C H A N G E M E N T D E P D V E N C O U R S
Prologue et Première Chronique : modifiés
Deuxième Chronique : en cours de modification
Par Elmaëyn
Le titre vous est familier ? Sans aucun doute, vous êtes tombés sur ma fanfiction sur Amour Sucré, portant le même titre. Oui, je suis bien la même Noraangel. Or, j’ai maintenant vingt-et-un ans et non quatorze. Un choc ? Oui, moi aussi je suis surprise : sept ans se sont écoulés depuis la publication de ma toute première fanfiction (serais-je la nouvelle Érika qui sort du Cristal ?). Je me suis dit que le monde des Anges Déchus était arrivé au bout de ses fins, lorsque j’ai rédigé l’épilogue de l’histoire d’Évangeline et de Castiel. Mais, en me relisant, je me suis rendue compte qu’il y a certaines choses que je n’avais pas vraiment élaborées, et qui méritaient une suite. La moi de quatorze ans n’avait pas tout à fait envisagé les possibilités que ce monde pouvait lui offrir. Quoi de mieux que de repartir sur des bonnes bases avec le monde d’Eldarya ?
Mais Évangeline a vécu son lot d’histoires et Castiel également.
Je mets en scène Nora, une Archange Déchue (plus d'informations ici) qui a atterri sur Terre. Comme Évangeline, elle a délibérément pris la décision qu’elle n’habiterait plus le Paradis, sauf que son histoire n’est pas exactement la même que celle d’Évangeline. Elle a vécu à Eldarya pendant quelques mois, en couple avec Nevra, avant de subitement disparaître alors que Leiftan s'est sacrifié pour sauver le Cristal. Elle retourne après sept ans de disparition, pour y découvrir un monde différent. Mais les choses ont-elles vraiment changé autant qu’elles ne le paraissent ?
Le prologue pourra vous sembler familier si vous avez été lire ma fanfiction sur Amour Sucré… Je dis ça, je ne dis rien.
Mais d'abord, voici les règles :
Mais Évangeline a vécu son lot d’histoires et Castiel également.
Je mets en scène Nora, une Archange Déchue (plus d'informations ici) qui a atterri sur Terre. Comme Évangeline, elle a délibérément pris la décision qu’elle n’habiterait plus le Paradis, sauf que son histoire n’est pas exactement la même que celle d’Évangeline. Elle a vécu à Eldarya pendant quelques mois, en couple avec Nevra, avant de subitement disparaître alors que Leiftan s'est sacrifié pour sauver le Cristal. Elle retourne après sept ans de disparition, pour y découvrir un monde différent. Mais les choses ont-elles vraiment changé autant qu’elles ne le paraissent ?
Le prologue pourra vous sembler familier si vous avez été lire ma fanfiction sur Amour Sucré… Je dis ça, je ne dis rien.
Mais d'abord, voici les règles :
À tous les enfants d'Eldarya
Avant de poster un message :
--> Pas de HS, de flood ou de pub !
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P L A Y L I S T
Ma source d'inspiration | ATTENTION SPOILER
Nora et Khiarra par Minæ
Ceux et celles qui me connaissent savent que je suis inspirée par la musique. Mes écrits sont presque tous reliés à une musique que j'écoute pendant leur rédaction. J'ai cru bon de laisser ma playlist avec certains moments qui sont marquants.Disponible sur mon serveur Discord, veuillez me contacter par MP ou par les commentaires si vous voulez y avoir accès !
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P r é v e n u e s
P r é v e n u e s
Neuf
@Mayobaka @Elysia @Arashell
@WinterSolstice @Khyrìís
@olibou12 @Zandaya @Opalescent
@Euonia
Allez, viens... je ne mords pas.
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P a s s o n s à l ' h i s t o i r e
P a s s o n s à l ' h i s t o i r e
PROLOGUE | C H U T E
Tomber.
Tomber était une sensation déroutante. Voir l’infini tomber devant soi, sans pour autant distinguer quoi que ce soit de ses alentours. La sensation d’un vent immense qui pourrait arracher le plus fort des arbres sans pour autant parvenir à le faire. Le sentiment d’impuissance.
Nora s’éveilla. Ses yeux turquoises avaient beau être grands ouverts, son esprit semblait l’avoir regagnée à cet instant précis. Le vent sifflait dans ses oreilles, ses cheveux dorés claquaient son visage, tout comme sa robe blanche en lambeaux et ainsi que la chaîne qui entourait sa taille le faisaient sur ses cuisses. Elle cligna des yeux rapidement et prit connaissance de son corps. Il devint de plus en plus léger, comme si elle en récupérait lentement le contrôle.
L’Ange Déchu tenta de ralentir sa Chute à l’aide de ses ailes, majestueuses et plumeuses. Cependant, elles demeuraient crispées et immobiles dans son dos. Elle savait pertinemment qu’elle pouvait bouger son corps, mais étrangement, elle n’en avait pas du tout la force, bien que sa volonté de le faire était présente. Son cœur cognait contre sa poitrine à une vitesse incommensurable. Sa main se crispa contre sa poitrine : elle avait l’impression qu’il allait exploser. Ce n’est qu’à ce moment précis qu’elle réalisa qu’elle était incapable de respirer. Sa voix était coincée dans sa gorge. Nora tenta d’inspirer, d’expirer, mais il n’y avait rien à faire. Néanmoins, n’ayant pas besoin d’oxygène pour vivre, elle accepta la non réaction de ses ailes et tenta de trouver une issue, appréhendant la durée qui lui restait avant de finalement atterrir.
Atterrir où ? Ça, elle n’aurait jamais pu le dire. Pas à cet instant précis.
Elle tendit ses bras devant elle. Ou sous elle. Peu lui importait : tant qu’elle ne demeurait pas passive devant cet événement, c’était tout ce qui comptait pour elle. La chaîne autour de sa taille la fouetta plus vivement : Nora se crispa sous la douleur. Étrange, elle qui ne devait pas sentir de douleur provenant d’objets mortels. Elle tenta de s’en défaire, mais rien n’y fit. Le métal semblait s’être incrusté dans le textile de sa robe, dans son épiderme, là où la chaîne épousait sa taille.
Soudainement, le vent cessa de souffler dans son dos. Sa chute semblait s’être arrêtée, mais Nora avait déjà vécu une Chute auparavant : ce n’était pas le cas. Suspendue dans les airs, comme si la gravité avait disparu, comme si elle était submergée dans une mer noire et infinie, elle était désorientée. Ses cheveux dorés flottaient désormais autour de sa tête, telle une auréole. Cette sensation était à la fois intrigante et terrifiante. Le temps n'existait plus.
Pendant un moment, l’Archange réalisa ce que sa Chute impliquait : elle était retournée au Havre, cet endroit que les humains appelaient communément « le paradis ». Comment était-ce possible ? Elle n’avait aucun souvenir d’y être retournée, si comment elle s’y était rendue. En vérité, elle ignorait qu’y retourner était faisable. Et puis, il y avait bien une raison pour laquelle elle l’avait quitté, il y avait de cela sept millénaires. Pourquoi y serait-elle retournée ?
Sa mémoire lui faisait défaut.
Une lueur attira l’attention de Nora, dissipant momentanément les questions qui jaillissaient dans son esprit. Elle semblait si faible, si fragile, telle la flamme d'une bougie : seul un coup de vent aurait pu l’éteindre. Cependant, cette dernière semblait tenir bon, elle gagnait même en ampleur, en intensité, en diamètre. Éblouie, Nora ferma les yeux, ayant l’impression de brûler ses rétines si elle fixait la lumière plus longtemps. Puis, l’air se mit à se réchauffer autour d’elle. Le vent sembla se lever à nouveau, plus fort que jamais. Le tintement de sa chaîne, le bruit de sa robe qui claquait sur sa cuisse, le hurlement de la fougueuse bourrasque dans ses oreilles. Un bruit sourd retentit, résonnant dans tout son être. Tout comme le choc que son corps venait de subir.
Et enfin, elle put respirer.
Elle prit une grande inspiration, un râle s’échappant de sa gorge, tandis que ses paupières s’ouvraient de nouveau pour laisser un flot de lumière caresser ses yeux. L’air était frais, pur. L’odeur de l’herbe écrasée envahit ses narines, apaisant peu à peu les battements frénétiques de son cœur.
Les yeux désormais grands ouverts, elle distingua des couleurs. Du vert, du brun, du bleu, du blanc. Les sons lui parurent désormais plus clairs. Le bruit de feuilles se frottant les unes contre les autres au gré du vent, les craquements de l’écorce des arbres, le bruit d’une cascade avoisinante, les murmures des hamadryades au loin. Elle était atterrie dans la clairière d’une forêt, en plein jour. La cascade des Murmures. La forêt d’Eel.
Eldarya.
Désorientée, l’Archange n’entendit pas les pas qui s’approchaient d’elle, à un rythme de plus en plus rapide. Nora sursauta lorsqu’une silhouette floue mais familière apparut dans son champ de vision. Elle n’était pas tout à fait capable de discerner ses traits, sa vue ne s’étant pas affinée suffisamment depuis son atterrissage.
- Nora ! Par l’Oracle !
Huang Hua Ren-Fenghuang.
Relevant ses yeux bleus vers ceux dorés de l’apprentie phénix, Nora parvint enfin à distinguer plus clairement les traits de celle qui venait tout juste de la retrouver. Les cheveux n’étaient plus longs et lisses, mais bien courts, coiffés d’une barrette azure. Ses yeux autrefois espiègles et pétillants de vie semblaient emplis de stupeur et plus sérieux. Son visage était plus mature et fin que dans les souvenirs de l’Ange Déchu. Elle ne portait plus ses classiques couleurs chaudes, mais bien une tunique moulante bleue, dorée et jaune agrémentée de détails dorés et de plumes aux couleurs froides.
Une larme roula sur la joue de Nora avant qu’elle ne puisse se rendre compte de son émoi.Moment illustré
Par saku.chann sur Instagram
PREMIÈRE CHRONIQUE | R E T O U R
- Huang Hua… murmura Nora, la larme coulant de son œil droit venant s’échouer dans sa chevelure dorée.
La fenghuang caressa la joue de l’Ange, mais la blonde sentit à peine ce contact contre sa peau, comme si elle n’était qu’une observatrice à travers ses propres yeux.
Les yeux de la faery observaient les traits du visage de la Déchue, cherchant la moindre trace de blessure, le moindre vestige de sa Chute. Cependant, Nora n’avait rien du tout. Même le sol sous elle ne semblait pas s’être enfoncé outre mesure : seule l’herbe sous son corps semblait avoir été écrasée, comme l’aurait été celle sous une personne qui venait de s’allonger au sol pour piquer une sieste. Huang Hua peinait à y croire : ses prunelles dorées se relevèrent vers les cieux, à la recherche d’un indice de la hauteur à laquelle la blonde avait bien pu tomber.
L’immortalité et l’insensibilité aux maux mortels étaient deux choses fascinantes à ses yeux.
- Comment es-tu… commença-t-elle. D’où es-tu…
Une voix masculine jaillit de la forêt, interrompant de ce fait-même l’apprentie Phénix
- Huang Hua, Leiftan a été…
Nora sursauta et bondit sur ses pieds prestement. Ses membres ne lui semblaient plus lourds, l’adrénaline courait dans ses veines. Elle déploya ses ailes, bousculant quelque peu Huang Hua à ses côtés, et dressa son bras gauche devant elle tandis que sa main droite cherchait quelque chose sur sa cuisse, une dague, qu’elle ne trouva pas. Réprimant, un juron, ses prunelles azures scrutaient les fourrés à la recherche de la source de cette voix et au bout d’un moment, elle le repéra.
À à peine quelques mètres de l’endroit où l’Archange avait atterri, se trouvait un homme aux cheveux marrons qui venait tout juste de s’arrêter, écartant une branche de son visage aux traits à la fois jeunes et virils. Ses yeux d’une teinte chocolatée étaient la première chose que la blonde remarqua chez lui. Son regard franc était posé sur elle, rempli d’étonnement et de curiosité. Sa mâchoire bien dessinée semblait être tendue par la surprise : il s’était arrêté de marcher lorsqu’il s’était rendu compte qu’il avait alerté la blonde.
Malgré son visage attirant et son air franc, Nora demeurait méfiante.
La guerre contre Lance.
Huang Hua se releva à son tour et tendit les bras vers Nora, comme pour la rassurer. La Déchue gardait cependant ses yeux rivés sur l’homme devant elle, n’accordant qu’un regard en coin à la fenghuang.
- Nora, ne t’inquiète pas, c’est un membre de la Garde, la rassura-t-elle.
L’homme hocha la tête et s’avança, quittant l’ombre des arbres pour s’exposer à la lumière du soleil. Son armure d’un rouge flamboyant et ornée de détails dorés éblouit quelque peu l’Archange, qui s’habituait toujours aux stimuli sensoriels depuis sa Chute. Il leva ses mains en l’air en guise de signe de paix. Ses yeux, sincères, étaient plantés dans ceux de la blonde, dont les muscles commençaient à se détendre.
Huang Hua poursuivit.
- Voici Mathieu, il est arrivé dans la Garde depuis peu.
Nora toisa davantage le dénommé Mathieu avant de rétracter ses ailes lentement, ses yeux demeurant toutefois rivés sur l’homme. Puis, soudainement, sa vision faiblit et elle sentit son coeur se contracter douloureusement au fond de sa poitrine. Portant sa sénestre sur sa poitrine, elle réprima un gémissement tandis qu’elle sentait ses jambes faiblir. Sa vision devint brièvement floue. Le guerrier s’avança prestement vers elle et l’attrapa au vol au moment où elle perdait pied.
La Déchue se raidit tandis que l’humain passait un bras sous son dos et l’autre sous ses genoux pour la lever sans aucune misère. Elle réprima un frisson : le métal de l’armure de l’homme était froid contre sa peau, mais ses doigts étaient chauds, créant un contraste quelque peu déroutant. Son épiderme semblait lentement se connecter avec la réalité, redécouvrant les sensations comme le chaud, le froid, les textures rugueuses et lisses.
- Je pense que tu devrais y aller doucement, fit Mathieu, un léger sourire aux lèvres. Et puis, la Garde d’Eel n’est plus en guerre depuis un moment.
La Déchue put de nouveau observer ses alentours, sa vision redevenue nette. Perchée ainsi dans les bras de l’homme, Nora se rendit compte que l’homme était grand et elle pouvait deviner sa carrure sous son armure. Un membre de l’Obsidienne, sans doute. Toutefois, cette lueur fugace dans ses prunelles marrons trahissait sa jeunesse, son avidité de découvrir Eldarya.
Depuis un moment ? Nora fronça les sourcils. Elle tourna la tête vers Huang Hua, qui perçut instantanément son trouble.
- Nous discuterons de cela plus tard, nous devons tout d’abord t’emmener voir Eweleïn pour qu’elle puisse t’ausculter. Tu pourras ensuite te reposer et nous expliquer comment tu as bien pu atterrir ici.
- Entendue, cheffe, acquiesça Mathieu.
Nora tourna la tête vers la fenghuang. Cheffe ? De la Garde d’Eel ? Encore une fois, Huang Hua remarqua la réaction de l’Ange et elle se pinça les lèvres. La blonde hocha la tête, comprenant que ses questions pouvaient attendre pour le moment. La fenghuang avait raison : bien que Nora n’aimait pas dépendre des autres et encore moins se trouver en position de faiblesse, se faire ausculter et se reposer était primordial, pour le moment.
Mathieu reprit la parole tandis qu’ils se mettaient en marche, quittant la clairière.
- En parlant d’Eweleïn, je viens de sa part pour te mettre au courant, Huang Hua : Leiftan a été expulsé du cristal.
Les yeux de la fenghuang s’agrandirent de stupeur, puis, s’emplirent de soulagement. Pendant un moment, son regard se perdit dans le vide, rivés sur un point fixe dans la forêt. Un faible soupir s’échappa de sa bouche.
- Ceci explique les irrégularités du cristal depuis les dernières semaines…
Ses prunelles scrutèrent ensuite Nora, qui s’était perdue dans ses pensées, à son tour. Son regard turquoise tentait de trouver la chaîne qui pendait autour de sa taille, cependant, elle ne la trouva pas. Quand avait-elle disparu ?
- Et peut-être que cela explique ton retour parmi nous.
Le brun fronça les sourcils en baissant les yeux vers Nora.
- Tu vivais ici, auparavant ?
- Je… commença l’Ange, hésitante, toujours perplexe de ne pas avoir trouvé la chaîne.
Sa vision commença à s’embrouiller de nouveau et son cœur s’emballa. Huang Hua posa une main sur le front de Nora : sa paume était fraîche et apportait un profond bien-être à l’Archange. Elle ferma les yeux pour profiter de ce bref soulagement. Puis, elle secoua la tête et leva sa main vers sa joue pour essuyer le vestige de la larme qui avait coulé de son œil droit, quelques instants plus tôt.
- Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un bon moment pour poser des questions, Mathieu, l’avisa la cheffe de l’Étincelante. Attendons d’être rentrés pour pouvoir échanger la moindre information.
- Je suis Tombée, répondit tout naturellement Nora, à la fois en guise de réponse et pour elle-même.
L’homme ricana, faisant trembler quelque peu la jeune femme dans ses bras.
- À te voir étendue au sol, quelques minutes plus tôt, je n’en doute pas une seule seconde.
Un faible sourire s’esquissa sur les lèvres de Nora, dont la vision redevenait peu à peu claire.
- Il y a une légère différence entre tomber et Tomber, spécifia-t-elle.
- Hmm… En tout cas, on peut dire que tu es bien tombée, considérant que tu aurais pu atterrir sur n’importe qui.
La Déchue haussa les sourcils et un rire lui échappa, malgré elle. Visiblement, il ne connaissait rien du tout aux présences Divines et Démoniaques au sein du monde des mortels. En même temps, à son arrivée à Eel, quelque temps plus tôt, peu de gens se souvenaient des interventions Divines impliquant le monde humain et très peu d’ouvrages étaient disponibles pour pouvoir expliquer les différences entre les Divinités de la Terre et les Divinités Exilées, qui étaient en charge de garder le contrôle sur l’ensemble d’Eldarya. Huang Hua interrompit le flot de sa pensée.
- Mathieu, l’avertit la fenghuang d’un ton autoritaire. Essaie un peu de la ménager, Eweleïn va devoir lui poser quelques questions et elle doit se remettre de sa Chute.
La blonde allait lui répondre qu’elle allait bien, mais une légère nausée s’empara d’elle tandis que quelques points noirs apparurent dans sa vision. Une Chute n’était pas à prendre à la légère et l’Ange avait oublié à quel point son corps avait pris un énorme coup, cinq millénaires plus tôt. Cependant, toutes ces sensations lui étaient familières. Elle obtempéra donc, se contentant d’observer les alentours.
Dès que Huang Hua et Mathieu arrivèrent à l’orée de la forêt, Nora dut plisser légèrement plisser les yeux, l’empêchant de discuter davantage, éblouie par la lumière du soleil de la fin d’après-midi. Lentement, ses yeux s’habituèrent à la luminosité des lieux et elle put distinguer les vastes plaines d’Eel, qui lui semblaient toujours aussi verdoyantes. Voire même plus, étrangement. En étant plus attentive, tandis que l’homme pressa le pas vers la Cité aux côtés de la fenghuang, elle aperçut plusieurs plantes dont elle ne connaissait pas l’existence. Des arbrisseaux portant des baies violacées, des fleurs roses virant vers l’orange, un étrange fruit ressemblant à une banane violette, tout cela ne lui était pas familier, malgré le temps qu’elle avait passé à Eldarya. Plus la Déchue scrutait les lieux, moins elle les reconnaissait.
Un glapissement retentit aux oreilles de la blonde, qui tourna la tête vers la source de ce bruit. Elle vit alors un jeune familier qu’elle n’avait jamais vu auparavant, ressemblant à une petite girafe aux pattes violettes virant au bleu. Il perdait occasionnellement l’équilibre et ses jambes étaient tremblantes : un bébé, sans aucun doute. Il gambadait gaiement sur les plaines, sa mère le suivant attentivement.
Combien de temps séparait la fin de la guerre contre Lance et cet instant précis ?
Mathieu la serra plus étroitement contre lui pour ne pas qu’elle lui échappe. Il perçut son agitation.
- Tout va bien ? lui demanda-t-il.
Nora ne prononça pas un mot, à la fois prise dans ses pensées et captivée par le paysage qui se dévoilait à elle au fil des pas de Huang Hua et de Mathieu. Or, elle finit par hocher la tête. Au bout d’un moment, sa vision se brouilla de nouveau, la forçant à se lover davantage dans les bras de l’homme. Elle se surprit à trouver son odeur agréable : un mélange de sapin et de cyprès. L’Ange ferma les yeux, profitant quelque peu du bercement que lui procurait ce déplacement.
- Nous arrivons, les informa Huang Hua, qui faisait signe aux gardes postés à l’entrée de la Grande Porte.
Après quelques échanges, ils pénétrèrent à l’intérieur de l’enceinte blanche. La rumeur du village se faisait entendre, ponctuée de quelques voix plus fortes que les autres scandant des prix et des items et de gloussements de familiers. Nora devinait les bruits typiques d’un marché. Quelques odeurs de mets parvinrent à ses narines et lorsqu’ils passèrent près d’une chaumière un peu écartée du reste des maisons, un vent chaud frôla son visage : une forge.
La jeune femme entendit quelques chuchotements provenant de villageois curieux, qui étaient venus accueillir Huang Hua et Mathieu. Tous les regards étaient rivés sur Nora, ou plus particulièrement, sur sa chevelure blonde flottant au vent et sa robe en lambeaux. Une telle teinte, d’un or chaud et éclatant parsemé de quelques reflets roux, n’était pas si commune au sein de la Cité d’Eel. Tous ces visages, l’Ange ne les reconnaissait pas. Une pointe de nervosité s’empara d’elle tandis que ses prunelles turquoises se promenaient de personne en personne. Tant de nouveaux habitants… Combien de temps s’était-il écoulé depuis sa deuxième Chute ?
Mathieu la resserra plus fermement contre lui. Cela attira l’attention de Nora : ses yeux se rivèrent dans ceux du brun qui, lui aussi, l’observait. L’homme releva les yeux devant lui, rompant leur contact visuel, et l’Archange put déceler un très léger rosissement de ses joues. Cette vision l’apaisa momentanément et lui fit oublier sa position de vulnérabilité, momentanément.
Ils finirent par arriver à l’intérieur du Quartier Général quelques instants plus tard : un grand bâtiment blanc cylindrique comportant une seule et unique tour. La salle des portes lui semblait éclatante. Les rampes, tout comme les escaliers, avaient été fraîchement refaites. Tandis qu’ils gravirent les marches menant à l’infirmerie, Nora put voir l’ensemble des lieux. En effet, tout autour d’elle semblait nouvellement poli et l’air était frais.
- Tout est si éclatant… fit-elle, à voix haute.
- Attends de voir quand les membres de l’Obsidienne vont revenir de leur entraînement, commenta Mathieu. Ça le sera moins.
Enfin, ils arrivèrent à l’infirmerie. Nora fut quelque peu soulagée de constater que cet endroit n’avait pas vraiment changé. Le bleu, le rose et le violet étaient toujours les couleurs prédominantes de la pièce, apportant réconfort aux plus réticents aux services médicaux.
Mathieu se pencha vers l’avant pour déposer l’Ange sur le lit le plus près tandis que Huang Hua restait au pas de la porte.
- Je vais chercher Eweleïn, déclara Huang Hua avant de s’éclipser prestement. Il est bon de te revoir, Nora. Nous discuterons davantage lorsque tu seras en état de le faire.
Le brun hocha la tête, tout comme Nora. La blonde étira ses jambes et ses bras comme si elle venait de sortir d’un long sommeil. Sa vision était désormais nette depuis un moment et elle retrouvait peu à peu la vigueur de ses membres. Pour des mouvements banals, certes, mais cela était un bon début à ses yeux.
Les bras croisés, Mathieu s’accota le dos contre le mur et poussa un soupir. L’Archange lui répondit d’un rire.
- Tu sais, si c’est pénible pour toi de rester ici, tu peux vaquer à tes occupations ailleurs. Je doute que jouer les gardes-malades t’intéresse.
Le brun redressa la tête aux dires de la blonde.
- Oh non, tu n’es pas du tout un poids. Mes occupations le sont, à vrai dire.
- Mauvaise Garde ? lui demanda Nora.
Mathieu eut un rire jaune.
- C’est si évident que ça ?
Elle se redressa pour s’installer en position assise. L’homme s’approcha d’elle pour pouvoir l’aider à se lever adéquatement, mais la jeune femme le rassura.
- C’est bon, je peux m’installer seule.
L’homme s’écarta, les mains en l’air, et retourna à son lieu d’origine, accoté contre le mur près de la couchette où se trouvait Nora.
- À ta guise, répondit-il.
La Déchue se replaça adéquatement sur son lit, puis elle se retourna de nouveau vers lui.
- Dans quelle Garde le test t’a-t-il placé ? le questionna-t-elle, curieuse.
- Dans l’Absynthe. Crois-moi, je n’ai aucun rapport au sein de cette Garde.
Nora accota sa joue au creux de sa paume et le toisa. Il était vrai que d’un point de vue strictement physique, Mathieu n’avait pas l’air d’être un grand alchimiste. Elle l’aurait davantage vu en train de s’entraîner aux côtés de Valkyon.
Soudain, avant qu’elle ne put dire quoi que ce soit d’autre, le corps de l’Ange fut parcouru d’un frisson. Sa mâchoire se mit à claquer légèrement et son épiderme se couvrit de chair de poule : un grand froid l’avait soudainement envahie.
- Tu as froid, remarqua Mathieu. Ne bouge pas.
- Non, ça va aller, je vais aller chercher une couverture moi-même, je sais où elles se trouvent.
Nora posa ses pieds contre le sol froid de l’infirmerie, mais Mathieu fut plus rapide et se leva vers elle pour l’empêcher de se lever davantage.
- Ne t’inquiète pas, je m’en occupe !
- J’ai déjà assez été aidée comme ça, ce n’est qu’une couverture, fit la Déchue en fronçant les sourcils.
Mathieu se plaça devant elle, lui bloquant le chemin, un sourire espiègle aux lèvres.
- Reste allongée. Tu n’as pas le choix.
Pour lui donner raison, une légère nausée s’empara de la blonde. Elle poussa un petit soupir et obtempéra en baissant le regard. Voyant qu’elle l’avait écouté, Mathieu eut un petit rire alors qu’il se dirigeait vers une armoire dans le fond de la pièce pour en sortir une couverture rose et molletonnée.
- Tu as un problème avec le fait que quelqu’un veuille t’aider ? lui demanda-t-il.
Nora se mordit la lèvre inférieure en passant ses mains dans ses cheveux pour les replacer adéquatement. Sa nausée se dissipa peu à peu.
- Disons que j’ai appris tôt à me débrouiller seule. Et ce n’est pas la première fois que je Tombe.
- Encore heureux, il faut apprendre tôt à se relever quand on tombe.
Amusée, Nora le fixa tandis qu’il dépliait la couverture pour la placer autour de ses épaules. Nora frémit au contact de la douceur du tissu sur sa peau et se sentit instantanément mieux.
- Tu m’as l’air beaucoup mieux comme ça, constata-t-il.
- Mieux ?
- Tu as repris des couleurs. Ça te va bien, la quiétude.
Nora ne put retenir un sourire envers cette forme de compliment. Mathieu semblait avoir le don de rendre les gens confortables autour de lui. Ce n’était pas une chose commune pour l’Archange, de se laisser aller aux flatteries. Cependant, elle le sentait sincère et réellement soucieux de son bien-être. En plus de sept mille ans de vie, elle n’avait pas souvent rencontré d’hommes qui se souciaient de cela. Ses questions lui semblèrent, une fois de plus, peu importantes pour le moment.
Était-ce le fait qu’elle venait de Tomber depuis peu qui la rendait si peu méfiante ?
- Cela dit, je ne connais toujours pas ton nom, poursuivit Mathieu.
La Déchue lui tendit la main, en guise de présentation.
- Appelle-moi Nora, lui répondit-elle, un sourire sincère sur ses lèvres.
Mathieu la serra, son autre main venant couvrir le dos de sa paume. Grandes et chaudes, elles englobaient la dextre de Nora qui, pourtant, avait des mains fines et de longs doigts.
- Juste « Nora » ? Ça ressemble à un nom humain.
La blonde esquissa un sourire.
- Tout comme le nom « Mathieu ».
Le brun ôta ses mains de sur celles de Nora, haussa les sourcils et s’empara d’une chaise non loin de lui pour l’installer près du lit de l’Ange. Il passa une main à travers sa chevelure brune pour la replacer avant de poursuivre, s’asseyant.
- Y as-tu déjà été ? Sur Terre ?
- J’ai passé plus de cinq millénaires là-bas.
Mathieu eut un léger mouvement de recul, surpris. Il la jaugea du regard, Nora ne broncha pas.
- Tu n’as pas l’air de quelqu’un qui a vu la chute de l’Empire romain en tout cas.
Un sourire espiègle poussa sur les lèvres de la Déchue.
- Et pourtant, c’est le cas.
Un rire étonné s’échappa de la bouche du brun. Nora resserra la couverture plus étroitement sur ses épaules et s’assit plus confortablement pour faire face à Mathieu.
- Et toi, tu viens de la Terre ?
L’homme entrouvrit la bouche pour répondre, mais une voix l’interrompit.
- Nora ?
La nommée se pencha vers la droite pour regarder la personne qui se trouvait derrière Mathieu : une grande elfe à la peau lilas et aux prunelles bleu-gris. Ses yeux grand ouverts, sa mâchoire tremblante, elle semblait profondément déstabilisée de voir l’Ange, en chair et en os. Nora avait l’impression qu’elle était vêtue différemment et que ses traits, en particulier ses yeux, semblaient avoir pris plus de maturité, mais il n’y avait aucun doute : c’était bel et bien Eweleïn. Le cœur de la blonde se serra.
Elle allait se lever pour serrer l’elfe fort dans ses bras, mais l’infirmière s’approcha d’elle en trois grandes enjambées et l’enlaça contre elle, tremblante. Nora lui rendit son étreinte en fermant ses yeux, une vague de chaleur parcourut son corps : il était bon de retrouver une amie proche. Les larmes menaçaient de couler sur ses joues. Encore son subconscient.
- Tu es revenue, murmura Eweleïn. Tu es revenue.
Revenue. La confusion, le soulagement, l’angoisse, toutes ces émotions peuplaient l’esprit de Nora, jouant des coudes pour devenir dominantes. La brève sérénité qu’elle sentie en serrant son amie dans ses bras n’avait été que de courte durée. Elle n’ouvrit cependant pas les yeux, préférant demeurer dans le déni pour quelques minutes supplémentaires. Or, une autre personne pénétra dans la pièce.
- Eweleïn ? Chrome est…
Nora ouvrit brusquement les yeux. Cette voix…
Il ne portait plus son bandeau noir, laissant apparaître son oeil rendu invalide par son familier et il ne portait plus la même tenue, mais il n’y avait aucun doute : l’Ange pouvait le reconnaître entre mille. Ses cheveux noirs comme le plumage d’un corbeau rendait justice à la Garde qu’il dirigeait. Son œil valide d’un gris orageux, ses oreilles pointues capables de détecter le moindre son. Les battements du cœur de Nora s’accélérèrent. Sa mâchoire se mit à trembler. Ses membres se crispèrent.
Nevra. Il avait survécu à la guerre.
La Déchue desserra son étreinte et Eweleïn se releva pour faire face au nouveau venu. Nora fit de même, ses jambes légèrement tremblantes par la fatigue et l’émotion de retrouver son bien-aimé. Eweleïn s’approcha de Nevra
- Si tu pouvais revenir plus tard, je crois qu’il serait mieux de… commença-t-elle.
- Nevra, dit Nora, sentant les larmes gagner ses yeux.
Elle fit un pas vers lui, il en recula d’un. Confuse, Nora figea, ne comprenant pas sa réaction. Le vampire la toisa, sa mâchoire se crispant. Peu à peu, son œil valide se remplit de mépris et un frisson désagréable parcourut la nuque de la blonde.
- Nevra, répéta-t-elle, peinant à croire qu’elle pouvait solliciter une telle réaction chez lui. Que…
Le vampire pivota les talons et s’en alla, sans se retourner une seule fois vers l’Ange. Incrédule, Nora sentit ses veines et ses artères se remplir de glace. Les couleurs étaient devenues fades à ses yeux. Sa respiration était lente et ses yeux, mouillés. Il lui semblait que le temps s’était arrêté et que le bruit des pas de Nevra qui s’éloignaient dans le corridor résonnaient dans tout son être.
Comment pouvait-il agir ainsi ?
Le dégoût dans son regard, elle n’avait jamais rien vu de tel chez lui. Tant de dédain, tant de mépris, il ne lui avait jamais montré ce côté de lui. Nora était glacée et pourtant, aucun échange n’avait eu lieu entre eux. La Déchue se retourna vers l’elfe avec appréhension. La question qu’elle s’apprêtait à poser lui apporterait plusieurs explications, sans aucun doute, mais plus les secondes passaient, plus elle était effrayée de la réponse qu’elle allait entendre.
