Infos : 16/11/2024 : Je ne suis pas morte, merci de ne pas supprimer le topic. Re-publication jusqu'au chapitre 37
- Bonjour et Re/Bienvenue -
>> Présentation <<
Anciennement nommée Ladyrach (oui, je n'assumais pas ce pseudo...), je reviens publier cette fiction qui me tient à coeur.
Ça fait maintenant près de deux ans que je travaille sur cette histoire centrée sur Lance et qui est composée de trois parties/livres.
- Livre Un - L'humaine
- Livre Deux - La Gardienne
- Livre Trois - La Sorcière
J'espère que vous aimerez autant la lire que moi de l'avoir écrite ♥
>> Remerciements <<
Merci à Auré pour la correction de ces chapitres et de ses précieux conseils; et Alpha pour le sublime header.
- Bonne lecture -
>> LE SANG DES SORCIÈRES <<
▲▼▲ Livre Un - L'humaine ▲▼▲
- Bonjour et Re/Bienvenue -
>> Présentation <<
Synopsis
Florelle est une sorcière sans pouvoir qui vit avec sa famille sur Terre. Les Blackhill constituent l'une des lignées de plus anciennes et puissantes d'Europe, et dont les légendes racontent la création du monde d'Eldarya. Entraînée par sa cousine, Florelle découvre la formule qui ouvre un portail vers ce monde fantastique.
Anciennement nommée Ladyrach (oui, je n'assumais pas ce pseudo...), je reviens publier cette fiction qui me tient à coeur.
Ça fait maintenant près de deux ans que je travaille sur cette histoire centrée sur Lance et qui est composée de trois parties/livres.
- Livre Un - L'humaine
- Livre Deux - La Gardienne
- Livre Trois - La Sorcière
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Chapitre Un - Les Cousines Blackhill
Le calme régnait dans le manoir familial des Blackhill et, dans la chambre de Florelle davantage que le silence, la concentration. Elle lisait sur son lit, allongée sur le ventre, dévorant des yeux les lignes qui noircissaient les pages d’un roman d'aventure. Un soleil d’été brillait à l’extérieur et brûlait même les téméraires qui osaient pointer leur nez dehors. Heureusement, les briques rouges de l’ancienne demeure de la fin du 19ème siècle gardaient jalousement le frais. Les sorcières n’aimaient pas vraiment la chaleur de toute façon.
L’adolescente était en vacances depuis environ trois semaines et passait ses journées à lire ces histoires et à en imaginer d’autres. Elle avait l’esprit fertile et cultivait son imaginaire débordant. Le silence et la quiétude étaient encore de mise pendant quelques instants, avant que Florelle ne relève la tête et voit sa cousine se précipiter dans sa chambre une seconde plus tard. Furieuse, Mélina claqua la porte derrière elle, faisant trembler les murs de sa colère débordante.
— Je la déteste ! s’écria-t-elle sans chercher à contenir son courroux.
Florelle l’ignora et préféra lever les yeux vers son luminaire au plafond. L’ampoule allumée, grésillait sous les émotions négatives de Mélina. Ce n’était pas étonnant pour les filles Blackhill, ni même pour une sorcière en général.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Florelle posément, en fermant le livre entre ses mains.
— Ma mère, elle ne veut pas que je m'inscrive au lycée de Red Manor pour l’année prochaine ! ragea Mélina en se jetant sur le lit.
Les deux cousines n’avaient que quelques mois d’écart, au profit de Mélina. Elles héritaient tous les deux des yeux gris de leurs mères, de la silhouette fine et du minois angélique des Blackhill. La seule chose qui les différenciait était leur couleur de cheveux. Florelle avait pris la teinte blonde de son père et Mélina avait les cheveux brun foncé des femmes de la famille. Elles avaient grandi comme deux soeurs, avaient fréquenté les mêmes écoles et les mêmes amis depuis toutes petites.
— C’est quoi Red Manor ?
— C’est une école pour les jeunes sorcières ! expliqua l’aînée des cousines avec enthousiasme. Mes pouvoirs sont en pleine expansion et si je veux les exploiter, je dois m’entraîner ! Mais elle veut pas…
— Mais, on a pas le droit d’utiliser nos pouvoirs.
Depuis toujours, Florelle et Mélina savaient ce que l'utilisation de leurs pouvoirs pouvait entraîner. La chasse aux sorcières n’était pas un mythe et certains fanatiques s’employaient à poursuivre la lutte contre des créatures, qu’ils considéraient comme le Mal incarné. Des familles entières de sorcières avaient été exécutées pour une utilisation trop ostensible de leur magie. Il fallait cacher au monde leurs talents mais plus Mélina grandissait, plus elle sentait ce pouvoir croître en elle. Or, c’était déjà une adolescente rebelle, impulsive qui aimait se faire remarquer.
— Florelle, c’est facile pour toi, tu n’as pas de pouvoirs, alors tu ne peux pas savoir ce que je vis, répliqua Mélina du tac au tac avec cet air supérieur qu’elle arborait de plus en plus régulièrement.
La jeune fille resta sans voix. C’était la première fois que sa cousine osait la juger pour l’absence de capacités. Elle se leva, vexée, en abandonnant son livre sur le lit. Certes, elle n’avait pas les pouvoirs de sa cousine, qui savait parler aux animaux ou faire grésiller les ampoules, mais tout n’était pas perdu. Florelle pouvait encore développer certaines capacités… de façon plus discrète, espérait-elle. En tout cas, cela ne l’empêchait pas d’être une bonne personne. Elle saisit sa statuette décorative de chat au moment où Mélina s’adossa vivement au bureau faisant tomber un pot rempli de crayons.
— Dis, tu penses pouvoir en parler à ta mère ? Elle en touchera un mot à la mienne ! réfléchit-elle.
— D’accord… soupira Florelle en reposant sa statuette qui ne craignait plus rien alors que Mélina quittait la chambre, en claquant la porte derrière elle.
Daisy et Dalhia, les mères des cousines, étaient jumelles, et avaient été élevées par la vieille Nana, leur tante et doyenne de la famille Blackhill. Comme beaucoup de familles de sorcières, il n’y avait que des femmes.
Les filles engendraient des filles sans s’encombrer du père et, dans le cas où naissaient des garçons, ces derniers étaient confiés aux géniteurs. Les hommes n’avaient pas de pouvoirs et les sorcières ne voulaient pas s’handicaper de mâles, préférant de loin conserver leur indépendance.
Les pères étaient choisis parmi les descendances de sorcières et s’engageaient à abandonner la garde de leurs filles et de subvenir à celle de leurs potentiels fils. C’était ce qu’avait fait Daisy, la mère de Mélina.
Contrairement à sa jumelle, Dahlia avait gardé son second enfant, un fils de 10 ans, issu du même père que celui de Florelle, chose rare. Amoureux, le couple avait refusé les diktats des sorcières et choisi d’écrire leur propre histoire. Ils vivaient en couple mais n’habitaient pas ensemble. Ils sortaient comme un couple, fréquentaient des amis communs, les enfants voyaient leur père presque tous les jours, partaient en vacances en famille, bref, ils avaient presque une vie normale. Il ne restait bien que la vieille Nana qui, rigide sur les traditions, ne permettait pas à Dalhia de vivre normalement.
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Le soir venu, les cinq femmes Blackhill et Arthur, le frère de Florelle qui portait le nom de son père, étaient réunis autour de la grande table de la salle à manger, prêts à dîner. Se tenait à sa droite sa mère, à sa gauche son frère. En face de Florelle, il y avait Mélina et sa mère. Encadrée de ses nièces et jumelles, Nana venait de prendre place à l’extrémité de la table.
Nana, Naëline Blackhill de son vrai nom, avait dû être une belle femme à une époque et même du haut de ses 84 ans, elle conservait cette élégance et prestance des grandes dames du siècle dernier. Malgré tout, elle portait à présent le fardeau des années. Son visage ridé autant que son corps frêle étaient à l’image du stéréotype de la sorcière de l’imaginaire collectif. Elle portait de longs cheveux blancs filasses, rattachés en chignon, son regard gris était tranchant comme l’acier et son nez, crochu, pointait vers son menton. A moins que ce ne soit l’inverse.
Et encore, elle portait son dentier ! Florelle gardait un souvenir traumatisant du jour où elle avait surpis sa grande tante sans ses dents.
La seule différence avec l’image classique de la sorcière était que Nana ne se déplaçait pas sur un balai mais dans un fauteuil roulant, poussé par Yvonna, la dame de compagnie de la doyenne.
Les plats étaient disposés sur la table, sous cloche, attendant que la matriarche ne soit convenablement installée. Nana tendit ses mains à Dahlia et Daisy qui les saisirent et la chaîne suivit jusqu’à Florelle et Mélina, excluant Arthur. Comme un bénédicité, ils récitaient le Birkat HaLevana, l’ode à la Lune.
Arthur n’y avait pas le droit, en tant que garçon, Nana refusait qu’il participe à tous activités et rituels de sorcellerie. Il en souffrait ; Florelle le savait et essayait de compenser ce rejet par un amour fraternel fort. D’un côté, ils étaient tous les deux à part.
Enfin, ils déclochèrent les plats et entamèrent le repas.
— Hm, la salade est un peu flétrie… constata Mélina en piquant dans une feuille.
— Aussitôt dit, aussitôt fait ma belle, répliqua sa mère.
Daisy tendit la main vers le plat et les feuilles vertes et ramollies reprirent leur vivacité et leur fraîcheur. Elle avait la capacité d’avarier la nourriture ou d’inverser les effets de la décomposition jusqu’à un certaine limite. Ce don était bien utile, surtout quand les dates de péremption étaient arrivées à leur terme, comme souvent.
Malgré le manoir qui renvoyait une certaine aisance, seule les jumelles participaient à faire vivre les six membres de la famille. Dahlia, la mère de Florelle et d’Arthur, était devenue sage-femme, un emploi qui permettait un salaire fixe tout en utilisant des techniques mystiques des sorcières et des chants parturients pour mettre au monde les enfants, même dans les grossesses les plus compliquées. Daisy, quant à elle, et voulant toujours coller au plus près des traditions ancestrales, exerçait une profession assez vague de magnétiseuse, chasseuse de mauvais oeil, vaudou, peu importait le nom. Elle appliquait son savoir magique comme ses aïeules avant elle : femmes stériles, douleurs neuropathiques, troubles sexuels, enfants fragiles dans les meilleurs des cas, vengeance dans les pires et dieu sait qu’elle excellait dans les deux domaines. C’était un commerce fructueux mais aux revenus variables.
Toutefois, même à notre époque plus libertaire, Daisy se devait de pratiquer son art avec toujours la même discrétion d'antan. Sauf que si elle était prise, elle risquait davantage un audit financier pour emploi dissimulé que la potence.
Deux salaires dont un variable pour subvenir aux besoins de six personnes, entretenir le manoir, l’auxiliaire de Nana, la scolarité des trois enfants, restaient justes.
Heureusement que les pensions existaient au 21ème siècle. Pour Arthur et Florelle, cela ne posait pas de souci, leur père réglait les frais de scolarité et participait à l'achat des fournitures et vêtements, accessoires de ses enfants sans problème.
Mais pour Mélina, c’était autre chose. Daisy avait rencontré le père de sa fille durant un voyage et était tombée enceinte, étrangement, dès leur première fois. Lui, ne voulait rien entendre de ce futur enfant, se dédouanant des responsabilités à venir. Malheureusement pour lui, on dit rarement “non” à une sorcière, surtout la mère de Mélina. La jumelle avait mis en oeuvre tout ce qu’elle connaissait pour obtenir sa pension et elle l’avait eue, sans pour autant accorder un droit de garde sur sa fille, bien que le père l’ait demandée.
— J’ai reçu une heureuse nouvelle, annonça la vieille Nana de sa voix chevrotante, Béatrix, la petite-fille de la plus jeune de mes soeurs a donné naissance à une fille il y a trois jours.
— Le 29 juillet, un lion, ascendant scorpion, calcula rapidement Dahlia qui excellait en lectures astrales, une petite perfectionniste qui aimera aller au bout des choses, parfois impétueuse.
— Nous la verrons à la fête du Solstice d’Hiver !
— Tout à fait Mélina, et nous serons très heureuses de compter une nouvelle sorcière dans nos rangs, sourit poliment la doyenne. Il faudra fêter cela dignement, peut-être par le sacrifice d’un faon !
Tous les ans, les membres de la famille Blackhill se réunissaient à la date du solstice d’hiver, le 21 décembre, pour leur célébration annuelle de la nuit. Nana étant la doyenne de la famille, le manoir était envahi de sorcières comme un essaim rempli d’abeilles.
Florelle détestait cette fête, contrairement à Mélina qui s'entendait bien avec les autres filles Blackhill de leur âge. Lors de ces célébrations matriarcales, Arthur y était exclu et passait un week-end “entre hommes” avec leur père. La jeune fille devait subir les interrogations et spéculations des vieilles du clan sur la naissance de ses pouvoirs hypothétiques. Plus elle avançait en âge et plus elle sentait ses cousines la juger sur sa stérilité magique. C’était bien sûr très mal vu, les supposées sorcières sans pouvoir étaient exclues de la famille, reléguées au rang de simples humaines et traitées avec mépris. Sans compter que cela salissait le prestige des Blackhill où jamais une fille n’avait été stérile. Cela annonçait également que l’une des dernières grandes familles de sorcières d’Europe voyait leurs descendances se vider de la magie dans ses veines. Un sale présage.
Toutes étaient enthousiastes à l’idée de la fête de la Nuit où, même exceptionnellement, les sorcières s’autorisaient à pratiquer leur magie. Florelle, de son côté, restait silencieuse, l'appétit coupé par l’évocation du grand repas familial. Sans compter sur cette pression de développer des pouvoirs par tous les moyens, amplifiée par Mélina qui, comme les autres filles de la famille, commençait à la juger pour ce qu’elle risquait de ne pas être : une sorcière.
▲▼▲
Au soir, Florelle s’était couchée, lisant discrètement ce livre dans lequel elle était sans cesse plongée. Ce soir en particulier, elle avait plus de mal à se concentrer qu’en temps normal. Habituellement, c’était une vraie bookivore, mais pas là. Quelques coups discrets contre la porte firent apparaître le visage de Dahlia. Mère et fille se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Deux gouttes d’eau de 25 ans d’écart. Les mêmes yeux gris, le même visage, sauf que celui de Florelle était encadré de sa chevelure dorée alors que Dahlia avait des cheveux courts et bruns. Elles s’entendaient bien et étaient assez complices. Dahlia s’assit sur le rebord du lit de sa fille avec son autorisation. Elle avait l’impression de la voir à l'âge de 6 ans puis 10 ans. Déjà 17 ans bientôt et une dernière année de lycée. Que le temps passait vite...
— Tu étais bien silencieuse au repas, remarqua Dahlia.
Florelle haussa les épaules, reporta faussement son attention sur son livre.
— Dis-moi ce qui te tracasse, insista-t-elle.
Il était difficile de cacher des choses à une sorcière au don d’empathie. Pour Dahlia, les émotions n’avaient pas de secrets, elle lisait dans les gens avec une facilité magique et elle avait même la capacité de les influencer d’un simple contact. Chose que Florelle était incapable de faire.
— C’est la fête du solstice qui te met dans cet état ?
— Ça ne sert à rien que j’y participe, je n’ai pas de pouvoirs de toute façon, avoua enfin l’adolescente.
— Peut-être qu’il faut encore attendre un peu qu’ils se manifestent.
— Non, je n’en ai pas. Je ne suis pas une sorcière, juste une humaine.
De sa voix, trahissaient honte et culpabilité. Elle n’osait pas regarder sa mère dans les yeux, de peur que ceux-ci s’embuent de larmes de tristesse et de désespoir.
— Alors peut-être que c’est mieux comme ça…
— Comment tu peux dire ça Maman ! s’exclama sa fille. Je suis la honte de la famille ! Tous les ans, les vieilles me demandent où j’en suis et tous les ans, je réponds la même chose ! Alors oui, tu vas me dire que je ne dois pas tenir compte de leur avis, mais je n’y arrive pas !
Elle commençait à avoir la gorge serrée sous les émotions et sa voix se brisa sur les derniers mots.
— Et si cette année tu n’y participais pas ? On peut dire que tu vas chez papa, si vraiment ça te gêne.… proposa Dahlia en replaçant une mèche de cheveux derrière l’oreille de Florelle.
— Elles sauront pourquoi je ne suis pas présente, elles ne sont pas dupes ! argumenta-t-elle encore, agacée. En plus si c’est pour voir mon père… elles ne comprennent même pas pourquoi je le côtoie encore ! Elles ont déjà du mal à accepter Arthur...
En effet, son frère de dix ans son cadet était presque ignoré par toutes ces pratiquantes sévères des coutumes des sorcières. Même Nana avait failli faire une attaque quand sa nièce avait exigé de garder son fils.
— Écoute Flor’, je comprends ton malaise et on fera ce qu’il faut si tu ne veux plus venir à la fête de la Nuit mais vois les choses d’un autre côté, reprit sa mère. Si tu n’es pas une sorcière, rien de t’oblige à vivre comme ça, tu n’en subiras pas les contraintes. Tu vas pouvoir te trouver un amoureux, vivre avec, élever ensemble une famille, vos enfants. Tout ce dont moi j’ai été privée.
— Mais c’est pas ce que je veux… Je veux être comme vous.
— Tout ce que je veux dire c’est de faire ta vie comme tu l’entends et ne laisse jamais les autres te juger.
Florelle haussa les épaules et sentit le réconfort offert par sa mère et le geste tendre quand elle caressa ses cheveux. Savoir que sa mère l’aimera peu importe qu’elle ait ou non des pouvoirs la rassura, comme une petite fille qui assumait plus facilement son imperfection.
Dahlia s’apprêtait à se lever sur une dernière caresse à sa fille quand cette dernière l’interrompit, se souvenant d’une discussion plus tôt dans la journée.
— Maman ? C’est quoi le lycée Red Manor ? demanda Florelle.
— Ah Mélina t’en a parlé ? supposa à juste titre la mère d’un soupir las.
Il ne s'agissait pas d’une école de sorcières, comme sa cousine le prétendait, mais d’un institut spécialisé. Les élèves étaient toutes de jeunes sorcières possédant d’importants pouvoirs magiques mais incapables de les maîtriser. Le but n’est pas d’améliorer ces compétences magiques mais apprendre à les contrôler, voire même de les faire disparaître.
— Mélina se trompe si elle pense devenir plus forte là-bas.
— Quel est son avenir dans ce cas ?
À la rentrée de septembre, Florelle intégrera sa dernière année de lycée, puis une licence en biologie pour travailler dans le domaine de l’environnement : préservation des espèces et des sites naturels, protection et valorisation de la biodiversité.. Son parcours était tout tracé ; contrairement à sa cousine qui prévoyait de reprendre l’activité de sa mère, qui ne nécessitait même pas de passer le bac.
— Le temps des sorcières est révolu et ce, depuis longtemps, reprit Dahlia. Nous avons toujours été chassées et exécutées. Maintenant heureusement, c’est interdit et peut-être que ça pourrait être cool un jour d’être une sorcière, mais en attendant la différence fait toujours peur et entraîne la violence.
— La violence entraîne la violence, récita Florelle comme un mantra gravé dans son esprit.
— Oui, Daisy n’a pas aidé Mélina à s’intégrer à un monde sans magie et peut-être qu’en allant contre nos origines, je ne t’ai pas aidé pas non plus. Mais je pense que tu es plus mature et plus futée que ta cousine pour le savoir.
— Merci maman.
— Je t’aime ma chérie.
Chapitre Deux - L’Histoire de la Création
Florelle se réveilla le lendemain matin, bailla et se leva pour descendre à la cuisine. Le manoir était calme. Les jumelles étaient parties travailler, Arthur jouait silencieusement à la console, la bouche tordue par la concentration et l’énergie qu’il y mettait. Mélina dormait encore et Nana prenait son petit-déjeuner dans la chambre, avant qu’Yvonna ne l’aide à faire sa toilette. D’ailleurs, la dame de compagnie redescendait de l’étage avec le plateau vide.
— Bonjour Florelle, bien dormi ? s’enquit-elle auprès de la jeune fille avec un accent chantant de l’est.
— Oui, merci.
— Arthur, tu vas te laver, ton père sera là dans une heure, prévint-elle encore. D’ailleurs, toi aussi tu devrais te dépêcher ma grande.
— Ok, bailla Florelle qui ouvrit mollement le réfrigérateur pour prendre une bouteille de jus de fruits.
Yvonna avait aussi un rôle de nourrice au sein de la famille. Cela faisait huit ans qu’elle travaillait pour Nana. Au moins une femme qui n’avait pas peur des sorcières. Plusieurs employées avant elle avaient pris leurs jambes à leur cou en voyant certaines bizarreries au sein de la maisonnée. Mais pas Yvonna. Même si les Blackhill veillaient à ne pas pratiquer la magie ostensiblement, elle devait se douter de quelque chose. Mais dans sa culture, les sorcières incarnaient le bien. L’auxiliaire de vie expliquait que d’autres créatures bien plus terrifiantes avaient régné sur Terre avant les hommes et que c’était de ceux-là dont il fallait avoir peur.
Après un deuxième rappel à l’ordre, Arthur délaissa enfin sa console et, de mauvaise grâce, monta à l’étage en faisant claquer ses pieds contre les marches, avec la discrétion d’un éléphant.
Sans surprise, et à cause du bruit occasionné par son cousin, Mélina descendit à son tour, les yeux encore bouffis de sommeil. Silencieusement, elle s’affala à table quelques instants avant qu’une nuée de chats ne vienne la rejoindre.
— Nici a pisica pe masa ! râla inutilement Yvonna dans sa langue natale. Oust Oust les chats !
Les animaux n’en avaient que faire des plaintes de la bonne. Florelle souleva son bol de lait et débarrassa les pots de chocolat et de confiture pour les sauver des coups de langues gourmands des félins.
— Mélina ! Va dans la véranda avec tes chats ! pesta encore la dame de l’est qui s’employait à les faire descendre un par un, alors qu’à peine posés au sol, les chats sautaient à nouveau sur la table.
La jeune sorcière se leva en grommelant et se traîna jusqu’à la véranda dont la température était déjà agréable malgré l’heure matinale. La porte ouverte laissa échapper des piaillements et sifflements d’impatience et de contentement de la petite animalerie de Mélina. Elle ne comportait pas moins de six chats, quatre lapins, quatre hamsters, cinq rats et souris, sans compter les colombes qui vivaient dehors ainsi que deux ânes et quatre chèvres dans la pâture du voisin. Toute cette joyeuse assemblée était exclusivement entretenue par Mélina qui passait des heures à les nourrir, les soigner et surtout, discuter avec eux. Elle avait acquis, depuis quelques mois, le don de communiquer avec les animaux et recueillait depuis toutes les bêtes blessées ou abandonnées du coin.
Elle revint quinze minutes plus tard, plus réveillée mais pleine de poils d’animaux.
— Tu as bien fermé la cage des hamsters ? questionna Florelle qui savait sa cousine tête en l’air.
— Oui oui. Tu vois Damien aujourd’hui ? demanda-t-elle à sa cousine.
— Oui, on va au lac pour y passer la journée.
Mélina parlait du père de ses cousins. Florelle savait que sa cousine était parfois jalouse de ne pas avoir de figure paternelle qui s‘intéressait à elle et qui, comme Damien, serait dévoué à ses enfants.
Quand ils étaient plus jeunes, son père avait aussi accueilli Mélina pour participer à des sorties avec ses enfants ; mais le jour où il avait dû punir sa nièce pour un caprice, cette dernière s’était plainte à sa mère qui s’était vengée contre le conjoint de sa soeur. Damien s’était retrouvé avec un urticaire géant, des plaques rouges, oedèmes et démangeaisons qui allaient avec. Dahlia avait fait le nécessaire pour apaiser les douleurs et les tensions entre sa soeur et son conjoint, mais ce dernier n’avait plus voulu prendre Mélina avec eux pour les sorties estivales.
Florelle venait de finir de se préparer au moment où son père arriva. Il salua Yvonna et Mélina d’un sourire et adressa un salut plus froid à Nana qui ne lui répondit d’ailleurs même pas. La vieille sorcière supportait difficilement la présence d’un homme dans sa demeure. Au moins, Damien, avec son statut spécial, avait occasionnellement le droit d’y dormir.
— Allez Arthur, tu prends ton sac ? Florelle, on t’attend.
Damien avait la quarantaine, assez grand, il avait les cheveux clairs, coupés courts pour éviter de rendre trop visible sa calvitie frontale. Il embrassa sa fille sur le haut du crâne avant de filer à trois dans la voiture.
A vingt minutes de route du manoir, il y avait un grand lac et une zone de loisirs qui ouvrait à la belle période. Tous les ans, Florelle y venait mais il y a bien longtemps qu’elle n’y jouait plus comme une enfant. Son frère, lui, s’était donné rendez-vous avec des copains et s’amusait à s’enterrer dans le sable un peu plus loin. Elle, de son côté, lisait un livre en maillot de bain et paréo qui couvrait par pudeur ses épaules et son buste. Son père abandonna son téléphone et s’allongea en soupirant d’aise. Il profitait d’une journée libre avant de prendre de plus longues vacances fin août pour partir à quatre dans leur camping habituel pour leur quinzaine estivale.
— J’ai eu ta mère au téléphone hier soir, commença-t-il comme si de rien. Elle m’a parlé de votre conversation…
— Elle n’avait pas besoin de t’en parler, c’est pas grave, s’agaça Florelle.
Ses parents passaient des heures tous les soirs au téléphone, et tous les week-end sa mère passait ses nuits chez lui. C’était leur mode de fonctionnement particulier depuis toujours, respectant ainsi les traditions et leurs besoins d’intimité.
— Peu importe que tu développes ou non des pouvoirs, sache juste que ta mère et moi, nous t’aimons fort et que nous sommes fiers de toi.
— J’ai pas envie d’en parler.
Florelle se retourna sur le côté, ferma les yeux et sentit les larmes monter. Son père soupira et s’approcha d’elle.
— J’ai eu une offre d’emploi pour une boîte de design en Allemagne, reprit-il malgré le mur qui s’offrait à lui. On avait peut-être pensé avec ta mère de déménager là-bas, de vous emmener toi et Arthur et de pouvoir enfin vivre à quatre. Loin de toutes ces histoires de magie…
— Tu veux nous séparer de Nana ! s’exclama Florelle qui se redressa vivement. Mais, et Mélina ? Et Daisy ? On peut pas les laisser !
Le père jeta quelques coups d’oeil aux alentours, à l’idée que quelqu’un puisse entendre les plaintes de son aînée.
— C’est l’idée de ta mère, elle est enfin prête à couper le cordon et nous pensons tous les deux que ça peut être bénéfique pour toi, argumenta-t-il encore.
— Mais je ne veux pas partir !
— Je dois donner une réponse dans deux semaines, prends ce temps pour y réfléchir, d’accord ?
— Je ne veux pas partir ! Je veux rester vivre au manoir ! Je suis une Blackhill! tonna-t-elle en se relevant, furieuse.
— Florelle…
L’adolescente n’écouta plus son père et reprit la direction de la voiture. Elle attendit là une heure en ruminant avant que les hommes ne reviennent pour les ramener au manoir.
— Merci Flor’ ! Je m’amusais moi ! râla Arthur qui voyait sa journée gâchée par sa soeur.
— Tais-toi !
— Les enfants, ça suffit…
Damien reprit la route et déposa ses enfants au manoir un peu avant de repas du midi. Il embrassa son fils, voulut faire de même avec sa fille mais celle-ci l’ignora et, claquant la porte de la voiture, prit la direction de la maison.
— Réfléchis-y Florelle, lui lança une dernière fois son père avant de quitter la demeure en secouant la tête.
A l’intérieur, tout était calme, un peu trop. La cuisine était vide, comme le salon et l’étage.
— Ils sont où ? questionna Artur, aussi surpris que sa soeur du silence.
Florelle regarda à l'extérieur et elle vit une petite procession se diriger tout au bout du parc, au pied du grand chêne qui couvrait la pelouse de son ombre. Inquiète, pressentant un événement funeste, Florelle sortit les rejoindre, suivie d’Arthur sur ses talons.
“Elle n’a pas bien fermé la cage”, murmura-t-elle pour elle-même en supposant d’avance qu’elle avait raison. Mélina, leur grande-tante et sa dame de compagnie étaient au petit cimetière d’animaux à l’extrémité de la parcelle. Sa cousine, en pleurs, tenait un petit paquet dans ses mains qu’elle posa au fond d’un trou creusé dans la terre.
Florelle s’arrêta près de Nana qui lui prit la main et lui expliqua que c’était Rosty, l’un des hamsters. La mort était un processus inéluctable et naturel que la magie ne pouvait pas déjouer.
Après une prière et un moment de recueillement et de soutien envers Mélina, tous retournèrent à l'intérieur à l’exception des cousines.
La peine de la jeune sorcière était palpable. Elle connaissait chaque animal par coeur, leur histoire, leurs préférences, leurs peurs et elle veillait sur eux comme une mère sur ses enfants. Elle était effondrée et son chagrin était sincère.
— Je suis désolée Mel’...
— La cage n’était pas bien fermée et Rosty s’est échappé… Igor l’a attrapé et le temps que j’entende ses cris, il était trop tard… expliqua-t-elle entre deux sanglots. Pourtant Igor sait qu’il ne doit pas blesser les autres ! Ils font tous partie de la famille !
— C’est un chat, c’est dans sa nature de chasser …
La journée fut morose et Mélina inconsolable, même après le retour de sa mère. Florelle se fit la réflexion que sa cousine, derrière ses airs d’apprentie sorcière rebelle, n’était encore qu’une gamine.
Dans la soirée, elle cessa de pleurer mais elle était pensive, silencieuse et cet état ne lui ressemblait pas. Florelle avait senti une forme d'inquiétude lui tourmenter l’esprit. Sa cousine monta dans sa chambre alors qu’il était encore tôt et progressivement tout le monde suivit.
Dans la salle de bain, Dahlia se démaquillait déjà quand sa fille pénétra dans la pièce pour se brosser les dents. Dans le regard de sa mère, elle sut que son père lui avait fait part de leur conversation plus tôt dans la journée.
— Ton père t’en a parlé, de l’Allemagne ?
— Je ne veux pas partir…
Irritée, Florelle fit demi-tour et, intriguée par une curiosité soudaine, s’arrêta devant la chambre de Mélina. Elle voulut y entrer mais sa mère réapparut dans le couloir.
— C’est nous quatre ta famille : ton père, ton frère et moi, ajouta-t-elle. Réfléchis-y s’il te plaît.
Après un dernier soupir exaspéré, Florelle rejoignit finalement sa chambre.
▲▼▲
L’adolescente était allongée dans le noir, fatiguée des pensées qui la tracassaient. Elle n’avait pas envie de quitter le manoir, sa famille et ses racines magiques. Mais elle 16 ans et demi et aucun pouvoir. Peut-être était-elle humaine et peut-être devait-elle vivre comme une humaine. Les yeux fermés, elle se sentit s’enfoncer dans les profondeurs du sommeil. Le grincement de la porte et les remous dans son lit l’empêchèrent de s’endormir profondément. A moins qu’elle ne rêvait déjà ?
— Flor’ ?
La voix de son frère l’extirpa des songes bienfaisants pour la ramener à la dure réalité.
— Arthur ? Qu’est-ce que tu veux ? râla sa soeur en s’efforçant de garder les yeux fermés.
— J’arrive pas à dormir ! chuchota-t-il en réponse.
— Je m’en fiche, moi j’étais sur le point de dormir. Retourne dans ta chambre !
— Je peux rester ici, dormir avec toi ?
— D’accord, mais arrête de remuer !
Florelle, agacée, ferma à nouveau les yeux en tentant d’ignorer son frère. Sept ans les séparaient mais ils restaient proches. Parfois, l’adolescente se sentait plus proche de son petit frère que sa cousine qui avait pourtant le même âge et une foule de points communs. Mais Arthur n’avait pas de pouvoir et Nana n’était pas toujours tendre avec lui. Un jour aussi la doyenne se rendra compte que la stérilité magique de sa petite nièce et elle la rejettera. A moins qu’elle s’en soit déjà aperçu…
Ses tristes réflexions, ainsi que les remous de son frère à côté, l’empêchaient de se rendormir. En soufflant d’exaspération, elle se redressa et s’adressa virulemment à lui dans le noir.
— Bon, qu’est-ce que tu veux à la fin ?!
— Mais j’arrive pas à dormir ! s’exclama-t-il. Tu me racontes une histoire ?
— Mais il est presque 23 heures ! Je suis fatiguée !
— Une toute petite minuscule histoire !
Malgré la quasi obscurité, Florelle pouvait imaginer Arthur, les mains jointes en prière, la suppliant de céder.
— D’accord, mais on va dans ta chambre !
— Oui !!
Arthur sauta au bas du lit et courut jusqu’à sa chambre. Lorsque Florelle arriva à son tour, il était déjà sous ses couettes et sa lampe de chevet qui illuminait encore une chambre de petit garçon.
— Bon, qu’est-ce que tu veux comme histoire ? demanda son aînée en détaillant la pile de livres sur une étagère.
— Tu sais très bien quelle histoire que je veux !
— Quoi ? Encore ? Je te la raconte toujours ! s’exaspéra Florelle.
— Mais j’aime bien quand c’est toi qui me la racontes !
Le sourire d’Arthur contraint sa soeur à concéder encore une fois à ses envies. Florelle prit un petit fauteuil à bascule dans lequel elle s’installa et se roula dans un plaid.
— Il était une fois… la Terre peuplée d’humains et de Faeries. Les Faeries étaient des créatures magiques de toutes les races possibles et imaginables, débuta-t-elle d’une voix qui se voulait mystérieuse. Des nymphes, des elfes, des trolls… Tous vivaient en paix et en harmonie pendant des millénaires. Mais les humains devenaient de plus ne plus nombreux, plus forts et plus ambitieux. Ils voulaient la Terre rien que pour eux. Les Faeries ont été progressivement exclus jusqu’à être réduits en l'esclavage. Les Hommes voulaient le monopole de la supériorité raciale.
Il fallait croire que les humains reproduisaient sans cesse les mêmes schémas au fil des siècles. Supérieurs aux Faeries, supérieurs entre-eux et ce rejet de la différence de races avait provoqué beaucoup de tords.
— Mais les Faeries ne voulaient pas de laisser faire. Leur nombre croissant et leurs conditions de vie, devenues exécrables, les poussèrent à se révolter, à exiger leur liberté. Ils s’étaient préparés à une guerre phénoménale, le plus grand conflit que l’Histoire n’ait jamais vu ! narra Florelle d’un ton sensationnel, accompagné de gestes pour accompagner ses dires. Hors, les sorcières, mi-faery, mi-humaine, ne voulaient pas voir leurs deux peuples s’entretuer.
— Elles ont fabriqué le portail ! s’écria Arthur.
Le garçon connaissait l’histoire par coeur. Avant Florelle, c’était sa mère qui lui racontait la même histoire. Il battit des bras et des jambes sous les couvertures, s’attirant les “chut” de sa soeur qui ne voulait pas réveiller la manoir tout entier.
— Oui, la famille des Pendergast créa le portail vers un nouveau monde où tous les Faeries pourraient vivre libres.
— Eldarya !
— Oui, Eldarya. Les Alistair créèrent la flûte de Hamelin dont le but était d’appeler tous les Faeries vivant sur Terre et les rassembler pour le grand exil.
— Et les Blackhill ? questionna le garçon, bien qu’il connaissait la réponse.
— Notre ancêtre Millaryne Blackhill a créé le Grand Cristal à partir du coeur du dernier dragon vivant, narra Florelle en mimant de ses mains un caillou énorme, elle-même absorbée par sa propre histoire. En punition des mauvais traitements infligés aux Faeries de la part des humaines, elle voulait les punir. Elle emprisonna toute la magie de la Terre dans le Grand Cristal.
Florelle se questionnait régulièrement de savoir comment serait sa vie si les Faeries étaient restés sur Terre… Pour le peu que l’histoire soit vraie !
— Mais ce n'est pas tout, reprit-elle encore. Eldarya n'était qu'un immense désert lorsque les Faeries sont arrivés là-bas ; donc les plus puissantes familles se sont alliées pour rendre ce monde habitable. Les Botan ont érigé les montagnes et les vallées, les Yin Hao ont donné naissance aux océans, aux mers et aux rivières et les Riñata ont produit un soleil et deux lunes. Mais Millaryne Blackhill n'a jamais mis les pieds à Eldarya.
— Pourquoi elle est pas partie avec les autres sorcières ? questionna Arthur.
— Elle est restée sur Terre par amour. Elle sacrifia tout ce qu’elle avait pour l’homme qu’elle aimait.
— Ça veut dire qu’on est les seuls Faeries à être restés ? sollicita encore son frère un ton plus calme.
— Non, non, d’autres Faeries ont refusé de partir, de quitter leur maison ou leurs terres. D’autres voulaient rester pour continuer le combat, se venger, laissant ainsi aux humaines des légendes à raconter. D’autres, comme nous, se sont mélangés à eux, peu à peu, nous avons perdu notre puissance magique, nous sommes devenus faeliens, avec simplement le reste de sang de nos ancêtres.
Florelle constata avec un sourire tendre que son frère était somnolent, les paupières lourdes de sommeil.
— Tu penses que c’est vrai ?
— Bien sûr que c’est vrai ! affirma Florelle en le regardant fermer les yeux.
Elle n’y croyait pas vraiment, même si sa mère lui avait donné la même réponse lorsqu’elle lui avait demandé. C’était comme le Père-Nöel ou la petite souris, des histoires pour faire rêver les enfants. Les Faeries avaient sûrement dû exister un jour, sinon comment expliquer leurs pouvoirs. Mais comme eux, les autres créatures magiques s’étaient fondues avec les humains et leur magie progressivement éteintes dans le sang de leur descendance. Seuls restaient quelques traces d’anciennes légendes. Rêvant de coeur de dragon incandescent, Florelle s’endormit dans le petit fauteuil, enroulée dans un plaid.
Chapitre Trois - “Ostria Elder Ia”
Il y eut un cri perçant au beau milieu de la nuit, puis le bruit d’une détonation et la panique dans les couloirs du manoir. Florelle se réveilla en sursaut en entendant sa mère crier son nom. Malgré la raideur de ses jambes, du fait de s’être endormie dans le petit fauteuil de son frère, elle se précipita dans le couloir où Daisy sortit de la chambre de Mélina en panique.
— Vite Flor’ ! Ramène des serviettes mouillées ! ordonna sa tante, paniquée.
En passant devant la chambre entrouverte de sa cousine, Florelle y vit sa mère arracher les rideaux en proie aux flammes d’un noir maléfique aux reflets violets. Mélina était dans un coin à hurler de peur. A terre, des livres, des bougies et de multiples objets rituels étaient éparpillés.
— De l’eau Florelle ! aboya à nouveau Daisy qui repassait avec une bassine remplie d’eau.
Sans réfléchir, la jeune fille courut à la salle de bain, ouvrit le robinet de la baignoire et y fourra toutes les serviettes qu’elle y trouva. Yvonna débarqua à son tour avec des bouteilles d’eau sous la main qu’elle vida sur le monticule de tissus fumant. Les rideaux furent aspergés d’eau et les flammes noires s’évaporèrent en fumée. L’odeur était nauséabonde, mélange rance d’ail brûlé, de porc calciné, de suie de bougie. La panique fit place au calme et à la stupeur. Daisy porta son attention au sol, examina les causes de l’incident et comprit ce que sa fille avait tenté de faire.
— C’est pas vrai… mais ça va pas la tête ! Tu es inconsciente ! hurla-t-elle en s’approchant de sa fille apeurée.
Florelle détailla les marques au sol, un cercle dessiné à la craie, renforcé de sel, des glyphes magiques, de l’ail, des bougies et une boule de poils informe qui trônait au centre : Rosty, le hamster mort la veille.
Mélina avait voulu ressusciter son animal à l’aide de magie interdite.
— Tu as utilisé de la magie noire ! Tu sais ce que ça aurait pu entraîner si tu avais réussi ! Et à quel prix ?!
Sa cousine sanglotait toujours pitoyablement alors que sa mère lui tenait fermement les épaules pour la forcer à croiser son regard. Sa chambre était sens dessus dessous et l’odeur de brûlé se diffusait à tout l’étage.
— Bon, Mélina, tu dormiras dans la chambre d’amis, décida Dahlia en un soupir qui eut l’effet de calmer tout le monde. Et vous les enfants, retournez vous coucher.
Arthur, collé à sa soeur sous le coup de la frayeur, se détacha d’elle et retourna dans son lit. Mélina courut s’enfermer dans la chambre d’amis. Les jumelles soupirèrent devant le carnage qu’était la pièce. Yvonna piétina les rideaux encore chauds. Dahlia porta sa main à ses cheveux, en se demandant par où commencer. Sa jumelle s’accroupit auprès du petit corps et l’enveloppa dans le tissu d’origine.
— Maman ?
— Florelle, va te coucher, lui intima Dahlia.
— Je peux aider ? proposa-t-elle.
— Bon, d’accord... Va chercher des serpillères et des seaux. Je vais prendre un panier à linge pour les rideaux.
Yvonna ouvrit les fenêtre où le vent frais balaya les odeurs de fumée et de morts qui persistaient dans la chambre.
Il fallut deux bonnes heures aux quatre femmes pour nettoyer la chambre et les bêtises de Mélina. Arthur n’avait pas réussi à se rendormir, encore saisi par les images des flammes ravageant la chambre et les cris de panique des filles Blackhill. Florelle le rejoignit dans son lit, où il sanglotait silencieusement.
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Le lendemain matin, réunion de famille chez les Blackhill. Dahlia, Daisy et Nana s’entretenaient dans le bureau, pour un conseil exceptionnel au vu des circonstances exceptionnelles. Arthur, Mélina et Florelle observaient la porte du bureau de leur vigie en hauteur sur le pallier. Son frère tenait des deux mains les barreaux du garde fou, Florelle tendait l’oreille pour déchiffrer ce que les femmes disaient. La conversation était houleuse et loin d’être discrète. Les jumelles avaient des avis divergents et le faisaient savoir.
— Il faut interdire la magie aux filles ! C’est trop dangereux !
— Ça ne se serait jamais produit si on leur avait donné un enseignement magique de base ! contre-attaqua l’autre.
Florelle supposait que, pendant les moments de calme, c’était Nana qui s'exprimait d’une voix posée et un ton plus bas.
A côté d’eux, Mélina était assise sur les marches. Vêtue d’un short, sa peau halée tranchait avec l’ébène du bois de l’escalier. Elle était silencieuse depuis l’incident de la veille et même en la sondant du regard, Florelle n’arrivait pas à savoir ce à quoi elle pouvait bien penser.
Enfin, la porte du bureau s’ouvrit à la volée sur les jumelles au visage fermé.
— Mélina, veux-tu entrer s'il-te-plaît.
De l’intérieur du bureau, la voix de Nana interpella sa petite-nièce dont elle savait la présence tout près. S’attendant à des réprimandes, la cousine se leva et rejoignit la doyenne avec une anxiété palpable.
Elle en ressortit dix minutes plus tard, furieuse et courut immédiatement vers l'extérieur du manoir. Son visage était noyé de larmes et laissait envisager le pire.
A ce moment-là, Florelle sentit que quelque chose venait de se rompre, une harmonie dans la famille et un danger qui planait au-dessus du manoir.
Il y eut encore les cris d’une dispute et Daisy arriva avec plusieurs cartons vides. Sans explication, elle pénétra dans la chambre de sa fille.
— Tante Daisy, qu’est-ce qui se passe ? demanda Arthur.
— Mélina est punie pour ce qu’elle a fait. Elle doit rendre toutes les affaires en lien, de près ou de loin, avec la magie.
En disant cela, elle entreprit de vider les étagères des livres de magie, retira les posters ou les dessins à connotation mystique, fouilla les tiroirs et les commodes pour en extraire ingrédients, gadgets et parfois même jouets.
— Pour toujours ?
— Non, elle pourra apprendre les bases de la magie mais seulement lorsque nous le jugerons possible. Quand Mélina gagnera en maturité et en prudence, elle ira chez la cousine de Nana dans le sud. En attendant, elle est privée de la fête de la Lune, de parler de magie et ne pourra plus accueillir de nouveaux animaux.
La sanction était sévère et d’autant plus que cette punition n'avait pas réellement de limite dans le temps. Mélina serait-elle prête un jour ? Sera-t-elle assez mûre pour pratiquer la magie de façon responsable ? La magie noire touchait à la vie et à la mort, puisait dans la première pour annuler les effets de la deuxième, mais le prix était trop élevé. Personne ne devait l’utiliser, au risque de simplement mourir. La réaction de la famille était certes sévère, mais elle était à la hauteur de la gravité de l’acte.
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— Je les déteste !
Mélina venait de pénétrer dans la chambre de Florelle sans son autorisation et, dans sa fureur redoublée, claqua violemment la porte derrière elle. Elle était d’une humeur massacrante, à la hauteur de la punition que les femmes de la famille lui avaient infligée.
— Tu ne te rends pas compte de ce que tu as fait… De la magie noire quand même… tenta sa cousine pour la raisonner.
— Tu vas pas t’y mettre toi aussi ! J’ai voulu ressusciter Rosty ! J’ai même failli y arriver !
— Tu as échoué en mettant le feu à la maison, je me demande ce qui se serait passé si tu avais réussi… lâcha Florelle d’un ton sarcastique.
— J’en ai marre de cette famille !
Mélina s’affala sur le lit de sa cousine, allongée sur le dos, les bras en croix, elle fixait le plafond, songeuse. Florelle l’observait et savait que sa cousine cogitait. Peut-être avait-elle compris que ses actes pouvaient avoir des conséquences, qu’il fallait réfléchir avant d’agir… Ou pas. C’était de Mélina dont il était question. Jamais Florelle n’avait vu sa cousine agir raisonnablement. La pire idée, elle l’avait. Elle y pensait justement.
— Je vais partir ! décida cette dernière d’un ton résolu.-
— De quoi tu parles ? Tu… vas fuguer ?!
Florelle, assise sagement sur son lit, referma le livre qu’elle avait en main et s’approcha, attentive et inquiète aux propos de sa cousine. L’idée ne lui plaisait pas du tout, la terrifiait même mais Mélina en était tout à fait capable.
— Non, je vais aller dans un endroit où je serais acceptée comme je suis, où je pourrais devenir une sorcière puissante ! Peut-être même la plus forte des Blackhill ! Encore plus que Millaryne ! ajouta-t-elle en se redressant, un sourire énigmatique et déterminé.
— Je ne comprends pas…
— Je vais ouvrir le portail vers Eldarya !
Florelle resta sans voix, les sourcils froncés, elle prit peur. Elle ne savait pas si elle devait avoir peur de l’idée folle ou de sa cousine au bord de la crise de nerfs.
— C’est ridicule Mél’, cette histoire n’existe pas ! tenta-t-elle de la raisonner.
— Non, c’est vrai ! Quand j’ai fait des recherches pour le sort de résurrection, j’ai trouvé des livres et des références à Eldarya ! Viens voir, je vais te montrer...
La cousine brune entraîna sa cousine blonde jusqu’à sa chambre. A l’identique de celle de Florelle, les filles n’avaient pas pu toucher à la tapisseries vieillotte, au lambri qui recouvrait le bas des murs et le plafond. Mélina avait ajouté sa touche personnelle avec des posters dont certains, relatifs à la magie, avaient été retirés par sa mère. Les groupes de musique étaient tout ce qu’il restait. Son lit à baldaquin en bois défait était chargé de vêtements, entouré de chaussures, comme son bureau d’ailleurs. Mélina s’accroupit et, de sous son matelas, tira l’ultime livre de magie que sa mère n’avait pas pu lui prendre.
— C’est un livre de la bibliothèque secrète de Nana ! s’exclama Florelle sur un ton indigné. On n’a pas le droit d’aller dans son bureau !
— Oui, je sais ! Mais t’en as pas marre de toujours respecter gentiment les règles comme une bonne fi-fille ? s’agaça Mélina en levant les yeux au ciel. Vis un peu dangereusement ! Nana est presque aveugle, elle ne les remarquera pas, il y en a tellement !
Florelle fit la moue devant la critique de sa cousine et la véracité de ses propos.
— J’ai remarqué des références à un portail magique. Regarde.
Mélina feuilleta le livre et retrouva la page. Au milieu des mots écrits en latin, Florelle vit un mot surligné en fluo.
— “Ostium” qui veut dire “porte” en latin !
— Il y a sûrement des centaines de fois le mot “porte” dans les livres ! Si tu en lisais quelques uns, tu le saurais peut-être… répliqua Florelle, sarcastique, qui n’avait toujours pas digéré la dernière pique.
Mélina ne prêta pas attention au ton employé et n’en démordit pas pour autant, elle reprit :
— Ce chapitre s’intitule “Ostia Elder Ia”, “La porte d’Elder Ia”, il fait référence à un sage qui prétend venir de l’autre bout du monde. Elder Ia, Eldarya… Tu comprends ? ajouta encore la cousine enthousiaste. Je suis sûre que cet homme n’en est pas un, que c’est une personnification du monde d’Eldarya.
Florelle eut envie de lui demander d’épeler “personnification”, mais elle se retint, troublée par les arguments de sa cousine. A la fois totalement incrédule de son imagination mais aussi tentée une seconde de la croire, Florelle soupira bruyamment et s’affala sur le lit en désordre.
— Mais je ne comprends pas pourquoi tu tiens tant à devenir si forte ?
— On est des sorcières ! Des Blackhill ! Notre ancêtre a créé un cristal magique à partir du coeur d’un dragon ! Et nous, aujourd’hui, on doit se terrer parce qu’on est différentes ? On doit se contraindre à ressembler aux autres ? Je ne veux pas être les autres, je ne veux pas être une petite humaine ridicule, une copie conforme à toutes les autres ! Je veux être une sorcière ! haranga Mélina avec conviction.
— Il faut qu’on s’adapte, la contredit Florelle qui avait l’impression de répéter toujours le même discours à sa cousine. On vit ici, on est plus humaines que faery.
— Parle pour toi ! Ton père n’est qu’un simple humain ! Son sale sang a corrompu le tien. Mon père, à moi, il a du sang de sorcière dans les veines. Alors laisse-moi jouer à la sorcière et toi, contente-toi d’être un petit mouton conformiste ! aboya enfin Mélina avec une voix pleine de colère et de mépris.
Florelle se releva d’un bond et, offensée, quitta la chambre de sa cousine. Elle était furieuse et se sentait insultée. Depuis qu’elle s’était mise en tête de devenir une “vraie sorcière”, Mélina tenait des propos de plus en plus virulents et rabaissants à l'égard de Florelle. Pour la toute première fois, cette dernière avait eu envie de lui sauter dessus, mais elle se retint.
La violence engendre la violence...
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Encore une fois et à cause de sa cousine, Florelle restait silencieuse au repas. D'ailleurs, tout le monde l'était. Leurs mères, songeuses, gardaient en tête la bêtise de Mélina. Cette dernière lançait des regards noirs à sa génitrice entre chaque bouchée. Arthur semblait inquiet des tensions existantes et Nana paraissait encore plus vieille. Si seulement c'était possible. Comprenait-elle qu'à présent, elle ne contrôlait plus rien ? Auparavant, elle inspirait respect voire crainte au sein des Blackhill à cause de son statut de doyenne et surtout avec son caractère intransigeant et inflexible. La seule loi qui s'appliquait était la sienne. Ce n'était pas étonnant pour cette ancienne avocate criminelle spécialisée dans le droit des femmes.
Mais à présent, elle n'était même plus capable de gérer une gamine de 16 ans.
Florelle imaginait sa frustration face à cette prise de conscience de ne plus être en mesure de régner sur la famille d'une main de fer, perdue avec le temps et les mœurs changeantes du 21ème siècle.
Une fois son assiette terminée, Mélina se leva et se dirigea vers la sortie.
— Où crois-tu aller comme ça ? s'enquit la voix chevrotante de Nana.
— Je monte dans ma chambre, lui répondit-elle à l'évidence.
— Tu restes à table jusqu'à ce que tout le monde ait fini son repas.
— Non, vous avez décidé que je ne participais plus aux activités et traditions de la famille, et vous m'empêchez même de réciter le Birkat HaLevana. Alors je n'ai plus à suivre votre routine ridicule !
Sa mère voulut réagir mais elle en avait le souffle coupé du culot, de l'air provocateur et du flagrant manque de respect de sa fille. Dahlia était lasse d'un énième caprice de sa nièce et les cousins assistaient passivement à la scène en pensant que Mélina avait gagné la rixe verbale.
En une fraction de seconde, une tension électrique s’intensifia dans la salle à manger et une puissance se dégagea de la doyenne, au point que quelques uns de ses cheveux blancs se dressèrent sous une force statique. Le regard gris de Nana s'illumina d'un violet surnaturel. Mélina, qui était sur le point de quitter la pièce, se figea de peur en sentant cette domination écrasante se diriger contre elle. Naëline Blackhill se leva de son fauteuil roulant à la force de son esprit et de son pouvoir de télékinésie. D'un geste vif de la main, la chaise vide de Mélina rejoignit sa propriétaire et l'adolescente y fut assise de force. Son visage exprimait une réelle terreur. A nouveau prise, la chaise retrouva sa place devant une assiette vide. Nana se rassit, ses iris retrouvèrent leur teinte acier puis elle piqua dans un morceau de viande et l'engloutit, comme si de rien n’était.
L'atmosphère menaçante de sa magie se dissout progressivement, laissant les autres membres silencieux et contraints. Mélina pleurait discrètement, de peur et d'humiliation. Arthur, apeuré, tremblait, Florelle lui prit la main pour le rassurer mais elle-même, l'appétit coupé, ne fit que picorer les restes dans son assiette.
La jeune fille observa sa grande tante et décela le tremblement de sa main. Cette démonstration de force n'avait eu que pour but de réaffirmer son autorité, mais à quel prix ? Elle se devait de faire bonne figure au risque de voir annuler les effets de cette mise en scène magique.
A présent, les assiettes et les plats étaient vides et débarrassés par Yvonna. Nana autorisa Mélina à quitter la table, elle se précipita vers la sortie, la peur muée en colère froide. Sa mère, pour une obscure raison, partit aussi, laissant Dahlia et ses enfants.
— Nana, tu devrais aller te coucher, suggéra-t-elle.
La vieille de de 84 ans hocha faiblement la tête et s'adossa au fauteuil, somnolente. Le prix avait, en effet, été élevé, le prix de la colère et du respect. Yvonna vint la récupérer pour la conduire dans sa chambre. Arthur, toujours choqué par l'ambiance du dîner et les comportements de chacun, avait les larmes aux yeux.
— Tout va bientôt revenir à la normale, ne vous inquiétez pas, les rassura leur mère.
— Je suis pas sûre... lâcha Florelle en se levant à son tour pour rejoindre sa chambre.
Chapitre Quatre - Hésitation
Il y eut encore des disputes dans la chambre de Mélina avec sa mère bien que tout le monde soit couché. Toujours les mêmes rengaines d'apprenti sorcière, de maturité nécessaire à la pratique de la magie. Sa cousine partait vraiment en live depuis quelques jours et l'ambiance nuisible se répercutait sur tous les membres de la famille. Après tout, pourquoi Mélina ne partirait pas à Eldarya, si elle était persuadée que ce monde existait ? Florelle en voulait à sa cousine de toujours tout gâcher. Et puis après tout, si c'était sa décision ?
Si Mélina avait un début de piste pour l'ouverture du portail, elle ne brillait pas tant par son intelligence que par son comportement impulsif et sa personnalité explosive. Il était impossible qu'elle trouve la solution toute seule. Et puis si elle réussissait, elle aurait ce qu'elle voulait : devenir une vraie sorcière dans un monde qui l'accepterait telle qu'elle était.
Donc, dans le but de lui prouver qu'elle avait tort, et le malin plaisir de lui remettre les idées en place, à la nuit tombée, Florelle se leva et se dirigea vers le rez-de-chaussée à pas de loup. Le manoir était endormi et dans les chambres, toute la famille sommeillait. Les seules agitations provenaient des chats qui jouaient dans l’arrière-cuisine. Elle traversa le premier salon puis la grande salle à manger pour atterrir devant le bureau de Nana. La pièce était vaste, agrémentée d’une cheminée en marbre, d’un miroir au cadre doré et d’un bureau en bois foncé. Au mur, d’anciennes photos en noir et blanc et des portraits peints immortalisaient les descendantes des Blackhill depuis plusieurs siècles. A cela s'ajoutait un immense arbre généalogique qui, certes, ne remontait pas jusqu'à Millaryne Blackhill mais avait au moins le mérite de recenser un maximum de filles dans la lignée, bien que certaines aient disparu dans les périodes troubles des guerres, de l'inquisition ou de la chasse aux sorcières.
La lumière allumée, Florelle se laissa aller à la contemplation des représentations. Impressionnée, elle n’entrait qu’exceptionnellement dans le bureau et toujours de façon express, à la demande de Nana et jamais sans sa présence. Alors, ayant toute la nuit pour pallier à sa curiosité, elle observa sa famille. Elle ne connaissait personne en peinture mais sur beaucoup de photos, il y avait Nana, comme si elle avait traversé les âges.
Naëline Blackhill dans sa jeunesse, simple avocate, ne défendait que des femmes impliquées dans des affaires assez sordides avec des "étrangetés" dans les dossiers : un mari violent qui meurt de combustion instantanée, vols de bijoux par des rats, trafic de plantes hallucinogènes, abus de confiance... Les cas étaient variés mais avaient un point commun : les coupables étaient des sorcières. Une pyromane ayant tué son compagnon, une autre capable de contrôler les animaux, une herboriste, une télépathe... On avait attitré à Naëline, et malgré elle, l'étiquette d'une défenseuse des droits des femmes alors que c'était une défenseuse des droits plus secrets des sorcières.
Se détachant de la contemplation des photos de tous les membres de la famille, Florelle inspecta les objets hétéroclites qui faisaient office de décoration : des statuettes africaines, des masques orientaux, des couteaux sacrificiels d’origine mystérieuse. Comment se faisait-il qu’elle ne sache rien de ces objets ? Encore une tentative d’assimilation forcée à la culture humaine ? Est-ce que sa mère pourrait un jour lui raconter l’histoire de ses objets ? D’ailleurs, qui prendra le relève une fois que Nana disparaîtra ? Sûrement tante Daisy puis Mélina. Privée d’une héritière possédant des pouvoirs, Dahlia risquait de ne pas être choisie, bien qu’elle soit plus sage que sa sœur et première-née des deux.
