursuivi l'œuvre de son mentor après son échec. Cela dit, ce ne sont que des suppositions et nous n'avons aucune preuve incriminante pour les confirmer.
Leiftan avait été très prudent dans son discours. Il n'était pas du genre à porter des accusations à la légère et lui-même trouvait que cette histoire n'était pas suffisamment claire pour en tirer des conclusions sans équivoque.
— Elle l'emportera pas au Valhalla, grogna Khrâm en crachant à terre en signe de mépris.
Ezarel lui jeta un regard haineux et il se serait jeté sur le vieil Obsidien si Nevra ne l'avait pas retenu. Pourtant, le vampire était tout aussi en colère que son collègue de l'Absynthe.
— Rena ne peut pas être la complice de Rurik ! protesta-t-il avec véhémence. C'est moi qui lui ai demandé d'enquêter là-dessus. Elle ne savait rien avant que je lui en parle.
— Elle a très bien pu être retournée par Rurik et avoir changé de camp au cours de sa mission, répliqua Miiko. Ce n'est pas un hasard si on a retrouvé les mêmes conspirateurs. Rena a très bien pu remplacer Rurik à la tête du groupe.
— C'est vrai, mais dans ce cas pourquoi être venue me parler de ses soupçons concernant les véritables intentions de Rurik, et plus tard des cercles magiques, si c'était elle la coupable ? Ça n'a pas de sens ! insista le vampire. Et si on va par-là, je pourrais tout aussi bien être complice qu'elle. J'étais proche de Rurik, plus que Rena même.
— C'était probablement une façon de semer le doute et la confusion pour détourner les soupçons, argumenta la kitsune qui n'en démordait pas. Elle n'avait sans doute pas prévu de mourir en détruisant le Cristal. Il ne faut pas oublier que c'était une maîtresse de l'infiltration, du mensonge et de la manipulation. Elle semblait aussi vouloir me voir le jour de la catastrophe, sans doute pour s'assurer que je ne serais pas dans la salle du Cristal lorsqu'elle mettrait son plan à exécution. Elle aurait essayé de me convaincre d'une façon ou d'une autre de rester loin de la salle du Cristal, quitte à devoir me neutraliser.
C'était la Miiko paranoïaque qui parlait, celle qui voyait les conspirations et les trahisons partout. Leiftan soupira. Les choses se déroulaient exactement comme il l'avait craint. Elle était persuadée que Rena était coupable et avait décidé d'en faire le bouc émissaire de cette tragédie.
— On a trouvé près de trente-deux cercles au total et seulement huit lanceurs de sort. Où sont passés les autres ? Et pourquoi personne ne les a vus ? demanda Nevra en tentant vainement de défendre Rena.
Ce fut au tour de Kero d'intervenir.
— Sans doute parce que c'est Rena qui a tracé tous les cercles toute seule.
— Ce n'est pas possible, contesta Nevra. Elle était nulle en magie. Elle n'aurait jamais pu tracer des cercles aussi complexes et encore moins les activer toute seule.
— Elle a bien réussi à se servir d'une potion de transformation complexe ; retenir quelques symboles et tracer des cercles ne devait pas être complètement hors de sa portée, rappela Kero avec un geste vague de la main. Il est vrai que normalement seul celui qui a tracé le cercle peut l'activer, mais comme tu l'as dit, Rena n'avait pas un niveau de magie très élevé. Un lanceur de sorts plus puissant pouvait donc facilement activer le cercle à sa place. De plus, dans ce cas de figure, huit personnes suffisaient pour activer le sort. C'était un cercle de type centripète et toutes les séries de cercles étaient parfaitement alignées. Il suffisait d'activer les huit cercles aux extrémités pour déclencher une réaction en chaîne. Selon moi, ce qu'il s'est passé, c'est que les premiers cercles ont été activés, puis ils sont entrés en contact avec le maana du Cristal et sont devenus autonomes. Ils ont absorbé l'énergie du Cristal et l'ont redirigée vers le lanceur de sort principal, en l'occurrence Rena, qui s'en est servi pour détruire le Cristal. Les lanceurs ont dû perdre toute leur énergie en activant le cercle et sont morts sur le coup. Quant à Rena, elle n'a pas pu contrôler toute la puissance qu'elle a reçue et a été consumée par le Cristal avant qu'il n'explose.
— C'est vrai que tous les éléments semblent l'accuser, mais ce n'est qu'un concours de circonstances. Ça ne suffit pas à constituer des preuves concrètes, argumenta Nevra de plus en plus désespéré.
— Nevra ! s'exclama Miiko à bout de nerfs. Les preuves sont accablantes et tous les témoignages concordent. Rena a brisé toutes les règles possibles et imaginables. Elle a pénétré dans le hall des autres gardes pour y placer les cercles, elle a conspiré contre le Royaume et la Garde, elle a ignoré un décret royal et fait usage d'un sort interdit, elle a détruit le Cristal et a causé la mort de milliers de faeries. Elle a causé la mort du Roi ! Tu sais comment on appelle ça ? Un régicide ! J'ai pris ma décision et elle est irrévocable. Je vais établir un décret que je ferai approuver par le Conseil Royal lorsque celui-ci sera de nouveau fonctionnel. Rena est officiellement une criminelle responsable de la destruction du Cristal et des milliers de morts qui en ont résulté. Elle a péri dans l'attentat et ne pourra donc pas être jugée, mais en tant que criminelle qui a commis un acte de haute trahison, elle n'aura pas le droit à une sépulture, même symbolique. Et j'interdis qu'on prononce son nom en ma présence et en celle du Grand Cristal. De plus, tous ceux qui remettront en question mon jugement et qui tenteront de prendre publiquement sa défense seront chargés de haute trahison et punis en conséquence.
Nevra avait envie de vomir. Cela ne suffisait pas que Rena soit morte, il fallait en plus qu'elle soit traitée comme la plus grande criminelle de l'histoire d'Eldarya. Qui voudrait laisser un tel héritage derrière soi ? Il jeta un regard inquiet vers Ezarel, mais l'elfe était totalement amorphe. Quant à Leiftan, il secoua la tête, dépité.
Ce qu'il redoutait s'était produit, mais il ne pouvait pas en vouloir à Miiko. Même si elle avait agi sous le coup de l'émotion, c'était la meilleure décision qu'elle aurait pu prendre. Après une telle catastrophe, les gens allaient exiger des réponses et un coupable. Rena n'était qu'un bouc émissaire, mais c'était un sacrifice nécessaire pour maintenant la paix dans le royaume. Si la Garde annonçait qu'ils n'avaient aucune idée de ce qu'il s'était passé et que les coupables n'avaient pas été identifiés et couraient encore, ils perdraient toute leur crédibilité ainsi que la confiance du peuple. Sans parler des manifestations et des émeutes qui risquaient d'éclater.
— Si c'est tout ce que tu avais à dire Miiko, je vais retourner dans ma chambre, dit alors Ezarel d'une voix lasse.
Il quitta la salle sans attendre la réponse de la kitsune. Les autres ne tardèrent pas à l'imiter et chacun retourna à ses affaires, le travail ne manquant pas en ces temps troublés.
— Tu la connaissais un peu cette Rena, non ? demanda Ujiao à Valkyon alors que les deux compagnons se dirigeaient vers leur salle de garde.
— Oui, se contenta de répondre Valkyon.
— Et qu'est-ce que tu en penses ?
— Je ne la connaissais pas vraiment, mais elle ne m'a jamais semblé être le genre de personne qui ferait une chose pareille, lui confia l'Obsidien.
— Donc tu penses qu'elle est innocente ?
— C'est ce que je pense oui, mais on devrait arrêter de parler de ça. Tu as déjà oublié les ordres de Miiko ?
— Elle a dit « publiquement », on n'est pas en public là, répliqua Ujiao en haussant les épaules.
— Peut-être, mais si Khrâm nous entend il va nous arracher la langue, lui rappela Valkyon gravement.
— Pas faux... fit son camarade en grimaçant.
Nevra était sur le point de regagner sa chambre lorsqu'il s'arrêta net en plein milieu du corridor. Il avait vu la large tache marron sur le tapis, là où Eolas était tombé quelques semaines plus tôt. Le vampire serra les poings et sa mâchoire se contracta en un rictus amer. Il repensait aux paroles de Miiko et à la façon dont elle avait discrédité Rena. Elle avait parlé de ses talents de manipulatrice comme si cela faisait partie de la nature de Rena, mais c'est ce qu'elle avait été entraînée à faire. C'était ce que la Garde et Miiko exigeaient d'elle. Comment pouvaient-ils l'oublier aussi facilement et retourner cela contre elle ? C'était elle la traîtresse qui avait poignardé Rena dans le dos.
Lui qui la connaissait mieux que quiconque croyait dur comme fer en son innocence, mais toutes les preuves qu'il avait rassemblées pour le prouver en avaient fait une criminelle. Fou de rage, il donna un violent coup de poing dans le mur. Il sentit la douleur remonter jusque dans son coude. Tête baissée face au mur, les yeux noirs de désespoir et de colère, il contemplait le désastre de son existence. Il avait échoué. Il n'avait pas réussi à tenir une seule de ses promesses. Il avait abandonné Rena. Il n'avait pas réussi à protéger sa garde, ni les habitants d'Eel. Sa vie n'avait plus aucun sens.
De son côté, Ezarel avait directement regagné sa chambre. « C'est aussi la chambre de Rena » pensa-t-il en percevant les derniers effluves de parfum laissés par la yôkai. Il s'allongea sur le lit, les yeux fixés sur le plafond, pour méditer les paroles de Miiko. Il se fichait de savoir si Rena était coupable ou innocente. Elle n'était plus là et il avait mal. Horriblement mal. Si mal qu'il voulait s'arracher le cœur. Il n'avait même pas eu un mot gentil pour elle et maintenant, il n'aurait plus jamais l'occasion de s'excuser et lui dire qu'il l'aimait. Il se détestait.
Il revoyait la silhouette de Rena se découper contre la lumière blafarde de la lune. On aurait dit qu'elle allait se retourner, qu'il allait pouvoir voir son visage. Il tendit le bras vers le plafond, comme s'il voulait la toucher, mais le mirage se dissipa. Ce n'était qu'une illusion. Mika s'approcha doucement de lui en lançant un hululement inquiet. Ezarel tendit la main vers l'oiseau et caressa doucement ses plumes soyeuses.
— Je suis désolé, s'excusa-t-il d'une voix tremblante. Je n'ai pas pu tenir ma promesse. Je n'ai pas pu protéger ta maîtresse. Je n'ai même pas pu protéger son souvenir. Je suis trop faible.
Pour la première fois depuis la disparition de Rena, Ezarel laissa libre cours aux larmes qui noyaient son cœur meurtri. Il pleura pendant des heures. Il pleura toutes les larmes de son corps jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un cœur lourd et froid comme la pierre.
Quand il ne pleurait pas, il était en proie à de sombres pensées qui rongeaient son âme. Il était en train de broyer du noir et de contempler la mort qui lui semblait de plus en plus séduisante lorsque Miiko frappa à sa porte.
— Ezarel ! Combien de temps est-ce que tu vas te morfondre dans ta chambre ? demanda-t-elle d'une voix forte. La garde Absynthe a besoin de toi ! Tu as des responsabilités !
La kitsune attendit quelques minutes, mais n'obtint aucune réponse.
— Séraphina t'a nommé chef de garde dans ses derniers instants. Est-ce que tu vas ignorer ses dernières volontés et fouler du pied ses sentiments ?
Toujours pas de réponse. Miiko commençait à perdre patience.
— Ezarel ! Rena est une criminelle qui a causé la mort de milliers de personnes. Continuer à la pleurer de la sorte est une insulte à la mémoire des victimes. Si tu continues à fuir tes responsabilités à cause d'une traîtresse, je te ferai mettre aux arrêts et condamner pour haute trahison.
Ezarel lui aurait bien répondu que ça lui était égal, que dans l'état où il était, elle pouvait tout aussi bien le faire exécuter. Il allait finir par mourir de toute façon. Son agonie serait juste plus longue et douloureuse. Son corps avait déjà commencé à se déliter et son esprit était affaibli. C'était le prix que payaient les elfes pour leur immortalité. Ils restaient éternellement jeunes, mais un cœur brisé était mortel. Pourtant, quelque chose au fond de lui l'empêcha de prononcer ces mots qu'il aurait sans doute regrettés. Il sécha les larmes qui avaient coulé silencieusement pendant le sermon de Miiko puis se leva pour lui ouvrir la porte.
— J'ai compris, lui dit-il d'un ton résigné. Je ferai ce que tu voudras. J'aimerais juste que tu me réattribues mon ancienne chambre.
— Elle est restée inoccupée, tu peux y retourner quand tu veux, acquiesça Miiko en s'efforçant de prendre un air compatissant.
L'Étincelante ne pouvait pas comprendre ce que perdre l'amour de sa vie signifiait pour un elfe et elle avait eu des mots très durs pour lui. C'était la seule solution qu'elle avait trouvée pour l'obliger à sortir de sa torpeur et ouvrir les yeux sur la réalité. Elle était persuadée d'agir pour son bien et elle était contente de voir que ça avait marché.
Dès que Miiko fut partie, Ezarel commença à rassembler ses affaires. Il prit soin de laisser toutes celles de Rena là où elles étaient. Il siffla entre ses doigts et Mika battit des ailes pour venir se poser sur son bras. L'Absynthe jeta un dernier regard douloureux dans la pièce qu'il avait partagé avec Rena ces derniers mois. Il avait décidé de ne plus se laisser aller à la douleur, mais de l'embrasser pleinement et de l'accepter comme quelque chose qui ferait désormais partie de son être. Lorsqu'il ferma la porte et tourna la clé dans la serrure, son cœur se ferma aussi.
Ezarel aurait préféré éviter le vampire, mais il avait un service à lui demander. Il frappa donc à sa porte.
— Tu pourrais t'occuper de Mika ? demanda-t-il après que Nevra l'ait fait entrer dans sa chambre.
— Tu ne préfères pas le garder ? Il est plus habitué à toi qu'à moi, répondit ce denier, un peu étonné de la requête de son collègue.
— Non, je ne m'en sens pas capable, répondit Ezarel d'une voix lasse.
— Je comprends.
Il tendit un bras vers le Seryphon qui l'ignora royalement. Ezarel essaya de le pousser gentiment vers Nevra, mais l'oiseau refusait de quitter son bras et s'accrochait désespérément en poussant des hululements affolés.
— On dirait qu'il préfère rester avec toi, nota le capitaine de l'Ombre avec un sourire d'excuse.
— Je ne veux pas le garder, insista Ezarel. Allez, Mika, ne fais pas ta tête de Seryphon ! Tu seras mieux avec Nevra.
Le familier le regarda avec des yeux ronds qui semblaient l'inonder de reproches silencieux. Finalement, il poussa un hululement désapprobateur puis sauta sur le bras du vampire.
Ezarel se demandait si Mika avait compris que sa maîtresse ne reviendrait plus. Il avait de la peine pour lui. Il s'en voulait d'être aussi égoïste et de l'abandonner aussi lâchement, mais il ne voulait pas vivre avec le rappel constant de ce qu'il avait perdu.
Après avoir quitté Nevra, Ezarel se rendit au réfectoire pour avaler quelque chose. Les règles de rationnement avaient déjà été mises en place et Jamon montait la garde dans le garde-manger. L'ogre, grand et costaud, pouvait paraître intimidant, mais en vérité il était un peu simplet et très gentil. C'était le garde du corps personnel de Miiko, elle se séparait rarement de lui et il avait été d'une grande aide lors du tumulte des derniers jours. Il salua Ezarel d'un signe de la main.
— Toi avoir le droit à double ration aujourd'hui, annonça-t-il de sa grosse voix.
— Merci, mais la ration normale me suffit. Je préfère laisser la nourriture à ceux qui en ont le plus besoin.
— Toi faire comme tu veux ! acquiesça Jamon avant de disparaître dans la pièce voisine.
L'Absynthe tartina un peu de miel sur sa tranche de pain. Il mangeait plus par compulsion que par réel besoin de se nourrir. Alors qu'il avalait son déjeuner qui lui semblait terriblement insipide, Alajéa entra à son tour dans la pièce. Elle l'interpella dès qu'elle l'aperçut.
— Ezarel ! J'étais morte d'inquiétude pour toi ! s'exclama-t-elle avec des trémolos dans la voix. Mais je suis contente de voir que tu as retrouvé l'appétit !
L'elfe ne se retourna pas et continua à manger comme s'il ne l'avait pas entendue. La jeune sirène s'approcha de lui doucement. Elle hésita un moment puis passa ses bras autour de la taille d'Ezarel.
— Si tu as besoin, je suis là pour toi, murmura-t-elle doucement en se pressant contre lui. Moi, je ne te trahirai jamais.
Ezarel était resté de marbre. Il posa lentement sa cuillère et se tourna vers Alajéa. Il passa une main dans son dos et l'attira à lui. Son corps fermement pressé contre le sien, il se pencha vers son visage troublé et rougissant. Il lui caressa la joue du dos de la main.
— Je ne sais pas pourquoi je n'avais jamais remarqué à quel point tu étais attirante, murmura-t-il en plongeant son regard dans le sien.
— Ezarel, je... balbutia la sirène, rouge comme une pivoine.
— Chut... murmura Ezarel en posant un doigt sur les lèvres de la jeune femme.
Il se pencha vers elle pour l'embrasser. Il pouvait sentir le souffle tiède d'Alajéa s'échapper de sa bouche légèrement entrouverte. Il s'arrêta à quelques centimètres de ses lèvres, mais alors que sirène fermait les yeux, il la repoussa violemment. Déséquilibrée et surprise, Alajéa recula de quelques pas et faillit tomber à la renverse. L'incompréhension et l'étonnement se lisaient sur son visage.
— Tu croyais vraiment que ça allait se passer comme ça ? cracha Ezarel avec mépris et dégoût.
La sirène le dévisagea, interloquée. Elle était mortifiée d'être tombée de son piège. Rouge d'embarras et de colère, elle sentait les larmes lui monter aux yeux.
— Tu n'as pas le droit de jouer avec mes sentiments comme ça ! explosa-t-elle en le fusillant du regard.
— Parce que ce n'est pas ce que tu étais en train de faire avec moi par hasard ? répliqua Ezarel avec colère.
— Je voulais juste te réconforter, protesta Alajéa qui trouvait les accusations de l'elfe profondément injuste.
— Tu as cru que j'étais tellement vulnérable qu'il suffisait de me consoler un peu pour que je tombe dans tes bras ?
— N-non ! Ce n'est pas ça ! Je n'avais aucune arrière-pensée... balbutia Alajéa.
— Ce n'est pas ce que j'ai cru comprendre il y a quelques instants, rétorqua l'elfe en souriant méchamment.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Pourquoi est-ce que tu me détestes autant ? s'emporta Alajéa en éclatant en sanglots. C'est à cause de Rena c'est ça ? Tu ne peux pas l'oublier malgré tout ce qu'elle a fait ! Elle t'a menti ! Elle s'est servie de toi ! Elle t'a trahi ! Elle nous a tous trahis ! Comment est-ce que tu peux continuer à avoir des sentiments pour elle ?
— Je suis encore libre de ressentir et de penser ce que je veux.
— Mais elle n'est plus là ! Pourquoi est-ce que tu veux t'accrocher à elle ? Elle ne reviendra plus ! Elle est mor...
Ezarel ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. Il fondit sur elle et attrapa son poignet qu'il serra violemment.
— Encore un mot de ta perfide bouche et je te renvoie au fond de l'océan avec tes amis les poissons, gronda-t-il en dardant des yeux noirs de colère et de haine sur la sirène.
— Lâche-moi, tu me fais mal !
— Ce n'est rien comparé à la douleur que je ressens, rétorqua l'elfe en serrant plus fort.
Alajéa ouvrit et referma la bouche plusieurs fois sans qu'aucun mot ne sorte. Elle avait vraiment l'air d'un poisson échoué sur une plage.
— Ezarel, ça suffit ! ordonna Nevra en posant une main ferme sur le bras de son camarade.
Le vampire avait entendu des éclats de voix provenant du garde-manger. Il lui avait suffi d'un coup d'œil pour comprendre ce qui était en train de se passer entre les deux gardiens.
Ezarel rejeta brutalement le bras d'Alajéa puis dégagea le sien d'un coup sec. Il lui jeta un regard mauvais, puis quitta la pièce sans accorder la moindre attention à la présence du capitaine de l'Ombre. Nevra le regarda partir avec un air inquiet avant de se tourner vers la sirène, l'œil sombre.
— Alajéa, l'avertit-il sévèrement, ne t'avise plus jamais de parler de Rena de la sorte.
La jeune femme le regarda bouche bée, les lèvres tremblantes de colère.
— Qu'est-ce que vous avez tous à prendre sa défense ! Elle a fait tant de mal. Vous devriez la haïr. Ce que vous faites, c'est de la trahison ! Miiko l'a dit !
— Écoute-moi bien Alajéa. Tu es en droit d'avoir ta propre opinion, mais nous aussi. Miiko nous a interdit d'en parler, que ce soit en bien ou en mal. Cela vaut aussi pour toi. Et je te conseille vivement de ne plus t'approcher d'Ezarel.
— Pourquoi ?
— Tu devrais savoir que l'amour d'un elfe est éternel, lui répondit-il gravement. Il ne pourra jamais t'aimer. Au mieux il t'ignorera, au pire il va te haïr et te faire souffrir.
— Mais pourquoi ? répéta Alajéa d'une voix plaintive. Elle est morte. Ça ne sert à rien de continuer à aimer quelqu'un qui ne reviendra jamais.
— C'est la nature elfique, c'est comme ça, se contenta de répondre Nevra. Certains peuvent s'en remettre, au bout d'un siècle ou deux, mais d'autres sont inconsolables. Je pense qu'Ezarel fait plutôt partie de la deuxième catégorie.
L'Ombre était d'ailleurs étonné que l'elfe ne se soit pas laissé mourir de chagrin. Il y avait peut-être encore une lueur d'espoir au fond de lui. Rena s'était volatilisée, mais ils n'avaient rien retrouvé de son cadavre.
Keroshane avait une théorie selon laquelle le Cristal avait absorbé l'énergie vitale de Rena pour se protéger de l'attaque et que son corps avait été totalement désintégré sans laisser la moindre trace, mais ce n'était que pure spéculation. Même si la mort était l'issue la plus probable, on ne pouvait pas écarter la possibilité qu'elle ait pu survivre d'une façon ou d'une autre. Nevra n'y croyait pas vraiment, mais si Ezarel avait trouvé la force de continuer à vivre grâce à ce petit espoir, il n'allait pas le persuader du contraire. Il espérait juste qu'il ne deviendrait pas trop froid et cruel.
Chapitre 11 : De l'autre côté
— Hey ! C'est pas un endroit pour piquer un somme. Tu vas choper la crève !
Rena ouvrit lentement les yeux. Elle était allongée face contre terre, sur le sol froid et humide, les narines emplies d’une odeur d’humus et d’herbe fraîche. Une douleur lancinante lui vrillait le crâne. Son corps était en feu. Ses muscles et ses articulations criaient de douleur comme si on cherchait à l’écarteler. Quelqu’un la secouait, mais elle n’arrivait pas à bouger ne serait-ce que le petit doigt. Elle sentit qu’on la tournait sur le dos et qu’on l’obligeait à se redresser. Un bras ferme la saisit par la taille et sa tête roula mollement contre la poitrine de son mystérieux secoureur. Elle leva les yeux vers lui, mais elle n’aperçut qu’un visage flou à travers sa vision brouillée.
— Eh beh putain ! T’as dû te prendre une de ces cuites ! s'exclama l’homme en poussant un sifflement admiratif. Et c’est quoi ces fringues ? J’savais pas que c’était une soirée déguisée.
Rena ne comprenait rien à ce qu’il racontait et chacun de ses mots ne faisait qu’aggraver son mal de tête déjà atroce. Elle oscillait entre perte de conscience et moments de lucidité. L’homme la força à se mettre debout, mais elle tenait à peine sur ses pieds. Il passa une main autour de sa taille pour l’empêcher de s’effondrer. Tout à coup, Rena sentit son estomac se soulever et réprima un haut-le-cœur.
— Oh là ! Me gerbe pas dessus s’te plaît ! s’écria l’homme en la tenant à bout de bras.
Il s’écarta juste à temps. La gardienne de l'Ombre venait de vomir son repas de la veille. En contemplant la galette étalée par terre, une pensée saugrenue lui traversa l’esprit : le gruau de Karuto avait exactement le même aspect avant et après digestion. Amusée par cette réflexion, elle fut prise d’un fou rire nerveux.
— T’as pas fait semblant de boire toi ! T’es complètement pétée. Allez, viens, je vais te ramener chez toi. T’habites où ? demanda-t-il en commençant à marcher aux côtés de Rena qu’il soutenait du mieux qu’il pouvait.
— QG… d’Eel, répondit-elle avec difficulté.
— Cugédelle ? J’connais pas ce bled. Tu veux pas dire Cromwell plutôt ? T’es pas d’ici ?
Rena se demandait où elle se trouvait si elle n’était pas près d’Eel. Peut-être avait-elle atterri dans une autre région d’Eldarya ? Le Cristal avait le pouvoir de la transporter jusque-là. Elle n’arrivait pas à réfléchir, son cerveau était marqué au fer rouge. Elle traînait les pieds et trébuchait dès que sa conscience lui échappait, mais l’homme la tenait fermement et la rattrapait dès qu’elle perdait l’équilibre.
D’après ce qu’elle avait pu entrevoir des alentours, elle se trouvait dans une forêt. Ils marchèrent une cinquantaine de mètres, peut-être plus, et débouchèrent dans une vaste prairie. Il y avait un ruisseau traversé par un petit ponton en bois et, de l’autre côté, une silhouette floue qui vint aussitôt à leur rencontre.
— Castiel ! T’étais passé où ? C’est qui ça ?
— J’étais juste parti pisser et je l’ai trouvée étendue au milieu du chemin. Elle s’est mise minable de chez minable.
— On ferait mieux d’appeler une ambulance, non ?
— Ça va, elle n’a pas l’air d’avoir fait de coma éthylique. Je voulais la ramener chez elle, mais elle n’a pas l’air d’être d’ici. Elle doit venir d’un autre bled.
— Elle n’a pas de papiers ?
— J’ai pas pensé à regarder ! Tiens, tu peux la tenir deux secondes ?
Rena fut transférée comme un vulgaire paquet d’un homme à l’autre. Celui qui s'appelait Castiel commença à la fouiller pendant que l’autre la tenait par les épaules. Elle sentait ses mains se balader le long de son corps, ce qui était particulièrement désagréable.
— Tu ne devrais pas la toucher comme ça ! s’exclama son ami.
Rena, qui ne pouvait pas bouger ni parler pour protester contre cette fouille au corps intrusive, le remercia intérieurement pour son intervention. Elle n’appréciait pas du tout de se faire tripoter par un étranger.
— J’ai pas vraiment le choix, se défendit Castiel un peu vexé par les assomptions de son ami. De toute façon, elle a rien sur elle. Je ne vois pas de portable non plus. Elle les a peut-être fait tomber quelque part. Je vais retourner voir là où je l’ai trouvée. Reste avec elle.
Castiel disparut du champ de vision très limité de Rena. Son camarade la tenait toujours par les épaules. Elle se sentit prise de vertiges et bascula en avant. L'homme la rattrapa de justesse, l’allongea délicatement par terre le temps de chercher quelque chose, puis l’aida à se redresser en la soutenant avec un bras.
— Tiens, bois un peu. Ça va te faire du bien.
Il approcha la bouteille de ses lèvres pour verser le liquide dans sa bouche qui descendit dans l'œsophage de Rena un peu trop rapidement. Elle en avala une partie de travers, puis se mit à tousser en recrachant l'eau qui s'était infiltrée dans ses poumons.
— Ça va ? demanda-t-il l’air inquiet en lui tapotant le dos.
— Hm… fit Rena en hochant la tête. Merci.
— Tu peux parler ! Pendant un instant j’ai cru que tu étais muette, s'exclama le jeune homme avec un sourire bienveillant.
Rena lui rendit son sourire faiblement avant de perdre à nouveau conscience.
— Je n’ai pas trouvé de portefeuille, mais j’ai trouvé ça, annonça Castiel une dizaine de minutes plus tard en brandissant ce qui semblait être un sabre japonais. Ça doit être un accessoire de son déguisement.
— Elle s’est encore évanouie.
Les deux garçons se penchèrent sur la jeune fille. Elle portait une sorte de kimono noir sans manches, assez épais, dont les ourlets étaient piqués avec du fil rouge. En dessous, elle portait un deuxième kimono en coton écru aux manches longues et amples. L’ensemble était fixé par une large ceinture en cuir rouge foncé, enroulée deux fois autour de sa taille et nouée grossièrement dans son dos par de solides lanières. Le kimono, assez court, s’arrêtait au niveau des hanches ; le reste de sa tenue était composé d’un pantalon et d’une paire de bottes à lacets en cuir, tous deux noirs. En y regardant de plus près, les textiles étaient de qualité. Le tissu avait l’air solide et épais. C’était un déguisement on ne peut plus réaliste.
— Oh ! Lysandre ! Tu m’écoutes ?
— Hein ? Excuse-moi, j’étais en train de penser à autre chose.
— Je disais qu’on devrait peut-être lui retirer sa perruque, non ? répéta Castiel.
— Oui, tu as raison. Elle doit avoir chaud.
Lysandre posa la main sur la tête blanche de la jeune inconnue, mais lorsque ses doigts entrèrent en contact avec ses cheveux soyeux, il retira vivement sa main, l’air surpris.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Castiel, intrigué par son geste.
— Je ne crois pas que ce soit une perruque. Ce sont ses vrais cheveux. Et ils n’ont pas l’air teints non plus…
— Sérieux ? Je pensais que t’étais le seul sur Terre à avoir ce genre de couleur naturelle, s'étonna Castiel. En tout cas, elle a black out total.
Il claqua plusieurs fois des doigts au-dessus du visage de la jeune fille. Aucune réaction.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lysandre que la situation semblait préoccuper.
— On a qu’à l’emmener à l’appart, puis si ça va pas mieux on ira à l’hôpital.
Après quelques efforts, ils parvinrent à la relever et à la faire tenir plus ou moins debout. On aurait dit une poupée de chiffon tant ses jambes étaient molles et se dérobaient à chaque pas.
Ils se placèrent chacun d’un côté pour l’empêcher de tomber et avancèrent lentement, pas à pas. Elle n’était pas bien grande, ni bien lourde, mais ce n’était pas facile d’avancer avec un poids mort sur les bras. Ils devaient avoir l’air très suspect à marcher ainsi en soutenant une fille étrange, accoutrée d’une tenue tout aussi étrange, à moitié dans les vapes.
Lysandre espérait que les gens ne les prendraient pas pour des criminels impliqués dans une affaire louche d’enlèvement ou pire. Heureusement pour eux, l’appartement qu’il partageait avec Castiel n’était qu’à quelques centaines de mètres d’ici, et le parc était presque désert à cette heure-ci.
Castiel laissa son colocataire tenir la fille pendant qu’il ouvrait la porte d’entrée. Ils la transportèrent jusqu’au canapé, et elle émit un faible gémissement lorsqu’ils l’y déposèrent, ce qui était plutôt bon signe. Elle était juste un peu étourdie et non inconsciente comme ils le craignaient.
Lysandre posa une main sur son front pour vérifier sa température et remarqua avec stupéfaction qu’elle était frigorifiée. Sa peau était froide – pour ne pas dire glaciale –, son teint livide et son regard terne. Il essaya de l’installer le plus confortablement possible, retira ses bottes, puis la couvrit d’un plaid chaud et épais afin de lui redonner rapidement quelques couleurs.
Assis dans un fauteuil, la joue appuyée contre sa main, il avait l’air songeur. Il ne savait pas quoi penser de cette fille, mais il n’en voulait pas à Castiel de l’avoir ramenée. Il aurait fait la même chose à sa place.
Pendant ce temps, son ami était dans la cuisine. Une cigarette à la bouche, il préparait un café bien corsé. Il n’y avait rien de tel qu’un petit kawa pour se remettre d’une longue soirée et d’une bonne cuite. Il ne se posait pas autant de questions que Lysandre ; il attendait juste qu’elle se réveille pour savoir qui elle était et la ramener chez elle.
Rena ouvrit lentement les yeux en prenant peu à peu conscience de son environnement. Elle se rendit vite compte qu’elle n’était plus à l’extérieur, mais dans une pièce étrangement décorée. La douleur s’était estompée, elle se sentait mieux et son esprit était plus clair. Elle voulut se redresser, mais on l’obligea à rester allongée. Elle tourna la tête et, pour la première fois, elle vit clairement le visage d’un des deux hommes qui l’avaient transportée jusque-là. Elle ne savait pas s’il s’agissait de Castiel ou de Lysandre, mais ce qui la frappa immédiatement c’était son odeur. Il sentait l’humain. La yôkai eut un mouvement de recul.
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur, s’excusa-t-il.
Rena ne répondit rien tout en le dévisageant avec méfiance. Ses cheveux n’étaient pas aussi blancs que ceux de la yuki-onna ; ils étaient plutôt gris argenté, presque noirs vers les pointes. Quant à ses yeux, l’un était doré et l’autre vert émeraude. Rena ne connaissait pas grand-chose des humains et de leurs caractéristiques physiques, mais s’il n’avait pas eu ce parfum typiquement humain, elle aurait pu le prendre pour un faery comme elle.
— Je m’appelle Lysandre. On t’a trouvée évanouie dans le parc et on t’a ramenée ici en attendant que tu te réveilles. Ça va mieux ?
— Oui, répondit prudemment la gardienne de l'Ombre. Merci.
Le deuxième homme entra dans le salon. Il tenait une tasse remplie d’un liquide fumant. Rena plissa le nez. Encore un humain ? Où était-elle tombée exactement pour que deux humains, qui semblaient parfaitement libres et bien portants, l'accueillent ainsi chez eux ? Il y avait bien quelques humains à Eldarya, mais la plupart d’entre eux vivaient à l'écart de la société féérique et se terraient dans des villages cachés. Les autres étaient souvent réduits en esclavage, là où cette pratique était encore tolérée. Il ne faisait pas bon être humain à Eldarya. C’était une espèce honnie qui, bien qu’elle ne forme qu’une petite minorité de la population, s’entêtait à troubler la paix des faeries par des actes frôlant le terrorisme.
— T’es enfin réveillée ! s'exclama celui qui devait être Castiel. Tiens, bois ça. Ça va te faire du bien.
Il lui tendit la tasse, mais Rena lui jeta un regard méfiant sans faire le moindre geste pour la prendre.
— C’est juste du café, répliqua Castiel, blessé par son refus et son manque de confiance. J’ai rien mis dedans.