- Eweleïn, cela fait combien de temps que j’ai disparu ? lui demanda-t-elle.
L’infirmière baissa le regard quelques instants avant de le relever vers Mathieu, qui ne semblait pas tout à fait comprendre ce qui se passait. Au bout d’un moment, Eweleïn s’assit sur le lit où Nora était étendue à peine quelques minutes plus tôt.
- Tu devrais t’asseoir… commença l’elfe, évitant toujours soigneusement le regard de l’Ange.
- Combien ? persista Nora en élevant légèrement le ton.
L’elfe planta son regard bleu ciel dans le sien.
- Nora, tu as disparu pendant sept ans.
Le cœur de Nora tomba dans sa poitrine et sa main se plaqua contre le mur : ses jambes avaient failli à la tâche de la soutenir. Mathieu se précipita vers elle dans le but de la rattraper, mais la jeune femme parvint à se rattraper avant que cela n’arrive. Ses yeux azurs étaient fixés aux prunelles brunes de l’homme devant elle, sans pour autant le regarder. Son esprit ne semblait plus faire partie de son corps. Elle voyait les lèvres de l’humain bouger mais n’en décelait pas un seul mot : la phrase d’Eweleïn rejouait dans sa tête tel un écho, telle une litanie maudite.
Sept ans, pour l’Archange Déchu, ne signifiaient rien puisque son existence était intemporelle. Or, elle le savait bien, pour le monde des mortels, c’était immense. Aux yeux des habitants d’Eel, incluant Nevra, elle était devenue un fantôme.
Ses yeux, qui étaient sur le bord des larmes quelques instants plus tôt, semblaient s’être asséchés. Son corps semblait se défendre contre cette nouvelle et empêcher toute forme d'émotion de s'emparer d’elle. L’ignorance était parfois si douce.
Ou était-ce ce qu’on appelait le déni ?
Nora se redressa, tachant de demeurer calme en se concentrant sur sa respiration. Elle baissa les yeux pendant quelques instants, rompant le contact visuel qu’elle avait établi avec le regard de Mathieu.
- Je vais bien, répondit-elle, machinalement.
Son expression était désormais neutre. Le brun n’osait pas bouger d’un iota : il fixa Nora tandis qu’elle se dirigeait de nouveau vers son lit pour s’y asseoir, le pas lourd. L’Ange enserra sa tête entre ses mains pendant un bref moment, ses coudes sur ses genoux. Eweleïn ouvrit la bouche, avant de la refermer. Elle hésitait. Que dire à quelqu’un qui avait disparu pendant près d’une décennie ? Puis, elle finit par trouver les bons mots.
- As-tu besoin d’un moment pour être seule ? lui demanda-t-elle. Ces nouvelles sont assez perturbantes, je m’en doute bien.
La blonde hocha la tête légèrement.
- Puisqu’il ne s’agit pas de ta première Chute et que tu sembles t’en être bien remise la première fois, je pourrai t’ausculter demain, la rassura l’elfe.
Mathieu sembla vouloir ajouter quelque chose, mais il s’abstint. L’Absynthe se passa une main dans sa chevelure de nouveau, incertain de savoir comment agir. Cependant, au lieu de dire quoi que ce soit, il s’approcha de la Déchue et posa sa main sur son épaule, en un geste empathique. Nora sursauta, mais ne chercha pas à le repousser. Ce contact était chaud et avait quelque chose d’un peu apaisant.
Elle releva la tête vers lui et voulut lui sourire pour le remercier pour ce geste, mais pour le moment, elle n’y parvint pas. Le choc de ces nouvelles était trop récent.
- Merci, finit-elle par dire, regardant Mathieu, puis Eweleïn.
Un sourire triste étira les lèvres de l’infirmière. Avant de quitter la pièce, suivie de près par Mathieu, elle s’adressa une dernière fois à la Déchue.
- Prends le temps qu’il te faut, Nora. Je serai là pour t’aider à te retrouver au sein de la Garde, si jamais tu as besoin de moi.___________________________
Inspire. Expire. Inspire. Expire
Nora courait, ses ailes ne répondant pas malgré ses invocations répétées. Il n’y avait rien à faire : ses jambes étaient le seul moyen. Une chaîne toujours prise autour de sa taille, claquait sa cuisse continuellement, à chaque enjambée. Elle lui faisait mal, si mal, mais jamais elle ne s’arrêta de courir. Toute douleur lui importait peu : l’Ange avait l’occasion de s’évader, une fois de plus. Et cette fois-ci, il était capital que ce soit la bonne.
Elle entendit gronder derrière elle. Un roulement sourd qui lui donnait froid dans le dos. Son cœur cogna fort dans sa poitrine, la peur étreignant ses tripes. L’adrénaline qui coulait dans ses veines la tirait en avant. L’instinct de survie et l’envie hurlante de protéger les siens dictait ses moindres faits et gestes et elle ne leur offrait aucune résistance.
Plus elle avançait, plus Nora avait l’impression que les nuages devenaient sombres, délaissant leurs teintes irisées pour des gris oppressants. L’air devenait lourd et froid contre sa peau, le vent se levant derrière elle, la propulsant plus loin de son lieu d’incarcération. Un frisson de soulagement se propagea à travers toutes les fibres de son corps : devant elle, le sol s’effaçait peu à peu, laissant place à une mer obsidienne.
Le vent était désormais effroyable, mais Nora n’en avait que faire. La douleur que lui occasionnait la chaîne autour de sa taille, giflant l’épiderme de sa cuisse, n’était plus qu’un lointain souvenir. Encore quelques mètres et elle allait être libre. Libre du Havre. Libre d’eux. Soudain, alors qu’elle avait gagné le rivage, une voix tonitruante empreinte de colère et de violence retentit. Elle réverbéra à travers les lieux, sans avoir aucune source précise.
- ORACLE ! hurla la voix.
Inspire.
Retenant sa respiration, Nora plongea dans la mer noire, sans se retourner une seule fois.
Expire.___________________________
Nora se réveilla en plein milieu de la nuit, tremblante. Son sommeil avait été perturbé par les souvenirs de sa récente Chute : le sentiment de flotter dans les airs s’agrippait à elle, lui collait à la peau. La sensation était comparable à se retrouver dans un bateau tanguant de gauche à droite dans une tempête. L’Ange avait une légère nausée. Cela lui rappelait sa première Chute, cinq millénaires plus tôt.
Et qu’était ce souvenir ? Quand avait-il eu lieu ?
Ne pouvant plus trouver le sommeil, elle s’assit dans son lit et replia ses jambes contre sa poitrine. Elle enfouit sa tête entre ses genoux et inspira profondément, prenant bien son souffle, gonflant ses poumons. Lentement, sa nausée se calma et elle soupira, la sensation déroutante de tanguer se dissipait peu à peu. Après un moment, Nora prit conscience des alentours : elle se trouvait toujours à l’infirmerie, seule. Une forte averse tombait sur la Cité d’Eel et tintait contre la fenêtre.
Elle redressa la tête et osa poser ses pieds contre le plancher frais. Son regard se tourna vers la sortie de l’infirmerie, où l’aura d’un anneau luminescent colorait le mur en jaune-orangé. Pivotant la tête vers la fenêtre, ses pieds bougèrent d’eux-mêmes : elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Posant sa main contre la vitre, elle contempla l’extérieur. La végétation était beaucoup plus luxuriante qu’il y a sept ans : le sacrifice blanc de Leiftan avait réellement été bénéfique pour Eldarya.
Un bref moment, Nora se surprit à envier l’aengel.
Il avait certes été un traître pour toute la Garde, or, il avait eu au moins la chance de se sacrifier et tous savaient où il était, tout ce temps : dans le cristal. L’Ange et l’aengel avaient beau être dans la même situation tous les deux, victimes du temps qui s’était écoulé en leur absence, mais il n’y avait jamais de questionnement concernant ce que Leiftan était devenu. Son retour était un triomphe. La réapparition de Nora, elle, semblait plus controversée, du moins, selon la réaction de Nevra. Et cela rendait la blonde quelque peu amère.
Or, l’Archange se disait qu’il y avait un avantage à sa condition : elle pouvait partir à n’importe quel moment. Elle n’aurait aucun impact sur la vie de ces personnes. La Déchue pouvait disparaître de nouveau et la Cité continuerait d’évoluer sans elle, comme si elle n’était jamais revenue. Ils ont des souvenirs des sept dernières années que Nora n’avait pas.
Sa main se posa sur le levier permettant d’ouvrir la fenêtre menant à l’extérieur, mais ne l’enclencha pas pour autant. Nora était figée : son corps ne bougeait plus d’un iota. Son esprit voulait s’enfuir de l’infirmerie, de la Garde, il voulait commencer une nouvelle vie pour éviter de subir le poids de son absence plus longtemps. Sa tête lui disait de prendre le chemin facile, le plus logique, mais quelque chose au fond d’elle gardait sa main immobile.
Puis, elle finit par retirer sa dextre du levier et la porta devant son visage. La jeune femme la scruta, comme si elle n’était pas sienne. Elle se rendit à l’évidence : non, elle ne pouvait pas partir. Pas après avoir confirmé à la Garde qu’elle était bel et bien en vie. Un sentiment de culpabilité s’empara d’elle peu à peu, se maudissant d’avoir pensé une seule seconde qu’elle pouvait les abandonner pour de bon.
Des bruits de pas résonnèrent dans le corridor menant à l’infirmerie et Nora déduisit qu’il s’agissait d’Eweleïn. Elle regagna rapidement son lit et s’y allongea, ne souhaitant pas que l’elfe se pose des questions en l'apercevant en train de faire des beaux yeux à la fenêtre. Elle prit le drap froissé et recouvrit son corps avec ce dernier. L’Archange mit un certain temps à s’endormir, mais elle finit par s’abandonner aux bras de Morphée, une demi-heure plus tard.
Des ronronnements. Des petits coussinets rugueux. Un pelage duveteux.
Nora battit des cils, s’extirpant de son sommeil pour la deuxième fois. Contrairement à la précédente, il faisait jour et un soleil éclatant brillait sur l’ensemble de la Cité d’Eel. Or, ce n’était pas la luminosité des lieux qui était parvenue à la réveiller, mais bien une purreko vêtue d’un boa violet, qui palpait son bras gauche. Ou plus précisément, qui en mesurait la longueur.
La féline au pelage tacheté ne releva pas ses yeux verts de son travail.
- Oh, bonjour Nora, dit-elle, tout naturellement.
L’Ange se redressa en position assise une fois que la purreko eut fini de prendre sa mesure et eut débarqué du lit. Un sourire s’esquissa sur ses lèvres, oubliant momentanément sa situation actuelle.
- Purriry, fit-elle.
Une partie d’elle aurait aimé lui faire l’accolade, mais elle savait que la féline n’aimait pas trop les contacts physiques. Cette dernière appréciait créer des coiffures extravagantes pour ses clients et elle n’était aucunement mal à l’aise devant leur nudité lorsque ces derniers essayaient ses toutes dernières créations, mais en ce qui concernait ses propres contacts physiques, Purriry demeurait très pudique.
- Tu te réveilles pile à temps pour que je prenne ton tour de buste en note. Eweleïn m’a dit de ne pas te réveiller et d’attendre, mais j’ai une journée très chargée aujourd’hui ! Entre ton retour et celui de Leiftan, je ne peux pas me permettre de chômer.
Du haut de ses soixante-quinze centimètres, Purriry toisa la blonde, qui sortit ses jambes hors de son lit pour pouvoir être la plus droite possible, ses pieds ancrés dans le sol. La purreko grimpa de nouveau sur le matelas pour pouvoir mesurer le tour de son buste.
- Tu sais, tu pourrais prioriser Leiftan, lui suggéra Nora en levant légèrement ses bras. Il a sauvé le cristal et il est revenu d’entre les morts, de nous deux, c’est lui qui devrait avoir de beaux atours.
Purriry réprima une grimace, sortant de nouveau son ruban à mesurer.
- Je n’ai toujours pas avalé sa traîtrise, sincèrement. Les purrekos ont une bonne mémoire, tu sais ? Que ce soit pour les bons paiements
La féline s’exécuta, un frisson désagréable parcourant son échine.
- Et j’ai toujours aimé tes visites à ma boutique. Tu as un style assez varié, contrairement à Monsieur le dae… l’aengel, qui garde son blanc, son vert et son noir. Il pourrait tout aussi bien faire partie d’une secte, cela reviendrait au même.
Nora eut un petit rire.
- J’imagine que je dois prendre ça comme un compliment. Je suis flattée que tu veuilles me voir en premier, alors.
Purriry ronronna, mémorisant la mesure qu’elle venait de prendre.
- Je suis si contente de ton retour. Je savais que tu étais toujours des nôtres… Et puis, je ne crois pas être la première à te dire que, vraiment, tu n’as pas du tout changé en sept ans.
Elle cessa de ronronner et ses sourcils se froncèrent à ses propres dires.
- Ça ne veut toutefois pas dire que tu devras garder les mêmes vêtements simplement parce qu’ils te font, tu sais ?
Nora eut un autre rire.
- Bien sûr que non, Purriry. Tu peux compter sur moi pour venir te voir à la moindre hésitation vestimentaire.
La purreko eut un petit soupir satisfait. Cependant, l’heure n’était pas aux flatteries.
- Maintenant, lève-toi ! lui ordonna-t-elle. Je dois prendre le tour de taille et de tes hanches.
- À vos ordres, répondit Nora, contente d’avoir un peu de quiétude.
L’Ange parvint à se lever sans étourdissements et sans que sa vision ne s’embrouille. La nuit avait été bénéfique pour son corps et pour son esprit. Soulagée, ses lèvres se moulèrent en un sourire sincère. Ce n’était qu’un minuscule pas vers sa réintégration dans la vie de la Cité d’Eel, mais cela lui était suffisant pour le moment.
- As-tu une envie de changement particulière pour tes futures tenues, Nora ? lui demanda Purriry. Seras-tu toujours dans la Garde de l’Ombre ?
Le sourire de Nora diminua en sincérité. La purreko ne s’en rendit pas compte et mesura le tour de la taille de sa nouvelle muse.
- Cela n’a pas encore été discuté, l’informa-t-elle. Je pense que cela se fera dans les prochains jours, une fois que je serai adéquatement installée.
- Oh… Alors tu me donnes carte blanche pour tes tenues ?
Avant que la jeune femme ne puisse répondre, Eweleïn pénétra dans l’infirmerie, un petit plateau rempli de victuailles fraîches dans les mains. Un air ahuri initialement collé sur son visage, ce dernier fut rapidement remplacé par une expression autoritaire.
- Purriry ! s’exclama-t-elle. Je t’avais dit de ne pas réveiller Nora pour prendre ses mensurations, elle a traversé une dimension entière pour se rendre ici, son corps a besoin de repos !
La féline gronda tandis qu’elle finissait de mesurer le tour des hanches de l’Ange, qui pinça ses lèvres pour retenir un petit rire. Elle fit claquer son ruban à mesurer en le rétractant.
- Oui et pour célébrer son retour, rien de mieux qu’une superbe tenue pour vêtir ce superbe corps, tu ne crois pas ? Voire même plusieurs tenues ?
- Pas au détriment de sa santé, affirma l’infirmière, qui intima Nora à s’asseoir sur son lit après avoir déposé son plateau sur la table de chevet.
La blonde obéit aux ordres de son amie et la purreko poussa un soupir en contournant le meuble pour se diriger vers la sortie..
- Parfois, j’ai vraiment l’impression que mon travail n’est pas assez apprécié ici…
Avant de partir, elle se retourna vers Nora.
- Tu passeras me voir quand tu auras le temps, nous discuterons vêtements quand le moment sera bien opportun pour tous.
Elle renvoya son boa vers l’arrière et quitta sans demander son reste. Eweleïn se pinça l’arête du nez, quelque peu exaspérée. Nora lâcha un rire.
- Au moins, ce petit moment a le mérite de t’avoir fait sourire, concéda l’elfe. Je t’ai amené quelques aliments pour ton petit-déjeuner : après avoir passé quelques tests, ils seront à toi.
L’Ange hocha la tête. Eweleïn sourit à son tour, ravie d’avoir repris le contrôle sur son infirmerie. Elle procéda à l’évaluation de quelques signes vitaux. Nora coopéra sans broncher. Après tout, au cours du dernier siècle de sa vie sur Terre, elle avait pratiqué plusieurs différentes spécialités médicales. Toutes ces connaissances étaient réellement fascinantes, à ses yeux.
À son arrivée à Eel, Nora avait grandement contribué aux avancées médicales d’Eel et son savoir était parvenu à influencer les manières de pratiquer la médecine à Eldarya. Chose qui était ironique, considérant que, avant sa disparition, l’Ange faisait partie de la Garde de l’Ombre. Eweleïn avait fait des pieds et des mains pour pouvoir la faire transférer mais Miiko, à l’époque, s’y opposait fermement.
En songeant à son passé dans la Garde régie par Nevra, la jeune femme sentit son coeur se serrer. L’elfe perçut son trouble.
- Tout me semble normal, lui informa Eweleïn. Je vais quand même te garder sous observation pour la journée. Tes quartiers seront également près en fin d’après-midi.
Nora ne s’y opposa pas. Pour le moment, elle n’avait aucune envie d’être seule et cette précaution lui semblait tout à fait raisonnable. Et puis, quoi d’autre avait-elle à faire, pour le moment ? Tous ses repères étaient à refaire.
- Huang Hua m’a mentionné ton amnésie, ajouta l’infirmière. Elle m’a dit que tu as failli attaquer Mathieu en pensant que nous étions toujours en guerre. Quel est ton tout dernier souvenir ?
L’Ange y songea pendant un bref moment. La réponse était toute simple, mais elle demeurait toutefois douloureuse à partager, considérant la nature de cette dernière.
- Je me souviens d’avoir embrassé Nevra juste avant de partir pour le combat, divulgua-t-elle, ne souhaitant pas remuer le couteau dans cette plaie plus longtemps.
- Oh… fit Eweleïn. Je suis désolée, Nora. Nevra, il…
- Non, ne t’excuse pas. Ce n’est pas de la faute à qui que ce soit et il se peut que mon état ne soit pas permanent. J’ai déjà vu certains patients retrouver la mémoire après un événement traumatique.
- Tu penses que tu aurais pu vivre quelque chose de grave ?
Nora s’abstint volontairement de lui faire part du souvenir qu’elle semblait avoir retrouvé au cours de la nuit. Cette peur qu’elle avait ressentie, cet empressement de s’enfuir le plus loin possible du Havre et de rejoindre le monde des mortels, cette détermination à retrouver sa liberté. Était-ce réellement cela ? Un souvenir ? Ou était-ce un rêve ? Elle l’ignorait.
- Je ne pourrais pas te le dire, en toute honnêteté, avoua l’Archange Déchu. Peut-être que si vous m’expliquiez ce qu’il s’est passé au cours des sept dernières années, cela pourrait m’aider à me souvenir de quelque chose.
Eweleïn sembla brièvement mal à l’aise, mais son visage prit une expression bienveillante de nouveau. Nora inclina la tête sur le côté. Un mauvais pressentiment s’empara d’elle.
- Toutes tes questions seront répondues demain, après une rencontre avec Huang Hua. Mange, pour le moment. Même si ton immortalité te permet de vivre sans les besoins rudimentaires d’un corps mortel, j’aime mieux avoir la conscience tranquille en sachant que tu t’es mis quelque chose sous la dent.
Voyant bien que son amie avait vite changé le sujet de la conversation, la blonde ne chercha pas à insister.
- Merci, Eweleïn, lui dit Nora, un mince sourire s’esquissant sur ses lèvres, tandis qu’elle s’emparait du plateau rempli de victuailles pour le déposer sur ses cuisses.
- Je suis vraiment contente de t’avoir de nouveau parmi nous.
L’elfe quitta les côtés de Nora peu de temps après, pour prendre soin d’un patient qui avait été installé au courant de la nuit, derrière un paravent. Rivant ses prunelles azures vers la nourriture qui lui avait été apportée, l’Ange découvrit une diversité impressionnante de fruits : les choses avaient certainement changé depuis sa disparition. Les aliments semblaient regorger de vie et avaient retrouvé toute leur valeur nutritive d’antan. Sans plus tarder, la blonde empoigna une poire astrale, un fruit violet à la chair bleue ressemblant à son homologue terrien en forme mais en deux fois plus gros et infiniment plus juteux, et mordit à pleines dents dedans. L’arôme du fruit explosa dans sa bouche et Nora poussa un soupir, quelque peu rassurée.
Le reste de la journée s’écoula plutôt rapidement, à la plus grande surprise de l’Ange, qui s’attendait à avoir du mal à ne rien faire pendant une journée complète. Elle avait l’habitude de toujours s’occuper, autant sur Terre que depuis son arrivée à Eldarya, sept ans plus tôt.
Histoire de recouvrir sa robe en haillons en attendant de prendre possession de ses quartiers, Eweleïn lui avait apporté un poncho blanc orné de détails noirs ainsi que des spartiates brunes. Cela était loin d’être un bel ensemble, mais Nora ne s’en préoccupait pas trop pour le moment. Tout ce qui lui importait, c’était de prendre possession de sa chambre pour pouvoir avoir le sentiment qu’elle avançait lentement vers sa réintégration.
Une fois sortie de l’infirmerie, Nora prit une grande inspiration prit un moment pour observer la Salle des Portes. Or, deux rires attirèrent son attention, la coupant dans son observation. Un de ces derniers s’interrompit brièvement et l’Ange se sentit observée. Baissant le regard vers le rez-de-chaussée, la blonde intercepta le regard gris orageux de Nevra. Son cœur s’arrêta de battre momentanément.
Aussitôt, le vampire rompit leur contact visuel et porta son attention sur la faery qui l’accompagnait. Ses cheveux bruns étaient longs et ses pointes étaient violettes. Ses yeux étaient bruns, presque noirs et sa peau semblait avoir la même teinte chaleureuse qu’un café au lait. Un sourire charmeur étirait les lèvres du vampire et Nora le vit replacer une mèche derrière l’oreille de celle qu’il souhaitait conquérir. La faery s’approcha de lui et chuchota quelque chose à son oreille.
Le cœur de Nora se serra douloureusement dans sa poitrine alors qu’elle observait Nevra prendre la main de la jeune femme en la guisant vers le couloir des Gardes, vers les chambres, jetant un dernier regard méprisant vers l’Ange.
Pour une énième fois dans sa longue vie, Nora se sentit effroyablement seule.
DEUXIÈME CHRONIQUE | A V A N C É E
Un mois s’était déroulé depuis mon retour à Eldarya. J’avais retrouvé tout le monde, excepté les personnes ayant quitté le Quartier Général, bien évidemment. Au fil des jours, je redécouvrais la Garde d’Eel et je commençais à m’intégrer aux nouvelles réalités qui la composait. Je n’avais pas encore eu l’occasion de me faire assigner une mission.
D’une part, j’étais déçue de ne pas pouvoir aider la Garde directement : j’avais l’impression que le retour à la normalité se trouvait si près de moi et le fait de ne pas avoir de mission m’en éloignait. De l’autre, pouvoir gérer mon horaire à ma guise me plaisait et me permettait d’explorer les environs, en volant ou en marchant. J’avais aussi pris le temps d’étudier les nouvelles plantes de la végétation luxuriante d’Eel ainsi que ses nouveaux familiers.
J’appris également que les voyages sur Terre étaient désormais possibles, donnant accès aux Eldaryens aux produits du monde des humains. Fruits, légumes et noix étaient plus fréquemment récoltés. Il arrivait parfois à certains explorateurs de ramener avec eux des épices et différents alcools. La viande et les produits laitiers demeuraient sur Terre, puisqu’ils ne pouvaient pas être transportés par les portails : ils devenaient flétris et moisissaient à vue d’œil. Personne ne savait expliquer ce phénomène, mais je comptais bien découvrir pourquoi un jour.
Pour me rendre utile et me garder occupée, je m’étais contentée de faire des petites tâches. Cela ne me frustrait guère, puisque chaque rôle est important au sein de la Garde et je me doutais bien que, lorsque la première mission me serait assignée, les autres défileront les unes après les autres.
Poussant la porte menant à la cuisine, je repérai mon tout premier allié à mon arrivée à Eldarya, il y a de cela sept ans.
- Mon cher Karuto, dis-je, chantonnant presque.
Le satyre releva brusquement la tête, laissant tomber son couteau sur sa planche à découper en un court tintement. Un bruit sourd résonna à travers la pièce : un navet avait roulé du plan de travail du chef cuisinier et était tombé à ses pieds. Le bulbe violacé se fraya un chemin jusqu’à moi, comme s’il s’agissait d’un familier qui quémandait des caresses. Je me penchai pour le récupérer, un petit sourire aux lèvres.
- Nora ! Tu voudras bien m’excuser, je ne me suis toujours pas habitué à te voir parmi nous.
Je m’approchai de son plan de travail afin de déposer le navet à sa position initiale, en prenant soin de le loger derrière une carotte, en guise d’accotoir.
- Et bien, tu vas devoir t’habituer, je compte venir t’aider dès que je le peux en cuisine ! lui annonçai-je.
- T-Tu... C’est vrai ?
Je m’emparai d’un tabouret et m’assis non loin de sa table de travail.
- Bien sûr, pourquoi ne reprendrais-je pas mes bonnes habitudes ? le questionnai-je, m’accotant à l’aide de mon coude sur le plan de travail.
- Oh...
Je ne m’attendais pas du tout à cette réaction. En réalité, le comportement de Karuto avait l’effet d’une douche froide sur le bonheur que je ressentais plus tôt. Je l’avais connu beaucoup plus bourru et c’était un satyre de peu de mots, sauf lorsqu’il parlait de ses recettes. Cependant, je sentais désormais un profond malaise chez lui. Je fronçai les sourcils, tentant de clarifier la situation.
- Il y a un problème à ce que je sois là ?
- N-Non pas du tout ! Non rassure-toi, je me disais simplement que tu ne voudrais plus travailler ici… Tu sais, vu que tu as disparu et tout ? Tu as sans doute plus de choses intéressantes à apprendre et à faire que de cuisiner avec un satyre comme moi.
C’était donc ça… Le couteau qui menaçait de transpercer mon cœur s’évapora de mes pensées, laissant place à un sentiment chaud, étreignant tout mon être.
- Karuto, je demeure « ta p’tite » Nora d’abord et avant tout. Je sais pertinemment que je ne suis pas partie de mon plein gré, encore moins considérant que j’étais l’assistante d’un des plus grands chefs de la Garde d’Eel.
Il me fixa un bref instant, semblant stupéfié par ma réponse. Puis, soudainement, il se mit à rire et il me frappa fort dans le dos, m’arrachant un petit cri, suivi d’une quinte de toux.
- Oui, c’est bien toi, Nora. Aucun doute là-dessus !
Je retrouvais bien mon premier ami au sein d’Eldarya.
Karuto avait été le premier à ne pas me voir comme une menace, alors qu’il venait me porter quotidiennement mes repas. Mes premiers jours à Eldarya s’étaient déroulés dans les cachots. J’y avais passé environ deux semaines et c’était en partie grâce à mon ami que je n’y avais pas passé plus de temps.______________________________
Marchant dans la forêt du Parc Naturel du Jorat, je scrutai le sol précédant mes pas, à la recherche d’une manifestation de la nature bien précise : un cercle de champignons. Quelques jours plus tôt : une elfe était venue récolter des baies sauvages alors que je me promenais dans les environs. Fort heureusement, elle ne m’avait pas vue et je l’avais suivie jusqu’à un cercle de champignons, duquel elle s'était volatilisée en quelques instants : il s'agissait d'un portail menant à un monde magique, Eldarya.
J'en avais entendu parler il y a de cela bien longtemps, lors du Grand Exil de 1431. Cet exode avait débuté par la mort d'une arcadienne et cela avait incité les faeries à quitter le monde des humains et intégrer un tout nouvel univers créé par le sacrifice des dragons. J'avais eu vent également que les aengels, êtres créés par les Divinités Exilées du « Paradis », étaient supposés faire partie de ce sacrifice, mais qu'ils s'étaient retirés au dernier instant, de peur de voir leur espèce s'éteindre. L'idée d'aller vivre à Eldarya était fort tentante à l'époque, mais je n'avais pas la force, ni la confiance de faire un tel changement dans ma vie.
Surtout pas après les Croisades.
M'enfonçant plus profondément dans la forêt, j’entendais les merles chanter dans la lumière de l’aube. Les premiers éclats du soleil se faufilaient à travers les troncs des arbres. On aurait dit qu’ils chantaient mon départ. J'allais déployer mes ailes pour couvrir un plus grand territoire lorsque j'aperçus un cercle de lépiotes pudiques à quelques mètres de moi. J'étais enfin arrivée.
Un sourire triste s’esquissa sur mes lèvres tandis je m'approchai du portail, me préparant à faire mes adieux au monde des humains, mon chez-moi de puis plus de cinq millénaires. Aussitôt que je fus au centre du cercle, une nuée de lucioles m’entoura. Fermant les yeux afin d’éviter d’être éblouie, je pris une grande inspiration.
Castiel. Rose. Vous ne me verrez plus jamais.
Après quelques instants, j’ouvris les yeux et vis autour de moi des arbres à perte de vue, similaires à ceux que j'avais vus avant de clore mes paupières. Fronçant les sourcils, j’observai les alentours, passant une main derrière ma nuque. Le portail menant à Eldarya avait-il fonctionné ?
Soudain, j’entendis une branche craquer derrière moi. Me retournant vivement vers l’origine du bruit, je vis au loin un grand homme aux cheveux longs aussi blancs que la neige et aux yeux dorés. Son teint basané, strié de vestiges de cicatrices, contrastait avec sa chevelure. Il était très grand et avait une musculature impressionnante : sans aucun doute, il passait beaucoup de temps à s’entraîner. L’homme portait une armure qui recouvrait son torse sans toutefois limiter ses mouvements. À ses côtés se trouvait une jeune femme un peu plus grande que moi à la chevelure aussi noire que le jais, virant bleue aux pointes de sa crinière. Sur sa tête trônaient fièrement deux oreilles noires et bleutées et dans son dos se balançaient quatre queues de la même couleur que ses cheveux: j'avais devant moi une kitsune. Ses yeux bleu-violet étaient perçants, il devait être difficile de lui mentir avec un tel regard. Vêtue d'un body rose et violet, elle tenait une canne blanche à laquelle était accrochée une cage d'où un feu bleu émanait.
Ni l’un ni l’autre ne semblait avoir remarqué ma présence. Je ne fus pas capable d’entendre quelques bribes de leur conversation. Or, les sourcils de la kitsune étaient froncés et son visage arborait un air préoccupé : ils ne devaient pas parler de choses anodines.
Je me retournai vers eux et me rendis assez près pour entrer dans leur champ de vision. L'homme se retourna vivement vers moi, sa main posée sur la hampe de la hache attachée dans son dos et la kitsune empoigna sa canne à deux mains, son regard empreint de son état alarmé. Le feu bleu qui s'y trouvait crépita plus intensément.
Je cessai d'avancer et eus un mouvement de recul, ne m'attendant pas à ce qu'ils soient aussi méfiants.
- Qui es-tu, toi ? me questionna la kitsune, ses queues s'agitant frénétiquement.
Son ton méfiant m'indiqua de faire extrêmement attention à la manière dont j'allais me présenter.
- Je m'appelle Nora, je viens tout juste d'arriver ici, lui expliquai-je, d'un ton bienveillant. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Nous sommes bien à Eldarya, n'est-ce pas ?
La kitsune me toisa, méfiante, et l'homme était impassible, mais sa poigne sembla se desserrer autour de la poignée de son arme. Je baissai le regard vers mes vêtements. Vêtue d’un jeans bleu et d’une chemise blanche, il était vrai que mes habits pouvaient laisser penser à n'importe qui que j’étais humaine. Après tout, j'avais joué ce rôle pendant si longtemps, il venait à me coller à la peau. Portant de nouveau mon attention vers mes interlocuteurs, je plaçai une main sur ma poitrine.
- Je ne suis pas humaine, bien que j'en aie l'air, tentai-je de les rassurer. Je répondrai à toutes vos questions.
La jeune créature magique ôta une de ses mains d'autour de sa canne et son allié retira sa main complètement du pommeau de sa hache. Ils semblaient s'être légèrement détendus, sans toutefois me faire confiance. J'allais leur expliquer ma venue quand la kitsune prit de nouveau la parole.
- On verra ça quand tu seras derrière les barreaux.
Je dus me rendre à l'évidence, peu importe la manière dont je me présentais, j'allais devoir passer du temps dans leurs geôles. Acceptant mon sort, j'hochai de la tête et je lui tendis mes poignets. Ce geste sembla la prendre au dépourvu. Il était vrai que mes actions auraient pu leur sembler plus qu'étranges, si on considérait le fait qu'ils n'étaient pas immortels. Je savais pertinemment que je ne craignais rien et ce n'était pas un peu de temps en prison qui pouvait me faire du mal, tant et aussi longtemps que des armes Divines ou Démoniaques n'étaient pas impliquées.