Chassant ses pensées angoissantes à propos de la mort de sa grande-tante, l’adolescente se dirigea vers un meuble de bibliothèque au fond du bureau. Il était rempli de livres de droit, à la couverture reliée de cuir. Une fois, en jouant à cache-cache avec Mélina et Arthur, elle avait aperçu Nana pénétrer dans une pièce secrète derrière cette même bibliothèque. Florelle savait que l’un des livres en était la clé pour en déclencher l’ouverture mais lequel ? La jeune fille pouvait tout aussi bien tous les essayer, mais en passant son regard sur les ouvrages, une minuscule pensée, tout au fond de son esprit, comme une lumière ténue lui indiquait que ce livre-là, le bleu, était le bon. D’un geste assuré, Florelle tira sur le livre et entendit un “clic” résonner dans la pièce. Le petit meuble eut un sursaut et une ouverture, pas plus large qu’un doigt, laissa échapper une odeur poussiéreuse de renfermé.
Glissant sa main derrière l'étagère, elle la tira vers elle dans un grincement sonore en jurant devant le bruit qui risquait de réveiller la maisonnée.
Elle fut prise d'une certaine excitation, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans la grande bibliothèque des Blackhill qui contenait tous les livres de sorcellerie accumulés depuis des siècles. C'était la collection personnelle de la famille. Elle regroupait plusieurs centaines d’ouvrages peut-être même plus, réunis du sol au plafond sur les quatre murs de la cachette secrète. Florelle ne savait pas par où commencer sa recherche tant il y en avait.
Débutant une inspection de gauche à droite, elle repéra rapidement les livres écrits par le fameux Elder Ia de Mélina. Ce n’était évidemment pas les livres originaux écrits au 13ème siècle, tombés en poussières depuis bien longtemps. Les ouvrages étaient régulièrement réédités par les calligraphes de la famille, pour éviter de perdre les connaissances magiques rarissimes.
Après une heure de recensement, Florelle mit la main sur dix-sept livres de cet auteur, la majorité ayant été réécrits en 1925, seuls trois dataient du 18ème siècle. Leurs pages jaunies et leur couverture craquante n’engageaient guère confiance. L’une des cousines éloignées de la famille était justement en licence d’histoire de l’art, spécialisée dans la restauration d'œuvres anciennes. Sans doute que ces livres se verraient confiés à ses bons soins.
Ayant fini son inspection, Florelle décida d’embarquer les dix-sept ouvrages jusqu’à sa chambre. Là-bas, il y avait moins de risque de se faire prendre. Une fois la cachette secrète refermée, comme le bureau, l'adolescente rejoignit sa chambre, le plus silencieusement possible, malgré la pile branlante de livres qu’elle tenait entre ses mains. A présent, elle pouvait examiner les bouquins un par un pour trouver des références ou des indices sur le portail vers Eldarya… Si seulement il y en avait un.
Assise à même le sol de la chambre, en pyjama, peignoir et chaussettes, Florelle avait étalé tous les livres autour d'elle, les classant selon leur thème : il y avait quatre livres de recettes, six de chants et de poèmes, trois sur les arts des vitraux, un exposant des spectacles de danses et trois sur des contes et légendes divers dont un qui retraçait l’histoire des Faeries. L’histoire-même que Florelle avait racontée quelques jours plus tôt à son petit frère.
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Le jour était à peine levé quand Florelle pénétra dans la chambre de Mélina. Elle n'avait pas dormi de la nuit, lancée dans son enquête. Excitée, elle fit le tour du lit, marchant et shootant dans les affaires qui traînaient constamment à terre. La pièce était plongée dans l’obscurité gênée par la lumière du petit matin qui filtrait à travers les rideaux. Mélina dormait profondément, sommeil confirmé par le rythme régulier de sa respiration. Elle n'était vêtue que d'un débardeur et d’un pyjama-short d'été et enroulée dans les draps. Sans beaucoup de douceur et surtout impatiente de lui faire part de ses découvertes, Florelle secoua sa cousine par l’épaule et vit son objectif atteint lorsque Mélina se réveilla en grognant.
— Mélina ! Mélina ! répéta Florelle tout bas.
— Hum, quoi…
— Tu avais raison ! J'ai trouvé !
— De quoi tu parles ? questionna Melina qui commençait à s'agacer de ce réveil brutal et injustifié.
— Ostrium Elder Ia ! Tu avais raison pour le portail vers Eldarya !
— Quoi ?
Tout de suite, son regard se fit moins vaseux, soudainement réveillée par l'attrait de la découverte. Elle se redressa, plus attentive que jamais aux propos de sa cousine.
— J'ai été dans la bibliothèque secrète de Nana hier soir et j'ai trouvé 17 livres. Viens ! Je vais te montrer.
Florelle tira sa cousine par la main et l’emmena dans sa propre chambre. Arrivée dans la pièce, Mélina écarquilla les yeux, saisie par tous les livres que Florelle évoquait.
— Mais qu’est-ce que c’est… que ce bordel !
— Viens t'asseoir ici ! l’invita l’autre.
Mélina enjamba les livres ouverts, des post-its, des feuilles volantes, griffonnées, raturées, annotées, les marques-pages et des fluos un peu partout.
— J’ai mis des heures à comprendre, mais ce sont les ouvrages sur les vitraux qui m’ont mise sur la piste.
Florelle était tellement emballée qu’elle se força à ralentir pour remettre ses idées en place et pour ne pas passer pour folle.
— Les livres sur les vitraux ?
— Regarde, à chaque début de chapitre, il y a un dessin, je ne savais pas trop à quoi ça rimait, je n’y ai même pas fait attention au début mais en fait, si on les assemble, ça forme un cercle de protection !
Florelle sortit une feuille où elle avait reporté tous les dessins avec plus ou moins de précision et en effet, Mélina, ayant un peu plus d’expériences des cercles magiques, lui accorda un certain crédit.
— Et tous les livres fonctionnent sur le même système : les livres de recettes sont en fait la liste des ingrédients, continua Florelle toujours avec une ferveur redoublée, elle sortit des post-it à rallonge, collés les uns sur les autres. Et les livres de chants ? C’est en fait l’incantation pour ouvrir le portail, les chorégraphies ? La gestuelle précise à effectuer !
— Mais il manque un vers à ta formule, tout fonctionne par sept normalement, constata Mélina en relisant la formule en latin. Comme ton dessin, il manque un livre ?
— Non, je ne pense pas, réfuta Florelle. Dix-sept, c’est un des chiffres des sorcières, contrairement à dix-huit. Et une note de l’auteur dans le premier livre introductif dit que seules les vraies initiées sauront réellement utiliser ce recueil à sa juste valeur.
— Mais nous sommes de vraies sorcières ! s’exclama Mélina le menton haut. Je dirais même qu’on est des Blackhill ! Alors qui mieux que nous pour trouver ce qu’il manque !
— Oui, d’ailleurs, j’ai des idées pour achever le cercle, il faut que ce soit symétrique, non ?
— Oui, laisse-moi étudier tout ça, j’ai déjà réalisé quelques sortilèges, se vanta la cousine avec une dose d’autodérision.
— Il faudrait prévoir un extincteur par sécurité, renchérit Florelle sur le même ton moqueur.
Les cousines rirent de leurs idées et de leurs bêtises en continuant d’examiner les travaux de Florelle.
— Il faudrait absolument faire ça ce week-end ! décida Mélina.
— Quoi ?
— Ben oui, ta mère passe le week-end chez ton père, la mienne travaille samedi aprem, ton frère sera à son entraînement, Yvonna ne travaille pas et Nana ne va pas nous embêter.
Mélina se leva, prit toutes les feuilles de Florelle, résultats de ses heures de recherches nocturnes et quitta la pièce. Florelle la vit sortir de sa chambre, son excitation laissa la place à l’inquiétude. Elle était persuadée que mettre au point ce sortilège était une très très mauvaise idée... Mais quel était le pourcentage de chance que deux adolescentes de 16 ans, qui n’avaient de sorcières que le sang, réussissent ?
Il était même très probable que ça échoue… Florelle tentait de raisonner sa peur à l’aide cette pensée rassurante.
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Le matin prévu pour le sort, Yvonna ne travaillait pas, comme tous les week-end. Elle quittait le manoir vers 10 heures après avoir fait les soins de Nana et revenait lundi matin. En attendant Dahlia et Daisy s’occupaient de leur grande-tante durant les quelques heures, aidées par leurs enfants.
Daisy travaillait jusqu’à 18 heures environ et Dahlia était partie faire des courses avant de partir chez son conjoint pour leur week-end en amoureux.
Florelle vint apporter à Nana son traitement du matin. Souvent à cette heure, la vieille dame était à son bureau en train d’éplucher sa correspondance. Elle échangeait régulièrement avec les autres sorcières du clan par courrier, même si le téléphone existait depuis un siècle et demi. Nana aimait écrire à la plume, à l’ancienne. Mais elle échangeait aussi avec d’autres sorcières, parfois qui se retrouvaient seules et qui s’interrogeaient sur leurs origines, leurs pouvoirs. Nana restait l’une des sorcières les plus âgées et expérimentées en Europe et une référence, une figure d’autorité concernant les us et coutumes mais aussi les interdits qui s’appliquaient en leur qualité.
Florelle toqua discrètement et ouvrit immédiatement la porte, un plateau en main avec l’eau et un pilulier.
— Merci Florelle.
Elle déposa ce qu’elle tenait sur le bois et quitta la pièce malgré une hésitation qui interpella Nana. Elle y comprit une volonté de poser une question.
— Oui ?
— Est-ce que c’est grave si je n’ai pas de pouvoirs ? demanda enfin Florelle après encore une ultime hésitation. Je veux dire, si je ne suis pas une sorcière.
La seule personne dont l’avis lui important était celui de Nana. Elle savait que ses parents, comme son frère, n’y portaient pas d’importance, elle savait aussi que Daisy, qui l’avait presque élevée comme sa propre fille ne lui en tiendrait pas rigueur, même si ce n’était pas vraiment sa faute. Enfin, Florelle ne comptait pas sur l’avis de Mélina. Leur relation d’amitié, et même de sororité, risquait de se modifier mais étant comme des soeurs et peut-être que, si sa cousine mûrissait un peu, les deux adolescentes surmontraient cette difficulté passagère.
Non, l’avis de Nana était celui qui lui importait le plus. Sa réponse serait celle de tout le clan Blackhill.
— Non, bien sûr que non, ce n’est pas dramatique, la rassura son aïeule.
Souriante et confiante, Florelle s’apprêta à nouveau de quitter le bureau mais sa grande-tante l’interrompit.
— Mais je pense que ce déménagement en Allemagne peut être une bonne chose,reprit Nana en baissant les yeux sur son courrier.
De ce geste, elle mit fin à la conversation et Florelle quitta la pièce, refermant la porte derrière elle. La main sur la poignée, elle sentit l’émotion l’envahir. Nana venait clairement de lui faire comprendre que, si elle ne développait pas de pouvoir, elle serait définitivement exclue de la famille.
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Son visage était encore bouffi de larmes mais les pleurs avaient au moins cessé, Florelle cherchait Mélina. Sa cousine n’était ni dans sa chambre, ni dans le parc avec les animaux. Où pouvait-elle bien être ? Dans la demeure de 420 mètres carrés, il y avait des possibilités. Mais sans l’avoir vue de la journée, Florelle se doutait que Mélina devait travailler sur leur projet commun. Si sa cousine était studieuse à quelque chose, c’était bien pour la magie. Il lui faudrait un grand espace dans un endroit discret, ce qui restreignait les disponibilités.
Son intuition l’amena au grenier du manoir. Le plancher en bois brut du sol était poussiéreux et entre les poutres qui étayaient la toiture, des monticules d’affaires s’accumulaient depuis plus de soixante-dix ans, allant des vieux meubles abîmés, aux jouets roses des filles ou des décorations de Noël ressorties tous les ans à la même période. Mais les combles étaient vastes, mesurant toute la surface de la maison. Il suffisait de se frayer un chemin pour le traverser. Slalomant entre les vieilleries et la tête penchée par des mansardes, Florelle trouva Mélina à l’extrémité du grand espace. Sa cousine avait débarrassé le sol de la poussière et des toiles d’araignées et avait créé son propre espace de travail. Studieuse, Mélina traçait au charbon noir les symboles dans un ensemble harmonieux, copiant en taille réelle le dessin qu’elle avait élaboré sur papier. Florelle y retrouva les runes classiques comme un pentacle de protection, des lettres latines et des lettres de l’alphabet cryptographique, les cinq éléments, le symbole de la triple lune... etc.
D’autres éléments étaient plus étonnants, marquant le caractère inédit de l’incantation : un sixième élément parmi les cinq autres, quelque chose appelé “Maana” dont elle ignorait tout, un heptagramme à sept branches, au lieu de cinq habituelles, la présence d’amulettes puissantes et d’un athamé, un couteau rituel rare qui prévoyait que les cousines devraient verser leur sang lors de la procédure magique.
— Ah, te voilà ! remarqua Mélina en voyant Florelle émerger des cartons. J’ai bien avancé. J’ai réussi à compléter le cercle mais j’avais besoin d’une vision plus globale pour comprendre ce qui manquait. Comme la formule, mais j’hésite entre deux vers, tiens, regarde.
Florelle s’assit à même le sol et prit la feuille que Mélina lui tendait. Elle relut plusieurs fois les vers en latin, corrigea une erreur de déclinaison mais le reste semblait correct.
— J’ai réuni tous les ingrédients dans le bureau de Nana cette nuit, expliqua Mélina avec un sourire aux lèvres.
— Il n’aura jamais été autant visité, gloussa Florelle. Mais pourquoi les batteries de portables externes ? Je ne pense pas que ce soit dans la procédure…
— Tu as raison, je l’ai améliorée, se vanta Mélina. Au 13ème siècle, l’électricité n’existait pas et l’ouverture du portail nécessite beaucoup d’énergie. L’un des livres explique plus ou moins clairement que certaines sorcières sont mortes d’épuisement en ouvrant le portail.
— Alors tu penses qu’en rajoutant de l’énergie électrique, nous ne serons pas vidées de nos forces ?
— C’est le but recherché !
— Rassurant…
Mélina continuait à compléter l’heptacle en consultant ses notes, sans prêter attention à la mine perplexe de Florelle. Cette idée d’aventure l’angoissait de plus en plus. Les approximations, le fait que, ni elle, ni Mélina ne possédait de connaissances poussées en sorcellerie… Au mieux, elles échoueraient, au pire... Florelle ne savait pas à quoi s’attendre, mais mourir était sûrement le meilleur des pires scénario.
▲▼▲
L’adolescente attendait sur le pas de la porte. Son père venait d’arriver en ce début d’après-midi. Ses parents avaient prévu de passer un week-end en amoureux, comme ils le faisaient presque tous les mois et de plus en plus souvent maintenant que leurs enfants étaient plus grands et plus autonomes. Ce n’était pas facile de vivre une relation séparés. Plusieurs fois, Damien et Dahlia avaient failli rompre. Le père de Florelle était lassé de devoir supporter cette vie qu’il n’avait pas choisie. Il subissait la les traditions de sa compagnes, des sorcières, leur mode de vie unique et leur coutumes souvent archaïques. Mais leur amour était plus fort que tout, scellé par leurs deux enfants.
— Salut ma grande.
— Salut papa, lui répondit la jeune fille.
— Ta mère est prête ?
— Oui, je suis là ! intervint Dahlia en arrivant. Bon, ma chérie, ton frère est à son entraînement de foot et Daisy passe le prendre en rentrant vers 18 heures. Tu t’occupes de Nana avec Mélina, je te fais confiance !
— Ne t’inquiète pas maman on a déjà été seules quelques heures. Et Nana est là de toute façon.
Rassurée, Dahlia lança un regard à son conjoint qui, hésitant, posa la fâcheuse question.
— Tu as réfléchi au déménagement en Allemagne, ma puce ?
Florelle se doutait que le sujet reviendrait tôt ou tard sur le tapis. Elle n’avait pas encore la réponse mais inévitablement, elle connaissait l’issue de cette situation. Elle s’était faite à l’idée.
— Je ne sais pas encore, j’ai encore besoin d’un peu de temps...Mais je veux bien qu’on en reparle à votre retour, concéda-t-elle sur un ton moins virulent que la semaine précédente.
Les parents échangèrent un regard empli d’espoir et de reconnaissance et Dahlia conclut la conversation.
— Ok ma douce, sois bien sage avec ta cousine.
— Je vous aime.
— Nous aussi on t’aime Florelle. A demain.
Ils l’embrassèrent chacun leur tour sur le front de l’adolescente avant de rejoindre la voiture. Florelle les regarda monter dans le véhicule, ils échangèrent une parole et elle les vit rire d’un trait d’humour. Peut-être qu’après tout, l’Allemagne ne serait pas si mal, s’ils vivaient heureux à quatre.
▲▼▲
Sa décision n’était pas encore prise mais une chose était sûre, Florelle ne voulait pas quitter sa famille. Elle ne voulait pas partir à Eldarya, que l’incantation de l’ouverture du portail soit exacte ou non. Le plus dur restait d’annoncer ça à Mélina, lui dire aussi qu’elle devait sans doute être stérile et risquait de jeter l'opprobre sur le clan Blackhill. Peut-être même que Nana exigerait qu’elle prenne le nom de famille de son père.
Mélina allait sûrement faire une crise monumentale. Il ne fallait pas être devin pour imaginer ça.
Et comme sa cousine était imprévisible, Florelle avait préféré attendre que Mélina descende dans la cuisine pour lui annoncer. Ce qu’elle fit après une heure d’attente.
— Bon, j’ai fini je pense, annonça Mélina visiblement satisfaite de son travail, c’est quand tu veux. Tu peux écrire une lettre à ta mère si tu veux, proposa-t-elle ensuite. J’en ai laissé une à la mienne.
— Mél’... commença Florelle, contrite, je suis désolée mais je ne veux pas participer à ce sort.
— Quoi ? Mais je pensais qu’on avait prévu d’y aller ensemble à Eldarya.
— Non, c’est toi qui veut y aller… Moi je veux rester avec ma famille, je ne veux pas aller dans un monde que je ne connais pas. En plus, ça risque de ne pas marcher et on ne sait pas ce qui peut se passer dans ce cas-là.
Florelle avait réfléchi à son argumentaire. Elle observait sa cousine et voyait son visage se fermer. Son regard gris exprimait tellement de colère qu’elle se força à rajouter :
— Sans compter que je n’ai pas encore développé de pouvoir, ce qui veut dire que je suis sûrement stérile. Ca serait encore plus dangereux de le faire, pour nous deux.
— Arrête, tais-toi, cracha Mélina avec emportement.
— Mél’...
Florelle sentit son coeur se serrer quand Mélina la dépassa pour se diriger vivement vers la véranda. Elle la suivit et tenta de la convaincre de renoncer aussi elle aussi à cette folie qu’elle prévoyait.
— Qu’est-ce qui va se passer si tu n’es plus là ? Ça ne sera plus pareil si tu y vas, tu vas nous manquer. Tu vas me manquer. Tu es comme une soeur pour moi.
La jeune sorcière, accroupie, caressait l’un de ses chats, le plus jeune et encore craintif, et resta silencieuse. Dans son regard, brillait toujours la colère et pour autant, Florelle la savait en pleine réflexion et préféra rester sur ses gardes. Elle n’avait pas encore évoqué la possibilité du déménagement mais Mélina ne semblait pas encore prête à l’entendre. Sa cousine lâcha un soupir. Elle se releva, le chaton dans ses bras ; l’animal était encore impulsif et restait sauvage. Elle embrassa la tête du félin qui se mit à ronronner sous les caresses de sa maîtresse. Enfin, après de longues secondes, Mélina reposa son regard sur Florelle, un regard toujours mécontent mais qui était toutefois résolu.
— D’accord, je renonce et je vais aller effacer tout mon travail de la journée.
— Tu veux un coup de main ?
— Non, ça ira.
Sur ces mots, Mélina fourra le chaton dans les bras de sa cousine. L’animal, soudain apeuré, sortit les griffes et marqua Florelle de trois entailles fines et sanguinolentes.
— Je suis désolée, répondit simplement Mélina en récupérant la bête.
Puis la jeune sorcière retourna au grenier et laissa Florelle examiner son bras entaillé. Heureusement, il n’y avait eu que de petites estafilades qu’elle nettoya quand même pour éviter de se tacher de sang.
Elle sentait son esprit s’alléger d’un poids, cette histoire de portail n’était pas une bonne idée, elle le savait. Et pourtant, elle ressentait toujours cette gêne dans l’estomac, comme si elle avait peur, comme une appréhension du pire…
— Florelle !
C’était la voix de Nana qui provenait de son bureau. Toujours gênée de cette peur qui maintenait prisonnières ses entrailles, la jeune fille rejoignit sa grande-tante.
— Florelle, qu’est-ce que vous avez fait ? demanda la vieille sorcière qui la scrutait sévèrement de son regard aux reflets violets.
Florelle blêmit. Nana avait-elle découvert que ses deux petites nièces avaient volé des ouvrages, des ingrédients et des instruments pour réaliser une incantation magique ? Pourtant Nana ne semblait pas en colère mais terrifiée, ce qui était d’autant plus inquiétant. Florelle sentit un léger picotement à l’extrémité de ses doigts, le signe que quelqu’un, tout près, utilisait une forme de magie puissante.
— Mélina…
Florelle murmura le prénom de sa cousine en comprenant qu’elle ne l’avait pas convaincue de renoncer mais plutôt de mettre, bel et bien, son plan à exécution. Quittant cette léthargie, Florelle quitta précipitamment le bureau de Nana, grimpa quatre à quatre les marches vers le grenier. La sensation de malaise s’accrut et se fit de plus en plus inconfortable, à la limite de la douleur. Jamais elle n’avait ressenti un tel mal-être, même quand les vieilles sorcières se prêtaient à des incantations élaborées lors de la fête de la Lune.
Elle avança plus difficilement à travers le grenier, titubant sur les derniers mètres parmi les cartons et les vieilleries. Comment avait-elle pu être aussi bête de faire confiance à Mélina pour faire marche arrière ! Sa cousine avait tenté de finir ce qu’elle avait commencé. Dans le grand espace sous les combles, une lumière rouge jaillissant du sol, illuminait les mansardes d’une sinistre couleur de sang.
Au milieu de l’heptacle, Mélina à genoux, les mains jointes d’une façon particulière, s’efforçait à réciter la formule, malgré la douleur évidente qui tordait ses traits dans une grimace pénible.
— Mélina ! Arrête ! cria Florelle à son approche.
Elle devait lever la voix car, dans le grenier, un vent artificiel venait balayer les cheveux des filles et faisait voleter les feuilles qui trainaient.
Florelle s’approcha encore pour empêcher Mélina d’achever l’incantation mais s’effondra au milieu du cercle, faible et trop douloureuse. Elle aperçut alors l’athamé, le couteau sacrificiel et une plaie sur l’avant-bras de Mélina. Cette dernière venait de réciter trois fois de suite l’incantation et un à un, les éléments présents aux pointes de l’étoile à sept branches se consumèrent.
— Je suis désolée Florelle, je ne pouvais pas le faire seule ! cria-t-elle au dessus de bruit de tempête qui était née dans l’espace. J’avais besoin de ton aide !
La jeune fille ne savait pas à quoi sa cousine faisait allusion, avant d’entendre le grondement terrifié du chaton. Malgré la douleur qui l'empêchait de bouger, et qui figeait son esprit, elle comprit une instant plus tard : Mélina avait utilisé son sang à elle aussi pour l’ouverture, elle avait utilisé le chat comme arme et avait déposé son sang sur le couteau avant de s’entailler elle-même.
Florelle ne put réagir, une nouvelle vague de douleur la saisit et elle se mit à hurler en écho à Mélina qui poussa la même plainte de supplice. La dernière chose dont Florelle se souvint fut cette sensation de brûlure qui consumait jusqu’au plus profond de ses entrailles.
Chapitre Cinq - La Décision du Conseil
Il n’avait fallu que quelques jours pour que la nouvelle de l’arrivée de la faelienne se répande à Eel et à tous les territoires contrôlés par la cité. Une jeune fille, inconsciente, avait été trouvée au pied d’un arbre ancestral, à la frontière avec les territoires de Bandor.
Son style vestimentaire composé de baskets et d’un jean, laissait présager son origine terrienne mais comment avait-elle atterri à Eldarya ? Cela restait un mystère.
Rapidement, les gardes d’Eel avaient été prévenues et l’adolescente avait été transférée sous haute surveillance à Eel, au quartier général de la garde.
Ce n’était pas la première fois qu’un tel événement se produisait. Une vingtaine d’années auparavant, un phénomène identique s’était déroulé, laissant deux jeunes garçons au milieu d’un cercle de champignons. Toutefois, la chose restait rare à Eldarya.
Le lendemain du rapatriement de la faelienne, le conseil de la garde s’était réuni pour se concerter sur le cas de l’humaine. Tous les terriens n’étaient pas de bonnes personnes et Eel se devait de protéger ses habitants de la potentielle influence néfaste de certains êtres maléfiques.
Lance suivait Borus, le nain et chef de la garde de l’Obsidienne jusqu'à la salle du conseil. L’homme était certes de petite taille mais il respirait à lui même la puissance guerrier que l’on prêtait aux membres de cette garde. Tous les chefs de garde et leurs seconds étaient convoqués pour discuter du cas de l’humaine et des mesures à prendre. Dans la salle, les autres étaient déjà présents : Miiko et Ezarel, respectivement chefs des Étincelants et des Absinthes, discutaient joyeusement, comme toujours. Derrière eux se tenaient leurs seconds, le sage Leiftan et Altè, une ondine discrète aux cheveux d’un bleu azur et à la peau d’un vert sauge. À la place du chef des Ombres, siégeait Janaz, une harpie d’une quarantaine d’années, calme et inflexible, précédée de Nevra, son second, appartenant à la race des vampires. Chez les Obsidiens, Borus prit la place du chef et Lance patienta derrière lui, droit comme un i. Il était habitué à rester en retrait mais à ne pas perdre un miette de ce qui se disait.
La salle du conseil était lumineuse dès que le soleil pointait ses premiers rayons de lumière. La table ronde et immense trônait en son centre et permettait à tous les officiers présents de se voir et d’échanger avec respect, passionnés de défendre leur point de vue. En hauteur, tel un lustre éclatant, le joyau d’Eel était suspendu et inondait la pièce d’une lueur bleue et bienveillante. Il s’agissait du plus beau trésor d’Eldarya et Eel s'enorgueillait d’en être les gardiens.
— Bon, nous voilà tous présents pour parler du cas de la jeune fille arrivée depuis trois jours sur notre territoire, débuta Miiko en se levant devant l’assemblée.
La chef des Étincelants était une kitsune, affublée d’une autorité naturelle dont elle n’hésitait pas à faire preuve. Ses oreilles vulpines étaient du même noir qui composait la fourrure de ses quatre queues héritées de sa race.
— Que savons-nous d’elle ? demanda Janaz, la harpie des Ombres.
— Elle se prénomme Florelle, elle a 16 ans et c’est une sorcière selon ses dires.
La déclaration d’Ezarel laissa les gardiens silencieux. Le cas risquait d’être plus délicat que prévu. C’était une sorcière et l’elfe alchimiste ne cherchait même pas à cacher le semblant de dégoût qui marquait son visage habituellement taquin et arrogant.
— Il faut la bannir dès à présent, suggéra dans la foulée Altè, la jeune seconde de l’alchimiste.
— Je pense qu’il faudrait lui laisser la possibilité de s’expliquer, proposa la harpie. Elle n’a que 16 ans et elle a atterri dans un monde qu’elle ne connaît pas.
— Mais une sorcière… contra Miiko. Il faut faire preuve de prudence.
— J’approuve l’idée de Janaz.
Borus, le nain et chef des Obsidiens venait de s’exprimer de sa voix grave. Le petit homme parlait peu mais il était toujours écouté. Cela semblait être la caractéristique première des gardiens que l’on nommait “de pierre” au vu de l’Obsidienne, roche dure issue de lave solidifiée.
— Très bien, concéda la kitsune. Jamon, je te prierais d’aller la chercher.
Il fallut quelques minutes à l’orque pour revenir avec la faelienne. C’était la première fois que Lance la rencontrait. A côté du géant de muscles à la peau d’ébène et aux défenses qui sortaient de sa gencive inférieure, l’humaine avait l’air minuscule. Ses cheveux blonds étaient longs et lisses et on lui avait fourni une tenue plus “conforme” à la culture d’Eel, composée d’un pantalon de toile et d’une tunique en chanvre. Elle avait toutefois gardé ses baskets. Son regard gris, par contre, exprimait une peur tangible du sort qui lui serait réservé.
— Nous sommes les chefs des gardes d’Eel, nous sommes ici pour décider de ce que nous ferons de toi et nous aimerions que tu nous expliques pourquoi tu es venue ici, déclara Miiko solennellement.
— Je n’ai pas voulu venir ici… C’est ma cousine, je ne pensais pas que ça allait marcher… bafouilla-t-elle d’une petite voix.
Lance dut tendre l’oreille pour l’entendre. Florelle semblait prête à fondre en larmes. Lui aussi avait beaucoup pleuré.
— Et où est ta cousine ?
— Je ne sais pas, elle a ouvert le portail et après, je ne sais pas où elle est passée.
— Il n’y a que deux solutions, supposa Ezarel à haute voix. Soit elle a atterri dans un autre territoire, éloigné du nôtre, soit, et c’est plus probable, elle est morte durant l’ouverture.
À ses mots, le visage de Florelle s’inonda de larmes dans un chagrin de douleur morale et elle commença à sangloter silencieusement, tandis que l’elfe continuait ses conjectures.
— On ne possède pas assez de puissance et de maturité à cet âge pour réaliser une telle incantation. C’est de la folie.
— Peu importe, coupa Miiko. Il faut la trouver. Jamon, envoie des messages à tous les villages sur notre territoire, expliquant qu’une autre sorcière a possiblement atterri chez nous, et prévient également nos cités alliées. Si cette fille est vivante, il faut la retrouver.
— Il est plus probable qu’elle soit morte… répéta Ezarel qui ne fut pas touché une seconde par l’état de l’humaine.
L’orque hocha la tête et quitta la pièce pour répondre à cette nouvelle mission. Il était tellement grand qu’il dut baisser la tête pour passer l’ouverture de la porte.
— Pourquoi ta cousine a-t-elle voulu ouvrir un portail vers Eldarya ? reprit Janaz qui semblait indifférente au sort de l’adolescente.
— Elle pensait pouvoir devenir une sorcière plus forte en venant à Eldarya. Elle m’a menti et m’a forcée à venir.
Lance observait toujours l’humaine, elle porta la main à son avant-bras gauche, là où trois traits, à présents blancs, suggéraient un sacrifice de sang.
— Devenir plus forte ici ? Quelle drôle d’idée, déclara Janaz surprise. Ne savez-vous pas que toutes les sorcières ont disparu d’Eldarya ? Les seules survivantes se cachent misérablement et heureusement pour elles.
Florelle fronça les sourcils, elle ne semblait pas avoir intégré les propos de la harpie. Ses traits marquaient la confusion par rapport à cette information.
— Je ne comprends pas...
— Les sorcières sont considérées comme des ennemies d’Eel et, de la totalité du monde d’Eldarya, reprit la chef des Ombres. Elles ont voulu dominer les Faeries, comme les humains l’ont fait avant elles. Il y a eu une grande bataille et elles furent décimées.
— Non, murmura la faelienne, incrédule. C’est pas possible, vous vous trompez. Elles ont créé Eldarya et le portail... Les Alister ont créé la Flûte de Hamelin, les Botan ont enfanté les montagnes et les vallées, les YinHoa…
— On t’a menti ! la coupa Miiko en élevant la voix. Les sorcières sont des êtres purement maléfiques et leurs pouvoirs sont puissants et contre-nature ! Quels sont les tiens ?
L’humaine s’était tue. Elle ne pleurait plus bien que ses yeux rouges et son visage bouffi portaient encore les stigmates de ses sanglots. Elle fixait ses pieds comme si elle n’avait pas entendu la question.
— Quels sont tes pouvoirs ? répéta Miiko.
— Je n’en ai pas, avoua Florelle à demi-mot.
Un gloussement mourut dans la gorge de l’alchimiste puis Ezarel émit franchement un rire moqueur et insolent, ne sachant si l’humaine plaisantait ou non.
— Alors ça c’est une première ! railla-t-il. Une stérile ! Et tu oses prétendre être une sorcière ?
— Je suis une descendante de Millaryne Blackhill… se défendis pitoyablement Florelle.
A l’évocation de ce nom, les gardiens se turent et les sourires s’effacèrent.
— Je veux retourner sur Terre, exigea-t-elle avec une ferveur et une colère redoublées.
— C’est impossible.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Le portail n’a été créé pour ne s’ouvrir que dans un sens, lui expliqua Miiko d’un ton supérieur. Parfois, l’espace-temps provoque des distorsions et nous envoie quelques faeliens, perdus.
En disant cela, et presque imperceptiblement, Lance sentit le regard de ses collègues sur lui.
— Et parfois, il y a des petites idiotes qui jouent aux apprentis sorcières, évoqua-t-elle d’un sourire moralisateur.
— Mais… et ma famille ? Mes parents, mon frère ? Je ne vais plus jamais les revoir ? Est-ce qu’ils savent que je vais bien ? Ils doivent s’inquiéter… Je peux leur envoyer un message au moins ?
— Malheureusement, non.
— Tu ne les reverras jamais, conclut Ezarel, haussant les épaules et dont les lèvres s’étiraient faussement compatissant.
Florelle s’était remise à pleurer, sans porter attention au ton volontairement enjoué de l’elfe. Elle était prête à s’effondrer à l’annonce violente qu’elle pouvait dire adieu à tous ceux qu’elle connaissait.
— Amenez-là à l’extérieur, ordonna Miiko, qu’on puisse débattre de son sort.
L’orque étant sorti remplir sa mission, il ne restait personne pour exécuter cet ordre. Lance s’avança vers l’adolescente presque instinctivement.
— Je m’en occupe.
Il posa sa main sur l’épaule de Florelle et, d’une légère pression, l’invita à le suivre. À l’extérieur de la salle du conseil, les voix des gardiens se confondirent en un débat. La jeune fille se laissa conduire mais, comme vidée de ses forces, elle défaillit au milieu du couloir. Ses sanglots s’étaient arrêtés, ses yeux fixaient le néant comme si plus rien de pouvait les animer. Lance comprit que c’était le contre-coup de toutes les nouvelles sombres qu’elle devait digérer et le déferlement d’émotions qu’elle devait maintenant apprendre à gérer. Elle semblait comme morte...
Lance, qui ne voulait pas offrir ce spectacles aux collègues qui pouvaient passer par là, s’accroupit à souleva la faelienne sans peine. Contre son torse, il pouvait la sentir inerte. Se détournant de sa direction initiale, l’infirmerie, il s’arrêta devant une chambre à l'emblème du dragon, orné d’une pierre rouge sang. Sa chambre était plongée dans l’obscurité par de grandes tentures noires qui occultaient les fenêtres. Lance la déposa sur son lit, chiffonnant à peine les draps en soie noire. Elle se recroquevilla, prostrée. Ses points serrés, tous ses muscles étaient pris de spasmes incontrôlables qui manifestait la douleur morale insurmontable. Lance s'assit près d’elle, l'observant simplement, sans rien dire. Puis il tendit l'oreille, l’adolescente murmurait quelques mots inaudibles.
— Tuez-moi, pitié, tuez-moi…
Le second fronça les sourcils en comprenant la demande. Cette gamine préférait mettre fin à ses jours plutôt que de vivre en ayant perdu tout espoir de retrouver ses proches. Il ne pouvait pas accéder à cette requête, même si elle faisait écho à la propre souffrance qu’il avait lui même vécue étant plus jeune. Il se contenta de poser sa main sur la tête de Florelle et de lui caresser les cheveux. Ce geste, aussi maladroit fut-il, apaisa quelque peu la détresse de l’humaine.
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Lance ramena Florelle dans la salle du cristal après une vingtaine de minutes de débat. Il n'avait pas participé à la décision, mais savait que son chef de garde veillerait à ce qu’elle soit sage. La faelienne pouvait marcher à présent, mais son regard restait vide, vide d’espoir et son expression marquée par l’anéantissement. Debout devant la petite assemblée, elle n'avait qu'une attitude passive voire invisible, fixant le sol, attendant tel un condamné résigné, sa peine.
— Florelle Blackhill, débuta Miiko d’un ton sentencieux. Il a été décidé qu'il valait mieux t'avoir à l'oeil à l'intérieur de la cité. Tu seras donc affectée au service d’intendance du château. Mais à la moindre erreur, incartade ou si nous jugeons que tes actes sont suspects ou dangereux pour la cité, tu seras bannie d’Eel et de ses territoires.
La faelienne releva faiblement les yeux, comprenait-elle la décision ? L’avait-elle simplement entendue ?
— Amenez-la en cuisine.
Chapitre Six - L’Adaptation
Voilà deux jours que Florelle avait débuté son travail aux cuisines de la cité d’Eel. Elle y avait découvert toutes les créatures possibles et imaginables d’un bestiaire fantastique. Depuis toute petite, et grâce aux récits de sa mère, elle connaissait la plupart des races, tirées parfois de la mythologie grecque, scandinave ou de folklores étrangers. Mais même avec cela, Florelle restait, la plupart du temps, figée face à des minotaures, des fées ou des créatures mi-humaines, mi-animales dont elle ignorait l’espèce.
C'était le cas de Célis, une jeune biche adorable tant physiquement que humainement. Elle avait été choisie par les chefs des gardes pour aider Florelle à comprendre le fonctionnement de la cité et plus particulièrement de la cuisine et l’aider dans ses tâches quotidiennes. Célis avait une peau de couleur brune, presque un duvet animal d’une douceur exquise. Son nez, ou plutôt son petit minois busqué, était entouré de taches de rousseur. Ses yeux étaient également très beaux, en forme d'amande à l’iris noir et aux cils infinis. A l’image de son physique, le jeune biche, qui devait avoir l'âge de Florelle, était d’une gentillesse absolue. Elle avait été avertie du sort de l’humaine, de la décision du conseil et l’avait patiemment guidée dans le château tout en lui indiquant les endroits où elle avait accès ou non.
Le fonctionnement de la cuisine ressemblait à celui d’une cantine scolaire à l'exception de la quantité faramineuse de gardiens, intendants ou de hauts gradés qui venaient s'y restaurer principalement le matin, midi, soir mais aussi à toute heure de la journée et de la nuit.
La particularité venait aussi du nombre incroyable de plats disponibles, chacun adapté en fonction de l’alimentation particulière des centaines de races présentes. De la viande de toute origine cuite ou crue, des légumes, des fruits à coques, des céréales qui venaient de l’autre bout du monde, des insectes grillés, des champignons, des feuilles… Le choix était presque illimité.
Le chef de cette joyeuse ménagerie, un faune irascible dénommé Karuto, devait composer tous ces menus différents chaque jour pour ne pas proposer deux fois le même plat.
De leur côté, les petites mains du cuisinier, dont Florelle faisait partie, participaient à la préparation des ingrédients, la mise en place de la salle et servaient les gardiens à table.
Jamais de sa vie, la jeune sorcière n'avait épluché autant de carottes, de pommes de terre et d'autres fruits et légumes qui lui étaient étrangers. Sa peau était sèche et abimées d’avoir les mains toujours plongés dans l’eau et ses doigts étaient douloureux à force de toujours faire les mêmes gestes. Sans compter que, toujours rester debout et de faire des kilomètres d’allers et retours de la salle à la cuisine, elle avait les pieds en compote.
Au moins le travail était simple et la distrayait assez pour ne pas penser à sa triste situation. On lui avait dit de but en blanc, qu'elle ne verrait plus jamais sa famille, qu’elle finirait sans doute sa vie ici, en cuisine.
Heureusement, Célis était toujours aussi gentille et attentive à la faelienne. Elle la soulageait de son travail quand Florelle avait besoin d’une pause, elle lui expliquait des choses auxquelles elle ne comprenait rien et la mettait en garde contre certaines personnes au sein de la garde ou de la cuisine. Parmi eux, Karuto, dieu tout-puissant de la cuisine, le faune aimait jouer de son autorité et particulièrement avec Florelle qu’il aimait taquiner, asticoter, un peu trop à son goût.
Plusieurs fois depuis le début de son travail, Florelle avait croisé les officiers du château : les chefs de garde et leurs seconds. Célis lui avait expliqué le fonctionnement des gardes, Étincelante, Absinthe, Obsidienne et Ombre, leurs rôles à chacun, leurs missions spécifiques comme l’infiltration, le combat, la gestion et les connaissances magiques et alchimiques.
Il y avait des subtilités politiques, économiques et culturelles.
Ainsi, à travers le monde d’Eldarya, il y avait des centaines de cités comme Eel et chacune gérait un territoire plus ou moins grand sous son autorité, comme un petit pays. Certaines cités étaient alliées, d'autres ennemies. Certaines avaient été détruites lors de bataille et leurs territoires annexés par les voisines. Actuellement Eel était en paix avec les cités limitrophes mais se disputait les montagnes de Wigné avec la cité d’Amendo. Ces reliefs marquaient la frontière entre leurs deux territoires et chacun les revendiquait comme leur appartenant.
Célis lui expliqua aussi l’importance des gardes qui protégeait la cité mais qui étaient également considérées comme les organes politiques, judiciaires et économique. Rien ne s'organisait sans leur aval. Toute la vie des Eeliens, de la ville comme de la campagne, tournait autour de la garde, la nourrir, l'habiller, nettoyer leur chambre, leurs armes et être leur écuyer et même leur cobaye s'il le fallait. Une telle dévotion aux gardiens qui lui avaient ri au nez et qui avaient brisé sans ménagement tous ses espoirs, Florelle avait un peu de mal à leur soumettre une telle loyauté.
Seul Lance avait montré un peu de compassion à sa situation. Elle se souvint vaguement qu'il l’avait portée à l’écart des regards, avait eu des gestes apaisants envers elle. D'ailleurs, dès qu'il entrait dans la cuisine, le regard de Florelle se posait immédiatement sur lui, comme un aimant. Il était toujours vêtu de noir, que ce soit d’une armure complète ou simplement d’une chemise et d’un pantalon en toile, même la garde de son immense épée, qu'il portait en travers de son dos, était noire. Cette couleur mettait en évidence sa peau légèrement hâlée et ses cheveux blancs coupés court. La faelienne avait remarqué qu'il venait souvent avec un autre homme, un peu plus jeune que lui et qui lui ressemblait beaucoup, au point que la faelienne soupçonna qu'ils partageaient le même sang. Ils avaient la même peau couleur abricot et les cheveux blancs. Florelle avait appris qu’il s'appelait Valkyon et qu'en effet, lui et Lance étaient frères. Le second des Obsidiens était apprécié et très estimé parmi sa propre garde mais aussi par les autres gardiens et par les domestiques et intendants du château. C'était quelqu'un de juste et de respectueux. Pas comme d'autres.
A chaque fois qu’Ezarel venait pour se restaurer, il avait toujours un mot pour “la stérile”. Voilà comment il aimait appeler Florelle. Comme si ce n'était déjà pas assez humiliant de devoir le servir avec déférence, lui ne se gênait pas pour être taquin à souhait.
Le soir, après que les petites mains aient débarrassé la salle, les tables et fait la vaisselle jusqu’à tard dans la soirée, Florelle allait se coucher, totalement épuisée. Elle partageait, avec les autres filles, un dortoir commun à l'extérieur du château, dans une immense annexe dédiée aux intendants. Là, elle pouvait enfin s’autoriser un brin de toilette, se changer et retrouver la paillasse de son lit, juste à côté de celle de Célis. La première fois qu’elle était entrée dans la grande salle, toutes les femmes avaient tourné leur tête vers elle. Pour beaucoup, c'était la première fois qu’elles rencontraient d'aussi près une terrienne. Mais la majorité lui lançait des coups d’oeil méprisants et dédaigneux. C'était une sorcière, une créature maléfique et cette croyance était profondément enracinée dans la culture eldarienne. Les sorcières étaient rejetées en raison de leurs crimes contre les Faeries lors des guerres intestines au début de la création d’Eldarya et du peuplement de ce monde.
Et même si elle ne possédait pas de pouvoir, Florelle inspirait la crainte et le mépris.
Malheureusement les nuits de la faelienne n'étaient pas non plus de tout repos. Florelle rêvait beaucoup et ses heures de sommeil étaient entrecoupées de cauchemars ou de rêves étranges. Elle y voyait Mélina en train d'hurler dans le vide infini qui séparait Eldarya et la Terre, ou bien Nana, le coeur brisé d’avoir perdu ses arrières-petites-filles, étendue, sans vie dans un cercueil.
La fatigue s’accumulait et la réglementation du travail ne semblait pas être la même pour tout le monde. Alors que les femmes de cuisine alternaient entre un travail matin ou après-midi, Florelle était en cuisine toute la journée, et ce, justifié faussement par Karto comme temps de formation. Sans compter qu’elle avait le droit à des remarques acerbes de la part du faune, quant à ses origines de sorcières. Lui, plus que tous, semblait les haïr.
Un jour, après presque deux semaines de travail acharné, Karuto s’énerva injustement contre elle, au beau milieu de l’après-midi. Il recracha un morceau de brocolis fraîchement cuit à l’eau.
— Mais quelle idiote ! Tu as fait tomber le sac de sel dans la marmite ! Tu te rends compte du gaspillage ! Il y a des hommes et des femmes qui se saignent aux quatre veines pour nourrir la garde ! C’est pas pour que tout parte aux cochons !
— Ce n’est pas moi ! se défendit Florelle. J’étais en train de préparer la crème fouettée à côté !
— J’ai plutôt intérêt à vérifier ça aussi alors, continua-t-il sur sa lancée furibonde. Quelle idée j’ai eue d’accepter une sorcière dans ma cuisine ! Bientôt tu vas tous nous empoisonner !
Karuto prit la cuve de crème et la goûta du bout de l’auriculaire.
— Elle est dégueulasse cette crème ! Tout ce que tu touches est avarié ! Je perds mon temps à t’expliquer des choses et tu es aussi inutile qu’un éléphant dans une échoppe de porcelaine !
Les cris de Karuto avaient rameuté les aides de cuisine mais personne ne vint en renfort de Florelle qui prenait le courrou du chef dans la figure.
Elle se contenta de baisser la tête, les yeux plein de larmes mais les poings serrés de colère. Si elle avait eu le pouvoir de maîtriser le feu, le faune serait déjà carbonisé jusqu’à la moelle !
Cette pensée la découragea encore un peu plus et des larmes de frustration et d’injustice dévalèrent ses joues. Karuto s’approcha encore un peu plus d’elle, au point qu’elle pouvait sentir la désagréable odeur de bouc qui se dégageait de lui.
— J’aurais préféré que le conseil t’exile plutôt que de me confier ton fardeau ! Au mieux, qu’ils d'exécutent ! Une sorcière de moins dans ce monde !
Plus il criait et plus il avançait, exerçant une pression dominatrice sur l’adolescente qui n’en supportait pas plus. Elle plaqua ses mains sur le torse de l’homme-bouc et le repoussa. Son geste n’était pas fort, loin de là, mais, une chaise derrière Karuto le fit trébucher et il se retrouva sur les fesses, les deux sabots en l’air et humilié. Il se redressa d’une cabriole et hurlant toutes les injures qu’il connaissait, il s’approcha de Florelle, le poing levé.
— Ça suffit !
Lance apparut dans l’encadrement des cuisines. Florelle ignorait depuis combien de temps il était là, s’il avait assisté à la totalité de la scène. Elle espérait qu’il lui vienne en aide mais Karuto se remit à beugler avec rage :
— Je ne veux plus de cette sorcière dans ma cuisine ! Je veux qu’elle dégage d’ici !
Le gardien avança vers Florelle et lui adressa un regard aussi froid et blessant que de la glace. Sans un mot, il l'emmena à l’extérieur des cuisines à travers les couloirs et jusqu’à sa chambre. Contrairement à la dernière fois, la pièce était baignée de lumière mais tous les éléments étaient de couleur sombre, à l’image du propriétaire des lieux. Dans un coin, sa sublime armure noire aux finitions raffinées reposait sur un support, agrémenté de la longue épée du second des Obsidiens.
— Quel est le souci ? demanda Lance en se postant face à Florelle.
— J’ai rien fait, il m’accuse à tort d’avoir gâché des produits alors que ce n’était pas moi !
— Tout ce cirque pour ça…
— Quand c’est pas le brocoli trop salé, ou la crème mal fouettée, c’est la cuisine que je salis à tout va et qu’il me force à récurer le soir ! Ou bien les plats qui refroidissent parce que je ne les apporte pas assez rapidement ! énuméra la faelienne. Karuto a toujours quelque chose contre moi alors que je m’applique au mieux à faire ce qu’il demande !
L'humaine déglutit, elle retenait difficilement ses larmes, provoquées par un mélange de ses émotions. Elle passa ses mains sur son visage en reniflant.
— Je travaille 18 heures par jour, deux fois plus que les autres. Je suis parfois trop fatiguée pour manger le soir. Sans compter que je n’ai pas d’amis, la moitié des filles m’ignorent et l’autre moitié me jette des regards méprisants.
— Estime-toi heureuse de ton sort, lui répondit simplement Lance.
Florelle leva la tête, sans comprendre cette réponse en décalage avec ce qu’elle attendait : un peu de réconfort et une oreille attentive.
— D’autres cités ne cherchent même pas à comprendre, ils excluent les faeliens de leur territoire, d’autres les emprisonnent parfois à vie. Dans ton cas, étant une sorcière, le conseil aurait pu demander ton exécution…
— Et combien de temps je vais devoir supporter ça ? Je ne suis même pas une vraie sorcière, je n’ai pas de pouvoir! Je pense déjà avoir assez souffert en ayant atterri ici...
Malgré le message lancé à tous les villages du territoire d’Eel et à toutes les cités alliées, il n’y avait aucune trace de l’arrivée d’une autre sorcière à Eldarya. Par déduction, Florelle s’était résolue à l’idée que sa cousine était simplement morte, ce qui rendait ses épaules lourdes d’une culpabilité et d’une tristesse supplémentaire.
Cette fois, et en repensant à sa situation, Florelle se mit à pleurer silencieusement, les larmes coulaient sur ses joues.
— Je-je préférerais mourir, murmura-t-elle comme si elle relevait à haute voix le plus lourd secret qu’elle gardait en elle.
Cette fois, les sanglots redoublèrent et Lance soupira. Il n’était pas vraiment habitué à devoir gérer les adolescents en crise.
— Si tu souhaites te donner la mort, je ne t’en empêcherai pas…
Le ton du dragon était totalement indifférent à la souffrance de l’humaine qui, en disant ses mots, avait espéré un peu de réconfort. Les sentiments de solitude et de désespoir l’enveloppèrent un peu plus. Comme si elle se sentait poussée à commettre cet acte, l'adolescente avisa d’un coup d’oeil au dessus de son épaule, la grande fenêtre qui donnait sur la cour. C’était sans doute la solution aux problèmes de tout le monde, en commençant par ceux de Karuto…
— Je vais t’avouer quelque chose… la coupa Lance. Moi aussi j’ai pensé à faire la même chose que toi à une époque.
Florelle adressa un regard ébahi au gardien sans arriver à imaginer qu’il puisse un jour, avoir ressenti un détresse similaire à la sienne et qui l’aurait poussé à commettre un tel acte.
— Je viens aussi de la Terre. Avec mon frère, nous avons atterri à Eldarya alors que nous étions jeunes.
— Comment ?
— Quand Miiko t’a expliqué que parfois, il y avait des distorsions de l’espace-temps qui ramenaient des faeliens par hasard. C’est ce qui s’est produit pour nous. C’était le fruit du plus pur des hasards.
— Vous aviez quel âge ?
Lance soupira, il n’aimait pas parler de cette époque de sa vie qui lui semblait bien révolue.
— Sept ans et Valkyon trois. Il n’a quasiment aucun souvenir de notre vie, avant.
— Mais vous ?
— Quelques uns, des bribes, mais tout s’efface avec le temps...
Habituellement si froid, si distant et sans comprendre pourquoi il racontait ça, Lance émit un sourire en coin, se moquant de sa propre faiblesse, de sa vulnérabilité lorsqu’il évoquait cette blessure profondément enfouie en lui. Les sanglots de Florelle s’étaient arrêtés mais en posant son regard sur elle, il n’y lut pas de pitié mais de la reconnaissance. Peut-être venait-il de lui sauver la vie après tout… C’était la preuve que des mots étaient parfois bien plus forts que les actes.
— Florelle, je sais que c’est difficile, que tu penses avoir tout perdu mais la vie mérite d’être vécue et tu ne dois pas te laisser battre. Karuto est un enfoiré ? Absolument mais prouve-lui qu’il a tort et fais un travail irréprochable.
L’adolescente se mordait l’intérieur de la joue pour éviter de pleurer à nouveau. Elle savait qu’elle allait devoir retourner dans les cuisines du faune, elle savait que ça serait dur mais peut-être qu’un jour, elle pourrait s’y habituer. Elle réussirait peut-être à enfouir toute cette peine et devenir un jour, aussi dur et invulnérable que le paraissait Lance. Elle hocha la tête et regarda une dernière fois le second des Obsidiens dans les yeux. Ses iris bleu de glace, qui pouvaient être aussi durs et aussi tranchants que l’acier, étaient à ce moment précis, aussi doux qu’un nuage.
— Maintenant, je ne veux plus de pleurs, d’accord.
D’un geste du pouce, il essuya les dernières larmes et d’un sourire, trop rare aux goût de Florelle, il lui adressa un hochement de tête entendu.
Ils reprirent la direction des cuisines et la jeune fille s’attela à sa crème fouettée abandonnée dans un coin.
— Quoi ? Vous me la renvoyez ici ? Mais j’en veux pas moi ! s’exclama le faune encore furieux.
— Le conseil a décidé que sa place était ici, alors elle reste ! tonna Lance d’une voix forte et assurée. Ce n’est pas à toi de prendre cette décision.
Le chef bougonna, s’apprêtait à retourner à ses fourneaux quand le second des Obsidiens l'interpella à voix basse :
— Karuto, si tu oses lever la main sur elle, je te jure que je te la coupe et que je te la fais bouffer par les narines, c’est clair ?
Le cuisinier déglutit difficilement sous la menace et sembla se ratatiner sur lui-même en retournant vaquer à ses occupations.
Lance échangea un dernier regard avec Florelle avant de quitter la cuisine.
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Lance se réveilla aux aurores et, après avoir procédé à son entraînement quotidien à base de musculation, de course et d’étirements, il fit une toilette et descendit vers l’infirmerie du château. La pièce était très lumineuse, le soleil la baignait de ses rayons à travers les grandes baies-vitrés. La décoration était chaleureuse, grâce aux couleurs pastel peintes sur les murs. Les différents espaces étaient divisés par des tentures blanches et légères qui laissaient filtrer la lumière. Lance dirigea directement vers le fond de la grande pièce et y découvrit son chef de garde. Borus, torse nu, était en train d’être ausculté par Eweleïn, le médecin en chef de la garde. L’elfe avait une peau blanche diaphane qui laissait entrevoir tout un circuit de veinules bleues et de longs cheveux blancs et soyeux. Elle était en train d’écouter la respiration du nain, barbu, les cheveux épais et tressés, un torse velu de poils roux.
— Prends une grande inspiration.
Le nain se complia aux démandes diverses de sa collègue tout en levant les yeux au ciel, agacé.
— Tu as eu de nouveaux épisodes de toux ?
— Non.
Lance échangea un regard complice avec son chef. Il mentait bien entendu. Le nain prenait cette visite comme un jeu. Un jeu fatidique qu’il était en train de perdre contre une maladie qui rongeait ses poumons à petit feu.
— Je vais te donner un traitement par inhalation avec des huiles essentielles de…
— Ne te donne pas la peine de soigner ça ! la contra Borus. Il n’y a qu’un seul remède à cette maladie.
— La mort n’est pas un remède, au contraire. Je peux te faire gagner un peu de temps.
Le nain râla en quittant le lit d’examen et passa une chemise. Eweleïn le regardait de sa hauteur mais ce ne serait pas elle qui aurait le dernier mot. Depuis des mois que ces deux-là avaient la même discussion bornée mais le nain refusait toujours le moindre traitement qui pourrait améliorer son confort de vie. Il refusait même que quelqu’un apprenne son état.
— Je mourrai sur un champ de bataille, pour les Obsidiens et pour Eel !
L’elfe secoua la tête, triste et résignée du sort du nain. Elle ne pouvait rien faire pour tenter de l’en dissuader, mourir avec une arme à la main était un honneur pour les nains, un acte de bravoure, enraciné dans leur culture et rien ne pourrait le faire changer d’avis.
Borus quitta l'infirmerie, suivi par Lance qui fut retenu une seconde par le médecin.
— Fais en sorte qu’il ne se surmène pas trop. Cela risque de précipiter l'altération de son état pulmonaire et surtout décide qui sera le second des Obsidiens quand tu deviendras chef. A ce rythme, il ne verra pas le prochain printemps.
Lance lui répondit d’un hochement de tête et partit rejoindre son chef. Un mètre trente, quatre-ving-dix kilos de muscles. Borus était une force de la nature malgré sa petite taille. Il avait toujours été un leader né, chef d’une armée lors de batailles opposant les cités de Hilix et de Jolem, il avait mené des victoires par centaines. Force physique, mentale, stratège brillant, gardien loyal et intègre, Lance sentit l’inquiétude revenir en force. Il constatait de jour en jour la dégradation physique de son chef et d’ici quelques mois, il n’aurait même plus la force de soulever sa masse pour aller combattre. Il fallait absolument qu’il meure avant la déchéance de sa condition et la dépendance quotidienne. Le nain ne survivrait pas à l’humiliation. Pour autant, Lance ne lui ferait pas l’affront de le ménager, comme demandé par le médecin. Il connaissait assez bien son chef de garde pour savoir qu’il risquait de se prendre une torgnole s’il osait le chouchouter.
— L’équipe de Feryn est revenue, ils voudront te faire un rapport détaillé, l’informa le nain en quittant le château. Je te laisse gérer la garde aujourd’hui, je fais partie de la délégation avec Janaz et Leiftan et nous partons dans les montagnes de Wigné durant deux jours.
— Très bien.
Lance quitta son supérieur et prit la direction du Bastion d’Ivoire. Borus détestait les blablas mais il ne pouvait pas échapper à ses obligations de chef. Si tout se passait comme prévu, les cités d’Eel et d’Amando se mettront d’accord sur une répartition équitable des montagnes du Wigné, qui, depuis des décennies, attiraient les convoitises des deux territoires. Depuis qu’un paysan avait découvert des filons de pierres précieuses, tout le monde voulait un morceau de ces mines.