Il lui tendit une nouvelle fois la tasse. Face à son regard insistant, la yôkai accepta bon gré mal gré tout en évitant soigneusement de toucher l’humain. Elle huma le liquide noir avec circonspection, puis s’étonna de lui trouver une odeur très similaire à celle du café en grappe – Ezarel s’en servait dans certaines de ses préparations. Est-ce que cet humain s’y connaissait en remèdes et en potions ? Elle porta la tasse à ses lèvres pour prendre une petite gorgée. Ses lèvres se tordirent en une affreuse grimace et elle recracha le liquide sous le regard outré de Castiel.
— Tu veux peut-être du sucre ou du lait ? proposa gentiment Lysandre. Castiel ?
— J’ai compris ! Je vais chercher du sucre et du lait pour mademoiselle ! répliqua celui-ci, un tantinet agacé.
— Ne fais pas attention à lui, il est un peu ronchon, mais il a bon fond, s'excusa Lysandre avec un sourire gêné.
Castiel revint avec une boîte en fer remplie de morceaux de sucre et une bouteille de lait. C’était des aliments que Rena connaissait et appréciait, ça ne pouvait donc pas faire de mal d’en mettre dans cet infâme breuvage. Lysandre rectifia lui-même l’assaisonnement avant de tendre la tasse à Rena qui le remercia d’un signe de tête.
La concoction était bien meilleure et l’amertume n’était plus désagréable du tout. Elle en profita pour regarder autour d’elle. Il n’y avait que des objets bizarres et rien ne lui paraissait familier. Seule l’odeur d’humain était omniprésente. Rena commençait à se poser de sérieuses questions sur l’endroit où elle avait atterri.
— Où suis-je ? demanda-t-elle tout en restant sur ses gardes.
— Tu ne te souviens plus ? demanda Castiel.
— Pas trop…
— Faut dire qu’avec tout l’alcool que t’as dû t’enfiler hier, ça ne m’étonne pas que tu aies quelques trous de mémoire !
Rena ne voyait pas de quoi il parlait. Il semblait croire qu’elle s’était évanouie parce qu’elle avait bu trop d’alcool. En vérité, la yôkai ne buvait pas d’alcool, à moins que ce ne soit nécessaire, et jamais au point d’être soûle, mais il valait peut-être mieux entretenir le malentendu.
— Haha ! C’est vrai que je ne tiens pas du tout l’alcool, reconnut-elle avec un petit rire gêné.
— Tu es à Crawford. Il y avait une grande fête étudiante hier, expliqua Lysandre comme si cela suffisait à lui rafraîchir la mémoire.
— Ah, oui, la fête… acquiesça Rena en faisant mine de se souvenir.
Rena avait beaucoup voyagé au cours de sa carrière, elle avait mené des missions au quatre coins du royaume et connaissait les principaux chefs-lieux d’Eldarya. Ce nom, en revanche, ne lui évoquait rien du tout. Rena avait un peu de mal à y croire, mais il semblait qu’elle ne soit plus à Eldarya. Ce monde où elle avait atterri était celui des terriens. Il ne fallait pas qu’ils découvrent ce qu’elle était réellement ni d’où elle venait. Une des règles fondamentales des faeries était de ne jamais révéler leur existence aux humains lorsqu’ils pénétraient dans leur monde.
— Comment tu t’appelles ? demanda Castiel.
Rena fouilla dans sa mémoire pour trouver un nom humain, mais les seules références qui lui venaient à l’esprit étaient les personnages du roman préféré de Nevra.
— Alice, répondit-elle en se souvenant du prénom d’un des personnages de l’histoire que le vampire lui rabâchait sans cesse.
— J’imagine que tu aimerais rentrer chez toi, répondit Lysandre. Où est-ce que tu habites ?
C’était la question que Rena voulait éviter à tout prix. Il était évident qu’elle ne pouvait pas leur dire qu’elle venait d’un autre monde, appelé Eldarya, où vivaient des créatures que les terriens pensaient tout droit tirées des mythes et des légendes. Elle ne pouvait pas non plus inventer un endroit au hasard. Elle n’avait pas perdu de vue son objectif et la voix de l’Oracle résonnait encore clairement dans sa tête. Il fallait qu’elle trouve cet Élu et le ramène à Eldarya.
Pour le moment, elle n’avait aucune idée de la façon dont elle allait s’y prendre pour le trouver, ni comment retourner dans son monde. L’Oracle l’avait larguée au milieu d’une forêt, mais n’avait pas pensé à lui indiquer le chemin du retour. Il fallait croire que ce genre de détail échappait aux entités supérieures. Cela dit, si Rena avait atterri dans cette ville, c’est que l’Élu devait s’y trouver aussi. Était-il humain ? Où était-ce un faery qui vivait caché parmi eux ?
Rena n’avait jamais entendu parler de faeries qui auraient préféré vivre sur Terre plutôt qu’à Eldarya, mais si c’était de l’Élu qu’il s’agissait, tout était possible. Ce devait être quelqu’un de très spécial. Elle le reconnaîtrait du premier coup d’œil, elle en était certaine, mais encore fallait-il qu’elle puisse le chercher.
La yôkai n’avait jamais participé aux missions de ravitaillement. Tout ce qu’elle savait, elle l’avait appris au fil de ses lectures ou grâce aux histoires d’Ykhar. Autant dire qu’elle ne connaissait rien de ce monde, ni de cette ville qui lui était totalement étrangère. N’ayant nulle part où aller, il était préférable qu’elle feigne l’amnésie le plus longtemps possible. Ils ne pourraient pas la jeter dehors si elle ne se souvenait de rien hormis son prénom.
— Je ne sais plus, mentit-elle en prenant un air perdu.
— Tu dois bien avoir des amis. Tu n’es pas venue toute seule à cette fête. Avec qui étais-tu ?
Rena se mordit la lèvre et secoua la tête pour leur signifier qu’elle ne se souvenait vraiment de rien et que leurs questions l’angoissaient. En faisant un effort, elle serait même parvenue à pleurer, mais elle ne voulait pas en faire trop non plus. Les deux garçons avaient l’air embêtés par cette situation, mais la yôkai n’avait pas le luxe de se sentir coupable.
Les deux hommes n’étaient pas du tout préparés à faire face à un cas d’amnésie et se sentaient un peu désemparés. Castiel fit signe à son ami ; il voulait lui parler en privé. Ils s’isolèrent tous les deux dans la chambre la plus éloignée du salon, là où ils ne risquaient pas d’être entendus par Alice.
— Tu crois qu’elle a vraiment perdu la mémoire ? demanda Castiel après avoir refermé la porte derrière lui.
— Elle n’a pas l’air de faire semblant, elle avait l’air vraiment perdue, répondit Lysandre, l’air soucieux.
— Ouais, mais de là à ne plus se souvenir de rien du tout… Je n’ai jamais entendu dire que l’abus d’alcool pouvait causer une perte totale de la mémoire.
— Elle s’est peut-être cogné la tête quelque part, hasarda son ami.
— Dans tous les cas, on ne peut pas la laisser comme ça. Faut qu’on l’emmène à l’hosto.
— Oui, tu as raison.
Ils retournèrent dans le salon où Alice les attendait bien sagement. Ils lui firent part de leur décision de l’emmener à l’hôpital pour qu’elle se fasse examiner. Elle semblait hésitante, mais finit par accepter. Ils prirent la voiture de Castiel, direction les urgences. Alice avait l’air particulièrement agitée et n’arrêtait pas de regarder autour d’elle. Les deux amis, qui avait mis son comportement étrange sur le compte de l’amnésie, espéraient que les médecins l’aideraient à retrouver la mémoire. Ils ne la voyaient pas vivre une vie normale dans cet état.
L’hôpital était en fait un très grand dispensaire. L’endroit grouillait d’humains ; l’odeur était saisissante. Non pas que les humains sentent mauvais, mais ils avaient une odeur caractéristique qui ne ressemblait à aucune autre. Elle regarda autour d’elle. Tout était si étrange. Certaines personnes portaient le même uniforme blanc ou bleu clair, tandis que d’autres étaient vêtus plus librement. Il y avait beaucoup d’agitation ; les gens allaient et venaient rapidement. Elle pouvait sentir l’odeur de la sueur, du sang, de la maladie et de la mort.
Après avoir expliqué son cas à la réception, Castiel expliqua à Rena que quelqu’un allait venir la chercher pour l’examiner. La yôkai pensait qu’ils allaient la laisser attendre seule, ce qui lui aurait permis de s’éclipser discrètement pour se mettre en quête de l’Élu, mais ils s’assirent à leur tour pour patienter avec elle.
L’attente fut longue. La gardienne aux aguets ne cessait de jeter des regards furtifs autour d’elle tout en tendant l’oreille à la conversation de Castiel et Lysandre. Certains lui étaient totalement étrangers, comme “fac”, tandis que d’autres lui étaient vaguement familiers, mais semblaient avoir un sens différent de celui qu’elle leur connaissait. Une sorte de patois terrien, probablement.
Une pensée en amenant une autre, Rena se demandait comment elle était en mesure de comprendre le langage terrien. Si elle s’en tenait à ses connaissances en matière de culture terrienne, la Terre comportait de nombreuses ethnies qui parlaient toutes des langues différentes. Il n’y avait pas de langue commune comme à Eldarya.
Lors des expéditions de ravitaillement, la destination des portails changeait régulièrement pour limiter les risques de détection. De ce fait, les ouvrages qu’ils ramenaient provenaient de divers pays, et ils étaient écrits dans des langues qu’un faery lambda moyen aurait été bien en peine de déchiffrer. Les linguistes, qui planchaient sur les langues terriennes depuis des siècles, avaient mis au point une rune qu’il suffisait de graver au dos d’un livre pour en traduire le contenu en langue commune eldaryenne. Le problème était que le langage terrien évoluait si rapidement qu’il fallait souvent modifier le sort de traduction.
Rena avait déjà eu la confirmation qu’elle était incapable de déchiffrer le langage écrit. L’alphabet n’était pas le même et les écriteaux de l’hôpital étaient tout bonnement illisibles. Pourtant, elle comprenait parfaitement — ou presque — lorsque les gens parlaient, même si la traduction était parfois approximative et que le sens de certains mots lui échappait. Peut-être était-ce un pouvoir conféré pour l’Oracle pour lui permettre de mener sa quête à bien ?
Une femme en uniforme la tira de sa rêverie. Elle la guida à travers un large couloir encombré de brancards, dont certains étaient occupés, puis la fit asseoir sur un lit d’urgence libre. Quelques minutes plus tard, un homme en blouse blanche vint l’examiner. Il lui posa quelques questions auxquelles elle répondit par la négative, puis sortit toute une batterie d’instruments d’auscultation étranges. Elle n’avait jamais rien vu de tel.
Tout ce cérémonial médical était fort désagréable, mais elle l’endura bravement. Elle se laisse également faire lorsque le médecin préleva un peu de sang. Les prélèvements sanguins, de même que l’extraction de maana, étaient une pratique médicale courante à laquelle elle avait l’habitude de se soumettre en tant que gardienne d’Eel. Les gardiens étaient régulièrement testés pour détecter toute anomalie dans la composition du sang ou du flux de maana qui pourrait engendrer un déséquilibre. La seule crainte de la yôkai était qu’ils découvrent qu’elle n’était pas humaine en analysant son sang. Elle ne savait pas si sa composition sanguine était sensiblement différente de celle d’un terrien ou pas, mais il fallait qu’elle se prépare à cette éventualité.
Après son examen, elle dut passer d’autres examens, dont un scanner et des radios. Toutes ces machines humaines lui avaient fait forte impression, mais elle s’était efforcée de ne pas laisser paraître son trouble. Enfin, elle s’était longuement entretenu avec une femme, une “psychologue”, en charge de soigner les affections de l’esprit. Une fois de plus, la yôkai avait affirmé se souvenir de rien. Après quelques tests cognitifs, la psychologue l’avait invitée à retourner en salle d’attente jusqu’à ce qu’ils puissent lui communiquer ses résultats.
Rena était retournée s’asseoir entre les deux garçons en poussant un soupir exténué.
— Alors ? demanda Castiel.
— Je ne sais pas… J’ai passé plein de tests et ils m’ont posé plein de questions, puis ils m’ont dit d’attendre. Encore.
— C’est souvent comme ça les hôpitaux, acquiesça Lysandre avec un sourire compatissant. On attend beaucoup.
— Putain, moi je suis claqué, souffla Castiel en étouffant un bâillement. J’ai passé l’âge des nuits blanches. Je vais roupiller un peu. Réveillez-moi s’il se passe quelque chose.
Les minutes étaient longues. Une femme s’était assise en face d’eux, un bébé criard dans les bras tandis qu’une autre, un peu plus loin, tentait de calmer son petit garçon qui courait dans tous les sens. Rena se demandait comment Castiel arrivait à dormir avec tout ce remue-ménage. Il devait être vraiment épuisé.
— T’es pas fatigué, toi ? demanda-t-elle alors à Lysandre.
— Non, ça va. Et toi ?
— Un peu, avoua-t-elle en se massant la nuque. Quelques heures de sommeil me feraient du bien, mais avec tout ce boucan, ce n'est même pas la peine d’essayer.
— C’est souvent comme ça aux urgences. C’est vrai que c’est un peu bruyant, mais c’est normal avec les enfants.
Rena n’avait jamais aimé les enfants ; elle les trouvait angoissants. Ils étaient trop fragiles et trop imprévisibles. Fille ou garçon, ils étaient à la fois casse-cou et vulnérables. Qu’est-ce qu’Ezarel pensait des enfants, lui ? C’était un sujet qu’ils n’avaient jamais abordé, comme beaucoup d’autres. Tout ce qu’elle savait, c’était que la plupart des elfes répugnaient à se mélanger aux autres races, car ils étaient plus attachés que quiconque à la pureté de leur descendance. Les demi-elfes étaient très rares et ils étaient considérés comme des parias par la communauté elfique. Ce n’était pas une décision à prendre à la légère, ni le genre d’avenir que des parents souhaitaient pour leur enfant.
La yôkai poussa un soupir mélancolique. Penser à Ezarel lui faisait de la peine. Elle l’avait quitté sur une dispute, puis avait brutalement disparu. Est-ce qu’il s’était aperçu de sa disparition ? Est-ce qu’il s’inquiétait pour elle ? Un tas d’autres questions se bousculaient dans sa tête. Elle avait vu le Cristal se briser. Que s’était-il passé après ? Est-ce que tout le monde allait bien ?
La gardienne de l’Ombre s’ébroua mentalement. Elle devait rester concentrée sur la mission que lui avait confiée l’Oracle. Plus vite elle trouverait l’Élu, plus vite elle pourrait rentrer à Eldarya.
Un peu plus tard, un autre médecin que Rena n’avait pas encore vu les invita à le suivre dans son bureau. La yôkai n’arrivait pas à lire ce qu’il y avait écrit sur le badge en métal épinglé à sa blouse, mais elle devinait qu’il devait être assez haut placé dans la hiérarchie de l’hôpital – une sorte de médecin-en-chef.
Une fois assis, l’homme confirma une nouvelle fois les informations qui lui avaient été communiquées et retraça les événements de la matinée avec Castiel et Lysandre.
— C’est une histoire tout à fait extraordinaire, commenta-t-il en s’emparant d’un dossier. Je viens d’avoir les résultats de votre bilan. L’IRM n’a montré aucune anomalie neurologique. Les analyses de sang sont bonnes. Et on n’a pas trouvé la moindre trace d’alcool ni d’autre substance qui pourrait expliquer une perte de conscience ou de mémoire.
— Tu nous as pourtant dit que tu avais bu, s’étonna Lysandre en jetant un regard interrogateur à Rena.
— Oui, enfin, c’est ce que je pensais… Je ne m’en souviens pas vraiment, mais comment j’aurais pu me retrouver dans cet état sinon ?
— C’est une excellente question, dit le médecin la fixant de ses yeux scrutateurs.
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour l’aider à retrouver la mémoire, alors ? demanda Lysandre qui s’inquiétait sincèrement pour la jeune femme.
— Si son amnésie est d’origine psychotraumatique, des séances d'hypnose pourraient l'aider. Je peux vous rediriger vers un de mes confrères, si vous le souhaitez. Je peux même vous trouver une chambre dans notre service psychiatrique en attendant qu’il puisse vous voir. Qu’est-ce que vous en dites ?
L’instinct de la yôkai lui dictait de se méfier de cet homme. Elle n’aimait pas son ton insistant et la façon dont il la dévisageait comme s’il en savait plus que ce qu’il voulait bien dire. Elle se sentait nettement plus en sécurité avec Lysandre et Castiel, chez qui elle sentait une véritable sincérité et une grande bienveillance.
— Merci, c’est gentil à vous, mais je préfère me donner un peu de temps avant. Ma mémoire va peut-être revenir toute seule. J’y réfléchirai s’il n’y a pas d’amélioration dans les prochains jours.
— Je comprends votre réticence, mais sans votre mémoire, vous n’avez nulle part où aller. Ce serait dangereux et irresponsable de ma part de vous laisser partir.
Rena était prise au piège. Il était évident qu’ils n’allaient pas lâcher une personne amnésique dans la nature. Il fallait qu’elle trouve un moyen de quitter cet hôpital qui lui paraissait de plus en plus suspect. Lysandre devait avoir remarqué son air angoissé et sa nervosité, car il posa une main sur la sienne pour la calmer, puis se tourna vers le médecin.
— Elle peut rentrer avec nous. On s’occupera d’elle.
— Ce n’est pas l’idéal. Ni pour elle, ni pour vous. Vous pouvez faire confiance à nos médecins. Elle est entre de bonnes mains.
— Je préfère rentrer avec Lysandre et Castiel, répliqua Rena fermement en soutenant le regard du médecin pour lui faire comprendre qu’elle ne se laisserait pas convaincre par ses arguments douteux. C’est les premières personnes que j’ai vues quand j’ai repris connaissance. Je me sens plus à l’aise avec eux.
— J’entends bien, acquiesça le médecin. Je ne peux pas vous retenir contre votre gré. En revanche, puisque votre amie n’a pas de famille actuellement connue, je vais devoir demander à l’un de vous deux de remplir un formulaire qui vous désignera comme responsable légal de la patiente, afin que je puisse lui fournir une autorisation de sortie. Simple formalité administrative.
— Je veux bien me porter garant pour elle, proposa Lysandre sans hésitation.
— Parfait. Je vais prévenir le secrétariat. Voyez cela à l’accueil. Les infirmières vous fourniront le formulaire à compléter.
Après un rapide coup de fil, le médecin les libéra tous les trois. Alors que Lysandre remplissait les papiers, Castiel s’était enquis des frais médicaux qu’il s’était même proposé de payer.
— Vous n’avez rien à payer, répondit l’infirmière avec un sourire rayonnant. Tout est pris en charge par l’hôpital.
— Vraiment ? fit Castiel, l’air extrêmement surpris. C’est la première fois que je vois ça.
— C’est la politique de notre clinique, expliqua l’infirmière comme si elle récitait un discours appris par cœur. Comme vous le savez peut-être, notre établissement est privé, il est financé par des sponsors très influents, et nous traitons aussi de nombreux clients VIP. Cet argent est investi dans un programme d’aide financière pour les patients qui ont des difficultés financières. Étant donné le cas particulier de votre amie, le directeur lui a également fait bénéficier du programme.
Castiel remercia la secrétaire médicale pour ces précisions. Il n’allait jamais à l’hôpital, il ne savait pas exactement comment les choses fonctionnaient, mais celui-ci tenait plus de l’entreprise que d’un établissement de santé. Il supposait que c’était comme cela avec les cliniques privées. Même la santé, au final, c’était une affaire de gros sous.
— Tu devrais appeler Rosalya, dit Castiel en prenant le volant. Alice va avoir besoin de fringues. Puis elle a fini ses études de psycho non ? Elle pourra peut-être l’aider.
— C’est une bonne idée, acquiesça Lysandre. Je l’appelle tout de suite.
Après avoir entendu l’histoire de Lysandre après avoir entendu son histoire, son amie d’enfance avait l’air positivement ravie de pouvoir apporter son aide.
— Je suis contente que tu aies pensé à moi, lui répondit-elle à l’autre bout du fil d’une voix enthousiaste. Je t’en aurais voulu mort si tu m’avais tenue à l’écart d’un événement aussi important ! Je ne vais pas pouvoir venir avant ce soir par contre. Vous voulez que je vous prenne un truc à manger avant de venir ?
— Pas de problème. On a tous besoin de se reposer de toute façon. Ce soir ce sera très bien. Et oui, si ça ne te dérange pas. C’est gentil de ta part, merci.
— OK. Cool ! Vous m’enverrez un message pour votre commande. À ce soir !
Lysandre raccrocha en poussant un soupir inquiet. Il ne savait pas s’il faisait bien de l’impliquer dans cette affaire. Il connaissait Rosalya depuis des années ; c’était une amie de longue date, mais également la compagne de Leigh, son frère aîné. La jeune femme débordait d’énergie. Toujours à l’écoute des gens, elle adorait dispenser des conseils en tout genre à ses amis. C’était quelqu’un de très ouvert sur qui on pouvait compter, mais elle pouvait parfois se laisser emporter et se montrer un peu envahissante. Lysandre espérait qu’elle n’en ferait pas trop et qu’elle trouverait une solution pour aider Alice à retrouver la mémoire.
Chapitre 12 : Parmi Eux
Rena était immensément soulagée d’être de retour dans l’humble demeure de ses sauveurs. Elle avait pu compter sur la chance et sur ses compétences de gardienne de l’Ombre pour se sortir de cette situation épineuse, mais elle n’était pas pour autant rassurée au point de baisser sa garde.
Elle commençait à se faire à l’odeur d’Humain qui saturait l’air, même s’il lui faudrait un bon moment pour s’adapter à la vie terrienne. Elle n’était d’ailleurs pas sûre de vouloir s’y adapter. Feindre l’amnésie était épuisant et tout était bien trop étrange pour qu’elle se sente à sa place. Plus vite elle trouverait l’Élu, plus tôt elle pourrait rentrer à Eldarya et retrouver les siens.
Alors que Lysandre l’invitait poliment à prendre place dans un fauteuil, Castiel s’étira en bâillant à s’en décrocher la mâchoire.
— Je suis claqué, leur annonça-t-il avec un soupir exténué. Je vais dormir un peu. Réveillez-moi quand Rosa sera là.
— D’accord, acquiesça Lysandre avec un sourire compatissant. Repose-toi bien.
Il en avait presque oublié qu’eux aussi avaient participé à la soirée étudiante pour célébrer la fin des examens et, pour certains, la fin de leurs études. En tant que musiciens en dernière année d’études à la très réputée École d’Art des Neuf Muses de Crawford, ils avaient été sollicités par l’association des étudiants pour donner un concert avec quelques-uns de leurs camarades. Crowstorm, le groupe amateur qu'ils formaient à cinq, était assez populaire et avait attiré beaucoup de monde ce soir-là.
Puis il y avait eu l'after-party à laquelle ils pouvaient difficilement échapper. Ils n’avaient pas bu à outrance, mais n’avaient pas dormi de la nuit. Il n’était pas loin de sept heures lorsqu’ils avaient décidé de rentrer pour s’accorder quelques heures de sommeil. C’était sans compter leur rencontre avec Alice, suivie de leur visite à l’hôpital, qui avaient occupé le reste de leur matinée. L’après-midi était déjà bien entamé, mais contrairement à Castiel, Lysandre n’avait pas sommeil.
Derrière ses manières timorées, son regard empreint de mélancolie et son air un peu réservé et timide, Lysandre avait une constitution bien plus solide que la moyenne. Il était étonnamment endurant et résistait bien à la privation de sommeil et de nourriture – sans Castiel pour lui rappeler de manger, il sauterait d’ailleurs souvent les repas – ce qui lui permettait de passer des heures entières à travailler sur ses projets musicaux, à composer et à écrire des chansons.
Le jeune homme s’était d’ailleurs abîmé dans ses pensées. La joue appuyé contre son poing, il s’était laissé emporté par son imagination fertile et sa créativité débridée, jusqu’à ce qu’il soit tiré de sa rêverie par un soupir bruyant et insistant. C’était Alice, qu’il avait oublié l’espace d’un instant. Les bras croisés, elle fixait le plafond d’un air ennuyé. Lysandre se demandait combien de temps il avait passé à rêvasser pour qu’elle affiche un air aussi profondément désœuvré.
— Excuse-moi, fit-il en se redressant. Tu as faim ? Tu veux boire ou manger quelque chose ?
— Je reprendrai bien un café, acquiesça Rena.
— Avec du sucre et du lait ? répliqua Lysandre avec un sourire amusé alors qu’il se remémorait les simagrés de Castiel un peu plus tôt ce matin, lorsque la jeune femme avait critiqué l’amertume du breuvage.
Rena hocha la tête avec un sourire poli. De retour quelques minutes plus tard, Lysandre lui tendit la tasse avant de reprendre place dans son fauteuil. Un silence pesant s’installa entre eux. Le musicien rêveur ne savait pas comment lancer une conversation avec sa jeune protégée, tant et si bien qu’il renonça tout bonnement à lui parler. Alors qu’elle sirotait son café, il se dirigea vers la bibliothèque pour prendre un livre. ll allait se rasseoir lorsqu’il remarqua qu’Alice fixait l’ouvrage qu’il tenait dans les mains avec intérêt.
— Tu connais ?
Rena maudit intérieurement sa propre curiosité. Ses connaissances en littérature terrienne étaient extrêmement limitées. Elle était loin d’être aussi cultivée sur le sujet qu’Ykhar qui passait des journées entières à dévorer des ouvrages ramenés de la Terre.
— Je ne crois pas, avoua-t-elle en secouant la tête. Mais j’aime bien lire et découvrir de nouvelles histoires.
— Quel genre d’histoires aimes-tu ? s'enquit-il avec un intérêt sincère. À moins que tu ne t’en souviennes pas…
— Je ne sais pas trop… J’aime quand c’est divertissant.
— C’est un peu le but de toute bonne histoire de fiction qui se respecte, répondit Lysandre, amusé par le commentaire qui crevait l’évidence de la jeune femme. Mais c’est une bonne chose de ne pas être difficile et de savoir apprécier n’importe quelle histoire tant qu’elle nous captive. La série que je lis en ce moment pourrait te plaire. Je peux te prêter le premier tome, si tu veux ? Tu préfères lire en anglais ou en français ? J’ai les deux versions.
Rena ne comprenait pas vraiment le sens de sa question. À Eldarya, il existait quelques dialectes pré-Trinitaires qui survivaient encore dans certaines sociétés, mais tout le monde parlait la même langue, à savoir l’Eldaryen commun.
— Je… Euh… La version originale, s’il te plaît. Ce sera très bien. Merci.
Une fois de plus, la jeune femme était perplexe. Le livre que venait de lui remettre Lysandre était écrit dans une langue qu’elle ne comprenait absolument pas. Elle n’avait jamais vu un tel alphabet et elle était incapable de le déchiffrer. Après avoir feint l’amnésie, il fallait désormais qu’elle fasse semblant de lire un livre dans une langue étrangère.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Lysandre qui avait perçu le trouble de la jeune femme.
— Hein ? Non, ça va. C’est juste que je suis un peu trop fatiguée pour lire, finalement. Je crois que j’ai besoin de prendre l’air. Je me disais qu’on pourrait peut-être retourner dans le parc où vous m’avez trouvée ? Si j’y retourne, je me souviendrai peut-être de quelque chose.
— Hm, acquiesça-t-il. C’est une bonne idée. Si tu veux, on peut y aller maintenant.
— Tu n’as pas besoin de te reposer, toi ? Si j’ai bien compris, vous n’avez pas dormi cette nuit.
— Ça va, ne t’en fais pas. Je me reposerai plus tard.
Rena hocha la tête. Elle détestait se tourner les pouces et l’inaction était une torture pour elle. Il fallait qu’elle occupe chaque seconde de son temps à faire quelque chose de productif, sans quoi elle avait le sentiment d’être parfaitement inutile. C’était un trait de personnalité qui lui avait souvent valu les reproches de Nevra, qui l’encourageait à se détendre, à se reposer et à s’amuser davantage. Il la trouvait trop sérieuse – pour ne pas dire coincée – à ne toujours penser qu’au travail, et elle lui rappelait constamment qu’elle n’en aurait pas tant s’il faisait sa part, au lieu de trouver des excuses pour échapper à ses responsabilités de capitaine. Elle se demandait comment il s’en sortait sans sa vice-capitaine pour l’épauler. Si, comme elle le craignait, leur monde avait été plongé dans le chaos, il allait devoir faire face à la situation sans elle, ce qui l’inquiétait un peu.
Sur le chemin, Rena invoqua son amnésie pour poser quelques questions à Lysandre et en apprendre plus sur l’endroit où elle avait atterri. Elle se trouvait à Crawford dans un quartier appelé Castleton. Quant au parc où ils l’avaient trouvé, on l’appelait le Jardin aux Lucioles. C’était un écrin de verdure au cœur même de la ville ; un endroit presque féérique où la nature avait été parfaitement préservée et choyée. On y trouvait des étangs, des chemins forestiers, des sous-bois sauvages et des cours d’eau. À certains endroits, on avait même aménagé des kiosques, des pagodes et des fontaines.
À l’aube et au crépuscule, des nuées de lucioles illuminaient le parc de leur lueur verte ou orangée. C’était un spectacle dont Lysandre ne se lassait jamais. Il se promenait souvent ici, à toute heure du jour ou de la nuit, car il trouvait l’endroit particulièrement inspirant. Ce n’était pas vraiment ce que Rena voulait savoir, mais elle devait s’en contenter. Elle se risqua à une question un peu plus directe, quitte à paraître suspecte.
— Tu n’as rien remarqué d’étrange ce matin ?
— Comment ça ?
— Tu as l’air de bien connaître cet endroit. Est-ce que quelque chose t’a semblé sortir de l’ordinaire récemment ?
— Tu veux dire à part toi ? répliqua Lysandre avec un sourire gentiment moqueur.
— Oui, bon…
— À t’entendre, on dirait que tu es une extraterrestre qui a atterri sur Terre par accident et que tu es à la recherche de ton vaisseau spatial.
— Une extra quoi ?
— Tu ne sais pas ce que c’est ? s’étonna Lysandre qui commençait à se poser de sérieuse question sur cette fille.
— Je devrais ?
Est-ce que l’incident qui avait causé son amnésie avait également affecté ses facultés cognitives ou est-ce qu’elle ignorait vraiment la signification de ce mot ?
— Un extraterrestre est une créature qui ne vient pas de la Terre, mais de l’espace, lui expliqua alors Lysandre en pointant le ciel du doigt. Mais ça n’existe pas vraiment, c’est des créatures qu’on trouve dans les romans de science-fiction.
— Si ça n’existe pas, pourquoi m’as-tu comparée à une extraterrestre ?
— Parce qu’on ne sait pas d’où tu viens et que tu es un peu… bizarre. Mais ne t’en fais pas, les gens me traitent souvent d’alien aussi.
Rena était un peu perdue avec tous ces termes, mais elle supposait que les aliens étaient aussi des sortes de visiteurs d’un autre monde. Elle avait décidé de ne plus relever les choses qu’elle ne comprenait pas, car son ignorance risquait de compromettre sa véritable identité.
Lysandre l’avait guidée jusqu’au chemin où l’avait trouvée Castiel.
— Je ne sais pas où tu t’es effondrée exactement, mais c’était quelque part par là.
— Je vois. Merci.
Rena jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, mais elle ne remarqua rien d’inhabituel. Elle avait espéré trouver des résidus d’énergie manéique, mais il n’y avait aucune trace de magie dans l’air.
— Tiens... fit alors Lysandre d’un air songeur.
— Quoi ?
— Des lucioles. C’est rare d’en voir en plein jour. Et c’est la première fois que j’en vois des bleues.
— Où ça ?
— Là-bas, désigna Lysandre un pointant le petit cours d’eau qui serpentait entre les arbres.
Le musicien disait vrai. De petites lueurs bleu ciel virevoltaient en formant un joyeux tourbillon à quelques mètres de là. Toutefois, en s’en approchant, Rena constata qu’il ne s’agissait pas de lucioles. Du moins pas de l’insecte qu’on connaissait sur Terre. C’était la forme que prenait le maana quand il quittait le corps d’un faery après son décès. Il était porté par ces “lucioles” qui l’aidaient à trouver son chemin jusqu’au Grand Cristal avant de renaître dans un nouveau faery. Chaque luciole représentait le corps magique d’un faery récemment décédé et la yuki-onna en comptait une petite dizaine, mais elle ne comprenait pas ce que ce maana faisait là.
— Tu te souviens de quelque chose ? s’enquit Lysandre qui se demandait pourquoi ces lucioles avaient l’air de tant intriguer la jeune femme.
— Je ne suis pas sûre… Quand je vois ces lucioles, ça me fait penser à quelque chose, mais je ne sais pas quoi.
— Tu venais peut-être souvent te promener ici toi aussi et tu avais l’habitude de les voir.
— Si c’était le cas, tu m’aurais déjà croisée non ?
— Je ne pense pas. Le parc est très grand et il est bordé par plusieurs quartiers. Tu habites peut-être de l’autre côté.
— Peut-être… répondit-elle sans grande conviction.
— Puisqu’on est là, on devrait passer au commissariat faire une déposition, tu ne crois pas ? La police est encore la mieux placée pour faire ce genre de recherches. J’ai aussi un ami qui a fait des études de droit et qui prépare le concours de commissaire. Il pourrait peut-être nous aider. Tu veux que je l’appelle ?
— On verra ça demain, si tu veux bien. J’aimerais bien me reposer un peu, moi aussi.
— D’accord. Rentrons.
La journée touchait à sa fin lorsqu’ils retrouvèrent l’appartement. Lysandre avait aimablement proposé à Rena de lui prêter sa chambre pour qu’elle puisse s’isoler et faire le tri dans ses pensées. La yuki-onna en profita pour faire le tour de la pièce afin d’en apprendre plus sur son propriétaire. Tout était propre, mais il était évident que l’organisation et le rangement n’étaient pas son fort. En témoigne le grand bureau couvert de partitions raturées, de mots jetés pêle-mêle sur le papier taché d’encre, et de stylos orphelins de leur bouchon qui semblaient sur le point de rendre l’âme.
Un étrange engin était posée sur l’autre partie du bureau, qui formait un angle dans un coin de la chambre. Elle ignora cette invention terrienne étrange, comme toutes les choses qui dépassaient son entendement. Dans un autre coin de la pièce, il y avait plusieurs instruments de musique, dont certains qu’elle n’avait jamais vus auparavant. Ce qui ressemblait à des cordes de cithare cassées traînaient sur une commode, et le seul endroit qui semblait à peu près ordonné était le lit.
Elle s’allongea quelques instants, les yeux rivés au plafond. Elle cherchait la signification de ces lucioles, mais rien ne lui venait à l’esprit. Elles n’avaient pas réagi à sa présence, elles étaient juste là et la yôkai n’était pas parvenue à percer la raison de leur existence. Pourtant, elle ne croyait pas au hasard, surtout quand elle savait que c’était l’Oracle elle-même qui l’avait envoyée sur Terre. Ces lucioles devaient avoir un rôle à jouer, mais il devait être trop tôt pour cela. Il fallait d’abord qu’elle trouve l’Élu.