Elle jeta un regard à l’homme à ses côtés, qui sortit une corde de sa besace. S'approchant de moi, il la noua étroitement autour de mes poignets. Je me sentais toute petite à côté de ce géant faisant près de deux mètres. Mes yeux croisèrent son regard doré et je dus m'empêcher de sourire. Je ne devais pas agir trop aimablement, puisque cela ne ferait qu'augmenter la durée de mon séjour. Je me devais d'être obéissante sans avoir l'air trop cordiale. Baissant respectueusement le regard, je le portai vers ses mains qui s'affairaient à finaliser le noeud tenant mes poignets serrés l'un contre l'autre. J'aurais très bien pu m'en défaire avec ma force Divine, mais à quoi cela m'aurait-il servi, à détruire mes chances de partir sur de bonnes bases avec eux ?
Nous nous mîmes à marcher dans le boisé. Je n'osais pas prendre la parole, préférant observer les deux êtres qui me guidaient. Ni l'un ni l'autre ne plaça le moindre mot. Puis, peu à peu, la forêt s'éclaircit. Au loin, je vis les contours d'une cité blanche, entourée d'un grand mur.
Je connaissais désormais le moindre recoin de ma cellule, suspendue au plafond par une chaîne comportant vingt-deux maillons. L'eau sous ma cage était verte et changeait de teinte au fur et à mesure que la journée avançait, ce qui me permettait de garder une certaine notion du temps : trois jours et deux nuits s'étaient écoulés depuis mon arrivée à Eldarya.
Un satyre venait m'apporter un repas deux fois par jour, une fois le matin et l'autre, le soir. À chaque fois qu'il déposait mon repas emballé dans un baluchon à l'aide d'une perche, je le remerciais aimablement et il me répondait en grommelant quelque chose d'incompréhensible. Les aliments qu'il m'apportait n'étaient cependant pas très nutritifs. Heureusement, en tant qu'Ange Déchue, je n'avais pas besoin de me nourrir, bien qu'il soit préférable que je prenne le temps de le faire. Je ne sus dire si ces aliments étaient peu nutritifs expressément pour faire souffrir les prisonniers ou si toute nourriture provenant d'Eldarya était ainsi.
À la troisième soirée, je remerciai le satyre, comme j'avais pris l'habitude de le faire, mais je remarquai qu'il demeura sur place un peu plus longtemps pour m'observer. Ses yeux étaient plissés et sa bouche était étroitement serrée. Un grognement résonna dans sa gorge. Je plantai mon regard dans le sien, me demandant ce qu'il allait faire ensuite.
- Miiko a raison : t’es louche, t’as trop bonne mine pour être quelqu’un d’enfermé, marmonna-t-il. Tu t’enfuies secrètement pendant la nuit ou quoi ?
Miiko. Était-ce le nom de la kitsune que j’avais rencontrée dès mon arrivée ? Ou celui de l'homme aux yeux dorés ? À l'entente du mot « louche », je ne pus retenir un rire. Le satyre eut un mouvement de recul face à ma réaction, ce qui me fit instantanément regretter mon rire. Je n'avais aucunement l'intention de l'effrayer.
- Pourquoi tu ris comme ça ? me questionna-t-il, ses sourcils froncés. T’as pas peur d’être enfermée ici ?
J'inclinai ma tête sur le côté.
- Pourquoi aurais-je peur ? lui demandai-je. Il n'y a pas grand-chose qui se passe ici. Je connais même le nombre de maillons qui supportent ma cage au-dessus de l'eau.
- Ben, t’as aucune idée pourquoi on t’a enfermée. Aussi, tu pends à quat' mètres du sol, au-d’sus d’une étendue d’eau où les sirènes des marais les plus voraces s’trouvent. Si tu tombes, c’est fini pour toi.
Mes yeux se dirigèrent sous ma cellule, vers l'eau verte qui devenait de plus en plus sombre, signe que la journée tirait à sa fin. J'avais cru observer occasionnellement quelques remous dans l'eau, mais j'avais pris pour acquis qu'il devait s'agir de poissons. Je n'étais pas surprise de ne pas avoir vu les sirènes des marais, puisqu'elles étaient assez asociales.
- T’es clairement pas humaine, mais t'es quoi au juste ?
Je tapotai un petit espace à côté de moi, invitant Karuto à s’asseoir. Après quelques secondes d’hésitation et de réticence, le satyre s’approcha de ma cellule et s’assit sur le quai. Sans plus attendre, je déployai mes ailes faisant bondir le satyre sur ses sabots, semblant pris d’effroi.
- Une aengel ?! S’exclama-t-il, incrédule.
Aengel. Ces êtres mortels créés à l’image des Anges par les divinités exilées.
- Pas exactement non. Je suis une Ange Déchue. Une Archange pour être exacte.
- C'est pas la même chose avec un E de moins ?
Je gloussai à ses dires.
- Les Anges existent depuis la nuit des temps, expliquai-je. Les aengels, eux, sont arrivés plus tard dans la création du monde, un peu après que je sois Tombée du « Paradis ». Ils ont été créés par certaines Divinités afin de préserver l’image de pureté des Anges au monde magique, qui était beaucoup plus enclin à éventuellement savoir la vérité au sujet de la Chute des Anges.
Cette explication sembla intriguer le satyre qui, tranquillement, s'approcha de nouveau de moi, sans pour autant s'asseoir. Ses épaules étaient détendues. Il se mit à gratter sa tête châtaine et il replaça son veston violet.
- Tu t'appelles comment, petite ?
Un sourire naquit sur mes lèvres lorsque j'entendis le surnom qu'il venait me donner.
- Nora, lui répondis-je. Et toi ?
- Karuto.
- Et bien, enchantée Karuto.
- Mais explique-moi c'est quoi ce truc d'Anges qui sont là depuis la nuit des temps, j'pas sur de comprendre.
Je me mis à lui expliquer les différences entre les Anges qui demeurent toujours au Havre, le « Paradis » que tous semblaient connaître, et les Anges Déchus. Néanmoins, j'omis volontairement de lui raconter tout ce qui concernait ma vie avant la Chute et me concentrai davantage sur mon existence en tant qu'habitante de la Terre. Cela sembla satisfaire le satyre, puisqu'il prenait le temps de m'écouter et de me poser des questions lorsque je n'étais pas assez claire.
À son tour, Karuto m’expliqua la hiérarchisation du Quartier Général de la Cité d’Eel. Trois Gardes, l’Absynthe, l’Obsidienne et l’Ombre, étaient sous la gouverne d’une autre, l’Étincelante. Chacune d’entre elle se spécialisait dans un domaine spécifique. L’Absynthe maitrisait l’alchimie et les sciences, ils étaient les soignants d’Eel et s’occupaient de préparer potions et sorts pouvant servir aux autres Gardes lors de missions. L’Obsidienne s’agissait de la Garde des militaires, ceux qui allaient au front pour défendre la Cité. Être membre de l’Obsidienne impliquait de se battre pour ses pairs, de prendre les armes pour protéger les plus vulnérables et faire face à l’adversité en utilisant la force. L’Ombre, quant à elle, se spécialisait dans l’espionnage. Ses membres se doivent d’être furtifs, puisqu’ils sont les maîtres de l’infiltration. La Garde Étincelante, dirigée par la kitsune qui avait pris la décision de m'enfermer, comprend les membres les plus puissants du Quartier Général, dont les chefs de chacune des trois Gardes. J'appris que l'homme que j'avais vu en compagnie de Miiko, Valkyon, était le chef de l'Obsidienne.
Plus les journées avançaient, plus j'en apprenais sur le monde que je venais d'intégrer. J'appris que la nourriture était en effet moins nutritive que celle du monde des humains et que ce n'était pas seulement le cas des aliments donnés aux prisonniers. Je sus également que les dragons et les aengels, désormais connus sous le nom de daemons, s'étaient éteints au fil des années. Je pus comprendre le mouvement de recul de Karuto lorsque j'avais déployé mes ailes devant lui : en plus d'être une espèce éteinte, les aengels étaient vus comme des traitres, des lâches.
Je sortis de prison, sous l'accord de Miiko, douze jours suivant mon arrivée dans la cellule. La kitsune avait accepté que je vive au Quartier Général, à condition de ne pas partager ma nature d'Archange Déchue avec quiconque ne faisant pas partie intégrante d'une des quatre Gardes. Elle préférait ne pas la divulguer au reste du monde pour le moment, se disant que mon immortalité pourrait leur servir un jour en tant qu'arme secrète. Ainsi, aux yeux des habitants du Refuge, j'étais tout simplement une faery.
Il me fallut un certain temps avant d’obtenir la confiance des chefs de Garde, Ezarel, Nevra et Valkyon, ainsi que le reste des habitants de la Cité d'Eel. Or, ayant Karuto de mon côté, je m’y taillai peu à peu une place, jusqu'à devenir une partie intégrante de la garde.______________________________
La carotte qui tenait le navet en place finit par rouler à son tour hors de la table afin d’aller à la rencontre du sol. Le navet le suivit bien vite. Sursautant, je gloussai tout en portant une main à mes lèvres.
- Tu devrais vraiment avoir plus de paniers pour tenir tous ces légumes. Il ne faudrait pas qu’ils finissent meurtris par leurs vaines tentatives de fugue.
- Oui, reconnut Karuto. Dire que nous étions loin d’avoir ce problème il y a sept ans.
- C’est un beau problème ! fis-je, me levant de mon tabouret, afin de le replacer d’où il venait.
Je me penchai afin de récupérer la carotte et le navet qui étaient tombés par terre, cette fois-ci les conservant dans mes mains, me doutant bien qu’ils allaient finir par rencontrer le sol de toute manière. Je me remémorai alors la raison pour laquelle j’étais initialement venue le voir dans sa cuisine.
- Je peux t’aider avec la préparation du banquet de ce soir ?
- Bien sûr, me dit-il. T’arrives au bon moment en fait. J’ai des ingrédients qui viennent du monde humain et j’sais vraiment pas comment les utiliser. Tu dois avoir une idée de c’que c’est, non ?
- Hmm… fais voir, fis-je, curieuse.
Il sortit un panier rempli de produits qui me semblaient familiers. Mes prunelles bleues se posèrent d’abord sur un petit fruit de forme ovale qui semblait complètement séché. Un large sourire se forma sur mes lèvres.
- Des dattes ! m’exclamai-je.
- Des dates… comme sur un calendrier ? émit-il, se frottant le crâne.
Je me mis à rire tandis que je m’emparai d’une datte, laissant de côté la carotte et le navet que je tenais dans mes mains.
- Non, c’est un fruit provenant d’endroits chauds et arides du monde des humains. En fait, c’est un de mes fruits préférés, ça me fait plaisir d’en voir à nouveau. Il y a un noyau à l’intérieur, regarde.
J’ouvris le fruit à l’aide de mes doigts afin d’en sortir le noyau. Séparant la datte en deux morceaux, j’en tendis la moitié à Karuto afin qu’il puisse y goûter. Comme moi, il le porta à sa bouche et après avoir mâché et dégluti le fruit, il me dit son verdict.
- C’est assez dur à mâcher, on dirait du miel vraiment condensé et qui colle aux dents.
- Oui, mais le goût est bon, non ? l’interrogeai-je.
- C’est surprenant qu’ça soit considéré un fruit, on dirait plus du caramel.
Mes yeux se posèrent de nouveau sur le panier et je vis de la pâte phyllo, de l’eau de rose, des pistaches et des noix de cajou. Peu importe la personne qui avait pris ces ingrédients, elle avait une claire idée en tête. Je fis goûter chaque ingrédient au satyre, à l’exception de la pâte phyllo. Il fut particulièrement surpris par le goût et la couleur des pistaches.
- Je sais exactement ce que je vais faire avec ces ingrédients, déclarai-je, me retournant vers Karuto. As-tu prévu des desserts ce soir ?
- J’avais pensé faire un gâteau aux carottes sanguines, mais si t’as d’autres idées, j’suis preneur ! J’te fais confiance pour les faire, si tu veux.
Je posai une main sur son épaule, ravie d’entendre ces mots de sa part. Je sentis l’enthousiasme me gagner peu à peu.
- Karuto, ce soir, tu serviras trois desserts. Je m’occupe des deux autres.
M’emparant du panier, d’un couteau de cuisine et d’un rouleau à pâte, je me rendis à une table de travail qui était disponible. Alors que je commençais à récupérer des bols, des cuillères en bois et des spatules, Karuto m’interpela.
- Hey Nora ?
- Oui ?
Il ne me répondit pas tout de suite. Son visage s’adoucit alors qu’il déposa temporairement son couteau sur sa planche de travail. Un large sourire apparut sur ses lèvres minces.
- J’suis bien content qu’tu sois de r’tour.
Un sentiment chaud s’empara de mon coeur. Je me sentais utile à nouveau. Un mois s’était écoulé où j’explorais les environs et j’essayais de me tailler à nouveau une place au sein du QG, mais il me tardait tant de me remettre à la tâche, de rattraper le train de cette vie qui avançait sans relâche. Ce n’était pas une mission, mais pour moi, à ce moment précis, cela valait de l’or à mes yeux.
- Moi aussi, Karuto. Moi aussi.
Cela faisait maintenant plus de deux heures que le Banquet avait commencé. Je ne faisais pas partie des invités : j’avais décidé d’aider Karuto à organiser les tables tandis qu’un de mes desserts refroidissait. Je n’avais pas envie de me faire servir cette soirée-là. J’étais donc l’assistante de Karuto pour la soirée. Le chef satyre avait déjà servi à tous une part de son énorme gâteau aux carottes sanguines, donc le rôle de mes desserts étaient de combler les derniers creux dans l’estomac des invités.
Nevra ne se trouvait pas dans mon champ de vision, chose que je ne trouvais pas désagréable pour le moment. Je ne l’avais pas vu souvent, mais à chaque fois qu’il m’apercevait dans un corridor, soit il repartait dans le sens opposé, soit il m'ignorait complètement. De plus, je ne pouvais pas m’empêcher de repenser à la faery qu’il avait emmenée avec lui dans les dortoirs, la soirée du banquet ayant eu lieu le lendemain mon retour.
Ainsi, je n’avais pas pu lui parler.
Chassant ces pensées de mon esprit, je me concentrai à ma tâche d’emmener le plateau de mon premier dessert sur la table. Il était recouvert d’un tissu blanc afin de le garder plus frais et de conserver un élément de surprise. Alors que je posai le deuxième dessert sur la table, j’entendis une voix derrière moi.
- Hey, Nora !
Je me retournai et me rendis compte qu’il s’agissait de Mathieu. Ce dernier mois, je ne l’avais pas beaucoup vu. Il était parti en mission plusieurs fois, donc je n’ai pas eu le temps de mieux connaître mon « preux chevalier » qui m’a emmené à l'infirmerie dans ses bras.
Je lui fis un large sourire.
- Ah, bonsoir, tu tombes bien ! dis-je. As-tu une dent sucrée ?
Il eut un petit sourire en coin.
- Tu parles bien ma langue, me répondit-il.
Je retirai les deux tissus recouvrant mes desserts et révélai le fruit de mon travail : des carrés aux dattes et des baklavas roulés aux noix de cajou et aux pistaches. Mathieu sembla pris de court en voyant mes deux plats.
- Ce sont… Ce sont des desserts de mon monde ? Mais comment as-tu fait pour avoir les recettes ?
- Crois-le ou non, j’ai passé plus de temps dans le monde des humains qu’au sein de la Garde. J’ai donc mémorisé certaines recettes, il ne me manquait que les ingrédients pour pouvoir en faire ici. Heureusement, je suis venue voir Karuto plus tôt ce matin et il m’a permis de l’aider, il m’a montré les ingrédients et nous voilà maintenant en train de servir des baklavas et des carrés aux dattes.
L’humain m’écoutait, abasourdi.
- Nous parlons bien de Karuto ? Le même satyre qui refuse de laisser entrer quiconque dans sa précieuse cuisine ?
J’eus un petit rire.
- Oui oui, en chair et en os !
- Ça alors… Tu dois être talentueuse pour qu’il te fasse confiance en cuisine.
- À toi de me le dire.
Je saisis un baklava et lui tendis.
- Baklava ?
Il saisit le dessert et en prit une bouchée. Je vis ses yeux s’écarquiller en observant le petit rouleau entre ses doigts, puis son regard se posa sur moi. Satisfaite, je lui fis une petite révérence.
- Tu es vraiment une femme parfaite, dis donc, me dit-il. C’est délectable.
- Ah, j’essaie de l’être, plaisantai-je, tandis que je peaufinais la présentation des desserts, dans le but de les rendre plus attrayants.
M’attendant à ce que Mathieu soit parti après avoir pris un baklava, je fis un demi-sursaut lorsque je me retournai pour me placer derrière la table des desserts et le vis toujours devant moi. Il eut un petit rire en constatant ma surprise
- Je pensais que tu étais reparti et que tu voulais un dessert en avant-première, m’expliquai-je.
- Je peux t’aider à faire le service, si tu veux, me proposa-t-il.
Je lui fis un sourire sincère, touchée par cette offre.
- Tu es bien aimable, mais tu peux profiter du reste de la soirée, lui répondis-je. J’imagine que tu dois être fatigué de toutes les missions que tu as enfilé ce mois-ci.
- J’insiste. Je te le demande aussi parce que nous ne nous sommes pas vraiment parlé depuis que Huang Hua t’a retrouvée dans la clairière.
C’est ainsi que nous nous mîmes à discuter, tandis que nous distribuions les desserts à ceux qui venaient en chercher à la table. J’appris qu’il était arrivé à Eldarya un an plus tôt : il avait eu la chance (ou malchance) de tomber sur un portail entre le monde d’Eldarya et le monde des humains qui était toujours instable. En traversant ce cercle de champignons, il a été téléporté ici et a rencontré un satyre non loin d’où il est atterri.
Lui parler était vraiment rafraichissant. Il avait beau être humain, je ne sentais pas en lui cet inconfort de me parler, ce mal être que j’avais pu sentir chez certains membres de son espèce. Il semblait être confiant en lui et ses propres capacités, sans toutefois aller dans l’arrogance. Il avait un franc parler qui me plaisait, il était direct et ne passait pas par quatre chemins pour dire ses impressions, son point de vue. Or, quand cela était nécessaire, il savait garder un filtre.
Je me rendis donc à l’évidence : je l’avais sous-estimé.
- C’est comme ça que je suis arrivé à Eldarya, dit-il, achevant l’histoire de son arrivée dans le monde des êtres magiques.
- Quand même, qui aurait cru que les légendes étaient vraies, concernant les cercles de champignons ? surenchéris-je.
- Je suis bien content que ce monde existe, en tout cas. Je ne me suis jamais vraiment senti… à ma place sur Terre. Tout me semblait fade dans mon monde, j’avais besoin de quelque chose de plus.
Je ne pus m’empêcher de rigoler en entendant sa dernière phrase.
- Tu es en train de parler à une Archange Déchue, dans un banquet organisé par une future Phénix et un satyre, tout cela en servant des faeries et des brownies, qui ne sont pas des petits gâteaux au chocolat. Je pense que tu l’as eu, ton quelque chose de plus !
- En effet ! acquiesça-t-il, me rendant mon rire.
Nous servîmes quelques faeries, ce qui nous empêcha de parler davantage.
- Dis-moi… commença-t-il, alors qu’il finit de servir une assiette de baklava à une fenghuang venue pour quelques jours sur les terres d’Eel.
- Mathieu, comme tu es serviable ! Tu as fait tout ça ? l’interrompit une voix.
Je vis trois jeunes filles aux cheveux blonds virant au blanc devant la table, leur attention rivée sur l’humain qui m’accompagnait pour le service. En observant attentivement leur visage tour à tour, je pus distinguer de fines écailles, trahissant leur espèce : elles étaient toutes les trois des sirènes. Les trois portaient la même robe dont le style s’apparentait au qipao, mais toutes de couleurs différentes, afin de s’agencer à la teinte de leurs écailles respectives. L’une était violette, l’autre orange et la troisième, turquoise. Elles semblaient relativement jeunes.
Un rire franc sortit de la bouche du concerné.
- Bien sûr que non, tout vient de Nora. En revanche, ces recettes viennent bien de mon monde.
Les trois jeunes filles se retournèrent vers moi, me toisant tour à tour. Je sentis mes joues se chauffer légèrement, surprise par tant d’attention. En revanche, je ne baissai pas le regard, sûre de la qualité de mes desserts. Elles s’emparèrent chacune d’un carré aux dattes et y mordirent à pleines dents.
- C’est tellement bon… Je n’ai jamais rien goûté de pareil,
- Ah non moi non plus, c’est clair ! s’exclama la sirène orangée. Tu es vraiment douée, pour quelqu’un qui ne vient pas du monde humain.
Je pris cette dernière phrase comme un compliment et remerciai la deuxième jeune fille. La troisième se retourna vers ses deux amies, des étoiles dans les yeux.
- Il faut aller faire goûter ça aux autres, tu viens avec nous, Mathieu ? Tu pourras nous expliquer d’où ça vient ?
L’humain se retourna vers moi, semblant un peu désemparé. Sa situation m’amusa, bien que je n’eusse pas envie qu’il parte. J’avais encore plusieurs questions que j’aurais aimé lui poser, mais je me rassurai en me disant que nous aurions d’autres occasions pour nous parler.
- Je peux m’occuper du reste du service, ne t’inquiète pas.
Momentanément, l’humain sembla déçu par ma réponse. Cependant, il esquissa un sourire en se faisant tirer par les trois jeunes filles, qui n’avaient même pas pris des desserts pour les ramener à leur tablée.
- On se parle plus tard ! me promit-il.
Je lui fis un dernier salut de la main en rigolant, tandis que je vis les sirènes se diriger vers un autre groupe de jeunes. Mathieu jeta un ultime regard dans ma direction avant de se retourner une fois pour toute vers ses kidnappeuses. J’eus momentanément une pensée pour la kitsune blanche que j’avais vu en compagnie de Mathieu, lors du banquet suivant mon retour à Eldarya. Je me souvins qu’ils avaient l’air assez complices, cette soirée-là. Serait-elle jalouse de voir que l’humain avait autant de groupies ?
D’ailleurs, étaient-ils ensemble ?
- C’est bien toi, Nora ? me demanda une voix, me sortant de mes pensées.
Telle ne fut pas ma surprise de retrouver devant moi celle qui occupait mon esprit pendant les dernières secondes. La kitsune me fit un sourire radieux. Elle avait opté pour un ensemble assorti à deux pièces bleu pastel et blanc, qui exposait son nombril, duquel pendait un petit piercing en bronze. Ses cheveux étaient noués en une natte qui reposait sur son épaule gauche. Ses oreilles étaient orientées vers moi, signe que j’avais toute son attention.
- Oui, c’est bien moi, lui confirmai-je, un sourire aux lèvres.
- Enfin, nous nous rencontrons ! J’attendais que Mathieu s’en aille pour pouvoir te parler et te garder à moi toute seule. Je n’aime pas vraiment partager.
Je clignai des yeux, surprise par la tournure que prenait cette conversation en si peu de temps. Cela répondit donc à ma question : non, visiblement, elle et Mathieu ne formaient pas un couple.
Ou du moins, il n’était pas exclusif.
- Ce n’est pas que je n’aime pas l’humain, mais il n’est pas vraiment mon genre, poursuivit-elle.
Elle se pencha vers moi, assez près pour me chuchoter quelques mots à l’oreille.
- Toi, en revanche, c’est une autre histoire.
Comprenant qu’elle souhaitait avoir une réaction de ma part, je ne lui fis pas le plaisir de me déstabiliser. Ce genre de personne m’amusait fortement, donc j’avais tendance à entrer dans leur jeu facilement et pousser la blague plus loin, sans pour autant demeurer sérieuse.
J’eus un sourire en coin.
- Ça doit être un peu difficile pour toi de tomber amoureuse d’êtres immortels. Tu sais, la différence d’âge et tout, tu dois sans doute éviter les toiles d’araignées en t’approchant d’eux.
Elle se mit à rire, ses épaules se secouant de ce fait-même.
- Je suis une éternelle romantique, je n’y peux rien ! finit-elle par dire, portant le revers de sa main sur son front d’une manière dramatique. Je me nomme Koori, c’est un honneur de faire ta connaissance.
- Tout le plaisir est pour moi. Qu’est-ce qui t’intéresse comme dessert ce soir ?
Koori baissa les yeux vers les différents plateaux et se mordit la lèvre inférieure, songeuse. Elle finit par porter son regard de nouveau vers moi.
- Que préfères-tu ? M’interrogea-t-elle.
- J’ai déjà goûté plusieurs fois la préparation des carrés aux dattes aujourd’hui, donc j’aurais tendance à choisir un baklava, répondis-je, honnêtement.
- Sers m’en deux !
Prenant une assiette, je lui servis deux petits rouleaux, à sa demande. Alors que je la lui tendis, elle caressa ma main, me faisant un clin-d’oeil.
- J’ai bien hâte de partir en mission avec toi, en tête à tête, me dit-elle, avant de retourner à sa table.
- On verra bien un de ces jours, lui répondis-je.
Après avoir servi tout le monde, je pris une grande inspiration et esquissai un sourire satisfait. Karuto me dit qu’il s’occuperait du reste et que je l’avais bien aidé. Avant que je ne puisse insister pour l’aider à faire la vaisselle, il était retourné en cuisine avec les plats vides. Je jetai un regard vers les portes ouvertes menant à la terrasse. Je sentis l’air frais se propager sur mon visage et je me laissai guider par mes pieds vers l’extérieur.
Je poussai un soupir, le regard rivé vers l’horizon, où une multitude d’étoiles ponctuaient le ciel, comme si elles s’écrivaient par correspondance et qu’il n’en tenait qu’à nous de les déchiffrer et de dévoiler tous leurs échanges. Je fermai les yeux brièvement et pris une grande inspiration. Pour la première fois depuis un mois, je crus sentir le poids sur mes épaules devenir moindre. Il était toujours présent, mais je sentais qu’il était plus léger, plus supportable.
- Tu sembles paisible.
Je me retournai vers l’origine de cette voix, la reconnaissant aussitôt. Nevra, que je n’avais pas vu de la soirée, s’approchait désormais de moi. Mon coeur se serra, mais je me dis alors qu’il serait préférable de faire comme s’il m’avait toujours parlé. Peut-être souhaitait-il qu’on recommence à se parler normalement et de reprendre les choses entre nous tranquillement ?
Je ne pus m’empêcher de me demander si Karuto m’avait libérée plus tôt délibérément.
Ça aurait été idéal, à mon avis.
- Je me sens bien. C’est presque comme si je n’étais jamais partie. Je commence à me sentir à ma place à nouveau.
Il hocha de la tête et se pinça les lèvres.
- Mais pourtant, tu es partie, Nora, fit Nevra.
Cette courte phrase me coupa le souffle. Elle eut l’effet d’une lance qui avait été projetée à travers mon coeur, brisant la sérénité brève que je vivais ce soir. C’était la première fois que je sentais en lui ne serait-ce qu’une once d’émotions depuis mon retour sur Eldarya. Les murs qui l’entouraient semblaient vaciller un peu. Pour le moment, ce n’était pas le sentiment le plus agréable, mais cela demeurait toutefois mieux que l’indifférence qu’il semblait porter à mon égard depuis mon retour.
Je vis Nevra s’en aller lentement vers les escaliers, sans rien ajouter de plus. Était-il donc venu uniquement dans le but de perturber le calme que je semblais avoir trouvé pour la première fois depuis ma deuxième Chute ?
Une colère sourde m'emplit sournoisement. J’étais impuissante envers cette situation et cela m’enrageait. Je ne pouvais pas lui répondre concernant la raison de ma disparition, mais je ne comprenais pas pourquoi Nevra s’obstinait à penser que je m’étais enfuie délibérément d’Eldarya, au moment où ils avaient le plus besoin d’aide. Au moment où Nevra avait le plus besoin de moi. Ses deux amis avaient quitté la Garde, l’un en empruntant le chemin de la mort et l’autre en s’y éloignant sans donner de nouvelles à ses proches.
Je me retournai vivement vers le vampire, déterminée à cesser ces non-dits et cette indifférence. J’avais tendance à tourner ma langue sept fois dans ma bouche, à éviter les conflits. Je tentais toujours de demeurer le plus raisonnable possible.
Mais cette fois-ci, l’implosion n’était pas une option.
- C’est quoi ton problème ? Rétorquai-je.
Nevra cessa de marcher et pivota vers moi. Ce même regard indifférent habitait son oeil valide, me jaugeant presque avec mépris. Je crus voir les autres faeries et brownies qui se trouvaient sur la terrasse lentement se diriger vers l’intérieur du QG, probablement après m’avoir entendu répondre au bras droit de Huang Hua. Je me fichais si on pouvait m’entendre, je devais impérativement laisser sortir cette colère. Jamais je ne perdais le contrôle de mes émotions. Je préfère imploser qu’exploser.
- Tu penses que je me suis enfuie, vraiment ?
- Tout ce qu’on sait, c’est que tu as perdu la mémoire et que cela adonne trop bien. Rien ne nous dit que tu n’es pas partie de ton plein gré.
Cette dernière phrase ôta tous les mots que je pouvais avoir en réserve. Il avait raison, moi-même je pensais à cette possibilité. Rien ne pouvait me confirmer que ma disparition n’était pas due à une décision que j’avais faite. Or, je savais pertinemment que je n’aurais jamais fait une telle chose ; je ne fuyais jamais une situation difficile, peu importe ce dont il s’agissait. Nevra ne pourra jamais savoir ce fait, puisqu’il a été celui qui a été laissé en arrière, dans l’inconnu.
Me souvenir de ce fait me calma un peu. Je repris possession de mes moyens et tentai de prendre une voix plus posée
- Écoute. Je le sais très bien que c’est une possibilité. Mais sois honnête, tu penses vraiment que je ferais une telle chose ? Que je vous laisserais de mon plein gré ?
Nevra roula des yeux, semblant s’impatienter. Une autre lance transperça de part et d’autre mon coeur, m’enlevant toute envie d’être calme. Son indifférence était de retour, plus impitoyable que jamais, ne me laissant aucune chance. Je peinais à garder mon calme.
- Ça fait un mois que je suis revenue, Nevra et pas une fois tu n’es venu me parler, pas une ! Les derniers souvenirs que j’ai, c’était de t’avoir embrassé une dernière fois avant de partir se battre contre les troupes de Lance.
Je vis sa mâchoire se resserrer en entendant ma dernière phrase. Il détourna son regard du mien, visiblement mal à l’aise.
- Je suis très occupé avec mon nouveau poste, finit-il par dire. Et tu n’es pas exactement venue me voir non plus.
Je laissai sortir un rire jaune.
- Très mature, tiens. Tu t’es enfui à l’infirmerie en me voyant, je ne voulais pas exactement te forcer à me parler, je me disais que tu viendrais me parler en temps et lieux, mais jamais ce n’est arrivé.
- Et tu voulais que je te dise quoi ? J’ai refait ma vie, Nora, il n’y a rien à dire.
Une énième lance transperça mon cœur.
- Tu ne penses pas qu’au moins je mériterais un « content de savoir que tu vas bien, mais j’ai refait ma vie, bonne continuation » ? rétorquai-je.
- J’ai passé ce point, Nora.
Nevra me tourna le dos et fit quelque pas vers les escaliers, faisant mine de partir. Avant que je ne puisse le rattraper, indignée, il me fit volte-face et s’approcha de moi de nouveau. Il était près de moi ma main sur son bras afin de maintenir une certaine distance entre nous, surprise par cette soudaine proximité. Je pouvais sentir son odeur : un mélange de cannelle et de feu, un parfum chaud qui, autrefois, m’amenait un profond sentiment de réconfort.
Or, j’étais bien loin de me sentir bien avec lui, à ce moment-là.
- Tu sais ce que ça fait, de perdre quelqu’un sans savoir où ils sont pendant sept ans ?
Je fus prise de court par cette question. Je voyais son indifférence se briser devant moi, alors que je pensais que j’allais tout simplement faire face à un mur, sans avoir une certaine résolution, qu’elle soit positive ou non. Il poursuivit.
- Tu sais ce que ça fait venir tous les jours se recueillir au Cristal pendant trois ans, en souhaitant ton retour, de finalement se convaincre que tu étais partie pour de bon et garder ce sentiment amer pendant les quatre années après ça ? Le sais-tu ?
Ses yeux plongés dans les miens, je pus y lire tout son désarroi, mais également une profonde colère. Toute l’impuissance, toutes les heures passées à se demander ce qui était advenu de moi, s’étaient graduellement transformées en une colère noire que je ne lui connaissais pas. Son indifférence n’était qu’une façade : il m’en voulait profondément.
Je sus alors qu’il n’y avait qu’une seule réponse à ses questions.
- Non.
Nevra sembla surpris par ma concession. Or, je ne laissai pas sa réaction interrompre mes mots.