Lance régla les tâches quotidiennes qui incombaient à son rang, lut les derniers rapports de missions et rejoignit Valkyon dans la zone d’entrainement. Le Bastion d’Ivoire était composé d’une tour qui abritait les différents espaces de travail, l’office, les réserves, les salles d’entrainement et les dortoirs des recrues et des gardiens. Les entraînements se déroulaient dans une arène extérieure remplie de sable qui jouxtait la tour. Son frère était en charge de la formation des recrues qui avaient espoir d'intégrer les Obsidiens. Dans un autre coin, les gardiens plus expérimentés s’entrainaient seuls, le corps luisants de sueur. Lance aurait voulu les rejoindre, se dépenser, se battre, s’amuser avec ses collègues et amis, mais son rang d’officier l’obliger à remplir d’autres tâches. Il quitta le Bastion et traversa la cité en passant par le marché en pleine animation entre les cris à la volée, le brouhaha ambiant et les travaux de restauration de l’auberge du Becola Assoupi.
Parmi la foule, son regard fut attiré par la blondeur des cheveux de Florelle. Il était certain que l’humaine tranchait avec le reste de la population ambiante. Elle n’était pas particulièrement grande ou imposante, ne possédait aucun attribut animal ou végétal, sa peau était pâle, ses yeux gris et sa bouche pulpeuse. Voilà presque un mois maintenant que l’adolescente était arrivée à Eldarya et depuis une semaine, il n’y avait pas eu de nouvelle crise dans les cuisines de Karuto.
Lance s’arrêta à un étal de fruits et légumes, acheta une pomme et croqua dedans tout en restant à examiner l’humaine de loin. Accompagnée de trois autres filles de cuisine, Florelle portait un lourd cageot de courgettes qui seraient sûrement préparées à l’heure du déjeuner. Les quatre femmes longèrent le chantier de l’auberge au moment où un ouvrier massif, un brownie aux cordes de boeuf, souleva une lourde pierre de taille à l’aide d’une corde équipée de poulies. Lance fronça les sourcils en voyant Florelle s'arrêter au pied du bâtiment et lever les yeux vers les ouvriers qui s’attelaient à leur tâche. Un petit garçon arriva à côté d’elle et fit tomber maladroitement sa peluche.
En faisant fi de ses collègues qui avançaient vers le château, Florelle posa son cageot à terre et s’accroupit près du petit garçon qui secouait sa peluche toute sale. L’humaine le prit dans ses bras et rapidement, elle s’éloigna du bâtiment.
Plusieurs passants interloqués la regardèrent courir avec l’enfant qui se débattait, appelant sa mère. Au même moment la pierre, suspendue dans les airs par la corde, vint s’écraser au sol, sur le cageot et se brisa en mille morceaux.
Ce fut soudainement la panique.
La mère, qui avait perdu son fils de vue, se mit à crier. Ce dernier en sécurité dans les bras de Florelle se précipita vers sa mère soulagée. Les ouvriers remarquèrent que la corde avait cédé sous le poids du bloc et examinaient les dégâts causé. Les filles de cuisine s’ébahirent devant l’écrasé de courgettes qui jonchait le sol et elles imaginaient déjà la réaction de Karuto face à ce nouvel épisode de gaspillage de la part de l’humaine.
De son côté, Lance avait lâché sa pomme et se précipita vers Florelle qui examinait une légère coupure au bras causée par un éclat de granite.
— Tu vas bien ?
— Oui, oui, c’est rien… Mais qu’est-ce que vous faites là ? s’étonna Florelle, surprise de voir le second des Obsidiens.
— Viens avec moi.
Laissant les trois filles de cuisine derrière eux, le gardien emmena la faelienne à l'infirmerie. Sur place, ce ne fut pas Eweleïn qui s’occupa d’elle mais une autre soigneuse qui y travaillait également.
— L’entaille est vraiment superficielle, commenta-t-elle en la nettoyant d’un simple carré de coton. Est-ce que tu veux une essence de Kipamal pour la douleur ?
— Non, laissez-nous, lui ordonna un Lance autoritaire.
Surprise par le ton de l’Obsidien, la soignante haussa les sourcils et fila à toute vitesse.
— Qu’est-ce qui s’est passé là-bas ? questionna-t-il une fois seuls.
— Je ne sais pas, j’ai trouvé que c’était dangereux pour ce petit garçon de se retrouver là comme ça, à côté d’un chantier, répondit Florelle en haussant les épaules.
— Non, ce n’était pas juste ça… Comment tu savais que la corde allait céder ?
— Je ne sais pas. Je… j’ai eu un mauvais pressentiment, c’est tout.
— Ça t’arrive souvent d’en avoir ?
Florelle haussa à nouveau les épaules. Depuis son arrivée à Eldarya, elle avait déjà occasionnellement ressenti ces sensations mais elle n’y avait jamais vraiment porté attention. Elle jugeait ces intuitions plus bizarres qu’utiles.
— De temps en temps. Je replace une casserole d’eau qui menace de tomber ou parfois, quand je sers les gardiens à table, je sais que je vais trébucher contre une chaise.
— Autre chose ?
— Des fois, je rêve aussi, de créatures étranges que je ne connais pas, ou de ma famille autour d’un cercueil…
Lance fronça les sourcils en pleine réflexion.
— A quoi vous pensez ?
— Tes pouvoirs…
— Je suis je suis stérile, vous vous souvenez ? Je n’ai pas de pouvoirs.
— Si tu rêves de quelque chose en particulier, si tu vois des images et même si tu n’es sûre de rien, tu viens m’en parler. Jour et nuit s’il le faut.
— D’accord…
Aucun des deux ne bougea, Florelle, tête baissée, regardait ses pieds et Lance regardait Florelle toujours en s’interrogeant sur l’événement qui s’était produit un peu plus tôt.
— Vous êtes aussi un faelien, reprit la jeune fille. Quelle est votre particularité ?
— Valkyon et moi avons du sang de dragon dans les veines.
Florelle écarquilla les yeux, cette annonce faisait toujours son petit effet, surtout après des filles jeunes et naïves. Lance lâcha un sourire idiot.
— Oui, certaines races de dragons pouvaient prendre forme humaine pour séduire des Faeries.
— Et qu’est-ce que ça fait ?
— On est plus puissants, plus résistants et endurants que les autres Faeries. On guérit aussi plus vite, on a besoin de moins de sommeil...
— Vous êtes faits pour appartenir à la garde d’Obsidienne alors…
— Peut-être que toi aussi, si tu développes des pouvoirs, tu pourrais intégrer une garde.
— Je n’y crois pas trop. De toute façon, je dois retourner travailler, sinon Karuto va encore me tomber dessus.
Florelle descendit du lit sur lequel elle était assise et dépassa Lance. A deux, ils rejoignirent la cuisine où, comme prévu, Karuto fulminait contre les trois petites mains de cuisine. En se retournant, il aperçut Lance qui le fusilla du regard, juste par plaisir.
— Florelle a sauvé la vie d’un jeune garçon aujourd’hui, elle va prendre sa journée, lui expliqua le gardien.
— Comment ?
L’adolescente leva la tête vers lui, les yeux brillants de reconnaissance et d’admiration. Il posa la main sur son épaule et reprit à l’intention du cuisinier.
— Tu as bien compris. Elle a quartier libre dans la cité et jusqu’à ce soir.
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Florelle avait donc profité de sa journée libre pour flâner dans la cité, dans le marché notamment. Avec son petit salaire, elle avait acheté une veste plus épaisse pour les jours frais à venir.
Puis elle avait visité les jardins et, finalement, avait rejoint la plage en contrebas de la ville grouillante. Regardant au loin les quelques îles qui bordaient le continent, elle pensa à sa famille. Triste, elle eut envie de pleurer mais s’efforça de se contenir, elle devait refouler ses émotions pour son bien-être, pour sa survie.
Elle était reconnaissante de l’aide que Lance lui apporter, même si elle était limitée. A part Célis, c’était son seul ami. “Ami” était peut-être un bien grand mot pour désigner leur relation, mais au moins il la traitait avec respect et il semblait se soucier d’elle. C’était aussi son seul repère dans ce monde auquel elle ne comprenant pas grand chose. Il veillait sur elle et elle espérait qu’elle pouvait lui faire confiance en cas de besoin.
Après une journée de repos rare mais salvatrice, Florelle retourna au château. Elle déchargea ses dernières collègues du service du soir pour ranger et nettoyer la grande salle. Elle souhaitait pouvoir aussi les soulager un peu.
Alors qu’elle balayait le sol, les sabots de Karuto lui firent remarquer sa présence. Ils étaient seuls et l’humaine n’aimait pas ça. Le faune était l’opposé de Lance, il ne lui montrait aucun respect, était tout sauf bienveillant envers elle ; sans compter qu’il était moche et qu’il sentait le bouc.
— Toi ma p’tite, tu vas pas faire long feu dans ma cuisine, l’avertit-il. Tu n’as pas envie de m’avoir comme ennemi…
— Je ne veux pas non plus...
— C’est pas un petit faelien qui va me dicter ma façon de faire ! Crois pas que personne ne m’écoute ici. Si Miiko pense que tu es un fardeau, elle va te virer d’Eel et même ton petit dragonneau ne pourra y rien faire.
Le cuisinier quitta la salle sur cette menace et Florelle savait qu’il tiendrait ses promesses. Et surtout, au fond d’elle-même, elle pressentait qu’elle quitterait cette cuisine d’une façon ou d’une autre.
Chapitre Sept - L’héritage des sorcières
L’humaine se réveilla au milieu de la nuit avec une angoisse violente qui lui ceignait la poitrine. Un sentiment d’urgence faisait battre furieusement son coeur mais elle se retrouver impuissante : elle avait rêvé qu’un événement terrible allait se produire. Elle enfila ses bottes, sa veste et quitta les dortoirs des intendantes pour rejoindre l’enceinte du château. Les gardiens en faction la reconnurent et la laissèrent pénétrer par l’une des entrées secondaires. Toutefois, elle ne se dirigea pas vers les cuisines mais prit la salle des portes, puis les escaliers et se dirigea vers les chambres des officiers. Aidée par les globes lumineux qui guidaient son chemin, l’humaine retrouva la porte ornée d’un dragon d’or à la prunelle sertie d’un rubis, la chambre de Lance. Elle toqua à la porte mais aucune réponse, elle réitéra et osa finalement ouvrir la porte de la chambre qui n’était pas verrouillée.
Hésitante, Florelle approcha, y reconnut les cheveux blancs de l’Obsidien qui lui tournait le dos et s’accroupit à hauteur du lit. Le second se retourna vivement, une lame à la main, faisant ainsi sursauter Florelle qui, de peur, tomba sur les fesses.
— Qu’est ce que tu fais là Florelle ! s’inquiéta Lance en découvrant le visage anxieux de l’adolescente.
— J’ai fait un rêve…
Oubliant sa surprise, le second se redressa dans le lit et écouta ce qu’avait vu la faelienne.
— Je pense que la délégation vers les montagnes de Wigné va se faire attaquer. C’est un piège.
— Décris-moi ce que tu as vu.
— Il y avait Leiftan, Borus et Janaz. Ils étaient emprisonnés dans une cellule et après, je les ai vus morts...
— Et les lieux ?
— On aurait dit… une maison dans une montagne, les murs étaient comme de la roche brute et il n’y avait pas de fenêtre, décrivit Florelle comme elle put en se concentrant sur les images qui lui étaient apparues.
— Une demeure troglodyte ! C’est là-bas que se passent les négociations.
Ça, jamais l’humaine n’aurait pu le savoir, ce qui finit de convaincre Lance. Ce dernier tira sur le drap et se leva. Ce fut à ce moment-là que Florelle remarqua qu’il était complètement nu. Sans pudeur, il marcha jusqu’à une commode où il enfila rapidement un pantalon noir puis des bottes de la même couleur. Il prit sa chemise dans une main, son épée dans l’autre et quitta la chambre. Florelle le suivit sans parvenir à détacher son regard du corps de l’Obsidien et de sa peau couleur abricot zébrée de fines cicatrices de combat sur son dos. C’était de loin la vue masculine la plus fantasmatiques qu’elle ait vue.
— Retourne te coucher Florelle, je vais immédiatement aux montagnes de Wigné.
L’humaine s’arrêta au milieu du couloir en voyant Lance quitter le château. Il n’y avait plus qu’à attendre, en espérant qu’elle se soit trompée.
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Durant la nuit, la garde d’Eel avait été mise en alerte. Le second des Obsidiens s’était réveillé et avait rameuté les trois gardes, prétextant une attaque contre la délégation d’Eel, partie à Wigné. Ni une, ni deux, une troupe d’une vingtaine de gardiens avait quitté la cité et rejoint le nord du territoire à brides abattues.
Là-bas, ils s’étaient heurtés à une vive protection du lieu par les Amendois qui avaient pris le contrôle du domaine. Leur premier prisonnier leur avait avoué que la cité d’Amendo avaient prévu de les trahir et d’utiliser Leiftan, Janaz et Borus comme monnaie d’échange contre un accord, laissant les montagnes du Wigné entièrement sous leur autorité.
Grâce à l’effet de surprise et des atouts individuels des gardiens de tous insignes, ils menèrent une attaque éclaire. Les Ombres, dirigées par Nevra, pénétrèrent dans la forteresse, éliminèrent les sentinelles et ouvrirent la herse qui barrait l’entrée. En quelques minutes, les Amendois furent assaillis de gardiens qui reprirent l’autorité du lieu. Lance avait pu alors constater que Florelle avait eu raison concernant l’attaque. Mais il restait encore à vérifier si elle avait vu juste concernant la mort des émissaires d’Eel...
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Florelle avait vaqué à ses tâches toute la journée avec une boule au ventre. Elle ne savait pas vraiment quel crédit elle devait accorder aux visions qu’elle avait eues. Celle de cette nuit était la première qu’elle avait “vue” avec autant de clairvoyance. Cette fois, elle avait reconnu les visages des gardiens, avait perçu leur peur, les cris encore flous des ennemis qui les saisissaient pour les envoyer en prison.
Elle avait senti la chaleur poisseuse du sang sur son visage lorsque l’Amendois qu’elle incarnait, avait planté son épée dans le dos du gardien Étincelant. Si cette vision s’avérait fausse, elle avait été saisissante de réalisme. Si au contraire, c’était bien vrai, cela voudrait dire qu’elle avait eu une prémonition et que Lance avait raison, que ses pouvoirs apparaissaient seulement maintenant.
A la pensée de l’Obsidien, elle revit encore son corps nu, les cicatrices sur son dos et l’inquiétude qui l’avait saisie lorsqu'il était parti. Alors, quand une petite main les informa du retour des gardiens, Florelle abandonna sa tâche malgré les protestations de Karuto, et se précipita vers la salle des portes. Là, attendaient Miiko, Ezarel, Eweleïn et une équipe médicale. La trentaine de gardiens déboula dans l’espace dont Lance, Borus et Janaz, sains et saufs. Quelques blessés furent pris en charge par Eweleïn et les autres retrouvèrent leur Q.G. respectif. Seuls les chefs et les seconds se dirigèrent vers la salle du cristal pour un conseil exceptionnel. Parmi les gardiens, Florelle accrocha le regard de Lance qui s’approcha d’elle. Son visage était fermé, les sourcils froncés, il portait une blessure à l'arête du nez qui ne saignait plus et ses mains étaient aussi tachées de rouge.
— Vous allez bien ? questionna la sorcière d’un air inquiet.
— Oui, tu avais raison Florelle, lui répondit-il, encore surpris de cette révélation. Veille à ce que tout le monde ait une collation et demande à Karuto de nous amener également à manger et à boire. La nuit sera longue.
Il porta sa main à l’épaule de la jeune femme et, à son contact, son expression s’adoucit. Florelle voulut le questionner sur ce qu’il avait vu, savoir si cela correspondait à sa propre vision mais il retira sa main et suivit les autres officiers vers la salle du conseil.
La faelienne retourna à la cuisine et transmit la requête de l’Obsidien au cuisinier qui prépara dans la foulée une soupe, accompagnée d’un reste de ragoût et une purée de pois. Les petites mains apportèrent les plats à travers la cité, au Bastion d’Ivoire, et aux Q.G. des Absinthes : Verger des Mandragores et à celui des Ombres : le Labyrinthe brumeux. Après ça, Karuto décida de rester en cuisine au cas où des gardiens auraient encore besoin de ses services. Les autres, fatigués, purent retourner à leur pénate, ce que fit Florelle à regret de ne plus croiser Lance avant d’aller se coucher. Elle restait profondément troublée par ce qui s’était passé, ce qu’elle avait vu, ce que cela avait entraîné. Avait-elle réellement des pouvoirs et pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?
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Florelle se réveilla brusquement au petit matin, face à elle, le visage de Lance à hauteur du sien la fixait de ses yeux bleus de glace qui se tempéra lorsque Florelle croisa son regard.
— Viens avec moi Florelle, lui intima-t-il.
La jeune sorcière se leva et s’habilla. Les remous réveillèrent les autres intendantes, dont Célis. La jeune biche s’étonna mais Florelle la rassura d’un regard engageant. Sans doute que la nouvelle d’un officier, venant chercher une petite-main de cuisine, ferait le tour des cuisines en un rien de temps.
— On va où ? demanda-t-elle alors qu’ils traversaient la cité.
— Au Bastion d’Ivoire.
Lance n’ajouta rien et marcha devant. Il avait eu le temps d’essuyer le sang de ses mains et la coupure qui marquait l'arête de son nez avait été soignée. Son épée, immense, barrait son dos et ballottait au rythme de ses pas. Florelle se sentait inexistante par rapport à lui. Il dégageait tellement de puissance et d’assurance qu’elle se sentait bien petite. Et pourtant, elle savait aussi qu’il était capable de faire preuve d’une certaine douceur mesurée.
Florelle leva les yeux vers le Bastien en approche. Le lieu était imposant et massif. A l’intérieur, la majorité des Obsidiens était présente, attendant les nouveaux ordres de leurs officiers.
— Allez tous vous reposer, ordonna Lance à la volée.
— Il va bien le chef ? demanda une femme robuste à la peau ébène et aux cheveux de lichen.
— Oui, il passe la nuit à l'infirmerie mais il sera demain à vous mettre la misère si vous n’êtes pas en forme !
Le ton était faussement réprobateur mais tous les Obsidiens quittèrent le lieu à l’exception de Valkyon qui avait officieusement le rôle de bras droit du bras droit. Florelle regarda alternativement les deux frères. A l’exception de leurs cheveux blancs et de la forme identique de leur visage, on pouvait noter des différences parmis les deux Obsidiens, notamment leur carrure, Valkyon était plus massif. La couleur de leurs iris aussi différait. Alors que Lance portait ce bleu glacial et tranchant, son frère avait un regard doré beaucoup plus doux. Ils attendirent d’être seuls quand le benjamin demanda à son aîné.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Comment tu as su pour l’attaque ?
A l’évidence, Lance n’avait pas justifié son action. Coup de chance ? Indice ? Révélations ?
— Je n’ai rien su du tout. C’est Florelle qui l’a vu en rêve.
A l’évocation de son implication dans l’affaire, l’adolescente rougit, sans pour autant détourner le regard.
— Vous pensez que je peux voir l’avenir ?
— Je ne sais pas mais j’aimerais tester certaines hypothèses.
Le second prit deux épées d’entraînement en bois et en tendit une à Florelle qui, maladroite, la saisit à deux mains, surprise du poids. Puis il corça l’exercice en revenant aussi avec un bandeau. Valkyon eut un sourire amusé en imaginant la nature de cette expérience. Lance s’approcha de l’humaine et lui banda les yeux.
— Mais, qu’est-ce que…
— Laisse-toi faire, la rassura-t-il.
L’humaine déglutit, étant ainsi privée de la vue, elle était désorientée et même si elle faisait confiance à l’Obsidien, elle restait sur ses gardes.
— Bon, tu vas essayer d’anticiper mes coups.
— Quoi ? Mais… Aïe !
Lance lui avait assené un coup léger à l’épaule droite. Florelle se massa l’articulation mais il tapa à nouveau sur la cuisse gauche.
— Concentre-toi et essaie d’anticiper l’endroit où je vais t’attaquer.
L’humaine, qui n’avait jamais eu l’occasion de s’essayer au combat, se sentait aussi grotesque qu’un chameau sur la banquise. Lance la toucha au moins une vingtaine de fois avant de lâcher un soupir déçu. Florelle sentit un ensemble d’émotion contradictoire la sentir, elle se sentait nulle, elle ne voulait pas décevoir et en parallèle, elle était en colère contre Lance qui lui imposait ce traitement. Il se faisait sans doute des idées sur ses supposés pouvoirs. Elle était stérile, c’est tout…
Pour autant, il n'abandonna pas. Le second reprit son activité en tapotant les épaules de la sorcière alternativement. Puis, cassant le rythme devenu monotone, il visa la jambe droite et Florelle, pourtant immobile et passive depuis le début de l’exercice, para le coup de son épée. Les frères échangèrent un regard puis Lance reprit. Le haut de la tête, flanc droit, cheville gauche, à chaque fois, Florelle évitait ou levait son épée pour se protéger. Valkyon se prêta au même jeu à la place de son frère, le résultat fut le même. Florelle esquiva ou para les coups bien plus que le hasard ne le permettait et d’autant plus que la jeune fille n’avait jamais combattu de sa vie. Exaltés par les résultats de cette première expérience, le trio enchaîna avec des devinettes, des jeux de dés ou de cartes. Florelle devinait absolument toutes les réponses, sans savoir vraiment de l’expliquer : instinct, pressentiment ou don de prémonition.
— Mais je ne comprends pas pourquoi ils se développent ici et maintenant… Sur Terre, les premiers pouvoirs magiques se développe chez les jeunes enfants…
Les deux frères se regardèrent, Lance n’avait pas de réponse à apporter mais Valkyon lui, fit une supposition.
— La différence entre la Terre et Eldarya… C’est le maana. Lors de la création du Cristal, les sorcières ont dérobé toutes les ressources magiques de la Terre pour les regrouper dedans. J'imagine qu’ici, entourée par le maana, tes pouvoirs ont pu se développer plus librement.
— Alors au final, je ne suis pas stérile. Je suis bel et bien une sorcière, réalisa Florelle, perturbée.
L’esprit de l’humaine se perdit dans le vide, essayant d’intégrer la conclusion de ces expériences. Lance jeta un regard à son frère qui comprit et quitta les lieux, laissant les deux faeliens seuls.
— Je sais que ça fait beaucoup de choses à intégrer mais si c’est vrai, alors ton pouvoir est extraordinaire.
— J’aurais juste voulu que ma famille le sache, ils auraient été contents et fiers de moi.
Florelle sentit une nouvelle fois sa gorge se serrer. Elle aurait voulu que Nana le sache, non pas pour lui prouver qu’elle n’était pas stérile mais pour obtenir une reconnaissance de la part de sa grande-tante dont elle était dépourvue.
— Moi je le suis, tu mérites plus que ce qu’Eel t’offre.
Florelle leva des yeux humides vers le gardien qui posa sa main sur son bras dans un geste maladroit qui se voulait chaleureux.
— Je dois aller faire quelque chose, en attendant, reste ici.
— Et Karuto ?
— Tu ne retourneras plus jamais dans sa cuisine.
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Lance se trouvait au chevet de son chef. Le nain avait attrapé une infection durant son séjour dans les cavernes humides de Wigné. Il n’avait pas eu le choix de garder le lit et d’accepter le traitement imposé par Eweleïn, quitte à l’attacher et à le gaver de médicaments. Devant son chef, le second raconta tous les événements dont il avait été le témoin depuis deux jours : l’incident au marché, le rêve de Florelle, le sauvetage de la délégation et les résultats des expériences sur l’humaine.
— Tu veux dire que c’est grâce à elle que nous sommes encore en vie ? questionna le nain entre deux respirations sifflantes.
— Elle vous avait vus morts, alors je suppose que oui.
— Et qu’est-ce que tu suggères ?
— De l’intégrer à la garde d’Obsidienne, proposa le dragon.
— Quels sont tes arguments ?
— Elle sait prédire les coups, anticiper les attaques et sûrement un million d’autres choses. Nous disposons d’une sorcière capable de voir l’avenir. C’est une ressource plus précieuse que ce qu’on pense.
Borus prit un instant pour réfléchir et leva ses yeux porcins sur son subalterne.
— Fais attention gamin. Si tu dis vrai, dans le meilleur des cas, tous les chefs de gardes voudront se battre pour l’avoir. Mais dans le pire des cas, et si Miiko estime que ce pouvoir est une menace pour Eel, elle n’hésitera pas à la faire exécuter.
Lance avait aussi pensé à cette éventualité mais n’avait pas partagé ses réserves avec l’humaine, de peur qu’elle ne fuit. Il ne voulait pas que Florelle subisse ce sort et ferait ce qu’il faut pour convaincre le conseil du contraire s’il en arrivait à de telles mesures.
— Je me porte garant d’elle, de son intégrité et si un jour elle venait à nous trahir, alors je mourrais en conséquence.
Le nain hocha gravement la tête. Il resta silencieux, le temps de prendre une inspiration laborieuse et s’exprima à nouveau.
— C’est à toi de prendre cette décision à présent. J’ai besoin de toi plus que jamais pour m’épauler. Il y aura sûrement une guerre avec la cité d’Amendo pour ce qu’ils ont osé faire. Si le Créateur le veut, j’y mourrais dignement.
— L’Obsidienne a besoin de vous… tenta Lance pour raisonner son chef.
— Non, l’Obsidienne a besoin d’un leader ! D’un guerrier ! De toi.
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Le soir-même, Lance avait débattu la cause de Florelle auprès du conseil. Bien sûr, Miiko et Janaz s’étaient montrés très intéressées par les pouvoirs de la sorcière et avaient posé beaucoup de questions sur les capacités. Toutefois, l’Obsidien ne pouvait pas répondre à toutes, seul le temps et les événements permettraient de définir vraiment ses compétences.
— Et pourquoi devrait-elle intégrer la garde d’Eel et en particulier l’Obsidienne ? interrogea la kitsune.
— Un pouvoir comme doit être entre les mains de la garde et pas chez nos ennemis, surtout si on en ignore les limites. Florelle a confiance en moi, elle m’en a parlé en premier et je pense que nous ne faisons qu’effleurer la surface de ses possibilités. Nous avons clairement démontré son avantage au combat, mais aussi en stratégie militaire pour prédire les coups de nos adversaires...
— Je pense que son don ne relève pas tant du combat que de l’espionnage, reprit Janaz. Imaginez l’avantage furtif chez les Ombres ?
— Et les connaissances qu’on pourrait en tirer, contre-attaqua Leiftan. Depuis Nostradamus, et sa capacités à prédire l’avenir dans le cristal, c’est la première voyante que nous ayons. Elle doit intégrer l'Étincelante...
Miiko hocha la tête face aux arguments plus que pertinents de son second. L’alchimiste à ses côtés se fendit d’un sourire moqueur.
— Battez-vous pour elle, je ne veux toujours pas de sorcières dans ma garde, renchérit Earel. Son pouvoir est intéressant je le reconnais mais chez elle, il constitue à mon sens un danger plus qu’une opportunité.
— Nous sommes dans l’impasse, remarqua la harpie de l’Ombre.
— Pourquoi ne pas demander à la sorcière de choisir, proposa Borus qui tentait de faire bonne figure malgré la fatigue évidente qui marquait ses traits.
— Soit, concéda la kitsune.
Florelle fut donc invitée à choisir parmi les trois gardes qui s’offraient à elle. Son choix fut sans appel, la garde d’Obsidienne fut immédiatement sélectionnée, et ce malgré les arguments déployés par les concurrents : sécurité lors des missions, salaire plus élevé, confort de vie, domestiques personnels. Mais elle refusa et persista sur son choix. En définitive, Miiko accepta sa décision mais imposa toutefois ses conditions. Au moindre problème ou menace de la part de Florelle, elle sera exclue de la cité et du territoire.
Avec une certaine appréhension et excitation mélangées, Florelle retourna aux dortoirs des intendantes pour récupérer ses maigres affaires et rejoindre ceux du Bastion d’Ivoire.
Dans l'arène d’entraînement, tous les Obsidiens arrêtèrent leur entrainement pour observer la traversée de la faelienne, accompagnée de leurs officiers. C’était la première fois dans l’histoire d’Eel qu’une sorcière intégrait une garde. C’était d’autant plus surprenant que Florelle n’avait pas de compétence physique particulière. L’humaine croisa les regards de ces nouveaux collègues et elle n’y lut aucune peur, aucun mépris ou colère. Les visages étaient tous avenants, encourageants ou curieux. La jeune fille prit une inspiration positive et sourit en rejoignant le sommet de la tour du Bastion, où se trouvait le bureau du chef des Obsidiens. A l’intérieur, le nain demanda à Lance :
— Laisse-nous, tu veux.
Le second hésita mais obéit, laissant Florelle avec son nouveau chef de garde. Borus s’approcha d’elle et Florelle dut baisser la tête pour le regarder dans les yeux.
— On dirait que mon second s’est entiché de toi. Je ne l’ai jamais vu défendre une recrue avant tant de ferveur, se moqua-t-il.
Florelle rougit et, embarrassée, détourna le regard.
— Si tu penses qu’ici on passe son temps à flirter, tu te mets le doigt dans l’oeil et jusqu’au coude petite ! On a une réputation à tenir ici. Nous ne sommes pas des agriculteurs de champignons magiques ou des ninjas à deux sous, nous sommes des guerriers. Est-ce que tu es prête à en devenir une ?
— Je vais essayer, répondit Florelle hésitante.
— Essayer ne suffit pas ! beugla Borus, plus énervé encore. Si nous t’acceptons dans la garde, c’est pour que tu te voues corps et âme à l’Obsidienne.
Florelle baissa la tête en se mordant la lèvre inférieure, l’émotion menaçait de la submerger. Elle se demandait si elle n’avait pas fait une erreur de jugement en quittant la cuisine pour la garde. Son supérieur, en tout cas, n’avait rien à envier à Karuto. Puis, le nain fut saisi d’une violente crise en toux qui secoua son corps de spasmes. Plié en deux, il prit appui sur son bureau au moment où Lance réapparut dans la pièce, alerté par le bruit. Borus leva la main en signe d’apaisement, déjà la toux avait diminué et il reprenait difficilement son souffle. Sa main essuya du sang sur le coin de ses lèvres et ses yeux se figèrent à la la vue du rouge qui teintait tristement sa peau. Il y eut un temps où personne ne fit de remarque, trop saisi par la vue de ce sang que crachaient des poumons malades.
— Vous êtes mourant… comprit Florelle, aiguillée par l’intuition qui venait subitement de lui être révélée.
Le nain la regarda d’un air épouvanté, autant parce qu’elle avait raison mais aussi parce qu’il tenait à ce que personne, absolument personne n’en soit informé.
— Silence, humaine ! se ressaisit Borus. Mets-moi cette femme à l’entraînement !
Lance saisit la jeune fille d’une main et la fit quitter le bureau.
— Les Champs Elyséens attendent le nouvel héros à venir…
L’adolescente posa son regard sur Lance qui avait entendu sa dernière phrase, contrairement au nain. Lance fut interloqué. Comment pouvait-elle connaître les rites guerriers des nains de l’Atlas et surtout, citer les prières des Héros ?
Il devait toutefois faire comprendre à Florelle que l’information devait rester secrète.
— Écoute-moi bien. Personne à la garde ne connaît l’état du chef, d’accord ?
— Mais pourquoi ?
— Il a sa fierté et il craint plus que tout une morte lente qui le rendrait dépendant. Il ne le supporterait pas.
Florelle sembla comprendre mais Lance était plus inquiet par ses intuitions spontanées qui pouvaient être gênante si la jeune fille n’arrivait pas à mes contrôler.
— Tu dois apprendre à maîtriser ton pouvoir.
— Je vais essayer… je vais y arriver, se corrige-t-elle. Mais je le découvre en même temps que vous…
— La garde d’aidera. En attendant, trouve toi une chambre. Demain, ton entrainement commence.
Chapitre Huit - La garde d’Obsidienne
Florelle n’avait que peu dormi, perturbée par des visions qui polluaient de plus en plus ses rêves et qui limitaient son repos. Au matin, dans sa nouvelle chambre, petite mais privative, du Bastion, elle fit un simple brin de toilette avec un broc d’eau clair. Des intendants vinrent lui apporter quelques vêtements propres, des draps et du linge de toilette. Lance vint ensuite la trouver pour son premier jour d’entraînement.
— As-tu bien dormi ? s’enquit-il poliment.
— Oui, merci, mentit la jeune fille qui ne voulait pas s’attarder sur ses problèmes de sommeil.
Florelle avait bien intégré que la plainte n’avait pas lieu d’être à la garde d’Obsidienne. “Force, puissance et courage” étaient les maîtres-mots de leur devise après tout. Le second l’emmena directement vers les étages inférieurs du Bastion, lui présentant rapidement les différents lieux du bâtiment qu’il n’avait pas eu le temps de faire la veille. Puis, il l’emmena à Sopia, une intendante qui travaillait chez les Obsidiens et qui gérait les équipements et les armes. La femme qu’il venait de lui présenter était une petite kobold aux yeux en amande d’un vert profond.
— Aujourd’hui, ton entraînement commence. Sopia va s’occuper de t’équiper et tu vas ensuite trouver Valkyon, expliqua Lance. Nous nous reverrons plus tard.
Florelle hocha la tête, un peu déçue qu’il ne reste pas davantage avec elle pour sa première initiation au combat. Il lui adressa un sourire encourageant mais fugace avant de partir à ses occupations. Florelle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse. Une fois hors de vue, elle relâcha l’air qu’elle avait inconsciemment bloqué dans ses poumons pour ensuite reporter son attention sur l’intendante.
— Il fait cet effet-là à tout le monde, se moqua Sopia en lâchant un gloussement.
— Quel effet ?
— Entre peur, admiration et excitation mais tu as de la concurrence si tu penses pouvoir être plus qu’une collègue pour lui.
— Ça m’intéresse pas du tout ! bégaya Florelle en rougissant.
— Hmhm, la taquina Sopia. Bon, est-ce que j’ai des tailles enfant pour toi ?
Pendant près d’une demi-heure, l’humaine essaya différentes tenues : plastrons trop grands, bottes cloutées ou cuissardes renforcées de disques métalliques, casque orné de pointes qui lui tombait sur les yeux et gantelets presque aussi lourds d’une épée. Sopia recula un instant et, d’une moue peu valeureuse, commenta le résultat.
— Tu es loin de ressembler à une fière guerrière là d’dans.
— Ouais, j’imagine… renchérit Florelle qui releva pour la énième fois le casque qui lui barrait la vue.
— Bon, on se limite à une petite cotte de mailles qui couvre au moins le haut de ton buste, des gants aux articulations renforcées et des bottes au cuir épais.
Ainsi équipée et se sentant assez ridicule, Florelle rejoignit l’arène qui trônait au milieu du Bastion grâce aux indications de Sopia. La sorcière, dissimulée dans l’ombre, pouvait voir la vingtaine de gardiens s’échauffer, dont un petit groupe de jeunes gens avec Valkyon, entraîneur officiel de la garde. Tous étaient grands et robustes, ils étaient forts, rapides et précis. Certains étaient dotés de griffes, de crocs, ils se battaient résolument, le geste était précis, le regard volontaire et la danse de leurs pieds était parfaite. La sorcière repensa à la discussion avec Borus, à la décision qu’elle avait prise de choisir les Obsidiens et aux conséquences de cette décision à présent. Elle avança timidement, le regard rivé sur ses pieds qui foulaient le sable. Tandis que les autres gardiens étaient torse nu pour les hommes, équipés de brassières pour les femmes, Florelle flottait dans des équipements aussi grands que lourds. Valkyon, les observait d’un regard perçant, il tentait de déterminer leurs failles pour ensuite les corriger. Son regard doré tomba sur elle et il réprima un sourire en la voyant approcher.
— Bon, on fait une pause, lança-t-il à la cantonade.
Les recrues lachèrent armes et boucliers et allèrent s’abreuver un peu plus loin à un point d’eau. Ils échangèrent des regards curieux devant la présence de l’humaine. Ils savaient déjà tous qu’elle avait intégré les rangs et qu’elle disposait de pouvoir hors norme, bien loin des capacités physiques des autres Obsidiens.
— Florelle, tu es prête pour ta première séance d’entraînement ? l’interrogea l’entraineur un brin moqueur.
— Pas vraiment…
Valkyon lâcha un gloussement amusé. C’était la première fois qu’il allait avoir à faire à une recrue qui collait aussi mal aux critères des Obsidiens. Pour autant, il lui sermonna le même discours qu’à chaque recrue.
— Tu n’auras le droit à aucun traitement de faveur avec moi. Peut-être que mon frère a eu pitié de toi, mais il se sera pas toujours là pour venir te secourir. Ici, la seule personne qui décide, c’est moi. Est-ce que c’est clair ?
L’humaine hocha la tête, toujours aussi dépitée que personne ne lui accorde une once de compassion. Les recrues revinrent de leur pause de Valkyon les briefa rapidement sur l’arrivée de Florelle, sans pour autant revenir sur ses dons de prénominition.
— Caméria, tu te mets avec elle.
Les binômes constitués, chacun reprit son activité. Florelle avait déjà croisé Caméria, une dryade à la peau ébène et aux cheveux de lichen. Elle faisait facilement un mètre quatre-vingt-cinq, contre le petit mètre soixante-cinq de l’humaine. Sans compter la différence de masse musculaire… Valkyon s’approcha d’elles en particulier et offrit à sa nouvelle recrue une épée en métal et un bouclier, les plus légers possibles.
— Bon, le but est d’enchaîner coups et parades pour le maniement des instruments
Caméria, heureusement, fut sympa avec la sorcière. Elle avait vite compris à qui elle avait affaire et elle avait adapté son entraînement aux difficultés de Florelle. Au bout d’une dizaine de minutes à peine, ses bras la faisaient souffrir le martyr, ses muscles suppliciés par les armes qu’elle tenait tremblaient lâchement. Les coups de Caméria, d’abord doux, s’intensifièrent progressivement, comme sa rapidité. Florelle était obligée de répondre en conséquence. Elle se retrouvait rapidement à tenir son bouclier à deux mains et à lâcher son épée dans la foulée, s’attirant les moqueries des autres recrues et la colère de Valkyon.
À la tentative suivante, Florelle se retrouva encore en difficulté et, devant un coup de pied retourné de son adversaire, elle se retrouva propulsée à plusieurs mètres, les quatre fers en l’air. Caméria eut un sourire fier, tandis que l’humaine lâcha un grognement douloureux en portant les mains à son sternum qui avait reçu le coup, malgré la présence du bouclier entre lui et le pied de la dryade. Cette fois, elle était K.O., la tête lui tournait et des visions en profitèrent pour s’imposer à son esprit. Valkyon et Caméria approchèrent pour l’aider à se relever quand Florelle, semi-consciente débuta :
— Wewe ni Naughty, samaki kidogo…
— Que dis-tu ? questionna Valkyon qui ne comprit pas.
— Wewe ni nguvu kama tembo.
— C’est du Swagli, l’informa Caméria qui avait subitement pâli. “Tu es vilaine petit poisson, tu es aussi forte qu’un éléphant”. Ma mère m’appelait comme ça quand j’étais petite…
La dryade était particulièrement ébranlée face aux paroles de l’humaine, en proie aux tourments d’une vision passée de son adversaire. Valkyon, qui comprenait enfin que la faelienne était victime de son pouvoir, écarta les curieux et porta l’humaine jusqu’à une salle de repos tout prêt. L’entraînement risquait d’être très compliqué avec l’arrivée de cet élément perturbateur.
▲▼▲
Le lendemain, de sombres nouvelles étaient arrivées des montagnes du Wigné. La cité d’Amendo persistait dans son souhait de conquérir les montagnes remplies de pierres précieuses. Ils avaient décrété que ces terres leur revenaient et avaient envahi les monts et même empiété sur le territoire d’Eel. En conséquence de cette tentative d’invasion considérée comme une agression directe de la sécurité de leur terres, la cité avait déclaré la guerre à Amendo.
Le conseil des chefs d’Eel avait déjà réfléchi aux mesures à prendre à la suite de la tentative avortée d’emprisonnement des hauts gradés d’Eel. Depuis cet incident, les tensions entre les deux cités étaient à leur comble et ce n’était qu’une question de temps avant que le conflit ne débute réellement. De plus, il était hors de question qu’Eel cède une seule pierre précieuse à ces voisins.
Il avait donc été convenu de monter un siège aux montagnes du Wigné, coupant tout approvisionnement des adversaires jusqu’à ce qu’ils abandonnent les terres fertiles en cailloux inestimables.
Ainsi, conjointement et conservant une pointe de rancune envers leurs anciens ravisseurs, les chefs de l’Obsidienne et de l’Ombre s’étaient proposés à mener cette mission à bien. Borus mènerait les offensives et Janaz étudierait les possibilités stratégiques d’invasion de la forteresse troglodytes de Wigné.
Lance était donc sur le pied de guerre. En l’absence de son supérieur, il devait gérer les missions quotidiennes, recruter des hommes à envoyer au front, poursuivre le recrutement de nouveaux gardiens, sans compter le volet administratif à tenir à jour. Tout s’était accéléré, la garde avait été dépouillée de la moitié des effectifs, Valkyon aussi avait été dépêché sur place et l'entraînement revenait donc à Wila. La jeune femme appartenait à la tribu guerrière des sirènes de Lakvi et avait décidé de la quitter pour les gardes d’Eel. Grâce à des potions de séromachie inversée, sa queue s’était divisée en jambes et elle était à présent aussi à l’aise sur terre qu’en mer. Depuis trois semaines et la déclaration de guerre entre Amendo et Eel, Lance n’avait revu l’humaine qu’en coup de vent mais, il avait eu des échos sur son entraînement rocambolesque. Il n’avait malheureusement pas le temps de lui prêter l’attention que méritait son statut un peu particulier.
Il était tôt ce matin-là alors que le second des Obsidiens s’était réveillé. Sa journée allait encore être chargée, mais il voulait absolument s’entraîner. A force d’écrire des rapports et de prendre des décisions capitales, il sentait son corps en manque d’activités physiques. Il avait donc profité de l’heure matinale pour investir seul la salle de musculation. Torse nu, allongé sur un banc renforcé de cuir de veau, Lance souleva les haltères en développé couché à un rythme régulier.
La porte entrouverte, il entendit plusieurs fois le souffle régulier d’une personne qui passait en courant, une fois, deux fois, trois fois, espacé d’une dizaine de minutes. Quelqu’un s'entraînait dans les coulisses de l’arène.
Curieux, Lance se releva au moment où ses muscles commençaient à brûler et sortit de la salle, une serviette autour de son cou. Il vit Florelle courir et souffler, le visage rouge sous l’effort. Elle portait une lourde cotte de maille, des jambières et des gants visiblement trop grands qu’elle avait réussi à attacher tant bien que mal avec des lanières. En voyant le second des Obsidiens, l’humaine prise en flagrant délit s’arrêta à sa hauteur, sûrement consciente de son accoutrement ridicule qui avait pour but d’alourdir son poids et de renforcer son entrainement.
— Florelle, qu’est-ce que tu fais ? questionna le dragon, un brin moqueur.
— Eh bien, je m’entraîne, répondit-elle un peu gênée. Je dois devenir plus forte et plus endurante…
Lance eut un sourire satisfait. L’humaine essayait de faire des efforts et ne se laissait pas abattre. Il aimait la combativité dont elle faisait preuve. Même dans cette tenue ridicule, le visage rougeot et les cheveux ébouriffées, elle restait adorable.
— Tu as une bien fière allure…
— Vous vous moquez !
— Je t’ai déjà dit de ne plus me vouvoyer, nous sommes tous les deux gardiens à présent.
— Ça, j’en serais incapable, se défendit-elle.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
— Peut-être un peu des deux !
Lance émit un sourire et y trouva l’occasion idéale pour tenter de supprimer cette mauvaise habitude de l’adolescente.
— Je te propose un défi, un duel, évoqua le second. Si je gagne, tu me tutoies.
— Et si je gagne ? questionna Florelle du tac au tac.
L’homme gloussa devant l’aplomb de la faelienne et ce petit air de défi dans son regard qui l’amusait.
— Que proposes-tu ?
— Hmm, une heure dans les bains privatifs de la garde?
Les gardiens d’Eel avaient accès à des thermes à la grecque à l’intérieur du château, contrairement aux recrues qui partageaient une baignoire en cuivre dans une salle de bain collective. En plus des bains, au choix excessivement chauds ou glacés, des intendants dits “de bien-être” étaient à disposition pour des massages, soins corporels, capillaires ou esthétiques, comprenant limage de cornes, récurage de sabots, brossage des canines, manucure des griffes des pattes avant et arrières. Florelle n’avait pas besoin de tout ça mais une heure à se sentir propre était un luxe qu’elle ne pouvait pas s’offrir. L’occasion était rêvée, peut-être un peu trop.
Lance entraîna la jeune fille au milieu de l’arène encore vide en cette heure matinale. Il prit deux lames identiques et ne fit pas l’affront de s’équiper de son épée longue et lourde qu’il utilisait dans le but de tuer. Florelle se débarrassa de ses équipements. Lance, torse nu de son côté, constata qu’elle avait un peu changé physiquement. Sa posture était déjà moins passive, des hématomes coloraient ses bras mais, en retour, ses cuisses semblaient avoir gagné en fermeté. Il remarqua également que son regard était moins fuyant et cela lui plut. Le second s’amusa à la tourmenter un peu, il exécuta plusieurs de ses bottes fétiches pour la déstabiliser et en moins de dix secondes, Florelle se retrouva au sol.
— Bon, je te donne encore une chance, lui accorda-t-il d’un sourire taquin en lui tendant une main amicale.
Ils continuèrent leur duel mais Lance resta plus passif. Son but était de mesurer les progrès de l’humaine et de voir si les enseignements prodigués par les entraineurs étaient correctement intégrés. Elle utilisa deux enchaînements qu’elle avait appris, Lance fut surpris mais bloqua le coup qui aurait pu atteindre l’arrière de sa cuisse.
— Bien joué, mais tu dois être plus rapide sur ta deuxième feinte, lui conseilla-t-il.
Après une vingtaine de minutes à jouer, pour Lance, et à s’entraîner, pour Florelle, le second se dit qu’il était temps de mettre fin à cette distraction. Il leva son bras mais, au moment où il s’apprétait à lui porter le coup final, l’humaine se figea. Elle lâcha son épée, tous les muscles de son corps, à l’exception de ses jambes qui la maintenaient debout, semblaient ne plus fonctionner. Son regard gris se perdit dans le vide. Lorsque sa propre lame allait toucher la gorge de sa partenaire, l’Obsidien stoppa son geste et s’adressa à elle :
— Florelle ? Florelle ?
La jeune fille ne répondit pas mais ses lèvres remuaient, il lâcha l’épée et la saisit par les épaules pour la forcer à le regarder. Lance ne comprit pas lorsque Florelle lui saisit le bras, le fit basculer en arrière et il se retrouva allongé sur le dos avec la sorcière au dessus de lui qui faisait briller une lame contre sa gorge.
— On dirait que j’ai gagné… lâcha-t-elle avec un sourire espiègle. Vous êtes tombé dans le panneau !
— Quoi… Vraiment ? Tu as osé simuler une vision !
— — Vous n’aviez pas précisé les règles, contre-attaqua-t-elle en se relevant, un sourire visiblement très satisfait aux lèvres.
Elle rangea le couteau dans l’étui de sa botte et aida son supérieur à se relever d’une main. Il la saisit et se redressa pour lui faire face. Il avait un sourire aux lèvres, idiot d’avoir été pris de la sorte. On dirait bien qu’elle avait percé ses faiblesses… Il avait l’impression de redécouvrir une autre jeune femme, totalement différente de celle vulnérable et fragile des premiers jours. Autant, il avait ressenti de la compassion pour la première, autant il éprouvait de l’amusement avec la seconde. Elle lui rendit un sourire amusé victorieux, visiblement satisfaite de l’avoir ainsi berné.
— Bon, j’ai hâte de recevoir ma récompense ! J’ai besoin de me rafraîchir.
— Bonne idée, je t’accompagne.
Florelle eut une seconde d’hésitation puis elle se rappela que les thermes n’étaient pas mixtes et que, par conséquence, il n’y avait pas de raison qu’elle partage le même bain que son supérieur. Elle ne l’aurait pas supporté.
Il lui arrivait d’avoir des images indécentes par moment, mais elle ne savait pas si c’était des prémonitions ou l’éveil des fantasmes adolescents. Elle avait eu 17 ans la semaine précédente mais n’en avait parlé à personne. De toute façon, son âge et son identité importaient peu, c’était une recrue de l’Obsidienne. Il n’y avait qu’une chose qui prévalait avant tout : son utilité à la garde et elle avait tout fait pour remplir ce devoir au mieux. Elle s’était entraînée plus dur que les autres, et elle voyait poindre des résultats. Elle avait juste encore un peu de mal à se trouver en compagnie de beaucoup de personnes dans un même endroit. Dès que la fatigue mentale se faisait sentir, des visions l'assailliaient. Elle voyait alors des flashs d’événements tristes ou heureux, les visages souriants de proches disparus, de moments de bonheur qui n’avaient pas encore été vécus. Toutes ces images étaient troublantes et la sorcière éprouvait encore des difficultés à les ignorer. Heureusement, à l'entraînement physique s’ajoutait un entraînement psychique qu’elle pratiquait le soir dans sa chambre, seule et progressivement, elle espérait arriver à limiter les visions intempestives.
Lance et elle arrivèrent aux bains privatifs et chacun fut pris en charge par un intendant. Florelle se laissa diriger par une créature de l’eau qui lui expliqua la procédure. Elle sortit des vestiaires, équipée d’une serviette et se décida sur un premier bain tiède où elle se sentit défaillir de bien-être en entrant, tellement la sensation était agréable. Elle se souvint soudain de la dernière fois qu’elle avait pris un bain.
C’était sur Terre, chez elle.
Immédiatement, son sourire s’évanouit. Il ne se passait pas un jour où elle ne pensait pas à sa famille mais elle n’avait jamais le temps d’y réfléchir bien longtemps. Elle avait toujours quelque chose à faire : l’entretien de son équipement, ses exercices de renforcement, l’apprentissage de techniques de combat. C’était ce qui lui fallait : s’occuper l’esprit pour éviter de réfléchir. Comment allaient-ils ? Avaient-ils deviné que Mélina avait ouvert le portail avec son aide ? Si seulement elle pouvait trouver un moyen de les prévenir, de les rassurer mais toutes les personnes à qui elle avait évoqué la chose, avaient coupé coupé à ses intentions. Cela n’était pas possible.
A présent, Florelle disposait d’une heure rien qu’à elle, son esprit libre de penser à ceux qu’elle avait perdu. Elle se laissa envahir par la peine et pleura doucement en imaginant les bras réconfortants de ses parents, la présence de son frère, de sa cousine, de sa grande-tante. Elle se sentait d’autant plus triste qu’elle était persuadée qu’il était arrivé quelque chose à Nana à la suite de leur disparition à Mélina et à elle. Un nouvel événement dramatique qui avait à nouveau bouleversé la famille, sans savoir quoi exactement. Elle essayait de se raisonner mais elle avait vu des images, et elle savait maintenant que ce n’était pas juste des rêves, et bien des visions véridiques. D’ailleurs, en y repensant, elle avait déjà eu des sentiments de malaise, comme avant l’ouverture du portail avec Mélina, elle avait eu une impression que quelque chose de terrible allait se passer, elle avait eu raison...
Dans son apitoiement, elle n’avait pas aperçu Miiko approcher dans son dos. Elle remarqua la kitsune une fois que celle-ci avait de l’eau jusqu’aux épaules. Ses cheveux noirs étaient étendus à la surface de l’eau et ses quatre queues renardes avaient subitement diminué en volume. Habituellement touffues, elle ressemblaient à de longues queues de rat.
— Tiens donc Florelle, s’étonna-t-elle, que fais-tu ici ?
— Je… j’ai gagné un défi contre Lance, expliqua la sorcière en enfonçant un peu plus son corps dans l’eau par pudeur.
— Vraiment ? Il t’a laissé gagner ? se moqua la cheffe des étincelants.
Florelle grimaça devant sa blague qu’elle ne trouvait pas drôle.
— Et tu n’en as pas profité pour le rejoindre ? Certaines gardiennes ne s’en privent pas…
L’humaine rougit de gêne mais ne répliqua pas. Elle respectait trop son second pour s’enquérir de sa vie privée qui ne le regardait pas. Un sentiment de malaise naquit chez Florelle mais qui ne semblait pas embarrasser Miiko qui poursuivit :
— Si un jour on m’avait dit que je prendrais un bain avec une sorcière qui serait recruté par la garde…
Son ton était amusé mais Florelle sentit la méchanceté poindre derrière le message.
— Je n’ai eu que de brèves informations sur le conflit qui opposait les Faeries et les sorcières après l’exode sur Eldarya… Les gens ne sont pas à l’aise à l’idée de m’en parler. Pouvez-vous m’en dire plus ?
La sorcière avait beaucoup de questions concernant l’histoire de ses aïeules une fois dans ce nouveau monde. Elle savait son jugement biaisé, elle savait que les sorcières étaient craintes et éliminer sur Terre alors elle espérait qu’ici aussi, ce soit le même histoire.
— Eh bien, le début de ton histoire est correct, les sorcières ont ouvert le portail, elle ont créé la flûte de Hamelin et le Grand Cristal. Mais après l’exode, elles ont voulu gouverner toutes les cités qui se créèrent un peu partout. Grâce à leur pouvoirs, décuplés par le Cristal, elles ont cru avoir plus de légitimité que les autres Faeries, expliqua Miiko. Mais plusieurs races, comme les elfes, les kitsunes et les Phénix ont refusé de se soumettre. Ils venaient enfin d’échapper à la domination des humains, ce n’était pas pour subir celles des sorcières.
— Donc, il y a eu des guerres ? supposa l’humaine.
— Une bataille plutôt. Dès qu’elles comprirent que leur emprise diminuait et quand leur autorité fut progressivement rejetée, les sorcières se sont regroupées à Cierna, la cité noire. Là, les Faeries décidèrent d’en finir avec elles...
— Mais pourquoi ? l’interrompit Florelle. Si les sorcières étaient chassées des autres cités, si elles vivaient loin des autres Faeries, pourquoi vouloir les éliminer ?
Miiko soupira, fatiguée des questions de la faelienne.
— Il faut que tu comprennes que ces sorcières-là étaient loin de ressembler à celles que tu connais sur Terre. C’était bien trop dangereux de les laisser vivre. Rien que leur simple existence était un risque trop important que nos ancêtres ne voulaient pas prendre.
Florelle eut un sentiment de malaise, elle avait du mal à comprendre la justification apportée par la cheffe des Étincelants et son inconscient lui disait que les arguments étaient fallacieux. Elle se retrouvait dans un monde qui, encore une fois, rejetait les sorcières alors qu’elle avait espoir de s’y sentir comprise… Toutes ses croyances s’effondraient.
— Je dois reprendre mon entraînement.
Florelle s’excusa et quitta le bain, tâchant de paraître détachée en se redressant nue devant Miiko qui la suivit du regard. La sorcière n’avait pas profité de son heure entière, mais la présence de la kitsune était loin d’être agréable.
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Lance passa rapidement en cuisine dans l’intention de manger un repas frugal. Sur place, il tomba sur Leiftan et Nevra, les seconds de l’Étincelants et de l’Ombres et décida de passer un peu de temps avec ses collègues, temps dont il ne disposait pas beaucoup, à regret. L’Aenegl et le vampire avaient intégré leur garde respective quelques années plus tôt et les trois seconds étaient devenus amis. Altè, la seconde des Absinthes était un peu à part, beaucoup moins avenante que les trois garçons mais qui exécutait toujours un travail irréprochable.
— Alors, il parait que tu t’es fait botter les fesses par la petite humaine ! se moqua Nevra en faisant référence au défi perdu plus tôt dans la journée.
— Non, c’est une tactique pour la mettre en confiance, nia Lance tout en souriant de son mensonge éhonté.
— Tu t’es fait avoir, renchérit Leiftan qui n’y croyait pas.
— Comme un bleu… avoua enfin le dragon en riant de son humiliation.
Les deux autres hommes se moquèrent de cette anecdote qu’ils hésiteraient pas à répandre.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi elle est chez vous, s’exaspéra Leiftan. Ses capacités relèvent plus de notre garde.
— C’est elle qui a choisi, justifia Lance.
— Elle t’a choisi, toi ! Cette petite sorcière a le béguin pour un certain dragon, argumenta Nevra d’un sourire taquin.
— Arrêtez, c’est une gamine, elle a 16 ans… soupira Lance, exaspéré par les remarques de son collègue.
— Moi ça me dérange pas, renchérit le vampire sur le même ton taquin et provocateur.
Les trois amis rirent, mais il était bien évident que Lance se méfiait de son collègue dont la réputation le précédait largement. Il savait bien qu’il avait tissé un lien unique avec Florelle et il l’appréciait, peut-être plus que d’autres membres de la garde. Elle était attachante et il constatait avec fierté qu’elle évoluait agréablement. Mais il ne pouvait pas envisager une relation d’une autre nature entre la faelienne et lui. Sans compter que presque 10 ans les séparaient.
— Vous avez des nouvelles du siège aux montagnes du Wigné ? demanda Leiftan d’un ton plus sérieux.
— Nous avons reçu un rapport de la cheffe ce matin, expliqua Nevra en faisant référence à Janaz, la harpie des Ombres. Elle prévoit que le siège ne va plus durer bien longtemps. Les Amendois n’ont pas assez de ressources humaines, matérielles ou financières pour tenir le siège. Ils tentent d’extraire un maximum de pierres précieuses avant de déserter les lieux.
— Le seul souci, reprit Lance dans la foulée, ce sont les gardes de Bronze qui viennent harceler les campements. Ce sont des attaques éclairs dont le seul but est venir nous emmerder…
— Et ça fonctionne, devina Leiftan.
— Borus est sur le coup, il commande de petits effectifs de nuit pour tenter de parer les attaques.
Les trois seconds continuèrent à discuter du siège en cours avant de rompre les rangs et de retourner à leur tâche respective. Lance, qui s’était levé tôt, avait décidé de retourner à sa chambre pour quelques heures de sommeil avant de reprendre ses activités.
Dans le couloir, il vit immédiatement que la porte de sa chambre était entrouverte. Sur ses gardes, il poussa le battant et perçut les reniflements d’un intrus. D’un geste, il activa le globe lumineux et découvrit Florelle, assise sur son lit aux draps noirs. Elle leva la tête vers lui, le visage en larmes et le regard triste à en fendre les pierres. Pendant une fraction de seconde et sans en comprendre la raison, Lance sentit son coeur se serrer à la vue de la sorcière. Comme au premier jour de leur rencontre, lorsqu’elle avait appris qu’elle ne reverrait plus jamais sa famille, son visage était triste et ses yeux gris pleurait de désespoir.
— Qu’est-ce qui se passe Florelle ? s’enquit-il en s’accroupissant devant elle.
— Je l’ai vu mourir, annonça-t-elle d’une voix à peine audible. Je l’ai senti mourir… J’ai senti les flèches pénétrer sa chair, la douleur, la peur.