Rena s’était assoupie sur ses pensées. Elle fut réveillée quelques heures plus tard par des éclats de voix dans le salon. Cette fameuse Rosalya devait être arrivée. La gardienne de l’Ombre chassa le sommeil de ses yeux, se recoiffa rapidement du bout des doigts, puis se remit dans son rôle de pauvre petite fille amnésique. Toutefois, toute la préparation mentale du monde n’aurait pas suffi à affronter ce qui l’attendait en sortant de la chambre.
Dès qu’Alice entra dans le salon, Rosalya poussa une exclamation de joie et s’élança vers elle d’un pas guilleret, ses longs cheveux argentés se balançant dans son dos.
— Tu dois être Alice ! la salua-t-elle avec enthousiasme en se penchant vers elle pour lui faire la bise. Moi, c’est Rosalya.
— Je… euh… enchantée, bégaya Rena, prise au dépourvue par l’attitude socialement proactive de la jeune femme.
— Rosalya… soupira Lysandre en fronçant les sourcils. Je t’ai déjà dit de ne pas sauter sur les gens qui ne te connaissent pas comme ça. Tu vas lui faire peur.
— Roh la la ! Qu’est-ce que tu peux être rabat-joie toi des fois ! s’exclama-t-elle en levant les yeux au ciel. Faire la bise pour dire bonjour aux gens, c’est la base.
— Peut-être, mais il y a des gens qui n’aiment pas ça. Tu devrais leur demander avant.
— Oui, oui. Bref… j’ai apporté ce que vous m’avez demandé. J’espère que ça fera l’affaire. Et pour manger, vu que vous ne m’avez pas envoyé de message, j’ai pris des pizzas.
— Excuse-moi. Castiel dormait et j’ai oublié.
— C’est pas grave, j’ai l’habitude.
Ce faisant, elle avait commencé à déballer ses affaires. Elle avait apporté deux sacs de voyage remplis de vêtements, et elle présentait chaque article à Rena avec passion comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art unique, ce qui n’était pas loin d’être le cas puisque ces vêtements avaient été conçus par Leigh qui, d’après ce que la yôkai avait compris, était une sorte de tailleur.
Rena se contentait de sourire et d'acquiescer poliment à chacun de ses exposés. Ce n’était pas une mauvaise idée de changer de tenue pour mieux s’intégrer parmi les humains, mais aucun des vêtements qui lui avaient été présentés étaient vraiment à son goût. Rosalya admit elle-même que son style “femme d’affaire” ne convenait pas forcément à tout le monde et qu’elle manquait cruellement de tenues plus décontractées. Toutefois, elle lui assura que ce n’était qu’une solution temporaire, et qu’elle avait déjà prévu d’aller faire les magasins avec elle dès le lendemain. Un projet qui donnait déjà le tournis à la malheureuse gardienne de l’Ombre.
— Putain Rosa ! gronda Castiel en débarquant dans le salon, les cheveux en bataille et l’air mal luné. Tu peux pas la mettre en sourdine ?
— Monsieur est ronchon ce soir, pour pas changer ! ironisa Rosalya en lui décochant un sourire féroce.
— Gnagnagna, grommela son ami en se laissant tomber dans le canapé. T’as ramené à bouffer au moins ?
— Oui. Des pizzas.
— T’as pris ma préférée j’espère.
— Oui, la base crème, gorgonzola, mozza, chèvre, camembert et parmesan avec supplément fromage. Ton taux de cholestérol ne te remercie pas.
— C’est toi la meilleure ! répliqua Castiel en levant un pouce. Une p’tite binouze là-dessus, et ce sera parfait. Elles sont où tes pizzas ?
— Dans ce sac. Mais elles doivent être froides, faudrait les passer au four vite fait.
— Je m’en occupe, proposa alors Lysandre qui sentait que Castiel n’était pas d’humeur à faire la cuisine, même la plus rudimentaire.
— Tu devrais le laisser bosser un peu, déclara Rosalya en jetant un regard désapprobateur à Castiel. Il fout jamais rien.
— Hé ! C’est pas vrai ! protesta le rouquin, l’air scandalisé. Je fais le ménage !
— Parce que si tu laisses Lysandre ranger, tu ne retrouves plus rien.
— Exactement ! Donc je fais bien quelque chose. Et je fais le café, aussi.
— Et il est très bon, commenta Rena avec un petit sourire moqueur. Un peu amer, mais avec du sucre et du lait ça passe.
— Te fous pas de ma gueule, toi aussi, maugréa Castiel même si la remarque de la jeune femme lui avait arraché un sourire.
Attablés autour de la table basse du salon, ils avaient tous mangé avec appétit. Rena, qui n’avait rien avalé de la journée, était affamée. C’était si bon que la gardienne avait du mal à ne pas se goinfrer. Même la bière était délicieuse comparée à la piquette qu’on servait dans la plupart des tavernes.
Alors qu’elle engloutissait une troisième part de pizza, elle se demandait comment Karuto arrivait à rendre les aliments si infects alors que les terriens pouvaient les cuisiner de façon si simple et si goûteuse. Il disait que c’était la faute des livres de cuisine terriens qui n’étaient pas clairs ou des erreurs de traduction, mais Nevra lui avait confié qu’à son avis, le problème ce n’était pas les recettes, mais plutôt l’interprétation très personnelle qu’en faisait le chef cuisinier et son manque flagrant de goût.
Rena songeait qu'il devait sûrement y avoir une part de vrai dans les moqueries du vampire, mais la cuisine était une corvée dont personne ne voulait se charger au Q.G. Karuto était le seul qui en avait fait une véritable passion, et il rabrouait sévèrement ceux qui osaient se plaindre alors qu’ils étaient incapables de faire moitié aussi bien. De ce fait, personne n'osait faire la fine bouche, et les gardiens qui ne voulaient pas dépenser une fortune pour un repas à peine plus correct servi dans une des auberge de la cité se contentaient des repas gratuits de Karuto.
— Pfiou ! J’ai trop mangé, déclara Rosalya qui n’avait mangé que la moitié de sa pizza. Je vous laisse ma part.
— Je peux ? demanda timidement Rena, embarrassée par sa propre gloutonnerie.
— Mais oui ! Vas-y !
Rena la remercia et savoura sa demi-ration supplémentaire. Ils étaient vraiment tous gentils avec elle alors qu’elle était une parfaite étrangère. Elle se sentait presque coupable d’abuser ainsi de leur hospitalité et se promit d’interférer le moins longtemps possible avec leur vie.
— Vous voulez pas qu’on mette un truc à la télé pendant qu’on mange ? proposa alors Rosalya. Alice, tu veux regarder quelque chose ?
— Euh… fit la yôkai en lançant un regard hésitant à Lysandre en espérant qu’il volerait à son secours.
— On n’a qu’à mettre de la musique à la place, suggéra-t-il alors en prenant la télécommande.
— Ouais, approuva Castiel en décapsulant une deuxième bouteille de bière. Balance la playlist sur MeTube.
— Ah non ! protesta Rosalya qui n’était visiblement pas emballée par la proposition des garçons. Vous passez déjà votre vie dans la musique. Faut changer de disque un peu !
— Ça existe plus les disques, chérie, ironisa Castiel avec un sourire moqueur.
— Haha, très drôle, répliqua la jeune femme en levat les yeux au ciel. Vous avez un compte Jetflix, non ?
— Oui, fit Lysandre en lui tendant la télécommande. Tiens, mets ce que tu veux.
Rena faillit avaler sa bière de travers lorsqu’elle vu l’espèce de vitre noire sur pieds s’illuminer et se couvrir de symboles et d’images. Les yeux fixés sur l’écran pendant que Rosalya faisait défiler les titres, la yôkai essayait de comprendre le sens de cet artefact terrien. Quel était encore cet objet incongru et qu’est-ce qui allait en sortir ?
— Oh, ils ont mis le premier film de Twilight !
— Tu l’as en Blu-ray 4K chez toi, soupira Castiel. Tu le regardes tous les six mois. Épargne-nous ça, s’il te plaît.
— J’te cause pas à toi ! Alice, ça te dit une histoire d’amour avec des vampires et des loups-garous ?
Des vampires, des loups-garous, Twilight… Tout cela lui était on ne peut plus familier. Elle rêvait ou elle parlait de l’histoire dont Nevra raffolait ?
— Je croyais que c’était un livre ? fit-elle remarquer tout en jetant un coup d’œil rapide vers la télé.
— Ils l’ont adapté en film, lui expliqua alors Rosalya. T’étais pas au courant ? C’est sorti y' a super longtemps pourtant.
— Elle est passée entre les mailles du filet, tant mieux pour elle. Elle est encore pure et innocente, va pas la traumatiser avec ta merde.
— Laissez-là décider, fit alors Lysandre en adressant un sourire encourageant à la yôkai.
Rena voulait savoir quel rapport il y avait entre cette histoire, le drôle d’objet avec des images qui bougent, et ce qu’ils avaient appelé “film.” Elle donna son accord, Rosalya poussa un cri de joie et Castiel jura entre ses dents.
— Tu crois sérieusement que je vais regarder une bouse pareille ? protesta-t-il avec virulence.
Rosalya lui jeta un regard noir.
— Si t’es pas content, t’as qu’à aller faire autre chose dans ta chambre ! rétorqua-t-elle sèchement.
— Hé ! Je te rappelle que t’es chez moi ici !
— C’est aussi chez Lysandre et il ne me casse pas les pieds, lui !
— Calmez-vous, intervint Lysandre qui était resté étonnamment calme face à la dispute de ses deux amis. Vous n’allez pas vous disputer pour un film quand même ?
Castiel et Rosalya avaient beau se connaître depuis de nombreuses années, ils étaient comme chien et chat. Les deux meilleurs ennemis s’appréciaient autant qu’ils s’insupportaient, et ils avaient toujours la fâcheuse tendance à se tirer dans les pattes et à se disputer dès que l’occasion se présentait.
Le rouquin avait finalement cédé, mais non sans promettre de ponctuer chaque scène de son petit commentaire personnel.
Rena, elle, était si fascinée par le fonctionnement de la télévision qu’elle s’était laissée happer par le simple enchaînement des images et n’avait pas suivi le début de l’histoire. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre qu’il s’agissait d’une sorte de théâtre en boîte et que les gens qu’elle voyait à l’écran étaient des acteurs qui jouaient un rôle.
Voir des humains incarner des faeries était tout de même assez ironique quand on savait qu’ils avaient causé leur exil. C’était d’autant plus drôle quand on voyait l’interprétation qu’ils en faisaient. Les terriens avaient quand même beaucoup d’imagination. Leur vision des vampires était particulièrement… romanesque. Pas étonnant que Nevra se soit retrouvé là-dedans. Cette aura de mystère et de séduction, c’était tout à fait son genre.
Si on retrouvait les principales caractéristiques des vampires, tout était bien trop exagéré et certains détails étaient erronés. Pour commencer, les vampires ne buvaient pas de sang pour se nourrir, ils en buvaient pour contenter un désir purement émotionnel. C’était un acte presque tabou parmi la société vampirique qui touchait à leur intimité. Ils pouvaient blesser leurs ennemis en les mordant, mais leurs crocs servaient à sectionner la carotide de leurs ennemis qu’ils laissaient se vider de leur sang, et ils prenaient toujours soin de le recracher. Rena n’en savait pas beaucoup plus sur le rapport des vampires au sang, c’était quelque chose dont Nevra ne parlait pas vraiment ou à mots couverts, et elle n’avait pas cherché à en savoir plus.
Elle n’avait pas non plus entendu dire que les vampires étaient capables de transformer les humains en vampire à leur tour d’une simple morsure. À Eldarya, on naissait vampire et la race se perpétuait de génération en génération.
Il était vrai qu’ils étaient connus pour leur vitesse, leur agilité et leur force supérieure à la moyenne, mais ils ne pouvaient pas se déplacer plus vite qu’avec un cercle de téléportation ou déraciner des arbres. Ils n’étaient certainement pas si pâles et n’avaient pas la peau froide – Rena avait d'ailleurs la peau bien plus blanche et froide que celle de Nevra. Et, surtout, ils ne brillaient pas au soleil. Rena n’avait pas pu retenir une crise de fou rire lorsqu’elle avait vu cette scène. Elle avait redoublé d’hilarité en s’imaginant Nevra en train de briller comme un rayon de soleil. Rosalya et Lysandre l’avaient regardée stupéfaits, et Castiel avait laissé échapper un petit rire moqueur.
— Je crois qu’Alice serait d’accord avec moi pour dire que ce film est un sketch, avait-il lancé avec un sourire suffisant.
Rosalya l’avait fusillé du regard et ils avaient continué à regarder le film, interrompu ponctuellement par les remarques désobligeantes de Castiel. À la fin du film, Rena comprenait mieux pourquoi Nevra avait commencé à agir de façon aussi ridicule avec la gente féminine. Il avait toujours était un peu séducteur et beau parleur, mais son comportement s’était nettement aggravé après qu’il avait commencé à lire cette histoire.
— Tu préfères les vampires ou les loups garous ? demanda alors Rosalya en se tournant vers Alice, comme si sa réponse était d’une importance capitale.
— Je préfère les elfes, répondit Rena très sincèrement.
« Enfin, un elfe en particulier, » précisa-t-elle en pensées.
Castiel éclata de rire, ce qui lui valut un nouveau regard meurtrier.
— Il n’y a pas d’elfes dans ce film, dit Rosalya avec un rire forcé comme si Rena venait de lui faire une blague qu’elle n’avait pas bien comprise.
— Je préfère quand même les elfes, insista Rena.
— Ben voilà ! Maintenant on va regarder Le Seigneur des Anneaux, s'exclama Castiel avec un grand sourire.
Rena ne savait pas quel genre d’histoire c’était, mais si ça parlait d’elfes, ça ne pouvait pas être mauvais. Rosalya n’avait pas l’air emballée et insista pour regarder le deuxième volet de la saga Twilight, au plus grand dam de Castiel. Lysandre lui fit remarquer qu’il commençait à se faire tard et que Leigh devait sûrement l’attendre à la maison. À ces mots, Rosalya se leva d’un bon et commença à rassembler ses affaires.
— Je suis désolée Alice, s'excusa-t-elle en passant son sac sur l'épaule, il faut que je rentre. Ça m’embête de te laisser seule avec ces deux-là, enfin surtout avec celui-là, ajouta-t-elle en jetant un regard de travers à Castiel. Je t’aurais bien emmenée avec moi, mais comme je vis avec mon compagnon dans un petit studio au-dessus de son magasin, ce n’est vraiment pas l’idéal. Et puis je pense que tu dois te sentir plus en confiance avec eux, comme c’est les premières personnes que tu as rencontrées depuis que tu as perdu la mémoire. À mon avis, c’est le destin qui t’a mise leur chemin ! N’est-ce pas Lysandre ?
Elle lui adressa un sourire complice et un regard qui en disait long. Lysandre la voyait venir à des kilomètres. Depuis leur première année de lycée, elle essayait désespérément de lui trouver une petite amie. Dès qu’il y avait une fille avec laquelle elle avait un bon feeling, elle se mettait à jouer les entremetteuses. Les résultats étaient le plus souvent catastrophiques. Il avait bien réussi à avoir quelques relations, mais pour une raison qu’il ignorait, il finissait toujours par se faire larguer au bout d’un ou deux mois.
Lysandre voulut lui faire remarquer que son commentaire valait aussi bien pour lui que pour Castiel, mais il se ravisa. Cela ne ferait qu’attiser les tensions entre ces deux-là. Rosalya les quitta enfin et le calme reprit ses droits. Il y eut un débat entre Lysandre et Castiel pour savoir lequel d’entre eux allait passer la nuit sur le canapé. Rena leur assura que ça ne la dérangeait pas de dormir dans le salon, mais apparemment son avis n’avait aucune importance. Finalement, il avait été décidé que Rena garderait la chambre de Lysandre et ce dernier partagerait celle de Castiel.
Rosalya ayant aussi apporté quelques affaires de toilettes, Rena put profiter d’une bonne douche délassante. Elle s’était un peu débattue avec la robinetterie, mais elle avait réussi à régler le débit et la température sans s’ébouillanter. Elle enfila un pyjama en flanelle mauve pâle aux manches trop grandes ; elle ne se sentait pas très à l’aise dans ces vêtements et regrettait déjà son simple kimono en lin.
Il était tard lorsqu’ils allèrent se coucher. Emmitouflée dans la couette de Lysandre, Rena se laissa bercer par le parfum doucereux qui avait imprégné les draps. Ces effluves avaient quelque chose d’étrangement apaisant. Elle laissa son esprit vagabonder, ses pensées retournant à Eldarya et à ceux qu’elles avaient laissés là-bas. Le cœur lourd, elle adressa une prière à l’Oracle pour lui demander de veiller sur Nevra et Ezarel. Elle espérait de tout son cœur qu’ils étaient sains et saufs.
Cela ne faisait qu’un jour qu’elle était partie, mais son elfe lui manquait terriblement. Elle regrettait de l’avoir quitté sur une dispute. Elle savait qu’il devait se sentir coupable, lui aussi, mais elle ne voulait pas qu’il s’en veuille ou qu’il se sente responsable de sa disparition. La jeune femme était loin d’imaginer ce qu’il ressentait en ce moment-même, mais elle était certaine qu’il souffrait et cette simple pensée la remplissait de tristesse. Il fallait qu’elle rentre le plus rapidement possible. C’est sur cet espoir empreint de mélancolie qu’elle s’endormit enfin.
Chapitre 13 : Méfiance
Vers quatorze heures, Rosalya était de retour à l’appartement. Elle comptait faire les magasins avec Alice afin de reconstituer entièrement sa garde-robe, somme toute bien pauvre. Lysandre, attaché au confort de son appartement, avait suggéré qu’elles sortent entre filles, mais son amie avait insisté pour qu’il se joigne à leur folle aventure de reines du shopping.
— Il faut l’avis d’un garçon ! déclara-t-elle avec un grand sourire. Castiel peut rester ici s’il veut, mais toi, tu dois absolument venir avec nous !
Lysandre poussa un soupir résigné ; la journée allait être longue. Il n’était pas le seul à redouter l’enthousiasme débordant de Rosalya. La yôkai non plus n’était pas très emballée par cette idée, mais elle n’osait pas exprimer son désaccord. Après tout, Rosalya essayait de l’aider et, même si elle était un peu exubérante, cela partait d’un bon sentiment. Puis ce serait l’occasion pour Rena de prendre ses repères dans cette nouvelle ville. Mieux encore, le destin mettrait peut-être l’élu qu’elle cherchait sur son chemin, si telle était la volonté de l’Oracle.
Castiel, qui mettait un point d’honneur à faire exactement le contraire de ce que voulait Rosalya, s’était finalement joint au cortège, lui aussi. Lysandre lui en était reconnaissant. Sa présence obligerait Rosa à réfréner ses lubies les plus débridées.
La rue commerçante n’était pas très loin de leur appartement, ils s’y étaient donc rendus à pied, ce qui avait permis à Rena de cartographier mentalement le quartier et ses artères principales. En chemin, ils s'arrêtèrent devant plusieurs magasins pour en admirer les vitrines, mais Rosalya avait une idée très précise des boutiques qu’elle voulait dévaliser. Rena, elle, n’était pas aussi pressée. Les vitrines faisaient office de points de repère qu’elle s’efforçait de mémoriser, et les objets qui y étaient exposés étaient autant de curiosités pour la yôkai. Elle voulait en voir et en retenir le plus possible. Elle s’arrêta une nouvelle fois devant la devanture de ce qui ressemblait fortement à une librairie. Les livres exposés ressemblaient à ceux que lui avait prêtés Ykhar et qu’elle avait appelés “manga.”
— On peut entrer ? demanda la jeune amnésique à ses accompagnateurs.
— Pourquoi pas ? acquiesça Lysandre avec un sourire. Ça t’intéresse les mangas ?
— En même temps, vu comment elle était sapée quand on l’a trouvée, est-ce que ça t’étonne vraiment ? ironisa Castiel.
Ignorant le commentaire du jeune homme, Rena prit les devants, et ils entrèrent tous les quatre dans la petite boutique. C’était la première fois que la gardienne voyait autant de livres terriens. Elle comprenait pourquoi Ykhar avait autant de mal à résister à la tentation d’en faire rapporter toujours plus à chaque expédition. Rena n’avait que quelques tomes en sa possession, mais la librairie contenait des dizaines de centaines d’histoires différentes. Elle parcourut les étagères du regard à la recherche de celui qui l’intéressait, en se fiant uniquement aux images et à l’apparence de la tranche, puisqu’elle était incapable de déchiffrer le titre.
— Hé ! les salua un jeune homme aux cheveux bruns en les abordant amicalement. C’est rare de vous voir ici ! Surtout toi, Rosalya.
— C’est Alice qui voulait entrer, répliqua la jeune femme sur la défensive, comme si elle se sentait insultée à l’idée qu’on puisse croire qu’elle entrerait volontairement dans ce type de magasin.
— Alice ? fit son camarade en levant un sourcil.
Il se tourna alors vers la jeune fille en la dévisageant avec étonnement. Pendant une fraction de seconde, Rena crut voir une ombre passer dans son regard, mais son expression se détendit aussitôt. Il lui sourit chaleureusement, puis se présenta à son tour.
— Moi, c’est Armin. Enchanté. Tu cherches quelque chose en particulier ? Je connais le magasin comme ma poche, je suis un de ses plus fidèles clients.
— Je ne faisais que regarder, répondit-elle poliment. De toute façon, je n’ai pas d’argent.
— Ah, la vie d’étudiant fauché, je connais bien ! plaisanta Armin avec un petit rire désinvolte.
— Si tu veux prendre quelque chose, vas-y, lui dit alors Lysandre. On paiera pour toi.
— Ça m’embête un peu, quand même…
— T’inquiète, c’était prévu, la rassura Castiel. Tu n’avais pas de portefeuille quand on t’a trouvée. On s’est mis d’accord pour t’offrir ce que tu voulais aujourd’hui. Si tu y tiens, tu pourras toujours nous rembourser quand tu auras retrouvé la mémoire et le numéro de ton compte en banque.
Il aurait été malpoli de décliner l’offre si généreuse des deux hommes. Contrainte et forcée, Rena donna donc le titre de son manga à Armin. Dans le pire des cas, elle le ferait traduire une fois rentrée à Eldarya.
— Une histoire de yôkai… C’est assez ironique, commenta-t-il avec un léger sourire que la gardienne de l’Ombre avait du mal à interpréter.
Pour une raison qu’elle ignorait, ce terrien lui faisait froid dans le dos. Son aura était oppressante et il dégageait quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti chez les humains qu’elle avait croisés jusque-là. Elle prit le livre qu’il lui tendait en évitant tout contact direct, et le remercia avec un petit sourire crispé.
Alors qu’elle se dirigeait vers la caisse avec Lysandre, Armin avait pris Castiel à part pour lui poser quelques questions sur leur nouvelle « amie ».
— Elle sort d’où, elle ?
Castiel lui résuma rapidement la situation, les yeux de son camarade s’écarquillant un peu plus au fil de son récit.
— C’est vraiment pas juste ! râla Armin, la mine boudeuse. Comment ça se fait que ce soit vous qui viviez mon plus grand fantasme ?
— Ton fantasme ? répéta Castiel en arquant un sourcil.
— Qu’une fille amnésique en cosplay me tombe dans les bras !
— Je te rappelle que c’est une vraie fille en chair, en os, et en 3D !
— Justement ! Quelles sont les chances qu’une chose pareille se produise dans la vraie vie ? Et en plus elle s’appelle Alice ! Elle pourrait être sortie tout droit d’un conte que ça ne m’étonnerait pas !
— Tes fantasmes vont un peu trop loin, je crois, soupira son ami.
— Et donc, elle va rester avec vous jusqu’à ce qu’elle retrouve la mémoire ? demanda Armin plus sérieusement.
— C’est le plan.
— Vous faites quoi cet après-midi ?
— Rosalya veut l’emmener acheter des fringues, comme si elle ne lui en avait pas refilé assez comme ça… Et après, on ira manger un bout en ville.
— J’aurais bien voulu me joindre à vous, répondit Armin avec une pointe de déception dans la voix, mais j’ai du boulot à l'hôpital. La dure vie d’interne en médecine.
— Pas si dure que ça, répliqua Castiel avec un sourire moqueur. Sinon t’aurais pas le temps de traîner ici et de jouer sur ton PC jusqu’à trois heures du mat’. Tu crois que je ne te vois pas quand t’es connecté sur Beam ?
— Écoute, je rêvais de devenir développeur ou gamer professionnel, mes parents en ont décidé autrement… J’ai suivi cette voie pour leur faire plaisir, mais j’essaye de concilier mon devoir et mes passions, même si ça veut dire sacrifier quelques nuits de sommeil.
Castiel lui offrit un regard compatissant tout en lui donnant une petite tape encourageante sur l’épaule. Il savait mieux que quiconque que réaliser ses rêves et vivre de sa passion n’était pas facile, surtout quand on avait des parents qui avaient une voie toute tracée pour leur enfant.
Armin et ses amis se séparèrent devant le magasin de mangas. Alors qu’il s’éloignait, il se retourna une dernière fois pour les saluer de la main, mais son regard était braqué sur la yôkai. Rena fut soulagée de le voir disparaître au coin de la rue, car la façon dont il l’avait dévisagée, comme s’il avait percé son secret à jour, la mettait extrêmement mal à l’aise.
Rosalya, elle, avait vivement exprimé son mécontentement suite à cet arrêt imprévu qui retardait ses propres plans. Après leur avoir fait promettre qu’ils ne perdraient plus de temps en route, ils arrivèrent enfin devant le fameux magasin de vêtements. Comme Lysandre s’en était douté, il s’agissait de la boutique de son frère.
Leigh les salua poliment, mais il était aussi discret et timide que son frère cadet. Il laissa donc Rosalya se charger de leur faire visiter le magasin. Après un rapide tour du propriétaire, les essayages purent commencer.
Rosalya avait proposé à Rena tout un tas de vêtements qu’elle lui avait fait essayer bon gré mal gré. Elle la faisait marcher, tourner sur elle-même, et prendre des poses étranges, mais la gardienne se laissait faire sans broncher. De temps à autre, elle interpellait Lysandre pour avoir son avis et, lorsque Castiel avait le malheur d’émettre le sien, elle lui jetait un regard noir et l’envoyait balader. Castiel s’était donc mis à donner son avis pour tout et n’importe quoi.
Finalement, Rena avait trouvé une tenue qui, sans l’emballer totalement, était correcte et surtout lui permettait d’être libre de ses mouvements. Rosalya ne partageait pas son avis. Elle était même effondrée face à une tenue aussi banale. Un jean bleu marine, un T-shirt uni noir et un sweat à capuche gris, le tout complété par une paire de baskets blanches.
— Tu… tu es sûre que ça te convient ? demanda Rosalya en faisant une drôle de moue.
— Oui, c’est confortable.
— Ça, je n’en doute pas, mais…
— Si ça lui plaît, c’est le plus important, intervint Lysandre. C’est elle qui a besoin de vêtements, pas toi.
— Oui, c’est vrai, admit Rosalya avec une mine boudeuse. M’enfin, c’est pas un uniforme tu sais. Tu aurais pu prendre autre chose, histoire de varier un peu ton style, au lieu de prendre trois exemplaires de la même tenue.
— C’est plus simple comme ça, ça m’évite de me demander comment je vais m’habiller chaque matin, répondit Rena avec un rire léger.
— Si tu le dis, fit la fashionista sans grande conviction. Même si passer une heure à me décider devant mon dressing est un des plus grands plaisirs de ma vie, je suppose que ce n’est pas le cas de tout le monde.
Malheureusement pour la gardienne, la séance de torture vestimentaire n’était pas terminée. Pour une raison qui lui échappait complètement, Rosalya tenait absolument à ce qu’elle reparte avec des sous-vêtements. Elle l’entraîna à l’étage, ce qui les occupa encore une bonne heure supplémentaire. Rosalya lui expliqua que puisque le magasin appartenait à son compagnon et donc, par extension, lui appartenait aussi, elle pouvait bien lui offrir ces quelques articles. Le compagnon en question ne semblait pas avoir d’objection.
L’après-midi était déjà bien avancée lorsqu’ils se séparèrent, Rosalya ayant prévu de passer la soirée avec Leigh. Lysandre, lui, avait pris quelques dispositions pour faire avancer les recherches concernant l’identité d’Alice.
— Tu te souviens de l’ami dont je t’ai parlé hier ? Je l’ai appelé ce matin, il nous a donné rendez-vous au Snake Room pour qu’on en discute.
— Oh non ! râla Castiel. Me dis pas qu’il va falloir qu’on se coltine ce pète-sec de Nathaniel.
— Tu peux bien faire un effort pour une fois ? Dis-toi que c’est pour Alice.
— Mouais… S’il paie l’addition, j’veux bien me sacrifier.
Lysandre balaya les jérémiades de son ami d’un geste de la main agacé. Il était affligé par la puérilité de son ami et le fait qu’il ne prenne pas au sérieux la gravité de la situation, mais il n’avait pas envie de se disputer avec lui. Pas maintenant, et surtout pas devant Rena qui comptait sur eux pour surmonter cette épreuve.
Mettant son ressentiment de côté, Lysandre avait profité du reste de l’après-midi pour se promener dans le quartier en compagnie de Rena et Castiel. En début de soirée, ils s’étaient rendus au bar où les attendait Nathaniel. Dès qu’elle avait mis les pieds dans cette sorte de taverne terrienne, la gardienne avait été saisie d’une drôle de sensation. Elle connaissait bien ce genre d’endroit, où se mêlaient gens ordinaires et caïds patibulaires. Dans un coin de la salle, deux hommes leur jetèrent un regard hostile lorsqu’ils passèrent devant leur table pour rejoindre Nathaniel qui leur faisait signe de la main.
Alors qu’il les invitait à prendre place, son regard s’attarda sur Rena. Il était plus perçant et plus suspicieux encore que celui d’Armin, ce qui mettait la yôkai doublement mal à l’aise.
— C’est d'elle que tu m’as parlé ? dit-il alors en se tournant vers Lysandre. Alice, c’est ça ?
— Oui, acquiesça son ami. Tu as pu faire quelques recherches ?
Nathaniel secoua la tête.
— Je n’ai trouvé aucun avis de recherche la concernant, personne n’a rapporté sa disparition. Des Alice, il y en a plein dans cette ville, donc sans son nom de famille, difficile d’affiner les recherches.
— Qu’est-ce qu’on peut faire alors ?
— J’ai un contact au commissariat. Je lui parlerai de ta situation pour voir si y'a moyen de lancer un appel à témoins.
— Un peu comme la petite fille qui attend son papa à l’accueil du magasin quoi, se moqua gentiment Castiel.
— Je dirais plutôt comme une sorte d’objet trouvé, répliqua Nathaniel que la plaisanterie de son ancien camarade et rival de lycée n’avait pas l’air d’amuser.
— Tu veux dire comme un objet non identifié ? renchérit Castiel avec un sourire féroce.
— C’est bon, ça suffit tous les deux ! les interrompit Lysandre avant que le jeu du chat de le la souris ne vire au carnage. Merci, Nathaniel. Tiens-moi au courant quand tu en sauras plus. On va te laisser, on n’a pas encore mangé.
— Attendez, l’arrêta Nathaniel en le retenant d’un geste de la main. Puisqu’on est là, vous ne voulez pas boire un verre d’abord ?
Lysandre lui jeta un regard surpris. Il ne s’attendait pas à une telle invitation de la part de son ancien camarade de lycée. Étant donné la relation conflictuelle entre Nathaniel et Castiel, il n’avait pas prévu de passer plus de quelques minutes en sa compagnie. Il interrogea son colocataire du regard, mais ce dernier se contenta de hausser les épaules.
— Pourquoi pas, accepta-t-il en feignant l’indifférence. Après tout, c’est bête de venir jusqu’ici sans prendre une bonne pinte de bière. Au moins, on n’aura pas totalement perdu notre temps.
Nathaniel ignora la pique du rockeur aux cheveux rouges et interpella un serveur pour qu’ils puissent passer commande.
— Deux pressions s’il vous plaît, dit-il avant de se tourner vers les deux autres pour leur demander ce qu’ils voulaient.
— Ça m’est égal, répondit la gardienne.
— Je n’ai pas de préférence non plus, dit Lysandre. Qu’est-ce que tu nous recommandes ?
— Dans ce cas, on va prendre deux cocktails du mois, dont un sans alcool, s’il vous plaît. Merci.
Le serveur hocha la tête tout en notant la commande sur sa borne tactile.
— Tu m’excuseras de ne pas t’avoir demandé ton avis, fit alors Nathaniel à l’attention de Rena avec un sourire poli, mais je me suis dit qu’après ce qui t’est arrivé, tu préférerais éviter l’alcool.
— Je peux te dire que c’est pas ça qui l’a empêché de se taper deux cannettes de bière hier soir, lança Castiel avec un sourire amusé. Mais bon, Nathaniel le prince charmant sur son fier destrier blanc a encore frappé.
La yôkai lui jeta un regard noir, furieuse qu’il ait ainsi vendu la mèche, puis ses yeux glissèrent furtivement vers Nathaniel qui avait légèrement froncé les sourcils. Quand leur commande arriva un peu plus tard, Rena vit passer un regard de connivence entre Nathaniel et le serveur lorsque les boissons furent déposées devant eux. Elle ne savait pas si c’était la paranoïa qui parlait ou si elle avait raison de se méfier, mais elle avait décidé de bouder son verre. On n’était jamais trop prudent et la gardienne préférait se fier à son instinct. En tant que gardienne de l’Ombre accomplie, elle savait que douter de tout et ne faire confiance à personne était la clé de la survie.
— Tu ne bois pas ? demanda Lysandre avec sollicitude.
— Désolée, ce n’est pas très poli de ma part, mais je trouve que ça a une drôle d’odeur…
Son commentaire n’avait pas échappé à Nathaniel qui fronça une nouvelle fois les sourcils en lui jetant un bref regard interrogateur.
— Dans ce cas-là, je vais demander qu’on t’apporte un verre d’eau.
— Ça va aller, merci ! répliqua précipitamment Rena alors que le futur commissaire allait faire signe au serveur. C’est gentil de ta part, mais je n’ai pas vraiment soif.
L’excuse de la gardienne était trop maladroite pour ne pas aggraver les soupçons de Nathaniel, mais cela n’avait pas d’importance. Qu’il se méfie d’elle était une chose, la méfiance était d’ailleurs mutuelle, mais elle ne voulait pas prendre le risque de tomber dans un piège.
— Comme tu voudras. Je vous laisse, j’ai des choses à faire. Profitez bien de votre verre, c’est pour moi.