- C’est vrai. Je ne sais pas ce que ça fait, poursuivis-je.
Le vampire, ayant tenu sa respiration un bref moment, soupira. Je le vis tenter d’ajouter quelque chose, mais je l’en empêchai en prenant de nouveau la parole.
- Ce que je sais, c’est qu’il y a plus de cent ans, tous mes semblables m’ont oubliée, comme si je n’avais jamais existé. J’ai été chassée de chez moi par la personne avec laquelle j’ai passé plusieurs siècles, avec laquelle j’ai vu le monde changer au fil des années et devenir tantôt beau, tantôt mauvais…______________________________
Londres, 18 avril 1927, 08h09
Je me réveillai dans le confort des draps du lit, encore chaud de la présence de Castiel, mon amoureux. Je baillai longuement, m’étirant à la manière d’un félin et me retournai dans le lit vers la fenêtre, m’attendant à me faire éblouir par la lumière du jour, mais une ombre m’empêcha que cela n’arrive. J’entrouvris les yeux et sursautai.
Au-dessus de moi, je vis mon amoureux, le visage fermé et sévère, ses cheveux noirs pendant aux cotés de sa tête, me chatouillant presque les joues. J’allais poser un doux baiser sur ses lèvres lorsque je sentis un métal froid contre ma gorge. Un couteau.
- Quel réveil… murmurai-je, d’un ton enjôleur.
- Que fais-tu chez moi ? Me dit-il, entrant enfonçant légèrement le bord aiguisé du couteau à ma gorge.
Dans ses yeux, je vis une rage profonde, ce qui me refroidit instantanément. Ces yeux gris au sein desquels j’aimais tant plonger mon regard afin d’y échanger des mots n’ayant pas besoin d’être dits, de lire sa joie, sa peine, son plaisir… Jamais il m’ait été donné de voir une telle émotion au sein de ses prunelles.
- Mais Castiel, que… commençai-je.
- Réponds-moi ! Maintint-il, son ton plus agressif.
Je figeai. Je me rendis compte alors que Castiel semblait sérieux. J’eus un rire nerveux.
- Castiel, tu sais bien que cette arme ne fait rien contre nous, lui répondis-je.
- Le sang qui sort de ta coupure en dit autrement.
Je portai ma main à ma gorge, mais ne sentis aucun liquide. Pas de doute, l’arme que Castiel avait contre ma gorge était une arme humaine, elle ne pouvait rien me faire, pas même une ecchymose. Je ne comprenais pas du tout ce qui était en train de se passer. Hallucinait-il ?
Il n’était pas possible pour nous, Anges Déchus, d’être malade, mais il arrivait que nos corps deviennent plus humains à force de demeurer sur Terre. Dans ce cas précis, il fallait retourner au Recensement et se faire passer le bout tranchant d’une lame Démoniaque ou Divine entre nos deux ailes. Cela réaffirmait notre identité en tant qu’Ange Déchu.
Je levai ma main vers son front, dans le but de prendre sa température.
- Chéri, tu divagues, ce n’est qu’un couteau de cuisine…
Avant que ma paume ne puisse toucher son front, sa main libre vint la frapper et il la tint au-dessus de ma tête. De nombreuses fois avait-il effectué ce geste, dans un contexte différent de celui-ci, mais maintenant, je me sentais réellement désemparée.
- Tu es une Imprégnée, c’est ça ? Me demanda-t-il, le regard méprisant et presque dégoûté.
Je fus prise de cours. Les Imprégnés sont les humains qui sont possédés par les Anges dans le but de leur faire accomplir leurs sombres tâches, sans avoir besoin d’avoir à se déplacer eux-mêmes sur Terre. Pour une raison que j’ignorais, les Imprégnés pouvaient manipuler des armes Divines et Démoniaques, les rendant capable de tuer mes confrères et consœurs Déchus. L’apparition de ce mode de possession avait eu lieu lors des croisades du Moyen Âge. Derrière une guerre religieuse se cachait en fait une motivation toute autre : celle d’éradiquer tout Ange Déchue habitant sur Terre.
Je sus alors que Castiel ne savait pas qui j’étais et qu’il se sentait menacé.
- N-Non, je te le jure, je… bégayai-je.
Brusquement, il se leva du lit et se recula, nous séparant de quelques mètres. J’eus soudainement espoir qu’il se rendait compte de ce qu’il faisait, qu’il se souvenait de moi. Le couteau de cuisine toujours en main, il l’avait cependant abaissé, le bout tranchant vers le sol.
Je décidai de me lever du lit. Je tendis une main vers lui.
- Castiel, s’il te plait… commençai-je, déployant mes ailes.
- Casse-toi, m’interrompit-il.
Mon cœur s’accéléra tandis qu’il redressa le couteau dans ma direction. Bien que je savais que cette arme ne pouvait rien faire contre moi, le simple fait qu’il le pointe vers moi signifiait qu’il serait prêt à me tuer. Dans sa tête, j’étais mortelle. Il avait donc la ferme intention de me tuer avec son couteau. Il ne voyait pas mes ailes, il ne me reconnaissait réellement pas. La mâchoire tremblante, des larmes commençaient à parler aux coins de mes yeux.
J’étais complètement impuissante.
- Mais Castiel… tentai-je, une dernière fois.
- J’ai dit CASSE-TOI avant que je ne décide de te tuer !
J’enfilai rapidement une tenue, sous le regard impitoyable de mon amoureux. Il était inutile que j’ajoute quoi que ce soit. Je pris ma besace au passage et enfilai mes chaussures. Je me retournai vers lui une ultime fois, une larme coulant sur ma joue. Castiel n’avait pas bougé d’un iota, son couteau toujours dressé dans ma direction. Je me faisais chasser de ma propre demeure, par mon amoureux de plusieurs siècles. Je me décidai finalement à sortir.
Sortant de chez moi, je fus assaillie par une pluie torrentielle. Je ne sus distinguer quelle goutte sur mon visage provenait de la pluie ou une qui avait pris origine dans mes yeux. Je descendis les escaliers menant à mon désormais ancien appartement et traversai la rue à grandes enjambées, jusqu’à une cabine téléphonique rouge, qui avait été installée il y a peu. Décrochant le combiné, je composai le numéro de ma meilleure amie : Rose.
Elle décrocha. Entendre sa voix était un baume sur mon cœur endolori.
- Rose, c’est Castiel, il m’a chassée de notre appartement, c’est comme s’il ne me reconnaissait pas…
- Qui est-ce ?
Mon cœur tomba dans ma poitrine et sembla cesser de battre pendant trois longues secondes. Ma respiration s’accéléra, et mes épaules se mirent à se secouer. Je fus prise d’une vague de frissons désagréables.
Non… Non, pas Rose.
- Rose… C’est Nora, ton amie, répondis-je, d’un rire nerveux.
Je crus la sentir hésiter quelques instants. Ces quelques secondes provoquèrent en moi une vague d’espoir.
- Comment avez-vous eu ce numéro ? Finit-elle par répondre, d’un ton méfiant.
- Rose… S’il te plait, je…
J’entendis soudain une tonalité continue à l’autre bout du fil. Elle avait raccroché. Je tentai une fois de plus de l’appeler, mais elle ne répondit pas. L’espoir que je sentais en moi quelques instants plus tôt s’évanouit, comme si les gouttes de pluie qui m’avaient trempée l’avait emporté dans leur chute vers le sol.
Je m’écroulai à genoux à l’intérieur de la cabine, mes épaules secouées par des sanglots que je n’arrivais pas à contrôler.
Une semaine après cet incident, je dus récupérer ma dague Divine. J’avais toujours la clé en ma possession, donc je pus entrer sans problème, une fois que je fus certaine que Castiel ne soit pas à l’intérieur. J’en profitai pour ramasser un peu d’argent que nous avions mis en commun, mon ex-amoureux et moi ainsi quelques tenues, dans le but de les ramener à un nouvel appartement que j’avais réussi à trouver, dans un autre arrondissement de la ville.
Un mois plus tard, alors que je me rendis au Recensement, j’avais revu Rose et Castiel brièvement. Je ne fus pas admise au Recensement, sous prétexte que je n’étais pas une Archange Déchue. Je n’avais pas insisté, me rendant bien à l’évidence que tous m’avaient oublié.
Pour la première fois depuis bien longtemps, j’étais seule.______________________________
- … Et je sais que maintenant, je dois rattraper les sept années que j’ai manqué à Eldarya, m’intégrer à nouveau dans ce monde que je considérais comme mon chez-moi, sans le support de la personne que je pensais être mon partenaire.
- Ce n’est pas si simple… commença Nevra, que je ne laissai pas finir.
- Franchement, je ne sais pas ce qui est pire entre quelqu’un qui ne se souvient pas de moi et quelqu’un qui semble préférer que je ne sois jamais revenue.
Tous les mots qui semblaient habiter la bouche de Nevra disparurent, nous laissant dans un silence lourd des paroles que je venais de prononcer. Sentant les larmes picoter mes yeux et serrant mes poings, je commençai à tourner les talons, ne souhaitant pas qu’il me voit dans cet état une seconde de plus.
- Tu viendras me parler quand tu préféreras mon retour à ma mort.
Je partis en direction des escaliers, le regard rivé vers les marches qui précédaient ma montée, ma vision s’embrouillant légèrement. Quand j’atteignis l’avant-dernière marche, Mathieu m’arrêta dans mon ascension. Les larmes perlaient aux coins de mes yeux, mes joues étaient en feu par l’indignation que je ressentais face à l’échange que je venais d’avoir avec mon ex-amoureux et pour couronner le tout, je me montrais vulnérable devant quelqu’un que je ne connaissais que très peu. Les prunelles chocolat de Mathieu étaient plongées dans mon regard, que je déviai instantanément, ne souhaitant rien laisser paraître les émotions que je vivais.
La tête baissée, je marmonnai un « désolée » quasi inaudible tandis que je le contournai. Une fois que je l’eus passé, je sentis sa main me rattraper par l’épaule, ce qui me fit immédiatement tourner sur les talons. Nos regards restèrent plantés l’un dans l’autre pendant quelques secondes et je crus le voir discerner les larmes qui perlaient aux coins de mes yeux.
Mathieu ôta sa main de mon épaule rapidement, comme si ce geste était le symptôme d’une impulsion, afin de la passer dans ses cheveux. Il eut un petit rire nerveux.
- Je te cherchais, nous n’avions pas eu l’occasion de finir notre conversation toute à l’heure. Tu t’en vas déjà de la soirée ?
Les larmes m’étreignaient la gorge. Il me fallut toutes mes forces pour ne pas laisser paraître que ma voix tremblait. Je ne voulais pas donner l’impression que j’étais une Ange trop sensible pour son propre bien.
- Oui, j’ai eu une longue journée et je viens de finir le service des desserts. Je retourne dans ma chambre.
Je le vis formuler un « oh », visiblement déçu de ma réponse.
- Tu as besoin d’être raccompagnée ? Me demanda-t-il.
Je lui fis un petit sourire triste, touchée par l’offre. J’entrouvris les lèvres.
- Je peux la reconduire, s’interposa une voix avant que je ne puisse répondre.
Nevra était venu nous rejoindre. Ses traits, tantôt renfrognés, semblaient s’être adoucis et le regard qu’il posa sur moi me rappela plusieurs moments de notre relation. Des moments de paix, de sérénité, de compassion. Mon cœur s’était cependant trop refroidi pour que je ne puisse y penser plus longtemps.
- Je ne crois pas vraiment qu’elle veuille que tu ne la raccompagnes pour le moment, je me trompe ? Répliqua Mathieu, au lieu de me laisser répondre.
Abasourdi, Nevra eut l’air offusqué, tentant de regarder de haut l’humain. Mathieu, en revanche, ne semblait pas vouloir provoquer le bras droit de Huang Hua, ni reculer devant lui : il se tenait calmement entre le vampire et moi. Après tout, il ne faisait que dire ce qu’il pensait et il avait bien lu la situation. Ne souhaitant pas que les choses s’enveniment, je mis une main sur l’épaule de Mathieu avant qu’il ne puisse répondre, ce qui attira son attention. J’esquissai un sourire triste, une fois de plus.
- Peut-être une prochaine fois ? ajoutai-je, n’attendant pas de réponse avant de me tourner vers le côté opposé du Corridor des Gardes.
Je jetai par cette même occasion un regard en direction de Nevra, qui semblait tout aussi surpris par ce geste que par la réponse préalablement donnée par l’humain.
- Rappelle-toi bien ce que je t’ai dit, lui dis-je, quittant les lieux pour de bon.
C’est en tournant les talons que je me rendis compte que la paix et le bonheur que je ressentais jusqu’à présent étaient majoritairement illusoires. Il y avait quelques choses que je devais régler avant de pouvoir retrouver un semblant de vie normale au sein de la Garde d’Eel.
Par où commencer ?
TROISIÈME CHRONIQUE | E N T R E S O I N S E T S O U C I S
Je me retournai une énième fois dans mon lit. Bien que je n’aie pas besoin de dormir, j’aimais le faire, histoire de me permettre de garder une certaine routine, de me synchroniser avec le monde mortel. Il m’arrivait également de rêver et des souvenirs de vies antérieures me revenaient.
Pour le meilleur et pour le pire.
Or, je n’arrivais pas à dormir. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la conversation que j’avais eue avec Nevra, quelques heures plus tôt. Tout ce que j’avais dit était vrai, mais d’un côté, devrais-je lui en vouloir de se sentir ainsi ? Après tout, il n’était pas hypocrite, il agissait exactement comment il avait envie de le faire. J’aurais aimé qu’il essaie de se mettre à ma place, comme je tentais de le faire maintes et maintes fois déjà.
Je pris finalement la décision de sortir de mon lit et me dirigeai à pas feutrés vers la fenêtre, sur la pointe des pieds. Le sol était frais sous mes orteils, m’arrachant un frisson. Observant le ciel, je constatai que les premiers rayons du soleil commençaient à éclairer l’horizon. Le bleu-noir de la nuit commençait à devenir violet, puis rose. Les nuages prenaient doucement des couleurs.
Il me prit alors l’envie de voler.
Prenant une grande inspiration, je me dévêtis de ma nuisette en satin blanc et enfilai une tenue de Purriry nommée Chosen One, qui était un ensemble d’une camisole bleu foncé m’arrivant au-dessus du nombril ainsi qu’un legging de la même couleur. Des morceaux de cristal orangé étaient incrustés au niveau de mes cuisses et autour de ma cage thoracique. J’enfilai des sandales confortables, sachant pertinemment que je n’en avais pas besoin pour bien longtemps. Je quittai ma chambre, ne souhaitant pas manquer le lever du soleil.
Or, avant que je ne puisse verrouiller la porte, j’entendis deux rires s’approcher lentement de moi. Je levai le regard et aperçus une jeune femme aux cheveux rouges flamboyants, semblant être dans le début de la vingtaine ainsi qu’un homme semblant friser le début de la trentaine aux cheveux blancs et au teint pâle. Elle s’arrêta devant la porte voisine à la mienne et jeta un regard langoureux à l’homme, qui l’agrippait déjà par la taille, la dévorant littéralement des yeux. Ils ne semblaient pas du tout m’avoir remarquée.
Ne souhaitant pas assister davantage à leur démonstration d’affection en public, je verrouillai rapidement ma porte et passai devant eux. Je croisai brièvement le regard doré de la jeune tête de flammes avant de me concentrer sur la direction que je prenais.
Une fois sortie du QG, je me rendis près des escaliers de grès, au bord d’une falaise qui menait à la plage. Je fermai les yeux, sentant le vent se faufiler à travers ma chevelure, fouettant mes joues au passage. L’air salin me revigorait. Le son des vagues déferlant sur le sable parvenait à mes oreilles et semblait omniprésent, peu importe où mes oreilles étaient orientées. Mes soucis semblaient être demeurés dans ma chambre, comme s’ils ne m’avaient pas suivi jusque-là.
Je déployai mes ailes, tandis que je voyais des teintes orangées gagner peu à peu le ciel. Ouvrant les yeux, je déchaussai mes pieds et cachai mes sandales dans un buisson non loin de là. J’attendis un bref instant, savourant le sentiment de liberté qui me gagnait lentement, si lentement. Je levai les bras afin qu’ils soient parallèles au sol…
Et je me laissai tomber dans le vide, tête première.
Plongeant vers la plage, je sentis mon cœur prendre de la vitesse et l’adrénaline prendre le dessus. Le vent semblait plus fort que jamais, alors que la gravité m’appelait incessamment. Au dernier instant, je me redressai à l’aide de mes ailes, survolant le sable, puis, la mer. Mes doigts se promenèrent instinctivement à la surface de l’eau, m’éclaboussant le visage, et je pus goûter le sel sur mes lèvres. Un éclat doré attira mon regard : le soleil pointait enfin le bout de son nez.
Le vent se leva faisant siffler mes plumes. Je battis des ailes, gagnant rapidement en hauteur. Je sentis mon cœur descendre dans ma poitrine lors de cette ascension à grande vitesse. Après un moment, je sentis l’air s’humidifier autour de moi, signe que j’avais enfin atteint les nuages. Mes ailes s’immobilisèrent mais mon corps continua à monter. Alors que je ralentissais, il me sembla que le temps s’était arrêté. Tout autour de moi se trouvaient d’innombrables nuages chatoyants, tantôt jaune doré, tantôt orange profond.
Je ne pus réprimer un frisson, me délectant de la vision qui se présentait devant moi. J’esquissai un sourire, me sentant plus que jamais…
Libre.
Au bout d’une demi-heure de vol, j’atterris tout près des portes du QG. Avant de les rétracter, je pris un moment pour les admirer, à la lumière du jour. Elles semblaient avoir pris la couleur des nuages à travers lesquels j’avais volé.
Hormis lors de mes Chutes, jamais elles ne m’avaient failli.______________________________
Je courais, mes ailes ne me répondant pas. J’essayais tant bien que mal de m’évader en volant, sans succès. Il n’y avait rien à faire : mes jambes étaient le seul moyen que je pouvais utiliser pour m’enfuir loin, très loin de ce que je pensais être ma maison, il y a de cela plus de cinq millénaires. Une chaîne toujours prise autour de ma taille, claquait ma cuisse continuellement, à chaque enjambée. Elle me faisait mal, si mal, mais jamais je ne m’arrêtai de courir. Toute douleur m’importait peu, j’avais l’occasion de m’évader, une fois de plus.
Et cette fois-ci, il était capital que ce soit la bonne.
J’entendis gronder derrière moi. Un roulement sourd qui me donna froid dans le dos. Pas une fois je ne me retournai, mon cœur cognant fort dans ma poitrine. L’adrénaline qui coulait dans mes veines me tirait en avant. Plus j’avançais, plus j’avais l’impression que les nuages devenaient sombres, délaissant leurs teintes rosées pour des gris oppressants. Loin devant moi, je vis enfin la terre s’effacer peu à peu, laissant place à une mer obsidienne. Jamais je ne me sentis aussi soulagée de la voir devant moi. Je sentis le sol vibrer sous mes pieds nus, m’incitant à accélérer mon pas de course. Mes ailes ne me répondaient toujours pas.
Retenant ma respiration, je plongeai, dans la mer noire, sans me retourner une seule fois. Je retournais enfin chez moi.______________________________
Je secouai vigoureusement la tête de gauche alors que je rétractais mes ailes. D’où pouvait provenir ce souvenir ? Où avais-je déjà vu une mer noire comme la nuit ? Et pourquoi avais-je cet instinct qui me criait de m’enfuir ? Était-ce un rêve ou était-ce bien réel ?
Sans plus attendre, j’entrai dans le QG, me retrouvant bien vite dans le hall principal. Une lumière attira mon attention, provenant de l’infirmerie. Je fronçai les sourcils : Eweleïn ne commençait jamais ses rondes aussi tôt à moins d’avoir un patient en état critique. Curieuse, je montai les escaliers quatre à quatre, m’étirant les jambes par la même occasion. Une fois arrivée en haut, je vis l’elfe assise sur un petit tabouret, le haut de son corps ainsi que ses bras étendus sur un des lits, qui était occupé par un seifaun qui émettait des ronflements sonores.
Elle semblait profondément endormie, elle aussi.
Je m’approchai d’elle délicatement et posai une main sur son épaule. Sursautant, l’elfe se retourna brusquement vers moi, ce qui me surprit à mon tour. En me voyant, elle se détendit et eut un petit rire.
- Ah… Bonjour, Nora. Tu m’excuseras, je prenais une petite pause.
- Ne me dis pas que tu as passé une autre nuit blanche ? Dis-je.
En effet, l’elfe m’avait confié quelques jours plus tôt qu’elle n’avait pas exactement le meilleur horaire, ces temps-ci. Les nuits blanches s’enfilaient depuis maintenant 5 jours et elle ne pouvait que dormir en moyenne trois heures par jour, les nuits étant fort achalandées.
Eweleïn se redressa et s’étira, les bras tirés vers le haut.
- Oui, Laïriel, le seifaun d’une de mes amies, a été malade toute la nuit. Elle vient tout juste de s’endormir, la pauvre.
Elle bailla, recouvrant sa bouche d’une main. L’elfe se releva et se dirigea vers un évier, agrippant un seau d’eau au passage, le vidant de son contenu. Elle essora la lingette qui était à l’intérieur, sans doute pour éponger la tête du seifaun, et l’accrocha au bord de la fenêtre dans le but de la faire sécher. Je me rendis compte qu’elle commençait à préparer sa journée.
- Eweleïn, il est hors de question que tu restes toute la journée ici, m’interposai-je. Prends la journée pour te reposer, c’est la troisième nuit blanche que tu fais cette semaine.
- Non, ça va aller, je t’assure, je dois juste prendre cinq minutes pour m’étirer un peu et remettre mes idées en place.
Je m’approchai d’elle de nouveau et l’agrippai par le bras avant qu’elle ne puisse s’affairer à une autre tâche.
- J’insiste, je m’occupe de l’infirmerie aujourd’hui. Je n’ai pas de mission encore et je veux retrouver un semblant de normalité. Retourner à mes occupations d’avant m’aide énormément et tu ne finirais que par faire d’autres erreurs voire même te blesser en prenant soin d’autres personnes dans ton état en ce moment.
Cela sembla plonger Eweleïn dans ses pensées. Elle baissa le regard vers le sol, les traits tirés et les yeux mi-clos. Ce dernier élément de langage non verbal me convainquit qu’elle ne tiendrait pas la journée ainsi.
- Tu es sûre que tu es à l’aise de retourner à l’infirmerie ?
Un large sourire éclaircit mes lèvres.
- Plus que sûre. Va donc rejoindre Huang Hua pour quelques minutes de sommeil.
Ses joues rosirent à l’entente du prénom de son amoureuse.
- Merci beaucoup, Nora, c’est vraiment apprécié. J’ai tout noté ce que j’avais à faire, y compris les suivis à effectuer dans le carnet vert sur le bureau, tout près de la lampe. Je devrais revenir vers 17h
- D’accord, repose-toi bien !
Elle me remercia une fois de plus et sortit de ce pas de l’infirmerie. Je ne l’avais jamais vue aussi fatiguée, donc me proposer pour m’occuper de l’infirmerie était une évidence. Je pris une grande inspiration et me retournai vers le plan de travail d’Eweleïn, afin de lire les rendez-vous qu’elle avait prévus aujourd’hui.
- Allons, au boulot, me dis-je, tout en expirant.
Je m’affairai donc à préparer le nécessaire pour ma journée durant les prochaines heures. Vers la fin de l’avant-midi, alors que l’infirmerie commençait à être plus silencieuse, j’entendis des pas s’approcher. Je me levai et replaçai mes vêtements, prêt à accueillir le patient. Telle ne fut pas ma surprise de constater qu’il s’agissait de Mathieu. Il tenait son bras doit replié devant lui, le retenant par le coude à l’aide de son autre main.
- Oh… Salut, Nora
Je lui fis un sourire radieux. Bien que je fusse légèrement mal à l’aise du contexte dans lequel je l’avais vu pour la dernière fois, j’étais tout de même heureuse de le voir.
- Mathieu, l’accueillis-je, en guise de salutation.
- Tu n’aurais pas vu Eweleïn ? me demanda-t-il.
- Elle est partie dormir. Un familier a vomi toute la nuit et quand je suis arrivée à l’infirmerie, il venait tout juste de s’endormir et Eweleïn était complètement exténuée. C’était complètement inhumain de lui faire une énième nuit blanche.
- Donc c’est toi qui la remplace pour la journée ?
J’hochai de la tête avant d’esquisser un sourire en coin. Peu à peu, je sentais la gêne se dissiper de mon corps. Il ne semblait pas se poser de questions concernant l’état dans lequel j’étais la veille, donc je me permis de me sentir plus à l’aise.
- Oui, il va falloir que tu te contentes de moi et que tu me fasses confiance, ajoutai-je. Comment est-ce que je peux t’aider aujourd’hui ?
Il me désigna son bras.
- Je pense que je me suis fait un claquage au biceps à force de m’entraîner tous les matins avec Lance et d’enfiler les missions, me répondit Mathieu. J’ai déjà eu ça dans le passé.
À l’entente du nom du frère de Valkyon, je serrai ma mâchoire.
- Tous les matins ? Fis-je, masquant ma réaction du mieux que je le pouvais. Il est passé onze heures, tu t’entraines avec lui depuis combien de temps ?
- À partir de cinq heures, au soleil levant. D’ailleurs, je crois t’avoir vu voler dans le ciel, tout à l’heure : nous n’étions pas loin de la plage, Lance et moi.
Je fis un petit « ah », presque imperceptible. Je me dis que ma réaction devait être décevante pour lui et ne laissait pas vraiment d’ouverture à la conversation, mais je ne me doutais pas que Lance et lui étaient aussi proches pour pouvoir s’entraîner ensemble aussi fréquemment. Considérant qu’il était dans la Garde de l’Absynthe, j’aurais cru qu’il consacrerait plus de temps avec Huang Chu, cheffe de sa Garde.
Or, une partie de moi était ravie de savoir que Mathieu m’ait vue voler. Après tout, mes ailes faisaient partie intégrante de mon identité. Jusqu’à présent, l’humain ne m’avait pas encore vue ainsi : ma Chute n’était pas le moment propice pour les utiliser et montrer ce dont elles étaient capables.
Mes ailes étaient ma fierté.
- Tu peux retirer ton armure ? Demandai-je au blessé.
Mathieu fronça les sourcils, ne comprenant pas ce que je voulais dire. Je ricanai envers sa réaction.
- T’es bête, je dois accéder à ton bras pour le stabiliser avec un bandage.
- Oh, bien sûr, voyons, dit-il, en riant.
Il retira son armure
Avant de s’installer sur un des lits pour s’asseoir, il me jeta un regard en coin, un sourire narquois aux lèvres.
- Tu n’as pas besoin que j’enlève mon t-shirt ?
- Ça dépend, répondis-je, le plus sérieusement du monde, en lui rendant néanmoins son sourire.
Je m’approchai de lui et passai ma main sur son biceps blessé, partiellement recouvert. Je pinçai le tissu et le remontai par-dessus son épaule sans grande difficulté.
- On peut bien retrousser la manche, soupirai-je, amusée. Pas de chance pour toi !
- Ah mince, me répondit-il, sur le ton de la plaisanterie.
Je lui souris alors que je retroussai sa manche par-dessus son épaule. Je m’assurai que cette dernière n’était pas trop serrée et passai deux doigts sous le tissu, au niveau de l’épaule de Mathieu. Satisfaite, je les retirai et commençai à appliquer les premiers morceaux de bandage au niveau du coude.
- Est-ce que tu vas bien ? Me demanda-t-il.
Sa question me prit au dépourvu. En voyant l’absence de réponse de ma part, il précisa ce qu’il voulait dire.
- Ça va faire un mois que tu es ici, tu dois te sentir plus à l’aise désormais.
- Comme tu peux voir, je reprends mes petits boulots d’avant pour essayer de retrouver un semblant de normal, finis-je par dire.
J’appréhendais une éventuelle question qu’il pouvait me poser : « et avec les autres, ça va ? ». Or, il n’ajouta rien de plus, à mon plus grand soulagement. Je n’avais pas exactement envie de lui expliquer ce qui se passait entre Nevra et moi. J’en profitai donc pour expliquer la raison pour laquelle je me trouvais à l’infirmerie et pourquoi Eweleïn avait accepté que je pratique à ses côtés.
- Eweleïn m’a recrutée quand je lui ai appris que je me spécialisais en santé sur Terre, juste avant de venir à Eldarya. Il lui arrivait parfois de faire plusieurs nuits blanches de suite puisqu’elle avait des patients dont l’état était instable. Quand cela arrivait, elle me laissait venir l’aider ou la remplacer le lendemain.
- Mais pourquoi as-tu deux petits emplois ? Tu ne faisais pas de mission ?
- Ça a pris un moment avant qu’on ne me fasse confiance pour avoir des missions, donc c’est ainsi que je m’occupais en attendant de faire mes preuves auprès de l’ancienne chef de l’Étincelante, Miiko. Quand j’ai finalement eu l’occasion de faire partie de missions, je n’ai jamais eu envie d’arrêter, donc je venais une fois de temps en temps aider Eweleïn et Karuto.
Je lui fis dos alors que j’attrapai ce qu’il me fallait pour faire la deuxième partie de son bandage, tandis qu’un petit silence s’installa entre nous. Il fut rapidement brisé par Mathieu, il avait une autre question à me poser, prétextant que nous n’avions jamais pu parler de moi la veille, les sirènes ayant interrompu notre conversation.
- Donc comme ça, tu as passé du temps sur Terre ? Me dit-il étonné.
- Oui, je n’étais pas à Eldarya depuis très longtemps, comme toi. Je crois même que tu y as passé plus de temps conscient que moi et que j’ai passé plus de temps sur Terre que toi. Ironique, non ?
Je finis d’enrouler la dernière bande stabilisatrice autour du haut de son coude et m’emparai d’un long morceau de ruban semi-adhésif. Mathieu reprit la parole lorsque je me remis à bander son bras.
- Mais, tu n’es pas humaine… Comment as-tu fait pour que personne ne te découvre ?
- Des déménagements fréquents, un peu de manipulation de souvenirs et le tour est joué. Je ne peux pas faire perdre la mémoire aux gens, mais je peux modifier leurs souvenirs et faire en sorte qu’ils acceptent mon départ et qu’ils ne se posent pas de question. Je peux insérer des personnes dans leurs vies et leur faire croire ce que je veux me concernant.
- Est-ce que d’autres Anges Déchus peuvent faire perdre la mémoire ou c’est un don qui ne vient pas avec votre nature ?
- Non, en effet, ce n’est pas donné aux Anges Déchus. Par contre, il semblerait que les Anges aient développé cette capacité lorsque nous sommes Tombés.
Il hocha de la tête, semblant avoir assimilé l’information que je venais de lui faire part.
- Tu étais sur Terre depuis combien de temps ?
Je cessai d’enrouler son bandage un bref moment, un sourire naissant sur mes lèvres.
- Tu es familier avec les différentes époques de l’histoire humaine ? Le questionnai-je.
Il se replaça sur le lit, s’approchant légèrement de moi dans le but de m’écouter attentivement.
- C’est lointain dans ma tête, mais oui.
- Donc tu sais que le passage de la préhistoire à l’Antiquité était à l’origine d’un événement bien précis, non ?
Mathieu mit un moment à trouver, levant les yeux en l’air comme s’il cherchait dans sa mémoire.
- Quand les hommes ont commencé à écrire, si je me souviens bien, finit-il par dire.
- D’après toi, qui leur a donné l’idée des lettres et des signes ? Lui demandai-je.
Les yeux de Mathieu s’écarquillèrent.
- L’alphabet grec, l’arabe, le latin, les hiéroglyphes, c’était vous ?!
- Ça a pris du temps, mais oui. Nous avons commencé avec le grec mycénien, mais nous avons fini par réaliser que les humains aimaient mieux communiquer avec des formes géométriques. Nous avons dû commencer par le sumérien. Ce n’est que 2000 ans plus tard que nous avons pu leur enseigner le grec. Puis a suivi l’ancêtre du mandarin, l’araméen, qui est encore parlé aujourd’hui, pour finalement tomber sur le latin et plusieurs autres langues. Ensuite, les humains ont pris la liberté de modifier les langues originelles pour se les approprier, mais concrètement, nous sommes à l’origine de l'écriture sur Terre.
Je vis Mathieu replier sa jambe droite afin d’y accoter son coude et poser son menton contre la paume de sa main, semblant visiblement intéressé par mes dires.
- Par contre, les hiéroglyphes, ce n’était pas nous, ni les langues mayas. Ils ont pensé à cela avant que nous ayons pu leur insuffler l’idée d’un alphabet. Nous nous sommes laissés surprendre par l’apparition de ces langues. Je pense que c’est entre autres pour ça que je suis restée sur Terre aussi longtemps, le sens d’innovation des humains est vraiment intéressant.
Mathieu sembla m’observer avec intérêt, clignant à peine des yeux.
- Je dois vraiment avoir l’air d’une grand-mère à me rappeler des souvenirs du passé, m’esclaffai-je, réalisant que j’étais partie dans un long monologue.