Le second avait posé ses mains sur celles tremblantes de l’humaine et tentait de comprendre de quoi elle parlait.
— Il s’est pris quatre flèches, et un autre Amendois lui a entaillé l’épaule. Il est tombé mais il s’est relevé et il a encore tué cinq personnes avant de succomber. Il était soulagé d’être mort sa hache à la main.
Lance retint son souffle en comprenant la description fournie par Florelle.
— Tu veux dire que Borus est mort ? demanda le second en confirmation.
Florelle hocha la tête et de nouvelles larmes coulèrent sur ses joues. Lance, secoué, s’assit sur le lit. Le choc l’ébranla alors qu’il s’était pourtant préparé à la mort prématurée de son supérieur. Depuis douze ans qu’il était dans la garde, il n’avait connu que le nain comme chef de l’Obsidienne. Envahi d’un abattement qu’il avait rarement ressenti, il se laissa faire lorsque Florelle vint poser sa tête contre son épaule. Il l’entoura de son bras, autant pour la réconforter que pour sentir une présence à ses côtés. Ils restèrent ainsi de longues minutes, Lance gardait son regard fixé sur Florelle qui semblait pleurer pour deux. Il prenait progressivement conscience des changements qu’allait occasionner le décès de Borus.
Maintenant, ce serait sûrement lui le nouveau chef de l’Obsidienne.
Chapitre Neuf - L’ascension du dragon
Un mois s’était écoulé depuis le décès de Borus. Janaz avait envoyé un message au château d’Eel pour annoncer que le nain s’était battu jusqu’à la mort contre un peloton d’Amendois ennemi. Le conseil des chefs restants avait donc décidé d’en finir le plus rapidement possible avec cette guerre inutile qu’ils allaient de toute évidence remporter. Eel avait par conséquent dépêché des renforts supplémentaires, dirigés par Lance pour mettre fin au siège des montagnes du Wigné. Sentant le vent tourner en leur défaveur, la cité d’Amendo avait rappelé ses hommes dans la foulée. Le siège avait pris fin mais Lance voulait sa revanche. Il avait été autorisé à repousser les ennemis sur leur propre terre qu’Eel revendiquait à présent comme son territoire. Quelques kilomètres carrés de forêt, ce n’était rien comparé à la vie d’un chef de garde. Un traité de paix avait été signé, les Amendois avait cédé la forêt au nord du Wigné comme gage de reddition et, à l’exception d’une troupe de sécurité, tous les gardiens étaient revenus au Q.G.
Ce jour-là, la garde d’Osbidienne était en joie. Après un mois réglementaire de deuil, un nouveau chef et un nouveau second allaient être désignés pour les commander. Il n’y avait pas beaucoup de suspens pour la désignation de Lance. Dans ses dernières volontés, Borus avait recommandé son fidèle bras droit qui lui-même désignerait son frère Valkyon, pour le seconder. Une cérémonie allait être organisée le soir-même pour officialiser une situation intermédiaire qui durait depuis la disparition du nain, le but était de souhaiter la bienvenue au nouveau chef mais aussi de célébrer la fin d’un conflit inutile en temps et en vies.
Il n’y avait pas eu d’entraînement, pas de mission ou de réunion ce jour-là. Le seul travail imposé était que toute la garde devait se mettre sur son trente-et-un : tenue de cérémonie obligatoire pour tous, répétition du discours d’allégeance, nettoyage des équipements qui devaient briller comme un sou neuf. Aucun impair ne sera toléré par la nouvelle direction de la garde.
Florelle n’avait presque pas revu Lance depuis ce soir-là où ils avaient passé quasiment deux heures dans les bras l’un de l’autre à faire le deuil du nain. Le second était presque immédiatement parti pour les montagnes du Wigné et, à son retour, il restait enfermé dans son bureau à régler la paperasserie due de son rang. Valkyon le secondait dans ses tâches, même si leur statut n’avait pas été encore officialisé, il le serait ce soir lors de la cérémonie. C’était Wila, la sirène guerrière, qui avait pris la place d’entraîneur officiel de la garde. Voilà deux mois que Florelle avait intégré l’Obsidienne et, bientôt, elle deviendrait gardienne, à l’issue d’une ultime épreuve, souvent la réalisation d’une première mission de moyenne envergure à l’extérieur des murs de la cité.
La totalité du château avait été transformée pour la célébration. La salle des portes ressemblait à un auditorium avec une estrade et des globes lumineux qui donnaient au grand espace une touche glamour des grandes réceptions. Karuto et ses petites mains étaient au pied de grue pour préparer le repas de plus de deux cent personnes, des animations étaient prévues, des spectacles de danse, des prestations scéniques ou des chants lyriques. Tout était fait pour que les gardiens passent un bon moment, à l’honneur de Lance et de Valkyon.
La cérémonie débuta en fin d’après-midi, au Bastion d’Ivoire où tous les gardiens de l’Étincelant, de l’Ombre et d’Absinthe se réunirent dans les gradins. Dans l’arène, ceux de l’Obsidienne se tenaient en rang, parfaitement alignés, regardant en hauteur leur nouveau chef et son second à sa droite. Pour l’occasion, Lance avait revêtu une nouvelle armure purement ornementale, noire comme l’aimait Lance avec des découpes étaient précises, un vrai travail d’orfèvre. La noirceur du métal était mis en valeur par des gravures rouges et fines dessinant des écailles draconiques au niveau des épaules et du torse. Valkyon aussi avait eu le droit à une tenue de cérémonie du même acabit que celle de son frère mais l’armure était argentée avec des liserets dorés pour souligner la couleur ambrée de ses iris.
Après un discours de Miiko, acceptant la requête de Lance à accéder au rang de chef, ce dernier prononça quelques mots. Les discours à rallonge n’était pas qu’une formalité terrienne, s’étonna Florelle qui retint un bâillement alors que la kitsune parla. Puis, vint le tour des gardiens de prêter allégeance à leur nouveau supérieur en prononçant un discours en choeur dans une maîtrise parfaite. Florelle avait plusieurs fois senti le regard bleu glacial de Lance sur elle durant cette cérémonie et elle espérait que, bientôt, tout ça se terminerait et qu’ils retrouveraient la complicité qu’ils avaient partagée. Mais elle se doutait au fond d’elle-même que rien ne serait comme avant. Tout avait changé, Lance était chef maintenant et il ne pouvait plus lui consacrer tout le temps qu’elle aurait voulu.
Après l’officialisation de la succession, tous les gardiens furent invités à célébrer l’événement au château pour la soirée. L’alcool coulait à flot, la nourriture délicieuse disparaissait à vue d’oeil, au grand désarroi de Karuto qui avait passé deux jours à tout confectionner. Les spectacles eurent l’effet escompté de détendre et de faire rire les gardiens. Ils avaient rarement l’occasion de tant s’amuser et, après ce conflit avec la cité d’Amendo, ils méritaient bien une pause joyeuse dans leur quotidien de dur labeur.
Florelle, légèrement ivre, partit chercher un nouveau verre d’hydromel. Le goût sucré de la liqueur de miel avait eu raison d’elle, qui n’avait pourtant jamais consommé une goutte d’alcool. Près du fût, elle tomba sur Nevra qui entoura ses épaules de son bras d’un geste amical qu’il pouvait régulièrement avoir envers l’humaine.
— Alors ma petite sorcière bien aimée, que penses-tu de ton nouveau chef ? Il a l’air un peu plus taillé pour le job.
Faisant référence à la différence de taille entre le nain et le faelien au sang de dragon, Nevra eut un fou rire, amplifié par l’alcool qu’il avait déjà consommé.
— Borus t’aurait mis une raclée avec l’aide d’une simple cuillère, alors ne fais pas le malin, rétorqua Florelle qui avait quand même ri à son trait d’humour bancal.
— Aah, notre petit Lance devient un grand ! Tu veilleras bien sur lui, d’accord ?
— Je pense qu’il n’a besoin de personne pour ça, c’est un grand garçon.
— Je ne te parle pas vraiment de sa sécurité, mais de son petit coeur fragile… reprit Nerva après avoir vidé une nouvelle coupe.
— Ça non plus, ce ne sont pas mes affaires …
— A d'autres ! Moi aussi je vois des choses, des regards, des sourires ! Mais tant pis pour lui, moi je suis tout à toi !
Sur cette parole, Nevra tendit ses lèvres vers Florelle qui lui imposa la paume de sa main pour le repousser. Il était à un stade où l’alcool prenait le dessus sur ses inhibitions et l’humaine ne voulait pas être une énième recrue sur un tableau de chasse trop long pour être listé. Heureusement, un visage familier vint fendre la foule à la rescousse de la faelienne.
— Tiens donc, quand on parle du dragon… s’exclama joyeusement Nevra en levant son verre vers Lance.
— Florelle, je peux te voir un instant s’il te plaît ?
L’humaine avait tout de suite désoaulé en voyant son nouveau chef. Elle ne savait pas si c’était dû au changement de statut, son regard froid ou le ton qu’il employait et qui ne laissait pas de place à la négociation. Elle sentait qu’elle allait se faire engueuler et elle se doutait du motif…
Silencieusement, Florelle suivit Lance jusqu’à la bibliothèque où Valkyon les attendait tous les deux. Le nouveau second avait les bras croisés sur son large torse et attendit que son frère prenne la parole.
— Je voulais te parler de quelque chose que les autres recrues ont remarqué dernièrement chez toi. Tu vois de quoi je parle ?
Florelle se tut en baissant imperceptiblement le regard. Oui, elle savait de quoi il parlait, elle savait que ça ne lui plairait pas, et elle s’attendait à devoir défendre son point de vue. Lance tendit la main vers Valkyon qui lui donna un petit sac en toile, fermé par un lien en cuir. L’humaine fronça les sourcils, elle n'aimait pas la tournure de la situation. Lance le vit et demanda :
— Tu peux nous laisser.
Valkyon obéit et quitta la pièce, laissant les deux Obsidiens seuls.
— Vous avez fouillé ma chambre, comprit Florelle en sachant pertinemment que le sachet d'herbes était normalement caché sous son matelas.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont simplement des herbes qui m’aident à dormir un peu, se justifia Florelle sur la défensive.
— Pour dormir...
— Oui… Je n’y arrive pas sans ça.
Tous les deux n’étaient pas sans savoir que, parfois, les visions prémonitoires de l’humaine étaient tellement puissantes et nombreuses qu’elle pouvait ne pas en dormir de la nuit. Cela avait bien sûr des répercussions significatives sur son quotidien au sein de la garde.
— Je pensais qu’Eweleïn t’avait enseigné des techniques de relaxation pour vider ton esprit.
— Ça ne fonctionne que si je ne suis pas épuisée après une journée d’entraînement intensif, riposta Florelle. Les herbes sont beaucoup plus efficaces…
— Mais la journée, tu es dans le cirage, tu n’écoutes pas les consignes, tu es distraite.
— Est-ce que Wila s’est plainte ? Parce que je ne...
— Depuis quand n’as-tu plus eu de visions ? la coupa Lance un ton au dessus pour mettre un terme à l’argumentaire de Florelle.
Le nouveau chef était visiblement en colère et Florelle également, situation qui ne s’était encore jamais produite. L’humaine prit une grande inspiration mais ne desserra pas la mâchoire. Les herbes ne l’aidaient pas seulement à dormir mais elles l’aidaient à tenir éloignées les visions qui venaient hanter son esprit à longueur de temps.
— Si vous n’êtes pas satisfait de mon travail, je peux toujours retourner aux cuisines.
— Arrête avec ton insolence ! Qui te fournit ?
— Quelle importance ?
Lance soupira, la confrontation n’était pas le bon moyen d’arriver à ses fins. Il se heurtait à un mur, mais ne pensait pas que le mur qui se dressait devant lui serait Florelle. Elle prenait en assurance et il ne savait pas si cela lui plaisait ou non.
— Écoute, tu as fait de gros progrès depuis ton arrivée et tu es une bonne recrue mais tu ne peux pas supprimer ton pouvoir, il fait partie de toi.
— Je n’ai pas besoin de lui…
— Mais la garde en a besoin, c’est pour ça que tu as été acceptée…
Lance voulut poursuivre mais s’arrêta en voyant le regard noir que lui lançait Florelle.
— Oui, je sais que tout le monde s’intéresse à moi à cause de ce pouvoir… Je suis inutile sans lui !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, se reprit le chef en levant les mains en signe d’apaisement.
— Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est… murmura à nouveau l’humaine.
La colère semblait avoir reflué pour laisser place à la fragilité dont Florelle pouvait faire preuve. Elle secouait la tête, baissée vers le sol, cachant ses yeux humides. Lance soupira, il avait dépassé la tempête pour entrevoir le coeur du problème. Il s’approcha d’elle, déposa une main sur son bras et d’une autre sous le menton, releva le visage de l’humaine pour croiser son regard.
— Dis-moi ce qui ne va pas, tu sais que tu peux tout me dire, l’enjoint-il d’un doux murmure.
— Non, vous êtes le chef de garde, vous ne pouvez plus veiller sur moi. Vous avez des choses plus importantes à faire et je dois me débrouiller seule.
— Tu n’es pas seule. Peu importe mon rang, je serais toujour là pour toi, au moindre problème. Parle-moi Florelle.
L’humaine avait le coeur au bord des lèvres et semblait avoir du mal à formuler à haute voix ce qui la tourmentait. Puis elle ferma les yeux et deux larmes roulèrent sur ses joues :
— Je ne supporterais pas de te voir mourir… lâcha-t-elle dans un chuchotement à peine audible.
Lance ne tiqua pas sur l’utilisation, pour la première fois, du tutoiement mais comprit la souffrance de sa subalterne et savait à quoi elle faisait référence. Elle avait vu la mort de Borus. Pire, elle l’avait vécue comme si elle était à sa place. Elle avait senti les flèches la traverser, les coups de lame contre sa peau, l’adrénaline parcourir ses veines pour vaincre les derniers ennemis puis la faiblesse de son corps, la peur, la mort l’emporter.
— Je ne vais pas mourir… la rassura-t-il vainement.
— Bien sûr que si, nous allons tous mourir un jour ! s’énerva Florelle à nouveau. Je vois des choses horribles, tous les jours ! Alors si je peux me débarrasser de ce poison pour vivre un peu sereinement, je ne vois pas pourquoi je m’en priverais !
— Je ne pense pas que ce soit la solution, tu dois apprendre à contrôler tes visions, pas les supprimer ! Tu as un don extraordinaire…
— Oui, je sais ! Mais j’aurais aimé ne jamais l’avoir !
Florelle savait que cette pensée était très égoïste alors qu’elle qui avait toujours rêvé de développer des pouvoirs magiques, de devenir une sorcière, mais à quel prix ? Grâce à ce don, elle avait quitté la cuisine de Karuto, elle avait intégré la garde d’Obsidienne auprès de Lance et maintenant, elle n’en voulait plus. Elle avait conscience du caractère capricieux de sa crise.
— Qui te donne ces herbes ? reprit Lance alors qu’il n’avait pas eu de réponse la première fois.
— C’est Altè, répondit Florelle en faisant référence à la seconde d’Ezarel.
— Je ne veux plus que tu en prennes et tu seras également privée d’entraînement physique le temps que tu arrives à te contrôler.
— Quoi ? s’exclama l’humaine qui voyait cette décision comme une punition.
— Tu as besoin d’un entraînement spécifique, bien loin de ce que nous pouvons te fournir.
— Tu m’exclus de la garde ?
— Non, mais je me sens dépassé par tes pouvoirs et il te faut de l’aide de quelqu’un d’autre que moi. Je pense que tu pourras en apprendre plus auprès de l'Étincelante. Miiko est experte dans le contrôle d’esprits et Leiftan …
— Ne fais pas ça, s’il te plaît…
— Ce n’est pas une décision facile à prendre pour moi non plus…
Florelle secoua la tête mais la colère était revenue en force. Elle se sentait trahie par la personne à qui elle tenait le plus. Elle était rejetée encore une fois à cause de ce pouvoir maudit qui gâchait sa vie. Sans attendre la fin de la discussion, elle fit volte-face et quitta la bibliothèque en claquant la porte derrière elle d’un geste de colère. Lance soupira, la conversation avait été délicate mais il savait qu’il avait pris la bonne décision. La porte s’ouvrit à nouveau sur Valkyon qui vint s’enquérir des résultats de la discussion.
— Alors ?
— J’ai pas eu le choix, elle est temporairement transférée à l'Étincelante. Et ça… désigna Lance en lançant le sac d’herbes, tu diras à ta copine de ne plus s’approcher de Florelle, compris ?
Valkyon rattrapa le sac au vol en comprenant implicitement la demande de son frère et supérieur.
▲▼▲
Le second de la garde d’Obsidienne referma la porte derrière lui. Il avait pris ses appartements dans une chambre d’officier à l’intérieur du château à la suite de sa nomination. Il avait été dérouté un instant par la grandeur, par le luxe presque, de la pièce, qui tranchait avec la chambre spartiate à laquelle il avait eu le droit durant toutes ses années au Bastion d’Ivoire. Valkyon avait dignement fêté sa promotion la veille au soir, mais à présent, il devait déjà régler une première mission officieuse. En face de sa nouvelle chambre, il toqua à la porte surmontée d’un nénuphar serti d’une émeraude, c’était la chambre d’Altè, la seconde des Absinthes. Vu l’heure, la jeune femme était sûrement en train de se préparer. C’était que Valkyon connaissait ses habitudes…
— Oui ?
L’Obsidien pénétra dans la pièce et aperçut tout de suite la nymphe aquatique en train de brosser sa longue chevelure face à son miroir. Ses cheveux étaient d’un bleu azur et mettait en valeur sa peau d’un vert sauge pâle. Le regard de la gardienne exprima la surprise en voyant son nouveau collègue entrer dans sa chambre. Heureuse et souriante, elle l’accueillit avec plaisir.
— Valkyon ! Alors cette première nuit au château ? questionna-t-elle par politesse.
— En vérité, je ne me souviens plus de tout, ricana l’Obsidien.
En effet, après l’entrevue avec Florelle et Lance, il avait profité du reste de la soirée avec ses amis et collègues pour boire de tout son soûl. Le réveil avait été un peu douloureux mais il ne se laissait pas freiner par une gueule de bois. Altè se leva et vint à la rencontre de Valkyon, posa les mains sur ses bras musclés et remonta jusqu’à ses épaules nues.
— Je ne viens pas pour ça, la contra-t-il en retirant les mains de l’ondine.
Les deux seconds entretenaient une relation depuis un peu plus de trois ans, avant qu’Altè ne soit devenue la seconde d’Ezarel. Pour autant, leur histoire n’était pas sérieuse et pour Valkyon, cela avait toujours été le cas. Un peu moins pour Altè qui espérait un peu plus que quelques nuits par semaines à passer avec l’Obsidien.
— Je suis venu te parler de ça.
Valkyon sortit le sac d’herbes qu’il avait trouvé dans la chambre de Florelle durant la fouille de la veille. L’ondine haussa un sourcil puis les épaules, indifférente.
— Ce sont des herbes tranquillisantes. J’ai entendu dire que Florelle avait beaucoup de mal à dormir, je l’ai simplement aidée.
— Une aide simplement altruiste ou il y a quelque chose derrière tout ça ? demanda encore Valkyon, suspicieux.
— Je ne vois pas de quoi tu parles…
Altè se détourna de son amant occasionnel et retourna à sa préparation matinale. Par ce simple geste, l’Obsidien comprit que le doute était permis.
— En tout cas, ne t’approche plus d’elle, conseilla Valkyon en posant près d’elle le sac d’herbes.
— Sinon quoi ?
— Sinon tu pourrais le regretter plus que tu ne le penses.
Le ton du guerrier n’était pas menaçant, juste désolé de devoir mettre en garde la jeune femme pour une situation qui les dépassait tous les deux. Valkyon apposa une caresse sur les cheveux azur de l’Absinthe avant de quitter la pièce.
Dès que son amant eut quitté la pièce, Altè posa la brosse à cheveux et dirigea son regard sur le sac d’herbes tranquillisantes. Il fallait qu’elle en réfère à son chef, après tout, l’idée venait de lui.
L’occasion se profila l’heure suivante lorsqu’elle se rendit au Verger aux Mandragores. La serre qui leur servait de Q.G. était vaste et lumineuse. Des points d’eau et de végétations fleurissaient l’intérieur, des oiseaux, comme les insectes étaient libres de voyager, de chanter. Il en était même difficile de se croire enfermé. Les rares parois délimitaient les zones, permettant ainsi un peu d’intimité, surtout pour des questions essentielles de sécurité. Ezarel n’était jamais dans son bureau, il détestait la paperasse qu’il laissait habituellement à Altè qui ne s’en plaignait pas. L’elfe passait la plupart de son temps dans la salle des potions où il s’amusait comme un enfant à concocter toujours plus de poisons, de philtres en tout genre, de potions hallucinantes ou de baumes farceurs. Cela correspondait bien à sa personnalité décalée et un brin espiègle. La jeune femme apparut alors dans son dos et tout de suite, sans lever les yeux, Ezarel devina le motif de sa présence.
— Laisse-moi deviner, Lance a découvert que sa petite protégée se droguait aux herbes tranquillisantes ?
— Oui et j’ai entendu dire par Leiftan que Florelle avait été relevée de la garde d’Obsidienne temporairement et rattachée à l'Étincelante durant une période indéterminée pour travailler sur le contrôle de son pouvoir, l’informa Altè.
— Oui, j’imagine que c’est une sage décision même si j’aurais préféré qu’il la vire de la garde à tout jamais…
— Je ne comprends pas en quoi cette fille est une menace… se questionna l’ondine.
Ezarel lâcha la préparation sur laquelle il s’était attelé et se tourna vers sa subalterne en soupirant.
— Tu vas pas me dire que toi aussi tu es tombée dans le panneau de la pauvre humaine innocente ? s’exaspéra l’alchimiste.
— Pourquoi tu t’évertues à la considérer comme une menace ?
— Mon arrière-grand-père était présent le jour où Millaryne Blackhill a créé le Grand Cristal, lui expliqua Ezarel. Il a vu l’incantation, réalisée par pas loin d’une centaine de sorcières. En un rien de temps, elles privèrent la Terre de toute la magie du monde pour l’enfermer dans le Grand Cristal et l’emmener durant l’Exode. Le pouvoir de Florelle est déjà immense, alors imagine qu’elle arrive à mettre la main sur quelques minables sorcières recluses d’Eldarya… Imagine ce qu’elles pourraient faire par haine, par vengeance des autres Faeries. C’est trop risqué de la laisser vivre.
— Tu veux l’éliminer ? s’exclama Altè qui ne pensait pas en venir à une telle extrémité.
Ezarel s’attendait à une telle réaction chez sa seconde. Altè était une gentille et bonne petite secrétaire, elle était même très douée pour les préparations magiques et sortilèges alchimiques, mais elle n’avait pas le mental nécessaire à prendre les décision qui s’imposaient lors de situation critique.
— Je pense en effet que c’est la seule solution et qu’il faut le faire le plus rapidement possible, avoua l’elfe. Mais même Miiko entrevoit dans cette sorcière un bénéfice, alors nous sommes seuls dans l’entreprise.
— Je ne participerais pas à l’élaboration d’un plan dont le seul but est de tuer une gardienne, refusa Altè révulsée par l’idée.
— Alors laisse-moi seul, je dois y réfléchir…
L’ondine quitta la pièce, laissant l’alchimiste à ses réflexions. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait exécuté la faelienne dès qu’il avait appris qu’elle était une sorcière. Durant de nombreuses années de sa jeune vie, il avait chassé les créatures mi-femmes, mi-démons qu’il considérait comme l’opposé du mage qu’il était. Elles utilisaient une magie naturelle, presque primitive et dont elles gardaient jalousement les secrets. Les sorcières pouvaient contrôler les éléments, les esprits et percer les secrets les plus sombres de chacun. Encore un pouvoir contre-nature.
Le plus important, il fallait protéger le Grand Cristal. Après tout, si une Blachkill pouvait créer un joyau telle que le cristal, une autre Blackhill pouvait le détruire.
Chapitre Dix - L’épreuve
Florelle ouvrit les yeux et se retrouva dans sa chambre au manoir Blackhill, sur Terre. Assise en tailleur sur son lit, elle s’assura d’être bien ancrée dans l’instant présent et dans ce lieu rassurant. Elle y retrouvait les voilages qui encadraient son lit à baldaquin, la lumière d’un beau matin de printemps qui filtrait à travers les rideaux mal fermés. Les quelques rayons éclairaient l’espace peint en beige, à l’exception du lambris couleur bois qui recouvrait le bas des murs et le plafond. Dans un coin, il y avait une commode et, posés dessus, des bibelots, des bijoux bon marché, un cadre photo de sa famille. Une seconde armoire se dressait à la droite d’une cheminée décorative et de l’autre côté un bureau d’angle où trainaient ses affaires d’école. Enfin, une petite bibliothèque comblait le dernier espace vide. Le meuble était surchargé de bouquins qu’elle avait lus, parfois plusieurs fois. L’endroit était absolument calme et Florelle savait qu’elle s’y trouvait en totale sécurité. Elle se leva, se dirigea vers la bibliothèque où elle prit un livre. C’était une édition jeunesse de l’Île au Trésor, elle se souvenait de la couverture mais en feuilletant les pages, elles étaient vides. Puis elle parcourut son bureau, y retrouva plein de petits objets inutiles qu’elle avait amassés durant sa vie d’enfant et d’adolescente, une montre qui ne fonctionnait plus, des pinces à cheveux qui traînaient, une trousse décorée par ses copines du lycée.
Dans son armoire, elle visualisa ses vêtements, jeans, robes et pulls et, dans sa boîte à bijoux, la première bague de valeur que Nana lui avait offerte à son dixième anniversaire, c’était une minuscule rubis. Si elle avait su...
Pendant encore de longues minutes, la sorcière remplit cette chambre de tout ce qui la composait : rajouta des posters sur les murs, écrivit des poèmes scolaires dont elle se souvenait vaguement.
Elle pouvait faire dans cet espace tout ce qu’elle voulait. Sauf quitter la chambre. Debout devant la porte, elle voulut traverser le couloir pour rejoindre celle d’Arthur, descendre retrouver ses parents, saluer Yvonna, caresser un chat.
Posant la main sur la poignée, Florelle l’abaissa.
Ouvrant à nouveau les yeux, elle se retrouva dans la salle de travail et Leiftan se dressait devant elle.
— Alors ?
— C’est de mieux en mieux, se contenta de dire Florelle avec un sourire satisfait. J’ai l’impression d’y être.
— C’est impressionnant ce qu'un esprit est capable de réaliser, n’est-ce pas ? questionna Leiftan rhétoriquement. Cette chambre mentale sera comme un refuge pour ton esprit. Plus tu le renforceras et plus il arrivera à combattre les visions inutiles qui viennent polluer ton quotidien, sans pour autant te priver des visions d’alerte qui seront indispensables pour la réalisation de tes missions.
La sorcière hocha la tête, Leiftan semblait satisfait des progrès que la jeune femme avait réalisés depuis les six semaines d’entraînement. Le second des Étincelants était très à l’écoute de Florelle, prenait tous ses après-midi pour ses sessions de travail. Il était impressionné par les pouvoirs de la faelienne et l’absence quasiment de limite à ce don de prémonition. Avec de la concentration, Florelle était presque capable de visualiser chaque minute de la vie d’un individu, de la première heure de vie, jusqu'à la dernière image perçue avant la mort. Les capacités de projection futures étaient extraordinaires, jusqu’à rencontrer des êtres supérieurement intelligents qui peupleraient Eldarya dans plusieurs millions d’années.
Elle était également capable de prédire plusieurs routes possibles d’un même itinéraire temporel, mais dont une seule se réalisera. Ces pouvoirs avaient toutefois le danger de perdre Florelle dans les méandres de son don. Il lui était même arrivé de s’égarer dans son propre passé, tentée de revivre des moments heureux avec ses proches qui lui manquaient tant. Heureusement, d’autres astuces fournies par Leiftan l’aidaient à se retrouver.
Bref, à ce rythme, Florelle sentait décroitre le rythme de ses visions qui se limitaient soit à des flashs ou à des impressions. Libre ensuite à elle de lever les barrières mentales de son esprit pour se laisser posséder pleinement par une vision entière si elle le souhaitait.
A la suite de l'entraînement de Leiftan, venait celui de Miiko, plus dur, plus expéditif, à l’image de la kitsune. La cheffe des Étincelants n’avait pas beaucoup de temps à lui consacrer mais elle ne ratait pas un jour de pratique. Florelle, qui n’avait jamais vraiment apprécié Miiko, lui était reconnaissante de son investissement, même si elle ressortait toujours avec un mal de crâne à chaque séance. Ce jour-là, la kitsune pénétra bruyamment dans la salle de travail, la mine contrariée. S’approchant de son second, la cheffe lui présenta un rouleau, sans dire un mot. Leiftan lut le rapport et afficha la même expression d’inquiétude.
— Que se passe-t-il ? demanda Florelle.
Les deux Étincelants échangèrent un regard avant de confesser le motif du rapport.
— Un rapport de la garde d’Absinthe concernant l’état du grand cristal. La dernière évaluation est préoccupante. Le grand cristal se déminéralise.
— Ça veut dire qu’il… s’altère avec le temps ?
— Oui, et ce depuis plusieurs décennies, mais le rythme semble s’accélérer d’année en année.
— Ezarel estime que d’ici deux décennies, le cristal aura perdu la moitié de sa minéralisation et que d’ici 50 ans, il se transformera en verre et qu’on perdra notre source de magie…
Les trois gardiens restèrent silencieux face à cette dramatique annonce mais Florelle le brisa de questions.
— Et comment ça se fait ? Pourquoi le cristal se déminéralise-t-il et on ne peut rien faire pour l’en empêcher ?
— On ne sait pas pourquoi ce phénomène se produit mais Ezarel tente de le ralentir au maximum, expliqua Leiftan.
Miiko soupira et jeta négligemment le rouleau sur la table de travail.
— Bon, commençons l’entraînement. Nous nous occuperons du reste plus tard.
Florelle hocha la tête et prit place sur un siège. La kitsune s’approcha d’elle, activa son feu qui entoura la faelienne. Celle-ci ressentit rapidement les effets de la magie sur son esprit. Sa vue se brouilla, tous les sens faiblirent, comme son corps. Le maana de Miiko avait pour but de la désorienter, de fragiliser son état de lucidité et volontairement la mettre en difficulté face à ses visions. Florelle devait d’efforcer de lutter contre cette confusion des ses sens, dans le but de renforcer son esprit. Mentalement, elle créa une barrière entre elle et le pouvoir de la kitsune. Une première épée jaillit de nulle part, se planta au sol face à elle et des dizaines d’autres l’imitèrent, formant ainsi une barrière d’acier qui, suffit à contrer limiter le malaise. Cette épée n’était pas n’importe laquelle, c’était celle de Lance, longue et large, Florelle imaginait parfaitement la protection que l’arme offrait.
Après trente minutes de cet exercice particulièrement éprouvant, Miiko relâcha l’emprise de son feu sur l’humaine. Délivrée, Florelle gémit de douleur en enserrant son crâne de ses mains. Le mal de tête diminua progressivement mais il lui fallut encore quelques longues secondes pour retrouver ses esprits.
Ce travail douloureux et épuisant en valait la chandelle. Alors qu’au début de sa formation spéciale avec les Étincelants, la sorcière ne savait pas retenir le quart des visions qui l’assaillaient; à présent, plus aucune ne parvenait à dépasser la barrière mentale. Après un court débrief, Florelle quitta le château et retourna au Bastion. La journée touchait à sa fin, l'entraînement était terminé et les recrues vaquaient à leurs occupations. La faelienne se changea et se força à s’entraîner seule. L’exercice lui manquait, comme si son corps, ses muscles rouillés étaient en manque. C’était un effet étrange qui était apparu à la suite de sa suspension temporaire de l’Obsidienne.
Mais un autre phénomène tout aussi tordu l’avait surprise, un autre phénomène des plus troublants.
Elle rêvait d’un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle ne pouvait voir ni son visage, n’avait aucune information mis à part son prénom “Lucas”. Les visions prémonitoires, parce que ce n’était pas de simple rêves érotiques, les montraient elle et cet inconnu, dans des situations intimes et bien moins chastes que ce à quoi Florelle était habituée. Toutes les nuits, elle se réveillait les joues et le corps en feu des ébats passionnés qui les animaient et qui venaient la hanter. Ce n’était pas la première fois qu’elle était assaillie d’images osées mais les visions étaient tellement puissantes qu’elle s’imaginait retrouver ce Lucas auprès d’elle chaque matin. Elle ne savait rien de lui mais elle commençait à éprouver naïvement des sentiments pour un homme qui n’était peut-être même pas réel.
Pour autant, elle avait hâte de retrouver son lit toutes les nuits pour revivre ces moments intimes.
Sa seule expérience amoureuse avait été le baiser échangé avec un garçon quelques semaines avant les grandes vacances et encore, c’était davantage la curiosité qui l’avait poussée à ce geste. Mais si ses visions étaient prémonitoires ? Elle savait et espérait que oui.
▲▼▲
Elle fut brusquement réveillée au beau milieu de la nuit par le bruit tonitruant de la corne du Bastion qui résonnait à travers les murs du bâtiment. Alertée, Florelle rabattit ses draps, se releva d’un bond et s’habilla de vêtements toujours disponibles à cet effet. L’humaine s’équipa de son épée courte et sortit précipitamment de sa chambre. Dans le couloir, toutes les recrues venaient également de quitter leur lit et s’activaient machinalement. Chacun des futurs Obsidiens connaissait la procédure en cas d’attaque du Bastion : repousser les ennemis, mettre en sécurité les blessés, faire le tour du bâtiment et éliminer tous les intrus. Alors qu’elle ne voyait ni ennemi, ni blessé, Florelle quitta l’étage et se dirigea vers le secteur qui lui avait été attribué dès le début de son intégration.
Au coeur de l’arène, Valkyon observait les recrues, les sourcils froncés, d’autres gardiens, postés à des endroits stratégiques vérifiaient également la bonne réalisation de la procédure. La faelienne comprit que cette alerte était un exercice d’entraînement et que les recrues étaient évaluées sur la gestion de l’urgence.
Florelle croisa Caméria qui pénétrait dans la réserve d’armes pour la contrôler tandis qu’elle se dirigeait vers les sous-sol de l’arène pour sa propre inspection. Les premières salles étaient vides mais derrière la porte de la salle de musculation, la sorcière sentit une présence menaçante. Elle sortit l’épée de son fourreau et, sur ses gardes, elle pénétra dans la pièce. Immédiatement, un adlet*, qu’elle reconnut comme étant Mavic, sauta sur elle. L’homme aux pattes de loup était rapide et très agile, Florelle réussit à esquiver quelques attaques, mais elle reçut un coup de patte puissant dans le ventre qui la déstabilisa. Elle se dégagea et s’éloigna pour se remettre en garde. Mavic revint à la charge, Florelle anticipa son attaque, se déporta sur la droite et lança un kick haut qui accueillit l’adlet au sternum. Le gardien grogna de douleur mais le coup n’était pas trop violent. La sorcière posa sa lame sur la nuque de son adversaire en signe de victoire. Mavic se redressa et se laissa faire alors que Florelle lui attachait les mains dans le dos et le conduisit au coeur de l’arène.
Là, toutes les recrues étaient présentes et, à leurs genoux, des gardiens masqués qui jouaient le rôle d’ennemis étaient assis sur le sable. Florelle arriva en dernière avec son prisonnier, clôturant ainsi cet exercice. L’un des prisonniers masqués se leva et découvrit son visage. C’était Lance. Il rejoignit Valkyon et s’exprima :
— Je vous félicite tous, vous avez réagi avec rapidité et efficacité.
Les gardiens de l’Obsidienne applaudirent la prestation des recrues comme un premier test avant leur intégration définitive à la garde. Ceux qui étaient encore à terre, les intrus, se relevèrent en tapant des mains pour se joindre à leurs collègues. Les acclamations moururent et le chef reprit :
— Vous avez compris que votre apprentissage touche à sa fin et il vous sera attribué à chacun une mission pour valider ou non votre intégration à la garde.
Valkyon s’approcha de son frère, un parchemin à la main qu’il déroula.
— Pour les sept recrues, il y a trois missions, expliqua-t-il.
Il désigna les trois garçons et deux des trois filles pour l’accompagner pour une longue mission aux montagnes du Wigné. Les habitants des anciennes terres Amendoises posaient souci aux Eeliens qui cherchaient à s’installer dans cette région nouvellement acquise par la cité. Les terres avaient été envahies par Eel qui n’avait pas demandé l’avis aux villageois qui y vivaient paisiblement. Il était normal qu’ils se rebellent. La garde d’Obsidienne avait été choisie pour régler les conflits ou bien accompagner les Amendois récalcitrants à la frontière.
— Nilem, reprit le plus jeune des dragons, tu accompagneras une délégation avec Feryn et Mavic vers le temple des Fenghuang. Enfin, Florelle, l’Absinthe a besoin de toi pour aller récolter des ingrédients dans la forêt de Skur.
Les recrues échangèrent quelques paroles enthousiastes alors que le stress de la fausse alerte retombait. Lance, satisfait, s'éloigna en discutant avec son frère.
— Chaque gardien fera un rapport de la recrue qu'ils devaient évaluer et ils seront également évalués durant leur mission.
— Tu surveilleras Nilem, reprit Lance, je pense que c’est le seul qui risque d'être recalé.
En effet le brownie aux cornes de taureau était sanguin, il s’énervait vite et inutilement et cela pouvait gêner sa prise de décision. L’Obsidienne, ce n’était pas seulement des muscles. Valkyon quitta son frère qui, lui, se dirigea vers son bureau. Devant la porte, Wila, la sirène guerrière, patientait et à la vue de son supérieur son visage écaillé s’illumina d’un sourire.
— Alors, cet exercice ?
— Ca s’est bien passé, minimisa Lance qui ne se réjouissait jamais plus que de mesure.
Il ouvrit la porte et Wila pénétra à sa suite.
— Je me souviens encore de cet exercice lorsque j’étais recrue, lança la sirène en s’adossant contre le bureau.
— Oui, c’est souvent traumatisant d’être réveillé en pleine nuit par la corne du Bastion. Heureusement, cela n’arrive qu’en cas d'entraînement.
— Tu sais pourquoi je m’en souviens particulièrement ? questionna la sirène sur un ton plus enjôleur. Parce que c’était toi l’intrus qui m’avait attaquée dans l’office.
— C’est vrai. Je t’avais facilement maîtrisée.
— C’est faux ! rit-elle en s’approchant de son chef un peu plus. Tu t’étais retenu. J’aimerais bien savoir qui de nous deux l’emporterait à présent.
Lance haussa un sourcil et un coin de ses lèvres se releva devant la proposition clairement déplacée de sa collègue. A une époque, ils avaient eu un passé commun, lorsque Wila était jeune recrue et Lance un simple gardien. Ils avaient couché quelques fois ensemble avant de se raisonner. Ils étaient tous les deux ambitieux et ne voulaient pas gêner la garde pour une histoire de coucherie. Mais maintenant que Lance était chef, Wila suggérait-elle de reprendre leur histoire là où elle s’était arrêtée ? Lance n’y voyait pas d'inconvénient mais ne voyait pas non plus d’engagement sur le long terme avec l’entraîneuse de la garde.
Il n’eut pas la possibilité de répliquer que la porte du bureau s’ouvrit sur Florelle qui n’avait pas daigné s’annoncer.
— Je peux te parler un instant ? questionna-t-elle sur un ton qui laissait suggérer qu’elle ne demandait pas sa permission.
— On se retrouve plus tard Wila, s’excusa-t-il alors qu’il l’invitait à les laisser seuls. Tu pourrais au moins frapper avant d'entrer, réprimanda le chef à la sorcière.
— Pourquoi est-ce que tu m’envoies récolter des champignons avec les Absinthes ! Tu ne me crois pas capable d’assurer une mission de défense ?
— C’est une mission de défense, tu dois protéger les Absinthes et la mission est très importante. Elle pourrait permettre à Ezarel de limiter la déminéralisation du cristal.
— J’espère que tu ne cherches pas à me protéger, reprit la faelienne toujours véhémente. Je suis une recrue comme une autre !
— C’est faux et tu le sais très bien.
— Mais si tu fais une différence, je ne vais jamais m’intégrer. Les autres me perçoivent différemment, une fille à protéger, comme si je n’étais pas vraiment une guerrière !
— Tu t’en es pas vraiment une avec ton don de prémonition.
— Alors pourquoi tu as tant insisté pour que je sois une Obsidienne si tu ne voulais pas de moi ?! demanda Florelle en criant presque.
Lance resta silencieux. La question de l’humaine l’avait laissé interloqué. Il avait réalisé qu’elle n’était pas faite pour l'Obsidienne au moment où il avait compris que ses pouvoirs n'avaient pas de limite. C’était davantage l’apanage des Étincelants. Alors pourquoi la voulait-il dans sa garde ?
Florelle attendait une réponse qui ne vint pas. Son chef ne savait pas quoi lui répondre. La sorcière le prit comme un aveu d’avoir fait une erreur et son visage s’attrista. Lance l’avait blessée profondément, il était incapable de répondre à cette question. Atterrée, l’humaine quitta le bureau.
— Florelle, attends ! tenta-t-il en faisant un pas vers elle, trop tard. Merde…
▲▼▲
Deux jours que Florelle avait quitté la cité d’Eel. C’était la première fois qu’elle s’éloignait autant du Q.G. et qu’elle était la seule Obsidienne du groupe. La petite troupe était dirigée par Cryllis, un animus aux poils noirs qui appartenait à la garde d’Absinthe. L’ours aurait pu être second de la garde, par sa sagesse et son expérience, mais avait refusé au détriment d’Altè. Il conservait toutefois beaucoup de respect et une place plus que confortable dans la hiérarchie des Verts. Il était loin d’être loquace, de nature déjà mais sûrement aussi parce qu’il n’était accompagné que de recrue en cours de la validation de leur entrée dans leur garde respective.
Il y avait Chrome, un Ombre, et Ykhar, une recrue des Étincelants, en plus de Florelle. La sorcière détestait cette mission qui venait encore prouver que ce n’était pas une vraie mission à la hauteur des enjeux. Cryllis aurait presque pu la réaliser seul. En plus des gardiens, la petit troupe comptait une intendante qui conduisait un sabali chargé d’un paquetage de nourriture. Florelle s’était réjouie de retrouver Célis, qui partait en mission aussi pour la première fois. Son travail consistait à préparer les repas des gardiens durant leur périple. Un peu stressée, la jeune biche avait été rassurée par Florelle, leur tâche ne comportait aucun danger.
L’objectif était d’aider Cryllis à trouver des perles de nacre et des graines de rocher chantant. Certes ces ingrédients étaient rares et il fallait faire beaucoup de chemin pour les trouver mais la mission semblait simple pour autant de monde. Le lieu de récolte appartenait au territoire de la cité d’Eel, à l'extrémité Nord-Ouest du territoire où se trouvait la forêt de Skur, dite la forêt sombre.
La forêt sombre portait bien son nom. Elle était constituée d’arbres aux troncs tordus et à l’écorce noire. La futaie était très haute au point de la confondre avec le ciel et si épaisse qu’on pouvait difficilement le voir. Il n’y avait pas d’air sous la cime, l’endroit était humide et malodorant. Gardant jalousement le soleil pour eux, les grands arbres privaient les plus petits de s’épanouir. Au sol, une verdure composée de mauvaises herbes, de bruyères aux feuilles rouges et de parterre de champignons mousseaux tapissait le sol. Des troncs d’arbres morts en décomposition jonchaient par moment leur route, cachés sous une mousse épaisse. Si on se penchait au dessus de cette verdure, on pouvait presque l’entendre vivre. Dans les broussailles et les buissons épineux, des milliers d’animaux minuscules vivaient leur vie, à des années lumières des préoccupations des gardiens.
Selon les dires de Cryllis, les gardiens trouveraient le fruit de leur recherche dans la journée du lendemain, après trois jours de marche, ralentie par Ykhar. La brownie n’avait pas vraiment l’habitude de marcher autant. Durant le trajet, Florelle était restée avec Célis, elle avait toujours eu de bon rapport avec la biche qui avait été sa première amie au sein de la cité. La sorcière lui racontait tout ce qui s’était passé depuis son départ des cuisines. La biche, de son côté, lui narrait les anecdotes de Karuto qui, sous ses airs de bourreau, était un vrai clown. L’humaine préférait de loin la compagnie de l’intendante, habituellement ignorée par les gardiens qui se croyaient supérieurs. Elle trouvait Chrome et Ykhar loin d’être assez matures ou intéressants.
Cryllis, lui, était une vraie encyclopédie intarissable sur l’environnement qui les entourait.
— Bon, je vous préviens, les Verdheleon blancs sont très venimeux et il y en a plein dans la région… Leurs morsures peuvent être fatales, expliqua l’ours à ses compagnons. Heureusement, j’ai l’antidote mais deux doses uniquement. Alors ne venez pas à tous vous faire mordre…
— Quels sont les symptômes ? demanda Ykhar qui avait subitement pâli.
— Les Verdheleon sont des créatures cristallines alors leur venin va lentement cristalliser votre sang et vos organes. La souffrance est quasiment intolérable.
La brownie aux oreilles de lapin déglutit en se figeant au milieu du chemin.
— Attention Ykhar ! Y’a un Verdheleon blanc derrière toi ! la prévint Chrome en faisant courir ses doigts sur le flanc de la recrue des Étincelants.
Le hurlement strident qu’elle poussa troua le silence sinistre de la forêt de Skur.
— Espèce d’idiot, cria la lapine terrorisée.
Chrome, une main portée à son oreille meurtrie par le cri, éclata de rire devant le succès de sa blague. Il continua malgré le regard glacial que lui lança Cryllis.
Florelle avait sursauté en réponse au cri de la brownie, pourtant le sentiment d’angoisse qui l’avait saisie par la suite n’avait aucun lien avec la peur d’un Verdheleon mais avec autre chose qui avait résonné en elle. Un cri du passé, le cri de terreur d’une femme agonisante. C’était son don de prémonition qui l’avertissait que, pas loin d’ici, s’était passé un événement abominable. Un nom lui vint en tête sans que cela n’évoque quoique ce soit chez elle. “Cierna”.
Florelle resta figée un instant, le coeur palpitant, avant de reprendre la marche. La troupe s’arrêta alors que la lumière de l’astre solaire ne filtrait presque plus à travers la cime épaisse des arbres.
— Bon, on va s'arrêter ici pour la suite, décida Cryllis en s'arrêtant au milieu d’un triangle formé par trois troncs d’arbres récemment tombés. Je ne vous dit pas ce que vous avez à faire…
L’ours aida Célis à déballer les affaires pour la nuit, tandis que Chrome et Florelle s’éloignèrent pour sécuriser la zone. Autour du feu, préparé par l’intendante, les gardiens étaient silencieux : Ykhar prenait des notes dans un carnet de voyage, Chrome affutait ses lames et Cryllis lisait un livre, le museau surmonté de demi-lunes. La sorcière aida la biche à préparer le repas prévu : un bouillon de légumes agrémenté de viande séchée et de formage dur.
— J’ai vu un cour d’eau un peu plus loin, l’informa Florelle, je t’accompagne.
Elles prirent chacun une anse d’un chaudron et partirent vers la rivière. Les filles remplirent le chaudron en fonte d’eau et repartirent vers le camp quand Florelle fut saisie d’un flash. Elle s’arrêta au milieu du chemin, forçant Célis à faire de même. La sorcière reprit ses esprits et porta son regard autour d’elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna la biche.
Un feulement animal se fit entendre sur la gauche et, avant que la sorcière ne le voie, un Verdheleon blanc surgit des bruyères. Par réflexe, Florelle s’écarta et les crocs venimeux de l’animal s'agrippèrent au bras de Célis. L’intendante lâcha la poignée du chaudron rempli d’eau, gémit de douleur puis se mit à crier de panique en reconnaissant l’animal accroché à son corps. D’un coup d'épée, Florelle dégaina et étêta le Verdheleon.
Le cri de la biche rameuta la troupe et Cryllis, qui saisit rapidement la gravité de la scène, s'approcha du prédateur mort.
— Pas de panique ! s’exclama-t-il d’un ton opposé. Je m’en occupe.
L’animus s'accroupit devant Célis mais même dans cette position il était presque aussi grand qu’elle. Une expression de peur sur le visage, Célis se laissa faire, prêtant sa confiance au chef de la troupe. Il approcha ses lèvres noires et aspira le poison avant de le recracher immédiatement à terre.
— Pas d’inquiétude, il faut que le poison soit en contact avec le sang pour faire effet, précisa-t-il. Bon maintenant, bois-ça.
Il sortit d’une sacoche en cuir, une fiole précieuse, emballée dans un tissu de protection. Avec d’infinies précautions, Célis déboucha le flacon et but le contenu. Puis plus rien.
— Il doit y avoir un signe comme quoi ça a marché ?
— Non, il faut juste attendre et voir si Célis ne se cristallise pas. Que s’est-il passé ?
L’ours posa la question à Florelle alors qu’il se débarrassait du cadavre du Verdheleon et surtout de la tête aux crocs venimeux qu’il jeta au loin dans les bruyères.
— Je… j’ai eu une vision où j’allais être attaquée par un Verdheleon donc j’ai esquivé l’attaque, mais Célis était derrière.
Les trois gardiens et l’intendante avaient le regard braqué sur Florelle qui se sentait désemparée.
— Je suis désolée Célis, si j’avais su…
— C’est rien, j’ai l’impression que l’antidote est efficace, j’ai déjà moins mal, même si ma peau est un peu engourdie là où j’ai été mordue.
— Bon, on va retourner chercher de l’eau, j’ai faim moi, se plaignit Ykhar qui ne semblait pas se rendre compte que Célis avait échappé de peu à une mort lente et douloureuse.
Chrome et l’Étincelante en herbe prirent le chaudron et retournèrent au cour d’eau tandis que Célis prit la direction du campement. Florelle, saisie de ce qui venait de se passer, prit du temps avant de redémarrer. Cryllis, à côté d’elle, lui saisit le bras d’une patte griffue.
— Ton pouvoir est grand Florelle et un grand pouvoir entraîne toujours de lourdes conséquences.
Dans son regard, Florelle lut de la colère et de la peur, puis il lâcha son bras et partit à la suite de Célis. La sorcière le suivit quelques secondes plus tard mais elle sentit un picotement au niveau de son bras, constata une petite griffe d’où coula une perle de sang. Cette marque était parallèle aux griffes de chat provoquées par Mélina pour l’ouverture du portail vers Eldarya. La jeune fille n’y lut cependant pas de signe particulier. Elle avait pu se blesser durant la lutte ou simplement en allant chercher de l’eau. Sans y faire plus attention, elle retourna au campement.
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Célis n’avait pas bien dormi de la nuit. Bien sûr c’était la première fois qu’elle quittait la cité pour une mission de soutien logistique et par conséquent, elle ne dormait pas dans un lit mais sur un futon à même le sol. Ce qui l’inquiétait, c’était surtout son bras. Elle avait veillé toute la nuit et bougeait ses doigts sans cesse, de peur de les voir se cristalliser.
Donc, lorsque le jour se leva, et qu’elle constata avec soulagement qu’elle ne s’était pas transformée en statue, elle s’en félicita.
Les autres gardiens se réveillèrent peu à peu à l’exception de Florelle. Au moment de partir et bien qu’ils aient fait du bruit pour tenter de la faire se lever, Cryllis se posa devant elle et la secoua de la patte arrière.
— Eh Florelle ! On lève le camp dans deux minutes, c’est le temps dont tu disposes pour manger quelque chose ! rugit l’ours.
Pas de réaction de l'humaine. Célis s’approcha de sa couche, d’où seul le haut de son crâne blond dépassait et elle tira la couverture. Les gardiens découvrirent le visage de Florelle entièrement bleu et sans réaction.
— Mais, qu’est-ce que…
Cryllis s’accroupit et passa un doigt dans l’encolure de son pull pour y tâter le pouls.
— Elle est… morte ? s’inquièta Ykhar qui n’osait pas s’approcher, de peur d’être contaminée.
— Non, elle est vivante mais pas pour bien longtemps.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Ça me fait penser à un poison de rose glacée. C’est très rare.
— Vous pouvez faire quelque chose ? supplia Célis.
— Il faut la réchauffer, recouvrez-la de couvertures, chauffez chaussettes, gants ou écharpes près du feu. Elle risque de mourir de froid ! Chrome, va chercher de longues branches.
— Pourquoi faire ?
— Un brancard, il faut la porter jusqu’à Eel je ne peux rien faire ici...
Célis réagit la première en trouvant des galets chauds dans le feu et en les emballant dans ses gants pour les réchauffer. Cryllis porta Florelle sur un tronc d’arbre couché au sol et l’examina plus en avant. Les signes lui confirmèrent son triste diagnostic. Chrome partit dans la forêt et Ykhar resta immobile au milieu de l’agitation.
— Et qu’est-ce qu’on fait pour la mission ?
— On abandonne, lui répondit Cryllis. Les objectifs et les priorités ont changé.
— Mais on ne va jamais valider notre mission d’évaluation, se plaignit-elle.
Sa réaction immature et totalement déconnectée de l’urgence de la situation mit l’animus dans une colère noire. Il l’engueula comme du poisson pourri au point de donner à la brownie les larmes aux yeux. La tête baissée et vexée comme un pou, Ykhar aida le loup à confectionner un brancard. L’Absinthe déposa Florelle dessus, Célis l’emballa de tous les vêtements possibles.
— Nous n’avons que peu de temps. Si on veut avoir une chance de la sauver, il faut être à Eel avant la nuit.
— Mais c’est impossible, réalisa l’intendante. On a déjà mis deux jours pour arriver jusqu’ici.
— Je sais, mais notre mission maintenant c’est de tout faire pour la ramener.
Cryllis attacha le brancard au Sabali qui tracta Florelle à travers la forêt de Skur. Mais à chaque tronc d’arbre renversé, il fallait l’aider à porter. Le temps qu’ils perdaient était inimaginable.
Chapitre Onze - Le froid et le chaud
Ils mirent deux jours pour retourner à la cité et sans s'arrêter plus de quelques heures pour dormir. Le voyage avait été éprouvant physiquement et mentalement. Chrome avait quitté la troupe à l’orée de la forêt pour prévenir au plus tôt Eweleïn et Miiko.
A peine le sabali avait pénétré à l’intérieur des murs de la cité, une demi-douzaine d’Obsidiens prirent le relai. Ils portèrent le brancard et coururent jusqu’à l'infirmerie. Dans la salle des portes, les chefs de l’Obsidienne et de l’Étincelante attendaient Cryllis et les explications qu’il devait leur fournir.
— Que s’est-il passé ? questionna Lance en premier sur un ton accusateur et furieux.
— Je l’ignore mais j’ai constaté une griffe sur son bras. Je pense qu’il s’agit du poison d’une rose glacée.
— Est-ce qu’elle est… morte ? demanda-t-il dans un souffle.
— Je n’ai pas osé regarder ses constantes depuis ce matin, avoua l’ours sur le même ton. Je suis déjà étonné qu’elle ait pu vivre une journée de plus…
Le chefs des Obsidiens quitta les autres pour courir rejoindre l’infirmerie.
— Où est Ykhar ? demanda Miiko en parlant de sa recrue.
— Elle n’a plus voulu avancer hier, j’imagine qu’elle est restée derrière. Je te le dis Miiko, cette brownie-là a autant de courage, d’intelligence et d’esprit d’équipe qu’un bigorneau. Elle ne mérite d’intégrer aucune garde, jugea l’animus sévèrement. Par contre elle…
Cryllis désigna Célis du doigt alors qu’elle buvait une collation rapportée par une collègue des cuisines. La biche était avachie à côté de Chrome, tous deux épuisés par cette mission pressante.
— Elle a un potentiel, penche-toi dessus.
— Je prends note, lui répondit la kitsune.
— Bon, je vais aller voir mon chef pour lui dire que je n’ai pas pu accomplir ma mission.
— Il y aura une autre, la rassura la kitsune.
L’ours quitta la salle des portes d’un pas lourd. Il était épuisé. Il n’avait plus l'âge pour ce genre de mission de sauvetage, il n’avait plus l’âge tout court pour être gardien. Peut-être que le temps de la retraite avait sonné. A l’intérieur du verger aux mandragores, il rejoignit Ezarel dans la salle à potions. L’elfe le salua chaleureusement et demanda :
— Alors ?
— Alors tu avais raison. Son pouvoir est un vrai danger. J’ai fait ce que tu as proposé.
L’animus sortit la fiole de poison de rose glacée et la tendit à son propriétaire.
— Elle est morte ? s’étonna Ezarel en écarquillant les yeux.
— Si ce n’est pas le cas ce n’est qu’une question d’heures. J’ai tout fait pour ralentir le retour sans que ça ne paraisse trop suspect.
L’elfe s’approcha de son numéro 3 et lui administra une joyeuse accolade.
— Bon travail mon vieux. Tu verras que ce geste désespéré portera ses fruits dans l’avenir. Tu peux prendre ta semaine, tu l’as largement méritée.
Cryllis hocha gravement la tête. Il n'avait pas été emballé par l’idée de devoir tuer une gamine juste parce qu’Ezarel avait peur de son pouvoir. Mais l’ours avait vu, grâce à l'attaque du Verdheleon contre Célis, les risques d’une telle capacité. Ce pouvoir pouvait sauver l’humaine mais en contrepartie, il pouvait tuer des innocents… Les paroles de son supérieur avaient fini par le convaincre d’agir et de griffer Florelle avec le poison de rose glacée pour anéantir la menace. Il se releva pataud et quitta le bureau.
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Lance débarqua dans l’infirmerie alors qu’Eweleïn déballait les multiples couches qui recouvraient le corps de Florelle.
— Alors ?
— Je suis désolée, c’est trop tard. Je ne sens plus son pouls…
— Non, il faut la réchauffer. Faites un feu dans la cheminée ! ordonna Lance aux gardiens présents dans la pièce. Faites chauffer des couvertures !
— Lance, elle est morte…
— Faites ce que je vous dis ! Elle est en hypothermie, son coeur bat faiblement et très lentement mais s’il y a une chance de la sauver, il faut la saisir !
Eweleïn leva les bras en signe de reddition. Elle savait qu’il était impossible de lutter contre un chef de l’Obsidienne. Elle avait longtemps tenté de raisonner le premier, elle savait que le second était du même bois inflexible. Chacun obéit tandis que Lance porta Florelle et l’installa sur un lit. Puis il entreprit de la déshabiller. Sa peau bleue était froide comme la glace et il prit peur qu’Eweleïn ait raison et qu’il soit trop tard. Il excluait cette possibilité aussi loin que possible dans son esprit et se déshabilla à son tour.