Le jeune homme se leva sans finir son verre, les salua d’un geste de la main, puis se dirigea au comptoir pour régler la note avant de quitter le bar. Si le comportement de Nathaniel n’étonnait personne, celui d’Alice inquiétait Lysandre.
— T’es sûre que ça va ?
— Oui, oui. Je suis juste un peu fatiguée. On devrait rentrer.
— Tu ne veux pas manger quelque chose avant ? On avait prévu d’aller au restaurant.
Rena secoua la tête.
— Ça ira, merci. Je n’ai pas très faim non plus. Je préfère rentrer pour me reposer.
Lysandre acquiesça.
— C’est vrai que Rosalya peut être épuisante quand elle s’y met, ajouta-t-il avec un sourire compatissant. Je suis fatigué aussi. On pourra dîner à la maison, il doit bien y avoir quelque chose à manger dans le frigidaire.
— Vous êtes sérieux ? Vous voulez déjà rentrer ? On commençait tout juste à s’amuser… Laissez-moi au moins finir ma bière.
Castiel vida son trait d’un verre, ponctuant son impressionnante descente par un rot des plus élégants.
— Ah, tiens, avant qu’on rentre. J’allais oublier, mais je t’ai pris ça au bureau de tabac. Je me suis dit que ça pourrait être utile.
Le jeune homme sortit un petit objet de sa poche qu’il tendit à Rena.
— Ça va, t’as pas oublié comment on se sert d’un téléphone ? plaisanta-t-il face à l’air perplexe de la yôkai. C’est juste un téléphone jetable prépayé, j’ai pas vraiment les moyens de t’offrir le smartphone dernier cri. Quand je serai riche et célèbre, un jour, peut-être... En attendant, ça dépanne. J’ai déjà enregistré mon numéro et celui de Lysandre.
— Quand est-ce que tu as acheté ça ? demanda son ami, agréablement surpris par le geste plein de bon sens de son ami.
— Pendant les essayages interminables de Rosa, quand je suis sorti m’acheter des clopes.
— J’aurais dû y penser, c’est vrai qu’avoir un téléphone c’est un peu la base de nos jours.
— Vu le temps que tu passes à égarer le tien, c’est pas étonnant que tu n’y aies pas pensé. D’ailleurs, Alice, si tu as besoin d’appeler l’un de nous deux, appelle-moi, parce que si tu dois compter sur Lysandre pour décrocher, tu as le temps de mourir dix fois.
— Tu exagères, je ne perds pas tout le temps mon téléphone.
— Tu rigoles? Tu dois avoir plus d’appels en absence que d’appels entrants. Tu l’as ton téléphone, là ?
Lysandre tâta ses poches, puis secoua la tête.
— J’ai dû le laisser à l’appartement.
— Ben voilà, c’est ce que je disais… soupira Castiel en levant les yeux au ciel. Pour moi, sortir sans portable, c’est comme sortir à poil.
Rena, elle, ne savait toujours pas ce qu’était un téléphone ni à quoi cela servait. Elle avait discrètement examiné l’objet tout en essayant de cacher sa curiosité et son ignorance, puis l’avait glissé dans la poche de son sweat en remerciant Castiel. Elle n’en aurait sans doute pas l’utilité, mais le simple fait de posséder un objet qui semblait avoir une importance capitale pour les terriens lui permettait de se sentir un peu mieux intégrée.
Leur verre terminé, les trois compagnons avaient quitté le bar. Quelques centaines de mètres plus loin, sur le chemin qui menait à l’appartement, Rena s’aperçut qu’il lui manquait un sac.
— Attendez, dit-elle en s’arrêtant pour confirmer son sentiment. Je crois que j’ai oublié quelque chose. Je ne trouve plus le sac avec les mangas. C’est bizarre, je suis pourtant sûre d’avoir tout pris…
— Ah, ben bravo ! fit Castiel. Tu nous as fait une Lysandre. Tu l’as peut-être laissé au bar ?
— C’est possible. Je vais aller voir.
— Tu veux qu’on vienne avec toi ? proposa Lysandre.
— Non, ça va aller. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas très loin. J’y vais vite fait et je reviens.
— D’accord, on t’attend là.
Rena s’excusa pour le contretemps, puis s’élança à toute allure en direction du bar.
— Je croyais qu’elle était fatiguée, commenta Castiel en regardant la jeune femme s’éloigner en courant. Si elle a assez d’énergie pour piquer un sprint, on aurait pu aller bouffer au resto.
— Ce n’est pas prudent, elle pourrait tomber, songea Lysandre avec un soupir anxieux. Et si elle se perdait ? On aurait dû y retourner avec elle.
— T’es une vraie maman poule, toi ! Ça va, elle a perdu la mémoire, pas ses neurones, elle devrait s’en sortir comme une grande fille.
Pourtant, les minutes se faisaient longues et Lysandre s’inquiétait de ne pas la voir revenir.
— Ça fait longtemps qu’elle est partie, non ?
— Dix minutes je dirais, faut bien ça pour faire l’aller-retour. Elle devrait bientôt être là.
— Appelle-là.
— Elle va revenir, je te dis. Déstresse.
Le fait est qu’Alice ne revenait pas. Cinq minutes plus tard, Lysandre insista une nouvelle fois pour que Castiel essaye de l’appeler.
— C’est vrai que ça commence à faire long là, concéda son ami en sortant son téléphone.
Après quelques sonneries, il était tombé sur la boîte vocale.
— Elle ne répond pas… Tu veux qu’on aille voir ?
Lysandre acquiesça, l’estomac noué par l’appréhension. Il aurait été bien incapable d’expliquer ce sentiment de malaise, mais il avait un très mauvais pressentiment.
Les deux garçons étaient retournés au bar où on leur avait bien confirmé qu’une jeune fille aux cheveux blancs était passée. Elle était à la recherche d’un sac qu’elle pensait avoir laissé sur place, mais ils n’avaient rien retrouvé. Elle était restée deux minutes à peine.
— Elle s’est peut-être trompée de chemin en sortant, suggéra Castiel. Je vais essayer de la rappeler.
Cette fois-ci, il fut directement renvoyé à la messagerie vocale.
— C’est bizarre… On dirait que son téléphone est éteint.
Ils avaient fouillé les rues aux alentours du bar, mais il n’y avait aucun signe de la jeune femme. Ils avaient interrogé quelques passants, personne ne l’avait vue. Elle ne passait pourtant pas inaperçue… Ils étaient même allés jusqu’au magasin de Leigh, mais il était fermé. Elle avait peut-être retrouvé son chemin toute seule et les attendait là où ils s’étaient séparés, ou peut-être qu’elle était retournée directement à l’appartement. Ils avaient épuisé toutes leurs options et tournaient en rond.
— On devrait signaler sa disparition au commissariat.
— Et tu vas leur dire quoi aux flics ? répliqua Castiel. On ne connaît même pas son vrai nom.
Lysandre poussa un soupir angoissé en contemplant les sacs de vêtements que lui avait confiés Rena avant de se volatiliser. Il avait peur qu’elle disparaisse comme elle était apparue, dans l’indifférence et l’anonymat le plus complet. Sans un mot, sans laisser de trace. Il ne l’avait rencontrée que la veille, il ne savait rien d’elle, mais l’idée qu’il puisse ne jamais la revoir lui était insupportable. Il fallait absolument qu’il la retrouve et s’assure qu’elle était saine et sauve, mais il n’avait aucun moyen de le faire. Il ne pouvait qu’attendre et espérer.
Chapitre 14 : Prise au piège
La yôkai avait été prise en chasse. Rena sentait qu’on l’épiait depuis un moment. Elle avait interrogé un des serveurs du bar qui affirmait n’avoir trouvé aucun sac. Peut-être l’avait-elle oublié au magasin de vêtements ? Cela n’avait pas vraiment d’importance. Retrouver ses affaires était le cadet de ses soucis. Avant toute chose, il fallait qu’elle trouve le moyen de semer ses poursuiveurs.
Dès qu’elle quitta le bar, elle ressentit une sorte de picotement au bout des doigts, suivi d’une légère sensation de vertige qui ne dura que quelques secondes. Une sensation familière qu’elle connaissait bien. Une barrière magique venait de s’activer ; l’étau se resserrait.
Tout était devenu parfaitement silencieux et immobile. Le quartier avait été vidé de ses habitants. Les lampadaires clignotèrent lentement avant de s’éteindre, les uns après les autres, jusqu’à plonger la rue dans l’obscurité. Une voix brisa le silence.
— Alors ? On a perdu son chemin, yôkai ?
Rena se tourna vers l’homme au ton à la fois menaçant et méprisant. La brise légère faisait battre doucement les pans de son manteau contre ses mollets. Il leva son visage vers elle, jusque-là caché dans l’ombre de son chapeau de feutre. La yôkai ne fut guère étonnée de reconnaître l’ami de Castiel et de Lysandre, celui qu’elle avait rencontré à la boutique de mangas plus tôt dans l’après-midi. Armin.
— Yô…quoi ? Je ne comprends pas bien... Ah ! Tu veux parler du manga que j’ai acheté tout à l’heure ? Justement, je l’ai perdu. Je pensais qu’il était au bar, mais apparemment non.
— Tu veux dire ça ? fit Armin en levant un sac sur lequel était imprimé le logo du magasin de mangas. Je l’ai ramassé après ton départ. J’espérais que tu viennes le chercher.
— Eh bien, c’est très gentil de ta part. Je ne vais pas te déranger plus longtemps, Castiel et Lysandre m’attendent.
— T’es marrante toi, répliqua Armin avec un rire sincèrement amusé. Tu ne crois quand même pas qu’on va te laisser partir comme ça ?
— “On”... ?
— Ken’, à toi l’honneur !
Un autre homme, dont Rena n’avait pas senti la présence, apparut dans son dos. Elle eut tout juste le temps d’esquiver sa prise et de pivoter habilement pour lui faire face. Il était rapide. Elle s’était à peine mise en garde qu’il avait déjà lancé un coup de poing. Force, vitesse, précision. Son coup était aussi puissant que précis. Rena esquiva de justesse, mais il enchaînait coup sur coup. Il ne lui laissait pas une seule seconde de répit. Elle tenta une parade pour reprendre l’avantage, en vain. Son adversaire lui envoya un violent coup de poing dans les côtes. Le souffle coupé, elle recula de quelques pas. Il fallait qu’elle batte en retraite, mais Armin lui barrait la route. Elle n’avait pas le choix. Elle allait devoir utiliser ses pouvoirs de yuki-onna. Devant des humains, c’était risqué, mais ils n’avaient pas l’air d’humains ordinaires.
Elle aveugla d’abord ses adversaires avec une bourrasque de neige suffisamment puissante pour faire diversion et couvrir sa fuite, puis se réfugia dans une petite ruelle adjacente. Ce n’était pas le meilleur endroit pour se cacher, mais elle avait juste besoin de gagner un peu de temps pour analyser la situation. Tant qu’elle serait prisonnière de cette barrière magique, elle ne pourrait pas leur échapper. Elle n’était pas calée en magie spatio-temporel, mais ce type de barrière semblait créer un espace-temps indépendant qui évoluait sur un plan d’existence parallèle à celui de la réalité sans l’affecter. Autrement dit, ils pouvaient s’en donner à cœur joie et se battre sans retenue, quitte à tout détruire autour d’eux, sans que personne n’en sache rien. Ce que Rena ne s’expliquait pas, en revanche, c’est comment de simples humains pouvait avoir une telle maîtrise spatio-magique. Ni comment ils connaissaient l’existence des yokaïs, et sans doute des faeries en général.
— Elle s’est fait la malle ! maugréa Kentin en scrutant les environs à travers le tourbillon de flocons qui retombaient doucement.
— Elle ne peut pas être bien loin, répliqua Armin. Je compte sur toi pour faire diversion, Ken’ !
— C’est Kentin ! corrigea son acolyte avec agacement. Et pourquoi est-ce que c’est toujours moi qui fais diversion ?
— Parce que c’est ce que tu sais faire le mieux. Allez. Au boulot.
Kentin marmonna une injure dans sa barbe en passant ses nerfs sur un caillou qu’il envoya valser d’un coup de pied rageur. Armin, lui, s’était déjà lancé à la poursuite de la yôkai.
— Tu pourrais m’attendre, putain ! pesta-t-il en s’élançant à son tour. Je croyais que c’était à moi de faire diversion !
Cette fois-ci, Rena les avait sentis arriver. Ils n’essayaient même plus de cacher leur présence. La ruelle par laquelle elle s’était enfuie se terminait en cul-de-sac. La chance n’était vraiment pas de son côté ce soir.
Dans la pénombre, le visage de ses ennemis était à peine visible, mais elle pouvait sentir leur détermination et leur combativité. Sans son katana, elle se sentait vulnérable. Il lui restait ses pouvoirs naturels et la magie. Deux armes qu’elle ne maîtrisait que partiellement. Si Nevra était là, elle aurait pu compter sur leur complémentarité pour combler ses faiblesses, mais seule elle ne valait pas grand-chose face à deux combattants aguerris dont elle ne savait rien. Il fallait qu’elle gagne du temps pour analyser leurs techniques de combat et les éventuels pouvoirs qu’ils possédaient.
— Ken !
— Oui, je sais, j’y vais !
Alors que l’homme s’avançait vers elle, Rena dressa un mur de glace.
— Tu crois que ça va suffire à m’arrêter ? railla Kentin en redressant sa manche. Va falloir faire mieux qu’ça, ma p’tite.
Le poing serré, les pieds solidement ancrés au sol, Kentin recula son coude pour frapper le mur de glace de toutes forces. La barricade était plus solide qu’elle en avait l’air, mais pas au point de résister au choc colossal qu’elle venait d’encaisser. Deux autres coups de poing suffirent à l’ébranler complètement. La glace se brisa dans un craquement sinistre et le mur s’écroula dans un nuage de givre. De l’autre côté, la yôkai affichait un air de surprise. Drainée par ses pouvoirs, elle semblait à bout de force, mais pas au point de capituler. Déterminée à se battre jusqu’au bout, elle se mit en garde, ce qui n’était pas pour déplaire à Kentin. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas croisé les poings avec un adversaire digne de ce nom.
— Attends, Ken’. C’est mon tour. Pousse-toi.
Deux cercles magiques se formèrent autour de ses mains qui se retrouvèrent aussitôt équipées d’une paire de pistolets. Sans la moindre hésitation, il leva ses deux armes et tira deux fois en direction de la yuki-onna. Elle avait été plus rapide que lui. Il ne restait plus rien que l’impact des balles dans le mur.
— Elle s’est encore enfuie… Mais je crois que je l’ai touchée.
— Hé ! T’as pas dit qu’on ne devait pas la tuer et qu’on devait seulement la capturer pour l’interroger ? s’exclama Ken en le dévisageant avec stupéfaction et consternation.
— Ce n’est pas une ou deux balles qui vont l’achever, répliqua Armin en haussant les épaules. Par contre, je ne comprends pas comment elle a réussi à s’enfuir aussi vite. J’aurais juré l’avoir vue tracer un cercle…
— Tu délires ! Les Immortels ne peuvent pas utiliser la magie.
Kentin se demandait si à force d’être impliqué dans le monde des Immortels, Armin n’était pas devenu un peu trop parano, ou alors, c’est parce qu’il jouait trop aux jeux vidéos.
— On va rester plantés là longtemps ? Si elle arrive à sortir de la barrière, c’est mort. On ne l’attrapera jamais et on va se faire engueuler.
— Mouais… Tu as raison, j’ai dû me tromper. On dirait qu’elle se dirige vers le fleuve. Passe par-derrière, on va la coincer.
Rena n’avait pas attendu de voir ce qui allait sortir de ces deux cercles pour tracer le sien, aussi vite que possible, et elle avait bien fait car une des balles avait percé son flanc, juste avant qu’elle disparaisse. Elle détestait les armes à feu. Elles étaient rares sur Eldarya, et bien moins rapides et puissantes que celles-ci, mais tout aussi dangereuses.
Dans la précipitation, elle n’avait pas bien calculé son point de chute, et l’atterrissage fut un peu brutal. Elle amortit sa chute par une roulade en étouffant un cri de douleur lorsque son bras percuta le bitume. Elle se releva péniblement, une main plaquée contre son flanc ensanglanté. Elle était sur les berges d’une large rivière où glissaient quelques péniches. Le terrain était découvert, ce qui la rendait plus vulnérable, mais lui offrait plus d’espace pour déployer ses pouvoirs à grande échelle.
Armin fut le premier sur les lieux. Il tira une nouvelle salve de balles qui se fichèrent dans le mur de glace que Rena venait de dresser avec son seul bras valide. Les impacts firent voler la glace en éclat, mais la barrière tint bon. Elle attendit que son adversaire se rapproche pour étendre le pied du mur, le sol se muant progressivement en patinoire. Dès qu’Armin entra dans son champ d’action, la glace, muée par l’esprit de la yôkai, se cristallisa autour de ses jambes pour le retenir prisonnier. Concentrée sur le pistolero, elle n’avait pas remarqué Kentin qui venait d’apparaître dans les airs, juste derrière au-dessus d’elle, prêt à abattre son poing. Elle recula pour l’esquiver, mais ce n’était pas elle qu’il visait. L’homme percuta le sol de son poing, un cercle magique se formant au même moment. Le sol trembla violemment sous le coup amplifié par la magie. Le bitume se fendit en divers endroits, soulevant un énorme nuage de poussière et de givre.
Déséquilibrée et privée de visibilité, Rena cherchait désespérément une issue, mais se téléporter dans cette purée de pois était trop risqué. Elle n’avait plus la force de lever un nouveau mur. Elle se préparait à un nouvel assaut de Kentin qui ne vint pas. Une diversion ? C’est alors qu’elle vit un cercle s’activer sous ses pieds. Elle réalisa, trop tard, qu'elle venait de tomber en plein dans le piège de ses ennemis. Des chaînes surgirent du sol et s’enroulèrent autour de ses jambes, de ses bras et de sa taille. Plus elle tirait sur ses entraves pour essayer de s’en libérer, plus elles se resserraient.
— Tu te défends bien pour une simple yôkai errante, lança Armin, un sourire triomphant aux lèvres.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda Rena sur la défensive.
— Ne me dis pas que tu ne sais pas qui nous sommes ? s'étonna le tireur en lui jetant un regard incrédule.
— Je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous voulez, répliqua-t-elle fermement.
— Je sais déjà que tu n’es pas vraiment amnésique, mais tu n’as pas l’air de mentir non plus... T’es une immigrée clandestine ? D’où est-ce que tu viens ? Corée ? Japon ? Tu parles bien notre langue. T’es un assassin envoyé par les Triades ? Parait que t’avais un sabre.
Tout ce qu’elle avait compris et retenu de cette attaque verbale surprise, c’était le terme assassin. Elle hocha donc la tête en lui lançant un regard de défi.
— Quelque chose comme ça, répondit-elle. Comment est-ce que tu sais que je n’ai pas vraiment perdu la mémoire, et comment as-tu su que je n’étais pas humaine ?
— C’est moi qui pose les questions normalement, protesta Armin en affichant un air vexé. Mais puisque tu me le demandes si gentiment, je vais te répondre. Tu as vu un médecin hier, n’est-ce pas ? Il travaille pour moi, tout comme une partie du personnel hospitalier. Tu ne le sais peut-être pas, mais le sang des Immortels diffère sensiblement de celui des humains. Je lui ai demandé de me rapporter toutes anomalies de ce genre. Il semblait cependant penser que tu étais vraiment amnésique. Tout est possible dans le monde où nous vivons. J’avais décidé de t’observer quelque temps pour me faire ma propre opinion, mais tu m’as épargné cette peine. Je ne pensais pas te rencontrer aussi vite. Quant à ton amnésie, tu ne te serais pas souvenu du manga que tu lisais, et encore moins du numéro des tomes qui te manquaient, si tu avais vraiment perdu la mémoire.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? demanda la gardienne, honteuse d’avoir grillé sa couverture pour une raison aussi ridicule.
Beaucoup de choses lui échappaient, mais elle était curieuse. Il avait parlé des « Immortels ». Était-ce le nom que les terriens donnaient aux faeries comme elle ? Et comment de simples humains pouvaient-ils manier la magie et tracer des cercles avec une telle aisance ?
— J’ai quelques questions à te poser. On avisera en fonction de tes réponses. En attendant, on va t’emmener au Manoir.
Alors qu’Armin faisait un pas vers elle, une sonnerie de téléphone retentit. Le son provenait d’une des poches de la yôkai. Il la fouilla rapidement, sous le regard meurtrier de sa prisonnière. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver le téléphone qui affichait le nom de Castiel.
— Tiens, on dirait que tes amis se font du souci pour toi, commenta-t-il en lui montrant l’écran.
Rena ne réagit pas. Elle ne pouvait pas lire ce qu’il y avait écrit, mais elle comprenait que cet objet était en fait une sorte de moyen de communication terrien. Maintenant qu’elle y pensait, elle avait vu les garçons se servir d’un appareil similaire pour communiquer avec des gens qu’elle ne pouvait pas voir, Rosalya notamment. Dans le feu de l’action, elle les avait complètement oubliés. Ils devaient se demander où elle était passée…
Armin laissa le téléphone sonner jusqu’au bout avant de l’éteindre pour éviter toute autre perturbation, puis le glissa dans sa propre poche. Il posa alors deux doigts sur le front de la yôkai qui perdit aussitôt conscience. Dès que le cercle fut désactivé, les chaînes se rompirent et la jeune femme s’effondra à terre.
— Tu aurais pu la rattraper ! s’exclama Kentin, indigné par le manque de délicatesse de son acolyte.
— J’ai pas eu le temps. Puis on ne peut pas dire que tu l'aies beaucoup ménagée non plus.
— Tu m’as dit de faire diversion, j’ai fait diversion, c’est tout.
— Et tu lui as sans doute brisé quelques côtes au passage, mais c’est un détail.
— Au moins, moi, je ne lui ai pas tiré dessus comme un fou furieux. On n’est pas dans tes jeux vidéos, faut y aller mollo sur la gâchette. Tu aurais pu la tuer !
— Eh bien figure-toi que grâce à mes jeux vidéos, je sais parfaitement viser ! rétorqua Armin avec un sourire suffisant.
— Vous allez faire ça toute la nuit ou bien ? demanda Nathaniel en émergeant de l’ombre. Parce que si vous avez fini, j’ai du pain sur la planche, moi.
Le jeune homme s’était contenté de confirmer les soupçons d’Armin et de filer la yôkai, mais il n’avait pas participé directement à la traque. Maintenir la stabilité de la barrière était sa priorité.
— On compte sur toi pour nettoyer tout ça avant de lever les sceaux, acquiesça Armin.
Nathaniel jeta un coup d'œil aux abords ravagés du fleuve. Il ne participait que rarement aux combats, mais c’était toujours à lui de faire le ménage.
— Vous auriez pu faire moins de dégâts, fit-il remarquer en grimaçant.
— Si tu as un problème, c’est à elle qu’il faut se plaindre. C’est elle qui a gelé la moitié du quartier.
— On en parle du séisme causé par Kentin ?
— Ben, on fait pas d’omelette sans casser quelques œufs, se défendit l’accusé en haussant les épaules. Au moins, cette fois, j’ai juste un peu abîmé le sol. Ça aurait pu être pire.
— Ben voyons… soupira Nathaniel en secouant la tête. À quoi dois-je m’attendre la prochaine fois ? À ce qu’un bâtiment tout entier s’écroule ?
— Faut le comprendre, Ken’ est une force de la nature, c’est un véritable Hulk, il ne maîtrise pas toute sa puissance. D’ailleurs, il est si fort qu’il va porter cette gentille yôkai tout seul. Hein, Ken’ ?
Armin se fichait de lui. Les deux hommes se toisèrent du regard, ils semblaient sur le point d’en venir aux mains, jusqu’à ce que Kentin pousse un soupir résigné. Il hissa la jeune femme sur son épaule et partit d’un pas décidé, sans attendre son camarade. C’était un miracle que ces deux-là arrivent à travailler ensemble alors qu’ils ne se supportaient pas le reste du temps.
— Je vous rejoins dès que je termine ici, dit alors Nathaniel. Restez sur vos gardes, cette yôkai a quelque chose de louche.
— Tu trouves ? Moi aussi je la trouve suspecte. Je ne sais pas si elle ne sait vraiment rien de l’Alliance et des règles du Pacte, ou si elle feint l’ignorance. Par contre, ce que je n’aime pas trop, c’est de la voir rôder autour de Lysandre. Tu crois qu’elle a senti qu’il était différent ? Ce ne serait pas la première fois qu’il attire la convoitise des Immortels un peu trop ambitieux.
— T’as appelé Alexy ? On a besoin de lui pour mener l’interrogatoire. Il n’y a que lui qui pourra confirmer l’identité de cette yôkai et ce qu’elle veut exactement.
— Il ne répond pas. Je ne sais pas ce qu’il fout, mais au pire on pourra commencer à la cuisiner sans lui. Histoire de la mettre en condition.
Nathaniel acquiesça, tandis qu’Armin tentait une nouvelle fois de joindre son frère jumeau. Il n’était jamais là quand on avait besoin de lui…
Chapitre 15 : l'Alliance
Rena émergeait doucement de son profond sommeil. La tête lourde, l’esprit encore embrumé, elle peinait à garder les yeux ouverts. Elle replongea, mais combien de temps exactement ? Quelques minutes à peine, sans doute. Un claquement de doigts et une tape sur la joue la ramenèrent à elle.
— Oh ! On se réveille ! C’est fini la sieste.
Alors que les effets du sort soporifique se dissipaient, la yôkai retrouvait un peu de lucidité. Confortablement installée dans un large fauteuil en cuir, elle n’avait pas été ligotée, mais un grand cercle avait été tracé à ses pieds pour l’y contenir.
Face à elle, trois humains qu’elle connaissait bien : Kentin, Armin et Nathaniel. Lui non plus, elle n’était pas vraiment étonnée de le voir là. Elle pouvait sentir d’autres présences dans son dos, celles-ci n’ayant rien d’humain. Ils étaient trop nombreux pour qu’elle puisse les identifier sans les voir, à l’exception d’un d’entre eux. Une goule très probablement, si elle devait se fier à l’odeur fétide de charogne qui flottait dans la pièce.
Rena réprima un frisson de dégoût. Elle avait les goules en horreur. De toutes les créatures viciées qui peuplaient Eldarya, c’était les plus sanguinaires et les plus imprévisibles. À l'instar des harpies, des gobelins, des ogres, des croquemitaines, des trolls et autres créatures impies, elles avaient pour habitude de se nourrir de charogne et de viande crue, et leur soif de sang les poussait parfois à attaquer et dévorer d'autres faeries. Rena avait participé à une ou deux missions dans les Terres Oubliées pour traquer et éliminer des goules cannibales qui semaient la terreur parmi les faeries, mais elle n’en gardait pas un très bon souvenir.
— C’est bon ? T’es de retour parmi nous ? demanda Kentin en passant devant son visage.
Elle hocha la tête.
— On fait quoi maintenant ? lança-t-il alors à l’intention d’Armin.
— On attend Alexy.
— Tu es sûr qu’il va venir ? fit Nathaniel, dubitatif. Il n’a jamais été très ponctuel, ni très fiable.
— Il va venir. S’il ne vient pas, il va le regretter.
— Sinon, on peut la torturer, caqueta la goule. Ça ira plus vite.
— Je vois que cette horreur est toujours aussi peu raffinée, railla un autre faerie. Qui a eu la formidable idée de la convier à la fête ?
— Moi ! répliqua une voix de femme. Si ça te pose un problème, tu peux rentrer chez toi faire des choses plus “raffinées”.
Cédant à la curiosité, Rena avait pris le risque de se retourner pour découvrir qui se cachait derrière ces voix. Son regard croisa celui d’un kitsune aux yeux dorés et aux longs cheveux argentés. Vêtu d’un kimono, il n’arborait qu’une seule queue. Non loin de lui, les bras croisés et l’air passablement agacé, se tenait une jeune femme aux yeux bleus. Elle avait de beaux cheveux aile de corbeau rassemblés en un chignon sophistiqué, quelques boucles brillantes retombant gracieusement autour de son visage. Son teint de porcelaine, ses lèvres carmin et ses canines acérées qui se dévoilaient lorsqu’elle ouvrait la bouche trahissaient ses origines vampiriques.
Alors que le kitsune et la vampire continuaient leur joute verbale qui ne semblait intéresser personne à part eux-mêmes, la goule avait échappé à la surveillance de sa maîtresse pour s’approcher de la prisonnière. C’est qu’elle avait l’air appétissante cette petite yôkai, avec sa peau si blanche et si fine. Et son odeur était si exotique et si extatique. Il n’avait jamais rien senti de tel avant et il avait terriblement envie de goûter à ce sang qui ne ressemblait à aucun autre. Quel était donc ce nectar inconnu qui coulait dans ses veines ? Quelques gouttes seulement, et peut-être un petit bout de chair aussi. Juste un doigt ou deux. Elle n’en mourrait pas…
Rena se leva d’un bond lorsqu’elle vit la créature entrer dans le cercle. La perfide créature était d'une effroyable maigreur. Il découvrit ses dents pointues en se passant la langue sur ses lèvres blafardes. Ses yeux comme deux charbons ardents fixés sur elle, il la dévisageait avec concupiscence. Il tendit une main décharnée vers la yôkai qui recula jusqu’à l’extrémité opposée du cercle. Alors qu’elle pensait qu’un peu d’aide aurait été la bienvenue, Kentin s’était interposé.
— Arrière, monstre ! gronda-t-il en tordant le poignet de la créature.
— Jeune maître Kentin, vous vous méprenez, gémit la goule en grimaçant de douleur. Je ne voulais pas vraiment lui faire de mal.
Le terrien lui jeta un regard haineux et força la créature hors du cercle.
— Tu vois, Cassidy, c’est bien ce que je disais, ce n’est qu’une bête assoiffée de sang, lança le kitsune avec mépris. Et il s’en est fallu de peu qu’il s’en prenne à l’une des nôtres !
— Depuis quand c’est l’une des vôtres ? demanda la vampire avec sarcasme. Je croyais que tu ne la connaissais pas et que tu ne voulais rien avoir affaire avec elle ?
— Ça, c’était avant que je découvre qu’il s’agissait d’une si jolie yôkai, répliqua le kitsune avec un sourire charmeur. Et ce serait bien dommage qu’une telle beauté se fasse abîmer par cette ignoble créature que tu n’arrives même pas à contrôler. Sans parler du déshonneur pour mon clan. Tu devrais penser à l’attacher au bout d’une laisse et à le museler.
— C’est toi que je vais museler, renard ! siffla Cassidy.
Les deux faeries allaient remettre le couvert lorsque la porte s’ouvrit pour laisser entrer le tant attendu Alexy.
— J'interromps quelque chose ? demanda le retardataire.
— C’est pas trop tôt ! s’exclama Armin. Nathaniel, modifie le cercle avant qu’un autre de ces idiots n'essaye d'y entrer.
Le jeune homme s’exécuta. Il posa une main au centre du cercle et murmura une incantation. Les symboles se désagrégèrent pour se réassembler en un nouveau motif.
— À présent, plus personne ne pourra entrer de l’extérieur. Tu peux être tranquille.
Rena le remercia d’un signe de la tête, même s’il aurait pu faire cela dès le début.
— Bon, maintenant qu’on est tous là, que tout le monde se calme ! ordonna Armin d’un ton autoritaire. Je ne vous ai pas convoqués ici pour que vous mettiez l’endroit sens dessus dessous. Vous êtes des chefs de clan, alors agissez comme tels. Et Cassidy, Kyô a raison. Tu n’aurais pas dû amener Yeham si tu ne peux pas le contrôler.
— Je suis désolée, maître Armin, s'excusa la vampire avec déférence. Cela ne se reproduira plus.
— Mes excuses également, renchérit Kyô en s’inclinant légèrement.
Rena n’en croyait pas ses yeux. Ces faeries étaient complètement soumis aux humains. Elle jeta un regard inquiet en direction d’Armin. Elle avait du mal à le cerner. Malgré son attitude insouciante, il était clairement aux commandes et tout le monde lui obéissait au doigt et à l'œil.
— On va pouvoir commencer l’interrogatoire, déclara-t-il solennellement. Je vais te poser des questions. Tu te doutes bien que mentir ne servira à rien. Alexy a la faculté de déceler le moindre mensonge en regardant dans les yeux des gens.
Rena avait été entraînée à résister à la torture et aux sérums de vérité les plus basiques, ainsi qu’à certaines formes d’hypnose ou de magie d’illusion. Ses barrières mentales étaient solides et elle savait protéger ses pensées les plus intimes, mais elle faisait face à un pouvoir inconnu. Elle s’enfonça un peu plus dans son siège tout en s’efforçant de cacher son appréhension.
Nathaniel désactiva brièvement le cercle pour laisser entrer Alexy. Pendant ce temps, Armin avait sorti un autre objet insolite de sa poche.
— C’est bon, je suis prêt.
— OK, vas-y, répondit Armin sans même relever la tête.
— Tu vas vraiment jouer pendant l’interrogatoire ? lança Alexy sur un ton empreint de reproches.
— Je peux faire les deux en même temps, puis ça me calme et ça m’aide à mieux réfléchir. Contente-toi de regarder dans ses yeux et de me dire si elle dit la vérité.
Kentin leva les yeux au ciel et Nathaniel poussa un soupir exaspéré. Armin avait beau être à la tête de leur organisation, ils avaient parfois du mal à le suivre. Alexy jeta un regard lourd de jugement à son frère jumeau, puis il se tourna vers Rena qu’il invita poliment à se rasseoir. Alors qu’il la détaillait de la tête aux pieds, un large sourire se dessina sur son visage.
— C’est une tenue du magasin de Leigh ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. Simple, mais efficace. C’est ce qui te correspond le mieux, je suppose. On peut en apprendre beaucoup sur une personne rien qu’en s’intéressant à son style.
Rena le dévisagea comme si elle avait affaire à un illuminé. Elle venait de réaliser qu’ils étaient tous plus ou moins liés à Lysandre, Castiel et Rosalya. La gardienne ne savait pas si elle devait trouver cela rassurant, mais ses inquisiteurs avaient l’air un peu trop contractés. Après tout le mal qu’ils s’étaient donné à la capturer, ils n’avaient pas l’air de prendre cet interrogatoire au sérieux. À moins que ce ne soit une sorte de tactique psychologique pour lui faire baisser sa garde ?
— Alexy, tu n’es pas là pour juger un concours de mode, le rappela à l’ordre Armin.
— Armin, la mode est une passion universelle qui concerne aussi bien les humains que les Immortels ! s’exclama Alexy avec passion.
— Tu parleras chiffons avec elle quand on aura fini de l’interroger, répliqua son frère sans lever les yeux de sa console.
— Oui, chef.
Prenant appui sur les accoudoirs du fauteuil, Alexy plongea son regard dans celui de la yôkai. Ses iris roses s’étaient mués en minuscules cercles magiques.