- Non, au contraire, tu as l’air vraiment passionnée, tu es belle à voir.
Sentant le rouge me monter aux joues une fois de plus, je tentais de repousser mes pensées et de me concentrer sur son pansement.
- Ça me donne envie de plus te connaître, d’entendre tes histoires, de toutes les vies que tu as pu vivre.
Une sensation de chaleur parcourut mon cœur. Que m’arrivait-il ?
- Tu as un très franc parler dis-donc, constatai-je, à voix haute, cessant momentanément d’enrouler le bandage autour du bras de Mathieu.
- J’ai tendance à dire les choses telles qu’elles sont de mon point de vue. On ne reste pas assez longtemps en vie pour se retenir de dire certaines choses. Enfin… en étant humain. Ça ne s’applique pas vraiment à toi de ce côté-là.
Je gloussai alors que je finis d’appliquer le dernier ruban autour de son bras afin de le stabiliser.
- Mais merci, c’est bien gentil de ta part.
Je pris une grande inspiration et je l’expirai, avant de planter mon regard directement dans celui de Mathieu. Je repris instantanément mon rôle de soignante.
- Donc vu que ce n’est pas ton premier claquage, tu peux me dire ce que tu dois faire en attendant que ton bras puisse guérir ?
- Je dois le reposer pendant au moins trois jours.
- Ton bandage sera stable pendant cette durée de temps. Par contre, le repos sera de mise pendant environ deux semaines, ce qui veut dire que tu dois éviter de t’entraîner au combat à l’épée pendant cette même période. Si tu veux aider ton cas, tu peux appliquer de la glace sur ton bras et l’élever si possible lors de ton sommeil.
Mathieu soupira, ne s’attendant probablement pas à ce que son temps de guérison soit aussi long. Je lui fis un sourire compatissant, inclinant ma tête sur le côté.
- Ou tu peux essayer de devenir ambidextre, ça peut toujours être utile ! ajoutai-je.
L’humain esquissa un faux sourire tandis qu’il se leva du lit où il se trouvait. De sa main gauche, il se passa une main sur sa mâchoire, visiblement l’air agacé par cette nouvelle. Je me levai à mon tour, rangeant les rouleaux des différents rubans que j’avais utilisés.
- Je n’ai plus d’excuses à donner à Huang Chu pour éviter de passer des heures au laboratoire et revoir mes notions d’alchimie... J’ai bien de la chance.
- C’est si pénible que ça, pour toi, être dans la Garde de l’Absynthe ?
- Ce n’est pas vraiment mon domaine d’expertise… Je ne me sens pas utile en y restant, c’est comme si j’étais une plante dans une pièce sans lumière, ni oxygène.
- Pour quelqu’un qui n’aime pas les sciences, tu as fait une très belle analogie sur les plantes et la photosynthèse ! rigolai-je. Sans plaisanter, je crois comprendre ce que tu veux dire. Je me sentirais probablement de la même manière si j’avais été placée dans la Garde de l’Obsidienne.
Mathieu fronça les sourcils, surpris par mon commentaire.
- Sérieux ?
- Bon, c’est surtout avec une épée que je ne suis pas aussi à l’aise. Je me débrouille, mais ce n’est pas ma force. Mes armes de prédilection sont les kunais et l’arc à flèche.
Je vis les épaules de Mathieu se secouer légèrement. Il riait.
- Bref, tu es bonne à jouer Cupidon avec ton arc ? me demanda-t-il, l’air goguenard.
- Hé !
Je lui assénai une petite tape sur son épaule gauche.
J’eus une journée relativement calme après la visite de Mathieu. Quelques bébés familiers, des foulures de cheville, des suivis de guérison de blessure ainsi qu’une poigné de crises d’allergie au crin de Moogliz (le mois de mai était la saison des amours pour eux, donc ils se faisaient plus nombreux autour du QG) ponctuaient ma journée. Le plus gros de la journée a été d’effectuer des points de suture sur la main d’une jeune brownie qui s’est fait mordre par un bébé Skanis qui jouait un peu fort.
Feng Zifu était venu me voir vers le début de l’après-midi pour m’inviter à une réunion à dix heures tapante, le lendemain. Il me spécifia d’arriver prête à partir pour une expédition en forêt, puisque la mission qu’il comptait me confier était là-bas. Le fenghuang me mentionna la présence d’un binôme pour la mission.
Eweleïn entra me remplacer vers seize heures, soit une heure à l’avance. Elle l’air beaucoup plus reposée que lorsqu’elle avait quitté l’infirmerie, onze heures plus tôt. Il lui restait quatre petites heures à couvrir.
- Comment a été ta journée ? Me salua Eweleïn, un sourire chaleureux aux lèvres. Tu dois être épuisée, faire onze heures à l’infirmerie.
- Tu sais bien que la fatigue n’existe pas chez les Anges Déchus, lui répondis-je, sur le même ton qu’elle avait employé. Et oui, c’était une bonne journée, tu n’as pas à t’en faire ! Je dirais même que le mot commençant par la lettre C serait le bon pour qualifier cette journée.
Sur, Terre, il était courant dans le domaine de la santé d’éviter de prononcer le mot « calme », puisque le faire amenait soit un achalandage monstrueux aux urgences ou que tous les patients stables deviennent instables. Par pur hasard. C’était une situation que nous préférions éviter, donc ne pas prononcer ce mot était une règle non écrite dans le corps médical et pharmaceutique. Au début, je n’y croyais pas du tout, puisque je savais que ces choses n’étaient aucunement inter-reliées, mais à plusieurs reprises sur Terre, je fus confrontée à des journées très chargées dès que le mot « calme » fut prononcé.
Alors que j’aidais Eweleïn, sept ans plus tôt, je lui avais fait part de cette superstition et à la seconde où j’avais prononcé le mot interdit, Valkyon s’était fêlé une côte, le familier d’Ykhar s’était cassé une patte en descendant le lit de sa propriétaire et Amaya, le Panalulu de Leiftan, avait avalé une pierre phosphorescente, la confondant pour un scarabée irisé et s’était étouffée. Tous étaient tous rentrés à l’infirmerie, à quelques secondes d’intervalle, bien évidemment.
À mes mots, Eweleïn gloussa.
- Je préfère ne pas le dire quand même, surtout après la nuit que j’ai passée.
- C’est tout à fait compréhensible, répondis-je, déposant le dernier scalpel sur la table de travail d’Eweleïn.
Penser ainsi à Ykhar et Valkyon, désormais décédés, occasionna une boule au fond de ma gorge. J’avalai douloureusement avant de ranger les outils à leur place. Les effets de mon vol ce matin semblaient avoir cessé, comme les endorphines présentes après avoir effectué un sport qui s’effaçaient tranquillement du corps, ne laissant qu’un sentiment de vide, de lassitude.
Je lui fis un rapide compte rendu de la journée, tentant de cacher mon état. Je résumai ce que j’avais noté dans son carnet au fur et à mesure et lui spécifiai les tâches que je n’avais pas pu effectuer, de mêmes que les patients que je n’ai pas pu rencontrer, tout simplement parce qu’ils ne s’étaient pas présentés à leur rendez-vous.
Je préparai mon départ de l’infirmerie en me dirigeant vers l’évier.
- Je te sens lasse, m’indiqua l’Elfe en pliant quelques draps, après quelques instants de silence.
Achevant de me laver les mains, je contemplai le sol.
- On ne peut rien te cacher, avouai-je, un sourire triste aux lèvres.
- Ces sept années à rattraper te pèsent toujours, n’est-ce pas ?
Sans dire un mot, j’hochai la tête.
- Je ne pense pas qu’elles soient rattrapable, malheureusement. Par contre, je dois bien reprendre ma vie là où il semblerait que je l’aie laissée et je me demande bien par où commencer… Je pensais bien m’y habituer hier soir, mais je me demande si ce n’était qu’illusoire.
Eweleïn s’approcha de moi et s’assit sur un des lits, près de l’évier, les draps qu’elle avait plié déposés sur ses cuisses.
- Tu sais, me dit-elle, je connais un endroit qui a été aménagé depuis peu, tout près des Jardins de la Musique. C’est un endroit qui te donne l’impression que le temps n’a plus son importance.
Curieuse, je tendis l’oreille.
- Je t’écoute.
- Ce sont des bains thermaux naturels réservés aux membres de la Garde. J’y vais souvent lors que je ne me sens pas très bien et j’en sors toujours… rafraichie.
Je ne pus m’empêcher de laisser aller un petit rire envers son choix de mot pour qualifier un bain thermal. Eweleïn remarqua ma réaction et je crus discerner en elle un sentiment de soulagement.
- Si je pouvais te donner un conseil, j’irais là ce soir. Normalement, ils ne sont pas très achalandés à ce temps-ci de l’année puisque les nuits sont plus fraîches, mais je trouve que c’est encore plus agréable comme choix.
Reconnaissante, je souris à l’Elfe, sincère.
- Merci pour ce précieux conseil, Eweleïn. Je pense bien que je vais t’écouter.
Eweleïn m’avait dit que les bassins n’étaient pas propices à la vie animale : l’eau qui les composaient était à la fois trop chaude, mais également trop froide pour la majorité des animaux. Or, pour le commun des habitants d’Eldarya, il s’agissait de la température parfaite pour détendre muscles et esprits tourmentés.
Exactement ce dont j’avais besoin cette soirée-là.
Seules quelques plantes aquatiques fluorescentes ressemblant fortement à des anémones subsistaient, éclairant les pierres noires de leur luminosité. Je pus constater que le bassin était nettement plus profond que je ne le pensais : six mètres me séparaient du fond..
Je me dévêtis, une fois que je m’assurai que j’étais bel et bien seule. Eweleïn m’avait spécifié que tous se baignaient nus dans ces bains, mais on pouvait avoir le choix de porter quelque chose ; j’avais décidé de suivre sa recommandation et de ne rien porter pour ma baignade, les bassins étant vides. Je déposai ma robe sur une pierre sèche et glissai un pied dans l’eau, frissonnant de plaisir.
Je submergeai ma tête sous l’eau, mouillant mes cheveux au passage. Je demeurai immobile sous l’eau, un bref moment, laissant tranquillement des bulles sortir de mes narines et d’entre mes lèvres, me faisant couler un peu plus profondément à chaque bulle qui remontait à la surface. Mes yeux ne pouvaient distinguer que quelques formes sous l’eau, majoritairement bleues, tachetées de rouge et de vert.
Donnant quelques coups de pieds dans l’eau, je remontai à la surface et m’agrippai au bord, m’accotant d’un bras hors de l’eau, mon autre main passant dans mes cheveux afin de les placer du même côté. Fermant les yeux, je me massai le cou d’une main et expirai un grand coup. Un sentiment de bien-être et de paix s’empara de moi, chose que je n’avais pas ressentie depuis belle lurette. Eweleïn avait bien raison de me recommander cet endroit dans le but de me détendre.
Alors que j’ouvris les yeux, mon regard dériva vers le ciel. Un croissant de lune luisait dans le firmament d’Eldarya, un nuage menaçant de le détrôner. Plus je contemplai la voûte de la nuit attentivement, plus je me rendis compte qu’il y avait une abondance d’étoiles, malgré la présence de l’astre lunaire. Certaines clignotaient, signe de leur mort imminente, tandis que d’autres brillaient d’un éclat assuré. Un sourire naquit sur mes lèvres, sentant mon cœur se calmer et mon esprit s’éclaircir.
J’entendis un léger éclaboussement provenant du bassin à ma gauche. J’y jetai un œil dans sa direction et détournai le regard aussitôt.
Nevra venait d’entrer dans le bassin d'à côté.
Sa mâchoire se serra une fois, puis une deuxième fois, avant qu’il ne ferme les yeux, tout comme je l’avais fait quelques instants plus tôt. Il étira ses bras avant de les plier, ses coudes le retenant au bord du bassin. J’observai ses traits plus attentivement. Nevra avait maintenant une moue sérieuse et ses cheveux étaient légèrement plus longs que lorsque je passais mes doigts entre ceux-ci, sept ans plus tôt. Il exposait désormais la cicatrice que Sheitan lui avait faite à l’œil au grand jour, alors qu’il fut un temps où il ne la montrait qu’à moi.
En contemplant discrètement sa cicatrice, je me rendis compte que l’oeil valide de Nevra m’observait, d’un air curieux. Surprise, je ne détournai pas les yeux et le fixai. Son iris gris violacé semblait luire dans le noir, agrippé à mon regard bleu. De longues secondes passèrent, où nous nous regardâmes, sans bouger.
Je le vis faire mine de changer de bassin afin de venir me rejoindre, mais je ne lui laissai pas le plaisir de m’approcher : je m’étirai, puis, m’appuyai sur le bord du bassin afin de me soulever hors de l’eau, m’asseyant sur les pierres lisses.
Mes ailes se déployèrent et entourèrent mon corps, sous mes bras, afin d’empêcher Nevra de voir la moindre parcelle de ma peau nue.
Je finis de me lever et me rendis vers le rocher où j’avais déposé ma robe. Sentant toujours le regard du bras droit de Huang Hua sur moi, j’essorai mes cheveux et les ébouriffai légèrement afin de faciliter leur séchage. Je jetai un regard dans la direction de Nevra, mes yeux demeurèrent là un bref instant et je desserrai l’emprise de mes ailes d’autour de mon corps, laissant entrevoir mes jambes et une partie de mes hanches. Les pointes de mes plumes cachaient tout juste le haut de mes cuisses. Je m’emparai de ma robe et l’enroulai autour de mon corps, l’attachant au-dessus de mon épaule gauche. Je rétractai mes ailes, le tatouage réapparaissant sur mon dos. Le vampire ne manqua pas une seconde de cette scène.
Je le toisai, de haut en bas, et quittai les jardins, sans me retourner.
QUATRIÈME CHRONIQUE | C O N N E X I O N S E T R E C O N N E X I O N S
Je sortis de ma chambre après avoir passé une nuit bien reposante et m’être vêtue d’un haut beige et vert aux manches amples laissant mes épaules nues, d’un pantalon brun, ainsi que de bottes montantes de la même couleur. J’étirai mes bras au-dessus de ma tête, faisant craquer mes épaules au passage. Une journée remplie s’annonçait.
Tout à coup, j’entendis la porte de ma voisine aux cheveux carmin s’ouvrir grand et je vis un jeune homme aux cheveux noirs et aux yeux vert lime en sortir prestement, ses pantalons à peine boutonnés. Il ne semblait pas avoir eu le temps de mettre ses chaussures, ni son haut, une chemise bourgogne. Il s’agissait d’un homme différent de la nuit précédente. Ce dernier ne sembla pas me remarquer : il jeta un dernier regard vers la porte, avant de s’éloigner vivement.
Je vis alors une corde noire sortir à toute vitesse de la chambre, claquant dans le vide. Un fouet.
- Allez, ouste ! prononça une voix féminine de la chambre. Hors de ma vue, j’ai à faire aujourd’hui.
Ma voisine aux cheveux rouges sortit de ses quartiers brièvement, vêtue d’une robe de chambre en satin noir ornée de broderies rouges. Elle donna un petit coup de fouet sur le derrière du jeune homme qui s’enfuyait de sa chambre, sans se retourner une seule fois. N’ayant pas manqué un moment de la scène, je figeai, curieuse. Ma voisine fit mine de rentrer à l’intérieur de sa chambre, triturant son fouet entre ses mains, Or, son regard croisa le mien et elle s’arrêta, un sourire narquois grandissant sur ses lèvres.
- Toi, tu ne viens pas du monde terrestre ni du monde magique, je me trompe ?
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle fasse cette remarque, j’aurais pensé qu’elle m’aurait dit de regarder ailleurs si elle y était ou qu’elle se serait simplement contentée de m’ignorer. Sa voix était légèrement rauque mais également douce comme du miel. Son ton doucereux aurait poussé n’importe quel être au vice.
- Tu es très perspicace, répondis-je, méfiante.
Ma voisine s’approcha de moi sa main se mit à caresser son menton, le tournant occasionnellement afin d’observer mes moindres traits. Je me laissai faire un instant, puis me reculai légèrement, mettant un peu plus de distance entre nous. Ne semblant pas le moins du monde surprise par ma réaction, elle avait toujours le même sourire sur ses lèvres.
- Tu m’excuseras, je ne voulais pas te déstabiliser. Je trouve simplement que tu as une bien trop jolie moue pour pouvoir venir d’Eldarya ou bien du monde des humains.
Elle poussa un soupir tandis que sa main se posait sur sa joue.
- Quel crime que tu ne sois plus où tu es et de te retrouver dans un monde si brut, si cruel.
Ma mâchoire se serra brièvement, je m’abstins de faire tout commentaire à ce sujet. Je prenais soin de ne jamais parler de cette époque de ma vie, donc entendre quelqu’un référer à mon lieu de naissance était toujours désagréable à mes oreilles.
Si seulement elle savait ce que je savais concernant le monde là-haut, elle serait contente pour moi de ne plus m’y retrouver.
- Oh, sujet sensible ? me demanda-t-elle, toujours le même sourire en coin aux lèvres.
- Non, disons seulement que je ne considère plus cet endroit comme ma maison, répondis-je. Je suis bien mieux ici.
- C’est vrai que là-haut, selon les rumeurs que j’ai entendues, ils semblent avoir tous un bâton dans le...
Je ne pus réprimer un rire malgré moi. Bien qu’elle n’ait pas tout à fait raison, il était vrai que les Anges n’étaient pas exactement les plus libertins ou encore disposés à profiter fréquemment des plaisirs charnels. Ma voisine serait une véritable honte pour les Anges si elle était née là-haut. L’hypocrisie était également omniprésente parmi eux, afin de bien paraître aux yeux de tous, plus particulièrement à ceux des Divinités.
Je croisai mes bras sur ma poitrine.
- Une autre raison pour laquelle je ne suis plus là-haut, tu vois ? ajoutai-je.
La jeune femme aux cheveux carmin me toisa de la tête aux pieds, une lueur analytique dans son regard. Ses yeux dorés me faisaient penser à ceux d’un félin qui analysait sa proie. Elle fit alors une petite révérence.
- Khiarra, mi-succube, mi-harpie. Enchantée.
Succube. Cela expliquait bien les hommes différents à chaque soir. Les harpies ne dorment pas, donc cela créait un besoin de… passe-temps supplémentaire. Ironiquement, ce dernier était complémentaire avec sa nature de succube. Certains auraient dit qu’il s’agirait là de l’hybride parfaite, pour cette raison ainsi que pour bien d’autres.
- Nora, Ange Déchue, me présentai-je, lui rendant sa révérence.
Khiarra fronça les sourcils en relevant la tête, sceptique. Elle hocha négativement de la tête.
- Oh non non non, ma belle, nous avons toutes les deux que tu n’es pas qu’une Ange. Tu peux me dire la vérité, je ne te mordrai pas.
Mes prunelles bleues se rivèrent vers le sol alors qu’un sourire naquit sur mes lèvres. Elle n’avait clairement pas menti sur ses origines : désormais, je voyais davantage son côté harpie. Dans la mythologie grecque, on disait que le chant des harpies était comparable à celui des sirènes, sauf qu’il avait le pouvoir de vous paralyser. Ce qu’on avait omis dans les livres des légendes sur Terre, c’était qu’elles étaient capables de discerner toute vérité. En d’autres mots, on ne pouvait jamais leur mentir.
- Décidément, les rumeurs sont vraies : on ne peut rien cacher à une harpie.
- Et encore, je ne suis qu’à moitié harpie, compte toi chanceuse que je ne puisse pas chanter pour te punir de m’avoir menti !
- Je ne t’ai pas exactement menti, je ne t’ai pas dit toute la vérité, lui spécifiai-je.
Khiarra roula les yeux au ciel. Visiblement, ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait ce commentaire.
- Je suis une Archange pour être exacte, lui avouai-je, au bout d’un moment.
Elle fit un petit son satisfait et me toisa de nouveau.
- Oh, une Archange en plus ! Pardonne mes manières et ma proximité à ton égard.
- Tu es vraiment désolée d’agir ainsi ? m’assurai-je, d’humeur espiègle tout en demeurant partiellement sérieuse.
Khiarra jeta un regard au plafond avant de rire un coup, exposant deux canines acérées. Elle devait souvent se faire demander si elle était vampire. En temps normal, les harpies avaient des dents pointues, pas uniquement leurs canines.
Alors que ses épaules cessèrent de s’agiter, les yeux dorés de Khiarra se tournèrent vers moi de nouveau alors qu’elle posait un poing sur sa taille.
- Je n’ai jamais rencontré d’Archange Déchue de toute ma vie et tu me fais regretter de ne jamais en avoir vu avant.
Je lui souris, satisfaite de la tournure qu’avait pris cet échange. Les créatures du monde de la nuit m’avaient toujours fascinée. Vampires, succubes, elfes de nuit, tous piquaient ma curiosité. De prime abord, je me doutais bien que c’est parce qu’ils étaient si différents de moi. Or, après avoir rencontré Khiarra, je me rendis compte qu’elle était certes différente, mais pas inapprochable.
Était-il possible que nous ne soyons pas si différents que ça, créatures Divines et celles du monde de la nuit ?
- Bon, ce n’est pas que je m’embête, mais j’ai une mission à aller préparer, déclara la jeune femme aux cheveux carmin. Si cela n’était que de moi, je demeurerais habillée ainsi, mais je doute bien que Feng Zifu ne me laissera pas représenter l’Obsidienne ainsi. Ravie de t’avoir rencontrée Nora, on jasera plus tard !
- Oui, certainement, répondis-je, un large sourire aux lèvres.
Elle retourna dans sa chambre après m’avoir fait un bref clin d’œil. J’eus un petit rire et verrouillai la porte de ma chambre avant de me diriger vers la cantine.
Après avoir déjeuné, je me dirigeai vers la Salle du Conseil dans le but de rejoindre Feng Zifu. Je me demandai alors quel genre de mission cela pouvait être, puisqu’elle venait directement de lui. En temps normal, cela aurait dû venir d’Ykhar ou de Keroshane. Qui leur avait succédé ? Les souliers étaient assez grands à remplir. Sans aucun doute, il s’agissait d’une personne de confiance, comme l’avaient été Ykhar et Keroshane.
Qu’était-il arrivé à Keroshane ? Où était-il allé ? Il avait été dévasté par l’assassinat d’Ykhar, le poids était-il trop lourd à supporter ? Je comprenais son souhait de ne plus demeurer au sein de la Garde d’Eel lors du départ de Miiko, qui était une amie proche de la défunte brownie. Tous ces souvenirs auraient probablement fini par le hanter, le faire devenir une toute autre personne.
Chassant ces pensées, j’esquissai un sourire qui se voulait convainquant, me sentant plus prête que jamais à reconquérir ma place au sein de la Garde d’Eel. À peine avais-je ouvert la porte de la salle du conseil, je fus étonnée de constater à quel point elle était grande. Je n’avais pas eu l’occasion de la visiter depuis mon retour. Les couleurs de l’automne y étaient prédominantes et une grande fenêtre trônait au fond de la pièce, donnant sur les jardins florissants du Refuge. Feng Zifu n’en était pas loin, semblant observer le peu de nuages qui peuplaient le ciel.
Je me rendis compte rapidement que le fenghuang n’était pas seul : Nevra y était également.
À la seconde où nos regards se croisèrent, je sus immédiatement que j’étais la seule dans la pièce à ne pas être au courant de sa présence à cette réunion. Je crus voir sur ses lèvres l’ombre d’un sourire amusé, mais je me dis alors que cela ne devait être que le fruit de mon imagination. Allait-il m’accompagner en mission ?
- Bonjour Nora, bien dormi ? me demanda Feng Zifu, ce qui me sortit de mes pensées.
- On ne peut mieux, répondis-je. Alors, vous aviez dit que vous aviez une mission pour moi ?
Le fenghuang dévia ses yeux vers le bras droit de Huang Hua, puis la retourna vers moi de nouveau.
- C’est une mission pour vous deux, à vrai dire, m’avoua-t-il.
Le regard du vampire se posa sur mon visage, en quête d’une quelconque réaction. Je ne lui fis pas le plaisir de montrer quoi que ce soit de mes émotions et ne portai pas mon attention sur sa personne. L’échange que nous avions eu deux jours plus tôt était toujours frais dans ma mémoire et si quelqu’un devait faire le premier pas, c’était lui.
Moi, fière ? Oui.
- Très bien, affirmai-je. En quoi consiste-t-elle ?
- Tout d’abord, laissez-moi vous expliquer pourquoi vous avez été mis en binômes. J’ai eu vent d’une dispute entre vous deux. Apparemment, vous étiez très peu discrets. On ne peut pas se permettre d’avoir deux membres de la Garde d’Eel qui ne peuvent pas coopérer ensemble.
Cette fois-ci, je ne pus m’empêcher de m’interposer et de corriger le tir.
- Non ce n’était pas une…
- Ce n’est pas ce que…
Nevra et moi avions parlé en même temps. Nous nous interrompîmes simultanément afin de se regarder l’un et l’autre, avant de baisser les yeux prestement. Ne souhaitant pas paraître comme une personne qui n’accepte pas de coopérer avec un autre membre de la Garde, surtout que si peu de temps s’était écoulé depuis mon retour, je ne maintins pas mon silence bien longtemps.
- C’est tout à fait compréhensible, je m’excuse du dérangement que nous avons pu occasionner avant-hier, fis-je.
Le fenghuang leva une main vers moi, dans le but de me rassurer. Il amorça l’explication de la mission.
- La racine de l'arbre d’une hamadryade a été poignardée, dans la forêt non loin d’ici. Heureusement, l'hamadryade va bien, mais il serait important de déloger l’arme si on ne veut pas que son cas s’aggrave, elle est tout de même malade. Nous avons besoin d’investiguer ce qu’il s’est passé d’où l’importance de la présence de Nevra : ses talents d’investigation sont fort nécessaires.
Il était vrai que Nevra était le chef de Garde ayant le plus haut taux de réussite en mission à l’époque. Le vampire avait un flair hors du commun lors d’investigations. Certains membres de la Garde venaient même à se demander si la perte de son œil était vraiment une perte et non pas un sacrifice afin d’avoir un œil clairvoyant. Nevra était également reconnu pour être seul dans la majorité de ses missions, tout simplement parce qu’il était tellement efficace qu’un seul homme suffisait pour faire le travail qu’on attendait de lui.
Néanmoins, je ne comprenais pas pourquoi ma présence était nécessaire. En voyant le fenghuang diriger son attention vers moi, je déduisis qu’il avait senti mon questionnement.
- Il semblerait que l’arme en question se trouverait à être de nature Divine ou Démoniaque, puisque personne ne peut la voir, seulement la toucher, poursuivit Feng Zifu. Personne ne peut la prendre, ni même la lever. Étant donné que tu nous as montré ce dont tu étais capable alors que Miiko était responsable de la Garde, tu es la personne toute désignée pour cette mission.
Il n’y avait pas de doute : selon la description de Feng Zifu, il s’agissait bien d’une arme ne provenant pas d’Eldarya ou du monde des humains. Les armes étaient invisibles aux yeux des mortels et elles étaient trop lourdes à porter : l’humain ou le faery le plus fort ne pourrait jamais les manier, même un Ange ne pourrait pas le faire. Seuls les Archanges, Déchus ou non, pouvaient le faire.
Enfin... il y avait déjà eu des exceptions sur Terre. Des exceptions désastreuses.
- Comment a-t-elle pu se retrouver là ? lui demandai-je.
- Nous n’avons en aucune idée, c’est pourquoi notre présence est requise, expira Nevra, croisant ses bras sur son torse. Il faut que tu récupères l’arme puisque tu es la seule qui puisse l’extraire de la racine.
Surprise qu’il me réponde, je tentai de conserver une façade dénuée de toute émotion alors que je posai mon regard sur lui. Cette fois-ci, je conservai mon regard planté dans le sien, déterminée à ne pas le détourner. Or, Feng Zifu reprit la parole, nous forçant tous les deux à porter notre attention vers lui.
- Nos relations avec les hamadryades sont meilleures depuis les dernières années, elles nous ont pardonné la mort d’Yvoni. La présence de Nevra montre que nous accordons une importance à leur bien-être et cela consoliderait notre alliance. Étant le bras droit de Huang Hua, il y a une certaine importance à sa présence lors d'une mission.
J’hochai de la tête aux dires du fenghuang : ainsi, il y avait clairement un but à cette mission, ce n’était pas seulement pour nous réconcilier, Nevra et moi, mais également pour consolider une alliance avec les hamadryades. En même temps, je doutais fortement que cela puisse être le cas, étant donné que Feng Zifu avait tendance à ne pas s’impliquer dans la vie d’autrui, lui-même étant très pudique concernant sa vie privée.
Nevra leva son visage vers moi et releva le menton. Ses yeux étaient légèrement plissés et l’ombre d’un sourire fière titillait ses lèvres. Les derniers mots du fenghuang semblaient l’avoir enorgueilli. Cependant, une lueur espiègle brillait dans les yeux de Feng Zifu. Il n’avait pas fini ses explications.
- De plus, il faut bien une compagne à Nevra pour le ramener à l’ordre, il pourrait très bien roucouler plus que nécessaire auprès des hamadryades.
Je pus difficilement réprimer un rire, imitée par Feng Zifu. Après tout, selon ce que m’avait dit Nevra et à en juger ses actions depuis mon retour, il avait refait sa vie… en tant que coureur de jupons. Malgré son sérieux lors de missions, il ne pouvait s’empêcher de rechercher l’attention de la gente féminine. De plus, il était vrai que les hamadryades étaient loin d’être insensibles aux charmes du vampire. Je me souvins d’une mission que nous avions eu ensemble dans le passé, où il a fallu passer à travers une forêt peuplée de ces créatures des arbres. Il a été bien difficile de l’extirper des lianes des hamadryades, qui voulaient le garder avec elles.
Nevra ne s’amusait pas de la situation. Ses sourcils étaient froncés et sa mâchoire tendue. S'il y avait bien une chose qu'il n'aimait pas, c'était qu'on se moque de lui : il était quelqu'un de très fier. Je l'entendis toussoter pour nous ramener à l'ordre. Il obtint ce qu'il voulait : le fenghuang s'adressa à nous dans le plus grand des sérieux.
- Avez-vous des questions ?
- Ça clôt la chose, donc au lieu de rire, partons, acheva le vampire, s’avançant vers moi, ou plutôt, vers la sortie.
Je me tassai pour le laisser ouvrir la porte. À la manière dont il marchait, je pouvais clairement constater qu’il était irrité. Le sourire que j’avais sur mes lèvres avait dû clouer le cercueil dans lequel vivait son orgueil. Après avoir ouvert les grandes portes, Nevra me fit une révérence forcée.
- Après vous.
Décidant de continuer le jeu, je lui répondis en faisant de même.
- Vous êtes si aimable.
Nous sortîmes du quartier général et nous commençâmes notre chemin dans la forêt. Je ne m’étais pas retournée une seule fois vers le vampire depuis qu’il m’avait ouvert la porte et je ne comptais pas le faire avant un moment. La brève satisfaction que j'avais ressentie quelques minutes plus tôt s'était estompée, laissant derrière elle ce même sentiment amer que j'éprouvais depuis maintenant un mois. J’allais certainement lui pardonner un jour, mais en ce moment, c’était au-delà de mes forces.
Nous étions à l’orée du bois lorsque j’entendis Nevra prendre la parole pour la première fois de notre départ.
- Tu as aimé les bains thermaux hier ? me demanda-t-il.
J’aurais été tentée de lui répondre honnêtement si je n’avais pas senti un sourire presque séducteur dans sa voix. Il ne semblait plus être atteint par les petites moqueries. Sa voix était doucereuse et trahissait ses véritables intentions : flirter avec moi. Pendant un bref moment, je me remémorai le début de notre relation. Nous avions toujours aimé nous rôder autour, jusqu'au jour où j'avais intégré sa Garde pour de bon. Nous ne nous étions pas quittés depuis.
Je me remémorai alors son regard indifférent et la manière dont il m’avait approchée deux jours plus tôt, et ce, uniquement pour perturber le semblant de paix que j’avais pu ressentir depuis mon arrivée ici. Ce souvenir me fit l'effet d'une douche froide.
L’absence de réponse de ma part sembla irriter Nevra.
- C’est ça, devant Feng Zifu, tu agis comme une personne mature prête à coopérer et maintenant que nous sommes seuls, tous les deux, tu te donnes comme objectif de ne pas prononcer un mot de tout le voyage ? Tu ris de moi avec Zif’, mais quand je suis là, on oublie ça ? C'est tout aussi embarrassant pour moi que pour toi être dans cette situation, tu le sais ?
Je ne pris pas la peine de me retourner pour lui répondre. Sa dernière phrase m’avait piqué au vif : avait-il honte d’être en ma compagnie, désormais ? Étions-nous passés du mépris à l’embarras ?
- Je peux bien rire de toi quand ça me chante, mais cela n’excuse pas ton comportement envers moi, Nevra. Je te pensais plus empathique, surtout avec les gens qui le sont avec toi en retour.