— Qu’est-ce tu fais ? question l’elfe surprise de voir les deux gardiens à moitié nu.
— Il faut la réchauffer et c’est le meilleur moyen.
Lance s’installa contre la jeune fille, ses jambes contre les siennes. Les gardiens vinrent les couvrir jusqu’au cou et le chef profita pour retirer le dernier haut de la faelienne pour que la peau nue de son dos soit en contact avec le torse de son supérieur.
Eweleïn lui lança un regard déconcerté en imaginant les deux gardiens nus sous les couvertures mais Lance ignora sa désapprobation et enserra Florelle dans ses bras. Son contact était tellement froid qu’il le ressentit jusqu’au tréfond de ses entrailles. Malgré la douleur que cela provoquait, ils restèrent ainsi de longues minutes. La température de la pièce augmentait mais le chef restait collé à un glaçon qui semblait ne pas décongeler. Il regardait le visage de Florelle en priant qu’elle ouvre les yeux, mais rien n’y fit.
Les gardiens quittèrent progressivement l'infirmerie accompagnés d’Eweleïn qui refusait de croire que l’humaine était encore vivante. Lance, seul dans la pièce et entourant le corps inerte de sa recrue contre lui, éprouva une douleur profonde en se faisant peu à peu à l’idée que le médecin de la garde ait raison. Il repensa à la dernière discussion qu’il avait eue avec Florelle avant son départ pour sa mission.
— Je suis désolé, lui avoua-t-il dans un murmure. Je pense que j’ai eu peur de ne pas être à la hauteur de ton pouvoir, de ne pas être à la hauteur tout simplement.
Il soupira et passa encore quelques minutes à détailler le visage de Florelle. Il sentait son corps nu près du sien et se fit la réflexion qu’il avait failli à la protéger alors qu’il l’avait prise sous son aile depuis le début.
— Ne meurs pas s’il te plait, lui glissa-t-il à l’oreille. J’ai besoin de toi plus que tu ne le penses.
Il lui embrassa le haut du crâne et ferma les yeux avec force, adressant une prière au Créateur et à toutes les instances supérieures auxquelles il n’avait jamais vraiment cru. Pourtant ce soir, il était près à tous les invoquer pour que son appel soit entendu. Il se forçait à rester coller à Florelle mais ne put s’empêcher de fermer les yeux, qu’il ouvrit quelques instants plus tard sans savoir quelle en fut la cause. Puis il le sentit. Il raisonna en lui, le coeur de Florelle battait, faiblement, mais il battait. Il se sentit soulagé comme il l’avait rarement été. Il embrassa à nouveau la jeune femme sur le front et ferma à nouveau les yeux, le sourire aux lèvres.
Ses rêves furent dérangés par des visions très audacieuses de lui… et de Florelle. Ils étaient enlacés, passionnément, éperdument. Il se laissait aller au plaisir de la chair, à la luxure. Il se voyait l’embrasser, goûter sa peau, palper ses formes, s’insinuer en elle, prendre et donner du plaisir.
Il se réveilla, perturbé. Il avait chaud, vraiment chaud, ce qui était bon signe, pour l’état de Florelle.
Aussi, son corps avait activement réagi à ces images érotiques qui continuait de hanter son esprit. C’était la première fois qu’il avait ce genre de vision avec tant de force, comme s’il vivait la scène pour de vrai. Il comprit que, d’une façon ou d’une autre, ces rêves étaient le fruit du pouvoir de Florelle et qu’il y avait eu accès.
Gêné, il rejeta la couverture avant de remarquer que Florelle à côté de lui, était à moitié nue, elle était sublime mais la voir ainsi, renforçait l’étroitesse de ses sous-vêtements. Il la recouvrit pudiquement et attendit un peu avant de sortir du lit.
Se reconcentrant sur la situation, il remarqua que l’humaine avait retrouvé des couleurs normales, ses joues rosées, ses lèvres pleines, ses cheveux blonds en bataille, collés à son front. Florelle était transpirante, elle avait de la fièvre, était agitée, son visage tourmenté.
— Lucas… murmura-t-elle.
Eweleïn pénétra dans l’infirmerie au même instant et Lance, décontenancé par les minutes qui avaient précédé, retrouva son expression de marbre et se rhabilla. Il enfila sa veste alors que le médecin, bouche bée, s’approcha de la couche pour palper le cou de Florelle et constater qu’elle était belle et bien vivante. Elle était pourtant persuadée que la sorcière était morte. Lance ne dit pas un mot, se contentant de jeter un regard noir à l’elfe. S’il l’avait écoutée, Florelle serait morte. Il quitta l’infirmerie alors que le médecin continuait l’examen de sa patiente. Lance lui, avait besoin d’une douche froide.
▲▼▲
Florelle avait mis trois jours à se remettre de son empoisonnement à la rose glacée. Eweleïn n'avait jamais cru qu’elle aurait pu s’en remettre, comme Cryllis d’ailleurs. L’animus n’avait pas caché son étonnement. Lance n'était plus retourné voir la sorcière depuis son réveil mais la jeune femme savait ce qu'il avait fait pour elle. Si elle était vivante, c'était grâce à lui.
Ce jour-là elle avait pu sortir de l'infirmerie mais pas encore pour reprendre ses activités à la garde.
Florelle prit la direction du Bastion, ses collègues lui manquaient et elle voulait féliciter les recrues qui avaient validé leur mission d'évaluation. A l'exception des trois encore présents aux Montagnes du Wigné et à la frontière avec Amendo, Valkyon lui avait appris que tous avaient réussi.
Le cœur de l’arène était vide, il pleuvait mais l’humaine pouvait les entendre chahuter dans l'office. Elle fut joyeusement accueillie par Caméria et les autres qui lui expliquèrent leur mission et les anecdotes. La sorcière était heureuse pour eux, triste pour elle. Sa mission n’avait pas abouti donc elle restait encore une simple recrue. Puis elle les quitta et se dirigea vers le bureau de son supérieur. Lance rédigeait un rapport quand elle entra dans la pièce. Le dragon lui envoya un timide sourire et finit sa rédaction avant de se lever.
— Je suis content de te voir sur pieds.
— Oui, je pense que je dois te remercier de ce que tu as fait.
Florelle rougit légèrement, Eweleïn lui avait expliqué qu’ils avaient dormi quasiment nus, l’un contre l’autre. Mais elle savait que l’objectif était de la sauver, pas de profiter d’elle impunément. Malgré tout elle avait ressenti une bouffée de chaleur irradier en elle lorsqu’elle l’avait appris.
Lance émit un faible sourire et se détourna. La sorcière vit qu’il était embarrassé. Peut-être qu’il se sentait-il gêné de cet épisode. Elle savait que non, il l’aurait fait avec n’importe qui de la garde, c’était son rôle en tant que chef de tout tenter pour sauver les siens. Alors que s’est-il passé ?
— J’attends le feu vert d’Eweleïn pour t’envoyer à nouveau en mission d'évaluation, l’informa-t-il.
— Pas avec les mêmes personnes de préférence...
— Pourquoi ça ?
— Eweleïn semblait surprise qu’il y ait des rosiers glacés dans la forêt de Skur. D’après elle, c’est une plante d’agrément qu’on ne retrouve pas en forêt. Elle a besoin de lumière et de chaleur pour se développer. Tout ce qu’il n’y a pas dans la forêt sombre.
— Alors quoi, elle pense que qu’un parmi la troupe t’a empoisonnée volontairement ?
— Je ne sais pas mais pour elle, c’est impossible que je me sois griffée naturellement.
— Je me renseignerai, promis Lance.
Florelle s’apprêta à quitter le bureau quand le chef l’interrompit, hésitant.
— Il s’est passé une événement étrange pendant que tu… étais inconsciente.
— Quoi donc ?
— Je pense que, d’une manière ou d’autre autre, tu m’as transmis une vision.
— Vraiment ? s’étonna la sorcière. Qu’est-ce que tu as vu ?
— Euh… juste moi en train de… dormir, mentit-il de façon flagrante. Mais tu as aussi prononcé un prénom.
Florelle hocha la tête, un brin gênée de révéler son petit secret.
— Lucas ? Je ne sais pas trop qui c’est mais je pense que c’est un quelqu’un qui sera important pour moi dans ma vie, expliqua-t-elle en haussant les épaules.
Ce prénom revenait souvent durant ses rêves. Il était associé à un sentiment d’amour passionné. Elle croyait même, peut-être naïvement, que c’était l’homme de sa vie, un peu son prince charmant. Le souci, c’était qu’à part ce prénom, elle s’en savait pas plus : pas de visage, pas de statut.
— C’est moi, l’informa Lance. Enfin, c’était moi. Le prénom donné par mes parents sur Terre. Lorsqu’on est arrivés à Eldarya, ils ont changé nos noms. Je suis devenu Lance et Valentin est devenu Valkyon.
Florelle le regarda sans pouvoir détacher ses yeux de son supérieur. Alors c’était lui ? C’était lui l’homme de ses visions, celui avec qui elle passait des nuits d’amour passionné ? Elle sentait la chaleur irradier ses joues. Elle avait des visions érotiques d’elle et de son supérieur... Lui-même était hésitant, embarrassé par la conversation. Il ne remarquait pas le regard qu’elle lui lançait.
— Est-ce que toutes tes visions se réalisent ? demanda-t-il.
— Eh bien, pas forcément. Ça dépend si je fais quelque chose pour l’en empêcher, expliqua-t-elle.
Avait-il rêvé d’eux comme elle l’avait fait à de nombreuses reprises ? Florelle resta inerte un instant, elle voulut ajouter quelque chose mais s’abstint et quitta le bureau. Chacun seul, Lance et la sorcière soupirèrent, soulagés d’une certaine tension sensuelle qui venait brutalement s’imposer à eux.
▲▼▲
Le réfectoire du château était presque vide, chose rare alors qu’il y avait toujours des bouches à nourrir. Lance s’approcha d’Ezarel qui était en train de déguster tardivement son déjeuner et s’assit en face de lui. Il tenait dans la main une pomme qu’il s’apprêter à manger.
— Lance.
— Ezarel.
Les deux chefs de garde se saluèrent un peu froidement. Ils n’avaient jamais eu de rapport très cordiaux. Leur personnalité, leurs valeurs et leur gestion de garde étaient différentes. L’Obsidien sortit un couteau de sa botte et entama l’épluchage minutieux de la pomme. L’ambiance était chargée d’électricité et Ezarel, qui devenait mal à l’aise, questionna :
— Que me vaut l’honneur de ta présence à ma table ?
— Je veux juste comprendre pourquoi tu as voulu tuer l’une de mes gardiennes…
L’approche frontale déconcerta Ezarel et il se demandait comment l’Obsidien avait bien pu savoir. Il opta pour le déni :
— Je ne vois pas de quoi tu parles, lui répondit-il en prenant une bouchée.
Lance sortit de l’intérieur de sa veste un mouchoir taché de sang coagulé. Il ne prononça pas un mot alors qu’il le poussait au milieu de la table, laissant à Ezarel le plaisir de le déballer. L’elfe eut un sursaut de dégoût en voyant un doigt tranché net. Le poil était noir, comme la griffe qui le terminait. Il reconnut immédiatement le doigt du numéro 3 des Absinthes, le doigt de Cryllis.
— Ne t’inquiète pas, je ne l’ai pas privé d’un appendice trop important.
Voyant qu’il n’avait pas le contrôle de la situation - et il détestait ça - l’elfe avoua à demi-mot :
— Qu’est-ce que Cryllis t’a raconté ?
— Rien au début, mais il a été beaucoup plus bavard quand il a compris que je ne bluffais pas. Il tenait plus à sa patte qu’à un simple doigt on dirait.
Ezarel garda son calme. Lance n’était pas un idiot, loin de là. Il était possible de le raisonner.
— Je pense qu’Eel court un danger en gardant cette sorcière dans la garde. Il vaut mieux l’éliminer avant qu’elle ne nous cause des problèmes, s’expliqua-t-il. Je suis désolé, j’aurais dû te parler de ce plan, je suis sûr que tu peux comprendre la situation et si tu souhaites agir par toi-même, je te laisse volontiers le champ libre pour l’éliminer par tes propres moyens.
L’elfe ne vit pas la main de son collègue traverser la table pour venir le saisir au col et le tirer violemment vers lui. Sa chaise tomba, il se retrouva penché sur son assiette et le couteau de Lance à quelques millimètres de son oeil gauche.
— Écoute-moi bien parce que je ne vais te le dire qu’une seule fois… menaça Lance d’une voix profonde et sombre. Si tu t’approches encore de Florelle, si elle se blesse, si elle se casse un ongle, si elle n’a ne serait-ce qu’une déchirure sur ses vêtements, je viendrais directement à toi et tu pourras dire adieu aux gens que tu aimes parce que tu ne les reverras plus jamais.
Le regard de l’Obsidien était tellement glacial que son iris était blanc de haine et qu’une aura draconique émanait de lui. Ils se lancèrent dans un duel oculaire que l’elfe, même dans cette position inconfortable, garda fixe dans la direction du dragon. Derrière Lance, Karuto pénétra dans la pièce, prêt à râler du boucan et se ravisa en comprenant la situation. Ezarel le rabroua très poliment et le faune quitta la pièce, les jambes à son cou.
— Tu ne comprends pas, répondit l’elfe. Cette fille va causer la perte d’Eel. Ce n’est peut-être pas aujourd’hui ou demain, mais dans un an, dans dix ans, que ce soit elle ou sa descendance, les sorcières vont détruire l’ordre établi à Eldarya depuis le Grand Exode, expliqua Ezarel, telle une prophétie.
— J’en ai rien à foutre, le réprimanda Lance en enserrant encore sa poigne sur son collègue. C’est mon problème et sache, au cas où tu en douterais, que je n’aurais absolument aucun remord de te tuer dans ton sommeil. Alors je te conseille de ne pas dormir sur tes deux oreilles.
Une fois le message délivré explicitement, l’Obsidien rejeta Ezarel en arrière qui tomba sur les fesses. Ses vêtements étaient tachés de la sauce de son repas. Humilié, l’elfe lui envoya un regard plein de haine que Lance ne daigna pas prendre au sérieux et il quitta le réfectoire.
— Tu fais une erreur Lance ! s’exclama Ezarel dans son dos. Elle va causer ta perte et celle d’Eel ! Je t’aurais prévenu !
Chapitre Douze - La seconde chance
— Tu me promets de faire attention, d’accord ? se rassura Lance.
Florelle opina du chef avec un sourire tendre et amusé. Le chef et sa recrue étaient seuls, un peu à l’écart de Nevra qui échangeait avec une autre Ombre. La jeune femme, dans sa bulle, le sourire aux lèvres, fixait les iris pétillants de son chef. Lance aussi s’était perdu dans le regard gris et doux de la sorcière. Il n’était pas prêt à la laisser repartir aussitôt pour une nouvelle mission d’évaluation bien que Florelle se soit parfaitement remise de la catastrophe qui avait failli lui coûté la vie. Malgré l’aval d’Eweleïn, Florelle avait dû insister auprès de son chef pour qu’il accepte finalement de la voir repartir en mission. De plus, il avait choisi une mission de reconnaissance sans difficulté apparente et supervisée par Nevra qui disposait de la totale confiance de l’Obsidien.
— Bon, on peut y aller ou bien tu veux peut-être venir avec nous ? plaisanta le vampire dans son dos.
— Oui, ne soyez pas en retard.
Florelle gloussa et se dirigea vers le portail de la cité. Elle était vêtue d’une cape à capuche, de bottes confortables et d’un bardat léger. La mission était simple mais les gardiens allaient marcher toute la journée et le ciel était capricieux. Nevra vérifia son équipement et se mit à suivre la sorcière.
— Tu fais attention à elle, le prévint encore l'Obsidien dans son dos.
— T'inquiète… lança le vampire sans se retourner.
— Et surtout, fous lui la paix.
Il entendit Nevra râler avant de rejoindre la sorcière à la sortie de la cité. Le vampire ignorait tout des détails de la précédente mission de Florelle, outre le fait qu’elle avait failli mourir. L’Ombre ne savait pas en réalité qu’il s’agissait d’une vaine tentative de meurtre orchestrée par Ezarel. Celui-ci ne s’était pas vanté auprès de sa fidèle Miiko et Florelle, contre l’avis de Lance, n’avait pas voulu faire d’esclandre. L’alchimiste avait forcé Cryllis à prendre sa retraite. Seul témoin à charge, son départ signait aussi la fin de cette histoire. Mais Lance gardait un oeil sur l’elfe qui s’était fait petit depuis.
Le chef de la garde des Obsidiens retourna à son bureau. Malgré la matinée chargée, il avait voulu encourager Florelle, seule recrue de l’Obsidienne à ne pas avoir pu valider sa formation du premier coup. Mais il n’était pas encore trop tard, plusieurs recrues de l’Absinthe devaient encore revenir de leur mission. La phase d’évaluation de la garde n’était pas encore achevée et se terminerait pas une cérémonie dans quelques jours, délai accordée à Florelle pour réussir.
Devant le Bastion d’Ivoire, Valkyon l’attendait, un sourire moqueur au visage.
— Ça va, tu es rassuré ?
— La ferme, se limita son frère.
— T’as pas peur de l’envoyer avec Nevra ? Il a mis la main sur au moins cinq recrues cette année. Il tente de battre son propre record personnel.
Valkyon voulait taquiner son frère qui restait tout de fois de marbre. Le second gloussa, son frère avait un comportement bien étrange dès qu’il évoquait Florelle. Il aurait presque cru qu’il s’était entiché d’elle. Or, elle n’avait que seize ans et Lance vingt-sept et ce n’était pas le genre d’hommes à s’intéresser plus que ça aux petites jeunettes, un peu comme Valkyon. Lance considérait les gardiennes comme leur égal et les activités physiques, qu’il pouvait pratiquer occasionnellement, se limitaient à ça : une activité physique, agréable, à reproduire, mais dénuée de tout sentiment qui pouvait être une entrave pour leur mission.
Mais là, Valkyon devait bien se faire à l’évidence que Lance considérait Florelle différemment des autres femmes de la garde. Son frère, habituellement sérieux, l’était encore plus lorsque le sujet concernait la sorcière. Il était étrangement pensif, bienveillant et protecteur envers elle. Était-ce parce que Lance éprouvait des sentiments pour Florelle ou était-ce autre chose ? Si cela concernait la garde, le chef en aurait touché un mot à son second ; mais s’il ne le faisait pas, c’était parce que ce n'était pas ses oignons.
▲▼▲
Florelle chantonnait gaiement un air que Nevra devina être terrien, puisqu’il ne le connaissait pas. D’un regard de travers, Nevra eut un sourire amusé.
— Ça se voit, tu sais.
— Quoi donc ?
— Que tu es amoureuse.
Le sourire de Florelle disparut comme son fredonnement. Son regard se fit plus dur et fixait le chemin droit devant elle, ignorant la remarque de l’Ombre. Celui-ci soupira d'exaspération.
— Pourquoi est-ce aussi tabou de tomber amoureux ? C’est pas comme si tous les gardiens s’envoyaient en l’air avec leur collègue !
— Je n’ai pas envie d’en parler avec toi, Nevra. Concentrons-nous sur la mission.
Le vampire laissa échapper un nouveau soupir mais rendit les armes. Les Obsidiens étaient beaucoup trop rigides et Florelle ne semblait pas faire exception.
— Où est-ce que nous devons retrouver ton indic’ ?
— Mon indic’ ? reprit-il.
— C’est comme ça qu’on appelle les informateurs chez nous… enfin, dans les films, les récits...
— Ah ! À la lisière du village de Limont, lui répondit le vampire.
— Et tu ne sais pas quel genre d’informations il va te donner ?
— Tibolt travaille avec moi depuis longtemps. Il a un oeil et une oreille un peu partout et dès qu’il a besoin d’argent, il me revend des infos.
— Je vois. Donc, c’est une surprise à chaque fois.
— Oui, voilà.
Le vampire gloussa de la réflexion de la sorcière mais ne relança pas la conversation sur ses amours. Il avait tout le temps de renchérir plus tard dans la journée.
Après deux heures de marche, les gardiens arrivèrent au village de Limont, simple patelin animé en ce jour d’un marché. Pour autant, les gardiens d’Eel avaient prévu de le traverser sans s’arrêter.
Le coeur du village était animé d’une atmosphère sereine et conviviale. Des rires fusaient, des conversations polies entre acheteurs et vendeurs et pourtant, Florelle ne se sentait pas à l’aise. Elle avait l’impression que des regards les suivaient Nevra et elle. Alors que rien dans leur tenue ne laissait entrevoir leur fonction, elle pressentait que tous savaient qu’ils appartenaient à la garde. Son rythme cardiaque accéléra et elle s’arrêta à un étal.
— J’ai un mauvais pressentiment, confia-t-elle tout bas à Nevra.
Elle sortit quelques pièces de petite monnaie et acheta deux pommes.
— Tu vois quelque chose ?
— Non. Mais… des yeux nous cherchent.
Le vampire fronça les sourcils et décida de changer de stratégie. Ils devaient se fondre dans la masse des commerçants et familles faisant leurs courses pour lever les soupçons sur eux. Le duo s’arrêta donc au pied de la fontaine où ils s’assirent pour manger leur pomme, tout en discutant faussement tandis que le vampire, de son oeil de lynx, scrutait les alentours.
— Alors toi et Lance, hein ?
— Quoi ? Tu reviens vraiment sur le sujet ?!
— Il faut que l’on croit que nous sommes de simples voyageurs.
— Il y a des centaines d’autres conversations que nous pouvons avoir ! se rebella Florelle.
— Oui, mais il n’y a que celle-là qui m’intéresse.
Le vampire eut un sourire moqueur jusqu’aux lèvres avant de croquer à nouveau dans le fruit.
— Il n’y a rien entre Lance et moi. C’est tout !
— Mais tu voudrais bien qu’il y ait quelque chose, insinua-t-il.
— Je sais qu’il y aura quelque chose un jour ! lui répondit la sorcière impulsivement.
— Nan ! Quoi ? Tu vous as vus ensemble !
Florelle resta muette mais son visage cramoisi suffit à répondre à la question de Nevra qui jubilait. Elle n’en avait encore jamais parlé, ni même à Célis ou à Leiftan avec qui elle s’était entraînée pendant six semaines. Le fait de le révéler, même sous la pression, rendait la chose plus réaliste et non plus un simple fantasme que son esprit lui jouait.
— C’était comment ? questionna Nevra dans un murmure.
Offusquée, la recrue se tourna vers la tête d’idiot du vampire : sourire rehaussé et sourire en coin.
— Je pense que nous pouvons repartir, lui offrit-elle comme réponse.
Le vampire ricana et accepta pour l’instant d’accorder un peu de répit à sa victime. Ils se levèrent, jetèrent leur trognon mais ne quittèrent pas le village par la seconde grande porte. Plus discrètement, ils longèrent le temple en empruntant une rue en terre battue qui bordait quelques maisons puis, ayant vérifié qu’ils étaient bien seuls, ils sautèrent une bordure pour s’enfuir par les jardins.
— J’espère qu’il nous aura attendus, pria Nevra.
Au détour d’un bosquet, il était bien là, une lame fichée dans son cou, il tenait suspendu à hauteur par la lame qui s’enfonçait profondément dans l’écorce de l’arbre derrière lui.
— Merde ! jura le second des Ombres.
Dans son dos, Florelle resta agarde. Elle n’avait encore jamais vu de vrais cadavres de ses yeux, même s’il lui était arrivé d’en voir à la télévision ou à travers ses visions. Les yeux de Tibolt étaient encore entrouverts, ses prunelles voilées pointaient vers le ciel et sa bouche entrouverte laissait échapper un cri infini et silencieux. De sa plaie au milieu du cou, quelques gouttes, presque inoffensives, avaient taché l’encolure de son vêtement. Les épaules tombantes, les bras ballants, les genoux à peine fléchis, le corps ressemblait à une marionnette qui attendait que l'on en tire les ficelles.
Le regard de Nevra se perdit dans les alentours, furetant les ombres derrière les arbres.
— Nous devons partir avant de nous faire repérer, décida-t-il avec urgence.
— Attends, je peux essayer de voir ce qu’il voulait nous dire, se proposa Florelle hésitante.
— Fais vite dans ce cas, je vais vérifier que nous sommes seuls.
Nevra disparut en une fraction de seconde, laissant Florelle seule avec le cadavre qui semblait attendre d’elle un secours inutile. D’une main prudente, elle tendit son bras vers le visage sans vie et à son contact, une foule d’images l’envahit, tellement nombreuses qu’elle se perdit un instant dans la contemplation de tous les souvenirs du mort. Florelle déglutit, le coeur battant, et se concentra sur les dernières heures de sa vie. Des flashs apparurent, des cris de martèlement contre les barreaux d’une cage, des dizaines de cages. Puis, elle reconnut la forêt dans laquelle elle se trouvait, un édifice isolé au bord d’un fleuve. Elle pouvait percevoir le bruit de l’eau et celui d’une roue qui tournait sans relâche. A l’intérieur de la cabane, tout était flou, la vue était brouillée par une poussière blanche en suspension. Puis elle retrouva l’informateur qui se trouvait face à un homme imposant aux traits humains qui évoluèrent vers une forme animale. Elle devina à la dernière seconde un lycanthrope et Florelle sentit la peur puis plus rien. Pire que la mort, le néant.
Précipitamment, la sorcière retira sa main et elle fut de nouveau seule, face au corps sans vie. Elle vérifia ses ancrages au sol, sentit le vent frais et perçut le chant lointain des oiseaux, elle était de retour. La recrue se sentit vulnérable, elle aurait tellement voulu que Lance soit là avec elle pour la rassurer, la serrer dans ses bras. Elle ferma les yeux et s’imagina contre lui, dans l’environnement réconfortant de l’infirmerie.
Florelle sursauta, Nevra réapparut, son visage de marbre n’avait plus rien à voir avec les expressions d’idiot qu’il pouvait afficher.
— Nous ne pouvons pas retourner à Eel ce soir, il y a trop de risques d’être repérés et attaqués en chemin par ceux qui ont tué Tibolt.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ?
— On retourne à Limont et on repartira demain si tout va bien. Est-ce que tu as vu quelque chose ?
Florelle hocha la tête mais les images étaient encore confuses dans son esprit et Nevra sembla comprendre son désarroi.
— Allons-y, tu me raconteras plus tard.
D’un geste du bras, Nevra entraîna la jeune femme vers le village qu’ils avaient quitté un peu plus tôt. Ils trouvèrent une auberge et prirent une chambre pour deux et commandèrent un repas chaud. Florelle restait absente, chamboulée par tous les événements qui avaient suivi : la découverte de Tibolt, les cris dans sa vision, la sensation de vide lorsqu’il mourut et son désarroi face à l’absence de Lance.
Le regard de la sorcière se perdit sur la salle dans laquelle Nevra et elle mangeaient.
Au comptoir, le tenancier apparut avec une caisse de pain frais qui dégageait une délicieuse odeur. La recrue posa son attention dessus et l’envie d’y goûter balaya la mélancolie qui l’enveloppait. La croûte était dorée et le dessus encore enfariné s’évapora en une poudre blanche.
Puis elle eut un déclic comme souvent lorsque ses visions étaient mystérieuses.
De la farine ! Voilà ce qu’elle avait pris pour la poussière blanche, si on ajoutait une roue actionnée par la force de l’eau…
— Un moulin ! s’exclama-t-elle tout bas en se penchant sur la table.
— De quoi parles-tu ?
— Dans ma vision, Tibolt était dans un moulin à eau mais ils ne faisaient pas que moudre du grain !
— Qu’as-tu vu d’autres ? l’enjoignit le vampire.
— Des cages et des lycanthropes, ce sont eux qui ont tué Tibolt.
Nevra se redressa contre son siège et prit une gorgée de vin. Son oeil argenté réfléchissait à la marche à suivre. Il souhaitait savoir de quoi il en retournait mais il y avait Florelle. Ce n’était qu’une recrue et une simple mission de renseignement tournait à la traque. D’un autre côté, si Florelle devenait gardienne, Lance ne pourrait pas toujours la ménager, elle allait devoir affronter les risques du métier.
— Est-ce que tu te veux découvrir ce qui s’est passé ou rentrer à Eel ?
— Je ne suis pas là pour faire figuration ! se révolta-t-elle.
— C’est ce que je voulais entendre.
Le vampire leva la main pour interpeller la fille du tenancier qui s’approcha.
— Où est le fleuve le plus proche je vous prie ?
— Eh bien, il y a un cours d’eau juste derrière le village mais l’Orgnak possède un courant plus puissant. C’est à moins d’une heure de marche au nord.
La fille de salle semblait surprise par la question mais elle ne interrogea pas davantage son client et reprit son service.
— On va aller prospecter ce soir pour trouver ton moulin et on avisera ensuite.
▲▼▲
A la garde d’Eel, Valkyon rejoignit le bureau des officiers du Bastion. La garde de l’Ombre avait reçu un message de la part de Nevra qu’il devait faire parvenir à son frère. Valkyon était curieux de voir comment Lance allait réagir en apprenant que le retour de Nevra était retardé. Il toqua et entra directement. Lance était en train d’affuter la lame de son épée, passant la pierre à un rythme lent et régulier. Il porta son regard bleu de glace sur son frère et sur la note qu’il apportait.
— Ça vient de Nevra, ils ont un contretemps mais ne demandent pas de renfort. Ils seront là demain matin, expliqua Valkyon.
Lance, sans dire un mot, tendit la main vers son frère pour recevoir la note et la consulter.
— Merci.
Ce fut tout, mais Valkyon resta à observer son frère. Après avoir abandonné le message sur son bureau, il se leva et se posta devant la fenêtre, les mains derrière le dos, il sondait l’obscurité. La vitre renvoya son reflet et le second fut surpris du regard qu’il y vit.
— Tu penses à elle, n’est-ce pas ?
Ce n’était pas une question, ni même une moquerie ou une contrainte mais une simple constatation. Valkyon comprit alors que Lance était réellement préoccupé par Florelle. Elle hantait constamment ses pensées et peu importait où il portait son regard, le souvenir de la sorcière s’imposait à lui.
— Est-ce que tu… as des sentiments pour elle ?
La remarque de Valkyon, un peu hésitante, fit tourner la tête de Lance dans sa direction, les sourcils froncés.
— C’est pas moi qui vais te juger, tu le sais. D’après ce que j’en sais, c’est pas quelque chose que l’on maîtrise, ça nous tombe dessus, c’est tout.
— Oui, et c’est toi qui m’en parle comme un grand savant ! Alors que toi-même tu n’oses avouer à Altè que tu l’aimes plus que tu ne le penses.
— Laisse-la en dehors de ça...
Cette fois, ce fut à Lance d’émettre un sourire en coin. Même si son cadet n’osait pas se l’avouer, il éprouvait des sentiments pour la seconde des Absinthes. Il se prétendait guerrier implacable mais cela ne faisait pas illusion.
Finalement, Valkyon quitta le bureau, laissant le chef seul à ses pensées, inondées du visage de Florelle.
Est-ce qu’il éprouvait des sentiments pour elle ? C’était certain qu’il n’était pas indifférent, mais de là à se l’expliquer… Peut-être faisait-elle résonner chez lui une corde sensible. Après tout, lui aussi s’était retrouvé dans un monde inconnu.
Et, lorsque Florelle était arrivée à son tour à Eldarya, qu’il l’avait vue, le visage ruisselant de désespoir, la douleur qu’il avait ressentie enfant lui était revenue en pleine tête. Il avait été touché par elle à la seconde où il l’avait découverte. Sans compter qu’elle était d’une grande douceur et dotée d’un physique adorable. Leur relation n’avait pas été toujours facile mais cela n’avait été que pour mieux se retrouver. Lance ferma les yeux et repensa à ces quelques heures qu’ils avaient passées l’un contre l’autre, Florelle glacée mais vivante et Lance qui la berçait, la suppliait de rester avec lui. Il revit le corps nu de la jeune femme, images volées par mégarde, et les flashs de la vision qu’il avait entraperçue, d’elle et de lui... Le chef déglutit et sentit ses muscles se tendre.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez toi… murmura-t-il pour lui-même.
Le voilà envoûté par une recrue et dont l'absence lui rongeait l’esprit d’inquiétude. Il soupira de lassitude mais ne put s’empêcher de penser à elle.
— J’espère que tu vas bien.
▲▼▲
La nuit était tombée sur le village de Limont lorsque le duo d'Eel s'éclipsa de l'auberge par une seconde porte à l'arrière de l'établissement endormi. Il y avait peu de nuages, ce qui permettait à la lune d'éclairer leur progression dans la forêt. Nevra avait suivi les indications de la fille du tenancier et ils débouchèrent sur le fleuve qui devait alimenter le moulin à eau vu par Florelle.
— Dans quel sens ? questionna le vampire.
La sorcière prit une inspiration, libéra son pouvoir et porta son regard à droite et à gauche.
— Il faut remonter le courant sur mille trois cent mètres.
Ils se dirigèrent vers l'aval du fleuve et, en effet, rencontrèrent un moulin dont la roue tournait au rythme soutenu du courant. L'infrastructure ne payait pas de mine de l'extérieur mais l'homme qui surveillait l'entrée, une montagne de muscles, laissait présager que la farine n'était pas la seule ressource qu'il protégeait.
— C'est lui ! s'exclama tout bas Florelle. L'homme qui a tué Tibolt.
Nevra plissa les yeux, il pouvait facilement voir dans le noir le profil du lycanthrope et ce, malgré la distance. Il avisa ensuite la maisonnette et la lucarne d'où une faible lueur de bougie s'échappait.
— Tu restes ici, je vais voir. Les lycanthropes ont une ouïe extrêmement sensible, le moindre bruit peut les alerter.
Florelle hocha la tête, elle comprenait bien que la reconnaissance seyait davantage au vampire qu'à elle, dont la discrétion se résumait à ne pas faire de bruit en mangeant.
Elle perdit rapidement le vampire de vue dans le noir mais réussit à distinguer sa silhouette sur le toit du moulin et le rond de sa tête penchée à la lucarne puis, il disparut à l'intérieur.
Après quelques minutes, Florelle ressentit une gêne au creux de son ventre, bien avant de voir le vigile se lever et s'étirer. Il se retourna pour uriner contre la façade et offrit à la sorcière la vue de sa sale trogne hideuse qui devait être encore pire sous les traits de loup.
Il allait rentrer et fermer la lucarne, Florelle le savait, mais il allait ainsi enfermer le vampire qui n’aurait plus la possibilité de s’enfuir. Elle devait agir, mais comment ?
Si elle se laissait voir et que le lycanthrope venait à la surprendre, elle n'avait aucune chance de lui échapper. Elle saisit une pierre à son pied et la lança le plus loin possible dans l'eau. Le "plouf" résonna et le vilain se détourna du moulin pour s'approcher de la rive. Il huma l'air, sembla flairer une odeur et commençait à remonter la piste vers la sorcière qui s'apprêtait déjà à courir. Au même moment, un acolyte ouvrit la porte du moulin à la volée et interpella le vigile.
— Tu viens boire un coup ? Gage vient d'ouvrir une bouteille.
Comme si l'idée d'une bonne bouteille avait effacé la simple existence de la piste flairée, le lycanthrope se détourna. La sorcière soupira de soulagement lorsque la porte se referma sur les loups et davantage encore lorsque Nevra sortit par la fenêtre de toit.
Le vampire rejoignit Florelle et ils prirent la poudre d'escampette sans demander leur dû.
— Qu'as-tu vu ? questionna Florelle, au moment où ils furent en sécurité à l'abri de la chambre qu'ils partageaient.
— Sûrement ce que Tibolt voulait dénoncer, un trafic de Faeries et d'animaux rares.
— Des cages, se remémora Florelle.
— Sans toi, jamais nous aurions su qui avait tué Tibolt et pourquoi.
Florelle ne réfléchissait pas à ce que ses visions avaient permis de mettre en lumière mais plutôt à l'intérêt d'emprisonner des Faeries.
— Des ailes de fée, des cornes de minotaures, des testicules d'incubes, des tentacules de poulpatata, des os de Lovigis... Autant d'ingrédients pour des remèdes divers, des aphrodisiaques issus de croyances superstitieuses ridicules. Mais beaucoup sont prêts à payer une fortune pour ça...
— Que faisons-nous alors ?
Nevra voulut exposer son plan mais se ravisa. Il ne devait pas oublier quel était son rôle durant cette mission.
— Et toi, qu'est-ce que tu ferais ? Il y a quatre lycanthropes sur places et ils sont armés de surcroît.
— Eh bien, réfléchit Florelle, je retournerais à la garde et reviendrais avec des hommes.
— Combien ?
— Peut-être une dizaine, mais il faut aussi prévoir des soignants pour prendre en charge les Faeries et animaux prisonniers.
— Je n'avais pas pensé à une équipe de soignants, très bien. Par contre, il n'est pas à exclure que d'autres lycanthropes peuvent survenir dans la journée, donc nous allons prévoir davantage de gardiens.
Ils quittèrent l'auberge de Limont à la première heure, après un bref repos. A peine étaient-ils sur place que Nevra avisa sa supérieure de leur découverte. Elle autorisa sans encombre une intervention urgente. Le vampire supervisa alors le recrutement d'une vingtaine d'Ombres et d'une équipe de soignants et de bénévoles pour les individus séquestrés. Florelle resta collée à lui durant ce temps, apprenant ainsi sa façon de gérer la crise. Lorsqu’il était concentré à sa tâche, Nevra était un excellent gardien et un officier respecté. Il fallut moins d'une heure aux deux gardiens pour monter l'opération et repartir vers le village de Limont et le moulin à eau.
Avant le départ, Florelle avait besoin de l’aval de son supérieur pour achever la mission débutée. Elle monta quatre à quatre les marches qui menaient au bureau et déboula devant Lance. Elle avait toujours sur le dos les même vêtements que la veille, et avait les cheveux en bataille. Pourtant, lorsque Lance posa le regard sur elle, la recrue se sentit captivante. Le chef était en réunion avec trois autres gardiens mais ils semblèrent s’évaporer à son profit.
Toutefois, elle s’excusa de les interrompre et relata à Lance les découvertes que Nevra et elle avaient faites
— J'aimerais mener cette mission à bien, si tu m'y autorises.
— Bien sûr.
Florelle s'enjoua d'un sourire et, après un dernier regard à son chef et uniquement lui, elle retrouva la troupe qui se mit en route.
Sur place, le soleil diminuait mais il faisait encore assez clair pour oeuvrer. Les gardiens entourèrent le moulin à distance et une fois sûrs qu'aucun problème ne menaçait, ils fondirent dessus. Pris par surprise, les lycanthropes n'opposèrent qu'une résistance limitée avant même qu’ils aient le temps de se transformer. Ils furent entravés de chaînes d’argent et évacués vers Eel. A l'intérieur de l'édifice, une centaine de fées, des alcopafels, boltues et d'autres Faries étaient enfermés dans des cages, sans compter le nombre impressionnant de bocaux où flottaient des appendices en tout genre, arrachés sans ménagement à leurs propriétaires. Les individus séquestrées furent pris en charge par les soignants et toute la marchandise rapportée à Eel.
Après le passage des gardiens, il ne restait du moulin que sa fonction première : le travail du blé.
▲▼▲
Après une journée chargée où Nevra mena les interrogatoires auprès des lycanthropes, s'assurer de la santé des Faeries libérées et rédiger son rapport, il put s'attaquer à l'évaluation de Florelle lors de sa mission. Il était évident que le résultat ne pouvait être que positif puisque la mission existait par elle, grâce à son pouvoir qui avait permis d'appréhender le réseau et, pour cela, elle méritait largement sa place à la garde. Il doutait toutefois que l'Obsidienne lui convienne davantage que l'Étincelante mais n'ayant pas eu l'occasion de la voir se battre, il ne se permit pas d'émettre de jugement.
En sortant de la bibliothèque en fin de journée, il croisa Lance. Le hasard faisait bien les choses et le vampire interpella son collègue.
— Voilà le rapport d'évaluation de Florelle.
— J'imagine que tu as validé son intégration.
— Largement.
Lance s'affubla d'un sourire, toujours discret et récupéra le dossier de la sorcière. De son côté, Nevra ne put s'empêcher d’émettre une remarque.
— Je te conseille de jeter un oeil sur la première page, reprit-il.
L'Obsidien ouvrit le dossier et lut en diagonale les informations sans comprendre où voulait en venir le vampire.
— Son anniversaire, expliqua-t-il. Florelle a eu 17 ans le mois dernier. Je pense qu'il n'est jamais trop tard pour le lui souhaiter.
Nevra apposa une tape entendue sur l'épaule du dragon et repartit. Lance resta sur place, se demandant ce qu'il pouvait bien faire de cette information.
▲▼▲
Florelle avait pu avoir deux jours de repos à la suite du gros coup de filet mais elle avait quand même été voir Célis, puis Caméria pour raconter à ses amies ses exploits et s'en vanter un peu. Elle savait qu’elle avait réussi la mission, même si Lance n’était pas encore venue la voir personnellement pour le lui signifier. Une fois cela fait, elle sera adoubée comme les autres lors d'une cérémonie officielle qui aura lieu dans deux jours. Après un mois et demi réglementaire durant lequel toutes les recrues avaient été évaluées, ceux qui avaient finalement vu leur mission validée deviendraient gardiens en recevant l'insigne de leur garde.
Après avoir passé un peu de temps aux thermes à se détendre, Florelle avait dépensé quelques pièces pour une robe en vue de l'événement, puis elle avait rejoint les autres recrues pour manger dans les cantines de Karuto.
Le faune, qui pourtant aimait bien se balader entre les tables des gardiens, n'était pas venu féliciter Florelle de sa validation, par contre, il avait couvert Célis de paroles positives. La sorcière se fichait bien d'avoir sa reconnaissance à lui...
Elle retourna au Bastion pour la nuit et fut surprise de croiser dans les couloirs son supérieur. Il était en train de refermer derrière lui la porte de la chambre de Florelle et s’excusa de ce geste intrusif.
— Je pensais que tu étais dans ta chambre.
— Non, j’ai mangé avec les autres, l’informa la sorcière qui ne se vexait pas de cette conduite. Tu voulais me voir ?
— Oui, je n’ai pas encore eu le temps pour t’annoncer formellement que tu fais partie de la garde d’Eel, en tant qu’Obsidienne.
Florelle le savait, mais comme tout, il subsistait un infime doute. Apprendre officiellement la nouvelle de Lance la rendit heureuse et fière. Elle hésita mais avança vers son chef et, uniquement parce qu’ils étaient seuls, elle vint l’entourer de ses bras.
— Je te remercie, sans toi, je n’y serais jamais arrivée… murmura-t-elle.
Les joues en feu, le coeur palpitant, elle sentait la chaleur émaner du corps du dragon, la dureté de ses muscles et la douceur de son étreinte qu’il lui rendit. Il posa ses mains dans son dos et ses doigts effleurèrent la peau de son cou. Elle sentit son souffle contre ses cheveux et crut replonger dans ses rêves inavoués.
— Je serai toujours là pour toi Florelle, je te le promets, lui répondit-il tout bas, telle une confidence.
Elle se sentait en sécurité dans ses bras qui la serraient fébrilement. Les doigts de Lance caressèrent ses cheveux dans ce moment suspendu dans le temps. Florelle enfonça encore un peu plus son visage contre son torse, s'imprégnant de son parfum, de son être.
Puis un arrivant au loin vint briser leur bulle et ils s’arrachèrent à l’autre d’un pas. Lance retrouva sa position roide, les mains dans le dos, le menton levé, le temps que Mavic ne les dépasse d’un salut de tête. Florelle, la main sur la poignée de sa porte, lui lança un dernier sourire auquel il répondit avant de disparaître dans sa chambre.
Dos à la porte, la sorcière ferma les yeux, se replongeant dans les dernières secondes dans les bras de Lance. Son visage s’embrasa et elle réussit à retenir une exclamation adolescente. Son esprit comme son coeur étaient légers. Elle ne revenait pas de cet instant, qu’elle ait osé, de sa réaction à lui.
Se mordant la lèvre inférieure, elle ouvrit les yeux et, à la lumière du globe lumineux, elle découvrit un paquet sur son oreiller.
Intriguée, elle s’avança vers l’objet, emballé de papier rouge, il reposait sans sa main, léger. Le présent était accompagné d’un simple mot.
“Bon anniversaire. Lucas”
Chapitre Treize - La cérémonie d’adoubement
L’homme était dissimulé sous une cape qui étoffait davantage une silhouette déjà massive. Le traître vint le trouver dans un coin reculé des jardins de la cité, la boule au ventre d’être vu, mais déterminé à accomplir son devoir.
— Tout est prêt pour demain ? interrogea l’homme encapuchonné.
— Oui, et de votre côté, avez-vous réussi à faire entrer vos hommes ?
— Ils sont tout prêts, nous pénétrerons dans la cité à la nuit tombée. Ce sera presque trop facile.
Le traître gloussa mais ne fut pas suivi par l’autre qui se contenta de relever ses yeux aux iris rouges pour fixer un point invisible. Il réfléchissait à son plan qu’il rêvait de mettre exécution avec la rage et la violence digne de sa vengeance.
— Franchement, ils ne vont pas vous voir venir, le rassura le traître. Ils ont totalement oublié Amendo et n’envisagent pas une attaque de cette envergure.
— Tant mieux. Ils vont comprendre le proverbe : “La vengeance est un plat qui se mange froid”. Et tu en sais quelque chose.
Ce trait d’humour le fit éclater d’un rire qui mourut naturellement.
— Fais en sorte que tous se tiennent sur leur garde, reprit-il avec une autorité qu’il savait respectée. Et n’oublie pas qu’il revient à toi de neutraliser la sorcière au cas où elle verrait les événements prévus. Elle seule peut venir gâcher notre mission.
— Je m’en chargerai avec plaisir. Ce sera un succès, votre cité deviendra plus puissante et Eel sera reléguée à un petit village de seconde zone.
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Les intendants du château avaient suspendu toutes leurs tâches pour préparer la cérémonie d'adoubement des nouveaux gardiens. Karuto s'activait dans les cuisines, d’autres préparaient la grande salle de bal, recouvraient les tables de nappes, les décoraient de fleurs et nettoyaient l’argenterie.
Des musiciens s’installaient dans un coin et les anciennes recrues se faisaient beaux dans leur quartier respectif en vue de leur adoubement mérité.
Dans un premier temps, chaque chef remettrait l'insigne de la garde aux recrues qui, ainsi, intégraient définitivement l’élite, puis tous se réuniraient pour boire et manger en l’honneur des nouveaux collègues.
— Voilà les feuilles de lierre ma belle !
— Merci Sopia !
— Y’a quelqu’un pour m’aider à fermer ma robe ? s’exclama Caméria dans le couloir.
— Nilem, j’ai fait un ourlet à ton pantalon !
Il y avait une joyeuse animation à l’étage des chambres du Bastion d’Ivoire. Les recrues allaient être les vedettes de la soirée. Les autres gardiens aussi se mettaient sur leur 31 mais ils ne seraient que spectateurs et se préparaient avec plus de calme et plus de retenue. Parmi toute cette agitation, Sopia, l’intendante chargée de l’Obsidienne, était dépassée par les multiples sollicitations de ses poulains.
Nilhem arriva en caleçon, sans pudeur face à ses soeurs gardiennes, et il essaya le pantalon que la petite kobold avait repris et corrigé. Il lui allait comme un gant. Le brownie aux cornes de taureau prit le visage de Sopia en coupe et l’affubla d’un baiser bruyant sur le front.
— Tu es une mère pour nous tous ! la remercia le géant musclé.
— Mon corps n’aurait pas survécu à ta naissance, gros bébé !
L’intendante avait une cinquantaine d’années et derrière un physique d’apparence frêle, Sopia possédait une personnalité forte et une loyauté sans faille pour la garde d’Eel.
Elle avait connu trois chefs, sept seconds et plus d’une cinquantaine de gardiens au rubis. Telle une mère, l’intendante avait soigné les bobos, ramassé les coeurs brisés et réconforté les espoirs perdus. Et même dans les épisodes sombres de l’Obsidienne, la kobold avait été là, autant un pilier que les officiers qui la dirigeaient.
Florelle était prête et assez fière de sa tenue bohème avec cette robe vert de gris et des feuilles de lierre dans ses cheveux. Elle se trouvait jolie et séduisante. Il ne manquait plus qu’un dernier détail. Dans le premier tiroir de sa commode, seul meuble qui, à l’exception de son lit, habillait sa chambre, la jeune femme tira une fiole de parfum. Avec précaution, pour ne pas perdre une goutte de précieux liquide, elle déposa l’essence parfumée derrière chacune de ses oreilles, à ses poignets et une à la naissance de son sage décolleté. Avant de refermer la petite bouteille en verre, elle la porta à son nez et huma la fragrance délicatement fleurie. Elle se rappela de la joie et l’exaltation lorsqu’elle l’avait découverte, lorsqu’elle avait compris que le présent venait de lui, de Lance, ou plutôt de Lucas, son alter ego romantique. Elle n’avait pas été le remercier mais il ne lui avait pas non plus offert le présent en face. Elle espérait qu’il remarquerait l’odeur délicate qui se dégageait de sa peau.
— Tu es très jolie Florelle.
La sorcière se tourna vers Sopia qui, une chemise sur l’avant-bras, s’était arrêtée dans l’encadrement de la porte de la chambre.
— Merci ! Tu seras avec nous ce soir aussi, n’est-ce pas ?
— Oui, je serai là dans les cuisines pour donner un coup de main, l’informa la kobold.
— Tu sembles attristée ? Tout va bien ? s’enquit la sorcière qui avait remarqué la ride d’inquiétude qui s’était formée entre les sourcils de l’intendante.
— Ne t’inquiète pas pour moi, prends plutôt soin de toi Florelle.
L’Obsidienne ne comprit pas l’allusion de Sopia, ni son air devenu mélancolique mais la tornade à la peau ébène pénétra en furie dans la chambre de Florelle, faisant fuir au passage l’intendante. Caméria, dont les cheveux lichen étaient remontés en chignon élégant, présentait son dos à sa collègue.
— Tu peux fermer ma robe s’teu plait ! s’exclama-t-elle pour la énième fois.
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Lance avait opté pour un ensemble noir aux fins liserés rouges : une chemise à col montant, un pantalon fuseau sur mesure et une veste qui lui arrivait mi-cuisse. C’était la première fois qu’il adouberait des recrues en tant que chef de garde et bien qu’il ait pourtant déjà assisté à cette procédure comme second, un léger trac lui nouait le ventre.
Dans l’arène, tous les Obsidiens étaient présents, tous bien habillés, élégants, loin des vêtements pratiques qu’ils portaient habituellement.
Contrairement aux autres, assis dans les gradins, les sept recrues étaient alignées debout, l’une à côté de l’autre. Ils avaient réussi leur épreuve de validation et faisaient le pied de grue dans le sable, échangeaient taquineries et s’agitaient d’exaltation.
Parmi eux, Florelle avait choisi une robe verte taillée dans un tissu fluide qui tombait magnifiquement sur ses formes. Elle avait de petites manches fendues sur le côté, comme sur le long de sa robe, laissant entrevoir ses cuisses. Ses cheveux blonds avaient été tressés et décorés de feuilles de lierre. Elle ressemblait à une nymphe.
Il eut le loisir de l’observer alors qu’elle riait avec Caméria, puis son regard gris se posa sur le chef et il crut noter le teint légèrement rosé de ses joues. Lui-même se sentait étrangement désoeuvré tant elle était belle.
D’ailleurs, avait-elle trouvé son présent ? Lui avait-il plu ?
Il s’était interrogé alors qu’elle n'était pas venue le voir pour le remercier mais lui-même, de son côté n’avait pas été la questionner.
Les discussions cessèrent et Lance put débuter un petit discours de félicitation à la fin duquel les gardiens assis dans les gradins applaudirent leurs nouveaux frères et soeurs d’arme. Puis Valkyon s’approcha avec un coffret en bois qu’il ouvrit. Celui-ci contenait sept épingles, l’insigne de l’Obsidienne. Un à un, Lance accrocha le rubis niché dans des flammes argentées sur le vêtement des recrues.
Arrivé devant Florelle, Lance reconnut les fragrances délicates de rose et de pivoine. La jeune femme portait le parfum qu’il lui avait offert et un bonheur insidieux l’enveloppa. Sa gorge se serra et son esprit s'égara dans les effluves délicieuses de sa peau où quelques gouttes avaient suffi pour le déstabiliser.
Relevant les yeux vers les iris gris de Florelle, il croisa son regard chargé de reconnaissance et il retrouva sa contenance. Ce regard que eux seuls perçurent suffisait à exprimer tout ce qu’ils s’interdisaient de dire, dans un jeu de silence et de non-dits auquel ils se prêtaient.
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Les nouveaux gardiens, accompagnés des anciens et des officiers, rejoignirent la grande salle de bal apprêtée pour l’événement. Tous y trouvaient l’occasion de boire, de manger et de se détendre, surtout les recrues qui, en plus de leur promotion, voyaient leur solde augmenter.
Il y avait sept recrues parmi les Obsidiens, huit parmi les Ombres, dix chez les Absinthes mais dont seulement la moitié avait validé leur formation et, enfin, trois chez les Étincelants.
Florelle rejoignit Célis qui avait été la plus belle surprise de cette sélection. Jamais une intendante n’avait été acceptée dans l’élite des gardes sans être passée par d’autres en première intention. La biche était vêtue d’une robe dorée à manches longues et parée de sequins et dont la jupe plissée arrivait mi-cuisse. Elle était très jolie avec quelques paillettes sur ses pommettes qui mettaient en valeur son teint couleur miel et ses cheveux châtains foncés. Les deux jeunes femmes s’étreignirent, heureuses de se retrouver.
Les intendants circulaient parmi les gardiens avec des plateaux remplis de verres. Karuto s’arrêta auprès de ses anciennes petites mains, prit le premier verre, rempli d’un alcool léger à base de fruits de miel et le tendit en direction des jeunes gardiennes. Célis tendit le bras pour s’en saisir mais le faune râla et l’imposa à Florelle. Ne prenant pas ombrage du geste du cuisinier, la biche prit le second verre qu’il lui tendit avant de disparaître dans la foule.
L’atmosphère était détendue entre l’alcool, la musique d’ambiance et les conversations joyeuses. La liqueur de fruits de miel commençait à faire effet sur la sorcière, elle sentait sa nuque se raidir et la fatigue l’envelopper. Elle se rendit au buffet pour y picorer quelques petites-fours quand elle sentit dans son dos, la présence du dragon. Il la dominait facilement d’une tête et, comme attirée par elles, Florelle se plongea dans les iris bleu de glace de son supérieur.
— Tu es ravissante, lui glissa-t-il.
La sorcière devint fébrile, ce compliment, adressé presque au creux de son oreille, la fit frissonner.
— Tu aimes ce que je porte ? questionna-t-elle en faisant référence au parfum qu’il lui avait offert. Je te remercie concernant…
— Je suis content que cela te plaise, coupa Lance avant d’évoquer verbalement ce qu’il préférait laisser de côté.
Florelle voulut renchérir mais Leiftan s’approcha et interpella Lance qui se vit obligé de le suivre.
— On se voit plus tard.
La sorcière hocha la tête et retint un sourire face à cette promesse. Elle mordit dans un feuilleté au fromage puis elle eut une grimace de dégoût lorsque la nausée enserra sa gorge. Elle attrapa chaud et sentit des élancements dans son crâne. Était-ce l’alcool qui lui faisait cet effet-là ? Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle en buvait et qu’elle se sentait si mal après quelques petites gorgées. La faiblesse de son esprit entraînait en conséquence un sursaut de visions floues qu’elle sentait prêtes à l’envahir.
— Eh, je peux te voir un instant ?
C’était Karuto qui venait à sa rencontre. Le faune avait quitté son odieux veston qui dévoilait trop son torse velu, contre une tunique blanche cousue de fils dorés et il avait brossé sa tignasse hirsute qui le rendait presque moins laid.
— Pas maintenant, j’ai mal à la tête… se plaignit Florelle.
— Viens, je vais te donner du lait de Moogliz, ça ira mieux après.
La nouvelle Obsidienne hésita à suivre le faune qui s’éloignait déjà. Mais alors que son mal de tête s’accrut encore, elle porta ses mains à son crâne et décida de suivre Karuto. Ils traversèrent les cuisines puis passèrent devant les réserves.
— Pourquoi aller là-bas ? questionna Florelle à l’intendant en chef qui marchait rapidement devant elle.
Il ne lui répondit pas et poursuivit sa route.
— Karuto ?
Florelle s’était arrêtée au milieu d’un couloir désert duquel elle pouvait entendre la musique de l’orchestre alors qu’elle était pourtant trop loin de la salle. Sa vue se brouillait et, à la musique, succédèrent les cris de panique que son pouvoir lui faisait entrapercevoir. Quelque chose de terrible allait se produire et pourtant, les flashs s’effaçaient immédiatement à cause de cette céphalée atroce.
— Attends, Karuto… Attends. Il va se passer quelque chose…
— Viens là toi !
Le faune revint sur ses pas, se saisit vivement du bras de la jeune femme pour la forcer à le suivre.
— Que fais-tu ? gémit-elle, le crâne lourd et l’esprit brumeux. Les Amendois…
— Je sais ! Dépêchons-nous.
Florelle était à présent trop faible pour se libérer et elle comprit, malgré la douleur et l’engourdissement qui la gagnait, que ce n’était pas l’alcool qui causait cet état. Elle avait été sciemment droguée. Pourtant, malgré cette vérité, tout le reste était encore flou. Sur les derniers mètres, alors que ses membres l’avaient lâchée, elle était à la frontière de l’inconscience, Karuto la porta sur ses épaules.
— Je t’avais dit un jour que tu regretterais de te comporter comme une petite opportuniste prétentieuse, rappela Karuto d’un ton menaçant. Et ton dragonaut aussi va rapidement le comprendre.
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Lance soupira, la soirée commençait à l’ennuyer, il avait pourtant échangé avec chacun de ses collègues pour faire passer le temps. Il avait discuté de ses nouveaux gardiens et des épreuves de validation avec Janaz, avait ri avec Nevra et Valkyon et maintenant, il voulait s’éclipser. Son regard se perdit dans la foule à la recherche de Florelle. Il lui semblait que cette soirée marquait un tournant, la mise en place d’une complicité, d’un jeu de séduction auquel il jouait et cette idée lui plaisait beaucoup trop pour être raisonnable. Il ne trouva pas du regard la robe verte de Florelle, ni ses cheveux blonds tressés et ornés de lierre. Elle lui ravissait la vue et embrouillait son esprit alors qu’il se devait de rester réfléchi, d’avoir la tête froide. Peine perdue ce soir.
Lance prit l’air sur le péron de château. Le vent frais l’aida à remettre ses idées en place, ça ne pouvait pas durer ainsi indéfiniment. Il n’était plus un adolescent et pourtant, il en avait tout l’air.