— Qu’est-ce que tu faisais chez Castiel et Lysandre ? demanda Armin.
— J’étais perdue et ils m’ont recueillie, répondit Rena.
— Elle dit la vérité, confirma Alexy.
— Pourquoi as-tu fait semblant d’être amnésique ?
— Je n’avais nulle part où aller et je ne voulais pas me retrouver seule.
— Elle dit la vérité.
— D’où est-ce que tu viens ?
— De très loin.
— Elle dit la vérité.
— Comment es-tu arrivée dans cette ville ?
— Je me suis réveillée dans le parc, mais je ne sais pas comment je suis arrivée là.
Ce n’était pas tout à fait la vérité, mais pas tout à fait un mensonge non plus. Elle n’avait vraiment aucune idée de la façon dont l’Oracle l’avait envoyée jusqu’ici.
— Elle dit la vérité, répéta Alexy pour la énième fois.
— Alex’, tais-toi, lâcha son frère avec un soupir exaspéré. Contente-toi de me dire quand elle ment.
— Faut savoir ! Tu m’as dit de dire quand elle disait la vérité ! s’exclama Alexy en se redressant, faussement indigné.
— C’est pas un sketch… Concentre-toi !
— Oui, chef… soupira Alexy en replongeant son regard dans celui de la yôkai.
— Est-ce que tu sais qui est Lysandre ?
— C’est un… humain ? hasarda Rena avec incertitude.
— Tu n’as rien remarqué de particulier chez lui ?
— Non, pas vraiment, répondit Rena en fronçant les sourcils. Pourquoi ? J’aurais dû ?
— Non, c’est très bien comme ça, répliqua Armin en balayant sa question d'un geste de la main. Je connais déjà la réponse, mais je vais quand même te poser la question : est-ce que tu as déjà entendu parler de l’Alliance, du Pacte ou des Magus Patronus ?
— Non.
— Très bien, ce sera tout.
Rena ne voyait pas comment cet interrogatoire avait pu lui apprendre quoi que ce soit, mais Armin semblait satisfait. Il rangea sa console, puis ordonna à Nathaniel de désactiver le cercle. Rena était libre, du moins pour le moment. Ils allaient discuter de son cas avec les deux chefs de clan et reviendraient vers elle lorsqu’ils auraient pris une décision à son sujet. Le jeune “maître”, comme il se faisait appeler, tira sur une cordelette et un vampire aux allures de majordome apparut aussitôt.
— Dimitry va s’occuper de toi en attendant qu’on tranche sur ton cas. Si tu as besoin de quoi que ce soit, il est là pour ça. Il répondra à toutes tes questions, donc n’hésite pas à lui demander ce que tu veux savoir.
— Tu m’en laisseras un peu, Dimitry, lança la goule en dévorant la jeune femme du regard. Son sang doit être délicieux.
Le vampire eut un rictus de dégoût. Il s’excusa auprès de la yôkai pour l’impolitesse de Yeham, puis la guida vers une pièce voisine. Les vampires n’étaient pas rares à Eldarya, Rena en avait rencontré un certain nombre au cours de sa vie. Celui-ci était plus pâle que la moyenne et son expression était profondément mélancolique.
— Assieds-toi, je t’en prie, dit-il en désignant un des fauteuils en cuir, semblable à celui qu’elle venait tout juste de quitter.
En face, un gros chat blanc angora dormait paisiblement sur la méridienne. L'animal dressa une oreille et ouvrit un œil lorsqu’ils entrèrent. Il bâilla longuement, s’étira paresseusement, puis retourna à sa sieste. Rena observa la créature avec curiosité. Elle n’en avait vu qu’en image dans les bestiaires terriens.
— C’est une sorte de familier ? demanda-t-elle en pointant le chat du doigt.
— Pardon ? Ah, non. C’est juste un animal de compagnie. Il est vrai que certains Magus Patronus font appel à des familiers, mais ce n’est pas le cas chez nous. Le jeune maître Nathaniel aime beaucoup les chats et il en recueille régulièrement. Ils vont et viennent librement dans la maison.
Rena hocha la tête. Elle ne voyait pas bien la différence entre familiers et animaux de compagnie, mais mieux valait qu’ils continuent à penser qu’elle était une yôkai de ce monde. Les Immortels semblaient eux aussi bien différents des faeries d’Eldarya.
Au premier abord, Dimitry paraissait quelque peu guindé, mais il s’était en fait révélé un excellent interlocuteur. Prompt et avenant, il répondait à chacune de ses questions de la façon la plus précise et la plus complète possible. Rena s’était rapidement détendue en sa compagnie, oubliant bien vite les sous-entendus sordides de la goule.
— Tu veux peut-être boire ou manger quelque chose ? proposa-t-il alors.
Rena acquiesça. Avec toutes ces aventures, elle n’avait pas pu dîner et son estomac criait famine. Le vampire revint une vingtaine de minutes plus tard avec un plateau chargé de club sandwichs et un pichet de limonade. La yôkai ne pensait pas qu’on tenterait de l’empoisonner, mais elle restait méfiante. Dimitry avait senti son hésitation, car il s’empressa de la rassurer.
— Personne ne te fera du mal ici tant que tu n’en fais pas non plus, lui assura-t-il. Enfin, tout le monde sauf Yeham, je suppose…
— Pourquoi gardez-vous cette goule près de vous si elle est si imprévisible ?
— Car il serait justement trop dangereux de la lâcher dans la nature. Je n’ai pas beaucoup de compassion pour cette vile créature, mais Yeham est le dernier de son espèce. Les goules ont été exterminées au fil des siècles car elles présentaient une véritable menace pour les humains. Les vampires et les goules ont une longue histoire commune. Les goules sont en quelque sorte les serviteurs héréditaires des vampires, et ce sont ces mêmes vampires qui les ont exterminées. Cassidy est une jeune vampire un peu idéaliste. Elle l’a pris en pitié et s’évertue à en faire un être décent, mais son entreprise semble vouée à l’échec.
Rena n’aurait jamais cru ressentir la moindre compassion pour des créatures aussi dégoûtantes, même si le destin des goules terriennes était tristement inévitable et celles d’Eldarya n’étaient pas loin d’être en voie d’extinction elles aussi.
— Toi aussi tu sembles avoir des liens avec les vampires, nota alors Dimitry, sa remarque soudaine suscitant un sursaut de surprise chez la yôkai.
— Comment ça ?
— Ton compagnon est un vampire, n’est-ce pas ?
— Mon compagnon ?
Rena supposait qu’il voulait parler de Nevra, mais elle ne savait pas pourquoi il pensait qu’ils étaient amants.
— Oui, acquiesça le majordome. Nous autres vampires pouvons sentir ce genre de chose. Quand une personne est liée à l’un des nôtres, elle dégage quelque chose de spécial, comme une sorte d’aura protectrice.
— Je crois que vous vous méprenez, Nevra n’est pas mon compagnon. C’est mon frère adoptif et mon supérieur hiérarchique. Nous avons grandi ensemble, dans le même orphelinat.
— Il s’appelle Nevra ? fit le vampire avec un sourire légèrement peiné. Je vois. Je comprends mieux. Cela explique qu’il ne t’ait mordu qu’au bras et pas ailleurs.
Rena ramena son bras contre elle en dévisageant le vampire avec méfiance. Elle pouvait se régénérer rapidement et les blessures ordinaires guérissaient complètement sans laisser la moindre cicatrice, ce qui valait aussi pour les morsures de Nevra, alors comment avait-il su ? Pouvait-il vraiment lire dans ses pensées ?
— Vous pouvez même savoir cela ? Comment ? Vous êtes extralucide ?
— On peut dire cela, oui. Comme je te l’ai dit, nous sentons ce genre de chose. Les vampires sont très… territoriaux. Ce n’est pas vraiment de la télépathie, mais plutôt une forme d’instinct de survie surdéveloppé qui nous permet d’éviter d’empiéter sur les plates-bandes de nos semblables. Lorsqu’un vampire mord quelqu’un, c’est comme s’il imposait sa marque sur cette personne. La morsure est aussi considérée comme la plus grande marque d’affection chez un vampire. C’est pour ça qu’on ne boit que le sang de la personne qui est la plus chère à notre cœur. C’est un acte tabou de mordre une personne avec qui on n’a pas d’attache particulière ou qui est déjà liée à un autre vampire. Mais je suppose que les cas comme le tien existent aussi… En tout cas, tu dois être quelqu’un de très spécial à ses yeux. Pourquoi n’est-il pas avec toi ?
Rena resta pensive un moment. Nevra ne lui avait rien dit de tout cela. Les vampires d’Eldarya n’étaient peut-être pas soumis aux mêmes contraintes que les vampires terriens.
— Désolé, s’excusa Dimitry en remarquant l’air mélancolique de la yôkai. J’ai posé une question indiscrète…
— Ce n’est pas grave. J’étais perdue dans mes pensées. Nous avons été séparés, je ne sais pas ce qu’il est devenu… Mais j’espère bien le retrouver bientôt.
— C’est pour cela que tu es venue en Arcadia ? Tu crois qu’il est ici ? Si c’est le cas, Cassidy pourra t’aider à le retrouver. Tous les Immortels qui entrent sur le territoire sont recensés par l’Alliance.
Rena était effectivement à la recherche de quelqu’un, mais ce n’était pas Nevra. Un détail qui ne changeait pas grand-chose à la situation. Elle hocha donc la tête.
— J’ai entendu dire qu’il pourrait se trouver ici, alors j’ai tenté ma chance, mais je viens de loin et je ne connais rien de cet endroit. D’ailleurs, à ce sujet, est-ce que je peux vous poser quelques questions ?
— Oui, je suis là pour ça.
— Où est-ce qu’on est ? C’est quoi le Pacte exactement ? Qu’est-ce qu’un Magus Patronus ? Pourquoi y a-t-il deux clans d’Immortels ? Et quel est le rapport avec Lysandre ? demanda la yôkai avidement.
Ses questions, loin d’être anodines, touchaient aux fondements mêmes de cette mystérieuse organisation et de la raison pour laquelle ils la retenaient prisonnière. Si un étranger qu’elle venait tout juste d’arrêter posait toutes ces questions sur la Garde, Rena n’était pas certaine d’y répondre non plus. Elle s’attendait donc à ce que Dimitry garde le silence, mais le vampire avait accepté de satisfaire sa curiosité.
— Avant de répondre à tes questions, je tiens à être honnête avec toi. Si tu veux savoir tout cela, tu devras vouer ton existence à notre organisation et vivre selon nos lois. Tu ne pourras pas faire marche arrière. En échange, on t’aidera à t’intégrer à la société humaine et à retrouver ton ami. Par contre, si par malheur, tu contreviens aux règles du Pacte, nous te traquerons et nous te tuerons.
C’était donc ce genre d’organisation. Une milice de l’ombre destinée à surveiller et réguler les Immortels tout en protégeant les humains de leur existence. Rena ne prenait aucun risque en acceptant d’entrer dans le système. De toute façon, dès qu’elle aurait trouvé l’Élu, elle quitterait cet endroit et elle serait bien trop loin pour qu’ils puissent la retrouver.
— Je vous écoute. De toute façon, je n’ai nulle part où aller. L’Alliance est mon seul espoir.
Dimitry acquiesça.
— Par où dois-je commencer ?
— Par le commencement ?
— Cela risque d’être long. Je vais essayer de t’expliquer tout cela le plus clairement possible, mais tu auras bien le temps d’en apprendre plus sur l’histoire de notre organisation plus tard.
L’endroit où ils se trouvaient actuellement était surnommé le Manoir. C’était une ancienne demeure victorienne qui servait de QG à l’Alliance. La maison était protégée par une barrière magique et un puissant sort d’illusion, de telle sorte qu’aux yeux du commun des mortels, ce n’était qu’une vieille bicoque en ruine. Malgré les mesures plus que dissuasives mises en place pour éloigner les curieux, il y avait toujours quelques amateurs d’urbex ou de sensations fortes pour braver l’interdit. C’est pour cela que Dimitry avait élu domicile au Manoir qu’il gardait jour et nuit pour le compte de l’Alliance. Les autres allaient et venaient comme bon leur semblait.
De même, Kyô et les siens résidaient dans une vaste demeure asiatique à Hanyang, un quartier au nord de Greenford. Cassidy, elle, vivait au dernier étage d’un immeuble luxueux à Black Falls, au sud de la ville. Le bâtiment tout entier était exclusivement occupé par des Immortels de tous horizons.
Les Immortels étaient divisés en deux grandes catégories : les Occidentaux et les Orientaux. Les premiers étaient originaires d’Europe, ils étaient arrivés lors de la première vague d’immigration sur le continent américain, fuyant les persécutions qui mettaient l’Ancien Monde à feu et à sang. À cette époque, l’Arcadia n’existait pas encore. Les Immortels d’Orient étaient venus plus tard, après la fondation de l’Arcadia, lors des grands mouvements de migrations impulsés entre autres par la Chine, le Japon et la Corée, mais aussi l’Inde et le Moyen-Orient. Les Immortels s’étaient tous bien intégrés dans ce nouveau pays, tout en gardant les spécificités culturelles de chacun, ce qui faisait de l’Arcadia un formidable melting-pot. Tout cela avait été rendu possible grâce au Pacte et au travail de l’Alliance.
— Vous avez dit que certains Immortels étaient arrivés sur ce continent avant la fondation de l’Arcadia. Quand a-t-elle été fondée ?
— Vers la fin du 18e siècle, au moment où les États-Unis ont pris leur indépendance, un petit groupe de colonies au nord-est du pays où la population d’Immortels était particulièrement importante ont également déclaré leur indépendance et ont décidé de fonder un pays autonome qu’ils ont nommé “Arcadia”, en référence à l’âge d’or des Immortels, au temps où ils régnaient en maître sur Terre. Toutefois, Enochias Wright, le révolutionnaire à l’origine de ce mouvement, ne voulait pas créer un territoire enclavé composé uniquement d’Immortel. Il voulait créer une nation où Immortels et humains pouvaient vivre en harmonie. Une terre d’asile qui accueillerait tous ceux qui ne trouvent leur place nulle part ailleurs, qu’ils soient humains ou non.
Dimitry continuait ses explications, s’excusant de temps à autre lorsqu’il s’attardait sur des choses évidentes qu’elle devait déjà savoir. Les Immortels possédaient des facultés bien supérieures à celles des humains. Outre certains pouvoirs, ils vivaient très longtemps, si ce n’est indéfiniment, d’où leur nom. Le revers de la médaille était qu’ils ne pouvaient pas utiliser la magie, contrairement au Magus Patronus.
Rena haussa légèrement les sourcils, surprise par cette affirmation. Elle n’avait eu aucun souci à tracer un cercle de téléportation, mais Armin ne lui avait posé aucune question à ce sujet. Sans doute avait-il mis cela sur le compte de son imagination. La gardienne devait redoubler de prudence pour ne pas éveiller ses soupçons, mais cette histoire de magie l’intriguait. À Eldarya, le maana était omniprésent, tout le monde pouvait pratiquer la magie, même de façon rudimentaire.
— Y a-t-il une raison particulière qui fait que les Immortels ne peuvent pas utiliser la magie ?
— C’est une bonne question à laquelle personne n’a encore trouvé la réponse. On suppose que cela a rapport avec l’histoire des Immortels, mais c’est un passé dont on ne sait pas grand-chose et il est difficile de démêler les faits des mythes. Tu as entendu parler du Grand Exode ?
La yôkai secoua la tête.
— Je ne suis pas très douée en Histoire, avoua-t-elle avec un sourire gêné.
— Ce n’est pas grave. La plupart des Immortels sont trop occupés à essayer de survivre pour s’intéresser à leur passé.
Dimitry s’était donc lancé dans un cours d’Histoire des plus passionnants. Rena buvait ses paroles comme du petit lait, engrangeant toutes les informations qu’il lui était possible de retenir.
Il y a de cela environ trois mille ans, la plupart des Immortels avaient quitté la Terre. C’est cette émigration massive qu’on appelait Grand Exode. Nul ne sait où ils sont allés exactement, mais on parlait d’un autre monde créé par et pour les Immortels, une sorte de jardin d’Eden où ils auraient pu s’épanouir et vivre tous ensemble dans la paix et l’harmonie. C’était une vision bien idyllique et bien éloignée de ce qu’était réellement Eldarya, mais les légendes avaient tendance à embellir la réalité à outrance.
Ce qui avait poussé les Immortels à émigrer, c’était tout d’abord la croissance démographique exponentielle de l’espèce humaine qui s’était rapidement répandue sur toute la Terre. Bien que les relations entre les deux ordres étaient plutôt bonnes, et que les Immortels jouissaient d’une sorte de respect religieux de la part des humains, une prophétie avait semé la graine du doute aussi bien parmi les humains que parmi les Immortels. Cette prophétie déclarait que les Immortels étaient voués à disparaître au profit des humains, héritiers légitimes de la Terre. Les interprétations et déformations allant bon train, on en avait conclu que les humains causeraient l’extinction des Immortels. Dès lors, une méfiance mutuelle s’était installée entre les créatures magiques et les Hommes. Les malentendus, les agressions, les persécutions, les représailles et la peur de l'Autre avaient creusé un fossé entre les deux mondes qui ne pouvaient plus cohabiter en paix.
Certains Immortels voulaient se soulever contre cette invasion humaine et imposer leur supériorité, mais la plupart d'entre eux, guidés par un groupe d’Immortels très anciens appelés Grands Sages, étaient contre la guerre et l’extermination des humains. Si la Terre revenait aux humains, les Immortels devaient trouver leur propre terre promise. C’est ainsi qu’une grande entreprise visant à créer leur propre monde de toute pièce avait vu le jour. Dimitry ne savait pas comment ils s’y étaient pris exactement pour bâtir ce nouveau monde et déplacer des centaines de milliers d’individus, car le mythe se confondait avec les faits historiques.
En revanche, on savait que tous les Immortels n’avaient pas participé au Grand Exode. Certains avaient choisi de rester sur Terre pour diverses raisons : par amour pour une humaine, par crainte de l’inconnu, par désir de vengeance contre les humains. D’autres ne furent tout simplement pas autorisés à se rendre dans ce nouveau monde, car ils étaient considérés comme des criminels qui représentaient un danger pour les autres Immortels ; rester sur Terre était leur châtiment.
Les Grands Sages savaient que laisser ne serait-ce qu’un seul Immortel sur Terre présenterait un grand danger pour l’humanité. Ils avaient donc choisi quelques humains à qui ils avaient transmis une partie de leur énergie vitale. Ces humains avaient ainsi développé des pouvoirs et avaient été désignés comme les protecteurs de la Terre. On appelait « magie » la capacité à se servir de ces pouvoirs.
Chaque famille “élue” par les Grands Sages possédait un pouvoir spécifique transmis de génération en génération, appelé Stigmate. En Arcadia, on appelait ces humains “Magus Patronus”, mais ils portaient d’autres noms selon les lieux et les époques : sorciers, chamanes, onmyôji, exorcistes, etc. Contrairement aux humains ordinaires, les Magus Patronus pouvaient rivaliser avec un Immortel, et même le tuer. Ces derniers avaient donc appris à les craindre. C’était ainsi que l’équilibre fragile entre Immortels et humains avait été maintenu pendant de nombreux siècles. Cependant, certains Magus Patronus, abusant de leur pouvoir, s’étaient convertis en chasseurs de démons. Sous l’égide de certaines institutions religieuses extrémistes telles que les Templiers, de nombreux Magus Patronus traquaient et tuaient les Immortels. C’était encore le cas dans beaucoup d’endroits, ce qui les obligeait à se cacher et à vivre dans la crainte d’être exterminé. C’est en partie pour cela que l’Arcadia avait été fondée.
Il y a un peu plus de deux cents ans, en parallèle de la Constitution du pays, un Pacte avait été rédigé et ratifié par les trois grandes familles de Magus Patronus et une assemblée d’Immortels, sous la supervision d’Enochias Wright. La jeune nation promettait d’accueillir tous les Immortels sans distinction ni discrimination tant qu’ils prêtent allégeance au Pacte et à l’Alliance. Les Immortels s’engageaient à s’intégrer à la société humaine sans jamais révéler leur véritable nature. En contrepartie, les Magus Patronus assuraient leur protection contre toute agression extérieure, qu’elle provienne d’autres Magus Patronus ou d’Immortels hostiles.
Les trois grandes familles avaient prospéré à Greenford, la capitale. Elles occupaient une place importante dans la société et contrôlaient la plupart des grandes institutions, ce qui permettait de faciliter l’intégration des Immortels tout en préservant leur identité.
— Le fondateur de l’Arcadia, c’était un Immortel lui aussi ? interrogea Rena qui n’avait pas perdu une miette de ce fascinant discours.
— Enochias Wright est un mystère à lui tout seul. On sait très peu de choses à son sujet, mais il est mort de maladie quelques décennies après la fondation du pays, donc on suppose que ce n’était pas un Immortel, mais peut-être un hybride.
— Je vois. Donc, si j’ai bien compris, Nathaniel, Kentin, Armin et Alexy sont des Magus Patronus.
— C’est exact, acquiesça le vampire.
— Et Lysandre, qu’est-il exactement ? Armin a sous-entendu qu’il était spécial, lui aussi.
— C’est un hybride. Les hybrides sont rares, mais ils ne posent généralement pas problème, car ils sont moins puissants que les Immortels pure souche et ils sont mortels. Leur longévité ne dépasse que de très peu celle d’un humain ordinaire, ils vivent tout au plus jusqu’à cent cinquante ans. En revanche, Lysandre est un cas un peu particulier. Il est né de l’union entre une hybride aux origines inconnues et un Magus Patronus.
— Je croyais qu’il n’y avait que trois familles de Magus Patronus ? s’étonna Rena après un rapide calcul mental.
— En effet, je vois que tu suis, sourit Dimitry. La famille d’Armin et d’Alexy a intégré l’Alliance plus tard. Je crois qu’ils sont venus s’installer en Arcadia pendant la Première Guerre mondiale. Ils ne font donc pas partie des trois familles fondatrices.
— Et pourtant c’est eux qui sont à la tête de l’Alliance ?
— Oui, et je ne te cache pas que cela a provoqué quelques tensions au sein de notre organisation. À l’origine, c’était le père de Lysandre, Aydan Remmington, qui dirigeait l’Alliance, mais il a quitté ses fonctions pour épouser cette hybride en secret. Il a quitté la capitale pour s’installer à Limehouse, une petite bourgade en bord de mer. Son départ était si soudain qu’il a fallu négocier longuement pour choisir un successeur. Finalement, ce sont les parents d’Armin qui ont pris la relève, même s’ils délèguent la plupart des affaires à leurs fils. Ce n’est que cinq ans plus tard, quand Remmington et sa femme ont été assassinés, qu’on a découvert l’existence de Lysandre et sa nature d’hybride. Et avant que tu ne me poses la question, on ne sait rien sur les raisons et les circonstances exactes de cet assassinat.
Dimitry lui avait coupé l’herbe sous le pied, mais tout cela était de plus en plus intrigant. Elle aurait dû se fier à son instinct. Lysandre avait une aura particulière qui le distinguait des humains ordinaires, mais son sang faery était si dilué qu’il n’était plus perceptible.
— Vous ne parlez que de Lysandre, mais il me semble qu’il a un frère aîné ?
— Leigh est parfaitement humain ou, du moins, il n’a jamais manifesté la moindre anormalité. C’est le cas de beaucoup d’hybride, surtout quand les origines remontent à plusieurs générations, la nature humaine à tendance à prendre le dessus et à gommer les traits Immortels. Lysandre, en revanche, a hérité d’un sang Immortel plus expressif, mais si nous le surveillons, c’est surtout pour son héritage de Magus Patronus. Un hybride qui pourrait potentiellement hériter d’un Stigmate tout en possédant des pouvoirs d’Immortel, c'est ce qui inquiète l'Alliance.
— Quel genre de Stigmate avait le père de Lysandre ?
— Un Stigmate psychique similaire à celui d’Alexy. Il pouvait lire dans l’esprit de ceux qu’il regardait et les plier à sa volonté.
— Si Alexy peut lire dans les pensées, pourquoi Armin m’a-t-il posé toutes ces questions ? s’étonna Rena.
Elle avait pris soin de protéger son esprit, mais si Alexy avait un tel pouvoir, elle ne pouvait pas savoir ce qu’il avait pioché comme informations exactement.
— Alexy ne peut pas vraiment lire dans les pensées des gens, la rassura le vampire. Il sent juste des interférences lorsque ceux-ci mentent. Il peut également accéder aux souvenirs des gens pour les modifier ou les effacer, mais il ne peut pas lire ce qu’ils pensent au moment même où il les regarde.
Rena se détendit. Elle avait craint que tout ne soit qu’une mise en scène et qu’ils aient découvert qui elle était vraiment. Ses pensées retournèrent à Lysandre. Elle avait désormais la certitude qu’il était faelien. Un faelien un peu particulier, certes, mais un faelien tout de même. Plus elle y pensait, plus cela lui paraissait évident. Celui que l’Oracle voulait qu’elle ramène, ça ne pouvait être que lui…
— Lysandre ne sait pas ce qu’il est vraiment ?
— Non, et nous avons fait en sorte qu’il ne le découvre jamais. Lui et son frère ont été élevés par leurs grands-parents maternels, c’était la seule famille qu’il leur restait et ils connaissaient l’existence de l’Alliance, ce qui simplifiait les choses. Ils ont promis de surveiller les garçons et de nous rapporter la moindre anormalité. On a remarqué que Lysandre cicatrisait plus rapidement que la moyenne, mais rien de vraiment inquiétant. L’adolescence a été un moment crucial, mais Dieu soit loué, il n’a jamais éveillé ni son Stigmate, ni sa nature d’Immortel.
— Pourquoi en faire un secret ? Pourquoi ne pas lui avoir révélé ses origines ?
— Imagine un être qui posséderait à la fois les pouvoirs naturels d’un Immortel et le Stigmate magique d’un Magus Patronus ? Il serait presque invincible. S’il devait choisir un camp plutôt qu’un autre, cela signifierait l’annihilation totale du camp adverse. C’est pour cela que l’Alliance fait en sorte de le garder sous cloche. On interdit aux Immortels de l’approcher et on contrôle étroitement ses relations avec les humains ordinaires. En particulier ses relations amoureuses.
— Comment ça ? Pourquoi ses relations amoureuses ?
— On ne peut pas prendre le risque qu’il conçoive un enfant avec une humaine et donne naissance à un hybride à son tour. C’est Cassidy qui se charge de mettre un terme à ses relations dès que cela devient un peu trop sérieux.
— Vous comptez contrôler sa vie de la sorte jusqu’à sa mort ? demanda Rena, effarée par l’ampleur de la conspiration.
— C’est un sacrifice nécessaire pour maintenir la paix entre nos peuples, répliqua Dimitry gravement. Dis-toi qu’on aurait aussi pu le tuer dans son berceau, comme cela se fait habituellement dans ce genre de cas.
— Vous voulez dire que Lysandre n’est pas unique en son genre ?
— Nous avons fait quelques recherches, et certaines archives font mention de cas similaires. Une règle tacite veut que les Magus Patronus ne se lient pas à des Immortels, mais on ne peut pas éviter que certains la transgressent. Tout ce qu’on peut faire c’est de les en dissuader en leur faisant subir un lourd châtiment. Autrefois, le couple ou la famille tout entière étaient exécutés. Nous avons décidé de ne pas nous montrer aussi barbares, ne serait-ce qu’en signe de respect pour Aydan Remmington et ce qu’il a fait pour l’Alliance, mais il a fallu trouver un compromis. Cependant, si les pouvoirs de Lysandre devaient un jour se réveiller, nous serions contraints de l’éliminer avant qu’il ne devienne une réelle menace.
Rena esquissa une moue de dégoût. Cette histoire ne lui plaisait pas du tout. Eldarya était loin d’être un monde idéal, mais le monde des terriens ne tournait vraiment pas rond. Si Lysandre était l’Élu comme elle le pensait, elle lui rendrait un fier service en l’emmenant loin d’ici.
Chapitre 16 : Double jeu
Armin avait rassemblé tout le monde dans la bibliothèque qui faisait parfois office de bureau. Les deux Immortels se tenaient à une distance respectable l’un de l’autre. Cassidy s’éventait gracieusement avec un magnifique éventail en dentelle noir tandis que Kyô bourrait son kiseru.
— Que pensez-vous de cette affaire ? demanda Armin en croisant les bras.
— Pas grand-chose, répondit Cassidy avec indifférence. C’est une yôkai errante qui a voulu tenter sa chance en Arcadia, comme la plupart des Immortels venus de l’étranger. Elle semble ignorante de beaucoup de choses. Elle n’a probablement pas eu d’éducation ou elle a vécu seule pendant très longtemps.
— Pour une yôkai qui ne connaît rien du monde, elle savait bien se battre, fit remarquer Kentin. Elle avait de sacrés réflexes, comme si elle avait été entraînée au combat.
— Certains Immortels ont une vie très difficile, argua Kyô en recrachant une bouffée de fumée. C’est normal qu’elle ait dû apprendre à se battre, ne serait-ce que pour se défendre contre d’autres Immortels.
— Certes, mais l’Arcadia a toujours accueilli les Immortels sans poser de questions, pourquoi est-elle entrée clandestinement sur le territoire ? songea Armin, l’air perplexe.
— Elle ne connaissait même pas l’Alliance, comment veux-tu qu’elle se soit présentée à nous de son propre chef sans connaître notre existence ? répliqua le kitsune. Elle a dû entendre parler de l’Arcadia et a décidé de s’y rendre sans réfléchir au reste. Si on l’a retrouvée inconsciente au milieu d’un parc, c’est qu’elle a dû s’épuiser pour arriver jusqu’à la capitale.
— Quoi qu’on en dise, je trouve tout cela suspect, persista Armin. Alexy, tu es sûr qu’elle ne mentait pas ?
— Non, mais tes questions étaient si vagues que ses réponses n’étaient pas très précises non plus.
— Je voulais m’assurer du plus important. Tout le monde a ses secrets, je n’avais pas besoin qu’elle me déballe toute sa vie non plus.
— Tu crois qu’elle aurait un lien avec ce que cet homme nous a annoncé il y a un an ? demanda Nathaniel.
— Vous parlez de ce mystérieux homme masqué et de ses prophéties étranges ? demanda Cassidy en arquant un sourcil. Je croyais qu’on avait affaire à un illuminé.
— Moi aussi, acquiesça Armin, mais il savait des choses sur Lysandre qu’un étranger ne pouvait pas savoir. Il connaissait sa nature et il nous a mis en garde. Il a dit que quelqu’un venu d’un autre monde chercherait à s’accaparer ses pouvoirs. Il nous a demandé de le protéger coûte que coûte et de ne laisser personne l’approcher. Alice aurait pu correspondre à cet ennemi invisible, mais elle n’a même pas remarqué que Lysandre était différent, comment pourrait-elle vouloir s’accaparer ses pouvoirs ?
— Elle doit tout savoir à présent, Dimitry lui a sans doute tout raconté, soupira Kyô. C’est tout le problème avec les prophéties ; plus on essaye de les éviter, plus on provoque le destin.
— Tu crois qu’elle va tenter quelque chose maintenant qu’elle sait qui est vraiment Lysandre ? interrogea Kentin avec inquiétude.
— Même si c’est le cas, maintenant qu’on sait qui elle est aussi, nous pouvons la surveiller et gérer la situation en cas de problème, le rassura Armin. Pour le moment, le mieux est que Kyô la prenne en charge.
— Ce sera avec plaisir, acquiesça le kitsune en se fendant d’un large sourire. Cela fait longtemps qu’on n’a pas formé de nouvel arrivant. Puis elle est plutôt mignonne et elle a bon caractère. Peut-être que je devrais lui demander de m’épouser ? Je songeais justement qu’il était temps que je trouve une compagne pour m’aider à gérer les affaires du clan.
— Qui voudrait épouser quelqu’un comme toi ? renifla Cassidy avec mépris. Puis ce n’est pas parce qu’elle est typée asiatique qu’elle doit forcément se former chez toi. Elle parlait parfaitement français, mais elle n’avait pas l’accent arcadien.
— C’est vrai qu’elle n’avait aucun accent et aucun mal à trouver ses mots…
— Vous voyez ! s’exclama Armin. Il y a vraiment quelque chose de bizarre chez cette fille. Je ne saurais pas vraiment l’expliquer, mais il y a trop de choses qui ne collent pas. Je crois qu’on devrait la garder en observation quelque temps avant de lui faire signer le Pacte. Qu’elle soit confinée dans la résidence de Kyô ou celle de Cassidy m’est égal, mais il ne faut surtout pas la laisser approcher Lysandre.
— Tu oublies quelque chose, lui rappela Alexy.
— Quoi donc ?
— Castiel et Lysandre ne vont pas accepter la disparition d’Alice juste comme ça. Il va falloir effacer leurs souvenirs.
Armin secoua la tête.
— Castiel passe encore, mais nous ne pouvons pas utiliser notre pouvoir sur Lysandre. On ne sait pas quel effet cela aurait sur lui et je ne veux pas prendre le risque d’éveiller son Stigmate.
— Qu’est-ce que tu veux faire alors ? Un mensonge élaboré ? Castiel et Lysandre ne sont pas stupides, ça ne va pas être facile de les tromper.
— On pourrait peut-être la laisser retourner chez eux pour le moment, suggéra Nathaniel. C’est risqué, mais elle pourrait rester chez eux encore quelques jours, puis les convaincre qu’elle a retrouvé la mémoire et revenir parmi nous. Même si elle ne donne plus de nouvelles après cela, ça ne paraîtra pas aussi suspect que si elle disparaissait sans prévenir, et elle nous prouverait sa bonne foi.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, approuva Armin, mais je ne suis pas très à l’aise à l’idée de la laisser avec Lysandre. Il faudra la faire surveiller H24 et être prêt à intervenir au moindre mouvement suspect.
— Ce n’est pas un problème, on surveille déjà Lysandre quasi vingt-quatre heures sur vingt-quatre, répliqua Nathaniel en haussant les épaules.
La proposition du jeune homme avait été votée à l’unanimité. Après avoir revu les détails de leur plan, Armin avait fait quérir Rena. Elle achevait sa longue discussion avec Dimitry lorsque Kentin était entré dans le salon.
— Alors ? demanda-t-elle en affichant un sourire serein malgré son appréhension. Vous avez décidé de me laisser la vie sauve ?
— Oui, mais il faut qu’on t’explique deux ou trois trucs. Suis-moi.
Alors qu’elle suivait Kentin dans le couloir, il lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.
— Ça va les côtes ? T’as pas eu trop mal ? demanda-t-il en affichant un air coupable.
— Ça va, je me remets vite.
— Tant mieux alors.
Rena esquissa un sourire. Même les excuses les plus sincères d’Ezarel n’étaient pas aussi pathétiques.