- Tiens, elle parle maintenant, dit-il, l’ombre d’un sourire dans sa voix. Ça n’aura pris que deux kilomètres de marche pour que l’Archange décide que je sois digne de ses mots.
Je me mordis la lèvre, regrettant ma décision de lui adresser la parole malgré ce que je lui avais dit, deux jours plus tôt.
- Elle te parlera un jour, mais ce n’est certainement pas maintenant, soupirai-je.
Nous continuâmes notre chemin, passant près de l’arbre creux. J’avais conscience que mon comportement ne témoignait peut-être pas une des plus grandes maturités, mais d’une part, j’avais raison d’être en colère, devant une telle fermeture de sa part. Il s’était enfuit en me voyant. En quelque part, j’aurais pu accepter cela et déduire qu’il agissait par peur. Qu’il ne me vienne jamais me parler aurait été difficile à concevoir, mais cela aurait été plausible.
Mais venir me provoquer tout en étant aussi froid envers moi, ça, je ne l’acceptais pas.
Je tentai de me changer les idées du mieux possible. Les arbres semblaient avoir grandi énormément en sept ans, beaucoup plus que ce qu’ils l’auraient normalement fait sur Terre. J’avais déjà commencé à constater les effets miraculeux du Cristal sur les Terres d’Eldarya, mais je ne pouvais pas m’empêcher de m'émerveiller devant la végétation luxuriante nouvellement apparue depuis le sacrifice de Leiftan.
Une fois de plus, la voix de Nevra interrompit ma contemplation des lieux tandis que sa main s’empara de mon poignet, d’un mouvement vif.
- Tu sais, tu étais vraiment magnifique hier.
Mes joues s’empourprèrent malgré moi tandis que je m’arrêtais de marcher, déstabilisée. Avais-je bien entendu ? Me retournant vivement vers mon interlocuteur, ce dernier s’approcha de moi, tel un fauve : je connaissais ce regard qui luisait au fond de ses pupilles, illuminant son iris orageux toujours valide.
Il ne m’aurait pas comme ça.
Je me défis de son emprise et j’allais me retourner de nouveau vers le fond de la forêt, mais Nevra me rattrapa et se mit en travers de mon chemin. Je freinai mon pas rapide avant de le percuter, mais je ne pus empêcher la proximité de nos deux corps de s’installer. Levant la tête vers son visage, je croisai une nouvelle fois ses yeux. Autrefois, ce regard aurait allumé une flamme de passion au creux de mon ventre et nous aurions interrompu notre voyage pour nous adonner à d'autres activités. En ce moment, il me dégoûtait au plus haut point. Je plissai les yeux et croisai les bras sur ma poitrine.
- Je me suis senti un peu abandonné par toi hier, tu sais ? me questionna-t-il.
S'il cherchait à me faire sentir coupable, il se mettait le doigt dans l'oeil. Nevra leva sa main droite vers ma joue, comme s’il voulait la caresser. Sa bouche s’approcha lentement de mon oreille droite. Ses cheveux frôlaient ma joue, m’enivrant de leur odeur. Un frisson parcourut ma nuque.
- J’aurais aimé te rejoindre, mais tu es partie trop tôt, susurra-t-il, près de ma joue.
Non.
Tandis qu'il s'apprêtait à mordiller mon lobe d'oreille, je me reculai vivement et giflai la main se trouvant près de mon visage.
- Ferme-la donc un peu, Nevra, éclatai-je.
Ma réponse sembla lui clouer le bec. Mes joues étaient toujours enflammées, cette fois-ci, par la colère. Je m’éloignai d’un pas et le toisai, loin d’être impressionnée par son comportement. Les mots que je voulais lui dire défilaient dans mon esprit et prenaient toutes sortes de directions, mais ma bouche les enfilait les uns après les autres : mon corps, lui, savait parfaitement quoi dire.
- Je ne te pensais pas capable d’agir ainsi, surtout quand tout le monde dit que tu es devenu plus mature et responsable avec les années, crachai-je. Tu sais bien que minauder ne t’emmènera nulle part avec moi.
Une dernière phrase m’échappa, tandis que je passai devant lui, le bousculant volontairement sur mon passage.
- Tu n’es jamais seul dans ton lit de toute manière, je ne verrais pas pourquoi je prêterais attention à tes compliments qui ne sont plus miens.
Je crus d’abord que ma réaction saurait le refroidir, donc je partis plus profondément dans la forêt. Après avoir fait quelque pas, sa main se posa sur mon épaule et me retourna vers lui. Sa prunelle grise encrée profondément dans les miennes, il me maintint fermement en place à l’aide de ses mains. Son expression était à la fois blessée et agacée.
- Tu pourrais me témoigner un peu plus de respect, tu ne penses pas ? me demanda-t-il.
La colère bouillonnant un peu plus au fond de moi, je tâchai de la contenir du mieux que je le pouvais, jugeant que cela était plus sage. Or, je ne pus empêcher les mots de se regrouper dans ma bouche tandis que je m'approchais de lui, provocatrice.
- Je respecte les personnes qui me respectent en retour, rétorquai-je. Ce n’est pas exactement du respect que j’ai eu de ta part depuis mon retour et certainement pas dans les derniers mots que tu m’as adressés.
Il y eut un court silence entre nous, où nos regards étaient soudés l’un à l’autre. Pendant un bref moment, je crus lire dans ses yeux du regret, des remords. Avait-il enfin réalisé que cette situation, son comportement étaient complètement insensés ?
- Écoute, j’essaie juste de rendre la situation moins embarrassante qu’elle ne l’est, lâcha-t-il.
L’infime espoir qui avait commencé à naître en moi s’éteignit aussitôt. Ce qu’il essayait de faire était mature, certes, mais le mot « embarrassante » avait remué en moi quelque chose qui ne devait pas être touché. Il me faisait sentir comme une nuisance, une moins-que-rien.
- Alors que fais-tu à me parler si c’est si embarrassant pour toi d’aller en mission en ma compagnie, comme tu le dis si bien ? le questionnai-je.
- Nora…
Je ne lui laissai pas le temps de terminer sa phrase : je déployai mes ailes, le bousculant légèrement au passage. Je m’envolai à environ quarante mètres de hauteur, dans le but d’avoir une meilleure vue d’ensemble de la forêt et de trouver la zone où pourrait se trouver la clairière des hamadryades. Mon cœur battait dans mes tempes, mes joues étaient chaudes, mais mains tremblaient : j’étais hors de moi.
- Je ne m’étais pas ennuyé de ton orgueil et de ta fierté, en tout cas, cria-t-il, dans le but que j’entende ce qu’il dise.
Choisissant d’ignorer délibérément son dernier commentaire, je plaçai une main au-dessus de mes yeux afin de limiter l’impact que le soleil avait sur ma vision. Prenant une grande inspiration afin de me calmer, je tâchai de mobiliser toute ma concentration. Je scrutai la forêt et je vis au loin une ouverture, où plusieurs arbres s’agitaient, dans le sens opposé au vent. Les arbres des hamadryades étaient reconnus pour bouger de leur plein gré, sans nécessairement s’agiter au gré du vent.
Trouvé.
Je redescendis vers le vampire, qui me fit de la place pour mon atterrissage. Sans plus tarder je rétractai mes ailes et fis un signe de tête dans la direction de l’ouverture que j’avais vu quelques instants plus tôt.
Nous marchâmes en silence quelques heures. Nevra semblait avoir compris que je ne souhaitais pas ajouter quoi que ce soit et qu’il était temps pour lui de se taire et de me laisser réfléchir à tout ça. Après tout, il avait été mis au courant de notre mission ensemble alors que je ne l’avais appris à moins de quelques minutes du départ. Visiblement, ce n’était pas la meilleure idée de Feng Zifu, de ne rien me dire.
À chaque heure qui passait, je sentais mon cœur se serrer davantage. Je ne pouvais pas lui en vouloir indéfiniment : Feng Zifu avait raison. Pour le bien de la Garde d’Eel, nous ne pouvions pas nous éviter. Nous devions être unis pour le bien de la cité, pour le bien d’Eldarya, en cas d’une catastrophe quelconque. De plus, je n’étais pas quelqu’un qui aimait les conflits, bien que je n’eusse aucune misère à m’affirmer et si on me cherchait, on finissait très bien par me trouver. J’aimais davantage les conversations posées, réfléchies, où les deux partis pouvaient s’expliquer leur point de vue et arriver à un point d’entente. Je croyais que Nevra aimait mieux communiquer son ressenti. Ces sept dernières années l’avaient certainement changé.
Je me mis à secouer de la tête et je m’arrêtai, pivotant les talons vers le bras droit de Huang Hua. Le vampire sembla surpris de mon arrêt soudain, il eut un mouvement de recul.
- Comment en sommes-nous arrivés là, Nevra ? lui demandai-je.
Cela sembla le prendre de court, puisque je vis son œil valide s’élargir. Il allait prononcer quelque chose, mais nous entendîmes une voix provenant de la forêt, droit devant nous, nous interrompant. Puis, une deuxième émergea.
- Nous devons absolument déloger l’arme des racines d’Elynam, dit la première.
- Je viens d’avoir un message par feuilles et bourgeons, Feng Zifu a dit qu’il a envoyé deux membres de la Garde d’Eel pour s’en charger, lui répondit la deuxième, d’un ton rassurant. Ils devraient arriver d’une minute à…
La deuxième voix sembla s’interrompre. Entre deux arbres, je vis deux hamadryades. L’une était plus petite et avait la peau pâle, virant au rose. Ses yeux étaient violets et sa tenue était complètement rose, me rappelant la couleur des fleurs de cerisier. La deuxième était grande et sa peau était brune comme du noyer. Ses yeux orange étaient de la même couleur que la pointe de ses cheveux, ressemblant fortement à de longues lianes vertes et jaunes boudinées. Vêtue d’une armure orange et argentée, elle dégageait une aura affirmée et confiante. Dans son dos, elle portait un petit arbre dans un bocal. Je la reconnus instantanément. En sept ans, elle n’avait pas du tout changé.
Caméria.
Ses yeux orangés croisèrent les miens. Je les vis s’agrandir sous la surprise tandis qu’un sourire poussait sur mes lèvres. Mon dernier échange avec Nevra me semblait plus lointain désormais.
- Nora ?! s’exclama mon amie.
- Avoir su que nous allions te revoir, nous aurions dû t’amener une nouvelle arme, Jamon en a forgé plein ces temps-ci, lançai-je.
Caméria franchit les quelques mètres qui nous séparaient et m’étreignit fort. Je lui rendis son accolade, appréciant le confort de cette étreinte.
- Comme il est bon de te revoir, me dit Caméria, les feuilles de sa chevelure me chatouillant le visage. Toi aussi, Nevra.
Le vampire hocha brièvement de la tête en guise de salutation. L’attention de l’hamadryade nomade retourna vers moi.
Cela fait combien de temps que nous ne nous sommes pas vues, trois, quatre ans ?
- Ça fait au moins sept ans, l’informai-je, me détachant peu à peu de ses bras.
- Ça remonte à la guerre contre Ashkore et ses troupes. Les temps ont bien changé : la dernière fois que nous nous sommes vues, nous repoussions un golem afin de permettre à Leiftan de se rendre à la salle du Cristal.
J’hochai de la tête, jouant le jeu : je n’avais aucune idée du moment auquel elle faisait référence. Cela faisait partie des souvenirs qui m’étaient inaccessibles. Cependant, avoir cette information me provoqua une certaine forme de soulagement. Ainsi, il était possible de retracer mes déplacements avant ma disparition. Le regard de Nevra se posa sur moi. Observant mes moindres traits, je déduisis qu’il avait senti le mensonge dans ma réaction.
Ignorant le bras droit de Huang Hua, je décidai de changer de sujet et de me concentrer sur la mission qui nous avait été assignée.
- Que fais-tu si près de la cité, tes voyagements ont été interrompus ? Est-ce que cela concerne l’hamadryade qui a été blessée ?
Caméria opina.
- Elynam est une amie qui m’est très chère, m’expliqua-t-elle. Le vent passe vite entre nos branches chez les hamadryades et par chance, je n’étais pas loin. Je suis venue voir par moi-même ce dont il pouvait s’agir. Une racine de l’arbre Elynam a été poignardée par une arme qui ne nous est pas visible. Il est impossible de la déplacer non plus.
- Selon les descriptions de Feng Zifu, il se trouverait que cette arme soit Divine ou Démoniaque. Elles viendraient de mon monde.
Alors que je prononçais la dernière phrase, la culpabilité m’envahit. Et si cette arme était tombée avec moi, mais que je n’avais pas réussi à les garder en main dans ma Chute ?
- D’où auraient-elles pu bien venir ? me demanda l’hamadryade aux yeux violets, qui prenait la parole pour la première fois depuis notre arrivée.
- Je n’en ai pas la moindre idée… leur avouai-je.
- C’est là que j’entre en scène, intervint Nevra. Je me charge de l’enquête, il y a certainement des témoins qui ont vu la scène se produire.
L’hamadryade toute vêtue de rose se mit à prendre des couleurs. Visiblement, le bras droit de Huang Hua ne la laissait pas indifférente.
- O-Oui, j’étais avec Elynam quand c’est arrivé, bégaya-t-elle. Je vais tout vous raconter.
- Tu n’as pas besoin de me vouvoyer, ma chère, poursuivit Nevra, un sourire aux lèvres.
- D-D’accord. Si… Si cela ne te dérange pas, je vais te demander de me suivre jusqu’à mon arbre, puisque la fleur que j’ai récupérée pour me rendre jusqu’ici est sur le point de faner. Je ne veux pas risquer ma vie plus longtemps.
Je vis entre ses mains une petite fleur de cerisier. Je ne savais pas qu’il était possible pour les hamadryades de se séparer de leur arbre à l’aide d’une fleur. Nevra me regarda un instant avant de reporter son attention de nouveau vers son témoin.
- Je te suis, déclara-t-il.
L’hamadryade rose disparut dans les bois, suivie de près par l’ancien chef de l’Ombre. Je me surpris à les observer jusqu’à ce qu’ils disparaissent de mon champ de vision. Un sentiment de vide s’empara de mon cœur. Nevra et moi n’avions toujours pas fini notre conversation plus tôt. Une partie de moi était déçue de ne pas avoir réussi à mettre les choses au clair rapidement avec lui, mais l’autre était soulagée de ne pas avoir à le faire, surtout dans un moment crucial comme celui-ci, ma première mission depuis sept ans.
Caméria prit mon bras.
- Et nous, nous allons nous diriger vers l’arbre d’Elynam, m’annonça-t-elle. Elle sera ravie de savoir que son arme se portera vite mieux.
- Oui, allons-y, lui répondis-je.
Nous franchîmes plusieurs mètres avant d’arriver à l’arbre atteint par l’arme. Une fois arrivées, la première chose qui attira mon regard fut un poignard, planté dans le bois de la racine. Forgé par les Divinités, le métal qui le composait était comparable à un alliage d’argent et de chrome. Sa poignée était relativement simple : il s’agissait d’une torsade dorée. En l’observant de plus près, on pouvait constater qu’une multitude de petits diamants y étaient incrustés, suivant les courbes d’or. Il s’agissait d’une dague Divine.
Non loin de la racine atteinte se trouvait une petite dame rondelette, assise contre le tronc de son arbre. Ses cheveux azurs parsemés de lilas étaient coupés courts, comme une petite clochette. Sa peau, verte pâle, était couverte de sueur, trahissant sa piètre santé, directement affectée par l'état de son arbre. Tout comme sa chevelure fleurie, elle portait une robe courte bleue virant au violet, laissant entrevoir ses jambes dodues.
Je conclus qu’il devait s’agir d’Elynam.
En me voyant, elle fronça d'abord les sourcils, mais lorsque Caméria entra dans son champ de vision, elle poussa un soupir de soulagement.
- Vous êtes venus de la cité d'Eel, n'est-ce pas ? Pouvez-vous m'aider ? m'implora Elynam, ses yeux brillants de larmes.
Je m'agenouillai aux côtés de l'hamadryade, tentant de la rassurer.
- Oui, ne t'inquiète pas. Me laisses-tu observer ta racine blessée ?
Elynam hocha de la tête et elle pointa du doigt la racine où était plantée la dague. L'hamadryade ne pouvait pas voir l'arme, mais je sentais qu'elle était capable de sentir sa présence et qu'elle lui pesait énormément. Je pris un moment pour observer la dague, ou plutôt, son angle d'entrée dans la racine. Au premier coup d'oeil, il était difficile pour moi de déterminer s'il s'agissait de quelqu'un qui aurait pu la poignarder ou bien si elle s'était plantée là en tombant de haut. Une fois que j'eus mémorisé sa position, je m'adressai à Caméria et Elynam.
- Je ne suis pas sûre de bien m’y connaître en soins des plantes, je suis plus familière avec les humains et les faerys. Avez-vous un protocole concernant les blessures infligées à votre arbre ?
- Non, les arbres des hamadryades se guérissent assez rapidement une fois débarrassés de leurs maux, me répondit Caméria, souhaitant ménager les forces de son amie. Le plus important est de retirer la lame avant qu’Elynam ne perde davantage son énergie vitale.
Hochant de la tête, je portai de nouveau mon regard vers la racine poignardée. Je relevai les yeux vers l’hamadryade blessée.
- Je vais y aller d’un coup sec, compte jusqu'à trois, la prévins-je.
- D'accord. Un... de-AH !
Je délogeai l'arme alors qu'elle finissait de prononcer le mot « un », lui arrachant un petit cri. La main crispée sur sa poitrine, sa grimace disparut lentement, jusqu'à complètement disparaître. L'hamadryade bleue osa un regard vers sa racine, puis, elle devint indignée en retournant son attention vers moi.
- Je n'avais pas fini de compter jusqu'à trois ! protesta-t-elle.
Un sourire bienveillant naquit sur mes lèvres.
- Tu aurais appréhendé le moment et cela aurait peut-être fait plus mal si tu avais prévu le choc.
L'hamadryade bleue bouda un moment, mais, intriguée, ses yeux se mirent bien vite à contempler mes mains, qui enserraient la poignée de la dague. Une fois qu’un Archange Déchu s’emparait d’armes Divines ou Démoniaques, ces dernières devenaient visibles aux yeux de tous.
- Te sens-tu différente, as-tu mal ? demandai-je à l'hamadryade dont l'arbre était blessé.
- N-Non, je vais bien.
Elle caressa son arbre en prenant une grande inspiration, qu'elle expira lentement en fermant les yeux. Sa peau ne luisait plus de sueur et son teint vert devint plus clair, plus vivant. La petite dame rondelette ne semblait plus souffrante.
- Nous allons bien, précisa-t-elle.
Elynam se pencha vers son arbre et étendit la sève qui s'écoulait de son tronc sur la partie de l'entaille qui n'en était pas couverte. Tout à coup, j’entendis un froissement de feuilles derrière moi. En me retournant, je me rendis compte qu’il s’agissait de Nevra. Il était seul.
- Fioréana m’a raconté sa version des faits, m'informa-t-il. Elle m’a dirigée vers d’autres hamadryades qui ont vu la scène, nous pouvons retourner les interroger.
Les yeux du vampire atterrirent sur le poignard entre mes mains.
- C’est l’arme qui était plantée dans l’arbre ?
- La seule et l’unique, lui répondis-je. Tu veux la voir ?
Nevra s'approcha et Caméria en profita pour faire de même. Curieux, ils observèrent les moindres détails de l'arme. Je me demandai alors ce qu'ils pouvaient ressentir en la contemplant. De l'humilité, devant la nature Divine de la dague ? De la peur, peut-être ?
- Comment se fait-il que nous puissions la voir maintenant ? me demanda l'hamadryade nomade.
Je m'écartai légèrement d'eux et lançai la dague, la faisant tourner dans les airs. Je rattrapai sa poignée après qu'elle eut fait quelques tours.
- Ce n'est qu'à mon contact que vous pouvez voir ces armes, répondis-je. En quelque sorte, puisque vous me voyez, vous voyez aussi cette arme entre mes mains.
- Tu es comme un pont entre le monde des mortels et le monde Divin ?
- C'est exact.
Nevra n'avait rien dit. Il savait déjà tout cela, je le lui avais expliqué il y a sept ans. S'en souvenait-il ? Le vampire me toisa un instant avant de s'adresser à Caméria, changeant de sujet.
- Fioréana m'a mentionné le nom d'une certaine Désiriae qui l'accompagnait, le jour de l'incident. Saurais-tu où elle pourrait se trouver ?
- Oui, vous pouvez me suivre.
Nevra s’avança dans la direction que Caméria lui avait indiquée et je le suivis peu de temps après. Nous fîmes quelques pas, quand le vampire s’arrêta à côté d’un arbre. Pendant un moment, il le fixa, posant sa main sur son tronc. Il toisa l'arbre un bref moment, ses yeux plissés.
- C’est curieux… marmonna-t-il, pour lui-même.
Fronçant les sourcils, je rejoignis. Une fois que je fus à sa hauteur, il palpa l'arbre, ou plus précisément, une liane qui était accrochée après une branche. Il la pointa.
- Tu vois quelque chose ? me demanda-t-il.
J'observai attentivement ce qu'il pointait. Ce n'était qu'une simple liane. Ne la voyait-il pas ? C'est alors que je me rendis compte qu'il ne s'agissait pas d'une plante. Je levai la main pour m'emparer de la fausse liane et aussitôt que mon index la frôla, elle rétrécit et s'enroula autour de mon poignet en un éclat de lumière. Désormais, un fin bracelet fait d'un matériau argenté ornait mon bras. Je savais pertinemment que ce n'était pas qu'un bijou : il s'agissait d'un fouet Divin. Surpris, Nevra contempla mon nouveau « bracelet ». J'étais étonnée qu'il ait détecté l'arme aussi facilement, sans même y avoir touché.
- C'est une autre arme Divine, c'est un fouet, lui expliquai-je. Elle a dû atterrir ici avec la dague. Tu avais senti sa présence ?
- Oui, un peu comme les hamadryades ont du sentir la présence de la dague sans la voir.
Je lui expliquai ce que j'avais vu concernant la dague, fournissant le plus de détails possible, tandis que nous nous dirigions vers l'arbre de Désiriae, la prochaine témoin. Lors de cet échange, nous semblions être deux personnes complètement différentes, nous avions complètement laissé de côté nos différends et la mission était notre priorité. Si je n'avais pas été blessée par son comportement, j'aurais été fière de nous. Le reste de la journée se déroula assez rapidement. Nous avions questionné tous les témoins présents lors de l'incident et nous étions parvenus à une conclusion : l'arme était tombée du ciel pour venir se planter dans la racine. Il n'y avait donc aucun coupable à retracer.
Le soleil commença à se coucher lorsque des voix retentirent. Les oiseaux chantaient de concert avec elles, créant une mélodie féérique. Les différentes voies effectuaient des harmonies et des canons. Ils s'agissait du chant des hamadryades.
Caméria, qui nous accompagnait durant toute notre mission, nous sourit, à Nevra et moi.
- Je pense bien que votre venue a rassuré bon nombre d’entre nous.
- Feng Zifu sera content de savoir que les hamadryades sont reconnaissantes de notre visite, souris-je.
- Restez un peu dans ces bois pour profiter du beau temps, nous invita l'hamadryade nomade. Je repartirai avec vous à la nuit tombée, quand toutes mes amies seront endormies, je viendrai avec vous à la cité. Ça fait bien longtemps que je ne suis pas revenue et je suis bien curieuse de voir ce qu'a forgé Jamon !
J'osai un regard vers Nevra, espérant qu'il accepte que nous restions un peu. Il planta son oeil valide dans le mien, me jaugeant, puis, il s'adressa à Caméria.
- C'est d'accord. Lorsque les hamadryades se seront endormies, nous partirons tous les trois.
Deux heures s'étaient écoulées depuis notre dernière conversation. Je n'avais pas vu Nevra énormément, ni Caméria. Nous étions tous en train de discuter avec différentes hamadryades et, personnellement, je n'avais pas vraiment envie de voir Nevra « roucouler » auprès de jeunes femmes, comme Feng Zifu le disait si bien. Elynam avait pu être des nôtres et elle m'avait offert un arc à flèches et douze projectiles. L'arc, tout comme ses flèches, semblait fait en bois d'acajou. Un fort vent avait fait tomber une branche d'un arbre et en la voyant, Elynam avait pensé me confectionner un cadeau, en guise de remerciement. Elle m'avait indiqué qu'elle n'avait cependant pas de pointes. Je l'avais remerciée chaleureusement et je l'avais rassurée en lui disant que Jamon saurait certainement m'aider avec cela.
Une fois que toutes les hamadryades m'avaient quittée, je m'étais installée au bord d'un feu bleu, qui ne pouvait pas consumer le bois, installé par l'hamadryade nomade. Il était alimenté par un fin disque noir d'environ un mètre et demi de diamètre. Ce feu me rappelait celui de Miiko, qu'elle gardait enfermé dans une cage accrochée au bout de sa canne.
Miiko... Qu'était-elle devenue ?
Il m'arrivait occasionnellement de m'isoler lors de soirées comme celle-ci. J'adorais rencontrer de nouvelles personnes et parler pendant des heures, mais parfois, l'envie de m'éloigner pour quelques instants me prenait. Ni Caméria, ni Nevra n'étaient dans mon champ de vision, donc j'en profitai pour passer un peu de temps seule. Je pensai alors au souvenir que j'avais eu la veille. Je ne pouvais pas utiliser mes ailes pour m'enfuir, comme cela était le cas lors de ma deuxième Chute. Pourtant à Eldarya, je pouvais très bien leur faire confiance. Qu'est-ce qui avait changé ? Pourquoi pouvais-je désormais les utiliser, alors qu'il m'était impossible de le faire là-haut, là où cela aurait été utile ?
- Tu ne te souviens vraiment de rien ?
Ma tête se tourna dans la direction de la voix que je venais d'entendre, elle appartenait à Nevra. Je ne répondis pas tout de suite, ne m’attendant pas à ce qu’il me pose une telle question aussi soudainement. Le vampire s’installa à mes côtés, une jambe allongée et l’autre repliée. Ses mains étaient appuyées contre le sol derrière lui.
Pensait-il vraiment que je l’avais abandonné, sans aucune explication ? Lui qui était d'ordinaire si rationnel, si réfléchi, qui prenait son temps pour avoir le portrait global d'une situation avant de donner son verdict final lors de missions, semblait désormais désemparé devant moi. Qu'il soit si blessé et amer me prouvait une chose : il tenait vraiment à moi, il y a sept ans. Je repliai mes jambes, les pieds posés sur le sol et me penchai sur mes cuisses, les bras autour de mes genoux, faisant non de la tête.
- Je ne serais jamais partie de mon plein gré sans te dire au revoir, Nevra.
Pour la première fois depuis mon arrivée, je pus dire sans aucun doute que le vampire croyait mes dires. Il se mordit les lèvres, évitant soigneusement mon regard. Or, le voir ainsi, plein de remords, ne me satisfaisait pas autant que certains auraient pu croire. Certes, j’avais réussi à le convaincre, voire même à le faire regretter ses agissements au cours du dernier mois, mais je ne sentais qu’un trou béant au sein de mon cœur.
Où était ce vampire espiègle qui était parvenu à se tailler une place monumentale dans ma vie ?
- Je me suis souvenue d’une partie de ce qui m'est arrivé hier, je crois, ajoutai-je. C'était vraiment décousu, donc ça ne répond pas vraiment à mes questions.
- De quoi te souviens-tu ? insista-t-il.
Mes yeux se portèrent sur le feu qui luisait d’un éclat bleuté. Les flammes léchaient le noir de la nuit en un doux crépitement. Je me mis à triturer l’herbe sous mes jambes, peinant à trouver les mots adéquats pour dire ce que j'avais vécu.
- C’était très flou et ce n’est arrivé qu’une seule fois. J'étais là-haut.
- Et tu ne sais pas comment tu t'es rendue là-bas ?
Je me revoyais courir vers une étendue d'eau aussi sombre que la nuit. Je pouvais sentir mon coeur cogner contre ma poitrine, je pouvais sentir la peur enserrer mes entrailles. Cependant, je ne pouvais toujours pas dire ce qui m'était arrivé, ni tout ce qui avait précédé ma deuxième Chute.
- Je te l'ai dit, la dernière chose que je me souviens, c'est quand nous nous sommes embrassés avant de partir pour la bataille contre les troupes d'Ashkore, lui rappelai-je.
Mon regard s’égara vers le feu, une fois de plus. Aucun de nous deux n’ajouta quoi que ce soit, perdus dans nos pensées. Je me sentais toujours nerveuse, près de Nevra. Allait-il me lancer une pique, me blesser à nouveau ? J'avais l'impression qu'il allait se lever de sa position, comme si de rien était, et me laisser seule à nouveau.
Je ne voulais plus être seule avec mes pensées. Pas ce soir.
- Nora ?
- Hmm ? répondis-je, n'osant pas lever mon regard vers lui.
Le vampire se retourna vers moi et s'approcha de moi lentement, comme pour ne pas m’effaroucher. Hormis ma tête qui se retournait vers lui, je demeurai immobile, me demandant ce qu’il pouvait bien vouloir faire. Un silence tendu demeurait entre nous, ponctué par le crépitement du feu. Il tendit une main vers mon visage, avant de la retirer, hésitant. L’anticipation était à son comble et je retenais ma respiration, incertaine de ce qui allait se passer. Allait-il dire « laisse tomber » ?
Après un moment qui me parut interminable, Nevra enserra ses bras autour de moi. Surprise, un petit son sortit d’entre mes lèvres et mes yeux s’écarquillèrent. Pour la première fois depuis mon retour, je retrouvais la chaleur d’une étreinte familière, plus précisément, celle que j’attendais depuis un mois déjà.
- Je suis désolé d’avoir douté de toi. C’était vraiment inconsidéré de ma part.
Son torse vibrait contre moi à chaque parole qu’il prononçait. Il resserra son étreinte autour de mes épaules. Mon coeur battait douloureusement dans ma poitrine. Son parfum m’était devenu réconfortant à nouveau. Ma mâchoire trembla alors qu’un poids était enlevé de mes épaules. Nevra me croyait enfin. Je ne pus empêcher les larmes de couler sur mes joues alors que j’entourai le corps de Nevra de mes bras à mon tour. Ce moment était un baume sur mon coeur, balayant au loin toute l’amertume du premier mois de mon retour à Eldarya.
Je sentais que ce moment était, en quelque sorte, une rupture saine.
- Je suis désolée de t’avoir fait sentir ainsi, toutes ces années, finis-je par dire.
S'écartant de moi, Nevra essuya le coin d’un de mes yeux d’un revers de doigt, dans un geste empreint de douceur. Nous pouvions enfin repartir sur de bonnes bases.______________________________
Recroquevillée sur le sol, la main devant mon visage, ma vision devint trouble. Une larme coula du coin de mon oeil. Elle se fraya un chemin sur ma tempe à une vitesse agonisante avant de s'écraser au sol sans faire de bruit. J’avais mal, si mal. Mes ailes semblaient lourdes autour de mon corps, je ne parvenais pas à les faire bouger, toute force m’avait quittée. On ne m'avait toujours pas enchaînée, mais cela n'était qu'une question de temps. On viendrait me redresser sur mes jambes et je croulerais de nouveau sous le poids de multiples chaînes, dans le noir le plus total.
Soudain, un éclat de lumière provenant du sol attira mon regard.
Une deuxième larme tomba du coin de mon oeil et je crus voir une fine brume sortir du point lumineux. Par miracle, je parvins à ramper sur le sol, déterminée à découvrir de quoi il s'agissait. Je gémissais, une douleur lancinante se propageant dans mon dos. Je réussis enfin à me rendre à l'éclat de lumière. Il s'agissait d'une infime fissure. Le sol était-il fait d'un matériau s'apparentant au verre ?
Je posai mon doigt sur la fissure et, à ma surprise, la fissure s'agrandit. Mon coeur prit de la vitesse. Je tapai une deuxième fois, puis une troisième, puis une quatrième. Chaque coup élargissait la fissure et en créait d'autres, plus longues, plus profondes. À la cinquième fois, j'entendis un craquement retentir dans toute la pièce. Un tintement résonna dans mes oreilles et le sol se fracassa en mille morceaux.
Je fus engouffrée par la lumière.
Je tombai en chute libre pendant un bref moment, puis, mon corps percuta une surface qui m’était familière. Elle était douce, lisse et quelque peu molletonnée. Il s’agissait du sol du Havre. J’ouvris les paupières, la lumière m’assaillit. Une fois que mes yeux furent habitués à la luminosité des lieux, je constatai que je me retrouvais dans un endroit brumeux majoritairement blanc, avec des reflets roses, orangés et violets. Je me rendis à l’évidence : j’étais sortie des geôles. Pour la première fois depuis une éternité, l’espoir de retourner à Eldarya me faisait oublier la douleur de mes derniers supplices. Je ne sentais plus le poids de la chaîne qui entourait ma taille.