L’arrivée de Valkyon vint le libérer de ses pensées envahissantes. Il le gratifia d’un sourire en coin et but une gorgée de liqueur. Il ne voulait pas que son frère devine son trouble et encore moins son origine. Il était déjà difficile de s’avouer qu’il s’était épris de Florelle, alors si son cadet l’apprenait, celui-ci ne se priverait pas de le taquiner. Heureusement, le second de l’Obsidienne était accompagné de ceux de l’Ombre et de l’Étincelante. Nevra avait un sourire malin aux lèvres et, d’un sursaut, entoura Leiftan et Valkyon de ses bras.
— Bon, les gars, cette soirée me fait chier. J’irai bien m'encanailler dans la rue Vermeil. Qui est partant ?
La rue Vermeil comportait plusieurs maisons closes, qui étaient tolérées pour le peu qu’elles oeuvrent dans la légalité, qu’aucune fille ne soit mineure ou qu’aucune ne soit forcée à la tâche.
— Qu’est-ce que vous fabriquez là tous ? retentit une autre voix derrière eux.
Il s’agissait d’Ezarel, enthousiaste, quoiqu’un peu moins en la présence de Lance qui ne décrocha pas un mot.
— Tu viens avec nous rue Vermeil ?
— Pourquoi pas mais… on dirait qu’il manque quelqu’un. Pourquoi ne pas inviter Altè ? Qu’en penses-tu Valkyon ?
— Laisse-la en dehors de tout ça, grommela l’Obsidien. Ou bien tu aurais peur qu’elle apprenne que tu préfères les hommes de la Dure Tige aux femmes de la Sirène Onirique.
Ezarel rit jaune à la moquerie qui s’était finalement retournée contre lui. Leiftan et Nevra pouffèrent le plus discrètement possible et le chef présent osa un sourire moqueur.
— Et toi Lance, une sortie entre hommes avec alcool et jolies filles, qu’est-ce que tu en penses ? l’invita l’elfe qui aurait sans doute préféré que le dragon ne se joigne pas à eux.
— Pas pour moi ce soir, répondit le chef.
— Il n’a pas envie de fourrer du rouge ce soir, mais du vert ! s’exclama Nevra dans un éclat de rire.
Lance le fusilla du regard bien que l'allusion était assez vague pour que les autres ne la comprennent pas, sauf peut-être Valkyon qui eut une moue amusée.
Ils partirent à quatre vers les rues d’Eel, abandonnant la fête pour des activités propices que la nuit tombée engloutirait avec elle.
Lance retourna à l’intérieur mais il ne portait plus d’intérêt à la soirée, surtout si Florelle n’y était plus. Ses yeux parcoururent l’assemblée, trouvèrent la chef de l’Ombre, celle de l’Étincelante et la seconde des Absinthes qui discutaient. Un peu plus loin, Célis et Caméria mais aucune trace de la sorcière. Était-elle déjà partie ?
Lance était tiraillé par l’envie de se rendre au Bastion et peut-être s’enquérir de la jeune femme dans sa chambre. Il fit un dernier tour de salle, salua des Obsidiens restants, échangea quelques mots avec Miiko et Kéroshane avant de décider de se retirer pour la nuit.
Au moment de se diriger vers la grande double porte qui marquait l’entrée de la salle de bal, celle-ci s’ouvrit avec fracas et une quarantaine de soldats armés et casqués envahirent le lieux. La musique s’arrêta, les cris de surprise jaillirent, écrasés par le bruit métallique des armures qui se déployaient dans la salle. En quelques secondes, toutes les personnes présentes furent contraintes contre les murs, les mains bien en vue, tenues en joue par les soldats au casque de bronze et aux hallebardes menaçantes.
A la suite des soldats, pénétrèrent un homme au physique impressionnant et une vieille femme habillée d’une cape grise et soutenue par un long bâton. Lance reconnut les invités imprévus et présagea le pire. Très vite, le calme s’imposa, causé par la peur de cette soudaine attaque.
— Harldur, Elir ! Qu’est-ce que cela signifie ?
C’était Miiko qui venait de s’adresser aux responsables de cette opération. Le premier, Harldur, était le chef de la garde de Bronze d’Amendo et la seconde, celle de la garde d’Argent. L’homme colossal s’approcha de la kitsune, un sourire victorieux aux lèvres. Il s’agissait d’un berserk, le guerrier par excellence, il possédait des cheveux noirs et épais à l’instar de sa pilosité fournie et dense qui recouvrait la majorité de son corps.
— Que crois-tu que nous sommes venus faire là petite renarde ? se moqua Harldur. Vous avez peut-être gagné des batailles mais pas la guerre. Amendo est toujours là, voulant venger les enfants que vous avez tués aux montagnes du Wigné.
— Vous pensez réellement pouvoir garder le contrôle sur la cité ? ricana l’Étincelante. Nos alliés vont venir nous délivrer en un claquement de doigts !
— Des mots, des mots, répliqua la vieille femme argentée. Tu cries beaucoup Miiko mais ton autorité est aussi limitée que le nombre de queues que tu possèdes.
La remarque cinglante d’Elir était toutefois prononcée d’un ton calme. La chef de la garde alchimiste d’Amendo était une banshee, créature magique dont le cri strident pouvait tuer toutes les personnes présentes dans la pièce. C’était la raison pour laquelle la mage ne s’exprimait que posément. Dès qu’elle haussait le ton de sa voix, on pouvait sentir ses tympans vibrer de douleur.
— Surveille-la de près, l’avertit Elir. Je me rends à la salle du cristal.
— Quoi ? Qu’avez-vous l'intention de faire ?
Miiko se débattit du gardien de Bronze qui la retenait mais Harldur la remit bientôt en place d’une simple pression du doigt.
— Oh, je t’en prie, le cristal ne vous appartient pas plus à vous qu’à nous, déclara Harldur d’un ton condescendant. Et puis vous l‘avez volé et gardé précieusement pendant 450 ans, on peut prendre le relai.
La kitsune jurait entre ses dents, autant de haine que de panique mais elle ne bougea pas d’un millimètre. Le berserk la tenait et rien ne pouvait vaincre cette force de la nature, pas même Lance.
L’Obsidien, de son côté, se faisait discret mais à l'affût. Il observait les hallebardiers du Bronze, la garde défensive d’Amendo mais qui n’avait de “garde” que le nom. Le territoire d’Amendo était principalement occupé par des paysans, des artisans, ils étaient certes robustes mais cela ne faisait pas d'eux des combattants. Ceux-là surtout ne semblaient pas vaillants. Ici, leurs armes vacillaient d’un léger tremblement, là, une goutte de sueur perlait dans un cou et la lueur dans leurs yeux ne semblait pas assurée. Qu’en était-il de leur formation, de leur entraînement et de leur esprit d’équipe ?
Aucun Bronze n’arrivait à la cheville d’un Obsidien et pourtant, s’ils étaient craints, c’était à cause du berserk qui les commandait. Harldur était un colosse et sa force était légendaire mais, lorsqu’il se saisissait de sa hache à double tête, sa puissance se décuplait et telle une tornade, il pouvait tout détruire sur son passage.
C’était l’atout d’Amendo, à l’instar d’Elir. Les gardiens n’étaient pas forts mais ils étaient dirigés par des Faeries experts dans leur domaine.
Le dragon se sentait désoeuvré et cela l’irritait au plus haut point. Certes, il possédait une dague sur lui et savait que c’était aussi le cas de quelques autres gardiens mais ils n'étaient pas assez nombreux pour leur faire face. Valkyon, Nevra, Leiftan et Ezarel avaient quitté la cérémonie, d’autres gardiens étaient partis se coucher. Et Florelle ? Le visage de la sorcière s’imposa une nouvelle fois à son esprit et le chef fit courir son regard sur les prisonniers. Janaz échangeait des coups d’oeil avec les Ombres restantes, la harpie avait sûrement les mêmes observations que le dragon. D’autres Obsidiens se tenaient sur leur garde mais peu importaient les stratégies imaginées, ils n’avaient aucune chance dans cette configuration.
Finalement, Florelle n’était pas présente mais cette pensée ne le rassurait pas pour autant. Où était-elle ? Est-ce que Harldur et Elir l’avaient faite prisonnière ou pire ? Mais comment l’auraient-ils repérée ? Comment avaient-ils fait pour pénétrer dans l’enceinte du château ? Comment savaient-ils que la cérémonie se déroulait ce soir ?
La conclusion de toutes ces élucubrations fut la même, peu importaient ses questions et son raisonnement.
— Qui sont les traitres qui vous ont aidés ? questionna Lance après plusieurs minutes de silence.
Le regard de berserk se posa sur Lance et ses iris rouges se mirent à briller d’un éclat de malice.
— Le dragon, félicitation pour la promotion. Tu sais que j’ai beaucoup regretté de ne pas avoir combattu Borus. J’aime me battre contre des nains, ils font partie des races les plus endurantes que je connaisse. Mais apparemment, de ce que l’on m’a raconté, celui-ci était plutôt faiblard.
Lance sourit à son tour, à l’instar d’Harldur. Le Bronze essayait de le provoquer mais l’Obsidien n’était pas dupe de ce jeu. La remarque glissa sur lui comme l’eau sur le plumage d’un oiseau.
— Vous avez forcément dû avoir de l’aide. Je ne vois pas Amendo réussir un coup pareil seul. Surtout si c’est toi qui a conçu ce plan, renchérit le chef. Tu n’es pas réputé pour ton intelligence et ta stratégie.
Le visage du guerrier Amendois se renfrogna et son regard rougeoyait de colère. La force des berserks était aussi être leur faiblesse. La fureur qui faisait d'eux de formidables combattants était leur talon d’achille, si sanguins qu’ils pouvaient se lancer dans une bataille d’une simplette pichenette.
— Tu as raison, j’ai bien envie de féliciter les personnes qui vous ont trahis. Allez, venez ! Montrez-vous ! les appela-t-il.
Des prisonniers, se détachèrent cinq intendants qui avançaient d’un pas plus ou moins hésitant. L’un d’entre eux, cuisinier en chef, avait le regard droit et les bras croisés sur son torse, les instultes ne l’atteignirent pas le moins du monde.
— Karuto ! Sale traître !
Il était indifférent aux huées de ses collègues et anciens amis. Lance fut davantage affecté de voir aussi parmi les traitres Sopia, l’intendante des Obsidiens. Les iris émeraudes de la kobold tombèrent sur lui avant de se dérober, une expression coupable sur ses traits.
— Ceux que vous appelez intendants, mais que vous traitez comme domestiques ! Vous vous croyez irréprochables, vous les Gardiens d’Eel ! A donner des leçons aux autres… Vous me rendez malades ! Bon, fouillez-les et attachez-les, ordonna-t-il d’un ton autoritaire.
Sopia s'approcha de Lance pour le fouiller et le délester de la dague qu’il cachait dans son dos. Pour autant, elle garda le regard baissé, craignant d’affronter celui du chef des Obsidiens qu’elle connaissait depuis plus de dix ans.
— Est-ce que tu sais où est Florelle ? Qu’avez-vous fait d’elle ? glissa Lance à l’intendante.
La kobold fut saisie par l’inquiétude qui filtrait à travers la voix de l’officier. Elle leva finalement la tête et fut déstabilisée par son regard réellement éprouvé par le sort de la sorcière. Elle jeta un coup d’oeil par dessus son épaule. Dans son dos, Harldur surveillait les faits et gestes de chacun.
— Je ne sais pas, c’était Karuto qui devait s’en charger, murmura-t-elle en réponse.
La kobold sentit le souffle du dragon dépérir et son regard s’agrandit de détresse.
— Ça veut dire… ?
— J’en sais pas, je vais me renseigner, promit-elle tout bas. Je suis désolée, je n’ai pas…
— Un problème ?
La voix du berserk résonna derrière la kobold qui sursauta. Son visage blémit immédiatement et elle se tourna vers lui.
— Non, non, répondit-elle. Juste ça…
Comme pour justifier le temps qu’elle avait passé avec le dragon, Sopia lui dévoila la dague qu’elle avait trouvée.
— Tss, même lors d’une soirée mondaine, un vrai guerrier ne quitte jamais sa maîtresse, plaisanta Harldur en prenant la dague.
Le Bronze la sortit de son fourreau, admira la qualité de l’acier, le juste équilibre de la lame et le raffinement de la garde. Puis, il la glissa dans sa ceinture d’un air satisfait. Le vol était loin d’être le pire de ses méfaits ce soir. En passant au gardien suivant, Sopia lança à l’Obsidien un regard entendu.
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Deux heures rue Vermeil avaient été plus que suffisantes pour les gardiens. Nevra et Ezarel avaient profité largement de la compagnie féminine tandis que Leiftan et Valkyon s’étaient plus sagement comportés à deviser autour d’une chope toujours remplie et de la présence agréable de quelques femmes lovées contre eux. Ils étaient rentrés au moment où le vampire n'avait plus eu le luxe de s’offrir la compagnie des professionnelles de la Sirène Onirique et pour les autres, la soirée à boire leur avait flanché un coup de fatigue.
— Où sont passées nos années en tant que recrues ?
— Sûrement très loin pour toi ! se moqua l’Aengel à l’intention de l’elfe.
— Ça fait de moi un homme d’expérience, se vanta-t-il.
— Tiens, où est Jamon ? s’interrogea Valkyon, alors que le groupe franchissait l’enceinte du château.
— Sûrement s’est-il absenté pour rejoindre la fête, suggéra le vampire.
— Dans ce cas, et connaissant notre homme, il aurait attendu la relève, réfuta Leiftan dont le visage s’était ridé d’inquiétude. C’est étrange.
Les quatre officiers devinrent tout de suite plus sérieux et leurs regards experts scrutèrent les jardins déserts à cette heure de la nuit. Puis, ils les virent, ils ne pouvaient pas les louper, les quatres énormes bucentaures qui gardaient chacun les quatre entrées du château d’Eel.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Chapitre Quatorze - L’attaque désespérée
L’attaque surprise du château d’Eel par les soldats d’Amendo durait depuis quelques heures déjà et se déroulait sans accroc. A l’intérieur de la salle de bal, la majorité des gardiens et des officiers étaient retenus prisonniers, et les rares qui s’étaient éclipsés de la soirée ne se doutaient pas de ce qu’il s’y déroulait. Et quand bien même, s’il était possible d’appeler des renforts auprès aux cités alliées, les chefs du Bronze et de l’Argent auraient le temps de déguerpir avant qu’ils n’arrivent. Et ils auraient ainsi, réussi à voler le cristal, punir Eel de leur supériorité et venger les vies perdues dans la guerre pour les montagnes du Wigné.
Enfermée dans l’une des nombreuses réserves, entrepôts et lieux de stockage des cuisines d’Eel, Florelle avait progressivement retrouvé ses esprits malgré l’hypnotique que Karuto lui avait administré. En plus du malaise qui l’avait affaiblie, la sorcière n’avait pas réussi à contrôler les visions qui l’avaient assaillie. Elle avait entrevu l'événement qui se déroulait en parallèle. La sorcière avait bien essayé de sortir de la réserve mais aucun légume présent ne pouvait l’aider à se libérer.
Soudain, elle entendit des pas dans le couloir et la panique lui conseilla de se cacher entre les étagères de caisses empilées. Ce n’était que Sopia, l’intendante des Obsidiens, et le soulagement se lit sur les traits de la gardienne.
— Tu vas bien Florelle ?
— Sopia ! Oui, ça va et toi ? Tu as réussi à t’échapper ? Est-ce qu’il y a d’autres personnes avec toi ? Et Lance ?
La kobold ne répondit pas, le regard consterné, elle devait avouer à Florelle la vérité qui pesait sur sa conscience.
— Non ma belle, tu ne comprends pas, l'arrêta l’intendante d’un air coupable. Ils l’ont menacé de l’arrêter si je ne collaborais pas…
— De quoi tu parles ? s’embrouilla Florelle.
— Mon fils, il travaille à Amendo, je n’ai pas eu le choix que de les aider à infiltrer la cité...
Le regard de la jeune femme devint dur, à la fois juge de la culpabilité de la kobold mais aussi des stratégies utilisées par Amendo pour parvenir à leurs fins.
— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé ? Nous aurions tout fait pour t’aider, tu fais partie de l’Obsidienne, on t’aurait aidéz !
Le ton de la sorcière n’était pas accusateur, mais plutôt désolé de ce qu’avait dû subir sa collègue et amie. Il n’était pas encore venu le temps d’accuser et de désigner les coupables, mais de sauver la cité. Les yeux de Sopia s’étaient remplis de larmes face à la réaction généreuse de Florelle.
— Est-ce que tu vas nous aider à présent ?
— Je ferai tout pour me rattraper, promit l’intendante. La peur m’a empêché de réfléchir raisonnablement.
— Est-ce que tu sais ce qu’ils prévoient ?
— Non, je n’ai pas été informée sur la totalité du plan, je devais simplement fermer les yeux sur certains événements.
Un bruit retentit dans le couloir et la peur envahit les deux femmes qui s’étaient retournées en s’attendant au pire.
— Je dois y retourner, sinon ils vont se douter de quelques chose.
La kobold se releva pour quitter la pièce qu’elle ne verrouilla pas derrière elle. Une seconde plus tard, Florelle la retint par le bras pour lui poser une ultime question.
— Et Lance ?
— Il est avec les prisonniers mais il va bien. Et il sera rassuré de savoir que toi aussi.
Sopia eut un sourire attendri en tapotant la main de Florelle. Elle lit dans le regard de la sorcière la même inquiétude que le dragon éprouvait pour Florelle.
▲▼▲
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? s’exclama Nevra.
— Des Bronzes ? A Eel ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— On dirait qu’Amendo a profité de la cérémonie d’adoubement pour envahir le château, comprit Leiftan plus vite que les autres. C’est très malin, ils ont fait prisonnier tous les gardiens et les officiers d’un coup de filet.
— D’accord le malin, mais qu’est-ce que nous faisons ?
Les quatre officiers jetèrent un coup d’oeil aux quatre hybrides qui surveillaient les allées et venues. Les bucentaures étaient des montagnes de muscles, armés et dont le torse massif était, de surcroît, protégé d’un plastron.
— J’ai une idée très simple, annonça Ezarel. Ils sont quatre et nous aussi. Le dernier à éliminer sa cible paye la prochaine sortie à la rue Vermeil.
— Tout tourne à la compétition avec toi, râla Valkyon.
Les quatre officiers se séparèrent. Nevra fut le premier à surprendre l’homme au croupion de boeuf, une entaille le long de sa gorge fut suffisante. La mort fut silencieuse même quand le faery tomba lourdement dans la terre qui étouffa le bruit. Ezarel usa d’une fiole de kloroform pour endormir sa victime avant de l’exécuter, proprement et sans qu’il ne doive se battre. Valkyon eut plus de fil à retordre, son bucentaure était vif et équipé d’une masse qu’il faisait tournoyer dans tous les sens, empêchant l’Obsidien de s’approcher. Mais il décela rapidement ses faiblesses et profita d’une faille dans sa défense pour taillader tendons et muscles, l’affaiblir et l’exécuter. Enfin, à l’aide d’un sort de brouillage de l’esprit, Leiftan désorienta sa cible et le reste fut facile et rapide. Malheureusement, le perdant fut le second de l’Obsidienne qui avait de peu abattu sa cible en dernier, quelques secondes après Leiftan.
— J’imagine qu’on ne déplace par leur corps, considéra-t-il.
— Ils font facilement une tonne chacun.
— Ce qui veut dire que, lorsqu’ils seront découverts, nous aussi. Que faisons-nous maintenant ?
— Attention !
Trois gardiens de Bronze passèrent près d’eux et les officiers d’Eel n’eurent pas le choix que de les neutraliser à leur tour, évitant qu’ils ne tombent sur les bucentaures et ne donnent l’alerte. Les Amendois n’opposèrent pas de résistance, rien d’étonnant puisque, en découvrant leur visage, les gardiens d’Eel furent surpris de voir des visages d'adolescents et de vieillards sous les casques de bronze.
— Les enfoirés ! ragea Nevra. Ils n'avaient plus assez de soldats entraînés, alors ils ont embauché des gamins et des aînés.
— C’est gagné d’avance, anticipa Ezarel d’un sourire.
— Ils restent quand même supérieurs en nombre, relativisa Leiftan. Sans compter que Harldur et Elir sont là et à eux seuls ils peuvent nous vaincre.
Les officier s’accordèrent sur la suite des événements et décidèrent de se séparer en deux : Nevra et Ezarel rejoindraient le laboratoire d’Alchimie tandis que Leiftan et Valkyon iraient à la salle du cristal pour protéger le plus précieux joyaux de leur cité. Et ensuite, advienne que pourra.
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Les gardiens d’Amendo circulaient dans les couloirs du château armés de leur hallebarde et protégés de leur casque à l'effigie de leur garde. Florelle progressait lentement puisqu’à chaque couloir, elle devait se cacher pour ne pas être repérée. Elle ne disposait d’aucun plan mais son pouvoir avait laissé entrevoir un danger planant au dessus du cristal. Elle était seule, sans arme, contre une trentaine de soldats, une banshee et un berserk. Poussant son nez dans le couloir vide, elle avisa l’une des chambres des officiers, celle de Leiftan, et courut pour la rejoindre. Aussi doucement que possible, elle pénétra dans la suite et referma la porte derrière elle. La sorcière n’y avait jamais pénétré mais la pièce était à l’image de Leiftan, épurée, agréable et elle dégageait une sensation de sécurité.
— C’est toi Kein ?
La sorcière sentit son coeur rater un battement.
Il y avait quelqu’un dans la salle d’eau attenante.
Le bruit de fontaine s'interrompit et Florelle comprit qu’un gardien de Bronze avait profité d’une envie pressante pour se soulager dans les toilettes de la première chambre venue.
“Idiote ! Tu ne l’avais pas vu venir celui-là !” s’insulta-t-elle mentalement.
Se cachant derrière la porte, les lèvres pincées, l’Obsidienne attendit que l’homme rejoigne la chambre pour entourer son cou d’une clé de bras qui lui coupa la respiration en quelques secondes. L’adrénaline lui avait donné la force pour tenir l’homme bien qu’il se débattait, surpris et paniqué.
Une fois au sol, elle retira son casque de bronze et remarqua qu’il était encore plus jeune qu’elle, à peine treize ou quatorze ans. Sa lèvre supérieure était ornée d’un duvet blond et son nez luisait d’un excès de sébum.
Voilà ce qui constituait le corps d’élite d’Amendo ?
Une idée lui traversa l’esprit et Florelle s’empara du casque et de l’équipement de l’adolescent. Que de temps pour s'être faite si belle et à présent se débarrasser de sa robe et des feuilles de lierre et enfiler un autre costume.
Elle se promit que, peu importait la tenue, à partir de maintenant, elle garderait une dague qu’elle ne quitterait plus.
Sortant dans le couloir, toujours vide, Florelle quitta la chambre de Leiftan, un casque trop grand sur la tête, comme ses bottes et un plastron d’homme qui lui comprimait la poitrine. Elle avança vers la salle du cristal et croisa d’autres bronzes qui ne lui portèrent pas attention. Lorsqu’elle passa devant la salle, elle tourna furtivement la tête et retint un hoquet horrifié. Là, les Bronzes, sous le commandement d’Elir, manoeuvraient à la descente du cristal sur une protection épaisse en plume. Ils avaient l’intention de le voler.
D’autant plus désoeuvrée, Florelle se força à reprendre sa route et éviter ainsi d’attirer l’attention sur elle. Mais que faire ?
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Leiftan et Valkyon avaient réussi à se faufiler dans le plafond pour rejoindre l’étage de la salle du cristal. Ils avaient déjà compté deux douzaines de Bronze, sans compter ceux qui étaient en train de surveiller les Eeliens enfermés dans la salle de bal. L'alerte avait aussi été donnée quelques minutes plus tôt, temps qui avait suffi pour que les assaillants ne découvrent les bucentaures morts et que l’information ne remonte aux oreilles des chefs de l’Argent et du Bronze. Les patrouilles s'étaient renforcées et tournaient en boucle, empêchant les deux seconds d’avancer. Ils ne pouvaient que rester cachés dans le plafond à observer impuissants les allées et venues incessants des Bronzes.
Puis l’un d’eux s'arrêta dans le couloir et resta ainsi deux secondes, immobile. Leiftan et Valkyon, au-dessus de lui, le fixaient à travers une grille, le coeur battant d’être découverts. Puis le Bronze toujours seul leva les yeux vers eux et les vit.
Le dragon à ses côtés lâcha un soupir de soulagement en reconnaissant les yeux gris du visage féminin qui les regardait.
— C’est Florelle, susurra-t-il à l’Aengel.
La jeune femme baissa la tête, surveilla les couloirs et releva le nez vers ses collègues.
— Rejoignez-moi aux thermes, leur lança-t-elle dans un murmure.
Ni une, ni deux, les officiers reprirent leur chemin vers les thermes de la garde, déserts à cette heure. Derrière la double porte qui en marquait l’entrée, ils perçurent des voix étouffées.
— Le chef vous demande, je prends le relai.
C’était la voix de Florelle qui venait de duper les gardes, puis il y eut des pas qui s'éloignaient à une cadence militaire rythmée par les tintements du métal. Enfin, la porte s’ouvrit et en retirant son casque, le visage encadré de cheveux blonds de Florelle leur apparut soulagé.
— Vous avez réussi à vous échapper ?
Chacun leur tour, les trois gardiens expliquèrent comment ils s’étaient retrouvés dans cette situation.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— J’ai une idée, s’imposa Leiftan. Valkyon, retourne au Bastion et essaye de récupérer des armes, puis retrouve Nevra et Ezarel. Vous allez vous occuper de la salle de bal et de Harldur. Je vais avec Florelle et on va s’occuper d’Elir.
Les ordres donnés, Valkyon se faufila à nouveau dans le plafond et Florelle enfila son casque de Bronze pour leur mise en scène. Avec l’Aengel, ils échangèrent un regard entendu avant de sortir des thermes. La sorcière tenait fermement le bras de Leiftan dont les mains étaient faussement menottées. Comme un évadé repris, la gardienne d’Amendo conduisit son prisonnier à la salle de cristal.
— Je l’ai trouvé en train de rôder près des bains, annonça-t-elle avec une colère feinte.
Florelle gardait sa prise ferme, bien que Leiftan se débatte, jouant parfaitement la frustration de celui qui s’était fait prendre.
La chef de l’Argent approcha d’eux, agacée, son bâton claquant au sol.
— Les prisonniers doivent être amenés à Harldur, je n’ai pas de temps à perdre !
La banshee avait à peine élevé la voix mais Leiftan et Florelle plissèrent les yeux de douleur. Plus qu’un outil, la voix d’Elir était une arme, une arme à neutraliser en premier.
Puis, brusquement, alors qu’il était assez près d’elle, Leiftan se libéra et d’un coup de la tranche de la main, il écrasa la trachée d’Elir face à lui. La mage eut un hoquet de surprise, lâcha son bâton pour enserrer son cou de ses mains. Elle ne pouvait plus crier, tomba à genoux et s'efforça à respirer.
Dans sa lancée, l'Étincelant saisit la vieille femme et menaça sa vie d’une lame contre sa carotide. Sa respiration réduite à un fin essoufflement, elle n’opposa pas de réticence. Dans la salle du cristal, tous les Bronzes avaient sorti leurs armes et condamné la sortie. Florelle, dans son dos, s'était débarrassée de son casque et faisait face aux Amendois de son épée. Sauf que le quota n’était pas équitable...
— Et maintenant ? questionna-t-elle à l'Étincelant en portant son regard sur la dizaine de Bronzes qui les encadraient.
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Nevra n’avait pas eu le coeur de tuer les ennemis qu’ils avaient croisés. C’était des adolescents ou des vieillards embarqués plus ou moins de force dans cette folie. Des paysans, et des artisans, voilà ce qui composait la garde de Bronze, peu entraînés, remuant leurs armes dans tous les sens. Ils ne connaissaient ni technique offensive, ni technique défensive. C’était aussi simple de les capturer qu’un bécola paraplégique.
En rejoignant le laboratoire d'alchimie accompagné d’Ezarel, ils neutralisaient chaque ennemi qu’ils croisaient. Dans l’atelier, s’entassaient les Bronzes en un tas de bras et de jambes alignés le long des murs.
Ils faillirent attaquer Valkyon qui venait les rejoindre et le second expliqua à ses collègues la rencontre avec Florelle et le plan de Leiftan. Les trois gardiens s’armèrent d’épées et de dagues que l’Obsidien avait réussi à ramener du Bastion ; et de fioles de l’Absinthe : urticante, fumigène, explosive, de désorientation. En chemin vers la salle de bal pour libérer leurs collègues, ils trouvèrent deux amies qui avaient quitté la soirée un peu plus tôt et un couple, composé d’une soigante de l'Étincelante et d’un intendant qui s’était éclipsé pour avoir un peu plus d’intimité. Finalement, ils se retrouvèrent à sept contre la vingtaine de bronzes qui sécurisaient la salle de bal et surtout Halrdur, qui restait un obstacle de taille.
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Lance était attaché, les mains derrière le dos, assis à côté des autres gardiens contre les murs de la salle. Ils étaient une petite centaine de prisonniers, en comptant les intendants qui n’avaient pas participé à la prise de la cité, contre une bonne vingtaine de bronzes et Haldur qui, lui, en valait tout autant.
Quatre gardiens sur sa gauche, Caméria avait réussi à récupérer un morceau de verre brisé et, les mains en sang, elle était parvenue à couper ses liens. Le morceau avait ensuite été passé à la personne suivante et ainsi de suite jusqu’à Lance. Le chef des Obsidiens ignorait combien de prisonniers avaient réussi à se libérer de leurs liens avant que des bruits de combat ne lui parvinrent de l’autre côté de la double porte qui marquait l’entrée de la salle de bal. A l’intérieur, les gardiens du bronze et leur chef s’agitèrent.
— Rassemblez-vous derrière la porte ! cria Harldur avec de grands gestes.
Tous se mirent en branle, ils se postèrent, tel un rempart face à la déferlante qu’ils imaginaient les submerger.
Après de longues secondes d’attente insupportable, l’un des vantaux s’entrouvrit et plusieurs pots en terre roulèrent jusqu’au milieu de la pièce avant d’exploser : fumigènes et pétarades envahirent l’espace sonore, se mêlant aux cris et aux injures des Bronzes. Lorsque la salle fut entièrement occupée de fumée, Lance s’élança.
— MAINTENANT !
D’un seul homme, les prisonniers se ruèrent vers les bronzes dans un cri de désespoir de ceux qui n’avaient plus rien à perdre pour reconquérir leur liberté. Désorientés, effrayés, les ennemis ne furent pas très combatifs face aux gardiens et intendants déterminés.
Lance avait les yeux qui brûlaient, pleurant sous l’effet fumigène des bombes qui étouffaient aussi sa respiration. Facilement, il désarma un bronze de son arme et s’en servit à bon escient pour désarmer un maximum d’adversaires. Dans un coin, il vit Wila se battre contre deux bronzes, armée simplement du tesson d’une bouteille, il avisa également un troisième combattant qui menaçait de la surprendre par derrière. Le chef s’interposa mais reçut à la place de la sirène une entaille à l’épaule qui ne lui était pas destinée à l’origine. Lance grimaça, le bras droit qui pendouillait mollement et en sang lui lançait comme un tison ardent planté dans sa chair. Pour autant, il relégua la douleur pour se concentrer sur le combat. Même handicapé d’un bras, le chef des Obsidiens poursuivit son combat.
Entre-temps, Ezarel, Nevra et Valkyon venaient de pénétrer dans la salle et se mêlèrent au chaos que les explosifs de l’alchimiste avaient provoqué. Le second de l’Obsidienne choisit immédiatement de neutraliser le berserk qui faisait un carnage auprès d'un groupe d’intendants qui tentait de l'encercler. Il maniait sa hache à double tête avec une franche dextérité qui empêchait Valkyon se s’approcher. Nilhem vint à sa rescousse et, sautant sur le dos de Harldur, s’accrocha à lui de toutes ses forces pour immobiliser ses bras. Valkyon se saisit de l’occasion pour le blesser d’une profonde entaille qui traversait son torse de part en part. Mais, alors que les chairs s’ouvrirent et que le sang coulait abondamment, Halrdur ne sembla pas remarquer la plaie, ni sentir la douleur. D’un coup, il envoya les deux Obsidiens voler et le brownie aux cornes de boeuf percuta violemment le mur dans un craquement sinistre. Le sang du chef des Bronzes inonda le sol mais sa fureur continuait de l’animer, son corps et son âme. Il parvint à blesser encore deux gardiens quand le feu bleu de Miiko l’enveloppa. La kitsune grimaçait alors que le berserk se débattait toujours comme un beau diable pour s’en libérer. Finalement, ce fut Janaz qui réussit à le neutraliser d’une simple pince dans le cou qui interrompit le sang jusqu’à son cerveau. Le corps du berserk s’effondra au sol, face contre terre dans la flaque de sang qui continuait à se répandre sous lui. Sa chute précipita l’arrêt des combats. Leur chef abattu, les bronzes rendirent leurs armes, soulagés.
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Aussitôt le combat terminé dans la grande salle, les gardiens d’Eel se mirent à dénicher le reste des Amendois pour les arrêter. Janaz, Miiko et Ezarel retrouvèrent Florelle, Leiftan et Elir dans la salle du cristal. Leur situation était assez cocasse.
Les deux gardiens d’Eel étaient assis à même le sol, Elir toujours tenue fermement par l'Étincelant, une lame contre la gorge, face à une vingtaine d’ennemis qui les tenaient en joue. Ils attendaient tous sagement de voir, qui d’Amendo ou d’Eel avait gagné le duel. En comprenant qu’ils avaient échoué, Elir ordonna aux soldats de faire tomber les armes et pria l’indulgence de la kitsune. Tous furent évacués et Florelle, dont le coeur palpitait encore furieusement dans sa poitrine, se laissa glisser au sol. Leiftan, à ses côtés, s’autorisa quelques secondes de pause.
— Si seulement on pouvait aller se coucher, lâcha-t-il en soupirant.
— On est loin d'être couchés…
Leiftan gloussa et, après un soupir dernier, se releva. Florelle se redressa à son tour avec l’aide de l'Étincelant et partit à la recherche de ses compagnons. Elle trouva Valkyon dans la la salle de bal où le second supervisait le transfert des nouveaux prisonniers vers les geôles. En débarquant dans la salle, le regard de la sorcière embrassa le carnage : une immense flaque de sang qui tachait le centre, le buffet renversé, la vaisselle brisée, les blessés qui n’avaient pas encore été pris en charge et ceux, hagards, qui ne s’étaient pas encore remis du choc.
— Florelle, j’ai besoin que tu recenses les gardiens de chaque garde, ordonna Valkyon qui gardait son sang froid malgré le chaos. Commence par l'infirmerie.
La sorcière se força à retrouver ses esprits et ne pense pas aux potentiels morts, et blessés. Elle obéit.
Toutefois, elle remarqua que Lance n'était nulle part en vue et son coeur s’emballa. Était-il blessé ? Pire ?
Dans l’infirmerie, c’était le brouhaha le plus complet. Il y avait aussi bien des gardiens, d’Eel et d’Amendo, des intendants et des soignants. Certains essayaient de trouver une place, d’autres se frayaient un chemin parmi la foule, compresses en main. Il y avait des cris de colère, de douleur et des pleurs. Et parmi toutes les voix, il y en avait une que Florelle aurait reconnu entre mille et qui la soulagea : Lance qui râlait.
— Je dois aller voir mes hommes ! s’échauffait-il.
— Tu ne dois voir personne avec cette blessure ! renchérit Eweleïn sur le même ton. Vous êtes tous pareil ma parole !
Florelle se rassura immédiatement, elle évolua parmi les autres et rejoignit le lit où Lance, torse nu, était assis, une profonde entaille à l’épaule. Son visage, marqué par l’agacement, se détendit immédiatement lorsque son regard bleu de glace tomba sur Florelle.
— Tu vas bien ? s’enquit-il d’un air soulagé en lui frôlant la main du bout des doigts.
— C’est à toi qu’il faut demander ça, sourit-elle.
— Une cicatrice, rien de plus, minimina-t-il.
— A deux centimètres près, le nerf brachial était sectionné et tu aurais un bras impotent ! éructa toujours Eweleïn.
La soignante en chef, encore vêtue de ses beaux atours cérémoniels, appliqua une compresse et banda l’épaule de l’Obsidien pour finalement accepter de le libérer. Comme un automate, elle passa au patient suivant.
— Je suis soulagée que tu ailles bien, exprima Florelle, un peu émue du contre-coup qui menaçait de l’envahir.
— Je vais bien, la rassura-t-il en lui prenant la main. Mais nous devons nous ressaisir, la garde a besoin de nous.
La sorcière eut envie de plus de réconfort, au creux de ses bras, mais se retint. Lance avait raison et elle devait garder la tête froide. Les Obsidiens se quittèrent et Florelle débuta son recensement. Il y avait trois morts parmi les Eeliens, un gardien et deux intendants qui avaient voulu s'échapper, une vingtaine de blessés, dont cinq graves et notamment Nilhem qui avait été violemment projeté contre un mur.
Les autres blessés n’écopaient que de plaies minimes ou des brûlures légères provoquées par les bombes neutralisantes de l’Absinthe. Chez les Amendois, les blessés étaient plus nombreux, mais il n’y avait pas de cas grave, à l’exception de Harldur, dont la plaie géante ne l’avait pourtant pas arrêté. Il était le prochain sur la liste de ceux à opérer, après le brownie aux cornes de boeuf.
Les autres Bronzes, et la chef de l’Argent furent conduits vers les prisons du château qui n’avaient jamais été aussi pleines, environ soixante-dix soldats pour un plan de cette envergure. Amendo aurait pu réussir avec des soldats plus entraînés, mais ce n’était qu'une tentative désespérée qui avait encore une fois échouée.
Une fois sa tâche achevée, Florelle se recueillit auprès de Nilhem avec ses autres camarades. La force avec laquelle il avait été projeté contre le mur avait entraîné des fractures multiples et des hémorragies internes. Le taureau avait subi de lourdes interventions pour limiter les dégâts mais les chirurgiens n’avaient malheureusement rien pu faire pour sauver sa colonne vertébrale. Si l'Obsidian se réveillait, il serait handicapé à vie, paralysé de ses jambes. Lui qui venait d'être promu en serait fou de rage, mais au moins, il serait vivant… C’était ce à quoi Florelle pensait… Du gâchis, ni plus ni moins.
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Deux jours après l’échec des Amendois, et deux jours de négociations avec la garde d’Or, les soldats du Bronze avaient été rapatriés chez eux. Harldur s’était remis de ses blessures mais, avec Elir, ils restaient prisonniers exceptionnels d’Eel, jusqu’à ce que l'Étincelante n’envisage leur retour. La cité d’Amendo accepta de signer un traité de paix qui les privait de garde et ils acceptaient d’être sous la supervision de l'Étincelante pour les cinq prochaines années.
Les traîtres à Eel eurent différents traitement selon leur implication dans l’invasion de la cité. Ceux qui avaient été forcés ou menacés, à l’instar de Sopia, ne furent pas emprisonnés mais exilés et ils avaient interdiction de revenir sur le territoire d’Eel. Ceux qui avaient été payés ou qui voulaient se venger personnellement de traitement qu’ils jugeaient dégradants, comme Karuto, avaient été jugés et emprisonnés pour plusieurs années ou condamnés au bagne.
Le bilan des morts s’était alourdi avec un gardien de l’Absinthe et Nilhem qui n'avait pas survécu, une nouvelle hémorragie avait eu raison de lui et toute l’Obsidienne en restait marquée et peinée.
Les funérailles du taureau avaient eu lieu le matin même. Lance, dans son bureau, soupira lourdement. Il avait tenu les mains de la mère du brownie pendant tout le cérémoniel. Elle avait perdu son fils aîné et, alors qu’elle aurait dû se réjouir de sa promotion, elle pleurait sa mort.
Encore un aspect de ce travail qu’il détestait. Le chef des Obsidiens allongea ses jambes sur son bureau et laissa tomber sa tête dans la paume de sa main. L’ambiance de la garde état morose, les décès, les blessés et ce sentiment idiot de s’être fait si facilement avoir, culpabilité, colère… Il faudrait du temps pour que les cicatrices ne disparaissent.
Machinalement, Lance porta sa main à son épaule. Il étirait sa peau et massait son articulation plusieurs fois par jour mais cette blessure-là aussi sera longue à guérir.
Quelques coups furent frappés contre le bois de la porte du bureau et Wila apparut. La sirène guerrière n’avait reçu que quelques hématomes sans gravité et avait bien aidé ses camarades à remonter la pente en écoutant leurs peurs, leur sentiment de vulnérabilité et les blessures psychologiques.
— Ça va ? s’enquit-elle.
— Et toi ? éluda-t-il.
— Difficile. C’était juste et beau ce que tu as dit lors de la cérémonie
— C’était la vérité. Nilhem était un élément prometteur et il est mort en héros pour Eel.
Lance se leva et alla au mini-bar, il avait besoin d’un verre et en proposa un à Wila qui accepta.
— Je voulais aussi te remercier, reprit-elle. Sans toi, je serais aussi sûrement morte.
— Ne dis pas ça. Tu t’es bien battue.
Lance revint au bureau contre lequel la sirène s’était adossée. Il posa son verre près d’elle et vida dans sa gorge celui qui lui était destiné. Une agréable chaleur se répandit le long de son oesophage et dans le creux de son estomac.
— Tu m’as sauvée la vie et je ne sais pas comment te remercier, murmura-t-elle, les prunelles brillantes de reconnaissance.
— Tu n’as pas besoin.
— J’insiste.
La guerrière commença à déboutonner son chemisier et dévoila une brassière en tissu si fin que Lance pouvait apercevoir le contour de ses mamelons. Le chef déglutit difficilement, silencieux, observateur. Les lèvres vert émeraude de la sirène, sa peau écaillée et fraîche, les rondeurs de ses seins, son odeur d’iode et de soleil et son regard troublé… Lance eut envie de déposer ses lèvres contre son cou, de sentir la fermeté de ses cuisses autour de sa taille. Il se sentait à l’étroit, avait envie de se saisir de la jeune femme, de se libérer des ténèbres pour s'imprégner de vie.
Pourtant, un frein l’empêcha d’assouvir cette pulsion, son coeur ne battait pas en harmonie avec le reste de son corps et l’image de Florelle dans sa robe verte, ses cheveux tressés et entourée des fragrances de fleurs vint le hanter. Aussi délicatement que possible, il prit les pans du chemisier de la gardienne pour le refermer sur elle.
— Je suis désolé, je ne peux pas, s’excusa-t-il avec douceur.
Il sentit l’émotion étreindre Wila, il voulut la prendre dans ses bras mais, vexée, elle le repoussa et quitta le bureau en serrant contre elle son vêtement entrouvert. Lance secoua la tête et les bras ballants, il se retrouva à nouveau impuissant. Il ne pouvait rien faire contre le coeur qu’il venait de briser. Il eut envie d’un autre verre, voire de la bouteille entière. Finalement, il se refusa à choisir la facilité. Il quitta le bureau et avec lui, toutes les responsabilités qui lui incombaient. Il passa dans le couloir des chambres des gardiens et hésita à s’arrêter à celle de Florelle. Était-elle là derrière la porte ? Il avait envie de toquer, d’y entrer, de retrouver du réconfort par sa présence mais il ne fit rien de tout cela. Il avait interdit à Wila de l’aimer, alors qu’est-ce que lui donnait le droit d’aimer Florelle ?
Il retourna au bureau et saisit la bouteille par le goulot.
Chapitre Quinze - Cléan de Raev
Les semaines avaient succédé aux jours depuis la cérémonie d’adoubement et la tentative d’invasion et de vol de la part d’Amendo. Il planait toujours sur les gardiens cette fatalité qui les avait tous saisis, la perte du contrôle de leur vie, de leur cité, qui leur revenait doucement au rythme des missions qui se poursuivaient.
Florelle n’avait presque pas revu Lance depuis, son chef restait enfermé dans son bureau et, les fois où elle le croisait, son regard bleu de glace était distant et froid. Elle avait tenté de le voir mais Valkyon les assommait de travail.
L’Obsidienne était en charge des nouveaux plans de sécurisation de la cité, de la surveillance d’Elir et de Harldur en tant que prisonniers privilégiés et au rapatriement des derniers Bronzes blessés qui n’avaient pas pu rejoindre Amendo avant.
Ce matin-là, la sorcière quitta le réfectoire, géré par une nouvelle intendante et cheffe cuisinière, Bohil, une pandorienne costaude à la peau bleue et aux yeux jaunes.
Une dissension s’était opérée entre gardiens et intendants alors que plusieurs d’entre eux avaient participé à la trahison d’Eel. Tous avaient été interrogés et les comportements suspects de certains avaient attiré les soupçons. Beaucoup d’intendants avaient été renvoyés sans autre forme de procès et remplacés par de nouveaux membres. Bohil, en tout cas, était beaucoup plus gentille que le faune et ses repas moins fades et moins gras.
La sorcière se rendit à l’étage des chambres des invités pour relayer l’Obsidien qui surveillait les anciens chef d’Amendo. Leur sort n’avait pas encore été tranché dans les négociations menées par l'Étincelante mais Miiko leur garantissait confort et sécurité. Elir et Harldur bénéficiaient d’une grande chambre privative avec salon et salle de bain à usage personnel. Leur seule sortie se limitait à une heure de marche par jour, suffisant pour l’Argent, trop peu pour le Bronze qui rêvait de se défouler.
Devant les portes menant à leur chambre, Valkyon discutait avec Mavic qui avait veillé toute la nuit. Il en faisait un rapide compte-rendu au second.
— Ah Florelle, je te cherchais. J’ai une autre mission pour toi aujourd’hui, l’informa le second.
— Et qui va remplacer Mavic ?
— Wila va arriver. Suis-moi.
Florelle adressa un regard désolé à l’adlet qui allait encore devoir attendre qu’on le relaie avant de pouvoir dormir.
Valkyon marchait vite, la gardienne sur les talons. Ils quittèrent le château, traversèrent le marché pour rejoindre le Bastion.
— Les autorités de Flanac ont arrêté un criminel que nous recherchions depuis longtemps. Toi et moi, nous allons le récupérer pour qu’il soit jugé ici à Eel, expliqua le second tout en marchant.
— De quoi est-il accusé ?
— Cléan de Raev est un mercenaire, spécialisé dans les assassinats, pour le peu qu’on le paie suffisamment. Mais il est aussi responsable de nombreux vols, et coups d’état à travers le monde.
Les gardiens rejoignirent le bureau des officiers où l’ordre de mission et tous les documents nécessaires au transfert les attendaient. Toutefois, le bureau était déjà occupé par son chef qui justement consultait les parchemins.
— Lance ? s’inquiéta Valkyon en voyant son frère penché sur le grand bureau.
Florelle présagea le pire. Du dragon émanait une aura à peine perceptible mais clairement menaçante.
— Tu pensais vraiment pouvoir partir le chercher avant que je ne l’apprenne !
— Je m’en occupe personnellement.
— Non ! C’est à moi d’y aller ! éructa son aîné.
Avec humeur, Lance se retourna pour faire face à son frère. Son regard bleu de glace était tranchant et de son visage déformé par la colère. Florelle ne l’avait jamais vu dans cet état et cela ne lui plaisait pas du tout. Elle assista à la dispute qui animait les frères sans intervenir.
— Tu n’es pas en mesure de mener cette mission, ça te touche de trop près ! argumenta Valkyon.
— Ce n’est pas à toi de décider !
— Vraiment ? Je pensais que cela faisait partie de mon travail d’attribuer les missions.
— Mais j’ai mon mot à dire ! Tu n’iras pas ! J’irai et c’est tout.
— Essaie de ne pas le tuer en route ! Il doit être jugé vivant !
— Il le sera !
Valkyon était aussi furieux que son frère mais il abandonna le combat qu’il avait perdu d’avance. Il devait respecter son aîné mais surtout son chef et préférait fuir la colère évidente et irraisonnée de Lance.
— Bon courage Florelle, lança le cadet en passant à côté d’elle.
La sorcière s’était faite invisible dans un coin du bureau, embarrassée d’avoir assisté à cette scène et en colère contre celle de son supérieur qu’elle ne comprenait pas. Lance s’était à nouveau intéressé aux documents étalés sur le bureau, ignorant Florelle qui ne savait pas si elle devait ou non se manifester.
— Tu m’expliques ? tenta-t-elle.
Comme si l’Obsidien avait totalement oublié sa présence, il se retourna pour la détailler et, derrière son regard froid, elle le voyait en pleine réflexion.
— C’est une vieille histoire, ça ne te regarde pas.
— J’ai besoin de connaître tous les éléments qui entrent en compte dans la mission…
Lance était sur le point de s’énerver davantage encore lorsque Florelle s’approcha de lui et le regarda droit dans les yeux. Face à elle, la colère du chef régressa quelque peu et son regard de glace fondit.
— Ce n’est que moi. Tu peux tout me dire… Lucas.
Florelle murmura son prénom mais elle vit l’effet que cela lui procurait. Tous ses muscles contractés de ses épaules se relachèrent, comme la tension qui maintenait ses poings serrés. Il lâcha un soupir et avec lui, tout rancune semblait l’avoir quitté. Lance recula d’un pas, comme pour signifier qu’il rendait les armes.
— C’est un homme de mon passé et je l’ai cherché pendant presque dix ans. Je veux absolument qu’il paie pour ce qu’il a fait.
— Raconte-moi.
Lance s’était engagé dans la garde d’Obsidienne à l’âge de seize ans en tant que recrue et s’était lié d’amitié avec deux autres prétendants au poste de gardien : Cléan de Raev et Sparo Orkedis. Ensemble, ils formaient un trio soudé et redoutable. Ils avaient bénéficié de la formation des Obsidiens et avaient été promus au rang de gardiens. Ils s’étaient détachés des autres en formant une élite parmi la garde et étaient appelés lors des missions particulièrement périlleuses.
L’une d’entre elles les avait amenés à interrompre un convoi d’opium, d’en arrêter le marchand et de saisir la cargaison. Or, Cléan, corrompu, les avait conduits dans un piège et Sparo était mort. Depuis, de Raev avait fui la garde et était devenu mercenaire en mettant sa formation d’Obsidien et son savoir d’ex-gardien au service des notables et malfrats qui pouvaient se payer ses talents. Lance, lui, voulait sa vengeance contre celui qui avait tué l’un des leurs et trahi la garde.
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Lance et Florelle partirent pour Flanac l’après-midi-même, après le déjeuner. Le chef était resté silencieux après avoir dévoilé à sa subalterne son grief contre de Raev. Il n’y avait qu’une journée et demie de marche pour rejoindre la cité voisine et, comme le prévoyait leur itinéraire, ils s’arrêtèrent au poste qui marquait la frontière avec Flanac pour y passer la nuit. Le poste de garde était occupé par deux Étincelants qui avaient pour tâche de recenser les allées et venues des Eeliens et des Flanaciens et d’inspecter les marchandises. La tâche était plutôt agréable. Les terres de Flanac s’étendaient à travers un réseau montagneux et une guerre civile récente avait appauvri la population.
Le poste ressemblait ni plus ni moins à une maison avec au rez-de-chaussée les bureaux administratifs avec une petite cuisine et, à l’étage, deux chambres dont une occupée par les gardiens en faction. Florelle ne savait pas quoi penser de l’idée de dormir avec Lance, dans la même chambre. Rien ne se prêtait au romantisme. Déjà, l’humeur de Lance restait morose et changeante et, surtout, la chambre contenait deux lits superposés. Sans compter qu’ils étaient en mission. Rien ne présageait qu’il allait se passer quelque chose de particulier ce soir.
Après un repas frugal entre eux et les deux Étincelants qui habitaient les lieux, les Obsidiens allèrent se coucher. Le chef avait investi le lit du haut et Florelle eut une pensée saugrenue et pas du tout adaptée à la situation : est-ce que Lance allait dormir nu, comme à son habitude lorsqu’il dormait au château d’Eel ?
L’ambiance était rigide et distante et ça minait la sorcière au point qu’elle eut du mal à s’endormir. Alors qu’ils se tournaient autour depuis des semaines, là, tout s’était arrêté, pire, la situation semblait avoir régressé et cela la blessait réellement. Elle appréciait Lance, elle aimait ce qu’il y avait entre eux, même si elle ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire, elle voulait explorer la relation particulière qu’ils partageaient.
Sans compter qu’à présent, des bruits dans la chambre voisine, d’abord discrets, s’intensifièrent. Sur ses grades, Florelle tendit l’oreille et comprit rapidement que le gardien et la gardienne qui vivaient au poste de garde étaient en plein ébat. Le tout fut assez court et en moins d’une minute, les gémissements atteignirent leur paroxysme avant de se taire complètement, tout comme le léger tremblement qui agitait la structure du lit. Florelle était rouge cramoisi et cela augmentait encore sa frustration par rapport à son envie d’intimité avec Lance. Elle avait rêvé d’une mission avec lui et là, bien que son son voeu soit exaucé, rien n’allait.
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Lance avait dormi d’un sommeil entrecoupé. Les gardiens hôtes semblaient étrangement, excités à l’idée de se donner en public alors qu’un chef de garde dormait dans la chambre voisine. Certes, il n’y avait pas d’interdit concernant les relations entre les gardiens mais tout de même, ils avaient tout le reste de l’année pour assouvir leurs envies. Est-ce que lui se laissait aller ? Il se forçait à retenir ses sentiments pour Florelle alors qu’elle dormait à moins d’un bras de distance…
S’il avait su, il aurait demandé à quelqu’un d’autre de l’accompagner. Il n’aimait pas l’idée que Florelle subisse son humeur et surtout qu’elle rencontre Cléan de Raev, ni qu’elle ait ce rôle tampon entre le chef et le prisonnier qu’il rêvait de voir mort. Il allait devoir se contrôler pour le bien de la mission et pour l’image que la sorcière avait de lui. Après avoir somnolé, il s’était réveillé à nouveau par l’agitation dans le lit sous le sien. Fronçant les sourcils, il passa la tête au dessus de la couche et vit Florelle, ses cheveux blonds éparpillés sur l’oreiller, en proie à une vision qui perturbait son sommeil. Elle remuait la tête et, sous ses paupières, la lueur violette qui irradiait de ses iris.
Au moment où il allait l'interpeller, la lueur s’évanouit et la sorcière retrouva un sommeil calme.
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Le lendemain, ils quittèrent le poste de garde et traversèrent la frontière avec Flanac. Florelle appréhendait de se retrouver face au mercenaire qu’elle imaginait terriblement dangereux et elle espérait être à la hauteur. Plus que tout, elle craignait de faire un faux pas face à son chef.
— Tu as eu une vision cette nuit, lui apprit Lance sur le ton de la conversation alors qu’ils cheminaient.
Il semblait que le sommeil avait un peu dissipé sa colère qui ne l’avait pas quitté la veille.
— Vraiment ? Je ne me souviens pas toujours… Est-ce que j’ai dit quelque chose ?
Immédiatement, ses joues s’empourpèrent, qu’avait-elle pu faire ou dire ? Avait-elle encore eu une vision de eux deux en plein ébat, vision déclenchée par les gardiens du poste ?
— Non, rien.
La sorcière soupira de soulagement et se concentra pour tenter de retrouver les images visionnées, cela pouvait être important pour la mission. Elle ferma les yeux et se focalisa sur son don. Arrêté quelques mètres devant elle, Lance l’observait. Les images revinrent, familières, comme les émotions qu’elles avaient provoquées chez elle.
— Oui... Je me souviens. Je t’ai vu toi, lorsque tu étais enfant, avec une femme qui s’appelait Nicolae. C’est elle qui vous a recueillis lorsque vous êtes arrivés à Eldarya ?
Lance hocha la tête, son regard bleu de glace la sondant. Elle ne savait pas si les souvenirs étaient heureux ou non et Florelle crut avoir fait une erreur en les évoquant. Les frères ne parlaient jamais de leur passé mais la sorcière savait simplement que l’intégration de Valkyon avait été plus facile que celle de son aîné plus âgé.
— Nicolae appartenait à la garde d’Obsidienne, avoua Lance en reprenant la route. Elle est partie à la retraite à peu près au moment où l’on nous a trouvés. Elle a accepté de s’occuper de nous, sous couvert de la garde.
La sorcière apprécia le fait que l’Obsidien se livre de la sorte, privilégiée de son témoignage. Il lui raconta des bribes de souvenirs qu’il avait de son arrivée à Eldarya, non loin de la cité. Il expliqua l’impression de grandeur, de magnificence, qui se dégageait du château lorsqu’il le vit pour la première fois.
— On est restés plusieurs mois à la garde, sans savoir ce qu’on allait faire de nous et Nicolae s’est proposée de nous accueillir comme une tante.
— Tu lui as causé des misères, devina Florelle qui, dans sa vision, avait entrevu des disputes.
— Pendant de longues années, j’ai refusé de croire qu’il était impossible de retourner sur Terre. Je me suis très souvent enfui, retrouvé dans la grande bibliothèque ou auprès de charlatans qui me vendaient un retour chez moi, contre une somme astronomique que j’avais volée.
Le chef émit un sourire face à ces anecdotes d’enfance qu’il semblait redécouvrir. Oui, il en avait fait voir de toutes les couleurs et il ignorait comment sa lubie de retrouver sa famille avait disparu. Peut-être s’était-il lassé, peut-être avait-il perdu espoir.
— Quand est-ce que vous avez appris votre vraie nature ? questionna Florelle.
— Lorsque j’ai eu quatorze ans, j’ai passé le test auprès de la garde d’Absinthe car j’étais pleinement formé. Valkyon l’a passé au même âge, bien qu’aucun doute ne persistait quant à sa nature de dragon.
— Et Nicolae ?
— Elle n’avait pas d’autre famille à part nous et j’espère lui avoir fait honneur à tout ce qu’elle nous a donné et enseigné, déclara Lance, nostalgique. Elle est décédée à un âge honorable, lorsque Valkyon a intégré la garde à seize ans.
— Depuis, tu es devenu chef et Valkyon second de l’Obsidienne. Elle peut être fière.
Lance ne répondit pas, se contentant d’un timide sourire en coin. Florelle était contente que le dragon se soit livré facilement à elle mais elle appréhendait à nouveau un regain de colère en voyant Cléan de Raev. Elle savait le sujet ultrasensible mais se força à l’évoquer.
— Tu es sûr que tu as bien fait de te proposer pour cette mission ? hésita-t-elle.
— Je me dois de la mener à bien, pour l’ami que j’ai perdu.
— Est-ce que tu arriveras à garder le contrôle ?
Il la regarda de ses iris glacés et la sorcière crut avoir encore dépassé les limites de son statut mais Lance prit une inspiration et hocha la tête.
— Oui, pour le bien de la mission avant tout.