La gardienne ne pouvait pas espérer mieux. La proposition que lui avait faite Armin lui convenait parfaitement. Il ne lui restait plus qu’à confirmer que Lysandre était bien l’Élu et trouver un moyen de retourner à Eldarya.
— Combien de temps dois-je encore rester avec eux ?
— Quelques jours devraient suffire, une semaine tout au plus, essaye de faire en sorte que tes souvenirs te reviennent progressivement pour que ce soit plus crédible, expliqua Armin. En attendant, on s’occupera de te créer une nouvelle identité et de te fournir tous les papiers nécessaires. Quand tu auras quitté Lysandre et Castiel, tu ne devras plus jamais les contacter. Kyô ou Cassidy te trouveront un logement et un emploi, de préférence dans une autre ville.
Ils étaient très consciencieux, rien n’avait été laissé au hasard dans leur plan. Rena avait accepté toutes leurs conditions, même si elle ne comptait en respecter aucune.
— Au fait, comment tu t’appelles ? Je suppose qu’Alice n’est pas ton vrai nom.
Rena avait anticipé cette question. Elle avait eu le temps d’y réfléchir et s’était forgé une identité un peu plus solide grâce aux informations qu’elle avait pu récolter auprès de Dimitry.
— Je m’appelle bien Alice, c’est le nom que mes parents adoptifs m’ont donné. Mon nom de famille est Duhamel.
— Tout s’explique ! s’exclama Kyô avec ravissement. Tu as été adopté par une famille française, c’est cela ?
La gardienne secoua la tête.
— Pas tout à fait, mais j’ai été envoyée dans un orphelinat français. C’était un orphelinat dédié aux enfants Immortels, mais nous n’étions pas très bien traités. Un des enfants avec qui j’ai grandi parlait toujours de l’Arcadia, il rêvait d’aller y vivre, puis un jour il a disparu sans un mot. Cela m’a pris un certain temps, mais j’ai trouvé le moyen de venir jusque-là dans l’espoir de le retrouver.
Se faire passer pour une orpheline était le meilleur moyen de brouiller les pistes quant à ses véritables origines.
— Comment s’appelle ton ami ?
— Nevra Dragoman.
— Ce n’est pas commun comme nom. S’il est venu en Arcadia et qu’il a signé le Pacte, on le saura rapidement. C’est un yôkai comme toi ?
— Non, c’est un vampire.
— Dans ce cas, Cassidy pourra vérifier les registres de son côté. C’est elle qui est chargée de recenser tous les Immortels occidentaux.
La vampire acquiesça. Kyô, lui, s’était rapproché de la yôkai pour la regarder de plus près. Sans gêne aucune, il prit son menton entre ses doigts pour examiner son visage sous toutes les coutures, ses yeux scrutant les moindres détails. Après un “hum hum” et un hochement de tête satisfait, il consentit enfin à la lâcher, puis il prit un peu de recul pour admirer le tableau d’ensemble. Le kitsune lui décocha son sourire le plus charmeur, mais son petit jeu de séduction laissait la gardienne de marbre.
Elle ne pouvait pas nier que le kitsune était bel homme avec ses longs cheveux argentés et ses yeux dorés, mais son attitude lui rappelait trop celle de Sakumo – son maître d’armes avant qu’elle ne rejoigne la Garde – pour qu’elle le prenne au sérieux. Un comportement qui avait d’ailleurs déteint sur Nevra lors de leur formation. Rena ne cilla même pas lorsqu’il lui proposa de but en blanc de devenir sa femme.
— Je serai un mari attentionné et fidèle, lui assura-t-il. Tu ne manqueras de rien avec moi.
Armin avait failli s’étouffer en entendant la déclaration parfaitement grotesque de son collègue. Cet homme n’avait aucune limite.
— Kyô, tu pousses la plaisanterie un peu loin. Arrête, avant que je te vire de ton poste pour harcèlement sexuel.
— Je ne vois pas en quoi c’est du harcèlement sexuel ! protesta le kitsune. Je lui ai demandé de m’épouser, pas de coucher avec moi, même si l’un n’empêche pas l’autre.
— Appelle ça comme tu veux, ça revient au même. Et c’est gênant pour tout le monde.
— J’arrêterai quand elle m’aura répondu, répliqua Kyô qui n’en démordait pas. Alors, qu’est-ce que tu en penses, ma chère Alice ?
— Tous les kitsunes sont comme ça ou c’est juste vous ? demanda Rena en esquissant un sourire amusé.
— Aucun kitsune ne m’arrive à la cheville. Cela dit, je suppose que te demander en mariage sans m’être présenté est un peu prétentieux de ma part. Je m’appelle Sakata Kyô. Je suis chargé d’accueillir et d’intégrer les Immortels venus d’Orient. Je m’occupe aussi de former ceux qui veulent servir l’Alliance.
— Je suis ravie de faire votre connaissance et je suis honorée de votre proposition. Je suis malheureusement dans l’obligation de décliner votre offre, car mon cœur est déjà pris.
— Serait-ce cet ami vampire que tu cherches qui a tes faveurs ?
— Non, ce n’est pas lui. C’est quelqu’un d’autre.
Même si cela n’avait aucune incidence, Rena ne pouvait se résoudre à mentir sur sa relation avec Ezarel.
— Es-tu mariée à cette personne ?
— Non, mais…
— Dans ce cas, ce ne sera pas déshonorant si j’insiste un peu.
Armin leva les yeux au ciel. Kyô avait un sérieux problème avec les femmes. Il avait fait sensiblement la même chose avec chacune des nouvelles recrues féminines un tant soi peu à son goût qui avaient intégré son clan. Les réactions étaient diverses et variées, allant de l’embarras le plus complet à la gifle. Certaines se laissaient séduire par les belles paroles du kitsune, mais aucune de ses relations ne s’était conclue par un mariage. En revanche, c’était la première fois qu’il entendait un refus à la fois aussi poli et aussi catégorique, ce qu'il avait trouvé assez drôle. Il ne se faisait pas trop de souci pour la yôkai. Kyô abandonnait vite.
— Comment allez-vous expliquer mon absence à Castiel et Lysandre ? demanda Rena sur un tout autre sujet.
— J’allais y venir. Voilà ce que je pensais faire.
Armin lui exposa son plan. Rena n’avait pas tout saisi, mais elle lui avait promis de coopérer.
Lysandre et Castiel étaient rentrés à l’appartement. Assis dans le salon, leur téléphone à la main, ils regardaient l’horloge tourner. Malgré l’heure tardive, aucun d’eux n’avait sommeil. Ils étaient bien trop stressés pour aller se coucher. Lysandre se rongeait les ongles jusqu’au sang et Castiel en était à sa dixième tasse de café lorsque son téléphone sonna. Il se jeta sur l’appareil, manquant de renverser sa tasse au passage.
— Allo ? fit-il précipitamment.
— Oui, bonjour. C’est la clinique d’Eagle Creek. Je me permets de vous appeler, car nous avons pris en charge une jeune fille du nom d’Alice, et vous étiez le contact le plus récent sur son téléphone.
— Elle est à l'hôpital ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? Elle va bien ?
— Elle a été renversée par une voiture, mais son état n’est pas critique. On lui a administré tous les soins nécessaires et on l’a mise sous sédatif. Les visites ne sont plus autorisées à cette heure, mais vous pourrez lui rendre visite demain matin.
— D’accord. Merci d’avoir prévenu. Au revoir.
Castiel raccrocha, puis rapporta sa conversation à Lysandre qui le dévisageait avec angoisse.
— C’est de notre faute, on n’aurait jamais dû la laisser y aller seule.
— Je ne vois pas en quoi c’est de notre faute. On n’y peut rien si elle a une poisse monstre. Ça ne lui suffit pas d’être amnésique, faut en plus qu’elle se fasse renverser par une bagnole.
— Castiel. Ce n’est pas drôle. Elle aurait pu être gravement blessée, voire pire…
— C’est vrai, mais ce n’est pas le cas. Elle va bien, donc mieux vaut en rire qu’en pleurer. On ira la voir demain à la première heure. Peut-être que le choc lui aura fait retrouver la mémoire.
— Où est-ce qu’elle a été admise ?
— À la clinique d’Eagle Creek, là où on l’a emmenée l’autre jour.
— Ce n’est pas la clinique gérée par les parents d’Armin ? On devrait l’appeler. Il pourrait peut-être s’arranger pour qu’on aille la voir tout de suite.
— Reste zen ! L’infirmière m’a dit qu’ils lui avaient donné un sédatif. Elle doit dormir comme un bébé à l’heure qu’il est. On devrait plutôt aller se coucher, nous aussi.
— Oui, tu as raison. Excuse-moi. Tu sais comment je suis dans ce genre de situation, j’ai tendance à être un peu trop émotif.
— Je sais, oui, mais ça faisait longtemps que je ne t’avais pas vu te faire un tel sang d’encre pour quelqu’un. La dernière fois que je t’ai vu tirer une tronche pareil, c’est quand machine t’a largué comme une vieille chaussette.
— Lorine.
— Oui, elle. T’as passé un mois enfermé dans ta chambre à écrire des chansons de rupture. C’était pathétique.
Lysandre ne savait pas si Castiel cherchait à le réconforter ou à l’enfoncer, mais il avait mis le doigt sur un point important. Il s’était senti si angoissé à l’idée qu’il ait pu arriver malheur à Alice qu’il s’en était presque rendu malade. Maintenant qu’il savait qu’elle était saine et sauve, il était soulagé, mais il ne cessait de penser à elle. Elle lui manquait. Il voulait la voir et la serrer dans ses bras. Ce n’était pas ce qu’on devrait ressentir pour une inconnue qu’on venait de rencontrer. Il avait peur de mettre des mots sur ses sentiments.
— Castiel, tu crois au coup de foudre ?
— Pourquoi ? T’as un crush sur Alice, c’est ça ?
Lysandre rougit. Se l’entendre dire de façon aussi directe était extrêmement embarrassant.
— C’est si évident que cela ?
— Évident, je ne sais pas, mais ce n’est pas très étonnant venant de toi. Je comprends que ce soit ton genre de fille et qu’elle te plaise, mais mec, on sait vraiment rien d’elle. Enfin, tu me diras, ça ne coûte rien d’essayer, mais tu devrais attendre qu’elle retrouve la mémoire avant de lui déclarer ta flamme. Ça se trouve, elle a un petit ami et tu vas te prendre un râteau.
— Tu as raison. De toute façon je ne comptais pas lui avouer mes sentiments, ce ne serait pas raisonnable.
Castiel le gratifia d’une tape réconfortante sur l’épaule. Il comprenait la réticence de son ami. Toutes les relations de Lysandre se soldaient immanquablement par un échec lamentable, à tel point qu’il semblait avoir totalement perdu foi en l’amour. Depuis quelque temps, il fuyait les femmes comme la peste et évitait toutes situations ambiguës. Il en allait de même pour Alice. Il devait craindre de se lancer dans une nouvelle relation qui pourrait le faire souffrir.
Il avait suffi d’un sourire, d’un regard, pour que les remparts de son cœur s’effondrent. Le bras en écharpe, Rena les attendait dans le hall de la clinique. Armin était avec elle, mais Lysandre ne voyait qu’elle. Elle les salua de son bras valide, un sourire radieux aux lèvres.
— T’as l’air vachement joyeuse pour quelqu’un qui a frôlé la mort, commenta Castiel avec ironie.
— C’est justement parce que je n’ai fait que frôler la mort que je suis si heureuse, répliqua Rena avec un rire léger. Ce n’était pas si terrible, j’ai juste fait un vol plané, je me suis foulé quelques côtes, et je me suis déboîté une épaule. Ça aurait pu être pire.
— Ton visage… murmura Lysandre avec tristesse en tendant une main vers sa joue.
— Ah, oui, et ça aussi. Je me suis mangé la route, mais ce ne sont que des égratignures, ça va vite guérir.
Armin s’était appliqué à lui infliger des blessures aussi réalistes que possible avec les armes anti-Immortels qu’il avait sous la main. Le résultat était plutôt convaincant. Elles mettraient plus de temps à cicatriser que des blessures non magiques qui auraient guéri immédiatement.
— Ben au moins ça fait plaisir de voir que tu le prends bien, rit Castiel. Ça donnerait presque envie de se faire renverser.
— Ça me fera un nouveau souvenir. Mon tout premier souvenir mémorable depuis que je vous ai rencontrés.
— Te ne devrais pas prendre cet accident à la légère, la sermonna Lysandre qui n’approuvait pas l’attitude insouciante de la jeune femme. Tu aurais pu te faire très mal.
— Sauf que je ne me suis pas fait très mal, alors tout va bien.
— Tu vois, c’est ce que j’ai dit hier, renchérit Castiel. Mieux vaut en rire qu’en pleurer.
Lysandre n’était pas de cet avis. Il peinait à retenir ses larmes. S’il n’y avait pas tant de monde, il aurait pleuré, mais de quoi exactement ? De soulagement ? De joie ? De désespoir ? Il ne savait plus ce qu’il ressentait. Plus il essayait de s’éloigner, plus l’attraction était forte. Elle le tirait si violemment qu’il avait l’impression d’être un boulet de canon lancé à pleine vitesse. Qu’elle accepte ses sentiments ou les rejette, il avait peur de ne pas survivre au choc de la collision.
— Lysandre ? Ça va ?
La voix d’Alice le sortit de sa mélancolie. C’était elle qui sortait de l’hôpital, mais elle s’inquiétait pour lui. Il se sentait aussi coupable que minable.
— Excuse-moi, je n’ai pas beaucoup dormi avec toute cette histoire.
— Désolée, j’aurais dû faire plus attention. Je ne voulais pas vous causer de souci. Vous avez déjà fait tant pour moi.
— Tu n’as pas à t’excuser, ce n’était pas de ta faute. Je suis simplement fatigué, mais je suis vraiment heureux que tu ailles bien. Plus que tu ne peux l’imaginer.
Castiel se racla nerveusement la gorge. Il avait l’impression de tenir la chandelle, et même s’il ne voulait rien de plus que le bonheur de son meilleur ami, ce n’était pas vraiment le moment ni l’endroit pour se faire les yeux doux.
— Vous avez fini de remplir toute la paperasse ? On peut y aller ?
— C’est bon, acquiesça Armin. Juste une petite signature ici, et je vous libère. Bien entendu, vous ne me devez rien. C’est la maison qui offre.
— Ouais ben entre nous, j’aurais préféré que tu hérites d’un bar plutôt que d’un hosto, répliqua Castiel. Je préfère les pintes aux intraveineuses.
— Entre nous, je préfère aussi te voir au bar qu’ici. Tiens, Alice, avant de partir, n’oublie pas tes affaires. Ce serait bête de l’oublier une deuxième fois. J’ai mis ton téléphone avec.
Fier de son petit commentaire empreint d’une douce ironie, Armin lui tendit le sac de mangas. Rena le remercia poliment. Elle espérait que c’était la dernière fois qu’elle le voyait.
Les membres de l’Alliance chargés de la surveiller ne faisaient pas preuve d’une grande discrétion. Elle savait qu’ils gardaient un œil sur elle et Lysandre, cela faisait partie de leur accord, mais ils auraient pu faire un effort. Elle avait même reconnu Kentin, malgré sa casquette et ses lunettes noires, qui s’était empressé de se cacher derrière un mur lorsqu’ils étaient entrés dans l’immeuble.
Après quelques heures de repos, ils reçurent la visite de Rosalya. L’étudiante en psychologie avait fondu en larmes dès qu’elle avait vu Alice.
— Tu m’as fait une peur bleue ! gémit-elle en reniflant bruyamment. Pour te faire pardonner, il faut absolument qu’on aille à la plage ensemble !
Rena ne voyait pas bien le rapport de cause à effet entre ces deux éléments.
— Rosalya, elle ne va pas aller à la plage alors qu’elle a le bras en écharpe, soupira Lysandre.
Quelle que soit la nouvelle idée farfelue qui avait traversé l’esprit de sa belle-sœur, c’était forcément une mauvaise idée.
— Tut tut tut ! C’est pas ça qui va l’empêcher de bronzer, répliqua Rosalya. Elle est toute pâlotte, un peu de soleil lui fera le plus grand bien. On est en juin, il fait beau, il fait chaud, et en plus, comme ce n’est pas encore les vacances d’été, il n’y aura pas beaucoup de monde. C’est le moment idéal pour y aller !
— Si Alice est d’accord, pourquoi pas, céda Lysandre. Mais si elle ne veut pas, ce n’est pas la peine d’insister.
— Je ne vois pas pourquoi elle ne voudrait pas y aller. Tout le monde aime la plage. N’est-ce pas, Alice ?
Rosalya avait un don pour la prendre de court.
— Euh… Oui, enfin, je suppose ? Ça ne me dérange pas vraiment d’y aller, mais ce n’est pas un peu loin ?
— Non, c’est à une heure et demi de route en voiture. Si on ne part pas trop tard demain matin, on aura toute la journée pour en profiter. En attendant, je t’ai sélectionné différents maillots de bain, il faut que tu les essayes !
Désolé et gêné pour Alice, Lysandre se prit la tête entre les mains. Cette femme n’était pas possible. Rena, elle, se préparait à une nouvelle séance de torture vestimentaire, mais elle était loin de se douter à quel point ce serait éprouvant et embarrassant.
Rosalya tenait absolument à ce qu’elle choisisse un des maillots qu’elle avait apporté. Pour la yôkai, ce genre d’accoutrement ressemblait plus aux tenues qu’une sirène comme Alajéa pouvait porter avec aisance. Plutôt pudique, Rena ne se voyait vraiment pas sortir en public vêtue de la sorte – pour autant qu’on puisse appeler cela être vêtu.
— Tu n’as pas quelque chose de plus… habillé ?
— J’ai des maillots de bain une pièce si tu préfères, mais un maillot deux-pièces t’ira mieux. Tu as la taille fine et tu es bien gainée. Tu dois faire beaucoup de sport, ce serait dommage de ne pas le montrer.
— Je préférerais quelque chose qui couvre les jambes et les bras.
Rosalya lui jeta un long regard lourd de jugement.
— On va à la plage, on ne va pas faire de la plongée. Les combishorts c’est un vrai tue-l'amour. C’est pas sexy du tout.
Elle ne voulait rien entendre. Alice avait fini par capituler. Elle avait opté pour un maillot de bain deux-pièces noir et avait réussi à négocier le droit de porter un paréo. Si Ezarel savait qu’elle prévoyait de se balader en bikini sur la plage devant des dizaines d’inconnus, il aurait piqué une crise de nerfs – et de jalousie. Il n’y avait qu’avec lui qu’elle assumait sa nudité et elle n’avait pas vraiment envie que quelqu’un d’autre en profite. Enfin, elle trouverait peut-être un moyen d’y échapper plus tard. Pour le moment, le plus important était de contenter Rosalya.
— Hum, c’est pas mal… jugea-t-elle en ajustant le paréo de Rena. Ça manque un peu de fantaisie et de sensualité, mais bon… Oh, tiens, je ne savais pas que tu avais un tatouage ! C’est stylé.
— Je n’ai pas de…
Rena se tut avant de dire une bêtise. À force de contorsions, elle parvint à apercevoir quelque chose qui ressemblait vaguement à un tatouage dans le bas de son dos, mais il était trop mal placé pour qu’elle puisse en identifier le motif.
— Je ne me souviens pas m’être fait un tatouage, déclara-t-elle avec une réelle surprise.
— Ça te fait un point commun avec Lysandre. Lui aussi a un tatouage dans le dos, même s’il n’aime pas le montrer. Mais puisque tu en as un toi aussi, peut-être qu’il fera une exception pour toi. Tu devrais lui en parler.
Rena se contenta d’acquiescer. Dès qu’elle fut seule dans la salle de bain, elle examina son dos dans la glace. Sa peau était marquée d’une larme renversée noire ornée d’un point blanc. La gardienne connaissait ce symbole. C’était un yin. Ce n’était pas une lettre de l’alphabet alchimique, mais il était présent dans certaines sous-cultures eldaryennes, notamment chez les yôkais et les Fenghuangs. Autrefois, ils servaient dans certains rituels et cérémonies religieuses prétrinitaires, mais de nos jours ils étaient essentiellement décoratifs et ornaient les vieux temples abandonnés ou reconvertis en lieu de culte trinitaire. Quand et pourquoi cette marque était-elle apparue sur son corps ? Et pourquoi seulement un yin ? Ordinairement, ce symbole allait de pair avec son opposé complémentaire, le yang, pour former un tout harmonieux.
Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication à ce mystère. C’était un indice laissé par l’Oracle et l’Élu devait être marqué de la deuxième moitié du symbole.
Rena avait passé l’après-midi à lire son manga – ou plutôt à en regarder les images. Elle jeta un coup d'œil au corbeau qui était perché sur le bord de la fenêtre depuis trois bonnes heures. Ce devait être le tengu qu’elle avait brièvement aperçu au manoir. Castiel l’avait chassé plusieurs fois, mais il revenait inlassablement à son poste.
Si l’Alliance était occupée à surveiller Rena, cette dernière, de son côté, ne quittait pas Lysandre des yeux depuis qu'elle avait appris qu'il était faelien et qu'il s'agissait probablement de l'Élu désigné par l'Oracle, bien qu’elle n’en soit pas encore certaine à cent pour cent. Pour en avoir le cœur net, il fallait qu’elle vérifie s’il avait un yang tatoué sur le corps.
Lysandre était plongé dans sa lecture, mais il avait à peine lu quelques pages qu’il sentit le regard scrutateur de Rena posé sur lui. Il leva la tête, mais elle détourna le regard et reporta son attention sur sa propre lecture, l’air de rien. Le même manège se répéta plusieurs fois, le malaise de Lysandre grandissant un peu plus à chaque fois.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Non, ça va, merci.
Il avait l’impression d’avoir une caméra de surveillance braquée sur lui. Quoi qu’il fasse, elle le suivait constamment du regard. Elle ne l’avait pas quitté des yeux lorsqu’il s’était levé pour se servir un verre d’eau, qu’il avait vidé d’un trait pour calmer sa nervosité. Il lui jeta un regard de travers et se leva pour aller boire un verre d’eau dans la cuisine. Lysandre était trop poli et réservé pour lui demander d’arrêter de le fixer de la sorte. Il s’était donc dérobé à ses yeux inquisiteurs en prétextant une sieste. Au moins, à l'abri dans sa chambre, elle ne pourrait plus le dévisager comme un hibou.
Même si ce n’était pas son intention, il avait fini par s’endormir. C’était le moment que Rena attendait pour mener son petit examen. Elle était entrée dans sa chambre à pas feutrés et, après s’être assurée qu’il dormait profondément, elle avait pris le temps de l’observer de plus près. Elle avait beau chercher, elle ne lui trouvait rien d’exceptionnel d’un point de vue purement magique. À ses yeux, il était plus humain que faelien.
Son cœur se serra. Elle avait de la peine pour Lysandre. Il avait été destiné à une vie de solitude à laquelle il ne pouvait pas échapper. Il suffisait de voir son air si souvent mélancolique pour comprendre qu’il en souffrait, mais qu’il devait s’y résigner. Rena s’agenouilla près de son lit. Elle le regarda longuement. Son souffle régulier, la chaleur qui émanait de son corps, ses yeux qui s’agitaient sous ses paupières. À quoi rêvait-il ? À quoi pensait-il ? Que ressentait-il ? Que désirait-il ? C’était des questions qu’il valait mieux ne pas se poser. La vie de Lysandre ne lui appartenait pas. Sans amour, sans liberté, sans avenir, il ne trouverait jamais le bonheur, du moins pas sur Terre.
Est-ce que le destin que lui réservait l’Oracle valait mieux que celui que lui avait imposé l’Alliance ? On ne lui demandait pas son avis et on ne lui laissait pas le choix. Il serait sacrifié pour un monde qui n’est même pas le sien. Rena allait l’arracher à sa famille, à ses amis, à son monde. Il en souffrirait, elle le savait, mais elle ne pouvait pas se laisser aller au sentimentalisme. Sa mission et l’avenir d’Eldarya passaient avant ses doutes personnels.
Une deuxième occasion de confirmer ses soupçons s’était présentée plus tard dans la soirée, lorsque Lysandre était allé prendre sa douche. C’était le moment de passer à la deuxième phase de son plan de vérification. Rena s’était postée dans le couloir, près de la porte de la salle de bain. Elle comptait exploiter ce que lui avait appris Rosalya concernant le tatouage de Lysandre pour examiner son dos en toute impunité. Parfois, l’attaque frontale était la meilleure façon d’obtenir ce que l’on désirait.
— Tu attends ton tour ? demanda Castiel qui venait de sortir de sa chambre.
— Non, j’ai déjà fait ma toilette, mais Rosalya m’a dit que Lysandre avait un tatouage dans le dos. Je voulais lui demander de me le montrer.
— Donc tu as décidé de lui tendre une embuscade dans le couloir ? Tu vas le déshabiller de force ?
— Non, rit Rena qui appréciait de plus en plus l’humour du rockeur. Je vais lui demander gentiment.
— Bonne chance. Il n’aime vraiment pas le montrer. Et j’avoue que c’est un peu de ma faute, c’est moi qui l’ai poussé à venir se faire tatouer avec moi après le bac. C’était une bonne façon de marquer le coup et de célébrer notre vie d’adultes majeurs et vaccinés, mais pour Lysandre c’est plutôt une erreur de jeunesse qu’il n’assume pas du tout. Puis faut dire qu’on n’était pas très inspirés non plus, donc le résultat est un peu… kitsch.
— Je suis encore plus curieuse de le voir du coup. Ça doit vraiment être quelque chose !
— Et moi ? Tu veux pas voir mes tatouages ? Lysandre t’intéresse plus que moi ?
— Euh… je… ce n’est pas… bégaya Rena, prise au dépourvu par la question de Castiel.
— Je plaisante ! Et tant mieux s’il t’intéresse plus que moi. Je te montrerai les miens une autre fois.
Rena lui répondit par un petit rire nerveux. Heureusement pour elle, Lysandre sortit de la salle de bain avant que la conversation ne devienne trop gênante.
— Ah, tiens ! s’exclama alors Castiel. On t’attendait. On parlait tatouage avec Alice, et elle aimerait bien voir le tien.
Rena le remercia mentalement de lui mâcher le travail. Lysandre pouvait difficilement refuser la demande de son meilleur ami, même s’il lui avait jeté un regard lourd de reproches que Castiel avait superbement ignoré.
Il leur tourna le dos pour retirer sa chemise, non sans éprouver une certaine gêne. Castiel s’était rapidement éclipsé, préférant leur laisser ce moment d’intimité. Rena avait donc pu observer le tatouage de Lysandre tout à loisir. Le dessin à l’encre noir couvrait tout son dos, des épaules jusqu’au creux des reins. C’était un mélange étrange où se confondaient ailes d’aigle – ou d’ange ? – de papillons et de libellules, ainsi que quelques plumes de paon qui venaient compléter l’ensemble. Le motif lui rappelait étrangement les multiples paires d’ailes de l’Oracle, mais ce n’est pas cela qui attira son attention.
Les ailes formaient un cercle vide entre les deux omoplates et, au centre de ce cercle, un symbole que Rena reconnut immédiatement. Il s’agissait bien d’un yang, comme elle s’y attendait. La marque blanche ornée d’un point noir était à peine perceptible et Lysandre n’avait sans doute pas dû remarquer sa présence.
— Je peux ? demanda-t-elle en tendant la main vers son dos.
— Quoi donc ?
Lysandre réprima un frisson provoqué par un subtile mélange de plaisir et de gêne lorsque Rena effleura sa peau du bout des doigts. Un sentiment bien loin de ce que ressentait la yôkai. Submergée par la tristesse et la solitude, elle sentait les larmes couler malgré elle. Le cœur lourd, elle avait l’impression de suffoquer. Elle retira vivement sa main, la marée émotionnelle se retirant aussi vite qu’elle était montée. Lysandre, qui s’était tourné vers elle, la dévisageait avec perplexité.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Ça ne va pas ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle avec un rire gêné en essuyant ses larmes d’un revers de paume. Ça doit être la fatigue, le contrecoup de l’accident, tout ça.
Elle devait faire peine à voir, car Lysandre l’avait enlacée et la serrait fort contre lui. Enveloppée par la chaleur de ses bras, blottie contre sa peau nue et délicatement parfumée, Rena se sentait plus apaisée que gênée. La tristesse avait été chassée par un sentiment de familiarité. Elle se sentait à sa place dans les bras de Lysandre, comme si elle venait de retrouver une personne chère à son cœur qu’elle avait perdu il y a longtemps. Elle ferma les yeux. Le cœur de Lysandre battait si fort qu’il en était presque assourdissant, mais c’était si grisant qu’elle aurait pu l’écouter pendant des heures.
Ils n’étaient plus vraiment eux-mêmes. Hors du temps et de l’espace, leurs âmes étaient entrées en résonance, mais ce n’était qu’une confusion passagère. Un sentiment factice qui n’avait duré que quelques secondes. Lysandre fut le premier à retrouver ses esprits. Il rompit aussitôt son étreinte, terrifié par ce qu’il venait de faire.
— Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. Je n’aurais pas dû faire ça. Je suis vraiment désolé.
— Ce n’est pas grave, ça arrive. Je crois qu’on est tous fatigués. On ferait mieux d’aller se coucher.
Lysandre acquiesça et chacun se réfugia dans sa chambre. Prostrée au pied de son lit, Rena peinait à se remettre de ses émotions et à faire sens de cette situation. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? Pourquoi avait-elle ressenti toutes ces choses pour Lysandre alors qu’il l’avait laissée parfaitement indifférente jusqu’à maintenant ? Elle avait l’impression que son cœur ne lui appartenait plus, que ces sentiments n’étaient pas les siens, comme si deux sensibilités se heurtaient en elle.
Elle avait médité quelques heures pour retrouver son équilibre émotionnel. Grâce à une bonne dose de rationalisation, elle avait mis cela sur le compte du lien que l’Oracle avait créé entre elle et l’Élu. Quand elle l’aurait ramené à Eldarya, tout rentrerait dans l’ordre.
Lysandre était en proie à la même confusion, mais il n’en avait pas tiré les mêmes conclusions. Cet épisode, bien qu’étrange, lui avait redonné de l’espoir. Il ne s’était jamais senti aussi serein et heureux que lorsqu’il avait pris Alice dans ses bras. Pour la première fois depuis longtemps, il envisageait de donner une nouvelle chance à ses sentiments. Peu importe qui était Alice, il voulait être avec elle. Si seulement il pouvait la garder à ses côtés, il serait le plus heureux des hommes.
Chapitre 17 : Trahison
Le soleil était au rendez-vous, ses rayons réchauffant doucement la peau sous la brise marine. Il faisait encore frais en ce mois de juin, le printemps arcadien touchant à peine à sa fin, mais quelques baigneurs téméraires bravaient les eaux froides de l’océan Atlantique. Rena n’était pas frileuse, bien au contraire, mais elle avait prétendu le contraire afin de garder ses vêtements par-dessus son maillot de bain. Elle avait déclaré que la météo n’était pas assez clémente pour qu’elle puisse se baigner ou même bronzer sur la plage, ses revendications soutenues par Lysandre et Castiel qui estimaient, eux aussi, que le temps était davantage à la promenade qu’au bronzage.
— Vous croyez vraiment que je suis venue ici pour faire des kilomètres à pied ? s’indigna Rosalya qui vivait cette annonce comme une véritable trahison.
— Et tu crois que moi, je suis venu pour rester assis le cul dans le sable toute la journée ? cingla Castiel, agacé par les caprices de la jeune femme.
— Personne ne t’a demandé de venir ! hurla Rosalya, folle de rage. C’est bon, ça me soûle ! Faites ce que vous voulez, je m’en vais !
— Rosa’ ! interpella Lysandre. Rosa’ ! Où est-ce que tu vas ?
— Laisse-là, elle reviendra quand elle se sera calmée. C’est pas la première fois qu’elle nous fait le coup.
Castiel avait raison. Rosalya s’emportait vite et piquait des colères impressionnantes, mais cela ne durait jamais très longtemps.
— On fait quoi du coup ? demanda le rockeur.
— On peut marcher jusqu’au phare. La vue à son sommet est vraiment magnifique. Qu’est-ce que tu en dis, Alice ?
— Ça me va.
Le ciel empli du cri des mouettes s’était légèrement voilé, mais le risque d’averse avait été écarté pour le moment. Ils marchaient tous les trois en direction du phare, tantôt en silence, tantôt en discutant de choses et d’autres.
— Ça vous dit qu’on prenne un selfie tous les trois ? proposa alors Castiel en sortant son téléphone. Ça fera un nouveau souvenir de plus à Alice.
Rena ignorait ce qu’était un “selfie”, comme tant d’autres choses, mais elle avait maladroitement pris la pose entre Lysandre et Castiel, qui tenait son téléphone à bout de bras. Elle ne s’attendait pas à ce que l’appareil capture une image d’eux. C’était mieux qu’un portrait, c’était une copie instantanée de la réalité, figée dans le temps et l’espace. La technologie terrienne était vraiment fascinante.
— Je te l’enverrai quand tu auras retrouvé la mémoire et ton smartphone, lui dit Castiel sur le ton de la plaisanterie. Tu la veux aussi, Lysandre ?
— Oui, envoie-là moi s’il te plaît.
— C’est fait.
— Merci.
Lysandre jeta un rapide coup d'œil à son téléphone pour vérifier qu’il avait bien reçu la photo. L’expression hagarde d’Alice le fit sourire. Elle n’avait vraiment pas l’air dans son élément, mais c’est ce qui la rendait si attachante. Ils reprirent leur chemin, le phare n’étant plus très loin.
— Je vous laisse monter tous les deux, déclara Castiel une fois au pied de la tour. J’en ai plein les pattes, je vais me poser au bar du coin. Je vous attends là-bas, prenez votre temps.
— D’accord. On se retrouve un peu plus tard alors.
L’escalier qui menait au sommet du phare comptait quelques centaines de marches, mais la vue panoramique qu’il offrait sur l’océan et la ville valait l’effort. Alice et Lysandre croisèrent un couple qui descendait, visiblement ravi de l’ascension. C’est légèrement essoufflés qu’ils arrivèrent à leur tour au sommet du phare. Les cheveux ébouriffés par le vent, ils prirent un bon bol d’air avant de s’accouder à la balustrade pour contempler l’horizon. Tout était toujours plus beau vu de haut.
Les gens au loin n’étaient plus que de minuscules fourmis et l’océan s’étendait à perte de vue, ses eaux profondes épousant parfaitement la couleur du ciel. Rena s’enivrait de cette sensation vertigineuse. Elle aurait voulu étendre ses bras et se laisser tomber dans le vide, mais la chute aurait été extrêmement douloureuse, à défaut d’être mortelle.
— Ça te plaît ? demanda Lysandre, amusé par l’enthousiasme de la jeune femme.
— Oui, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien.
— On a bien fait de venir ici alors, sourit-il.