Je courus.______________________________Moment illustré
Par Chrystale
CINQUIÈME CHRONIQUE | C O N N A I S S A N C E S
Deux semaines s’étaient déroulées depuis ma mission chez les hamadryades. J’avais appris à me familiariser au poids de l’arme Divine attachée à ma cuisse par une sangle ainsi qu’au léger tintement du fouet autour de mon poignet gauche. La mission s’était conclue en queue de poisson : chaque piste menait à une interrogation supplémentaire. Il nous manquait trop d’information pour pouvoir arriver à une conclusion viable et plausible.
Or, je ne pouvais m’empêcher de me sentir coupable de la blessure infligée à Elynam ainsi qu’à son arbre. Ces armes auraient très bien pu Tomber en même temps que moi, il était possible que je les eusse emmenées avec moi pour me défendre. Contre quoi, ça, je ne le savais pas.
Tout cela ne demeurait qu’une simple hypothèse, après tout.
Je n’avais presque pas vu Nevra depuis la mission que nous avions effectuée ensemble. D’une part, puisque je n’étais pas certaine de la manière dont je devais me sentir envers tout ça, cela m’allait. Le soulagement que j’eusse ressenti lorsque nous avions fait une mise au point, le poids qui s’était ôté de mes épaules, tout cela était incommensurablement rassurant. Je marchais d’un pas plus léger au sein du QG. Néanmoins, je ne savais pas où cette mise au point nous situait. Les choses étaient toujours un peu floues et je continuais à voir différentes filles à son bras, le peu de fois où je l’avais vu. En guise de salut, je ne faisais qu’hocher la tête dans sa direction et il me le rendait. Son regard était cependant indéchiffrable, ce qui ajoutait à mon incertitude.
Doutait-il toujours de mes dires ? Voulait-il tout simplement agir de la manière la plus mature possible, sans réellement être convaincu ?
Le soleil quittait tranquillement le zénith quand Mathieu et moi nous avions amorcé notre entraînement au parc de la fontaine. Avec la chaleur qu'il faisait, l'humain ne portait pas son armure : il était vêtu d'un haut brun moulant à col montant sans manches ainsi que d'un pantalon noir. Son pied valide était chaussé d'une botte brune. J'avais remarqué que son autre jambe était en fait une prothèse bleue et dorée, mais je n'osais pas lui en parler : je ne voulais pas qu'il se renferme à ce sujet. Cette blessure pouvait être récente, après tout, je n'étais pas de retour à Eldarya depuis bien longtemps.
Je savais que j'allais lui poser la question un jour, mais cet après-midi-là n'était pas le moment opportun.
Son épée à la main, nous pratiquions nos jeux de pieds ainsi que comment nous désarmer, ponctuant le tout de joutes amicales. Je devais bien l'admettre, pour quelqu'un qui n'avait pas été élevé à la eldaryenne, une épée dans la main, Mathieu était plutôt doué. Il devait encore se faire désarmer par Nevra ou bien Lance, mais il devait sans aucun doute leur donner du fil à retordre. De mon côté, cela faisait bien longtemps.
Or, je parvenais à contrer les attaques de l'humain et deux fois sur cinq, je parvenais à le désarmer.
- Pourquoi n'as-tu pas plus entraîné tes talents à l'épée, si tu as passé autant de temps à Eldarya ? me demanda-t-il, après m'avoir désarmée une nouvelle fois.
Je me mordis les lèvres en me penchant vers mon épée afin de la récupérer et de la ranger dans son fourreau.
- Sujet sensible ? me demanda-t-il, le ton moins confiant.
Hochant de la tête, je lui souris tristement.
- Un jour, je t'en parlerai, lui répondis-je. Ça implique ma vie sur Terre et ce n'est pas une époque dont j'aime nécessairement parler.
Mathieu passa une main sur sa nuque.
- Je ne peux que comprendre ce sentiment, me rassura-t-il. On a tous des périodes dont nous aimons moins parler ou dont nous sommes moins fier.
Inclinant la tête sur le côté, j'hésitai entre lui demander s'il avait vécu quelque chose qui expliquait ces mots ou faire la sourde oreille. Je choisis la deuxième option, par respect et considération. Il n'avait pas insisté lorsqu'il avait constaté mon inconfort, il n'était que normal que je fasse la même chose.
- Tu as déjà abandonné ? me demanda-t-il, le visage orné d'un sourire narquois tandis qu'il rangeait son épée dans son fourreau.
- Non, mais ça peut devenir redondant de toujours pratiquer les mêmes techniques, nous nous battons à l'épée ça fait plus d'une heure.
- Donc tu abandonnes ?
Je roulai des yeux, puis, je jetai un regard vers le ciel. À en juger la position du soleil, il devait être environ quinze heures : le temps avait passé vite en compagnie de l'humain. Cependant, j'étais restée sur ma faim du combat et j'étais encore pleine d'énergie. Je saisis mon arc et mon carquois, que j'avais déposés sur un rocher avoisinant, le temps de notre entrainement à l'épée.
- Viens donc tirer à l'arc, on va voir si tu fais toujours le fier, rétorquai-je.
Il s'avança vers moi, un sourire espiègle aux lèvres, et nous prîmes la direction du grand cerisier. Une légère brise rafraichissante se faufila à travers ma longue queue de cheval et replaça quelques mèches qui s'en étaient libérée. Je réajustai les manches de mon body blanc à manches courtes, remontées pour m'entraîner à l'épée et faciliter le mouvement de mes bras. J'essuyai mes mains, légèrement moites, sur mon pantalon vert forêt et doré.
- Tu vas me montrer comment jouer le rôle de Cupidon ? me lança soudainement Mathieu, me donnant un petit coup d’épaule.
Je le frappai amicalement, feignant l'agacement. Cupidon, ce chérubin symbole de l’amour. Jetant un regard amusé vers Mathieu, je me mis à me poser diverses questions à son sujet. Je ne l'avais jamais vu accompagné d'une, voire de plusieurs femmes dans les dortoirs. Cependant, lorsque j'avais vu les trois jeunes sirènes pendues à son bras quand nous distribuions les desserts que j'avais préparés, j'avais eu la certitude qu'il était populaire auprès de la gente faerique. Il n'était pas peu fréquent de le voir entouré de faeries, plus curieuses les unes que les autres. Il s'agissait entre autres pour cela que nous n'avions pas souvent eu l'occasion de discuter depuis le dernier banquet : inutile de tenter de lui parler seul à seule : il y avait toujours quelqu’un avec lui.
Excepté cet après-midi-là.
- Cupidon est une invention pure et simple des humains, rétorquai-je, amusée. Et puis, je doute que tu aies besoin de jouer le rôle de notre cher petit ange de l'amour, après avoir vu comment ces sirènes te tournaient autour l'autre soir. Ça devrait plutôt être lui qui court à tes trousses.
- Je suis assez exceptionnel, que veux-tu, ajouta-t-il, d’un ton ironique.
- À tomber, renchéris-je. Tu dois en briser des cœurs, tu dois sans aucun doute faire concurrence à Nevra.
La dernière phrase avait franchi la barrière de mes lèvres avant que je ne puisse la retenir. Par chance, nous arrivâmes au cerisier centenaire et je m’éloignai de l’humain, prenant le temps de localiser les différentes cibles qui n’avaient pas été rangées par la Garde Obsidienne. Une fois ceci fait, je me penchai pour réajuster mes sandales montantes dorées autour de mes mollets.
- Nevra, c’est une toute autre paire de manches, rectifia Mathieu.
Je me redressai, curieuse d’entendre ce qu’il allait bien pouvoir dire au sujet de Nevra, ma queue de cheval fouettant mon dos.
- Je crois que, pour lui c’est une manière de se détendre, de séduire et de savoir qu’il plait aux femmes, spécifia l’humain. À ses yeux, j’ai l’impression que c'est un passe-temps.
- Et ça ne l’est pas pour toi ? lui demandai-je.
Ses joues rosirent légèrement. Ses yeux marrons s’agrandirent légèrement et se baissèrent vers le sol momentanément, avant de se planter une nouvelle fois dans les miens.
- C’est sûr que c’est agréable de savoir qu’on plait, mais je ne vois pas ça comme un passe-temps, me répondit-il. Disons simplement que ma liste de conquêtes n’est pas aussi longue que celle de Nevra et elle ne s’allonge pas à chaque jour.
- C’est plus aux deux jours ? le taquinai-je.
Mathieu me jeta un regard qui voulait clairement dire « ne commence pas » et j’eus un petit rire.
- On a beau parler de ma vie sexuelle, mais pas de la tienne, je me demande bien pourquoi.
Je posai mon carquois au sol et j’en sortis une flèche.
- Tu as peur que je t’impressionne trop au tir à l’arc, c’est pour ça que tu dévies le sujet de la conversation vers moi ? Pour retarder l’heure fatidique ? répliquai-je, narquoise.
- Un peu comme tu viens de le faire ?
Mes yeux se rivèrent sur mon arc. Il n’était pas mauvais à ce jeu : visiblement, la perspicacité était une force chez lui.
- Je n'évite pas le sujet, je me prépare à tirer, tu ne vois pas ? Je suis toute concentrée sur ma tâche.
- Pour que tu parles de Nevra, tout à l’heure, y a-t-il déjà eu quelque chose entre vous qui t’a fait durement apprendre de ne plus te laisser charmer ?
Pas mauvais du tout.
- Nevra est mon ex, lui répondis-je. Si je me suis laissée charmée, je suis portée à croire que lui aussi s’est épris de moi.
Cela sembla prendre Mathieu au dépourvu, il laissa échapper un « oh » étonné. S’était-il attendu à autre chose ? Que je lui parle de mon cœur brisé, de mon amour inavoué pour le vampire ?
- Il y a sept ans, j’étais en couple avec lui, quand il était le chef de la Garde de l’Ombre. Puis, quand je suis revenue et que j’ai appris que sept ans s’étaient écoulés depuis ma disparition… Ça m’a fait un assez gros choc. Disons qu’il n’avait pas l’air très content de mon retour, tu l’as bien vu à l’infirmerie.
J’encochai la flèche à mon arc et tendis la corde, enserrant les plumes du projectile entre mon index et mon majeur gauche.
- Heureusement, pour le bien de la Garde, nous avons pu mettre les choses au clair lors d’une mission qui nous a été assignée à tous les deux, il y a environ deux semaines, achevai-je.
- Ça me surprend que tu aies pu accompagner Nevra en mission.
Je fronçai les sourcils. Mathieu avait-il changé de sujet par inconfort ou par empathie ? Toutefois, je maintins mon regard posé sur la cible située à environ dix mètres du sol, accrochée à l’une des branches du cerisier. Je fermai un œil pour mieux viser.
- Qu’est-ce que tu veux dire par-là ? l’encourageai-je à poursuivre.
- Je veux dire, Nevra part toujours seul en mission, si ce n’est pas avec Lance ou Chrome. Je doute également qu’il a dû partir avec Huang Chu avant mon arrivée à Eel, puisqu’elle est cheffe.
En effet, Mathieu avait raison. En temps normal, Nevra et moi n’aurions jamais dû être en mission tous les deux : en tant que bras droit de Huang Hua, il se devait de demeurer près du QG, sauf en cas d’urgence ou seule sa présence convenait à la situation. Après tout, c’est le rôle qu’avait joué Leiftan, avant lui. Ainsi, la mission que j’avais effectuée en sa compagnie était quelque chose que je ne devais pas prendre pour acquis, ni m’attendre à vivre de nouveau.
Nous avions bien fait de remettre les pendules à l’heure, cette soirée-là.
- À vrai dire, ma présence lors de cette mission était indispensable, puisque des armes Divines et Démoniaques étaient impliquées, lui expliquai-je.
- Des… quoi ?
Je désengageai mon arc et le baissai, mon regard dans le sien.
- Des armes Divines et Démoniaques, répétai-je. Ce sont les seules armes pouvant m’achever.
- En quoi sont-elles différentes des armes normales ?
- Ça risque d’être assez long à expliquer, l’avertis-je. On peut garder ce sujet pour une prochaine fois, si tu le souhaites.
- Non, je t’écoute, ça m’intéresse.
J’Inclinai ma tête sur le côté, amusée. Je réengageai mon arc, visant de nouveau la cible en fermant un œil.
- Tu es sûr que ce n’est pas parce que tu as peur de te faire battre à plate couture au tir à l’arc ?
Mathieu lâcha un rire franc.
- Tu parles comme si j’étais le pire des archers alors que tu ne m’as même pas vu. Ce ne serait pas plutôt toi qui aurait les jetons et qui essaierait de me rabaisser ?
- Ce n’est pas moi qui essaie de parler d’un autre sujet pour m’empêcher de tirer.
- En même temps, peux-tu m’en vouloir de vouloir apprendre à mieux te connaître ?
Je désengageai mon arc de nouveau, la pointe de ma flèche dirigée vers le sol, et baissai les bras. Tentant de chercher en lui ne serait-ce qu’une once de plaisanterie, je plantai mes yeux azurs dans les siens, prenant un air de défi. Il me rendit mon regard, ne semblant avoir aucune intention de le baisser. Ses épaules dirigées vers moi, les bras le long de son corps, ses hanches tournées dans ma direction, il n’y avait aucun doute : j’avais toute son attention et son langage corporel m’indiquait qu’il ne mentait pas. Son ton de voix était sincère et il n’y avait aucun trémolo dans sa voix. Mathieu était sérieux quand il disait vouloir apprendre à mieux me connaître.
Vraiment, sa franchise était rafraichissante. Il allait droit au but et je devais avouer que cela me plaisait grandement.
Un sourire en coin prit forme sur mes lèvres.
- Tu ne t’en sortiras pas comme ça pour autant : cette petite compétition amicale de tir à l’arc n’est que partie remise, l’informai-je.
Je rangeai ma flèche dans son carquois et je m’installai sur une des chaises blanches en acier. Mathieu me rejoignit et s’installa en face de moi. Instinctivement, je portai ma main sur ma dague Divine. Je savais pertinemment qu’il ne pouvait pas la voir, mais je ne pouvais m’empêcher de la toucher, afin de m’assurer qu’elle soit toujours bel et bien là.
- Ces armes ont été forgées par les Divinités. Lors de sa Chute, Samael…
- Samael ? m’interrompit Mathieu.
Je lâchai un petit rire.
- C’est vrai que les terriens l’ont toujours connu sous le nom de Lucifer.
Les yeux de Mathieu s’écarquillèrent.
- Tu veux dire que Lucifer, je veux dire, Samael était un Ange avant de devenir le diable ?
- Oui, il était même un Archange. Il est tombé du « Paradis » avant la grande majorité d’entre nous. Il était le premier Archange à vouloir quitter le Havre de son plein gré. Les Divinités le respectaient grandement, donc cela a été une grande surprise pour eux qu’il veuille partir. Le tout est relativement passé sous silence chez nous, les Anges, alors qu’en vérité, Samael voulait faire les choses à sa façon et non se laisser gouverner. C’est pourquoi les Divinités, en échange de sa liberté, lui ont laissé la tâche d’être le gardien des Enfers.
Mathieu m’écoutait attentivement. Ses yeux faisaient occasionnellement des allers-retours entre ma bouche et mes yeux.
- Pour en revenir aux armes Divines et Démoniaques, la seule différence entre les deux types sont que les armes Démoniaques sont Divines, mais elles ont été emmenées aux Enfers par Samael lui-même, à l’insu des Divinités, dans sa Chute.
- Donc il n’y a aucune autre différence entre les deux ?
Je secouai de la tête négativement.
- Elles sont en tout point identiques. Bien que les couleurs des armes Démoniaques soient différentes de celles des armes Divines, elles ont les mêmes origines et propriétés. Celles qui ont été apportées aux Enfers semblent taillées dans une pierre s’apparentant à l’obsidienne et sont ornées de rubis et celles qui sont demeurées au « Paradis » ont été forgé dans un matériau similaire au chrome et à l’argent.
- C’est le changement de l’atmosphère entre les Enfers et le Paradis qui a provoqué le changement d’apparence entre les deux ?
Je me retournai vers lui, surprise. L’humain ébouriffa ses cheveux, semblant mal à l’aise.
- C’était idiot comme question ? me demanda-t-il en constatant mon expression.
- Non, au contraire, c’est exactement ça.
Le torse de Mathieu se gonfla légèrement, signe de la fierté qui le gagnait.
- Une fois corrompu, le métal composant les armes devient noir, poursuivis-je. C’est un peu comme la rouille sur le cuivre. Bien sûr, les armes Démoniaques sont parfaitement utilisables, contrairement aux outils rouillés qu’il faut entretenir.
- Donc à part manier les armes Divines et Démoniaques, manipuler les souvenirs des gens qui te rencontrent et voler, as-tu d’autres pouvoir ou ne peux-tu que faire ça ?
J’haussai les sourcils à la dernière partie de sa phrase. Un bref éclat de rire s’échappa d’entre mes lèvres.
- Que faire ça ?! m’exclamai-je.
Mathieu sembla se rendre compte de ce qu’il venait de dire : il écarquilla les yeux et plaça ses mains devant lui, presque sur la défensive.
- Non ce n’est pas ce que je voulais dire
Je bondis du banc, d’humeur joueuse.
- Non, non, non ! insistai-je. Tu as bel et bien insinué que j’étais peu intéressante, mes pouvoirs te sont-ils si peu impressionnants, il t’en faut plus ?
L’humain se rendit compte que je plaisantais et il se détendit. Il se leva du banc à son tour
- C’est pourtant le contraire, tu es passionnante, me dit-il, sa main rejoignant sa nuque. S’il me faut quelque chose de plus, c’est du temps avec toi.
Mes oreilles s’échauffèrent à l’entente de cette phrase. En temps normal, j’aurais balayé ces dires du revers de la main, mais provenant de lui, ils semblaient sincères. En quelque part, Mathieu me rappelait Nevra, sans toutefois flirter délibérément. Dans le cas de l'humain, j'étais certaine que son objectif n'était pas de m'avoir dans son lit.
Du moins, pas tout de suite.
Sans penser davantage à ce sujet, je déployai mes ailes. Mathieu plaça une main devant lui pour se protéger du vent engendré par ces dernières. Sur son visage, qui baignait désormais dans l’ombre, je vis de l’étonnement, ce qui m’enveloppa dans un sentiment de fierté. Mes ailes frémirent, faisant onduler mes plumes. Tout en pinçant mes lèvres, je plissai les yeux en un air de défi en plantant mon regard azur dans celui de Mathieu.
- Laisse-moi te montrer de quoi je suis capable.
Je ne laissai pas le temps de lui répondre et décollai. En moins d'une seconde, mes pieds ne touchaient plus le sol et mes ailes s'étiraient dans le but de chercher la friction de l'air et de m'emmener haut, toujours plus haut. Par-dessus mon épaule, j'entendis l'humain m'appeler, mais je choisis de l'ignorer délibérément : il voulait en voir plus ?
Il allait en voir.
Le vent cillait dans mes oreilles, mes ailes frémissaient par l'adrénaline qui me gagnait peu à peu. Le peu de nuages qui se trouvaient à ma hauteur refroidissait mon corps, mais je fus incapable de distinguer si les frissons qui me parcouraient étaient dûs à la faible température de l'air qui m'entourait ou si cela était due à l'excitation, à l'anticipation de ce que je m'apprêtais à faire. Une fois que j'eus atteint une altitude qui m'était suffisante, je cessai de monter. Étendant les bras comme pour imiter une croix, je rétractai mes ailes et me laissai tomber la tête la première dans le vide. Le grand cerisier s'approchait dangereusement de moi.
Au dernier instant, je déployai de nouveau mes ailes et passai à deux mètres de Mathieu, me dirigeant à toute vitesse vers les grandes portes de la Cité, qui étaient en train de se refermer derrière des membres de la Garde Absynthe qui revenaient de mission. M'inclinant sur le côté, je parvins à passer à travers les arches. Au passage, j'entendis quelques exclamations et cris indignés. Je m'éloignai d'Eel et m'approchai de la falaise, accélérant la cadence. Cependant, au lieu de plonger de nouveau vers le sable, comme je l'avais fait quelques jours plus tôt, je gardai la même altitude, survolant la mer, mon coeur cognait dans ma poitrine. Je braquai vers l'est, me rapprochant légèrement de la Cité : je voulais être sûre que Mathieu puisse me voir.
J'allais si vite, une trainée blanche suivait mon vol : je sus ce qui allait arriver par la suite et c'était exactement ce que je voulais. Un bruit comparable à un coup de canon retentit dans l'air. Je venais de franchir le mur du son.
Je me mis à rire comme une enfant, malgré moi.
- Je n'ai pas encore atteint la vitesse de la lumière, mais ça ne saurait tarder si tu continues à frapper en plein dans mon orgueil, prévins-je Mathieu, tandis qu'il me reconduisait à ma chambre.
Je flottais sur un petit nuage. Ensemble, les endorphines causées par mon tout récent vol qui emplissaient mes veines et la fierté d'avoir pu montrer à Mathieu la puissance de mes ailes créaient en moi un sentiment de bien-être incomparable. Mes mains replacèrent les mèches sorties de ma queue de cheval et l'homme aux yeux chocolat prit la parole.
- L'orgueil, ce n'est pas un péché capital ? me demanda-t-il, fronçant les sourcils. Ce n'est pas censé être un crime pour une créature Divine comme toi ?
- Tu as encore beaucoup de choses à apprendre de mon monde, même si tu n'es pas loin de la vérité.
Pendant que je finissais ma phrase, la main de Mathieu se leva vers le côté de ma tête. Je relevai les yeux vers le haut afin de suivre son mouvement. Ce faisant, ma tête se pencha légèrement vers l'arrière. L'humain m'arrêta en posant son autre main sur mon épaule droite.
- Non, attends, tu as une feuille dans tes cheveux, s'expliqua-t-il.
- Oh.
Ses yeux étaient rivés vers mon front, mais je sentais quelque chose de plus que sa simple envie d'ôter une feuille de ma chevelure blonde. Il avait envie d'établir une forme de contact physique. Cette envie, je la partageais également.
Un froissement subtil résonna dans mes oreilles. Je tournai la tête vers la main de Mathieu qui tenait l'objet qui avait initié ce bref contact physique : une feuille rosée, semblable à celle d'un orme. Indubitablement, elle s'était logée dans ma chevelure lors de ma première descente, vers le cerisier centenaire.
J'allais le remercier, mais je fus stoppée net par ses yeux, plongés dans les miens. Même après avoir enlevé le végétal de ma queue de cheval, Mathieu continuait de m'observer. Son regard ne trahissait aucune émotion, il était intense et profond. Je me sentis nue devant ses prunelles brunes, mais étrangement, je ne voulais pas que ce sentiment cesse. Je connaissais les regards désobligeants. Ce n'était pas l'un d'entre eux : il s'agissait du type qui peuple les rêves, autant la nuit que le jour.
Le genre qui ne s'échangeait pas avec n'importe qui.
Bien que j'appréciais ce moment, je brisai le silence, sans toutefois rompre le fil qui reliait nos deux regards.
- Il y a quelque chose qui ne va pas ? lui demandai-je.
- Je me demandais simplement si tous les Anges, Déchus ou non, te ressemblaient.
Je lui souris, fronçant les sourcils.
- C’est une drôle de question à poser, lâchai-je.
Mathieu passa une main dans ses cheveux, semblant légèrement embarrassé par sa question. Ne souhaitant pas le laisser ainsi, je poursuivis.
- La réponse est non, ça serait comme demander si tous les humains se ressemblent parce qu’ils appartiennent à la même espèce. Si tu veux, on pourrait prendre le temps d’en parler une prochaine fois ?
- Demain, en revanche, je dois faire quelques tâches au laboratoire d’alchimie. Huang Chu m’a refilé quelques corvées puisque je n’ai pas vraiment répondu aux tâches d’un membre de l’Absynthe.
Je fronçai les sourcils.
- Ah bon ? Quel genre de corvée ?
- Je dois préparer certaines substances élémentaires, qui serviront à faire d’autres produits comme des potions, des onguents et des pommades.
- Ça m’a l’air assez intéressant.
Il soupira.
- Je préférerais de loin m’entraîner avec Lance ou toi, mais je dois répondre à mes obligations de membre de l’Absynthe… En tout cas, tu sais où je suis, si jamais tu me cherches demain, je vais me vautrer entre de la poudre abracadabrante et du sirop de fleur vorace.
Un rire s’échappa d’entre mes lèvres tandis que je posai une main sur son épaule.
- Mon pauvre martyr, lui dis-je.
Je le repoussai légèrement.
- Bon allez, file, je ne dois pas faire attendre Karuto plus longtemps. Je lui ai promis de l'aider à trouver différentes recettes avec certains ingrédients provenant de la Terre.
- Il ne faudrait pas non plus que tu perdes ton privilège de pouvoir entrer dans la cuisine de Karuto à ta guise.
Je rigolai.
- On se voit bientôt, Nora, me dit-il en faisant un signe de la main.
Mathieu se retourna vers les escaliers menant à l’étage principal du QG. Je l’observai jusqu’à ce qu’il disparût de mon champ de vision. Un sourire jovial sur mes lèvres, j’ouvris la porte de mes quartiers et y entrai, la refermant derrière-moi. Je repensai à la dernière phrase qu’il m’avait dite. « Tu sais où je suis, si tu me cherches demain ».
Voulait-il dire qu’il aurait aimé que je le rejoigne ?
Je ne pus m’empêcher de sourire niaisement à cette pensée et je me promis de passer le voir si je n’avais rien de prévu.
Trois heures s'étaient écoulées en un claquement de doigts. Je sortais de la cuisine, une poignée de dattes en main ainsi qu'une bouteille d'eau pétillante, dernière invention de la Garde Absynthe, qui était parvenue à recréer la boisson du monde des humains. Karuto m'avait laissée partir plus tôt que prévu, puisqu'il attendait le fruit des récoltes d'un autre voyage du monde des humains. J'avais insisté pour l'aider, mais le satyre m'avait rassurée, prétextant que je l'avais bien aidé à confectionner de nouvelles recettes avec les ingrédients de la récolte de vivres qui était entrée la veille. Parmi cette dernière, en plus de certains fruits et légumes familiers à Karuto se trouvaient des topinambours, des fruits de la passion, des caramboles, des courges poivrées et une nouvelle épice : le safran.
En grignotant une datte, je me souvins de la quantité de ce fruit dans la cuisine de Karuto : elle ne semblait pas avoir diminué en deux semaines, alors que j'en avais pourtant utilisé une bonne partie lors de la confection de mes desserts. Visiblement, la personne qui se chargeait de récupérer des vivres sur Terre entretenait une passion pour ce fruit natif du Moyen-Orient et se faisait un devoir d'en ramener fréquemment.
Au fin fond de la cantine, j'aperçus Khiarra, qui sirotait ce qui semblait être un thé noir. Elle faisait face au mur, vêtue d'un bustier noir et doré ainsi qu'un pantalon à taille haute noir orné d'une ligne dorée et rouge partant de sa taille. Ses cheveux rouges flamboyants n'étaient pas remontés en queue de cheval, ce qui m'indiquait qu'elle ne revenait pas de mission.
Je me dirigeai vers sa table, désireuse de discuter davantage avec elle. Nos quelques échanges étaient trop courts à mon goût et il me tardait d'en apprendre plus sur elle ainsi que son monde. Nos horaires respectifs étant très chargés, trouver une telle occasion était un véritable exploit.
En me rendant vers ma voisine de chambre, je vis Nevra du coin de l'œil. Il discutait avec une petite femme aux cheveux auburn et à la peau blanche, parsemée de taches de rousseur. Huang Chu. Tournant la tête vers lui, je crus attirer son regard : son oeil valide se posa sur moi. Mon cœur manqua un battement alors que je levais la main vers lui pour le saluer tout en esquissant un sourire. Tout à coup, par inadvertance, ma cuisse percuta le coin d'une table avoisinante.
Par chance, les Anges Déchus ne pouvaient pas avoir d'ecchymoses : cet impact en aurait laissé une belle.
Devant ma maladresse, je ne pus m'empêcher de laisser échapper un petit rire. En regardant dans la direction de mon amie hybride, ma destination initiale, je me rendis compte qu'elle avait assisté à la scène, la main devant la bouche, les yeux moqueurs. Elle m'observait d'un air narquois.
- Ça alors, quelle démarche sexy, commenta Khiarra, amusée.
- Tu n'as rien vu, lui ordonnai-je, amicalement, tout en agitant un doigt menaçant devant son visage.
- Moi ? Mais non voyons...
Je m'assis sur la chaise devant la sienne et me rapprochai de la table. Je déposai ma bouteille d'eau pétillante, attendant la suite de la phrase de l'hybride : j'avais l'impression qu'elle souhaitait ajouter quelque chose.
- En revanche, Nevra n'a rien manqué de la scène.
Sentant mes oreilles se réchauffer, je me retournai vers Nevra. Le vampire semblait avoir repris sa conversation avec la cheffe de l'Absynthe, mais ses lèvres étaient pincées et un air amusé animait son regard. Pas de doute, il m'avait vue.
Je passai une main sur mon visage. Depuis quand agissais-je comme une adolescente devant son coup de cœur en présence de Nevra ? Dans le but de mettre cette petite scène humiliante derrière moi, je pris une gorgée d’eau pétillante tout en finissant une datte. Néanmoins, Khiarra semblait avoir d'autres projets pour moi.
- Parlant du vampire, vous avez déjà couché ensemble, je me trompe ? ajouta-t-elle.
Je manquai m’étouffer avec la gorgée que je venais de prendre. En voilà une manière de commencer nos échanges. Je toussotai un peu, sentant mon nez picoter, un effet secondaire des bulles de ma boisson.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? lui demandai-je, un brin méfiante.
Elle rigola, se moquant légèrement de ma réaction.
- Sans blague, je vous ai vu avant que tu t'en prennes à cette pauvre table. À en juger par la manière dont Nevra te regarde, pas de doute, il t’a déjà vue nue.
On peut dire que c’était il y a bien longtemps, me dis-je.
TW : Souvenirs d'une scène d'amourLadite scène
Les lèvres de Nevra au creux mon cou, mes mains glissèrent sur son dos imberbe en laissant aller un soupir de plaisir. Sa peau, fraîche et parfumée, me faisait perdre la tête. Je l'égratignai, souhaitant laisser une marque indélébile sur son corps afin de prouver à tous que Nevra m'appartenait. Mes doigts se mirent à jouer avec l'ourlet de son pantalon, le tirant vers le bas. Cependant, avant que je ne puisse parvenir à mes fins, le chef de l'Ombre s'empara de mes poignets et les retint vers le haut, m'empêchant de le toucher davantage.
Gémissant de frustration, je subis les vagues de frissons que me procuraient la bouche de mon amant. Mes paupières, devenues lourdes de désir, se fermèrent. Les lèvres de Nevra descendirent plus bas, sur ma poitrine, sur mes côtes, sur mon ventre.
Toujours plus bas.
- Flashback ? me demanda Khiarra, me sortant de mes souvenirs.
J’écarquillai les yeux et me mis à rougir.
- C’était si bon que ça avec lui ? s'étonna Khiarra. Il me donnait plus l'impression d'être quelqu'un qui laisse son ou sa partenaire tout faire. Tu me donnes presque envie d'aller vérifier ça par moi-même.
Je sus que sa dernière partie phrase était une plaisanterie. Néanmoins, en imaginant les deux ensemble, je ne pus m'empêcher de ressentir une lance me transpercer le cœur. J'avais accepté ma rupture avec Nevra, puisqu'il s'agissait de la chose la plus sage à faire. Après tout, je n'étais toujours pas certaine de notre position, si je pouvais lui parler comme avant ou si cela devrait prendre plus de temps. De plus, il était crucial que je prenne mes distances pour mieux me concentrer sur ce qu'il se passe dans la Garde. Je n'avais effectué aucune mission pour la Garde de l'Ombre jusqu'à présent, donc il était de mon devoir de me maintenir à jour sur les différentes tactiques, les différentes avancées de la Garde.
Or, je sentais toujours une certaine forme de possessivité à son égard. Je me maudissais de penser ainsi, d'être aussi déchirée par mes sentiments. J'avais toujours réussi à instaurer un gouffre entre mes sentiments et mes tâches au sein d'une communauté, ça ne devait pourtant pas être différent, dans le cas de Nevra.
Je passai une main sur ma nuque, jouant avec une mèche de mes cheveux blonds.
- Tu es bien sûre que tu n’es pas capable de télépathie ? m’assurai-je.
Khiarra passa sa chevelure par-dessus son épaule.
- Être une succube ne veut pas seulement dire que je suis capable de charmer la gente masculine. Je suis assez bonne pour lire le langage corporel des gens, surtout en ce qui concerne des amours passées ou actuelles. Même futures.
Alors qu’elle prononça le dernier mot de sa phrase, j'aperçus Mathieu à l'autre bout de la cantine, en train de parler avec un satyre dont je ne connaissais pas le nom. Je le vis regarder dans ma direction et me faire un petit signe de la main, en guise de salut. Un sourire naissant sur mes lèvres, je vis Khiarra se retourner vers Mathieu et lui faire un sourire sincère, pas enjôleur, comme elle en avait le secret.