Le duo était aux abords de la cité un peu avant midi. Flanac s’était nouvellement reconstruite après plusieurs coups d’état et des années de guerres civiles qui avaient ravagé le territoire. Il s’étendait sur une chaîne rocheuse et la cité, dont les constructions se fondaient dans la roche, était nichée au coeur d’une vallée . Pour y accéder, il fallait passer les obstacles de la nature : les tunnels creusés dans la roche, les escaliers taillés dans le grès et les lacets qui serpentaient les flancs des montagnes. Les Obsidiens croisèrent une longue file de commerçants et paysans venant vendre leurs denrées en ville et Florelle envia leur charrette et leur chevaux alors qu’elle avait les jambes en compote d’avoir tant grimpé. Le bâtiment principal de Flanac n’était pas particulièrement accueillant avec les meurtrières qui servaient de fenêtres et les portes en bois très foncé, la forteresse semblait imprenable, englobée de la sorte dans la montagne.
Une fois au coeur de la cité, ils suivirent les pavés sales des rues odorantes jusqu’à la prison, un peu en retrait des autres infrastructures.
Sur place, Lance présenta les documents nécessaires au transfert et il fallut encore un peu de temps pour que les geôliers ne reviennent avec leur prisonnier. Florelle s’attendait à découvrir la pire des créatures, une silhouette massive, un regard assassin et débordant de haine. Ce fut tout le contraire.
Cléan de Raev appartenait à la race, assez rare, de renard-garou et d’autant plus exceptionnel qu'il était albinos. Il était grand, mince et il devait plaire aux femmes avec ce sourire facile d’où pointait une canine coquine. Ses cheveux blancs et longs étaient rattachés en catogan mais on pouvait apercevoir une ligne de poils descendre dans son cou, parcourir son dos pour sortir sous forme d’une queue touffue et blanche, aux pointes noires, comme l’extrémité de ses oreilles. Ses iris rouges fixaient alternativement la sorcière et le dragon d’un regard amusé. Il lâcha une joyeuse exclamation en voyant Lance, tout en approchant, chevilles et poings liés.
— Je sens que je ne vais pas arriver à Eel en entier !
Florelle pouvait sentir l’aura de Lance l’envelopper comme une épaisse couche de colère et de soif de vengeance. Elle lui frôla la main de ses doigts comme pour lui rappeler l’engagement qu’il lui avait fait.
— Nous allons te ramener à Eel pour que tu puisses être jugé.
— On va voir combien de temps tu vas tenir avant de vouloir me tuer...
— Baillonnez-le, commanda Florelle aux geôliers.
Ils s’exécutèrent et retirèrent les chaînes qui entravaient ses jambes. Enfin l’un d’eux tendit la corde au chef des Obsidiens et le mercenaire fut sous leur responsabilité.
La descente de la vallée ne fut pas de tout repos pour le prisonnier. Les mains attachées et tiré par Lance qui ne le ménageait pas, Cléan tomba à deux reprises dans les escaliers qui serpentaient le flanc de la montagne et les regards que les hommes échangeaient laissaient suggérer à Florelle que l’Obsidien n’était pas des plus tendres avec son ancien acolyte.
Sans un mot, ni une réprimande, elle tendit la main et récupéra la corde qui maintenait le mercenaire et Lance obtempéra. Il ne fallait tout de même pas qu’il se brise le cou malencontreusement…
Au bout de deux heures de périlleuse avancée, le mercenaire râla derrière son bâillon. Il pointait la hanche de la sorcière où sa gourde pendait.
— On fait une pause, deux minutes, pas plus, ordonna Lance.
Cléan s’assit sur un rocher qui bordait la route et Florelle détacha la lanière qui l’empêchait de parler. Le mercenaire cracha, but avidement et lâcha un soupir de contentement.
— On n’a pas été présentés, débuta-t-il alors. Cléan de Raev, pour vous servir.
— Je sais qui vous êtes et je n’ai pas besoin de vos services, répondit Florelle, courtoise.
— Comment t’appelles-tu ?
— Florelle Blackhill.
— Tu dois être nouvelle à l’Obsidienne, et à quelle race appartiens-tu ?
— Je suis nouvelle en effet et vous posez trop de questions.
— Pas le bâillon s’il te plaît ! J’étouffe ! Mais je te promets d’être muet comme une carpe !
Le renard-garou leva les mains en signe de bonne foi et mima une croix sur ses lèvres comme une promesse scellée. Florelle concéda à sa requête et le trio se remit en route. Ils passèrent la frontière dans l’après-midi mais n’avaient pas prévu de s’arrêter au poste de garde pour y passer la nuit. Ils trouvèrent une habitation abandonnée, repérée par le chef des Obsidiens à l’aller, et décidèrent d’y camper. Cléan fut attaché à l’une des seules poutres qui avait résisté à l’incendie ayant ravagé la ferme. Lance partit chasser pendant que Florelle commençait à faire un feu.
— Alors comme ça, Lance est devenu chef de l’Obsidienne, commenta de Raev après avoir remarqué dès le départ l’insigne unique que le dragon portait. Je me doutais qu’il allait grimper les échelons. Je me demande lequel entre Sparo et moi il aurait choisi pour être son second…
— C’est Valkyon qui est le second, le renseigna Florelle.
— Ah, j’étais déjà parti lorsqu’il est devenu gardien. Je ne l’ai qu’entrevu que comme recrue.
La gardienne lui jeta un regard de travers. “Parti”, c’est vraiment comme ça qu’il considérait ce qu’il avait fait ?
Cléan remarqua le coup d’oeil qu’elle lui avait lancé et gloussa.
— Je serais curieux de voir ce qu’il t’a raconté. Tu comprends que nous n’avons pas fait de debriefing après l’échec de notre mission, ce jour-là. Alors je n’ai pas vraiment eu la possibilité de me défendre.
— Ce n’est pas à moi de vous juger, mais à la garde et là, vous pourrez vous défendre pleinement.
Florelle quitta la grange brûlée pour se rendre à la rivière jouxtant leur toit pour la nuit. Le comportement de Cléan commençait à lui taper sur le système. Elle commençait à entrevoir sa personnalité. Il était mielleux, manipulateur et semblait très à l’aise avec la gente féminine et, en cela, il ressemblait à Nevra, tous les deux coureurs de jupons.
La nuit était tombée au pied des montagnes et, au moment où Florelle finit de remplir les gourdes d’eau, Lance revint avec un faisan duquel il avait prélevé les plus beaux morceaux. Le chef attendit la sorcière près de l’entrée de la grange.
— Ça va ? s’enquit-il en faisant référence à de Raev.
— J’ai hâte de rentrer, il parle beaucoup et… je dois avouer que j’ai un peu peur de tes réactions à chaque fois qu’il ose l’ouvrir.
L’aveu de Florelle sembla toucher Lance plus que de raison. savoir qu’elle pouvait avoir peur de lui, plus que du criminel dangereux qu’ils transportaient…
— Je suis content que tu m’accompagnes, renchérit-il. Le fait que ce soit toi… ça m’aide à me contrôler. Peut-être qu’avec un autre, Cléan serait mort dans un accident ou autre, lâcha-t-il en gloussant sans savoir si cette hypothèse se serait ou non vérifiée. Je pense que… tu me rends meilleur, Florelle.
Le regard de la sorcière s’était mis à pétiller, comme souvent lorsqu’ils se retrouvaient seuls, lorsqu’ils osaient s’avouer à demi-mot leurs sentiments.
— Je ne doute pas que tu sois quelqu’un de bon, mais peut-être que ta nature fait que tu peux te laisser contrôler par ta colère et je ne me sens pas à l’aise avec cette facette.
Lance acquiesça, la jeune femme savait lire en lui comme dans un livre ouvert et à de nombreuses reprises, son emportement lui avait joué des tours.
— Je suis désolé que tu aies assisté à la dispute avec Valkyon et…
— Tu n’as pas à t’excuser, coupa-t-elle. C’est fait.
La sorcière laissait sous-entendre qu’elle préférait ne plus être témoin de ce genre de discussion animée. Après un dernier regard silencieux, les Obsidiens pénétrèrent sous couvert de la grange.
▲▼▲
Au milieu de la nuit, la sorcière se réveilla en sursaut, en nage, le coeur battant, la nausée au bord des lèvres. A ses côtés, Lance lui caressait les cheveux pour tenter de la rassurer de ses visions angoissantes.
— Florelle, tu vas bien ?
— Où est-ce que qu’on est ? questionna-t-elle, totalement désorientée.
L’Obsidienne avisa Cléan de Raev, toujours attaché à une poutre et réveillé par le raffut. Son regard exprimait autant d’incompréhension que Florelle qui s’assit sur sa couche le temps de se remettre des images qu’elle avait vues. La gorge pâteuse, elle avait chaud et besoin d’air frais. Elle quitta la grange par le trou béant qui éventrait sa façade.
— C’est quoi son problème ? questionna le prisonnier au moment où elle s’évanouit dans l’obscurité.
Florelle rejoignit la rivière tout près, tomba à genou et aspergea à plusieurs reprises son visage d’eau glacée avant de retrouver son calme. Lance l’avait suivie, inquiet, il arriva près d’elle.
— Est-ce que ça va ?
La sorcière hocha la tête et remarqua que, avec l’obscurité, son chef ne verrait pas son geste, alors elle répondit verbalement par l’affirmative.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— C’était… très confus, j’ai encore beaucoup d’images en tête, des combats… des morts… et la tristesse, la colère… C’est difficile à assimiler.
Florelle frissonna et porta ses mains à ses bras. Lance dut le percevoir, ça ou son état émotionnel, et l’enlaça. La gardienne sentit sa main caresser ses cheveux et son odeur musquée l’enveloppa. Après quelques secondes, elle se sentit mieux et, pourtant, elle ne voulait pas quitter son étreinte.
— Je suis fatiguée de ce pouvoir. Chaque nuit ou presque, je vois des choses atroces. J’ai parfois l’impression que ce que je vois est vrai et que je ne me réveillerais jamais, que je meurs toutes les nuits pour revivre le matin et mourir à nouveau la prochaine fois que je m’endors.
Lance resta silencieux, que pouvait-il dire ou faire face à ses angoisses ?
— Je suis et resterai avec toi dès que tu ressens le besoin d’en parler. Cette fois, je suis là. Si par ma présence je pouvais garantir tes nuits paisibles, je le ferais à chaque instant.
Florelle lâcha un soupir fébrile et resserra son étreinte. Elle aurait tellement voulu que cette promesse soit appliquée.
— Rentrons, l’enjoignit Lance, et repose-toi encore.
— Non, je dois prendre le tour de garde.
— Je m’en occupe. Tu dois te reposer et je ne me sens pas fatigué.
Les gardiens retrouvèrent l’abri et la chaleur que dégageait le feu dans le foyer de la grange. Cléan n’avait pas bougé d’un centimètre et regardait toujours Florelle comme une bête curieuse. La sorcière retrouva sa couche et vit que Lance retint un geste de la main devant le prisonnier. Chacun reprit sa place et Florelle put dormir quelques heures paisibles, sans vision.
Le lendemain matin, Florelle revint de la rivière où elle avait fait une brève toilette après sa nuit mouvementée. Elle repensait aux combats et aux cadavres qu’elle y avait vus. En revenant au camp, Cléan s’étirait à l'intérieur de la grange et dénoua ses épaules du mieux qu’il put bien qu’il ait les mains attachées.
— Est-ce que ça serait un luxe de faire un brin de toilette dans cette rivière ? demanda-t-il.
— Et j’imagine que pour mieux te laver, tu voudrais que je te détache, répliqua Florelle. Hors de question.
— Oh allez ! J’ai passé trois semaines sans me laver depuis que je suis à Flanac et cela m’étonnerait qu’ils aient installé des douches dans les prisons d’Eel alors je pense que je mérite juste de faire trempette, argumenta le mercenaire. Ça me gratte de partout, je suis sûr d’avoir des puces !
Florelle soupira et Lance lui aussi était parti se rafraîchir… Finalement, la sorcière, sur ses gardes, prit le prisonnier et le conduisit à la rivière. De là, elle vit Lance, torse nu, se frictionner les bras et le torse d’eau froide. Son corps était une sculpture grecque, céleste, immuable où chaque muscle était parfaitement dessiné et mis en valeur par l’eau qui perlait sur sa peau.
Florelle eut un temps d’arrêt et se ressaisit lorsqu’elle remarqua que Cléan se moquait d’elle et de sa réaction. Les joues rouges, elle fit abstraction de la vue sublime de son supérieur. Celui-ci les interpella et Florelle lui expliqua la demande du mercenaire. A deux, ils attachèrent Cléan à la cheville puis l’autre côté de la corde à un arbre. Il pouvait ainsi se mouvoir plus facilement sans risquer de se libérer.
— Surveille-le, régit Lance, je vais éteindre le feu et d’ici quelques heures, nous serons à Eel.
Florelle acquiesça et s’assit sur une pierre qui bordait la rivière. Cléan de Raev était déjà torse nu, les cheveux détachés, il plongea la tête dans l’eau et se frictionna le crâne puis le corps. La gardienne ne pouvait détacher ses yeux de son dos d’où une ligne de poils blancs courait jusqu’à une queue vulpine qui avait pris l’eau et diminué en volume. Enfin, il s’assit dans le lit de la rivière en grimaçant au contact de l’eau froide et sans pudeur ou presque, il se frotta à l’intérieur de son pantalon. Et pour ça, la sorcière détourna le regard. Elle entendit encore le gloussement moqueur du renard qui se raillait d’elle.
— Sois pas timide ! Vu comment tu regardes Lance, tu as déjà dû le voir dans le plus simple appareil.
Florelle secoua la tête. Il était vrai qu’elle l’avait déjà vu nu mais si Cléan suggérait qu’ils avaient déjà couché ensemble, il se trompait royalement.
— Oh sérieux ? En tout cas, ça ne devrait plus tarder si tu veux mon avis, ricana-t-il. “Tu me rends meilleur Florelle”.
Le mercenaire avait entendu leur conversation la veille et se moquait éhontément des mots du dragon.
— La ferme !
Florelle, irritée, le tira hors de l’eau alors qu’il riait toujours à son imitation mal faite.
▲▼▲
Le trio arriva à Eel en fin de matinée, de Raev avait à nouveau écopé de son bâillon à force de taquiner Florelle.
— Je vais le conduire aux geôles, se proposa Lance.
— Non laisse, va prévenir Valkyon, il doit se faire un sang d’encre.
Le chef gloussa et rejoignit le Bastion d’Ivoire avec entrain tandis que la gardienne emmena le mercenaire dans les sous-sol du château. L’intendant en chef des prisons enregistra l’arrivée de Cléan, le fouilla et lui désigna une cellule. Florelle l’accompagna jusqu’au bout.
— Je pense que nous nous reverrons.
— J’en suis certain, s’en amusa Cléan. Je t’ai tapé dans l’oeil. A peine vas-tu quitter ce niveau que je te manquerai.
Florelle leva les yeux au ciel en secouant la tête, exaspérée du comportement du renard. Enfin, elle ressortit à l’air libre et prit la direction du Bastion pour rédiger son rapport.
Chapitre Seize - Une amitié impossible
Florelle descendait l’escalier en colimaçon qui serpentait le long de la roche. Elle jouait avec une pomme entre ses mains et arriva aux prison du château. Après avoir signé le registre, elle se rendit accompagnée du geôlier dans le troisième couloir puis à la huitième cellule à gauche, celle de Cléan de Raev. L’intendant en chef des prisons ouvrit la porte de la cellule et, en la reconnaissant, le mercenaire ricana.
— Qu’est-ce que je disais ! Je savais que tu reviendrais me voir !
Le renard-garou albinos se releva et consentit à être attaché pour qu’il ne puisse s’enfuir bien que la porte soit ouverte. Florelle découvrit l’intérieur de la cellule noire, une paillasse assez propre, un plateau vide et un seau que l’intendant embarqua pour éviter d’être incommodé par l’odeur. Il revint en offrant un tabouret sur lequel Florelle s’assit et il disparut. La sorcière prit place et lança la pomme au prisonnier qui, une fois rattrapée, croqua dedans.
— La date de ton procès a été fixée pour dans un mois.
L’Obsidienne sortit de son dos un parchemin et le tendit à Cléan.
— C’est quoi ?
— Le recensement de tes crimes, la mise en accusation et les différents droits que tu possèdes comme celui d’avoir une défense. Ce genre de blabla.
Le mercenaire s’exclama.
— Je n’ai pas besoin de me défendre, je suis coupable ! Je mourrai sur la potence et je l’aurai mérité.
Florelle secoua la tête, désabusée. Personne ne savait qu’elle était venue voir Cléan, même pas Lance, mais elle avait rêvé de lui, alors elle voulait le connaître davantage et pourquoi pas, participer à la justice d’Eel.
— Est-ce que tu sais ce que je suis et quelle particularité je possède ?
Il répondit par la négative et la jeune femme poursuivit.
— Je suis une sorcière et j’ai le don de voir aussi bien l’avenir que de me plonger dans le passé.
— Un sorcière ! Waouh, j’en ai rencontré une fois
Florelle, intriguée, le laissa raconter l’histoire d’une vieille sorcière tatouée qu’il devait tuer, mission payée par un village apeuré de sa présence. L’histoire ne dit pas s’il l’avait exécutée ou non..
— En tout cas, une sorcière dans la garde d’Eel... on aura tout vu, se moqua-t-il encore.
— J’ai compris en plusieurs fois que tu n’étais pas aussi coupable que tu ne le prétends.
Soudainement, le regard du renard se fit plus rougeoyant et Florelle comprit, pour la première fois, la dangerosité de cet homme.
— Sparo Orkedis était aussi impliqué dans le trafic d’opium sauf qu’il est mort et que tu en a porté seul la responsabilité.
Cléan restait silencieux toujours à la fixer durement, comme pour la sonder, savoir si elle savait.
— C’était lui le traître, c’était lui qui a mené votre groupe dans un piège. Tu l’as découvert à la dernière seconde et tu savais que c’était lui. Pourtant, tu n’as rien dit, pourquoi ?
— Cela n’aurait rien changé, mon ami était mort et je n’ai rien pu faire pour le ramener parmi nous.
— Mais pourquoi fuir alors ? En faisant cela, c’était sûr qu’Eel te considérerait comme traître.
Cléan ferma les yeux et croisa les bras sur sa poitrine. Il ne voulait plus dire un mot et les questions de Florelle restèrent sans réponse. La sorcière quitta la cellule mais savait qu’elle reviendrait régulièrement. Cléan de Raev n’était pas le criminel, ni le meurtrier qu’on lui avait décrit.
▲▼▲
— Tu te trompes lourdement. Je suis un mercenaire et même si le début de l’histoire est inexacte, le reste est vrai. J’ai tué et volé pour de l’argent.
Florelle était redescendue le lendemain après-midi, cette fois avec des vêtements propres et avait repris ses questions.
— Pourquoi tu ne me racontes pas simplement ce qu’il s’est passé ?
— Et pourquoi tu es ici à m’interroger ? questionna-t-il en retour. C’est Lance qui te l’a demandé ? Est-ce que tu essaies de sauver une âme perdue ?
— Rien de tout ça, lui répondit-elle. J’essaie simplement de comprendre mes rêves.
— Qu’as-tu appris de plus ?
— Tu as rejoint un groupe avec d’autres mercenaires. Vous étiez une demi-douzaine et, pourtant, tu es seul à présent.
Le renard-garou resta silencieux puis finalement releva la tête, le regard froid, le visage figé dans un masque de pierre.
— Je ne répondrai pas à tes questions. Je ne veux plus que tu viennes.
— Est-ce que Madya aurait voulu ça ?
D’un bond, le prisonnier se releva de sa couche et se jeta sur Florelle. Son élan fut interrompu par la chaîne qui retenait son cou. La sorcière sursauta alors que le mercenaire n’était qu’à quelques centimètres de son visage, son regard rouge plus menaçant que jamais. Son visage s’était légèrement transformé vers un museau plus canin et des crocs plus pointus et menaçants. Elle avait imaginé cette réaction mais son coeur battait pourtant furieusement. Elle poursuivit :
— Elle faisait partie du groupe de mercenaires. Vous vous êtes mariés mais elle est décédée en couche, expliqua Florelle qui avait assisté impuissante à cette vision la nuit-même. C’est pour ça que tu as décidé d’être fait capturé ? C’est une forme de suicide ?
— Si j’avais su que tu serais aussi chiante, je t'aurais tuée en chemin. J’ai eu tellement d’occasions ! menaça-t-il, les oreilles dressées.
— Je suis désolée pour ta perte, mais tout ça est vrai. L'Étincelante doit en être informée.
— Il en est hors de question, je nierai !
Florelle soupira et quitta la cellule. Elle ne comprenait rien à Cléan, ni à ses motivations, ni à la façon dont il s’était retrouvé dans cette situation et surtout, pourquoi il taisait les événements dramatiques de sa vie. Elle se sentait frustrée car elle soupçonnait que son don, à travers les visions qu’il lui imposait chaque nuit, la poussait à l’aider mais elle se savait seule dans cette quête. Le principal intéressé ne semblait pas vouloir être aidé et elle se voyait mal exposer à Lance ses hypothèses, inflexible.
Après être passée au Bastion pour s’entraîner, elle alla manger au réfectoire puis retourna aux prisons. Cléan soupira d’exaspération lorsqu’il la vit encore et encore, bien qu’il l’ait priée de ne plus le faire.
— Tu ne lâches pas le morceau, hein…
— Je suis venue me faire pardonner, sourit-elle. L’intendant en chef des prisons accepte que tu puisses te décrasser. Depuis huit jours que tu es ici et c’est une infection.
Le mercenaire ricana et fut conduit sous bonne escorte jusqu’à une salle qui servait à la fois d’infirmerie et de salle de bain destinée aux prisonniers. Comme le reste des sous-sols, la pièce n’avait pas de fenêtre, ce n’était qu’une cave au plafond voûté, tout en pierre taillée, peinte à la chaux. La seule chose qui la distinguait des cellules étaient à la fois sa grande taille, les braseros pour réchauffer la pièce et, surtout, la baignoire en fer remplie d’une eau chaude.
— C’est bon pour vous ? Je reste derrière la porte et à la moindre alerte, vous crierez, d’accord ?
— Elle n’aura pas le temps de crier, croyez-moi.
Le visage du mercenaire, cynique, se fendit d’un sourire taquin mais la menace planait toujours au-dessus de la tête de la sorcière. Celle-ci leva les yeux au ciel et rassura l’intendant.
— Ça ira, merci.
Après un dernier grognement, le geôlier ferma la porte et la verrouilla derrière lui.
— Tu n’as pas peur que je te mange toute crue… ou pire ?
— Advienne que pourra, répondit-elle, fataliste. Si je meurs ou si je suis blessée, ce sera entièrement de ma faute mais j’aurais au moins le réconfort de me dire que tu vas avoir du mal à t'échapper et que, si tu souhaitais vraiment le faire, tu aurais déjà agi depuis longtemps.
Cléan la dévisagea d’un regard amusé puis il haussa les épaules en ricanant.
— Et donc, tu es là pour me surveiller. Tu es consciente que tu vas me voir en tenue d’Adam ? renchérit-il.
— Je sais à quoi ressemble un homme et je doute que tu échappes à la règle.
Florelle s’assit sur un tabouret à distance de Cléan, près d’un brasero rougeoyant. L’humidité de la pièce la faisait frissonner. Le mercenaire se déshabilla entièrement, en lui offrant la vue de son dos et la sorcière contenta de ne pas dévier son regard. Cléan lâcha un soupir d’aise, les bras ballant et ses cheveux détachés qui reposaient sur ses épaules constellées de cicatrices.
Florelle se perdit dans cette contemplation qui lui rappela Lance.
— Tu es songeuse, ça te donne envie de me rejoindre ? proposa-t-il, un sourcil haussé.
— Nous n’avons qu’une heure alors profite-en et parle moins.
— J’ai une idée à te soumettre. Chacun notre tour, nous posons une question à l’autre et nous sommes obligés d’y répondre.
— Je commence dans ce cas. Que s’est-il passé lors de votre dernière mission ? s’engouffra Florelle.
— Tu avais raison sur plusieurs points…
Sparo Orkedis était un myrmidon, un guerrier de Bandor, élevé dans une discipline les plus stricte, une très bonne recrue et un excellent ami. Avec Lance et Cléan, ils avaient fait les quatre cents coups mais le gardien s’était aussi forgé une solide réputation d'Obsidien, efficace et loyal. Sauf qu’il s’était blessé lors d’une mission et qu’un intendant lui avait conseillé de mélanger du lait de pavot au lait de moogliz pour atténuer la douleur. Or, la solution devint le problème lorsque la douleur disparut mais que la drogue resta. Cléan était le seul à connaître l’addiction de son ami qui n’en avait parlé à personne et surtout pas à Lance, de peur de se faire juger par son ami. Lorsque l’ordre de mission fut donné d’arrêter le marchand d’opium et de saisir la marchandise, Sparo avait paniqué à l’idée de ne plus être approvisionné. Alors il avait saboté la mission.
— Je ne pense pas qu’il avait prévu que ça tourne aussi mal, je ne l’ai compris que trop tard. Si seulement, j’avais pu comprendre plus tôt, j'aurais pu l’aider, j’aurais dû en parler à Lance mais j’ai préféré fuir et endosser la responsabilité. J’ai toujours été le vilain petit canard.
Cléan de Raev lâcha un gloussement d’autodérision et il remua dans l’eau pour s’asperger le visage et effacer la tristesse qui le marquait.
— A mon tour, reprit-il. Qu’y a-t-il entre toi et Lance ?
— Rien du tout !
— On avait dit de dire toute la vérité alors ne me mens pas ! râla le mercenaire.
— Je ne mens pas ! se défendit Florelle. On n’est pas en couple si c’est ce que tu imagines !
— Mais il y a bien un truc entre vous !
— C’est juste… qu’il m’a prise sous son aile, avoua la sorcière. Qu’as-tu fait en quittant la cité ?
Le prisonnier attrapa une éponge et commença à frotter la peau de ses bras tout en racontant la suite de son histoire.
— J’ai voulu travailler honnêtement mais je ne savais rien faire d’autre de mes dix doigts que de me battre. Et puis franchement, tu me vois en berger ou en meunier ?
Florelle sourit et répondit par la négative.
— Donc, j’ai vendu mon épée et j’ai commencé à recruter d’autres personnes comme moi qui n’avaient pas de but mais beaucoup de talents. Nous étions à une époque plus d’une dizaine de mercenaires mais entre ceux qui sont morts, qui ont décidé de tout quitté et ceux qui ne sont jamais revenus… La troupe a progressivement disparu. Il ne restait que Madya et moi.
La jeune femme était une druide exclue de son clan pour avoir pratiqué des interruptions de grossesses indésirées, crime ultime dans une culture qui vénérait la vie. Elle aurait pu appartenir à la garde d’Absinthe et avait voulu y entrer, si elle n’était pas tombée amoureuse de Cléan. Le destin, ce monstre ironique, avait interrompu sa vie alors qu’elle devait mettre au monde leur fille et aucune des deux n’avait survécu. L’histoire de Cléan de Raev s’était arrêtée à ce moment-là.
— Que ressens-tu pour Lance ? Et je veux la vérité.
Florelle détourna à nouveau le regard, le temps que le mercenaire sorte de l’eau et s’enveloppe dans un drap de bain. L’Obsidienne avait la gorge nouée. Elle n’avait jamais formulé à voix haute les sentiments qu’elle éprouvait pour son chef. Elle n’arrivait même pas à les définir.
— Je me sens en sécurité avec lui. Je sais que je peux lui confier ma vie et j'espère qu’il sait que je pourrais risquait ma vie pour lui.
La sorcière s’était perdue dans la contemplation des braises qui blanchissaient et s’effritaient sous la chaleur.
— J’admire sa force et son courage et je…
“Je l'adore, je l’aime ? Je me sens belle lorsqu’il me regarde. J’ai besoin de lui ? J’ai envie de lui ?”
Mais elle ne finit pas sa phrase sous le regard tendre du renard. Florelle reporta son attention sur lui, elle se sentait chamboulée par ses propres pensées et émotions.
— Pourquoi tu es là ? questionna-t-elle.
— Qu’est-ce que je peux faire à présent à part payer pour mes erreurs ? J’arrête de fuir.
— À quel prix ? Celui de ta vie ?
— Tu as déjà posé ta question, la nargua Cléan. Qu’est-ce que tu attends pour lui avouer tes sentiments ?
— Je n’ai pas envie que notre situation change, je ne veux pas gâcher notre amitié.
— Votre amitié est impossible. Si tu ne lui avoues pas, que feras-tu lorsqu’il trouvera quelqu’un d’autre ? N’éprouveras-tu pas de la jalousie ? Si tu lui avoues et qu’il te rejette, vous ne serez plus amis et, s’il accepte, votre amitié évoluera. Dans tous les cas de figure, votre amitié est intenable. A toi de voir vers quel chemin te diriger ?
— Et s’il me rejette, je perdrais tout.
— Il ne le fera pas. Je le connais et tu ne le laisses pas indifférent, je l’ai immédiatement remarqué.
Florelle, les joues empourprées, détourna le regard, un sourire adolescent aux lèvres mais une boule dans son ventre.
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Lance sentait la tension l’étreindre lorsqu’il descendit vers les sous-sol du château. Il cherchait Florelle, un peu comme toujours depuis deux semaine. Le chef la croisait rapidement à l'entraînement mais jamais beaucoup plus longtemps et elle disparaissait à nouveau. En interrogeant les autres Obsidiens, il apprit que la sorcière rendait régulièrement visite au prisonnier qu’ils avaient ramené depuis Eel. Les geôles étaient un lieu assez calme et frais, loin de la chaleur de l'arène du Bastion qui brûlait sous le soleil. Il salua l’intendant et avisa le registre de visites et compta le nombre de fois où Florelle était venue : une visite tous les jours, parfois plus.
Une pointe de colère naquit en lui, exacerbée par le rire de la sorcière qui résonnait entre les murs de la prison. Il rejoignit la cellule de Cléan et les surprit, lui et Florelle, en pleine conversation enjouée. Elle était sur le tabouret, assez proche du mercenaire qui, bien qu’attaché, pouvait toutefois la saisir et la menacer. En le voyant, la gardienne, prise sur le fait, se redressa et l’ambiance conviviale se glaça, sous le regard froid de Lance.
— Valkyon te cherche depuis une heure.
— D’accord, j’y vais tout de suite, se précipita-t-elle.
— Et après, tu viendras me voir dans mon bureau.
Florelle, qui s’était échappée dans le couloir, s’interrompit avant de reprendre sa route avec moins d’empressement.
Puis le chef reporta son attention sur Cléan qui s’amusait de la situation. A ses côtés, l’Obsidien remarqua une miche de pain qui pouvait dater de la veille, une veste chaude et un oreiller.
Puis il tourna les talons et quitta le prisonnier sans un mot.
— Lance, attends ! Il faut qu’on parle, lui lança Cléan dans son dos.
Mais le dragon ne se retourna pas.
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Florelle souffla un peu en se dirigeant vers le bureau de Lance. Elle avait la boule au ventre d’aller le voir. Après le regard qu’il lui avait lancé, elle avait blêmi, comme prise en faute d’avoir fait une bêtise. Or, elle n’avait rien fait de mal et elle était prête à se défendre. Elle toqua à la porte, attendit que le dragon l’autorise à entrer d’un “oui” tranchant. Elle pénétra dans sa pièce et attendit encore que Lance finisse d’écrire une lettre pour s’adresser à elle.
— Est-ce que Valkyon s’est plaint de mon travail ? Je ne pense pas avoir fait d’erreur dans mes missions.
— Tu n’es pas payée pour passer du temps dans les prisons. Cette mission est terminée et Cléan de Raev ne mérite plus que nous nous occupions de lui.
Le chef s’était levé pour faire face à Florelle à deux bons mètres d’écart avec, de surcroît, un regard qui marquait davantage encore la distance.
— Tu te trompes sur lui, il n’est pas l’homme que tu penses qu’il est devenu.
— Es-tu tombée amoureuse de lui ?
La sorcière marqua un temps d'arrêt et eut un geste de recul. Le visage de marbre de son supérieur suggérait qu’il ne plaisantait pas.
— Tu es stupide si tu penses ça, lança Florelle qui savait avoir dépassé les bornes.
— Je ne te permets pas ! lui répondit Lance un ton au-dessus. Ce prisonnier n’a pas de statut particulier, alors tu n’as pas à te rendre auprès de lui !
— Il n’est pas ici pour les bonnes raisons et j’essaie juste de comprendre pourquoi, continua-t-elle à se défendre.
— Tu pars en mission ce soir et dès à présent, Cléan de Raev n’est plus autorisé à recevoir des visites.
— Quoi ?
— C’est un ordre !
La sorcière sentait l'émotion étreindre sa gorge. La situation était d’une profonde injustice et, vu l’état du dragon, il semblait impossible à raisonner. Elle aurait voulu hurler qu’il n'était qu’un idiot avec sa rancoeur et sa jalousie mal placées mais elle préférait abandonner, au risque de craquer et de paraître encore plus ridicule.
Chapitre Dix-Sept - L’exécution
La sorcière était partie trois jours en mission à Garancia, à la recherche d’un alchimiste spécialisé dans les minéraux et notamment dans l’étude des réactions mannanéennes. C'était une nouvelle tentative des Absinthes pour sauver le cristal. Heureusement Florelle n’était pas seule mais accompagnée de Mavic et d’Altè, la seconde des Verts, folle d'excitation à l’idée de rencontrer un grand alchimiste. Ils ne l'avaient malheureusement pas déniché mais avait récupéré des informations quant à sa localisation. Une mission inutile qui n’avait eu que pour but d’éloigner Florelle de la cité et de Cléan. Elle ne pensa qu’à lui et à Lance durant ces trois jours. Ses sentiments pour le chef étaient ambivalents car elle lui en voulait beaucoup de l’avoir ainsi écartée, de ne pas l’avoir écoutée et de croire bêtement qu’elle préférait Cléan à lui. La seule solution à son problème serait d’avouer au dragon ceux qu’elle éprouvait pour lui, autant positifs que négatifs, qu’il la comprenne à défaut de la juger.
À leur retour dans la matinée, Florelle et Mavic se rendirent au Bastion d’Ivoire puis à l’office où les Obsidiens prenaient une pause après une séance d’entraînement intensif sous le soleil. L’adlet salua ses collègues et leur demanda les nouvelles des trois jours et c’est à ce moment-là que Wila leur apprit le dernier sujet de conversation de la garde d’Eel.
— Le procès de Cléan de Raev a été avancé. Il a été jugé hier.
— Quoi ? s’exclama Florelle, désemparée et furieuse. Il ne devait avoir lieu que dans une semaine ! Qui l’a défendu ?
— Personne. Il ne voulait pas de défense. Il n’a rien dit et a assumé toutes les charges, expliqua la sirène sur un ton d’indifférence.
Florelle savait que tous les Obsidiens méprisaient le renard-garou en raison de sa trahison qui était profondément à l’encontre de leurs valeurs morales et, pourtant, elle aurait tant voulu leur expliquer la vérité. Mais Mavic la coupa :
— J’espère qu’il a écopé de la potence, ce traître, souffla-t-il.
— Tes prières ont été entendues, il sera exécuté demain soir au coucher du soleil.
La sorcière se sentit faible à l’énoncé du verdict, ses jambes flageolaient et elle déglutit difficilement alors qu’une boule d’angoisse se forma dans son estomac. Derrière elle, Lance venait de pénétrer dans l’office et la sorcière lui lança un regard noir.
— Tu m’as envoyée en mission pour pouvoir le faire juger et l’exécuter discrètement ?
— De quoi tu parles ?
— J’en reviens pas que tu aies fait ça, souffla-t-elle, bouleversée.
Elle quitta l’office dans un coup de vent mais le dragon la rattrapa dans le couloir et la força à lui faire face et laver les accusations qu'elle avait lancées contre lui.
— J’étais parti hier à Amendo pour discuter des cas d’Harldur et d’Elir, se défendit-il. Je n’ai appris que ce matin pour le procès de Cléan.
— Tu es bien heureux dans ce cas ! Comment ça se fait que Miiko ait décidé soudainement de le juger hier ? Lui as-tu glissé l’idée à l’oreille ?
Florelle savait bien que sa raison parlait moins que sa peine et sa colère mais elle devait trouver un coupable et Lance était tout désigné. Les joues humides de ses larmes, elle poursuivit à déchaîner ses émotions.
— Tu étais jaloux que je lui porte un peu d’attention ? Tu ne sais pas de quoi il a souffert et personne ne l’a défendu ! Moi, je l’aurais fait.
— Florelle, je n’ai rien précipité et, au-delà de ses crimes, il reste au fond de moi une once d’amitié et de sympathie pour cet homme.
— Je ne te crois pas une seconde...
Son jugement était aveugle, bien que le regard bleu de glace du chef transpirait de sincérité. Elle voulait hurler sa rage contre lui, contre la garde, mais se détourna de Lance, après avoir secoué la tête, dégoûtée par la tournure qu'avait pris la situation.
Elle déposa simplement son barda et ses vêtements sales dans sa chambre et se dirigea à pas rapides vers les prisons du sous-sol. Elle avait essuyé ses larmes mais son regard gris brûlait d’une violente colère qu’elle était prête à déverser sur le premier venu qui l’ennuierait. D’un pas assuré, elle tourna à droite au troisième couloir et fut hélée par l’intendant de garde.
— Vous n’avez pas l’autorisation de rendre visite à ce prisonnier !
— Allez me dénoncer à mon chef ! cria-t-elle alors qu’elle était déjà au milieu du couloir.
Elle s’arrêta devant la huitième cellule et, à distinguer la silhouette assise de Cléan, les larmes menaçaient de couler à nouveau. Depuis une vingtaine de jours, elle avait découvert un homme plus loyal et meilleur que ce que tous imaginaient. Il était charismatique, drôle et ils partageaient la même vision de la garde, de la vie et de leurs valeurs. Ils avaient aussi parlé de Lance, Cléan avait raconté des anecdotes qui avaient fait rire Florelle, bien loin de la vision impeccable qu’elle avait de son chef. Et de son côté, elle avait réussi à démêler les sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Même si à présent, ce n’était pas l’amour ou l’admiration qui prenait le dessus sur la colère et la rancoeur.
Devant la porte close, à travers la lucarne à trois barreaux, la sorcière, la gorge nouée, ne put prononcer un mot.
— J’imagine que tu as appris la dernière nouvelle, devança Cléan d’un ton triste.
— Pourquoi tu n’as pas dit la vérité concernant Sparo ? Ça aurait pu t’aider.
— Quelles preuves avais-je à avancer ?
— Mes visions auraient pu suffire. Si j’avais été présente… Pourquoi le procès a-t-il été avancé ? questionna Florelle, tremblotante.
— Une simple histoire d'organisation...
— Est-ce que tu sais si quelqu’un a cherché à précipiter ton exécution ? Est-ce que Lance a quelque chose à voir là-dedans ?
Le renard-garou se leva de sa couche et se présenta de l’autre côté de la porte. La sorcière remarqua son regard fatigué et les poches sous ses yeux aux iris rouges. Il n’avait pas dormi depuis la sentence.
— Florelle, personne n’est et ne sera responsable de mon sort à l’exception de moi-même. Si ça peut te rassurer, Lance n’avait même pas été informé de l’avancée du jugement, il était déjà parti en mission.
Face à lui, au destin funeste qui l’attendait, les larmes de la sorcière s’échappèrent de ses yeux. Cléan passa la main à travers les barreaux et les essuya du pouce.
— Ne sois pas triste, je vais rejoindre ma femme et mon enfant, si le Créateur ne me condamne pas au purgatoire, la consola-t-il d’un sourire ému. Et je suis heureux d'avoir passé mes derniers jours en ta compagnie. Tu es une jeune femme exceptionnelle.
Florelle baissa la tête pour dissimuler les sanglots qui secouaient à présent ses épaules, ses articulations blanches de serrer les barreaux qui l'empêchaient d’étreindre ce prisonnier qui était devenu son ami.
— Je ne peux pas, déclara-t-elle entre deux reniflements. Je refuse de te voir mourir.
— Tu n’es pas obligée d’assister à mon exécution, je risque de ne plus être très présentable après ça, dédramatisa le mercenaire.
— Non, je veux dire… Tu ne vas pas mourir parce que je vais t’aider à t’évader, décida-t-elle, résolue. Tu n’aurais jamais dû être capturé à l’origine. Je refuse que tu meurs et je ferais ce qu’il faut pour que tu vives.
— Ne fais pas ça Florelle ! Je te l’interdis ! Ne fous pas tout en l’air à cause de moi ! Si j’avais eu le choix, j’aurais choisi la garde et tu dois en faire de même. Pense à tes amis, pense à Lance.
— Ce n’est rien face à ta vie ! Tu es devenu mon ami et je ne peux pas rester à rien faire !
De l’autre coté de la porte, Cléan secoua la tête, le regard suppliant.
— Ne fais pas ça…
— Prépare-toi, je viendrai demain à la première heure, il faut que j’organise notre fuite et que je trouve une carriole en partance d’Eel.
Le mercenaire pouvait voir à travers les iris gris de l’Obsidienne ses pensées s’agiter autour de cette évasion qu’il refusait. Il ne put la convaincre avant qu’elle ne reparte et dans sa poitrine, son coeur se serra. Il refusait qu’elle se sacrifie pour lui.
▲▼▲
La soirée était largement entamée lorsque Lance se rendit aux sous-sol du château. L’intendant des cuisines venait aussi de descendre les repas des prisonniers : un bouillon de poisson, un morceau de lard, du fromage et deux tartines plus très fraîches. Un plateau se différenciait des autres : une bavette de taureau avec une sauce à l'échalote, une cassolette de carottes cuites au beurre et un morceau de tarte aux fruits qui semblait délicieuse.
— Je m’occupe de celui-là, prévint Lance.
Le chef prit le plateau et se dirigea vers la cellule de son ancien ami dont la porte était ouverte dans l’attente de son dîner.
— Tu as poussé le vice jusqu’à apporter mon dernier repas…grimaça Cléan.
Lance trouva le renard-garou bien triste et amer,, seul et reclus dans sa cellule sombre.
— C’est toi qui m’a fait demander, lui rappela le chef.
— Florelle veut me faire évader, lui avoua Cléan. Je ne lui ai rien demandé, j’accepte ma peine, mais elle est obstinée et je refuse qu’elle fasse ce sacrifice pour moi.
— Elle ne ferait pas ça, nia Lance, les sourcils froncés, incrédule.
— Fais en sorte que cela n’arrive pas. Je ne veux pas qu’elle fasse la même erreur que moi.
L’Obsidien serra la mâchoire, il n’imaginait pas la sorcière faire une telle chose, bafouer ses valeurs pour cet individu, ce criminel. Il était furieux qu’elle envisage cela et il ressentit une once de peur qu’elle ne s’éloigne de lui, qu’elle parte avec un autre qu’elle ne connaissait que depuis quelques jours.
— Est-ce qu’il y a quelque chose entre vous ? questionna-t-il d’une faible voix.
Cléan éclata d’un rire sans joie, comme si Lance avait raconté une blague de mauvais goût.
— Tu es un excellent combattant et je suis sûr que tu es un bon chef de garde mais tu es un incompétent concernant les relations amoureuses, se moqua le renard. Florelle est une fille géniale et alors que j’étais prêt à mourir, elle me redonne l’envie de vivre. Mais pour répondre à ta question, nous ne sommes que des amis et son coeur est déjà pris. Par contre, si tu ne te décides pas, tu la perdras. Elle ne va pas t’attendre éternellement…
▲▼▲
Florelle quitta sa chambre à l’aube, la boule au ventre. Elle avait prévu un plan plus ou moins élaboré, avec une grande part d’improvisation. Elle n’avait eu qu’une demi-journée et une nuit pour organiser la fuite de Cléan. Elle avait rassemblé quelques affaires qu’elle voulait emporter et elle avait été torturée par l’idée de laisser ou non un mot à Lance, lui avouer son crime et expliquer son geste. Puis, elle avait manqué de temps et se dit que, plus tard, lorsqu’elle serait en cavale, elle aurait le temps nécessaire pour lui écrire.
En tenue de garde, elle descendit les escaliers en colimaçon vers les prisons en espérant que tout se passe pour le mieux. Elle devait prétendre emmener Cléan pour une dernière ablution au temple du Créateur, en priant que l’intendant ne soit pas trop regardant sur le parchemin d’autorisation qu’elle avait falsifié.
Une fois à l’extérieur du château, un marchand d’hydromel devait les conduire à l’extérieur de la ville, contre une large partie de toutes les économies qu’elle avait épargnées de sa solde. Une fois hors d’Eel, les deux fugitifs auraient alors peu de temps pour mettre le plus de distance possible entre eux et l’Obsidienne. En s’imaginant à l’autre bout du monde et loin de la colère de Lance, Florelle se sentit mieux, pire que la peine qu’elle risquait de provoquer, la déception de ses amis et la colère du chef la terrifiaient. Puis Cléan revint à son esprit et elle sut qu’elle faisait le bon choix. Déterminée à tout tenter pour lui sauver la vie, la sorcière tomba des nues lorsqu’elle aperçut Lance au pied levé, à l’entrée des prisons, échangeant quelques mots avec l’intendant de garde.
Florelle s’arrêta net et réfléchit à toute vitesse sur l’excuse qu’elle devait à présent fournir pour justifier sa présence ici. Lance, de son côté, pria l’intendant de les laisser seuls.
— Je suis venue faire mes adieux à Cléan, expliqua-t-elle.
— Ce n’est pas la peine de mentir, la coupa rudement Lance. Il t’a dénoncée, il m’a parlé de ton souhait de le faire évader.
La gardienne tomba des nues puis serra les dents de frustration. Pourquoi le renard aurait-il fait une chose pareille ?
— Je constate qu’il était sérieux et toi aussi.
— Lance, je…
— Non, tout ce que tu pourras dire ne fera qu'aggraver ton cas.
Le chef la prit par le coude et la poussa à remonter à la surface.
— Est-ce que je peux au moins le voir une dernière fois ? réclama-t-elle.
— Non.
Elle se débattit mais le chef la maîtrisa facilement et, comprenant qu’elle ne verrait plus son ami et ce malgré tout le mal qu’elle s’était donné pour lui rendre la liberté, Florelle eut les yeux humides. Cléan allait mourir.
La tenant fermement, Lance la conduisit vers leur Q.G. et une réserve jamais utilisée en sous-sol où Lance plaça Florelle.
— Qu’est-ce que tu vas faire de moi ? interrogea la prisonnière, grognement de frustration.
— Je l’ignore encore, lui répondit-il dans une colère maîtrisée. Tu resteras ici quelques heures, le temps que je règle une affaire pressante, expliqua-t-il en verrouillant la porte métallique derrière elle.
Puis, le dragon repartit sans autre explication et laissa la sorcière rager dans son coin. Par totale inutilité mais pour se décharger, elle donna un coup de pied dans une caisse en bois qui trainait. Elle tournait en cage, à jurer contre Cléan, cet idiot !
Il l’avait dénoncée, mais pourquoi ? Parce qu’il préférait mourir plutôt qu’elle ne se sacrifie pour lui ? Elle n’en revenait pas qu’il soit aussi stupide.
Puis elle s’assit et la situation lui remua les entrailles. Le renard-garou allait mourir et elle se retrouvait impuissante, pire, ridicule. Elle n’aurait rien dû lui dire et agir tout de même. Son sort lui importait moins alors qu’au coucher du soleil son ami périra.
▲▼▲
Comme promis, Lance revint chercher Florelle un peu avant le déjeuner. Il ne lui avait pas adressé la parole alors qu’elle était allongée sur un empilement de sac en toile poussiéreux, ni un regard lorsqu'il se dirigea vers les bureaux des officiers. Valkyon s’y trouvait et interpella son frère lorsqu’il le vit.
— Je n’ai malheureusement pas de temps à t’accorder, le coupa immédiatement l'aîné. J’ai une mission qui vient de m’être confiée.
— Comment ça ?
Surprise à son tour, Florelle fronça les sourcils. De quoi Lance pouvait-il parler ? Une mission dont elle n’était pas informée ? Est-ce que cela avait un rapport avec Céan et elle ? Le chef sortit de son dos un parchemin rouge et le montra à son frère qui ne posa pas plus de question. Les parchemins rouges signifiaient qu’il s’agissait d’une mission secrète, confiée à la charge des chefs de garde et dont personne, à l’exception du commanditaire et de l’exécuteur du parchemin, en connaissait le contenu.
— Je pars immédiatement et j’ai besoin que Florelle m’accompagne. Je te laisse gérer la garde jusqu’à mon retour.
— Combien de temps partez-vous ?
— Je l’ignore. Quelques jours, tout au plus. Tu peux brûler le parchemin, j’ai pris note des informations clé qu’il contenait.
Exécutant l’ordre de son supérieur, Valkyon jeta le rouleau incarnat dans le feu de cheminée mourant. Lance attendit que le papier ne devienne cendres avant de se tourner vers Florelle.
— Allons-y.
Les deux Obsidiens quittèrent le bureau et se dirigèrent vers les dortoirs.
— Qu’est-ce que cela signifie ? questionna la sorcière, méfiante.
— Tu verras mais nous devons partir rapidement. Prends des affaires, pour trois ou quatre jours, pas plus.
Florelle ne comprenait pas l’urgence, ni le rôle qu’elle jouait dans cette mission secrète, mais elle obéit. Ayant déjà prévu son départ, elle fut rapide pour préparer un sac et le duo quitta la cité.
Après une heure de marche vers le nord, dans un silence emprunt de concentration que connaissait bien Florelle, cette dernière jugea qu’ils étaient assez loin de la cité pour obtenir des réponses.
— Est-ce que tu peux enfin m’expliquer ? réclama-t-elle.
— Pas encore.
— Quelle est cette mission si urgente ? Et on ne parle pas de ce matin ? insista-t-elle en arrêtant son pas.
— Je te dirai tout lorsque nous serons arrivés.
Le silence reprit ses droits et Florelle son chemin alors que son supérieur n’avait même pas ralenti le pas. Ils ne s'arrêtèrent qu’à une seule reprise pour manger et boire.
Cette demi-journée fut un vrai supplice psychologique pour la sorcière. A chaque heure qui passait, à chaque fois que le soleil paraissait plus bas dans le ciel, elle pensait à Cléan et son pas ralentit. Elle avait encore envie de pleurer ou de fausser compagnie à Lance pour rejoindre Eel à temps pour empêcher l’exécution. Mais l’idée d’arriver trop tard la terrifiait et la rendait malade. A plusieurs reprises, le chef dut la motiver à avancer, mais ne commenta pas la décomposition progressive de son visage. Finalement, après une heure de marche à l’intérieur de la forêt de Skur, Lance s’arrêta à une cabane de chasse, comme il y en avait tant, et commenta :
— C’est une cachette qui appartient à l’Obsidienne et, à part les officiers, presque personne ne connaît son emplacement.
— Qu’est-ce qu’on fait là ? questionna la gardienne, démoralisée.
— Tu comprendras bientôt, tu peux t’installer, je vais faire un feu.
Loin du comportement raisonnable de la gardienne qu’elle était, Florelle jeta son paquetage sur la seule couche de paille et retourna à l’extérieur de la cabane sans répondre à Lance qui s’affairait dans l’âtre de la cheminée. Elle trouva une souche d’arbre sur laquelle elle s’assit et regarda l’orange du soleil couchant baigner le ciel des couleurs chaudes qui la glaçaient. Dans quelques instants, l’astre disparaîtrait à l’horizon et Cléan serait exécuté. A nouveau, elle voulut pleurer et cette fois, elle ne retint pas ses larmes. Elle ferma les yeux au moment où la splendeur du soleil laissa la place au vide terrifiant du crépuscule.
Elle renifla lorsque Lance se posta debout auprès d’elle. Florelle leva les yeux humides et la tristesse laissa place à une colère redoublée.
— Tu es satisfait ? C’était une sorte de torture de m’emmener ici ? C’est pour me punir de mon geste ou m’en sauver que nous sommes là ? Je ne comprends pas !
Pourquoi le visage du chef semblait si serein, voire presque heureux ? Il aurait dû être figé dans un masque de froide colère, de déception. Qu’est-ce qu’elle avait loupé ?
— Il te fallait un alibi, et à moi aussi, expliqua-t-il mystérieusement. Il ne fallait pas que l’on nous soupçonne, j’ai donc volé un parchemin rouge pour simuler le fait que l’on nous confie une mission secrète.
— Mais pourquoi toute cette mascarade ? soupira Florelle dans la totale confusion.
Un bruissement de feuilles lui fit tourner la tête et bien que le soleil ait fini sa course, il restait suffisamment de lumière pour que la sorcière reconnaisse la silhouette mi-humaine, mi-vulpine de Cléan. Dépassant le choc initial de voir son ami avec la tête sur les épaules, Florelle se leva en catastrophe pour se précipiter vers lui et se jeter dans ses bras.
— Comment est-ce possible ? Tu t’es enfui !
— J’ai eu un peu d’aide, avoua Cléan avec un sourire à l'intention de Lance.
La sorcière se tourna vers son supérieur avec cet air incrédule sur le visage.
— Je ne l’ai pas fait pour lui, se justifia ce dernier. Mais tu m’as convaincu de lui poser les bonnes questions.
— Tu lui as tout raconté ? interrogea-t-elle le mercenaire.
— J’ai gardé quelques secrets en réserve, admit-il d’un clin d’oeil amusé. Mais tu m’as fait confiance et il t’a fait confiance. Je te remercie Florelle Blackhill, tu m’as aidé à retrouver l’envie de vivre.
Cléan semblait ému et serrait dans ses mains celles de la gardienne avec fermeté.
— Tu dois partir, Eel doit être en effervescence, le prévint Lance.
— Je ne suis pas sûr que nous nous reverrons un jour, mais merci.
Cléan s’était détaché de Florelle pour rendre une main à son ancien ami. Celui-ci accepta la poignée de main mais ne lâcha pas sa prise avant d’obtenir une dernière promesse.
— On est bien d’accord … ?
— Je ne vendrai plus mes talents d’Obsidien pour m’enrichir, jura le renard-garou. Je deviendrai meunier ou berger, ajouta-t-il à l’intention de Florelle avec un clin d’oeil entendu.
Enfin, les anciens amis se quittèrent en bon terme et, après avoir enlacé une dernière fois la sorcière, Cléan disparut dans l’obscurité de la forêt.
La nuit s’était entièrement répandue sur les alentours mais la gardienne continuait de fixer l’endroit où son ami s’était enfoncé entre les arbres. Lance la rappela à la réalité en posant une main contre son dos. Ils retournèrent à l’intérieur de la cabane où un feu réchauffait l’atmosphère.
Florelle souriait encore bêtement de savoir Cléan bien vivant, et l’angoisse qu’elle avait ressenti tout au long de la journée s’était comme envolée. Croisant le regard de Lance, son sourire se renforça.
Elle avait mis quelques secondes à comprendre ce qu’il avait fait, ce qu’il avait permis de faire. Elle lui en était éternellement reconnaissante. Mais au lieu de le remercier, elle commença par s’excuser.
— Je suis désolée de la façon dont je t’ai parlé et des risques que tu as été forcés de prendre.
— Nous allons attendre ici quelques jours, le temps que la chasse à l’homme prenne fin, lorsqu’ils comprendront que Cléan est déjà loin.
— Il t’a raconté, pour Sparo, pour sa femme ?
— Je n’ai pas besoin de connaître tous les détails, releva-t-il. Tu étais prête à sacrifier tout ce que tu avais obtenu. Tu as cru en lui et j’ai voulu croire en toi.
Assez subtilement, Lance s’était rapproché de Florelle, au point qu’il pouvait la toucher.
— Je te remercie.
— Je te dois aussi des excuses, poursuivit le dragon. J’ai agi comme un idiot jaloux.
Florelle baissa la tête pour cacher le léger rouge aux joues et dissimuler son sourire teinté d’embarras et de plaisir. Elle sentit la main du dragon repousser une mèche de cheveux avant de l'apposer contre sa joue. Elle releva la tête, son sourire avait disparu, s’abandonnant à la caresse alors que ses joues empourprées brûlaient. Lance semblait tout aussi décontenancé par ce geste qu’il n’avait pas réussi à retenir. Son regard bleu pétillait d’une tendresse et d’une vulnérabilité que la sorcière n’avait jamais décelées chez lui jusqu’à cet instant.
— Je ne suis pas très doué pour avouer mes sentiments, concéda-t-il dans une formule euphémique. Ce que je veux dire, c’est que je suis prêt à prendre tous les risques pour toi.
Florelle posa sa main sur de la sienne, contre sa joue pour en refermer ses doigts par dessus, l’attirant à elle.
— Je ne voulais pas qu’il meurt mais j’avais tellement peur que tu m’en veuilles, avoua-t-elle, le souffle court. J’ai eu peur que tu m’en veuilles, que tu me détestes.
— ... C’est impossible.
Leurs regards se dévoraient, leurs lèvres respiraient le même air et, enfin, s’effleurèrent dans un baiser qu’ils avaient trop longtemps réprimé.
Chapitre Dix-Huit - La Mission Secrète
Florelle n’avait trouvé le sommeil qu’un peu avant les premières lueurs de l’aurore. Elle s’était endormie de fatigue après plusieurs jours d’émotions fortes. Ses lèvres avaient oublié le goût de celles de Lances qui les avaient imprégnées toute la soirée et une partie de la nuit, raison pour laquelle, elle n’avait pas fermé l’oeil. Tandis qu’elle était seule dans l’unique lit de la petite cabane, son supérieur dormait sur un futon à même le sol. Après s’être embrassé, Lance était revenu à la raison et avait proposé qu’ils se reposent, ce qu’avait accepté la jeune femme à contre-coeur. A présent, elle ne savait vraiment quoi faire, ni comment agir. Lui tournant le dos, la sorcière n’arrivait même pas à déterminer si oui ou non le chef dormait encore. Elle se résolut à se lever, rajouta une bûche dans l’âtre du feu et ouvrit la porte du chalet pour prendre l’air. Au même instant, Lance releva la tête en sursaut, réveillé par le bruit et la reposa aussitôt dans un soupir avant de lâcher un bâillement.
— Où vas-tu ? le questionna-t-il ensuite.
— Prendre l’air et peut-être trouver de quoi manger.
Elle referma la porte et expulsa l’air de ses poumons. Ce séjour secret allait être plus délicat que ce qu’elle s’était imaginée.
Elle revint alors que le soleil brillait pleinement, les bras chargés de fruits sauvages qu’elle avait trouvés durant sa balade. Juste à l’extérieur de la cabane, Florelle s’arrêta en voyant Lance, torse nu en train de fendre du bois. À la vision du dragon, mêlée aux souvenirs de ses lèvres et de leur proximité, une chaleur, que seul Lance était capable de provoquer, s’insinua dans son ventre. Tachant de paraître la plus naturelle possible, la gardienne s’approcha de lui et lui tendit une pomme. Il la remercia et n’ajouta rien en croquant dans le fruit. Il était juteux et l’eau sucrée coula le long de son menton que, d’un coup de poignet, le propriétaire essuya.