Laissant Alice à sa contemplation, il s’était assis sur un banc pour griffonner quelques mots sur son carnet. Ses sentiments naissants avaient stimulé son inspiration. Il avait besoin de les coucher sur le papier et de leur donner corps à travers la musique. Alors qu’Alice fixait l’horizon, c’était elle que Lysandre dévorait des yeux. Elle était si belle avec ses cheveux blancs balayés par le vent, son sourire confiant, sa peau diaphane et ses yeux gris qui reflétaient la beauté du ciel. Il voulait capturer son essence dans chacun de ses mots, dans chacune de ses notes.
— Qu’est-ce que tu écris ? demanda l’ingénue en se pendant par-dessus son épaule.
— Rien, fit Lysandre en refermant brusquement son carnet. Tu veux qu’on redescende ? Castiel doit s’impatienter.
L’attitude du faelien avait piqué la curiosité de Rena, mais elle ne souhaitait pas se montrer inutilement intrusive.
— Encore cinq minutes. Je veux me souvenir de cet endroit.
— Tu veux que je te prenne en photo ?
Rena hocha la tête. Elle n’aurait probablement pas l’occasion de la regarder quand elle serait à Eldarya, la technologie terrienne ne fonctionnant pas là-bas, mais elle voulait tout de même immortaliser ce moment.
— Voilà, fit-il en lui montrant le résultat. Ça te va ou tu veux que j’en prenne une autre ?
— C’est parfait, merci.
— J’espère que tu retrouveras vite la mémoire, pour que je puisse te l’envoyer.
— J’y travaille, mais c’est encore assez confus. Parfois, je retrouve des sensations ou des impressions qui me semblent familières. Marcher sur la plage, profiter de l’air de la mer, j’ai le sentiment d’avoir déjà fait quelque chose comme ça, mais je ne sais plus où ni quand ni avec qui.
— Finalement, c’était une bonne idée de venir ici. On devrait sortir plus souvent et diversifier les activités pour stimuler ta mémoire.
Lysandre lui offrit un sourire encourageant qu’elle lui rendit timidement, malgré la culpabilité qui lui broyait le cœur. Plus le temps passait, plus elle répugnait à le manipuler de la sorte. Il fallait qu’elle le ramène à Eldarya avant d’en faire un cas de conscience.
— Alors ? C’était comment là-haut ? lança Castiel qui sirotait un expresso à la terrasse du café.
— Il y avait un peu de vent, mais c’était bien, répondit Rena.
— Rosalya n’est pas revenue ? voulut savoir Lysandre.
— Non, elle ne t’a pas envoyé de message ?
— Je n’ai pas regardé. Ah, si. Elle a dit qu’elle allait faire du shopping pour se calmer et qu’elle nous retrouverait plus tard.
— Demande-lui si elle veut déjeuner avec nous ou pas. Si on décide de manger sans elle, elle va encore nous péter une durite.
Alors que Lysandre tapait son message, Rena, assise à côté de Castiel, jetait des coups d'œil furtif autour d’elle. Elle se savait épiée par l’Alliance. Elle avait aperçu le tengu planer près du phare, mais il gardait ses distances et se contentait de la suivre de loin. Il devait avoir un ou plusieurs partenaires prêts à intervenir en cas de mouvement suspect de la part de la yôkai, mais ils se faisaient discrets. De ce fait, tout le monde lui paraissait suspect.
— Où sont les toilettes ?
— À l’intérieur, derrière le comptoir, lui indiqua Castiel. C’est écrit, tu devrais trouver sans trop de mal.
La gardienne poussa la porte du café, ses yeux balayant rapidement la salle remplie de clients ordinaires qui refaisaient le monde ou discutaient de la pluie et du beau temps autour d’une boisson chaude. Un homme, assis seul à une table, la salua d’un discret signe de main. Il avait pris une apparence plus humaine, sa queue et ses oreilles de renard avaient disparu, et une perruque noire recouvrait ses cheveux argentés, mais le sourire charmeur qu’il lui adressa ne laissait pas de doute quant à son identité.
— Que penses-tu de mon déguisement ? demanda-t-il lorsque la yôkai s’arrêta à sa hauteur.
— Kentin n’est pas avec toi ?
Kyô désigna la terrasse du menton.
— Il est parti saluer tes amis – qui sont aussi les siens, d’ailleurs. Il en avait marre de vous filer en douce, donc il a décidé de prendre les devants avant qu’on le reconnaisse. Ça avance la quête des souvenirs perdus ?
— On peut dire ça.
— Ce serait bien si ça pouvait te revenir rapidement, parce que c’est bien fastidieux de vous suivre nuit et jour.
— Armin m’a donné une semaine, je compte prendre mon temps.
— Tu n’es pas si gentille que ça, finalement, soupira le kitsune. À moins que tu aimes me voir souffrir ?
— Qui sait. C’est peut-être l'un de mes passe-temps de faire souffrir les gens.
— Si c’est toi, je suis prêt à subir mille tourments, répliqua Kyô en dévoilant ses canines blanches.
Rena secoua la tête, dépitée par la lourdeur du kitsune. Elle ne voulait pas s’attarder plus longtemps, elle s’empressa donc de prendre congé avant qu’il ne lui fasse de nouvelles propositions indécentes. Après un bref passage aux toilettes, l’envie étant aussi réelle que pressante, elle retourna sur la terrasse où on lui présenta Kentin, qu’elle fit mine de rencontrer pour la première fois. Il avait échangé quelques mots avec Castiel et Lysandre, puis il était parti rejoindre son “ami” qui l’attendait à l’intérieur.
— Ça faisait longtemps qu’on ne l’avait pas vu, commenta Castiel. C’est marrant de le croiser ici alors qu’on se voit quasi jamais quand on est en ville.
— Le monde est petit, répliqua Rena avec un sourire malicieux.
Midi approchait. Ils s’étaient donc rendus dans une brasserie où les avait rejoint Rosalya. La colère avait laissé place à une expression de ravissement et d’excitation lorsqu’elle leur annonça qu’elle venait de rencontrer la maison de ses rêves.
— Dès que je l’ai vue, j’ai su que c’était là que je voulais vivre ! Il y a pas mal de travaux à faire, mais elle est absolument parfaite !
— Elle est à vendre, au moins ? demanda Castiel qui savait que son amie mettait trop souvent la charrue avant les bœufs.
— Bien sûr qu’elle est à vendre ! Sinon je serais actuellement en train de pleurer, pas de m’extasier. Il faut que j’en parle à Leigh. Avec ses économies et les miennes, on devrait pouvoir obtenir un prêt sans trop de difficulté.
— Et t’en fais quoi du magasin de Leigh ? Limehouse c’est pas la porte à côté non plus. Puis c’est un peu paumé comme coin. T’es sûre que tu vas trouver du boulot dans le coin ?
— Les gens ont toujours besoin d’un bon psy. Puis j’ai toujours préféré les petites villes aux grosses métropoles. On sera très bien ici. Je pourrais ouvrir un petit cabinet à mon compte avec vue sur la mer et Leigh pourrait faire de la vente en ligne.
— Je vois que tu as pensé à tout, sourit Lysandre, amusé par l’engouement de sa belle-sœur. Ce doit être une maison vraiment exceptionnelle. Il faudra que tu y réfléchisses avec Leigh, mais si le projet vous plaît à tous les deux, vous devriez vous lancer.
— C’est étonnant venant de toi qui est toujours si prudent, répliqua Rosalya en le dévisageant avec surprise.
— Ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Puis parfois, il vaut mieux suivre son cœur si on ne veut pas le regretter plus tard. Cette maison ne restera pas en vente éternellement.
— Tu as absolument raison ! D’ailleurs, il faut absolument que vous la voyiez avant qu’on parte.
Chose dite, chose faite. Après le déjeuner, Rosalya les avait joyeusement guidés jusqu’à la future maison de ses rêves.
— C’est… fit Castiel en contemplant la bâtisse, l’air dubitatif.
— Je vous avais dit qu’il y avait beaucoup de travaux, faut juste se projeter un peu.
C’était un euphémisme. La maison était en ruine, une partie de sa toiture effondrée à la suite d’un incendie. On pouvait deviner un reste de peinture bleue sur les volets en bois, rongés par les embruns. Un vieux portail rouillé, qui ne tenait plus qu’à une charnière, grinçait sous la brise marine. Le jardin aussi avait triste mine, il étouffait sous les mauvaises herbes et le sable qui s’était accumulé dans la cour. L’endroit était tout bonnement sinistre.
— Tu es sûre de vouloir acheter cette maison ? demanda Lysandre en jetant un coup d'œil méfiant en direction de la maison. Je ne sais pas, je ne l’aime pas vraiment. Elle me fait froid dans le dos.
— Ouais, y a un truc pas net avec cette baraque, renchérit Castiel. Y’a clairement un drame qui s’est déroulé là. Pas que je suis superstitieux ou quoi, mais bon, vivre dans la maison d’un macchabée, c’est pas le pied.
Rosalya se renfrogna légèrement.
— Justement… Ce n’est pas n’importe quelle maison. J’ai même envie de dire que c’est un signe du destin. J’ai trouvé ça sur la boîte aux lettres, c’est là que j’ai su que c’était cette maison et pas une autre que je voulais.
La jeune femme sortit une étiquette de sa poche. Le vieux papier jauni laissait deviner un nom à demi effacé : Lillian et Aydan Remmington.
— C’est le nom de tes parents, n’est-ce pas ? Ce devait être leur maison avant qu’ils… enfin, tu vois.
Lysandre ne dit rien. Il n’avait rien à dire. On lui avait appris que ses parents étaient décédés peu de temps après sa naissance, mais il ignorait tout des circonstances de leur mort et il ne se souvenait de rien. Son frère, plus âgé que lui de cinq ans, ne se souvenait de rien non plus. Jusqu’à aujourd’hui, il ignorait même qu’ils avaient vécu ici, dans cette maison, à Limehouse. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours vécu à la campagne, sur la ferme de ses grands-parents maternels, jusqu’à ce qu’ils l’envoient à la capitale, où il avait bravement enduré trois années de lycée en internat. Tout ce qu’il possédait de ses parents, c’était une vieille photo de mariage. Ses grands-parents n’en parlaient jamais et il n’avait jamais cherché à les questionner.
— Rosalya, c’est un peu… Je ne crois pas que Leigh serait enchanté à l'idée de vivre dans la maison de nos défunts parents.
— Tu ne comprends pas ! C’est votre héritage, c’est la dernière chose qu’il vous reste de vos parents.
— Rosalya ! s’emporta Lysandre en haussant le ton. Arrête, s’il te plaît.
Une colère froide sourdait en lui. Les mains tremblantes, il luttait pour ne pas la secouer comme un prunier et lui hurler dessus à pleins poumons. Puis, tout à coup, la tempête qui se déchaînait en lui s’apaisa. Il remarqua alors que Rena l’avait pris par le bras et avait glissé sa main dans la sienne. Il la serra nerveusement, comme un marin en perdition accroché à sa bouée de sauvetage.
— Rosalya, dit-elle alors d’une voix douce et posée en se tournant vers la jeune femme. Je comprends ton point de vue, mais mets-toi un peu à la place de Lysandre. Parfois, le passé est trop douloureux pour qu’on veuille y retourner. Parfois, je me dis que c’est peut-être pour ça que j’ai perdu la mémoire. Peut-être que ce n’est pas que je ne peux pas me souvenir, mais que je ne veux pas, parce que c’est trop douloureux. Et ça me fait peur. J’ai peur de ce que renferment mes souvenirs perdus.
Rosalya baissa les yeux, honteuse.
— Tu as raison, je n’ai pas assez réfléchi à la question. C’est juste que Leigh et Lysandre ont perdu leurs parents si jeunes, et cette maison est tout ce qu’il reste de leur enfance. La famille est la chose la plus importante à mes yeux, ça me semblait normal de vouloir récupérer la maison familiale, mais c’était égoïste de ma part de penser que Lysandre serait du même avis.
— À ta place, j’éviterais d’en parler à Leigh, avertit Lysandre plus froidement qu’il ne l’aurait voulu. Il le prendrait sûrement encore plus mal que moi et ça risquerait de virer à la dispute. Mieux vaut oublier cette maison si tu tiens à ton couple.
Rosalya pinça les lèvres. Les paroles de Lysandre lui avaient fait l’effet d’un coup de poignard dans le cœur, mais elle ne voulait pas retourner le couteau dans la plaie. Elle avait conscience de lui avoir fait du mal malgré ses bonnes intentions, et c’était ce qui lui faisait le plus de peine.
— On ferait mieux de rentrer, non ? suggéra Castiel, à deux doigts de craquer sous cette ambiance pesante.
C’est donc sur une fin quelque peu morose qu’ils avaient repris la route de la capitale. Castiel avait déposé une Rosalya un peu fanée devant chez elle, la jeune femme n’ayant pas décroché un mot de tout le trajet. Elle se contenta d’un au revoir de la main un peu mollasson et s’éloigna en traînant les pieds jusque chez elle.
Rena s’inquiétait surtout pour Lysandre. Elle l’avait senti perdre le contrôle de ses émotions, mais ce n’était pas une colère ordinaire. C’était une aura psycho-magique puissante et légèrement instable. La yôkai connaissait bien ce sentiment où perdre le contrôle de ses émotions rimait avec perdre le contrôle de ses pouvoirs. Les souvenirs d’enfance, surtout les plus douloureux, étaient un des déclencheurs les plus communs. Même s’il ne se souvenait pas de ses parents, il devait avoir été marqué par leur disparition. La solitude d’un enfant qui avait grandi sans parents, le poids de la différence et de l’indifférence des gens qui l’entouraient, les regards souvent curieux, parfois empreints de pitié, et les questions déplacées que suscitait l’absence de ses parents, tout cela était remonté d’un seul coup. Il en avait résulté une perturbation de l’équilibre entre son corps magique et son corps spirituel et, l’espace d’un instant, Rena avait perçu le pouvoir qui dormait en lui. Elle ne savait pas s’il s’agissait de sa nature d’Immortel qui s’éveillait ou si c’était son Stigmate, mais quelque chose avait changé.
Rena avait pris sa décision. Elle n’avait pas de raison de rester plus longtemps sur Terre, il était temps de rentrer à Eldarya. Après une longue hésitation, elle s’était décidée à rédiger une lettre à l’attention de Castiel et Rosalya. Révéler son identité et ses intentions était risqué, mais puisqu’elle allait leur enlever Lysandre sans pouvoir leur garantir qu’il reviendrait un jour, c’était le moins qu’elle puisse faire. Elle était restée aussi vague que possible, pour préserver Eldarya d’une éventuelle menace terrienne. Elle doutait qu’ils puissent trouver leur chemin jusqu’au monde des faeries, mais on n’était jamais trop prudent.
La gardienne s’était donc contentée d’expliquer qu’elle venait d’un autre monde, et qu’elle avait été envoyée par les siens pour trouver l’Élu, un être exceptionnel capable de sauver son monde de la destruction, et que cet être était Lysandre. Elle s’excusait de leur avoir menti et de les avoir manipulés, mais surtout, elle était navrée de les priver d’un ami qui leur était si cher. La lettre scellée, elle la déposa sur son bureau, près de ses vêtements terriens soigneusement pliés.
— Je crois que je suis sur le point de retrouver mes souvenirs, annonça-t-elle peu de temps après à Lysandre qui lisait dans le salon. C’est encore flou, mais je le sens, c’est comme si je l’avais sur le bout de la langue. Je pense que ça pourrait me revenir si je reconstitue les événements de cette soirée.
— C’est pour ça que tu as remis les vêtements que tu portais ce jour-là ?
Rena hocha la tête.
— Tout a commencé au parc, la réponse doit se trouver quelque part là-bas.
Ce n’était pas ses souvenirs qu’elle espérait trouver là-bas, mais un moyen de retourner à Eldarya.
— Castiel est sorti, tu ne veux pas attendre qu’il rentre pour qu’on y aille tous les trois ?
La gardienne secoua la tête.
— Le plus tôt serait le mieux, j’ai peur de perdre le fil de mes souvenirs si on ne bat pas le fer tant qu’il est chaud.
— D’accord. Donne-moi deux minutes, je vais me préparer. J’avais justement envie de prendre l’air. J’ai besoin d’inspiration pour mes nouvelles compositions.
— Tu vas sortir comme ça ? s’étonna Rena en le voyant revenir quelques minutes plus tard, une housse de guitare à l’épaule.
— Je te l’ai dit, je veux profiter de l’air frais pour composer quelques morceaux et je travaille mieux quand je suis entouré des sons de la nature. Puis ce n’est pas plus bizarre que de sortir avec un katana à la ceinture.
Il marquait un point. Contrairement aux armes qui contribuaient à enlaidir le monde, il était vrai que la musique adoucissait les mœurs et, en règle générale, les bardes vivaient bien plus longtemps que les soldats, mais l’Oracle n’avait sans doute pas désigné Lysandre pour qu’il sauve Eldarya grâce à ses talents de musicien. Il n’était même pas certain qu’il ait le temps de s’adonner à sa passion une fois là-bas.
— Tu veux qu’on emporte de quoi manger sur place ? proposa le jeune homme, loin de se douter que ce serait son dernier repas sur Terre.
Rena, qui peinait à garder le sourire, hocha poliment la tête. Elle ne pouvait rien refuser à un condamné qui s’apprêtait à monter sur l’échafaud. Elle pouvait bien retarder l’heure du départ, le temps d’un pique-nique.
Vers midi, le parc s’était rempli de jeunes étudiants désœuvrés après les examens, venus profiter du soleil et des pelouses verdoyantes. Lysandre, qui aspirait au calme, avait donc proposé à Rena une petite promenade dans la forêt, loin des groupes d’amis criards et survoltés en cette première semaine de vacances estivales. Une fois de plus, ils étaient revenus à leur point de départ, là où la gardienne était apparue pour la première fois. À gauche, un sentier s’enfonçait dans les bois, longé par un petit ruisseau. En revanche, les lucioles bleues qu’ils avaient pu admirer quelques jours plus tôt n’étaient plus là.
— Je crois que je suis arrivée par là, dit Rena en désignant le sentier.
Quelques dizaines de mètres plus loin, le sentier débouchait sur une petite clairière bucolique. Le soleil scintillait à travers le feuillage printanier et le ruisseau serpentait paresseusement entre les pierres moussues. De petites fleurs à clochettes blanches disposées en fer à cheval ornaient le centre de la clairière et, au centre de ce cercle imparfait, les lucioles de maana dansaient et tournoyaient, comme sous l’effet d’une force magnétique. Quelque chose à cet endroit très précis les attirait et les concentrait en un même point.
— C’est la première fois que je vois ça, murmura Lysandre avec fascination. C’est magnifique.
Hypnotisé par la beauté du spectacle, il s’était avancé jusqu’au centre de la clairière. Il tendit la main vers les lucioles qui se mirent à luire avec intensité.
— Désolée, murmura Rena dans son dos en le poussant avec douceur mais fermeté vers son destin.
Lysandre disparut dans un puits de lumière bleue mais, alors que Rena allait lui emboîter le pas, une voix l'interpella.
— Alice ! Où est passé Lysandre ? Qu’est-ce que tu as fait de lui ?
Kyô la dévisageait avec sa stupéfaction.
— Il est le seul qui peut sauver mon monde, répondit-elle laconiquement.
— Ton monde ? Qu’est-ce que tu racontes ? Est-ce que tu veux déclencher une guerre entre les humains et les Immortels ? s'insurgea le kitsune, la surprise laissant place à la colère.
— Je ne vais pas utiliser Lysandre contre les terriens. Si une guerre doit éclater, ce ne sera pas sur Terre.
— Tu as pensé à nous ? Comment on va expliquer qu’on a perdu la trace d’un hybride potentiellement dangereux ? C’est toute l’Alliance qui va perdre la face. Ramène-le, tout de suite !
— Je ne peux pas. Il est déjà passé de l’autre côté. Et je dois l’y rejoindre, moi aussi.
Rena lui offrit un sourire contrit avant de faire un pas en arrière. Kyô savait qu’il ne l’atteindrait pas à temps. La jeune femme se fondit dans la lumière bleue jusqu’à disparaître complètement. Les lucioles s’étaient volatilisées avec elle, ne laissant derrière elles qu’un cercle de fleurs tristement fanées. Le kitsune avait longuement examiné l’emplacement du portail, mais ce n’était plus qu’un carré d’herbe ordinaire dont aucune magie n’émanait.
— Comment je vais expliquer ça à Armin, moi maintenant… ? soupira le kitsune en se redressant.
Castiel tenait la lettre d’Alice – Rena de son véritable nom – entre les mains, mais son esprit était ailleurs, loin de ces mots qui heurtaient sa rationalité. Il avait d’abord cru à un canular, la situation étant trop absurde pour être autre chose qu’une plaisanterie très élaborée. Il s’attendait à voir Lysandre et Alice débarquer d’un moment à l’autre, un sourire niais au visage, mais, à la nuit tombée, il n’y avait toujours personne. Castiel avait tenté d’appeler son ami qui demeurait obstinément injoignable. Il avait alors relu la lettre des dizaines de fois, des centaines peut-être même, jusqu’à ce que ces mots s’imposent comme la seule vérité possible.
Il avait longuement hésité à en parler à Rosalya. Elle finirait par s’apercevoir de l’absence de Lysandre, mais il avait besoin de quelques jours pour digérer l’information et trouver un moyen de lui annoncer la mauvaise nouvelle sans passer pour un fou, lui qui avait choisi de croire à ce conte à dormir debout. L’Alliance lui avait épargné cette peine.
On avait sonné à sa porte tard dans la nuit. Il avait ouvert en espérant vainement qu’il s’agisse de Lysandre. L’espoir fait vivre. Il ne s’attendait pas à trouver Armin et Nathaniel sur le pas de sa porte. Ce qu’ils lui avaient révélé par la suite dépassait son imagination la plus folle.
— Vous me faites marcher, hein ? C’est passé le 1er avril pourtant, puis on a passé l’âge des plaisanteries en bande organisée.
— J’aimerais bien que ce ne soit qu’une blague de mauvais goût, mais c’est la vérité, soupira Armin. On a échoué à protéger Lysandre, mais on fera tout ce qui est en notre pouvoir pour le retrouver. Cette Alice, elle nous a tous roulés. Elle prétend venir d’un autre monde, mais je n’en suis pas convaincu. Elle a peut-être dit cela pour qu’on ne cherche pas à la retrouver. Elle est peut-être toujours sur Terre.
— Ça fait beaucoup de “peut-être”. Puis elle ne s’appelle pas Alice, elle s’appelle Rena.
— Comment tu sais ça ? s’étonna le Magus Patronus.
Castiel leur montra alors la lettre que la mystérieuse inconnue venue d’un autre monde lui avait laissée.
— Il se peut qu’elle n’ait pas menti, finalement, constata Nathaniel à la fin de sa lecture.
— Hm… ou alors elle est très méticuleuse et elle a planifié cette mise en scène dans les moindres détails, songea son camarade. D’un autre côté, cela expliquerait qu’elle ait pu tracer un cercle de téléportation. Je suis sûr de ce que j’ai vu, c’était bien de la magie.
— Qu’est-ce que vous allez faire alors ? Vous allez vous rendre dans cet autre monde avec vos supers pouvoirs de mages bidule chouette ?
Armin secoua la tête.
— Ce n’est pas si simple, malheureusement. Nous avons une idée du monde d’où elle vient, mais les portails qui permettent de s’y rendre se sont tous éteints il y a des millénaires. À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’y aller. Le portail qu’elle a utilisé était temporaire, il s’est éteint dès qu’elle a disparu. Puis même si on pouvait y aller, on ne sait rien de la situation là-bas, ce serait bien trop dangereux. La question, surtout, c’est qu’est-ce qu’on va faire de vous.
— Qui ça “vous” ?
— Toi, Rosalya et Leigh. Le mieux serait d’effacer Lysandre et toute cette histoire de vos souvenirs.
— Ça va pas la tête ! Jamais de la vie !
— Les grands-parents de Leigh et Lysandre n’accepteront jamais qu’on efface la mémoire de leur petit-fils, et si on ne peut pas effacer la mémoire de Leigh, on ne peut pas effacer celle de Rosalya et Castiel non plus. Leur dire la vérité sur l’Alliance et les Immortels comme on l’a fait avec Castiel est peut-être préférable.
— Est-ce qu’ils ont vraiment besoin de savoir tout ça ? demanda Castiel qui ne souhaitait à personne de traverser une telle épreuve. Je pourrais juste leur dire que Rena a emmené Lysandre parce qu’elle pense qu’elle peut sauver son monde.
— Et tu crois qu’ils vont te croire sans aucune preuve ? Pour croire qu’une telle chose est possible, il faudrait leur montrer que la magie et les créatures surnaturelles existent, ce qui implique de leur révéler l’existence de l’Alliance et des gens comme nous. Ils s’en remettront, ne t’en fais pas. Je suis sûr que toi aussi, au fond, tu l’as déjà accepté, sinon on n’aurait pas cette discussion au calme dans ton salon. Et si jamais c’est un fardeau trop lourd à porter pour eux, alors on pourra manipuler leurs souvenirs avec leur consentement.
C’était donc chez Rosalya et Leigh qu’ils s’étaient tous rendus. Le choc avait été terrible pour la jeune femme. Il avait fallu que Ryûnosuke se transforme en corbeau sous ses yeux et que Kyô agite ses oreilles et sa queue sous son nez pour qu’elle accepte la réalité. La stupeur avait laissé place au bouleversement et à la colère. Alors qu’Alice était désormais le diable incarné à ses yeux, Leigh et Castiel essayaient de rationaliser la situation. Elle prendrait soin de Lysandre, elle le protégerait et s’assurerait qu’il ne lui arrive aucun mal, elle l’avait promis dans sa lettre. Le fait qu’elle leur ait révélé la vérité avant de partir prouvait sa bonne foi.
— Mais il y a des vampires et des loups-garous là-bas ! s’emporta Rosalya en s’arrachant les cheveux de désespoir. Il ne sait même pas se battre, comment il va faire pour survivre dans ce monde de sauvages ?
— Alice – enfin Rena – avait l’air à peu près civilisée, répliqua Castiel qui ne pouvait s’empêcher de sourire face à l’attitude dramatique de son amie. Puis si les vampires brillent au soleil comme dans ton film, le pire qu’il risque c’est d’être un peu ébloui.
— C’est pas drôle… gémit la jeune femme. Ils ne vont quand même pas le sacrifier à un dieu bizarre ?
— Mais non, tu regardes trop de films.
— Qu'est-ce que t'en sais ? Elle a dit qu’il pouvait sauver son monde, elle n’a pas dit comment. Les sacrifices, c’est la base.
— Ouais ou peut-être qu’il épousera une jolie princesse, qu’il deviendra roi et qu’il t’invitera à son couronnement. On n’en sait rien. Tout ce qu’on peut faire, c’est espérer que tout se passe bien pour lui là où il est, et qu’il nous revienne sain et sauf.
— Et moi ? Tu as pensé à moi ? Comment je vais faire, maintenant… ?
— Comment ça ?
— Il y a des créatures dangereuses qui se baladent dans nos rues, Castiel ! Des vampires suceurs de sang, des loups-garous mangeurs de chair, des…. des…
Elle jeta un regard à la fois apeuré et haineux en direction de Ryûnosuke et Kyô.
— … des corbeaux démoniaques arracheurs d’yeux et des renards violeurs de pucelles !
Le tengu et le kitsune échangèrent un regard interloqué. Cette femme avait l’imagination fertile et la langue acérée. Ils n’aimeraient pas la croiser dans une ruelle sombre, de peur de finir injustement énucléés ou émasculés.
— Je crois qu’il va falloir lui effacer la mémoire, glissa Nathaniel à l’oreille d’Armin. Elle ne va pas tenir le coup psychologiquement.
— Laissons-lui quelques semaines, si elle présente les signes d’un quelconque trouble mental, on demandera à Alexy d’intervenir.
Le passage de Rena avait laissé plus de marques qu’elle ne l’aurait voulu. Certaines vies avaient été changées à jamais, pour le meilleur ou pour le pire. Personne n’était prêt à oublier Lysandre, mais le monde continuait de tourner, et il fallait continuer à vivre avec cette nouvelle réalité.
Chapitre 18 : Élément perturbateur
Lysandre se trouvait face au Cristal qui dominait l’espace de toute son imposante splendeur. Les lucioles bleues qui l’avaient emporté dans leur tourbillon avaient continué leur envol jusqu’au joyau pour se fondre dans la masse cristalline bleue. La roche luisit un bref instant, comme un gigantesque charbon ardent couleur azur, avant de retrouver un aspect plus mat.
Plus hypnotique encore que le ballet de lucioles, le Cristal exerçait une attraction puissante sur Lysandre. Quelque chose l’appelait et résonnait en lui. La main tendue vers la demeure de l’Oracle, le faelien avançait comme dans un rêve, mais le Cristal était inatteignable. Il était bien trop grand et bien trop haut, juché sur son énorme socle de marbre et protégé par des grilles en fonte, pour qu’il puisse le toucher. Alors qu’il ne se trouvait plus qu’à quelques mètres du piédestal, une nouvelle sensation, bien moins agréable, s’empara de lui. L'œil en feu, aveuglé par la douleur, il recula.
— Hé, vous là-bas ! héla une femme d’une voix forte. Que faites-vous ici ? Qui vous a permis d’entrer ?
Lysandre se retourna. Son œil devait lui jouer des tours, car il hallucinait des femmes-renards. Elle posa un regard sévère sur lui, ses yeux vifs à l’affût du moindre mouvement suspect. Ses oreilles s’agitaient avec impatience, la réponse ne venant pas assez vite à son goût.
— Je t’ai posé une question, insista-t-elle d’une voix autoritaire en faisant fi du vouvoiement de circonstance. Qui es-tu et que fais-tu ici ? Seuls les officiers supérieurs ont le droit d’accéder à la salle du Cristal, et je ne t’ai jamais vu avant. Tu fais partie des nouvelles recrues ?
— Je… je ne comprends pas ce que vous dites. C’est quoi cet endroit ?
La femme-renard le dévisagea avec un regard de plus en plus suspicieux, ses quatre queues bleu nuit battant nerveusement l’air.
— Jamon ! Mets-le au cachot. On l’interrogera plus tard.
Une montagne de muscles au faciès peu flatteur entra à son tour dans la salle. Il salua sa supérieure, puis se dirigea d’un pas lourd vers le musicien qui trouvait ce rêve de plus en plus réaliste. L’ogre poussa un grognement menaçant, puis le délesta de sa guitare qu’il portait encore sur son dos. Il tendit l’instrument à la femme-renard, puis l’empoigna par le bras pour le traîner hors de la salle du Cristal. Toute résistance était futile et Lysandre s’était laissé entraîné sans protester. Trop apeuré pour observer l’endroit où il se trouvait, il avançait les yeux baissés et la mâchoire serrée.
La descente jusqu’aux oubliettes lui semblait interminable. Ils enfilaient des couloirs bordés de cellules, ouvraient des portes, empruntaient de nouveaux escaliers, encore et encore, jusqu’à ce qu’ils arrivent – enfin – dans une sinistre grotte sous-marine. Suspendues à même la roche, une série de cages assez grandes pour accueillir un homme adulte, voire deux, se balançaient au bout d’une chaîne. L’ogre invita fermement Lysandre à grimper dans l’une des cages qu’il verrouilla d’un tour de clé. Une fois de plus, le pauvre garçon obéit en silence. Son geôlier émit un nouveau grognement qui semblait exprimer sa satisfaction. En sortant, il referma une lourde porte derrière lui et Lysandre l’entendit tourner la clé dans la serrure ; deux précautions valaient mieux qu’une.
Lysandre ramena ses genoux à son menton en réprimant un frisson d’horreur. Quel cauchemar interminable…
— Ce n’est pas un cauchemar, murmura-t-il avec angoisse.
Il sursauta, surpris par l’écho de sa propre voix qui s’était réverbérée contre la paroi de la grotte. Quelques mètres plus loin, les reflux marins aux relents d’algues putrides émettaient une lueur verdâtre peu engageante. Plongé dans la pénombre, il tremblait d’effroi au moindre son inhabituel. Une créature aux allures de monstre aquatique affleura à la surface de l’eau, ses yeux brillants et cruels fixés sur lui, avant de replonger dans les ténèbres. Lysandre se tassa un peu plus dans le fond de sa cage, en priant tous les saints de la terre de le sortir de cet enfer.
Après la peur vinrent la faim, la soif et l’épuisement physique et moral. La cage était loin d’être confortable. Froide et humide, elle oscillait constamment et son grincement sinistre rendait tout repos impossible. Malgré la fatigue qui alourdissait ses paupières, Lysandre ne pouvait pas s’assoupir plus de quelques minutes. Il avait perdu la notion du temps, mais ce devait faire un bon moment qu’il était enfermé, car il avait dû se soulager deux fois déjà à travers les barreaux de sa cage. Ce genre d’endroit ne portait pas le nom d’oubliettes pour rien. Allait-on réellement le laisser croupir ici jusqu’à ce qu’il meure de faim ?
La fin n’était pas aussi proche qu’il le craignait, car on vint enfin le libérer de sa sordide cellule. L’ogre s’adressa à lui d’une voix gutturale.
— Toi venir avec moi. Toi être interrogé.
Lysandre acquiesça docilement. Il ne savait pas à quelle sauce il allait être mangé, mais après son séjour infernal aux cachots, il était déterminé à répondre à toutes leurs questions et à leur apporter entière satisfaction, si cela pouvait lui garantir la vie sauve et un accueil plus chaleureux.
Jamon avait guidé l’intrus jusqu’à la salle commune de l’Étincelante, un endroit autrement plus charmant que les prisons du QG. Ils traversèrent l’immense salle de repos où se détendaient quelques gardiens, puis gravirent une volée de marches qui menaient au bureau de la générale.
— Maintenant, Dame Miiko et les capitaines de garde vont recevoir toi. Toi faire preuve de respect.
L’ogre frappa le sol avec le manche de sa hallebarde deux fois, puis ouvrit la porte en faisant signe au prisonnier d’entrer. Les jambes tremblantes, Lysandre avança jusqu’au centre de la pièce, où une chaise lui était destinée. Tête baissée, les yeux fixés sur ses pieds, il sentait tous les regards braqués sur lui, mais il n’osait relever la tête.
— Assieds-toi. Bien. J’espère que ton petit séjour dans nos cellules aura suffi à te délier la langue.
Je vais te poser quelques questions, je te conseille d’y répondre le plus franchement et le plus directement possible. Est-ce compris ?
Il hocha la tête.
— Comment t’appelles-tu ?
— Ly-Lysandre, bégaya-t-il. Lysandre Remington.
— D’où est-ce que tu viens ?
— J’habite à Crawford, en Arcadia.
Miiko fronça les sourcils. Elle échangea quelques mots à voix basse avec Leiftan qui secoua la tête. Les trois capitaines avaient l’air tout aussi perplexes.
— Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit. Je t’ai pourtant prévenu, n’essaye pas de nous embrouiller.
— Je… C’est…
Lysandre réfléchissait aussi vite qu’il pouvait. Que pouvait-il leur dire de plus… ?
— La Terre ! C’est un pays de la Terre.
— La Terre ? répéta la kitsune avec étonnement. Tu es terrien ?
Il hocha une nouvelle fois la tête, plus énergiquement cette fois-ci.
— Comment un simple terrien a-t-il atterri dans la salle du Cristal ? Comment es-tu arrivé dans notre monde ?
— Je ne sais pas, je ne suis pas sûr… Je… J’étais avec une fille, Alice. On était dans la forêt, il y avait des lucioles bleues et… elle m’a poussé. J’ai été… comment dire ça… c’est comme si j’avais franchi une sorte de portail qui m’a transporté directement dans cette salle étrange avec le gros rocher bleu.
Lysandre avait conscience que son discours paraissait parfaitement absurde, mais ses interlocuteurs l’avaient écouté avec le plus grand sérieux. Intrigués, ils voulaient en savoir plus.
— Le “gros rocher bleu”, comme tu l’appelles, c’est le Grand Cristal où réside l’Oracle, répliqua Miiko avec une pointe de mépris dans la voix. Cette fille, Alice, qui est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas avec toi ?
Lysandre secoua la tête.
— Je ne sais pas, je ne la connais pas depuis très longtemps. C’est une jeune femme amnésique que j’ai accueillie chez moi le temps qu’elle retrouve la mémoire.
— Peux-tu me la décrire ? À quoi ressemble-t-elle ?
Lysandre leur dressa un portrait aussi fidèle que possible, sans omettre le moindre détail. Il leur décrivit même les vêtements qu’elle portait quand il l’avait trouvée. S’ensuivirent un silence pesant et un échange de regards stupéfaits. Ezarel et Nevra, qui n’écoutaient que d’une oreille, avaient subitement relevé la tête et fixaient le terrien comme s’il venait de leur annoncer la fin du monde.
— Ez… fit Nevra en tendant le bras pour retenir son collègue avant qu’il ne se jette sur le terrien.
L’elfe se dégagea d’un coup sec. Planté devant Lysandre, il le jaugea du regard un long moment, avant de le saisir violemment par les épaules. Il approcha son nez de son col pour humer son parfum. Derrière la puanteur humaine, il cherchait les effluves de sa compagne, une trace, même infime, de son odeur qu’il connaissait si bien. Tantôt familières, tantôt étrangères, les senteurs se mélangeaient et il n’était sûr de rien. Il serra les dents, agacé par sa propre incertitude.
— Cette femme, où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas avec toi ? interrogea-t-il avec colère en comprimant les épaules du terrien qui grimaça de douleur.
— Je ne sais pas, souffla Lysandre en lui jetant un regard suppliant. Elle était juste derrière moi, mais je ne sais pas où elle est passée. Elle n’était pas avec moi quand je suis arrivé ici. Elle est peut-être restée coincée de l’autre côté.
— Vous étiez poursuivi ?
— Quoi ? Pourquoi nous…? Non. Non, il n’y avait que nous deux.
— Ezarel ! appela Miiko à bout de nerfs. Ça suffit, retourne à ta place. On en parlera entre nous plus tard.
L’elfe jeta un dernier regard mauvais en direction du terrien avant de reprendre sa place près du bureau de la générale. Ses yeux turquoises braqués sur Lysandre, il le fixait de son regard perçant, comme s’il cherchait à pénétrer son esprit pour y trouver la preuve que cette femme dont il parlait était bien Rena. La curiosité de Nevra se faisait plus discrète, contrairement à la nervosité de Miiko qui crevait le plafond. Seuls Valkyon et Leiftan étaient restés parfaitement détendus. Le vice-capitaine de la Garde Étincelante avait d’ailleurs une tout autre préoccupation.
— Comment connais-tu notre langue ? C’est cette femme qui te l’a enseignée ?
— Comment ça… ?
Lysandre mit un moment à comprendre le sens de sa question, car, depuis qu’il était arrivé, il était persuadé qu’ils parlaient tous la même langue, la sienne. Il ne voyait pas non plus comment Alice aurait pu lui enseigner une langue en seulement cinq jours, mais ce n’était qu’une des nombreuses pièces manquantes au puzzle.
— Je… je ne suis pas sûr de vous suivre. Je ne sais parler que deux langues, comme tous les Arcadiens, c’est-à-dire le français et l’anglais. Et, quand vous parlez, c’est du français que j’entends.
Un nouveau regard incrédule passa entre les cinq gardiens.
— Peut-être lui a-t-elle implanté une rune de polyglottisme avant de l’envoyer ici ? suggéra Leiftan à demi-voix.
— Je ne crois pas, je n’ai rien remarqué de tel, mais je peux faire un examen plus poussé si vous le souhaitez, répondit Ezarel sur le même ton.
Le lorialet se contenta d’un bref signe de la tête avant de reporter son attention sur le terrien.
— La situation est quelque peu… inhabituelle pour nous, tout comme elle doit l’être pour toi. En tout honnête, c’est même la première fois qu’une telle chose se produit. Tu comprendras donc que l’on doive procéder avec la plus grande prudence. En attendant d’étudier ton cas d’un peu plus près et d’en tirer les conclusions nécessaires, nous allons devoir te garder enfermé.
— Vous n’allez quand même pas me renvoyer aux oubliettes ? demanda Lysandre en pâlissant au simple souvenir de cet endroit sordide.
— Non, nous allons te confiner dans une des chambres du QG. Nous posterons un garde devant ta porte et tu ne devras en sortir sous aucun prétexte. Nous nous assurerons que tu disposes de toutes les choses strictement nécessaires à ton confort.
Lysandre les remercia d’un signe de tête, mais la situation lui semblait encore bien précaire.
— J’ai répondu à toutes vos questions, mais je suppose que vous n’allez pas répondre aux miennes ?
— J’ai bien conscience que tu dois en avoir beaucoup, acquiesça Leiftan, mais pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons rien te révéler pour le moment.
Il fallait s’y attendre. Avant qu’ils acceptent de lui en dire plus sur l’endroit où il se trouvait et sur leur identité, Lysandre allait devoir se fier à ses propres observations. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il était tout d’abord certain qu’il ne se trouvait plus sur la planète Terre. Ensuite, il était évident que ce monde était peuplé de créatures surnaturelles, telles qu’on en voyait dans les contes de fées et les œuvres de fantasy. À en juger par leurs armes et leur attitude, ils faisaient partie d’une sorte d’organisation militaire. Leur rôle était peut-être de protéger ce fameux Grand Cristal, ce qui expliquerait qu’ils perçoivent l’intrusion inexpliquée d’un terrien comme une menace à ne pas prendre à la légère.
Puis il y avait Alice. Comment s’accordait-elle à toute cette histoire ? Il avait bien quelques idées sur la question. À vrai dire, tout lui semblait bien plus clair comme cela. Il avait mis toutes les bizarreries d’Alice sur le compte de son amnésie, mais une simple perte de mémoire n’expliquait pas tout. Elle avait constamment l’air en décalage avec la réalité, parfois un peu perdue et souvent méfiante, ce qui s’entendait s’il s’agissait en fait d’une étrangère venue d’un tout autre monde, bien différent de la Terre. Une question demeurait : pourquoi lui ?
Un homme affublé d’une corne, qui s’était présenté comme étant Keroshane, Intendant en Chef et Grand Archiviste de la Garde d’Eel, l’avait mené jusqu’à une petite pièce exiguë qui ressemblait plus à l’idée que Lysandre se faisait d’une cellule ordinaire que d’une chambre à coucher. Un matelas avait été posé à même le sol, à côté d’un pot de chambre fêlé.
— Je suis désolé, s’excusa Keroshane avec un sourire contrit. Cette pièce était à l’origine un débarras, mais le QG étant actuellement en rénovation, nous n’avons pas de chambre libre pour le moment. Il faudra faire avec.
Lysandre se contenta de hocher la tête. Il n’allait pas se plaindre, c’était déjà mille fois mieux que les cachots.
— Chrome est chargé de monter la garde, fit alors son guide en désignant un jeune garçon près de lui. Si tu as besoin de quelque chose, c’est à lui qu’il faut s’adresser.
L’adolescent le salua d’un bref signe de tête tout en le dévisageant avec une curiosité à peine déguisée. Lysandre lui répondit par un sourire timide, mais dès que leurs regards se croisèrent, le garçon détourna la tête et s’empressa de rejoindre son poste dans le couloir.
— Je crois que tout a été dit, conclut alors l’homme-licorne. Ah, si. Ton repas te sera livré dans quelques heures.
— Quelle heure est-il actuellement ? demanda Lysandre qui n’avait pas osé s’exprimer jusque-là.
— Il est dix heures du matin. Les repas sont servis à sept heures, midi et dix-neuf heures. Il n’y a pas de couvre-feu, mais les patrouilles de nuit commencent à vingt-deux heures et se terminent à cinq heures du matin.
— Hé, tu lui en dis pas un peu trop là ? lança Chrome depuis le couloir. De toute façon, il a pas le droit de sortir de sa piaule. Il n’a pas besoin de connaître les horaires.
— Ah, oui, au temps pour moi. L’habitude de former les nouvelles recrues. Bref, tu devras rester ici jusqu’à ce qu’on décide de ce qu’on va faire de toi. Des questions ?
— Euh, non… Ah, si. Ma guitare. Je l’avais quand je suis arrivé ici. Est-ce que je pourrais la récupérer ?
Keroshane hocha la tête.
— Effectivement, nous sommes en train d’examiner tous tes effets personnels. Nous te les rendrons lorsque nous nous serons assuré qu’ils ne sont pas dangereux.
Lysandre s’était donc retrouvé seul avec ses pensées qui ne le menaient nulle part. Deux heures plus tard, on lui avait servi un morceau de pain rassis, un ragoût fade et gélatineux, et quelques fruits secs, le tout accompagné d’un pichet d’eau fraîche. Le musicien avait trop faim pour faire la fine bouche, mais la nourriture était si insipide et écœurante à la fois qu’il mâchait à peine ses aliments et faisait descendre chaque bouchée avec une bonne rasade d’eau. On le traitait toujours comme un prisonnier, c’était certain, sinon pourquoi lui servir un repas aussi infâme ?
Les cinq gardiens étaient assis autour d’une table, dans une des salles de réunion de la Garde Étincelante. Miiko ne savait pas par où commencer, tant il y avait à dire, et, surtout, elle réfléchissait à la meilleure manière d’aborder les sujets les plus sensibles.
— Ce terrien n’est pas arrivé là tout seul, c’est certain. Et il n’est pas arrivé là par hasard non plus. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’il soit apparu dans la salle du Cristal.
— Comment et pourquoi crois-tu qu’il soit arrivé ici, alors ? interrogea Ezarel en s’appuyant contre le dossier de sa chaise, les bras croisés sur sa poitrine.
— Je sais que nous pensons tous la même chose. Cette femme qu’il a décrite, elle correspond à la description de Rena. Elle a fait quelque chose au Cristal quand elle a essayé de le détruire, c’est certain. Si au lieu de mourir quand il a explosé, elle a simplement été transportée sur Terre, alors elle pourrait faire le trajet dans le sens inverse et réapparaître au même endroit.
— Sauf que ce n’est pas Rena qui est apparue dans la salle du Cristal, lui rappela Nevra. C’est un terrien on ne peut plus ordinaire et complètement paumé. Et crois-moi, j’aurais préféré que ce soit Rena.
— Je n’en doute pas, répliqua Miiko en pinçant les lèvres, piquée au vif par l’effronterie du vampire. Et à ce sujet, j’aimerais m’assurer que nous soyons tous du même côté dans cette affaire. Rena est une ennemie du royaume d’Eldarya et elle doit être traitée comme telle.
— Si c’est elle qui a envoyé ce terrien ici, alors lui aussi devrait être traité comme un ennemi du royaume, nota l’elfe avec un sarcasme haineux. Je suis étonné que tu ne l’aies pas déjà fait décapiter.
— Nous n’en savons rien pour le moment, nous n’avons aucune preuve, mais nous devons rester sur nos gardes.
— Dans ce cas, prouve-moi que Rena est la seule et unique responsable de la destruction du Cristal, et je la traiterai en ennemi comme tu le souhaites, répliqua Ezarel. En attendant, j’appliquerai la présomption d’innocence.
— J’en conclus donc que tu n’es pas disposé à coopérer ?
— Tu conclus bien.
— Dans ce cas, tu peux sortir.
Ezarel ne se fit pas prier. Il se leva, salua ses collègues d’un signe de tête un peu rêche, et quitta la salle de réunion sans une once de regret ou de culpabilité. Nevra secoua la tête, dépité par l’attitude vindicative de l’elfe. ll pourrait au moins faire semblant d’aller dans le sens de Miiko, quitte à la poignarder dans le dos plus tard.
— Et toi, Nevra ? Tu veux sortir aussi ou je peux te faire confiance pour aborder ce sujet avec maturité et détachement ?
— C’est bien mal me connaître que de me faire confiance. Je suis le capitaine de l’Ombre, après tout. Tu ne m’as pas nommé à ce poste pour mon honnêteté.
— Non, certes, mais je n’ai pas viré Ezarel pour sa déloyauté non plus. J’ai juste senti qu’il allait être très pénible et je n’avais pas envie de subir sa mauvaise humeur.
— Tu marques un point. Donc, qu’est-ce qu’on va faire de ce terrien ? On le torture jusqu’à ce qu’il avoue… ce qu’il a à avouer ?
— Je ne sais pas… Soit il cache vraiment bien son jeu, soit il est vraiment paumé et il n’a vraiment aucune idée d’où il est, ni de ce qu’il fait ici. J’aimerais bien que ce soit le cas, mais si c’est Rena qui l’a envoyé, alors…
— Alors quoi ? Tu penses qu’elle s’est alliée avec un terrien pour se venger ? Ou pour finir ce qu’elle a commencé ?
— Ce n’est peut-être que le début. Imagine si elle revenait avec une armée de soldats terriens... S’ils cherchaient à envahir notre monde après avoir découvert notre existence ?
— Ce serait problématique, en effet.
— Je pense que nous devrions nous en tenir aux faits, dit Valkyon qui sentait sa supérieure se faire des nœuds au cerveau. Les affaires du terrien n’avaient rien de suspect. Il n’était pas armé. Quel envahisseur débarque dans un monde avec une guitare et un carnet de musique ?
— Sa guitare n’est pas enchantée ? Tu es certain ?
— C’est une guitare classique tout ce qu’il y a de plus classique.
— C’est peut-être un espion qui se fait passer pour un barde.
Le capitaine de l’Obsidienne poussa un soupir exténué. Quand leur chef se mettait dans cet état, il n’y avait rien à en tirer.
— Les espions, ça se retourne, c’est ce que tu as soutenu à l’époque, et c’est l’argument que je vais soutenir aujourd’hui, argua Nevra, non sans une pointe de rancune. Et s’il est innocent, alors rien de plus simple que de le rallier à notre cause. Il suffit de lui prouver que nous ne sommes pas les méchants de l’histoire.
— Qu’est-ce que tu suggères alors ?
— Qu’on l’intègre à la Garde. C’est le meilleur moyen de le surveiller tout en lui faisant croire qu’on lui fait confiance. Plus il se sentira à l’aise parmi nous, plus il y a de chances qu’il trahisse ses véritables intentions ou qu’il éprouve des remords.
— Hm. Ça me semble risqué, mais tu n’as pas tort. On ne peut pas le renvoyer chez lui, et le garder enfermé à vie est envisageable, mais peu souhaitable.
— C’est un humain, on n’aurait pas à le garder enfermé bien longtemps.
Leiftan avait croisé les doigts sous son menton. Il écoutait la conversation du vampire et de la kitsune, l’air mi-ennuyé, mi-amusé. Il se permit toutefois d’intervenir pour évoquer un sujet qui le turlupinait depuis un moment.
— Puisqu’on en parle, j’aimerais vérifier quelque chose.
— Quoi donc ? fit Miiko qui prêtait toujours une oreille attentive à son vice-capitaine.
— Je ne suis pas certain qu’il soit tout à fait humain. J’ai senti quelque chose en lui, mais ce n’était pas clair.
— Tu penses que c’est plus qu’un simple humain ? Un faelien peut-être ?
— C’est possible, mais je n’ai senti aucune émanation de maana en lui.
— Si c’est un terrien, sa constitution est peut-être différente de la nôtre, suggéra Valkyon qui intervenait que lorsqu’il jugeait cela nécessaire. Il n’existe pas un moyen de s’en assurer ?
— Il y a des potions qui peuvent révéler la présence
de sang humain chez un faery, mais je ne sais pas si l’inverse existe. Il faudrait demander à Ezarel.
— Tu ne pouvais pas me dire ça avant que je le mette à la porte ? s’insurgea la kitsune qui sentait la migraine monter rien qu’à l’idée de devoir amadouer l’elfe acariâtre.
— Tu ne m’as pas laissé le temps d’aborder le sujet, même si je ne crois pas que ça change grand-chose. Étant donné son caractère, il ne sera pas facile à convaincre.
— Il ne pourra pas refuser une telle opportunité de prouver son génie en alchimie, leur assura Nevra avec un sourire confiant. Pour lui, un refus équivaudrait à admettre qu’il n’est tout simplement pas capable de réaliser une telle potion, et vous le connaissez aussi bien que moi, son égo est son plus gros point faible.
Miiko acquiesça. Le capitaine de l’Ombre avait raison, l’elfe ne ratait jamais une occasion d’étaler ses talents.
— Dans ce cas, je te laisse lui en parler. Tu sais mieux y faire avec lui que moi.
— C’est totalement absurde. Il n’y a aucune chance que ce terrien soit un faelien. Aucune.
L’elfe était catégorique. Il avait mieux à faire que perdre son temps et son énergie en recherches futiles motivées par des suppositions aussi grotesques. Nevra s’attendait à un peu de résistance de la part de son collègue. Il ne cédait jamais facilement, même s’il finissait souvent pas céder.
— Tu sais, tu n’es pas le seul expert en alchimie. Je suis sûr que des tas d’Absynthes rêvent de faire leurs preuves et seraient plus que ravis de relever le défi.
— Eh bien, bonne chance à eux. Si un seul de ces incompétents parvient à un tel exploit, je veux bien lui donner mon poste. C’est déjà à peine s’ils arrivent à distiller de l’eau purifiée correctement, alors une potion de détection génétique, je demande à voir.
— Comme tu veux. Mais puisqu’il y a des chances que ce terrien soit lié à Rena, j’ai pensé que tu voudrais t’en charger personnellement.
Ezarel ferma les yeux un instant.
— Et si ce n’est pas elle ? demanda-t-il avec abattement. Et si c’est juste le désespoir qui me fait croire à l’impossible ?
— Fais confiance à ton instinct.
— Parce que t’y crois, toi ?
Nevra haussa les épaules.
— Je ne crois plus en rien depuis longtemps, et je n’espère rien non plus, mais s’il y a une chance, même infime, que ce soit elle, on ne perd rien à l’attendre encore un peu.
Le vampire n’était plus aussi sentimental qu’autrefois. La perte de son amie l’avait rendu hermétique à ses propres sentiments et à ceux des autres, mais ce n’était rien en comparaison d’Ezarel dont le cœur encore à vif était empli de colère, de haine et de rancune. Dans ses bons jours, on pouvait compter sur une indifférence froide, mais quand il était de mauvaise humeur, tout le monde savait qu’il valait mieux l’éviter au risque d’être pris pour cible.
— Alors ? Tu vas le faire ou il faut que j’aille demander à ta vice-capitaine ?
— Inarys est une mage, elle n’y connaît pas grand-chose en alchimie, lui fit remarquer l’elfe avec dédain. Tu pourrais au moins savoir ça, en tant qu’expert en renseignement.
— Juste pour le plaisir de voir son joli minois, je veux bien faire semblant de ne pas être au courant, répliqua Nevra avec un sourire narquois. Mais ça ne répond pas à ma question. Tu vas le faire ou pas ?
— Je vais y réfléchir. Ce ne devrait pas être très compliqué. Même si je ne vois toujours pas l’intérêt de confirmer sa nature. Ça ne change rien au fait que c’est un terrien et qu’il n’a rien à faire ici.
— Miiko veut l’intégrer à la Garde, lui annonça le vampire en omettant bien de préciser que l’idée venait originellement de lui.
— Quoi ? s’étouffa Ezarel. Elle est sérieuse ? Qu’est-ce qu’on va faire d’un terrien qui ne connaît rien de notre monde et qui n’a aucune compétence utile ?
— On a jugé qu’il était plus prudent de le garder sous surveillance tout en lui accordant un semblant de liberté. Ce sera toujours mieux que de le lâcher dans la nature.
— C’est pas les cellules qui manquent pourtant.
— Miiko ne veut pas lui donner de raison de nous craindre ou de nous haïr.
L’elfe secoua la tête en signe de désapprobation. La tête de ce terrien ne lui revenait pas et l’idée de devoir travailler et vivre sous le même toit que lui ne l’enchantait absolument pas.
— J’espère vraiment qu’il ne finira pas dans ma garde. J’ai suffisamment de boulets à gérer comme cela.
— J’espère aussi pour lui, mais je ne le vois pas faire long feu dans la garde de l’Ombre.
— On a qu’à le refiler à Valkyon.
— Hm. Ce serait l’idéal. Il est patient et bienveillant. Puis c’est un faelien, il compatira peut-être plus à sa situation que nous.
— Ce n’est pas vraiment l’idée que je me fais de notre cher capitaine de l’Obsidienne, répliqua Ezarel avec un sourire sardonique. Tu as déjà vu Valkyon accorder le moindre traitement de faveur à qui que ce soit ? J’ai surtout hâte de voir ce terrien se tuer à la tâche et mordre la poussière aux entraînements.
Nevra soupira. Cet elfe était irrattrapable, mais il avait raison sur un point. Lysandre allait en baver, peu importe la garde dans laquelle il se retrouverait. On ne s’improvisait pas gardien, et même si sa situation était quelque peu spéciale, on en exigerait tout autant de lui. S’il ne montrait aucune faculté, quelle qu'elle soit, pour les missions de terrain ou les postes intermédiaires, il devrait mériter son salaire en assurant la maintenance du QG. Récurage, lessive et corvée de patates risquaient bien d’être le seul avenir qui l’attendait au sein de la Garde.
Le verdict était tombé. Lysandre avait bien du sang faery en lui, et pas qu’un peu à en juger par la réaction provoquée par la potion. En revanche, ils avaient aussi confirmé qu’il ne possédait pas de flux manéique. Les emmerdes volant souvent en escadron, le faelien avait été assigné à la garde Absynthe, et Miiko avait ordonné à Ezarel d’assurer lui-même sa formation et d’y mettre tout son cœur s’il ne voulait pas qu’elle le prive de son salaire. Lysandre était trop frêle et vulnérable pour l’Ombre ou l’Obsidienne. L’Absynthe s’était donc imposée comme une évidence.
— Il ne peut pas utiliser la magie, mais si tu lui expliques les fondements de l’alchimie et que tu lui inculques quelques bases, il devrait être en mesure de brasser des potions basiques. Je compte sur toi pour faire preuve de bonne foi et jauger son potentiel avec objectivité. Ah, autre chose. Le QG étant en rénovation sans aucune chambre de libre pour le moment, je lui ai assigné ton ancienne chambre. Je ne te demande pas ton avis, mais je préfère tout de même te prévenir.
— Attends, quoi ?
Ezarel trouvait déjà qu’on lui en demandait beaucoup, mais là c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase.
— Je n’allais pas le faire dormir à même le sol dans une pièce de cinq mètres carrés. Ce n’est plus un prisonnier, il a le droit à une chambre décente.
L’elfe serra les dents. Miiko était vraiment impitoyable. Il l’aurait bien étranglé avec ses queues, mais elle restait sa supérieure hiérarchique et il respectait au moins l’autorité qu’elle représentait en tant que général, à défaut de respecter la personne.
— Dans ce cas, je vais lui donner ma chambre actuelle et reprendre l’ancienne.
La kitsune acquiesça.
— Ça me va aussi.
— Autre chose ou tu as fini de ruiner ma journée ?
— C’est bon pour le moment, tu peux disposer.
En fin de journée, Lysandre avait enfin été libéré de son cagibi, mais cette liberté avait un prix. Il avait appris qu’il n’était pas entièrement humain. D’autres se seraient sans doute effondrés à la suite d’une telle révélation ou l’auraient accueillie avec scepticisme, certains se seraient même enfermés dans le déni, mais le jeune homme avait encaissé la nouvelle sans broncher. Il l’accueillait même avec une certaine philosophie. Il s’était toujours senti différent, en décalage avec son temps et ses pairs, et on le percevait souvent comme un original. Outre ses anomalies physiques, son esprit se sentait à l’étroit dans cette société moderne qui classait, catégorisait et hiérarchisait les individus en fonction de leur valeur économique. Artiste dans l’âme, loin de ces préoccupations matérialistes, Lysandre aspirait à une vie où il pouvait laisser libre cours à sa créativité sans se soucier des fins de mois.
Malheureusement pour lui, ce nouveau monde ne semblait pas bien différent de la Terre en termes d’organisation sociale. Keroshane lui avait expliqué tout ce qu’il y avait à savoir sur la Garde, à commencer par le travail qu’il devrait accomplir, le salaire qu’il toucherait et les perspectives de promotion auxquelles il pouvait espérer prétendre s’il se montrait suffisamment ambitieux.
— Même si je ne te cache pas que le capitaine Ezarel est difficile à satisfaire. Ses attentes sont bien trop élevées, et peu trouvent grâce à ses yeux. Mais si tu t’occupes des tâches qu’il te confie et que tu évites de le contrarier, tu devrais au moins réussir à gagner son indifférence. Et c’est tout le mal que je te souhaite, car il vaut mieux être insignifiant à ses yeux qu’être pris en grippe.
Lysandre n’avait guère apprécié la façon dont l’elfe l’avait traité, et Keroshane confirmait son sentiment.
— Il se fait tard, je vais te montrer ta chambre avant le dîner. Suis-moi.
Keroshane en profita pour lui faire visiter les quartiers de l’Absynthe et lui implanter la clé runique qui lui permettrait d’accéder à la salle commune. C’était un lieu propre à chaque garde où se trouvait notamment le bureau du capitaine, ainsi qu’une salle d’armes et des espaces récréatifs. La salle commune de l’Absynthe comprenait également quelques laboratoires et une bibliothèque.
— Et nous y voilà, déclara l’unicorne en s’arrêtant devant une des nombreuses portes qui jalonnaient le corridor orné d’un tapis vert émeraude.
Il frappa trois coups, puis poussa un soupir de soulagement lorsqu’il constata que la chambre était vide.
— Il doit être parti, tu n’as plus qu’à t’installer.
Cependant, lorsque Kero actionna la poignée, il constata avec effarement que la porte était verrouillée.
— Qu’est-ce qu-
Au même moment, un cliquetis se fit entendre et la porte s’entrouvrit pour laisser apparaître un Ezarel on ne peut plus mal léché.
— J’ai pas fini de ranger mes affaires. Revenez plus tard.
— C’est que c’est bientôt l’heure du dîner, bégaya l’intendant qui n’osait croiser le regard de l’elfe.
— Vraiment ? Eh bien, dans ce cas…
Le capitaine de l’Absynthe disparut un instant pour revenir avec une pile de livres qu’il fourra dans les bras de Keroshane.
— Rends-toi utile. Puisque tu es si pressé de me virer de ma chambre, je t’en prie, mes affaires ne demandent qu’à être transportées le plus vite possible.
Keroshane était devenu rouge de colère et d’humiliation, mais il n’avait pas le courage de s’opposer à l’elfe, même quand il se comportait de façon aussi odieuse.
— Toi aussi le terrien, reste pas planté là et vide-moi tout ça. C’est ta chambre après tout.
L’unicorne lui jeta un regard désolé par-dessus la pile de livres, mais Lysandre se contenta de lui sourire en secouant la tête. Sous l’autorité d’Ezarel qui n’avait pas levé le petit doigt, les deux hommes s’étaient retrouvés à déménager toute sa chambre d’un bout à l’autre du QG. Il leur avait fait poser toutes ses affaires dans le corridor des Ombres, là où se trouvait l’ancienne chambre qu’il partageait avec Rena.
— Vous ne voulez pas qu’on vous aide à tout transporter à l’intérieur ? demanda innocemment Lysandre, sa remarque lui valant un regard noir de la part de son supérieur.
— Une chambre ne te suffit pas, faut aussi que tu te tapes l’incruste dans celle-ci ?
— N-non, c’est juste que ça fait beaucoup de choses à ranger, dit-il en désignant le capharnaüm de livres, de parchemins, de fioles et autres bibelots qui encombraient le couloir.
— Quel sens de l’observation ! railla l’elfe, un sourire sardonique aux lèvres.
— On te laisse à tes affaires alors, s’empressa de dire Keroshane avant que Lysandre ne se retrouve en fâcheuse posture. Viens, Lysandre.
Le faelien salua son capitaine d’un signe poli de la tête, puis se laissa entraîner par l’intendant qui sentait sa tension monter sous l’effet du stress. Keroshane lui livra quelques explications supplémentaires avant de lui remettre les clés de sa nouvelle chambre. On lui avait fourni deux uniformes complets, ainsi qu’un insigne de la garde Absynthe qui comportait son nom et son grade – le plus bas. On lui avait également rendu ses effets personnels que Lysandre avait retrouvés avec grand plaisir. Installé sur son lit, il avait pris son carnet de notes pour y noter tout ce qui lui était arrivé depuis son arrivée. Son regard s’attarda sur ce début de chanson qu’il avait composée pour Alice. Même dans ces circonstances, elle lui manquait. Si sa réalité avait volé en éclat, ses sentiments, eux, restaient inchangés. Que lui était-il arrivé ? Pourquoi n’était-elle pas apparue en même temps que lui ? Si elle avait été là pour répondre à ses questions, le guider et le rassurer, il ne se serait pas senti aussi perdu et effrayé.
Ezarel hésita longuement avant d’entrer. Derrière cette porte se trouvaient les souvenirs de sa vie avec Rena, vestiges d’un passé bien plus heureux, qu’il n’avait pas su apprécier à sa juste valeur. Il n’avait pas pu rester plus de quelques jours dans cette chambre après sa disparition, car tout lui rappelait douloureusement l’être cher qu’il avait perdu. Il avait obtenu de Miiko qu’elle fasse condamner cette chambre, par égard pour les sentiments de l’elfe endeuillé, lui qui n’avait pas même une tombe où se recueillir. Une promesse qui avait fait son temps. Il ne comptait pas y remettre les pieds, mais l’idée qu’un étranger puisse y vivre avec insouciance lui était insupportable.
Il poussa un soupir résigné. Rien n’avait changé, si ce n’est la poussière et les toiles d’araignées qui recouvraient le mobilier. L’elfe n’était pas d’humeur à faire le ménage. Il se contenta donc d’empiler ses affaires au milieu de la pièce, qu’il quitta aussi vite que possible. En sortant, il tomba nez à nez avec Nevra qui était venu lui remettre un livre.
— J’ai croisé le terrien, il m’a donné ça. Tu l’avais oublié sous ton lit.
— Merci. Tu as prévu de faire sortir Mika ? demanda-t-il en remarquant la présence du Seryphon juché sur l’épaule de son maître de substitution.
— Non, c’est lui qui me harcèle depuis ce matin. Il ne veut pas me lâcher, il me suit partout et me hulule dans les oreilles à longueur de temps. Il est insupportable.
Comme pour illustrer ses propos, le familier poussa un long hululement strident puis, d’un coup d’aile, il prit son envol pour se poser sur l’épaule d’Ezarel qu’il attaqua sans vergogne, cherchant à attirer son attention par des coups de bec insistants.
— Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? s’exclama l’elfe en levant les bras pour protéger son visage des assauts de la créature.
— Je ne sais pas, répondit Nevra tout en l’aidant à se dépêtrer de l’oiseau détraqué. Il a fait la même chose avec le terrien quand je l’ai croisé tout à l’heure. C’est la première fois que je le vois aussi agité. Mika, ça suffit ! Si ça continue, je vais te mettre dans une cage !
Le Seryphon se calma à la menace proférée par le vampire, il détestait être enfermé.
— Tu crois qu’il a senti quelque chose ? songea Ezarel en dévisageant le familier avec curiosité.
— Tu veux parler de Rena ? Tu crois qu’il essaye de nous dire qu’elle est de retour ? Si c’était le cas, il serait déjà parti à sa rencontre.
— Elle n’est peut-être pas encore là, mais il sent qu’elle va arriver. Les familiers ont un instinct pour ces choses-là.
— Ou il est juste perturbé par la présence d’un terrien, tempéra le vampire. Où est-ce que tu vas ?
— Dans la salle du Cristal.
— Encore ? fit Nevra en lui emboîtant le pas. Miiko va encore piquer une crise si elle te voit là-bas.
— Je sais, c’est en partie pour ça que je passe ma vie là-bas, répliqua l’elfe avec un sourire malicieux. J’adore lui faire les pieds.
Les deux capitaines s’étaient adossés au mur, à une distance respectable du Cristal qu’ils contemplaient d’un air rêveur, chacun absorbé dans ses propres pensées. Nevra se demandait ce qu’il foutait là et se sentait bien bête à attendre une sorte de miracle qui ne se produirait sans doute pas.
— Tu crois qu’à force de fixer le Cristal comme deux abrutis, ça va la faire apparaître comme par magie ?
— Je n’ai rien dit tout à l’heure, quand le terrien a décrit les vêtements de cette fille, Alice, mais c’est elle, j’en suis certain. C’est les vêtements qu’elle portait cette nuit. Je m’en souviens comme si c’était hier. Comment pourrais-je l’oublier ? C’est le dernier souvenir que j’ai d’elle…
— Si tu le dis… Je ne l’ai pas vue ce soir-là, je ne sais pas comment elle était habillée, je ne peux rien affirmer.
— Tu crois que je perds la tête ?
— Je te l’ai dit, je n’espère plus rien. Espérer, c’est s’exposer à de très lourdes déceptions.
Nevra soupira. Il ne voulait pas brusquer son ami ou lui donner tort, mais cet espoir fou auquel il s’accrochait désespérément lui faisait plus de mal que de bien. Lorsqu’il avait accepté le poste de capitaine de la garde Absynthe, Nevra avait pensé qu’il avait réussi à surmonter sa douleur, mais il se rendait compte que son ami était encore loin d’avoir fait son deuil. Au lieu de cela, il noyait sa solitude dans le travail, tandis que l’absence de Rena continuait de le ronger, petit à petit, jour après jour.
Le capitaine de l’Ombre reporta son attention sur le Cristal. Ces derniers jours avaient été bien étranges, même par les temps qui couraient. Un terrien à Eldarya, c’était sans précédent. Il se demandait quels nouveaux changements ce bouleversement allait apporter.
Dernière modification par Togame (Le 25-10-2022 à 20h16)