Attendait-il qu’elle n’évoque ce qu’il s’était passé hier soir ou bien regrettait-il le geste ?
Il ne fit aucune remarque et reprit son activité avec autant de puissance et de précision.
— Il y a un étang un peu plus loin, je vais aller me baigner, informa Florelle.
Puis elle regretta, de peur qu’il prenne sa remarque pour une invitation. Sans attendre sa réaction, elle tourna les talons et s’en alla à l’étang. La forêt de Skur était calme comme à son habitude, le silence était souvent interrompu par les chants des oiseaux, les ruminations des cervidés ou le vent qui jouait avec les arbres. Prise dans ses pérégrinations, la sorcière se dévêtit en retirant les couches superficielles de son équipement et se retrouva en brassière et en culotte longue. L'eau était froide, mais entourée de saules pleureurs, elle n’était pas embêtée par le vent et la sensation de légèreté et de liberté alors qu’elle batifolait dans l’eau lui fit un bien fou. Après s’être rafraîchie, elle sortit de l’eau et s’allongea sur ses affaires ; tant pis si elle étaient trempées, le feu de la cabane irait bien vite à tout sécher.
Un rayon de soleil perça entre la cime des arbres et vint faire sourire la sorcière qui, les yeux fermés, en profita pour lézarder. Peut-être s’endormit-elle mais son réveil fut des plus brutaux, sous une averse légère mais fraîche qui rompit tout moment de détente.
Florelle ramassa ses affaires en quatrième vitesse et courut jusqu'au chalet. Même si la canopée offrait une protection limitée, elle arriva trempée et frigorifiée à la cabane. Lance n’était plus à l’extérieur, pas plus qu’à l’intérieur. On aurait dit que les deux Obsidiens cherchaient à fuir cette cabane, comme ce qu’elle représentait. Toute tremblante, elle raviva le feu de la cheminée et la chargea de bois jusqu’à ce que la température soit agréable. Emmitouflée dans une couverture, Florelle étendit ses vêtements sur une chaise et attendit, le regard happé par la danse des flammes dans la cheminée.
La porte s’ouvrant à grand fracas la fit sursauter. Dehors, l’averse printanière s’était muée en déluge sur un ciel de nuages sombres qui englobaient le soleil et la forêt. Lance, qui venait de faire irruption essoufflé, n’y avait pas échappé. Ses cheveux retombaient platement sur son visage allongé. À sa main, deux volailles pendaient par les pattes, il était parti chasser pendant que Florelle se prélassait. Le dragon lâcha un soupir de soulagement et la sorcière, enveloppée, vint à sa rencontre pour le soulager de leur dîner.
— Quelle tempête ! commenta-t-il inutilement.
— Tiens, réchauffe-toi vite.
La sorcière déglutit en observant Lance se dévêtir dans une gestuelle qui n’invitait qu’à être admirée. Il s’arrêta aussi à son caleçon long et prit la couverture que Florelle lui tendit. Elle en eut la chair de poule et rougit en voyant que Lance avait marqué un temps d’arrêt devant sa poitrine. Elle déglutit.
Il s’enroula finalement dans la protection confortable et sembla apprécier la chaleur du feu. Florelle, prise de froid, éternua et voulut enfiler sa tenue encore humide.
— Il n’y a qu’une seule couverture ? questionna son chef.
— C’est presque sec, renifla-t-elle.
Il eut un silence qu’il rompit en l’invitant à se blottir contre lui.
— Je te promets de rester courtois, s’amusa Lance d’un sourcil haussé.
Elle eut envie de répondre qu’il n’y était pas obligé mais préféra taire cette remarque. Contre lui, elle se laissa même aller à poser sa tête contre son épaule alors qu’un bras l’entoura. Après un baiser échangé, ce n’était pas grand chose.
Florelle était bien et elle put presque se dire sereine depuis un bon moment. Cet instant de calme, propice à la réflexion, lui permit de retracer le parcours qu’elle avait effectué depuis son arrivée à Eldarya. Le deuil de sa famille était un long processus qui ne risquait jamais vraiment de s’achever mais l’Obsidienne, ses amis et surtout Lance, l’avaient aidée à cheminer vers l’acceptation.
Elle ne voulait plus quitter cette cabane, l'étreinte du dragon, la quiétude des lieux, la chaleur du feu, celle que dégageait son chef, le contact de sa peau, la légère caresse de son pouce contre son bras et la solidité qu’il lui apportait. Elle rêvait simplement d’un nouveau baiser. Levant son regard vers Lance, ses prunelles bleues l’accueillirent, chargées de tendresse. Elle n’eut pas besoin de verbaliser sa demande qu’il se pencha sur elle pour l’embrasser. Florelle porta sa main à son visage dans l’espoir qu’il ne la quitte pas. Une douce chaleur provoquée par l’excitation se répandit en elle et fit battre son bas-ventre d’envie. Basculant légèrement vers l’arrière, Lance s'accouda au-dessus de la sorcière qui sentit l’excitation du chef contre sa jambe, renforçant encore le désir qui la transportait allègrement pour la première fois. Leurs lèvres toujours scellées dans un baiser qui se faisait plus passionné, plus pressant, Lance rompit le contact et se recula, retenant à peine un grognement de frustration.
— Pourquoi ? murmura Florelle, toute aussi insatisfaite.
— Je ne veux pas que tu crois que je ne m’intéresse qu’à toi pour cette raison, argumenta-t-il, le visage adouci. Et puis nous ne sommes pas obligés de nous précipiter, nous avons tout le temps.
— Je ne sais pas ce que tu attends de plus. Nous sommes coupés du monde, au milieu de nulle part pendant encore deux jours, argumenta la gardienne. Et j’ai froid.
— Alors si tu me donnes l’autorisation, je te propose de te réchauffer.
Florelle ne répondit pas, se contentant de s’allonger, le coeur battant et d’attirer Lance contre elle. Brûlantes, les lèvres du dragon se laissèrent guider jusqu’au cou de la sorcière qu’il dévorait d’une envie trop longtemps réprimée.
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Dépités de devoir quitter le petit nid dans lequel leur couple était né, Lance et Florelle durent se résoudre à quitter la forêt tout en chérissant les moments qu’ils y avaient partagés.
— Tu es prête ?
— Il faut bien.
Le chef embrassa la crâne de Florelle et les Obsidiens prirent la route vers Eel.
Ils atteignirent la cité en fin de matinée et, au moment d’entrer dans le Bastion d’Ivoire, Lance fut tout de suite alpagué par Valkyon qui semblait soulagé de pouvoir rendre à son aîné les responsabilités qu’il lui avait temporairement confiées. Le second lui annonça alors l’évasion de Cléan de Raev et les trois jours de recherches infructueuses. Le chef feignit la contrariété à la perfection et ordonna une nouvelle enquête, orientant les recherches vers le port en supposant que le fugitif ait pu prendre la mer.
Pris dans son rôle de chef qu’il endossa à nouveau, Lance rejoignit son bureau, Valkyon sur ses talons, et Florelle le regarda partir avec une pointe de tristesse au coeur. Elle savait qu’elle allait devoir s’habituer à ce que le travail et la garde passent avant leur relation. Sans un regard pour elle, alors que la sorcière n’avait d’yeux que pour lui jusqu’à ce qu’il disparaisse, Florelle se résolut à bouger. Elle passa à sa chambre pour déposer ses affaires et alla manger au réfectoire, retrouvant ainsi ses autres camarades de l’Obsidienne.
Certains étaient surpris qu’elle ait été choisie pour une mission secrète, d’autres tentèrent de lui tirer les vers du nez mais confidentialité oblige, elle ne lâcha rien. S’ils connaissaient la raison de leur fuite et la façon dont ils avaient occupé leur temps… Gardant pour elle ses souvenirs érotiques, elle écouta la frustration et la colère des gardiens qui lui firent le résumé de l’évasion de Cléan de Raev. Tous les intendants avaient été interrogés mais personne n’avait pu apporter quelconque information utile. Il s’était simplement volatilisé seul et la façon dont il s’y était pris restait un mystère. En tout cas, Valkyon avait ragé et avait ordonné que de nouveaux protocoles de sécurité soient mis en place.
Le reste de l’après-midi passa rapidement et vint le soir. Florelle se coucha sans avoir revu Lance. Résolue à ne pas l'embêter et à garder ses distances, elle ne retourna pas le voir, ni à son bureau et encore moins dans sa chambre, bien qu’elle en mourait d’envie. Ils avaient passé les deux dernières jours collés l’un à l'autre et son absence formait comme un manque douloureux. Sa propre chambre paraissait bien vide et froide et dans son lit, elle préféra fermer les yeux et s’imaginer dans le chalet de la forêt de Skur. Elle pouvait presque entendre le feu crépiter et la chaleur de Lance qui l’enveloppait. Sous les couvertures, les draps se chiffonnèrent et Florelle comprit que ce n’était pas qu’une sensation, le dragon était là, il venait de pénétrer dans sa chambre en toute discrétion et s’était glissé tout contre elle.
— Tu n’as pas peur qu’on nous surprenne ? l'interrogea-t-elle après l’avoir embrassé de joie et de reconnaissance.
— Peu importe. Pour l’instant, c’est notre secret mais il sera dur de le cacher indéfiniment, lui répondit-il tout bas. Et plus aucune de mes nuits ne sera agréable si je ne suis pas à tes côtés.
Prise d’un élan d’amour incommensurable pour le dragon, la sorcière lui avoua ses sentiments avec une profonde sincérité et, à son tour, Lance lui montra l'immensité de son amour.
▲▼▲ Fin Livre I ▲▼▲
OS Bonus - Les frères de l'Obsidienne
OS Spin Off centré sur le personnage de Cléan lorsqu'il appartenait à la garde
Les frères de l’Obsidienne
Il eut le bruit d’une porte qui claquait dans le couloir et Cléan se réveilla brusquement, dans un sursaut teinté d’un sentiment d’urgence. Dans une chambre qui lui était inconnue, il entrevit le soleil poindre au delà des remparts d’Eel et lança un juron catastrophé.
— Eh merde !
Il sauta au pied du lit et avisa tous les vêtements qui reposaient au sol en fronçant les sourcils. Il jeta ensuite un coup d’oeil aux couvertures qui dissimulaient une jolie créature endormie de la garde d’Absinthe. Il se souvint alors avoir passé la nuit en sa compagnie, une nuit agréable d’ailleurs. Il voulut lui faire une remarque mais il ne retrouvait plus son prénom. Il enfila son pantalon à la hâte en essayant de retrouver l’identité de sa conquête d’un soir et finalement, il abandonna.
— Eh, faut que j’y aille…
— Mm’cord.
Il ne s’attarda pas davantage, s’équipa et quitta discrètement le dortoir du Verger aux Mandragores. Tout en traversant rapidement la cité, il boutonna sa chemise, attacha ses cheveux blonds en catogan et lissa les poils de ses oreilles vulpines. Il était certain qu’il allait se faire chambrer par ses collègues pour son retard et d’autant plus qu’ils savaient généralement à quoi il occupait ses nuits. En montant quatre à quatre les escaliers du Bastion d’Ivoire, il fourra sa chemise dans son pantalon et souffla un coup avant d'avancer dans le couloir qui menait à la salle de réunion. Il ne faisait pas le malin car il savait que s’il tombait sur les officiers de l’Obsidienne, il allait recevoir un savon en bonne et due forme.
Toutefois, il perçut tout de suite l’agitation dans l’office où habituellement, le silence régnait lorsque les chefs s’exprimaient. Cléan comprit alors que la réunion n’avait pas encore débuté. Plus détendu, il pénétra dans la salle avec un air léger et malin du retardataire insouciant. Il y avait là une dizaine d’Obsidiens qui discutaient autour d’un petit déjeuné préparé sur la table et où chacun était libre de se servir en attendant leurs responsables occupés.
Cléan avisa Lance qui échangeait avec un autre collègue. Les deux hommes se tournèrent vers lui et le dragon eut un sourire désabusé.
— Comment ça se fait que toi, tu ne te fais jamais engueuler quand tu es en retard ?
— Le talent mon frère, le talent.
Cléan lança un regard complice au dragon qui le lui rendit.
— Sparo n’est pas là ? remarqua le renard en constatant une place vide.
— Non, je pensais que tu saurais où il était.
Le sourire du renard disparut et une crainte secrète vint obscurcir son humeur.
— Vous n’étiez pas ensemble hier soir ?
— Que crois-tu que nous faisions exactement ? se vexa son ami en haussant les épaules.
Lance éclata de rire au quiproquo et grimaça en imaginant la scène que lui suggérait Cléan par son trait d’humour.
— Tu le connais, reprit le premier avec un haussement d’épaules. Il doit sûrement être dans une forge à réfléchir à une nouvelle arme à créer. Il n’a pas dû voir l’heure. Un peu comme moi !
Au même moment, la tête d’une recrue apparut à travers la porte ouverte et capta l’attention de tous.
— Borus reporte la réunion à cet après-midi !
Une vague de réactions diverses fit écho à la nouvelle, entre ceux qui patientaient depuis un moment déjà et ceux, contents d’échapper à la corvée.
— Bon, je vais chercher notre ami manquant… décida Lance en tapant ses genoux de ses mains.
— Non. Je m’en occupe, se proposa Cléan en se redressant en premier.
Le renard déroba un pain au chocolat dans le panier posé sur la table. Il mordit dans la gourmandise et quitta la salle avec un clin d’oeil pour le dragon. En quelques bouchées, il avala son petit-déjeuné et, en quelques pas de plus, se rendit dans le quartier des artisans.
Sparo était avant tout un passionné d’épées. Il aimait les admirer, les entretenir, les fabriquer et surtout les manier. C’était un épéiste hors pair, un peu asocial qui comprenait moins les individus que les lames qu’il chérissait comme des êtes vivants. En cela, il correspondait parfaitement aux myrmidons, clan auquel il appartenait. Depuis toujours, cette faction était considérée comme des guerriers exceptionnels et comme les myrmidons, Sparo vouait un culte au combat juste et élégant qu’ils élevaient au rang d’Art.
Si certains se questionnaient sur le plat à choisir pour un repas ou comme Cléan, à une conquête pour la nuit, Sparo lui, tergiversait des heures sur la meilleure épée à sélectionner pour une mission. Il avait une vingtaine d’armes, chacune ayant un nom, une particularité stylistique et toutes, une histoire personnelle que le myrmidon racontait à tout va : une épée achetée dans un marché au milieu des terres perdues d’Amendo ou une autre confectionnée par un maître-forgeron de Bandor et offerte comme gage de paiement.
Cléan l’avait immédiatement considéré comme un drôle d’oiseau, maladroit avec des mots dans la bouche mais diablement doué avec une lame entre les mains. Il était toutefois discret, doux et loyal.
C’était le troisième Obsidien qui complétait le groupe de Lance et Cléan, les trois infernaux comme disaient les autres… Trois recrues qui avaient commencé leurs classes en même temps et qui, par des missions et des intérêts communs, s’étaient liés d’une amitié inébranlable.
Lance était un peu le leader de leur trio, il s’était spontanément imposé par son assurance et son autorité naturelle. Il n’avait pas peur des responsabilités, il se faisait respecter des autres et était apprécié par les officiers de la garde qui voyaient en lui son ambition. Un peu gringalet à son arrivée au sein de l’Obsidienne, le dragon avait rapidement su tirer avantage de ses capacités physiques. Il était endurant, fort mais aussi rigoureux et fin stratège et Cléan l’imaginait sans souci prendre rapidement du galon et d’entrainer ses coéquipiers dans le sillage de son ascension.
Enfin, Cléan, renard-garou particulièrement charmant venait achever le trio en contrebalançant les caractères sérieux et effacés de ses amis par son impulsivité, son amour du risque et sa jovialité. Il aimait l’esbroufe mais il savait aussi se montrer compétant dans l’art de se battre et notamment au combat rapproché.
Ensemble, ils formaient une belle brochette d’Obsidiens qui rêvait de gloire, d’aventure et d’amitié. Cléan ne voyait qu’une ombre à ce tableau idyllique, un secret qu’il avait gardé pour lui.
Le renard quitta le quartier des artisans d’Eel et continua sa progression dans les quartiers populaires de la cité. Il y rencontra des ouvriers gaillards travaillant sur des chantiers, des femmes qui badinaient en allant au lavoir, de grands paniers sous le bras, des enfants qui riaient et courraient pour rejoindre leur classe et quelques prêcheurs du Créateur en pleine procession. Après une poissonnerie, Cléan bifurqua et emprunta l’un des escaliers qui sillonnaient la cité et qui en reliaient les différents quartiers. Après plusieurs minutes à avancer, il déboucha sur un coin bien plus triste que le précédent, autant sur les visages fatigués des habitants que sur leurs apparences maigres et négligées.
Parmi ces lieux de non-droits qui peuplaient toutes les cités du continent, le quartier des Mites d’Eel avait la réputation qui correspondait bien à son nom et où la vermine sévissait. Cela concernait autant les poux, les puces que les malfrats, les fugitifs et les coupes-jarrets. La garde n’y venait qu’exceptionnellement, non pas par crainte mais parce qu’elle y tolérait certains interdits que seule une tyrannie asservirait. On pouvait trouver le marché noir, la cour des miracles, la rue Vermeil connue pour ses maisons de joie et tous autres types d’établissements à la limite de l’égalité.
Si tout ce microcosme savait s’autogérer sans l’intervention de la garde, alors l’Étincelante regardait ailleurs. En cas d'ingérence par contre, les gardiens venaient alors secouer la fourmilière et voir ce qui en sortait. Il y régnait une autorité en parallèle surveillée de loin par les officiers à l’affût des mauvais enfants qui ne devaient pas embêter les bons élèves, ici représentés par les quartiers prospères et riches.
L’Obsidien connaissait bien les secteurs défavorisés d’Eel pour y avoir passé une partie de son enfance. Il y avait fait des rencontres qui marquaient une vie, des bonnes comme des mauvaises. Malgré le statut de hors la loi de la plupart des habitants de ces zones, les gardiens y étaient respectés car ils venaient en aide à leurs concitoyens, même les plus miséreux s’ils leur demandaient.
Déjà plus jeune, Cléan les considérait comme des protecteurs de tous et c’est pourquoi il avait voulu devenir un gardien. Il avait toujours protégé les autres, sa mère malade puis sa petite soeur lorsqu’ils s’étaient retrouvés orphelins et d’autres enfants qu’il avait pris sous son aile. Il n’avait pas pu tous les sauver mais sa soeur travaillait à présent dans une boutique de tissus et s’était fiancée à un apprenti ébéniste.
Et lui, s’était encore et toujours retrouvé à protéger les autres et leurs secrets.
Parmi les rues puantes où il n’était pas bon de traîner, celle des Apothicaires étaient sûrement la pire d’entre elles. Le nom désignait ironiquement des marchands de sourires qui fournissaient toutes sortes de substances pour retrouver un bien-être relatif. La drogue était un fléau dans toutes les cités et peu importait si on fermait un établissement, un autre repoussait dans la foulée. C’était un vice enraciné si profondément dans les âmes des consommateurs qu’il était presque impossible de s’en défaire. Cléan en avait vu, de pauvres fantômes dégénéraient, affalés dans la rue prêts à tout pour obtenir le produit convoité et mourir après l’avoir consommé.
Il détestait ce poison et méprisait ceux qui s’en nourrissaient.
Cléan s'arrêta devant une porte gardée par un minotaure et surmonter un nom peint à même la brique : L’Oniris.
Le renard connaissait assez les lieux pour ne pas devoir s’y présenter et les individus qui géraient l’établissement savaient aussi qu’il appartenait à la garde.
Un nuage de fumée méphitique l’accueillit quand il pénétra dans un couloir sombre. Seuls quelques globes lumineux balisaient le chemin, offrant une lumière minimale pour circuler. Cléan déboucha sur un salon où il découvrit de jeunes individus en petites tenues qui proposaient leurs services, encore deux gros bras pour assurer la sécurité et enfin, à l'extrémité de la pièce, un comptoir tenu par la pseudo-apothicaire. C’était une elfe aux longs cheveux tressés et un instant dans ce contexte, Cléan aurait pu reconnaître Ewelein. La jeune femme était chargée de distribuer marchandises en tout genre aux clients, puis de les répartir dans les chambres pour s’adonner aux plaisirs fictifs et temporaires offerts par leurs remède.
Le renard-garou se posta devant le comptoir et d’un simple regard que les mots rendaient superflus, il fixa l’elfe.
Cette dernière ne se départit pas d’un sourire sirupeux et lui indiqua simplement l’escalier.
— Deuxième étage, couloir de gauche, chambre 28.
Cléan n’avait pas besoin de plus d’informations et il tourna les talons dans la direction indiquée. C’était loin d’être la première fois qu’il venait le chercher à la maison de l’Oniris, une fois de trop... Quatre à quatre, il monta les escaliers et traversa le couloir aux murs rouges et tamisés d’une lumière douce. Son museau était soumis aux rudes odeurs organiques qui semblaient souiller chaque parcelle de la moquette. L’endroit était aussi infâme et miteux que le quartier auquel il appartenait..
La porte de la chambre 28 était fermée et Cléan appréhenda un instant de l’ouvrir. Comment allait-il trouver Sparo de l’autre côté ? L’idée d’imaginer son ami mort d’un surdosage le força à bouger. Il ouvrit la porte et fronça le nez. Un corps imposant reposait sur le lit. Il était nu, allongé sur le ventre, la tête entre les oreillers qui n’avaient pas dû voir de lavoir depuis un moment. L’Obsidien ne réagit pas mais Cléan pouvait voir qu’il respirait toujours.
Le renard s’approcha, fit le tour du lit et jeta un oeil sur la table. Il y avait un kiseru, sorte de longue pipe utilisée pour fumer l’opium dans ce cas mais aussi une bouteille vide et un flacon de peyote, poudre hallucinogène dont les effets étaient décuplés lorsqu’ils étaient mélangés à l’alcool.
Cléan secoua la tête d’un air désespéré retenant de malmener son ami.
— Eh, Sparo… Réveille-toi !
Le renard vint le secouer par l’épaule mais n’obtint qu’un grognement en retour. De l’autre côté du lit, des vêtements reposés en tas, ainsi qu’un ceinturon… sans épée.
— On t’a volé Asha on dirait… remarqua-t-il en soupirant.
— Quoi ?!
Il fallut plusieurs secondes au myrmidon pour assimiler l’information et immédiatement, il se mit en branle en beuglant. L’esprit encore embué par l’alcool, Sparo rampa sur le lit et chut lamentablement sur le dos. Ses cheveux bruns et courts étaient en bataille, sa barbe fournie méritait une tonte et pour le reste, il était urgent de prendre une douche. Ses yeux d’un noir profond surmontés de sourcils toujours froncés, papillonèrent puis son corps fut pris de soubresauts et il se retourna juste à temps avant de vomir sur la moquette à quatre pattes, épuisant ses dernière force devant Cléan qui ne cachait pas son dégoût et son amertume pour cette scène.
Le renard se fit violence pour garder son sang-froid et alla trouver un broc d’eau où seul un fond ferait l’affaire. Il vida le contenu dans un verre à la netteté discutable et le tendit à son ami qui finissait de s’essuyer la bouche. Sparo toussa et saisit le verre qu’il vida.
— Habille-toi, on dégage d’ici.
— Pas sans Asha…
La voix du myrmidon était rauque et son regard mauvais. Cléan prit une inspiration pour maîtriser la tempête de colère qui menaçait de le submerger. La situation ne cessait de le consterner.
De rage, il lui jeta ses vêtements à la figure, ne s’excusa pas quand sa chemise tomba das la flaque d'émétique.
— T’as intérêt à être prêt quand je reviendrais, cracha-t-il en quittant la chambre.
Le renard retint encore de fracasser la porte derrière lui, il était dans un état de fureur rare que seul les gens auxquels nous tenions, étaient capables de nous mettre. Il était clairement capable de tout pour retrouver l’épée volée et de fuir l’établissement, quitte à le retourner de fond en comble.
À la hâte, il rejoignit le salon principal et interpela le premier gros bras qu’il croisa.
— Je veux la fille qui a volé une épée dans la chambre 28.
— Je ne vois pas de…
D’un geste, Cléan attrapa le jeune minotaure par le col et le leva du sol alors bien que le taureau devait faire plusieurs quintals. Sans même s’en rendre compte, le renard avait entamé une transformation intermédiaire. Il pouvait sentir son museau s’allonger et ses crocs, comme ses griffes sortir de ses chairs. Si le mec n’avait pas remarquer son état, les yeux rouges et fous de Cléan venaient le lui indiquer.
— Asha, Claymore de 130 centimètres pour 2 kilos 500, double tranchant avec un pommeau en platine. Gravures de lierres sur la gouttière, dans un fourreau en cuir de daim. Je veux la récupérer… maintenant !
En un instant, ce fut le branle-bas de combat. Toutes les filles et garçons de joie déguerpirent de peur et deux autres jeunes minotaures débarquèrent mais en reconnaissance le gardien, ils hésitèrent. En cas d'accrochage, c’était toute l’Obsidienne qui risquait de débarquer.
— Faites passer le mot ou je retourne chaque pièce et je déloge chaque client, menaça encore Cléan.
L'apothicaire finit par intervenir et calma la situation, elle pria ses employés de retrouver le bien manquant et le renard ne dut pas attendre bien longtemps pour voir réapparaitre Asha. Une jeune fille avança vers lui, lui arrivant à la poitrine, menue, les cheveux d’un rouge profond. Cléan remarqua que c’était une jeune sucube au visage androgyne et dont les grands yeux verts trahissaient sa crainte. Elle lui présenta l'épée du bout des bras tendus et tremblants dans sa direction. C’était bien Asha. Le renard lança un regard colérique à la jeune femme et saisit l’arme.
Un instant plus tard, il était de retour dans la chambre de Sparo qui finissait d’enfiler ses bottes. Son regard encore embué par les effets de l’alcool et des drogues se raviva en apercevant Asha. Cléan lui rendit et sans ménagement, le saisit le bras pour le pousser vers la sortie.
Tous les employés de l’Oniris furent soulagés de les voir partir et Cléan qui s’était un peu calmé n’avait qu’une envie : se changer pour ne plus sentir l’odeur du tabac plus fort et de la déchéance faerienne.
En rencontrant un rayon de soleil, Sparo fut ébloui et son esprit se remit tout doucement en marche.
— C’est déjà le matin, on est en retard…
— La réunion est pour cet apres-midi. Dépêchons-nous. Je ne veux pas qu’on voit ici…
L’imposant myrmidon titubait maladroitement comme si ses jambes n’étaient plus vraiment rattachées au reste de son corps et par moment, le renard devait supporter sa grande carcasse. Le duo traversa la cité clopin-clopan et à l’approche du château, Sparo avait retrouvé une démarche presque normale pour le peu qu’on ne s’approche pas trop pour en sentir l’haleine.
Cléan n’avait toujours pas décroché un mot, bien que Sparo ait voulu entamer la conversation. Ce dernier avait dû sentir l’humeur massacrante du renard et s’était tu.
Ils croisèrent quelques gardiens qu’ils saluèrent avant de rejoindre la chambre de myrmidon. Le renard se dirigea directement dans la petite salle de bain privative de la chambre, ouvrit le robinet de la douche et aller chercher Sparo pour le pousser sous le jet. L’épéiste lâcha un grognement mécontent puis passa les mains sur son visage avant de lever un regard abattu vers le renard.
— Rafraîchis-toi un peu, après toi et moi, on discute.
Puis Cléan quitta la chambre pour la sienne. La pièce était vide, le lit fait et les rideaux tirés. Il se rafraîchit à son tour, se changea et en profita pour se calmer. Ce n’était pas en s’énervant qu’il arriverait à régler le problème devant lequel il se retrouvait.
Lorsqu’il avait connu Sparo six ans plus tôt, le renard avait rapidement cerné les démons qui le hantaient, résultats d’une éducation stricte, privée de reconnaissance et d’amour. Le myrmidon était devenir un combattant exceptionnel qui pouvait être impitoyable mais cette enfance sacrifiée au profit du devoir avait laissé des failles que rien ne semblait refermer. Il ne restait que les drogues qui comblaient temporairement les vides et apaisaient les malaises.
Au début, lorsqu’il n’y avait eu que les cuites entre copains, cela n’avait pas posé de souci, mais Sparo s’était essayé à d’autres poisons devenus par la suite addictions. Seul Cléan et parce qu’il avait repéré les indices, avait remarqué le manège. Lorsqu’il avait confronté l'épéiste, ce dernier s’était énervé dans un premier temps avant de s’excuser ensuite. Il avait juré que ce n’était que récréatif et qu’il n’y aurait de répercussion sur leur travail au sein de la garde.
Cléan avait voulu le croire et en effet, cela n’avait jamais posé souci, jusqu'à récemment.
Après réflexion, Cléan n’avait pas su déterminer l’élément déclencheur : une mission difficile ou une déconfiture amoureuse mais lors de leur dernière permission de plusieurs jours, Sparo avait disparu. Inquiet pour son ami dont il soupçonnait les faiblesses, Cléan avait prospecté dans une quartier des Mites et avait découvert Sparo à l’Oniris. Ce dernier l’avait supplié de n’en parler à personne et le renard, au nom de leur amitié avait gardé le secret, à condition que cela ne se reproduise plus.
Mais cela s’était reproduit, une deuxième puis troisième fois, une fois de trop.
Cléan retourna dans la chambre de Sparo qui, lui aussi, venait de sortir de sa salle de bain, une serviette autour de la taille et une autre qui essuyait ses cheveux bruns en bataille. Son regard était un peu plus clairvoyant mais ses traits restaient marqués par la fatigue. Sparo le dépassa et vint s’écraser lourdement sur le lit en baissant la tête, ses coudes sur ses genoux d’un air défaitiste. C’était une véritable armoire à glace, plus grand que Lance et bien plus large encore que Cléan, un poil sombre recouvrait ses bras, ainsi qu’un torse puissant.
— Écoute Clé, j’suis désolé pour ce matin.
— Ça ne peut plus durer. Tu dois te faire aider, répondit le renard de but en blanc. Tu ne peux plus continuer comme ça, pour toi et pour la garde…
— Arrête, n’en fais pas tout une montagne tu veux, minimisa-t-il d’une voix bourrue. J’étais pitoyable et sans toi, je me serais fait méchamment remonter les bretelles pour mon retard mais il n’y a pas mort d’homme !
Sparo releva un visage goguenard et son sourire idiot semblait vouloir effacer tout ce qui s’était passé l’heure précédente. Cléan de son coté, oscillait entre indignation et colère. Son son ami ne voyait pas le problème alors que pouvait-il bien faire pour lui venir en aide ?
— Je vais en parler à Lance, décida-t-il en faisait mine de quitter la chambre pour mettre à exécution son idée.
— Attends, t’es pas sérieux ?
Sparo s’était redressé et avait levé une main devant le renard. Bien qu’il faisait une une tête et demie de moins que lui, Cléan ne sourcilla pas.
— Je ne peux plus garder ton secret, ça devient trop grave. Lance lui, il saura quoi faire.
— Nan, attends, s’il en parle à au chef, je serais mis à pied, sans solde et je serais peut être même viré de la garde ! Tu peux faire ça !
— Tu ne me laisses pas le choix ! s’énerva Cléan. Tu es mon meilleur ami, tu es mon frère d’arme. Je veux pas te retrouver mort dans le quarter des Mites. Tu es en train de ruiner ta carrière et ta vie alors ne crois pas que je vais rester là, les bras croisés à te regarder te détruire à petit feu !
Cléan n’aurait jamais cru pouvoir formaliser aussi bien son ressentiment mais c’était les mots ou les poings et Sparo était beaucoup trop coriace pour entendre raison de cette façon.
Le myrmidon se détourna, déglutit, fit quelques pas pour se retrouver devant la fenêtre de sa chambre, les poings sur les hanches. Son ami le regarda gravement en espérant une prise de conscience, de quelques nature que ce soit.
— Tu as raison, tu as raison. Je dois me ressaisir mais s’il te plait, n’en parle pas à Lance.
— Il doit bien s’en douter et c’est ton ami aussi, il comprendra.
— Non, tu le connais comme moi. Il n’a aucune faille, aucune faiblesse, aucun vice. Il n’est pas comme nous, à se laisser aller aux plaisirs de la vie.
Cléan voulut répliquer que coucher avec des femmes consentantes, ce n’était pas comme être un consommateurs de drogues dures mais il ne voulait pas ajouter de l’huile sur le feu.
— D’accord, mais je te préviens, maintenant, je te lâche pas...
Sparo parut soulagé et enfin, eut un rictus de contentement.
— Merci mon frère. Je te promets que j’arrête mes conneries.
Sparo tendit sa main à Cléan qui saisit un retour son poignet, à la façon des Obsidiens.
**
Quelques jours plus tard, Cléan fut convoqué au Bastion par les officiers de la garde. Cela voulait généralement dire que Borus et Coska allaient confier à lui et au trio de gardiens, une mission dite sensible. Le renard-garou s’était départi de son humeur de bout-en-train habituelle. Cela faisait plusieurs jours qu’il veillait sur Sparo comme une mère sur son enfant malade et cela lui confirma qu’il n’était pas fait pour procréer. Les premiers jours avaient été particulièrement pénibles. Sparo avait rapidement éprouvé les effets de manque et le sevrage était un spectacle peu gratifiant pour le principal intéressé. Il avait vomi, pleuré et supplié puis énervé en insultant Cléan de tous les noms d’oiseaux qu’il connaissait. Le tout sans éveiller les soupçons car plus que la drogue, Sparo ne voulait pas que son secret ne s’ébruite.
Enfin, la crise était passée mais le myrmidon restait fragile psychologiquement. Le renard avait rempli les tâches de son frère d’armes en plus des siennes et disait à tout va que l’épéiste travaillait ardemment à la fabrication d’une nouvelle arme pour justifier l’irrégularité de sa présence. Puis le soir, il couchait dans la même chambre, de peur de ne pas retrouver le myrmidon le lendemain matin. Cléan ne s’était jamais retrouvé dans cet état d’inquiétude constante.
En se présentant au Bastion d’Ivoire, il croisa Lance. Cela faisait presque une semaine qu’il l’évitait, de peur que le dragon ne perce à jour ce que ses amis tramaient dans son dos.
— Salut ! s'enthousiasma faussement Cléan.
— Salut.
Silencieusement, les Obsidiens montèrent les escaliers qui menaient au bureau des officiers.
— Dis… Est-ce que tout va bien ? questionna Lance après une hésitation.
— De quoi tu parles ?
Cléan se retrouva immédiatement en alerte. Qu’est-ce que Lance avait découvert ? Il agissait beaucoup trop étrangement pour que le dragon ne s’aperçoivent de rien.
— J’ai entendu dire que tu avais été dans le quartiers des Mites et que tu y avais mis la pagaille, lui exposa le dragon. Si tu as un souci avec ton passé ou autre, tu sais que tu peux m’en parler. Si je peux t’aider, je le ferai.
Cléan s’arrêta au milieu de l’escalier et eut un regard touché. Lance semblait vraiment contrarié d’être mis ainsi en retrait par son ami et ça lui importait beaucoup de le voir faire preuve d’autant d'amitié. Il ne se trompait pas sur le dragon. Il ne chercherait jamais à nuire à lui ou à Sparo. Il eut envie de lui avouer le fardeau qu’il portait, à la fois pour le bien du myrmidon mais aussi pour lui. Toutefois, il n’en fit rien car il avait juré à Sparo de garder le secret. Et puis, ce n’était pas à lui de lui raconter l’histoire mais à l’épéiste et il le pousserait à le faire en temps voulu.
— Ne t’inquiète pas, le rassura Cléan en posant une main confiante sur l’épaule du dragon. Je vais bien et je sais que je peux compter sur toi si j’en éprouve le besoin. Tu es mon frère.
Lance eut un sourire contrit et les deux hommes pénétrèrent dans le bureau des officiers où Sparo était déjà présent depuis peu. Les officiers : Borus et Coska leur indiquèrent les places à prendre et les Obsidiens s’installèrent.
Borus le nain, était le second de la garde depuis huit ans et Coska, chef depuis plus de douze ans, un record. C’était un animus de la famille des félidés. Il possédait une fourrure noire et une tête imposante, autant par sa taille que par ses crocs longs comme un doigt d’homme et aiguisé comme n’importe laquelle des épées de Sparo.
— Messieurs, nous vous avons fait venir pour une mission importante, débuta Coska. Cela fait plusieurs mois que l’Ombre travaille en infiltration dans l’organisation de Rosko. Sûrement le connaissez-vous, au moins de nom.
Les trois frères d’arme hochèrent la tête. Rosko était un personnage notable dans les milieux illégaux de la cité. Il pouvait vous trouver tout ce dont vous aviez besoin ou non, que ce soit illégal, introuvable ou simplement impossible. Il dirigeait le marché noir d’Eel, la cour des miracles, et plusieurs établissements clandestins comme les maisons closes ou les marchands de sourire.
— Je pensais que la garde fermait les yeux concernant les activités de Rosko, pour le peu que cela n’affecte pas la vie des citoyens honnêtes d’Eel, fit remarquer Lance
— Oui, mais depuis peu, un nouveau produit dangereux est apparu dans le quartier des Mites et touche progressivement toute la cité, rapporta Borus.
— Une nouvelle drogue très puissante et très nocive, ajouta Coska. Le Méthos a déjà fait des ravages dans les communautés populaires, le refuge et à présent dans les quartiers des élites de la cité.
— Je comprends pourquoi on ne se bouge que maintenant, grogna le renard.
Cléan n’était pas en accord avec cette politique de n’agir que lorsque les pontes étaient en danger, laissant avant eux les plus faibles et les plus démunis payer le prix de leur aveuglement.
— Qu’importe ce que tu penses, le recadra Coska. Ewelein n’a jamais vu de tels effets. Après seulement quelques semaines de consommation, les individus qui prennent de Méthos deviennent de vrais zombies, elle ravage l'esprit autant que le corps.
— Nous savons de source sûre qu’une caravane remplie de Méthos doit venir à Eel au risque d’inonder la cité de ce produit.
Le renard fut tenter de jeter un oeil à Sparo, le questionner sur cette drogue, en connaître les effets, savoir s’il avait essayé. Mais il retint un tel geste de connivence.
— Nous avons besoin d’une petite équipe pour intercepter le convoi de Méthos avant qu’il ne franchisse les portes, rajouta le nain. Pour ne pas attirer l’attention, le transport ne sera que peu surveillé. Bien sur, si Rosko y est, il faudra l’appréhender.
— Quand arrive la livraison ? interrogea Sparo.
— Nous ne savons pas encore. L’Ombre nous fournira toutes les informations concernant le parcours de la caravane. Vous serez briefés en temps et en heure.
Les trois Obsidiens restèrent au Bastion tout l'après-midi pour préparer leur mission et notamment en prenant connaissance des rapports qui concernaient de près ou de loin Rosko et son trafic de Méthos. Lorsque Lance quitta leur tablée un instant pour aller chercher un rapport dans une section de la Bibliothèque, Cléan s’adressa à Sparo.
— Ça ne te pose pas de problème, cette mission ?
— Non, pourquoi ? Ça devrait ?
— Rosko inonde Eel de toutes les drogues connues…
— Je ne suis pas un consommateur quotidien, ce n’était qu’occasionnel… se défendit le myrmidon bourru.
— Je n’ai pas vraiment le même avis là dessus…
Sur cette remarque cinglante, Cléan se tut, Lance reprit place et remarque le regard noir que Sparo lançait au renard l’instant avant que toute animosité ne s’envole.
Le renard fut le premier a arrêté ses lectures, fatigué et contrarié. Il savait que Sparo ferait tout pour accomplir la mission comme il le devait mais la confiance qu’il possédait pour son frère d’arme en avait pris un sacré coup. Dans le couloir qui menait à sa chambre, il fut justement interpellé par l’épéiste. Ce dernier avait couru pour le rattraper mais il n’était pas essoufflé pour autant.
— Clé’, attends, je sais que par ma faute, la vision que tu avais de moi s’est détériorée, débuta-t-il. Mais je ferai tout pour retrouver ton estime. Tu sais que tu peux me faire confiance.
— Je sais d’expérience que la confiance se perd plus vite qu’elle ne se retrouve.
— Alors je te rabattrai le caquet avec jubilation en te prouvant le contraire ! rit Sparo avec une lueur de défi dans le regard.
— J’espère bien ! renchérit le renard avec amusement.
— Écoute, je ne te remercierai jamais assez pour ce que tu as fait pour moi. Tu m’as ouvert les yeux.
— Je suis content de te l’entendre dire.
— Tu ne le regretteras pas, promit le myrmidon.
Cléan eut un sourire mais n’osa pas tempérer l’enthousiasme de son ami. Il restait sur sa réserve mais son amitié l'empêchait de remettre davantage en cause de sa volonté.
**
Les quelques jours qui suivirent furent éprouvant pour les nerfs. À chaque instant, les trois Obsidiens s’attendaient à être convoqués pour intercepter la caravane de Méthos. Cela leur empêchait aussi de prévoir quoique ce soit d’autre à part attendre. Lance préparait soigneusement l’attaque, Sparo s'était réellement remis au travail sur une nouvelle épée et Cléan s'entraînait tout en gardant un oeil de loin sur le myrmidon. Il voulait limiter la pression qu’il lui mettait par sa présence depuis quelques semaine. Sparo avait, semble-t-il, repris sa vie d’avant l’incident, comme un mauvais souvenir.
Puis les officiers de l’Obsidienne avait enfin obtenu les dernières informations cruciales de la part de la garde de l’Ombre et surtout, la date de la livraison. Les trois frères d’arme se réunirent pour une ultime mise au point puis ils se plièrent à leur rituel avant chaque mission sensible : un repas à l’une des tavernes d’Eel, le Bouchon Rouge, leur cantine préférée.
Ils étaient des clients réguliers et ce soir-là, les trois gardiens trinquèrent à la mission à venir comme si elle avait déjà été couronnée de succès. De toute façon, avec le plan du dragon, les informations de l’Ombre, le soutien et la précision de Sparo et de Cléan, il n’y avait aucune raison d’échouer. Ils se limitèrent toutefois à une pinte de bière chacun pour éviter de se retrouver avec les effets de l’alcool le lendemain matin. Ils mangèrent du gigot d’agneau aux petites carottes confites et leurs papilles se régalèrent. Cléan avait aussi repéré un groupe de jeunes femmes dont une sublime ondine qui lui avait jeté à plusieurs repris des regards appuyés. Le renard déglutit difficilement. Cela faisait des semaines - merci Sparo - qu’il n’avait pas savouré une autre sorte de mets et cette jeune femme le mettait en appétit.
Une fois les assiettes et les chopes vides, Lance décida de rentrer au Bastion et de revoir une dernière fois le plan de configuration du secteur de l’embuscade.
Cléan lui, était bien tenté de se rapprocher de la jeune ondine qui lui faisait du charme mais il n’était pas à l’aise à l’idée de laisser Sparo seul alors il balaya tout de suite l’idée de son esprit.
— Tu sais, tu n’es plus obligé de veiller sur moi ainsi, se moqua Sapro. J’ai bien vu comment cette ondine te regardait. Tu peux bien te détendre un peu ce soir.
— Non, non, ça ira, hésita Cléan de plus en plus tenté.
— Allez, t’inquiète pas, je rentre directement au château et on se voit demain à la première heure.
— Tu es sûr ?
— Oui maman ! Va lui montrer à cette petite ce que ça veut dire d'être un fier guerrier de l'Obsidienne.
À cette remarque virile, Sparo ajouta une tape amicale à Cléan qui restait pantois. Finalement, le renard eut un sourire goguenard et retourna à l’intérieur de l’auberge, sous le regard mélancolique de Sparo qui quitta le quartier des auberges après un soupir désolé.
**
Il faisait encore noir dans les rues d’Eel lorsque Cléan rejoignit le château à pas de course. Il avait passé une agréable soirée avec la jolie ondine et avait aussi pu dormir un peu. Ç’avait été suffisant mais à présent, il devait se préparer à partir en mission. Il monta les marches de l’escalier qui menait à son dortoir pour se diriger vers sa chambre. Il se changea pour une tenue plus pratique et plus confortable et reprit la route vers les niveaux inférieurs. En passant devant la chambre du myrmidon, il fit une halte et vit qu’elle était vide. À l’intérieur, le lit était fait et rien ne traînait.
Le renard prit une inspiration, oscillant entre la crainte que Sparo n’ait fuit vers les quartier aux Mites et l’espoir qu’il était déjà en train de se préparer. Cléan rejoignit l’armurerie et y retrouva Lance. Le dragon était en train de nettoyer sa longue et lourde épée et il fut soulagé de voir apparaître son coéquipier.
— Ah te voilà ! Je pensais que j’allais partir seul en mission.
— Sparo n’est pas là ?
— Non, je ne l’ai pas vu depuis hier soir.
— Il n’est pas rentré après toi ?
— Non, pourquoi ? Y’a un souci ? s’inquiéta Lance.
— Non, non… Il ne devrait plus tard, éluda Cléan.
Avec des gestes automatiques, le renard s’équipa de petites lames mais son esprit était accaparé par Sparo, entre la culpabilité de l’avoir laissé la veille au soir et la colère de lui avait fait confiance trop tôt. Puis, comme pour venir faire taire ses médisances, le myrmidon apparut comme une fleur et fut reçut avec une exclamation de Lance.
— Bon, on est au complet ! On va pouvoir y aller.
Le chef du trio quitta la pièce et laissa Sparo s’équiper de sa rapière dénommée Calice. Cléan eut un sourire rassuré et accueillit son frère avec une bourrade amicale jusqu’à ce que leur regard se croisent. Son sourire disparut vivement lorsqu’il vit avec consternation les pupilles dilatées de l’épéiste.
Une sourde colère flamba à l'intérieur de lui et qui tranchait vivement avec l’état de contentement qu’il ressentait la seconde précédente.
— Tu déconnes ! T’as pris un truc ! s’exclama le renard en tempérant sa voix pour ne pas alerter Lance.
— C’est rien, c’est juste de la poudre d’anémone rousse. Je stresse un peu pour la mission, c’est pour me détendre… se défendit le myrmidon d’un ton bourru.
— Putain…
— C’est même pas illégal, arrête…
Sparo essayait de dédramatiser mais Cléan commençait à monter en pression et ce n’était pas du tout le bon moment.
— Dis moi si tu ne la sens pas cette mission…
— Quoi ? Tu veux me virer du groupe ? questionna le myrmidon.
— Non, mais j’ai besoin d’être sûr tu tu couvrirais nos arrières ! Sinon c’est pas la peine de venir !
— Arrête ! Tu sais que tu peux compter sur moi, s’indigna Sparo. Façon, la livraison sera à peine surveillée. Y’a aucun risque que les choses tournent mal !
— À notre retour, j’en parlerai à Lance, c’est clair ? menaça Cléan.
Il n’eut pour réponse qu’un regard noir et une mine agressive mais cette fois aucune bonne parole ne lui fera changer d’avis.
Les dents serrées et l’esprit échauffé, Cléan se mit en route.
**
Aux abords du chantier aux ormes, la route se divisait en une fourche égale. La branche de droite menait à Eel tandis que l’autre contournait la cité par le sud. La voie était déserte, seulement habitée par les bruits environnants de la nature : le bruissement des feuilles sous l'action du vent, le chant des oiseaux et le murmure lointain des animaux qui peuplaient les bois. Pourtant, cet environnement paisible ne suffisait pas à calmer les ressentiments de Cléan envers Sparo. À plusieurs reprise, le renard avait lancé des coups d’oeil au myrmidon qui l'ignorait en retour. Les deux autres Obsidiens étaient pleinement concentrés à leur mission et cela, bien que les pupilles de l’épéiste démontraient clairement qu’il était sous l’emprise de produits stupéfiants. Cléan soupira mais un bruit percutant et régulier vint focaliser son attention. Les trois frères d’arme échangèrent un regard : des sabots de cheveux, suivis du léger grincement répétitif de roues. Le chariot approchait.
Lance adressa un hochement de tête à ses amis qui lui répondirent à l’identique. Avec beaucoup de patience, ils laissèrent le véhicule approcher lentement. La roulotte était fermée d’une toile tendue sur des arceaux et aux côtés du cocher, un seul homme montait la garde. Il n'avait pas l’air commode, grand, musclé et armé mais il était seul contre trois Obsidiens et un plan millimétré.
À la même allure d’escargot, le chariot avança devant eux et, lorsqu’il franchit un point mental imaginé par Lance, celui adressa un ordre silencieux à Cléan.
— Maintenant, mima-t-il du bout des lèvres.
Le renard tira avec force sur une corde, libérant ainsi un ingénieux système mis au point par le dragon. Il eut un craquement de branches, les feuilles s'agitèrent et deux grands et larges troncs d’arbres vinrent s’écraser à l’avant et à l’arrière de la roulotte.
La surprise et la peur firent hennir les cheveux qui se cabrèrent. Le cocher, qui réagit avec un temps de retard ne réussit pas à les calmer. Les montures se débattirent avec l’acharnement de la terreur et réussirent à se détacher de leur harnais pour fuir.
En un instant, les trois Obsidiens encerclèrent le chargement. Cléan et Sparo sur les côtés et Lance sur l'arrière. Le mercenaire qui protégeait la marchandise se dressait déjà face au dragon, l’épée au clair et un mauvais sourire aux lèvres.
— Nous sommes des gardiens d'Eel ! Rendez-vous ! tonna Lance avec fermeté.
Le mercenaire secoua la tête et son expression d'hilarité s'accrut. Il porta ses doigts à la bouche et d'un sifflement strident, il ordonna une contre attaque.
La toile qui recouvrait la carriole fut déchirée de lames et de cris et une dizaine d'hommes en sortirent triplant le nombre d'adversaires. Les gardiens furent désarçonnés avant de se lancer dans l'affrontement sans prendre le temps de réfléchir. Leur entraînement et leur instinct prirent le dessus. Leurs gestes étaient précis, rapides et, sans avoir besoin de penser, leurs armes fendaient l'air, défiaient l'acier et cherchaient le sang. Les hommes qui leur faisaient face étaient expérimentés mais pas autant que les Obsidiens.
D'un coup de griffe, Cléan arracha un morceau de chair et le mercenaire chut, mort. D'un bond, il sauta de l'autre côté du chariot et aperçut Sparo en proie avec quatre hommes. Calice, son sabre dans les mains, virevoltait avec dextérité et tailladait à tout va. Lance aussi se battaient avec force contre deux hommes. Son épée toucha la fémorale de son adversaire puis il se lança à la poursuite d’un fuyard. Le renard sauta sur l’un des adversaires du myrmidon et lui brisa la nuque d’un geste net.
À peine son corps eût-il rejoint le sol que le combat, qui avait été soudain et brutal, prit fin.
— Putain, c’était quoi ce bordel ! souffla Cléan qui se remettait du piège qui leur avait été tendu en retour.
Il fouilla les restes de la carriole mais ne trouva aucune caisse, aucun drogue. Rien.
— Je ne comprends pas, jura le myrmidon.
— Ouais, est-ce que l’Ombre nous aurait fourni de mauvaises informations ? Quelqu'un les aurait prévenu ou bien...
Cléan n’acheva pas sa phrase. Avec ses mots, survint le décours de sa pensée. Il se tourna lentement vers Sparo qui leva vers lui un visage fermé, les sourcils froncés et la bouche tordue.
— Ne me dis pas que…
— C’était pas censé se passer comme ça, répondit l'épéiste dans un murmure de culpabilité. Ils devaient simplement changer d’itinéraire.
— Tu les as prévenu ! Tu nous as trahi ! réalisa Cléan.
— Non, tu ne comprends pas Clé’. J’aurais trouvé une solution pour dénoncer Rosko une fois à Eel… mais j’ai besoin de Méthos.
— C’est fini, je ne peux plus te couvrir, refusa Clan en secouant la tête… Il faut que les officiers le sachent et Lance aussi.
— Tu vas me dénoncer ?
— Et toi, qu'est ce que tu viens de faire là ?! s’exclama le regard en pointant le carnage qui s'étendait sous leurs yeux.
Le renard recula, déboussolé et incrédule. Il chercha des yeux Lance qui n’était pas encore reparu. Puis un bruit aigu et métallique le figea sur place. Contre sa nuque, la pointe de Calice le menaçait de mordre sa peau. Cléan se retourna lentement et posa un regard courroucé à son frère d’arme.
— Je peux pas te laisser face ça. J’irais en prison ou pire, je serais exécuté.
— Tu dois payer pour tes actes.
— Je refuse d’aller en prison, je ne tiendrais pas.
Les yeux du myrmidon se voilèrent de larmes mais son regard ne vacilla pas. Il était déterminé à en finir et Cléan le savait. Lentement, ses griffes s’étendirent, les muscles de ses bras se bandèrent. D’un coup, il repoussa l’épée qui le menaçait et engagea un combat plus agressif que n’importe quel entraînement jusqu’alors. Les griffes du renard fendaient l’air mais Sparo était rapide et Calice sifflait autant qu’elle parait. Cléan bondit en arrière et tenta de se raisonner. Ce duel ne devait pas avoir lieu, il était interdit de se battre avec un frère ou une soeur de l’Obsidienne, quelle qu’en soit la raison.
— Je n’ai pas envie de te tuer, nous pouvons entre nous arrêter là.
— J’aimerais mais ce ne sera pas possible...
Le renard jeta un coup d’oeil au dessus de son épaule et vit Lance revenir à eux au pas de source, indemne mais l’épée souillée de sang. Il s'arrêta à quelques mètres, le visage froncé de surprendre un combat entre deux de ses amis.
— Que se passe-t-il ici ? interrogea-t-il.
— Cléan nous a dénoncés ! C’est pour ça qu’ils nous ont tendu un piège !
Le renard lui lança un regard haineux, éberlué par l’aplomb dont Sparo faisait preuve pour que son mensonge paraisse crédible.
— Espèce de chien...
— Est-ce que c’est vrai Cléan ?
— Bien sûr que non ! C’est lui qui nous a trahis ! se défendit l’accusé. Il ne mérite plus d’appartenir à l’Obsidienne, il ne mérite plus qu’on l’appelle notre frère.
Enragé, Sparo se jeta sur le renard et s’en suivit un combat où ils déchaînèrent leurs rancoeurs autant que leur crainte et que même l’intervention de Lance ne put interrompre.
Le myrmidon profita du couvert des arbres pour reculer dans la forêt. Cléan le soupçonnait de couloir fuir et il l’aurait laissé partir, s’il ne s’évertuait à vouloir le salir sa réputation. Le renard n’aurait pas supporter de voir son honneur bafoué sur un mensonge après tous les sacrifices qu’il avait faits pour en arriver à intégrer la garde.
Sparo se mit en garde, le renard sauta en avant, les griffes aiguisées qui visaient sa gorge. À la dernière seconde, il plongea et releva le bras pour dévier son coup vers le flanc. Il s’attendait à voir sa feinte parer mais sa main transperça le flanc du myrmidon qui lâcha un gémissement douloureux. Cléan ne comprit pas comment ni pourquoi il s’était retrouvé ainsi. L'épéiste le regardait avec des yeux ébahis et d’un hoquet, du sang jaillit de sa bouche. Le renard baissa la tête et vit le sang sur ses mains et Calice, que Sparo avait laissée tomber volontairement.
— Désolé mon frère….
— Sparo… Qu’est-ce que tu as fait ?
Ses jambes lâchent et le myrmidon tomba à genoux, Cléan le rattrapa au moment où il s’effondra.
— Je préfère mourir en mission que de devenir un traître.
— Idiot. Il y avait d’autres options, souffla Cléan d’une voix tremblante.
Il avait beau tenter d’arrêter l'hémorragie, le trou qu’il avait causé dans l’abdomen de Sparo saignait abondamment et son visage était déjà livide.
— Ça va aller. Je suis désolé pour toi.
— C’est moi qui suis désolé.
C'était trop tard, Cléan vit la lueur s’échapper des iris noirs du myrmidon. Il se retrouvait là, le corps d’un Obsidien dans ses bras, son frère qu’il avait tué. Ses mains tremblaient et il avait du mal à retrouver son souffle. Il voulut crier à l’aide mais déjà, des pas rapides fendirent la végétation dans sa direction. En avisant la scène qui s’offrait à sa vue, Lance jura.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai pas voulu, je suis désolé...
Cléan se baissa sur le corps de Sparo qui reposait inerte entre ses bras. Ses épaules furent secouées de sanglots.
— Est-ce que tu l’as tué pour le faire taire ?
— Quoi ?
Le renard leva la tête vers le dragon qui, malgré la larme solitaire qui coulait sur son visage, le figeait avec un regard froid.
— Je n’ai pas trahi la garde, c’est… tu dois me croire.
Cléan était tiraillé entre indignation et tristesse. Il aurait pu expliquer comment ils en étaient arrivés là, lui racontait comment il avait retrouvé Sparo dans le quartier des Mites, il aurait du lui avouer depuis bien longtemps son problème de drogue mais il ne savait pas si la vérité aurait été la bienvenue. Il pouvait voir, à l’expression de Lance que, peu importe ce qu’il aurait dit, le doute aurait subsistait.
— Crois ce que tu veux, j’ai déjà perdu un frère… balaya-t-il en reposant avec précaution le corps de Sparo pour se relever. Je ne vous ai pas trahis mais est-ce que, au moins, tu m’as déjà fait confiance parce que je viens d’un quartier pourri ?
— Je ne sais pas, il t’a accusé, tu as son sang sur tes mains… Mais je te propose de rentrer à la cité pour mettre tout ça au clair.
Cléan pesa le moindre de ses mots, conscient de la tournure de la conversation.
— Non, je ne rentrerai pas avec toi.
— Si tu ne le fais pas, tu te rends coupable.
L’épée de Lance, qui reposait inerte dans sa main se redressa vers le renard d’une allure menaçante. Cléan ne sourcilla pas, mais une nouvelle fracture vint ouvrir son coeur en deux. Sparo était mort, Lance ne lui faisait plus confiance. Il avait perdu ses frères, son prestige, sa place. Il avait tout perdu pour les erreurs d’un autre. Il n’avait qu’un regret, celui de s’être laissé convaincu par son ami et par leur lien. Le secret de Sparo s’était retourné contre Cléan et même la vérité n'aurait pu dissiper le voile d'ombre et de suspicion.
— Je suis peut-être coupable dans ce cas, mais toi, tu es aveugle. Un ami avait besoin de toi et concernant ton autre frère d'arme, tu oses le menacer...
Tout en secouant la tête, blessé, dépité, Cléan recula. Il recula dans la foret, sans tourner le dos à Lance qui resta immobile à le suivre de son regard bleu de glace. Le renard disparut dans un manteau de trahison qu'il se retrouvait à porter malgré lui.
Dernière modification par Aubépine (Le 16-11-2024 à 14h47)