L’hybride me fit de nouveau face.
- J'ai une question, m'annonça-t-elle.
Je me doutais déjà de la nature de son questionnement.
- Oui ? fis-je.
- Tu étais à Eel depuis combien de temps avant ta... disparition ?
J'avais tort sur la question, finalement, me dis-je.
- Quelques mois, estimai-je. Les choses étaient assez instables quand je suis arrivée, Miiko m'a installée dans les geôles dès mon arrivée et je suis restée dans les cachots pendant près de deux semaines. C'est Karuto qui m'a fait sortir de là, indirectement.
- Mais qui voudrait s'en prendre à une petite Ange comme toi ?
- Disons simplement qu'à l'époque, les aengels n'étaient pas aussi bien vus que maintenant et on m'a rapidement associée à eux, bien que les Anges Déchus soient immortels, ce qui n'est pas le cas des aengels. Et toi ? Quand es-tu arrivée à Eel ?
Khiarra me répondit après avoir pris une gorgée de son thé fumant.
- Cinq ans environ. Feng Zifu n'a pas réussi à me virer du QG, je n'en suis pas peu fière !
- Pourquoi voudrait-il te virer ?
Elle se désigna.
- Tu vois bien Feng Zifu faire ami-ami avec une succube ? Le nombre de reproches que je me prends chaque jour pour mes tenues est incalculable.
Je rigolai. Il était vrai que les mœurs d'une succube et celles de Feng Zifu ne pourraient pas être plus différentes. Les fenghuangs prônaient le contrôle de soi et vantaient les mérites de l'introspection, de la méditation. L'humilité était de mise avec eux. En revanche, les succubes étaient connues pour être plus impulsives et... charnelles. L'exhibitionnisme n'était pas loin de leurs habitudes de vie.
- En effet, ça serait assez étonnant s'il venait te voir pour... voilà, fis-je, préférant ne pas élaborer davantage et m'évitant ainsi de me faire un dessin.
Khiarra éclata de rire.
- Jamais je ne flirterais avec lui, je peux te le garantir ! Et si jamais cela arrive, achève-moi, je te prie. Quoi que... On ne sait pas vraiment ce qui se cache sous son kimono, peut-être qu'il est un véritable Apollon ?
Je la rejoignis dans son hilarité.
- Mais pourquoi venir à Eel ? la questionnai-je, peu de temps après.
Khiarra poussa un soupir et une mine sérieuse vint remplacer son habituel air amusé et enjôleur.
- Écoute, Nora, je t'apprécie beaucoup, donc ce que je vais te dire, ne le prends pas personnel.
Je n'aimais pas vraiment ce que j'entendais. Mon masque de méfiance réapparut sur mon visage.
- Je n'aime pas parler de mon passé, m'expliqua-t-elle. J'aime mieux parler ce qui se passe dans le présent, donc ne le prends pas mal si j'essaie de changer de sujet dès que tu me poses une question. C'est aussi mon côté succube qui me pousse à ne jamais parler de moi-même. Après tout, c'est viscéral chez moi de satisfaire les besoins de l'autre, puisqu'en retour, cette satisfaction vient répondre aux miens. Mon passé est donc hors limite.
Elle posa une main sur mon poignet.
- Et ça, c'est peu importe à quel point j'apprécie la personne qui se tient devant moi. Proche de l'orgasme ou non.
Un rire s'échappa d'entre mes lèvres.
Nous échangeâmes de tout et de rien, tout en évitant soigneusement le passé de l'autre. J'appris que Khiarra se trouvait dans la Garde Obsidienne et qu'elle maniait la hache, autant avec ses mains qu'avec ses pieds, devenus des serres lorsqu'elle se trouvait sous sa forme harpienne. Elle s'était également établit une règle de ne jamais coucher avec un partenaire de mission lorsqu'ils sont sur le terrain. Khiarra avait également adopté l'habitude de prendre un thé noir tous les soirs précédant une mission, puisque cela la calmait et lui permettait d'être plus perspicace. Ma voisine de chambre avait également la fâcheuse habitude d'être impulsive et de ne pas trop se préparer pour des missions : elle avait tendance à y aller et d'improviser une fois rendue là.
Quand je quittai Khiarra, avant de me retourner vers le corridor des Gardes dans le but de regagner ma chambre, une faery attira mon regard. Ses cheveux, orangés, devenaient de plus en plus foncés jusqu’aux pointes, jusqu’à devenir complètement noirs. Au sommet de sa tête se trouvait deux oreilles rousses poilues et une queue de la même couleur à la pointe crème battait doucement.
Une brownie.
La faery agita ses doigts, qui semblaient recouverts d'un liquide transparent, devant son visage. Je vis des étincelles orangées en jaillir.
- Nodnaba’l à eitros enu’d spmet el yreaf ed stubirtta
Snofnoc em ej sniamuh sel imrap.
Fermant ses mains, elle les rouvrit de nouveau, mais rapidement, éclaboussant son visage de la substance qui se trouvait sur ses doigts. Subitement, ses oreilles et sa queue de renard disparurent, comme s’ils s’étaient rétractés dans son propre corps, à leur point d’origine. La brownie rabattit sa capuche sur sa tête, dissimulant ses cheveux sous cette dernière. Elle échangea quelques mots avec un grand homme aux yeux émeraude. Son teint basané et ses longs cheveux blancs me rappelaient Valkyon. Cependant, l'aura qui s'émanait de lui était sévère et son nez grec lui donnait une allure plus distinguée, presque chevaleresque. Je toussotai, sentant une pointe de tristesse au fond de ma gorge.
L’inconnue sembla sentir mon regard sur elle ainsi que sur son collègue : la brownie redressa la tête et elle me fit un sourire timide, mais aimable. Des taches de rousseur picotaient son visage et ses yeux dépareillés, l’un bleu et l’autre orangé, semblaient sincères et bienveillants. Puis, après avoir posé une main sur l'épaule de l'homme avec lequel elle conversait quelques instants plus tôt, la renarde sortit de la cantine, ses pas semblant aussi légers qu'une plume. Mon cœur se serra lorsqu'elle disparut de mon champ de vision.
Quel était ce pressentiment ?Moment illustré
Par Minæ
SIXIÈME CHRONIQUE | A L C H I M I E
Le pas léger, le lendemain, je me dirigeai vers les forges, dans le but de prendre de nouvelles pointes pour mes flèches. Les pointes que j’avais à ce moment-là n’étaient que temporaires et ne pouvaient pas être utilisées lors de missions, uniquement lors d’entraînements. Je resserrai mon emprise autour du bois de l'arc d'Elynam. Sa corde devait également être changée.
Vêtue d'un haut d'un bleu profond à col montant et d'un pantalon gris argenté, je réajustai mes manches dont l'apparence ressemblait quelque peu à des cœurs troués. Mes bottes de la même teinte que le bas de ma tenue agrémentées de quelques détails blancs et bleus n'émettaient aucun couinement sur le sol, me conférant ainsi une démarche silencieuse et subtile.
Arrivée aux forges, je vis Eweleïn discuter avec Jamon, une dague dans la main. Ne souhaitant pas les déranger, je décidai de repasser plus tard et de me promener à travers le QG. Les derniers mots que Mathieu m'avait dits la veille me trottèrent dans l’esprit. Je me demandais comment il se débrouillait, dans le laboratoire. Mes pieds me guidèrent vers le local d'alchimie.
Arrivée là-bas, je constatai que les portes étaient entrouvertes. Inclinant la tête sur le côté, curieuse, je m'avançai vers la salle. Posant une main sur l'une des poignées de la porte la plus près de moi, j'entendis un rire mielleux. J'osai un regard à l'intérieur et tombai sur Mathieu et Koori, en train de préparer divers produits d'alchimie. Enfin, c'était le cas de Mathieu. La kitsune était sur la pointe des pieds, penchée vers l'oreille de l'humain. En remarquant son regard bourré de sous-entendus, je détournai vivement le regard comme si j'avais vu une scène explicite et replaçai une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Peut-être que j’avais mal interprété le message de Koori lors du dernier banquet. Peut-être que Mathieu et elle étaient vraiment en couple et que je n’avais aucune affaire à passer du temps seule à seul avec l’humain.
Je me disais bien qu'il était populaire.
Je secouai la tête, ne souhaitant pas penser davantage à ce sujet. C'était futile de penser à de telles choses, considérant tout le rattrapage que j'avais à faire au sein de la Garde d'Eel. Certes, j'avais pris de l'avance et connaissais un bon nombre de nouvelles créatures et de végétaux, je me situais mieux dans le marché et j'avais tissé de bons liens avec les purrekos, mais je n'avais pas encore effectué de mission au-delà de la mer. Je n'avais pas encore reçu quoi que ce soit de la part de Chrome pour représenter la Garde de l'Ombre, après tout. D'une part, il ne devait pas y avoir grand espionnage à faire étant donné la paix instaurée à Eldarya depuis la bataille avec Lance.
Or, cela était-il une paix hypocrite ?
J’accélérai le pas vers les forges et descendis les escaliers, espérant que la voie était désormais libre. Par chance, Eweleïn avait fini d'échanger avec lui : je la vis gravir les marches en direction de l'infirmerie. Entre ses mains, elle tenait un petit coffret brun orné d'une boucle jaune jeanylotte. Relevant la tête vers moi, l'elfe de la Garde Étincelante me fit un sourire radieux.
- Tiens, bonjour Nora ! me salua Eweleïn.
- Bonjour ! lui répondis-je.
Je désignai le coffret qu'elle tenait entre ses mains d'un mouvement de tête et relevai mes yeux vers elle.
- Nous avons un admirateur ou une admiratrice secret ? Attention de ne pas rendre Huang Hua jalouse.
Eweleïn rigola, posant une main sur sa poitrine.
- Non, ne t'inquiète pas, une amie m'a préparé des petites pâtisseries en guise de remerciement : tu viens tout juste de la manquer, justement. Tu te souviens de Laïriel, le petit seifaun ? C'est son familier.
Je me rappelai de la petite créature qui avait tenu l'infirmière éveillée toute une nuit. Ce petit avait requis mon attention au cours de la journée que j'avais passée à l'infirmerie pour remplacer Eweleïn, qui avait déjà fait plusieurs nuits blanches d'affilée.
- Oui, lui répondis-je. C'est gentil de la part de ton amie de t'avoir fait ces pâtisseries.
Eweleïn hocha de la tête, rayonnante.
- Ce ne sont pas uniquement les miennes, ce sont les tiennes aussi, tu sais ? Tu viendras me voir dans une heure si tu es disponible, nous allons pouvoir les partager, tu as pris soin du petit aussi après tout. Et je dois te parler de l'amygdalectomie que j'ai effectuée l'autre jour.
À l'entente du terme médical, mon sourire s'élargit et une vague de chaleur m'enveloppa. Les sept dernières années avaient été prolifiques pour elle. En plus d'avoir une capacité de mémorisation impressionnante, Eweleïn apprenait vite : elle aurait été un atout incomparable sur Terre, au sein d'une équipe médicale. La magie combinée avec les savoirs de la Terre faisait des merveilles dans le domaine de la santé. Mon coeur se réchauffa en me rendant compte que je faisais partie des avancées de la Cité d'Eel. Il me tardait temps de continuer à contribuer à l'évolution de leurs savoirs.
- D'accord, j'ai hâte d'en entendre parler.
- Je dois remonter, j'ai une consultation dans peu de temps et je dois me préparer en relisant les notes au dossier de la patiente.
Après une brève salutation, nous nous séparâmes et je pus continuer mon chemin vers les forges. Une fois rendue, j'entrai dans la pièce : une forte odeur de métal en fusion pénétra mes narines et vint gratter le fond de ma gorge. Afin d'ôter cette sensation désagréable et d'annoncer ma présence, je raclai ma gorge, repérant Jamon qui martelait une longue tige de cuivre, possiblement pour une arme quelconque. Le visage du membre de la Garde Étincelante était recouvert d’un masque rapiécé.
L'ogre remarqua ma présence. Il me grogna un bonjour tout en finissant de forger le morceau de métal rougeoyant. Une fois que ce dernier eut atteint la forme qu'il désirait, Jamon trempa l'arme dans un baril rempli d'eau. Un bruit de crépitement résonna à travers la pièce et un petit nuage de vapeur jaillit du tonneau.
- Nora, Jamon t'attendre.
- Oui, je t'ai vu avec Eweleïn plus tôt, je n'ai pas osé vous déranger.
- Eweleïn demander aiguiser couteaux et outils pour opérations. Nora pouvoir venir.
J'hochai de la tête et sortis de ma besace un boîtier contenant les pointes de flèche que l'ogre avait accepté de me prêter pour mon entraînement avec Mathieu.
- Elles ne m'ont pas servi finalement, l'informai-je. Nous nous sommes entraînés à l'épée, Mathieu et moi.
Le géant me fixa, confus.
- Quelle épée ? Nora ne pas avoir épée.
- J’en avais déjà une qui faisait l’affaire dans ma chambre. Appartenait-elle à quelqu'un ?
- Là ne pas être problème. Jamon être surpris que toi ne pas venir me voir plus tôt qu’hier pour arme adéquate.
Je lui fis un petit sourire coupable, mal à l'aise. Il était vrai que je n'étais pas passée le voir aux forges depuis mon arrivée, hormis pour venir le voir après ma Chute ainsi que prendre des pointes de flèches pour mon entrainement. Jamon continua à me fixer, visiblement déçu de mon comportement. Ne pouvant supporter de le voir ainsi, je tentai de le rassurer.
- Et puis, tu sais, j’aime mieux un arc à flèches comme arme ! me justifiai-je
Il pointa l'arc qu'Elynam m'avait offert, entre mes mains.
- Cet arc ne pas convenir à batailles. Arc fleuri convenir à décoration, passe-temps au mieux. Et Nora devoir avoir épée pour se battre au corps à corps.
Jamon avait raison, cet arc ne pouvait pas être utilisé en mission : à la moindre bourrasque de vent, il pourrait faiblir et s’envoler au gré de la tempête. Je baissai le regard. La paix et la quiétude, peu importe où nous nous trouvions dans le monde, n’est qu’éphémère. Tant et aussi longtemps qu'il y aurait des sentiments, des intérêts, il y aurait également des conflits. C'était triste de devoir penser ainsi, mais cette mentalité était indispensable à la Garde d'Eel.
Où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie, dirait-on sur Terre.
Cependant, ce que Jamon ignorait, c'était que j'étais bel et bien armée pour les combats au corps à corps, mais il ne pouvait pas voir mes armes Divines. Ses yeux mortels n'étaient pas aptes à distinguer la dague attachée à ma cuisse et le bracelet tintant à mon poignet, me rappelant constamment sa présence et qu'il était toujours à portée de main, si j'en avais besoin.
- Jamon avoir solution pour toi, déclara-t-il.
Il s'éloigna de moi et se rendit devant une armoire, qu'il ouvrit. Dérivant mon regard vers le mur derrière lui, je vis une roue métallique dont le centre ressemblait quelque peu à un soleil : plusieurs tiges s'entrecroisaient en leur centre, qui semblait retenus par un grand boulon en forme d'étoile à six pointes et une vis. J'inclinai la tête sur le côté et fronçai des sourcils, reconnaissant la forme de l'objet accroché au mur.
Une roue de bicyclette ?
Je laissai sortir un petit son témoignant ma surprise. Jamon avait-il eu l'idée de créer ce moyen de transport par lui-même ou était-ce une commande d'un des membres de la Garde d'Eel ? Si c'était le cas, de qui cette commande pouvait-elle bien provenir ? Instinctivement, j'eus une brève pensée pour la brownie aux yeux dépareillés que j'avais vue la veille. Elle avait fait disparaître ses oreilles et sa queue de renard et semblait vêtue pour qu'on ne prête pas attention à elle. Allait-elle en expédition dans le monde des humains, là soirée où je l'avais vue ?
L'ogre forgeron interrompit le flot de mes pensées en me présentant un arc et une épée.
Les branches de l'arc étaient munies d'armatures dorées dont l'apparence ressemblait fortement à des ronces qu'il était possible de retirer et le bois de sa fenêtre, semblable à de l'acajou, était robuste et ferme. La poignée de l'arc était torsadée : une telle forme permettait une meilleure poigne. Tout de cette arme était aérodynamique et bien conçu, il devait sans aucun doute résister aux intempéries les plus sévères, y compris les bourrasques de vent.
L'épée que le géant me présentait m'était familière : il s'agissait de celle que j'avais, il y a sept ans. Cependant, sa poignée avait subi quelques modifications. La poignée, aussi torsadée et autrefois dorée, était désormais complètement blanche et lustrée et son extrémité était une opale aux allures diaphanes. La lame, quant à elle, était argentée et finement aiguisée. Elle n'avait pas encore été servie. Le mot Sileveth était gravé à sa base.
Tant de détails, tant de travail avait été fait sur ces deux armes, c'était un honneur de les voir devant moi. Je me sentis presque rougir à l'idée que ces armes allaient m'appartenir. Jamon arborait un sourire radieux. Il n'y avait pas de doute, il était fier de ce qu'il me présentait et il avait bien raison de l'être.
- Arc mieux. Et Jamon retravailler ancienne épée de Nora.
Je clignai plusieurs fois des yeux en saisissant l'épée. Je fis équilibrer l'arme sur mon doigt, à la base de la lame. On aurait dit que l'épée flottait sur mon index tant elle était légère : le gros du poids venait sans aucun doute de l'opale et du métal de la lame.
Jamon me pointa l'arc.
- Or ne pas convenir aux missions dans le froid, Jamon offrir douze pointes en acier en plus. Et armatures pour branches.
- Je... Jamon c'est magnifique, dis-je, parvenant à retrouver la voix. Je me sens choyée et presque indigne de ces armes.
- Nora être Ange. Nora mériter ces armes. Nora mériter même si elle pas être Ange.
Posant l'épée sur la table, je baissai le regard vers ma besace et profitai du moment pour fouiller à l'intérieur.
- Combien de maanas je te dois ? demandai-je à l'ogre.
- Aucun.
Je fronçai les sourcils, abasourdie.
- Hein ?
- Toi passer voir Jamon plus souvent pour armes et bien les entretenir. Ça être paiement. Comprendre ?
Mon cœur se réchauffa instantanément à ses dires. Une partie de moi ne pouvait pas accepter tant de cadeaux de sa part, mais une autre me disait de le faire. Ça serait impoli de ne pas les prendre, surtout après qu'il ait consacré autant de temps à les confectionner. Le regard scintillant, j'hochai de la tête et un sourire reconnaissant naquit sur mes lèvres.
- Entendu, je n'y manquerai pas, un grand merci à toi !
Jamon me sourit et émit un grognement satisfait. Je quittai les forges, d'humeur joviale en entendant Jamon marteler de nouveau le morceau de métal. En sortant la salle, je me rendis compte à quel point la différence de température était différente entre l'intérieur de l'établi de Jamon et le reste du QG, un petit frisson parcourut mon échine. Indécise, je jetai un regard vers l'infirmerie, puis, vers le laboratoire. Il était encore un peu tôt pour venir voir Eweleïn.
Finalement, mes pieds me guidèrent vers la salle d'alchimie. Je gravis les escaliers bleutés, mon fouet Divin tintant à mon poignet. Pour la deuxième fois de la journée, j'atteignis laboratoire d'alchimie, mais cette fois-ci j'ouvris les portes sans prendre le temps de regarder à l'intérieur. J'y découvris Mathieu, seul, concentré sur un erlenmeyer dont le contenu était d'un vert très clair, qu'il agitait frénétiquement dans les airs.
Mathieu se retourna vers moi en soupirant.
- Koori, arrête de...
Il s'interrompit en me voyant. Je posai mes armes sur des supports mis à disposition des usagers du laboratoire non loin des portes. Mon regard se posa sur lui peu après et je lui fis une petite révérence.
- Non, ce n'est que moi, répondis-je, faussement triste. Je suis navrée de te décevoir.
- Nora, dit-il en poussant un petit soupir de soulagement, l'air ravi.
Je lui souris en le saluant. Il remarqua les armes que je portais sur moi.
- Ça alors, tu n'aurais pas changé de Garde durant la nuit par hasard ? me demanda-t-il, admiratif.
J'eus un petit rire.
- Non, je suis toujours fidèle à la Garde de l'Ombre. Jamon était offusqué de ne pas me voir avec des armes adéquates, donc il m'a équipée.
- Quelqu'un est populaire. Au fait, je t’ai vue passer rapidement devant le laboratoire, tout à l’heure, pourquoi n’es-tu pas entrée ?
Mes yeux dérivèrent vers lui, surprise. Je me souvins de sa position était dos à moi en train de parler à Koori, comment avait-il pu me voir ? Je m’étais assurée de ne pas me faire voir pourtant.
- Oui… bon, dis-je, pensant aux possibilités.
- C’est absolument minable comme excuse, Nora, dis-moi que tu ne l’as pas utilisée souvent.
Je sortis de mes pensées pour de bon, me rendant compte que ma réponse n'avait absolument aucun sens et que c'était, effectivement, une piètre excuse. Un sourire s’esquissa sur mes lèvres pendant que je roulai des yeux. Je désignai les armes que j'avais laissées près des portes du laboratoire.
- Comme je te le disais, je devais aller voir Jamon et chercher des pointes pour mes flèches, je suis passée en coup de vent devant le local. Et puis, je ne voulais pas te déranger avec Koori, elle semblait t'expliquer quelque chose d'important.
Un rire ironique s’échappa d’entre les lèvres de Mathieu. Intriguée par sa réaction, je tournai le regard vers lui.
- Tu me diras quand elle dira quelque chose de sérieux. Avec elle, je ne sais jamais si elle est sérieuse ou si elle plaisante.
Je fronçai les sourcils.
- C'est-à-dire ?
- Tu lui as parlé depuis ton retour ? Elle flirt tout ce qui bouge. Je crois qu'elle ne fait qu'essayer de déstabiliser les gens qu'elle côtoie.
- Je...
Je fus interrompue par du mouvement que mon œil capta près de la porte d'entrée. Une faery entra dans le laboratoire, d'une démarche assurée et presque féline, ce qui était ironique considérant que l'animal terrestre qui était associé à son ethnie n'en était pas un. Sa chevelure blanche, ses oreilles de la même teinte, ses sept queues balayant l'air derrière elle, sa tenue bleue et bronze, son sourire mutin. Je la reconnus instantanément.
- Mathieu, quand tu vas partir, tu n'oublieras pas de... Nora ! Quelle belle surprise ! Tu viens me sauver de ma corvée de surveillance de l'humain ?
Koori.
- Je crois que c'est plutôt moi qu'elle vient sauver d'entre tes griffes, lui répondit Mathieu, légèrement agacé. Tu n'as pas besoin de me surveiller, tu sais ?
Les oreilles de la kitsune se rabattirent sur son crâne, feignant d'être atteinte par les mots de l'humain. Il n’y avait pas de doute, c’était une vraie beauté. Ses yeux étaient aussi bleus que l’eau des sources thermales d’Islande et sa chevelure, immaculée, était soyeuse : rares devaient être ceux qui ne souhaitaient pas y passer leur main. Sa prestance et ses nombreux bijoux dans ses cheveux, sur ses oreilles, sur ses poignets et sur sa taille m’évoquaient les membres de la royauté. Je me demandai si, avec une telle beauté, il lui était difficile de se faire des amies. Il était clair que la gente masculine devait être tout simplement charmée par cette créature aux apparences froides, au tempérament chaud.
Mais une telle popularité, une telle apparence, pouvait parfois susciter beaucoup de jalousie et d'envie chez les femmes.
- Bonjour, Koori, l'accueillis-je, un sourire sincère sur mes lèvres. Je viens tout juste d'arriver, je ne savais pas que c'était une des tâches de l'Absynthe, de surveiller ce cher Mathieu, ce n'était pas écrit dans la description du poste qu'on m'a offert en revenant à Eel.
Mathieu me donna un coup de coude, presque indigné.
- Ne me fais pas regretter de t'avoir ramenée dans mes bras jusqu'à l'infirmerie, l'autre jour.
Je me renfrognai légèrement alors que la main de Mathieu se posait sur mon épaule, pris d'un petit rire fier. Un sourire amusé naquit sur les lèvres de la kitsune blanche et ses oreilles s'agitèrent au-dessus de sa tête, tout comme ses sept queues. Elle se retourna vers Mathieu, un air satisfait sur le visage.
- Je vois que tu es entre de bonnes mains, donc je vais vous laisser ensemble. Mathieu, je venais simplement te dire de tout bien nettoyer en partant, le laboratoire va fermer ses portes pour le reste de la journée donc tout doit être impeccable.
Elle pivota les talons après avoir reçu une réponse affirmative de l'humain et repartit vers le grand hall.
- Au revoir, joli cœur, prononça la kitsune d'un ton mielleux.
- Koori, rétorqua Mahieu, roulant des yeux.
- Je parlais à Nora ! rétorqua-t-elle, du corridor.
Amusée, je fixai la porte un moment, entendant Koori s'éloigner momentanément. Puis, un son remplaça le bruit de ses pas : il s'agissait de Mathieu, qui soupirait, se passa une main dans sa chevelure brune.
- Ça a l'air vraiment pénible.
- À qui le dis-tu. Et en plus j'ai vu qu'il faisait super beau dehors et Lance n'est pas encore en mission, j'aurais pu aller m'entraîner avec lui.
Lance. Je n'avais toujours pas eu la chance d'aller lui parler directement, Je n'avais entendu presqu'uniquement des choses positives à son sujet. Bien sûr, j'avais vu quelques personnes en état d'ébriété lui lancer des piques lors de soirées, mais personne n'avait encore dit quoi que ce soit le concernant en tant que personne. Nul ne parlait de lui autrement qu'en tant que chef de l'Obsidienne. Personne ne disait qu'il était d'agréable compagnie, personne ne s'était déclaré être son ami.
Indirectement, malgré ma méfiance à son égard, cela me faisait un peu de peine.
- Sais-tu cuisiner ? interrogeai-je l'humain, croisant mes bras sur ma poitrine.
Mathieu fronça les sourcils.
- J’ai mes forces et mes faiblesses, mais oui, où veux-tu en venir ? me répondit-il.
- Alors pourquoi n’aimes-tu pas l’alchimie ? C’est sensiblement la même chose, excepté qu’on ne consomme pas toujours le produit fini.
L'homme à mes côtés eut un rire sarcastique.
- Tu me diras quand on fera cuire un steak en alchimie ? Là, je risquerai de changer d'avis.
Je rigolai.
- Tu marques un très bon point !
Je m'emparai de la liste de préparations qu'avait laissé Huang Chù pour Mathieu. L'humain semblait bien l'avoir avancée avec Koori, il ne restait qu'une suspension et une base, une sorte de crème servant à en préparer d'autres.
- Si tu veux, je peux m'occuper de la suspension de sel centenaire, tu pourras te concentrer de faire un mortier plein d'une base pour les crèmes d'Eweleïn.
Mathieu me fixa, incrédule. Je lui souris.
- Tu m'avais dit que tu étais au local d'alchimie et je suis venue, autant profiter de mon aide, non ? Et puis, tu m'as bien aidée en te pratiquant avec moi hier, je te suis redevable.
L'humain secoua la tête.
- Tu ne me dois rien du tout, me pratiquer avec toi était un vrai plaisir et ça m'a permis de passer du temps avec toi.
Mon cœur se réchauffa à ses mots. J'allais le remercier, mais la phrase qui suivit me dissuada de le faire.
- Entre m'entraîner à tes côtés et te laisser galérer, le choix est vite fait.
Je pris un air faussement offusqué et lui fis une petite tape derrière la tête. Croisant mes bras sur ma poitrine, je pris de nouveau la parole, d'humeur joueuse.
- Me laisser galérer ? C'est qui galère en ce moment au laboratoire d'alchimie et qui a besoin d'une personne pour le surveiller ?
- Ouch.
- C'est quoi qui a commencé, assume les répliques qui pourraient s'en suivre !
Je m'emparai d'un mortier en me retenant de rire. J'évitais tout contact visuel avec l'humain et je m'emparai de dix cristaux de sel centenaire. Donnant quelques coups sur ces derniers, ils se rompirent en plus petits morceaux et je pus amorcer un mouvement circulaire avec le pilon et les réduire en une poudre fine. J'agitai le mortier afin de faire ressortir les grains qui m'avaient échappé. Mathieu me fixait toujours avec un sourire en coin aux lèvres. Je sentais son regard sur mon visage.
- Orgueilleuse ? me demanda-t-il.
Relevant le regard de mon mortier, je fixai un point fixe devant moi. Visiblement, ma venue ne servait pas vraiment à l'encourager, mais plutôt à le distraire et à lui donner une excuse de ne pas se concentrer sur son travail. Haussant les sourcils, je tournai la tête vers lui.
- Maladroit ? répliquai-je.
- D'accord, répondit-il en riant.
Quelques minutes passèrent où seuls les bruits de verrerie et de béchers où bouillaient de multiples sérums et autres liquides en ébullition entrecoupaient le silence. Mathieu versa le contenu de son erlenmeyer, qui commençait à s'épaissir à vue d'œil dans un mortier, et s'empara de l'huile d'olive. Pendant ce temps, je versais de l'eau purifiée dans le mélange.
- Tu es sûre que tu ne veux pas prendre ma place dans l'Absynthe ? me demanda-t-il, me regardant faire.
J'eus un petit sourire.
- On croirait entendre Eweleïn.
- Quoi, elle voulait que tu rejoignes l'Absynthe ?
J'hochai de la tête, poursuivant l'agitation du mélange tout en ajoutant un peu de lait de moogliz.
- Elle a longuement insisté pour que je change de Garde, avant ma disparition. On ne m'avait pas fait passer le test à mon arrivée, Miiko m'a tout de suite placée dans la Garde de l'Ombre une fois qu'elle a su que je pouvais effacer partiellement la mémoire des gens, lorsque cela me concernait. C'était pratique pour les interrogations, mon identité demeurait secrète, en quelque sorte.
J'incorporai davantage de lait de moogliz après avoir versé le mélange comportant les cristaux que j'avais réduits en poudre quelques instants plus tôt dans une bouteille. Je complétai le volume requis avec le même solvant. Agitant le contenant devant mon visage, les particules de sel centenaire flottant à la surface du lait de moogliz s'agitèrent, comme s'il s'agissait d'une boule à neige. Je souris, satisfaite : la suspension était bien préparée.
- Mais c'est vrai, tu aurais pu changer de Garde, tu en avais l'opportunité quand tu es revenue ici. J'aurais sauté sur l'occasion personnellement, si j'avais été toi.
J'eus un petit rire, compatissant avec sa situation. J'allais lui répondre, mais mon regard fut attiré par le mélange de l'humain qui changeait peu à peu de teinte, passant d'un vert pastel à un vert pomme presque luisant.
- Mathieu, mais qu’est-ce que tu as mis là-dedans ?
Le désigné fronça des sourcils et ses yeux s'écarquillèrent en constatant la couleur changeante de son mélange.
- Je ne sais pas, j’ai fait ce qui était écrit dans le manuel, ça disait de mettre trois arcocosses broyées dans le mucus d’une chenille luisante et de l’huile d’olive, se justifia-t-il.
Me penchant vers le manuel dont parlait Mathieu, je lis brièvement le protocole, tentant de comprendre ce qui avait bien pu provoquer un tel changement dans sa préparation. Un ingrédient parmi la liste attira plus particulièrement mon attention. Relevant les yeux vers Mathieu, j'inclinai ma tête sur le côté.
- As-tu mis l’huile d’olive d'un coup ? le questionnai-je.
- Oui, j'ai aussi mélangé le tout ensemble, la recette l'indiquait, non ?
Je fixai le mélange, dont la couleur approchait désormais le vert lime. Je le mélangeai frénétiquement à l'aide du pilon, afin de tenter de réparer l'erreur de Mathieu. En malaxant, la couleur ne changeait pas, mais elle ne devenait pas plus pâle et la texture de la préparation demeurait plus liquide que crémeuse : l'aération n'était pas suffisante. L'humain s'approcha de moi, légèrement confus. Je poussai un petit soupir, la mine déconfite tandis que la couleur de la substance se stabilisait peu à peu.
- Oui, mais il fallait ajouter l'huile graduellement et fouetter continuellement à l'aide du pilon, ça permet de mieux aérer la préparation, spécifiai-je.
- À quel moment est-ce logique de ne pas écrire ça dans un manuel ?
Je lui fis une moue désolée.
- Tout simplement parce qu'on n'ajoute jamais de l'huile d'olive d'un coup en alchimie, lui répondis-je. C'est souvent pour lui créer une crème huileuse qu'on l'utilise et l'ajouter lentement permet de donner la texture lisse et soyeuse désirée.
Ma main se posa sur son épaule.
- Je crois que la finesse n’est pas vraiment ton fort, même si tu veux bien faire. Allons contempler l'ampleur des dégâts.
Je me dirigeai vers une grande bibliothèque se trouvant dans le fond de la pièce, entre une armoire où se trouvaient de la verrerie scintillante de propreté et un coffre rempli de parchemins. Je me mis sur la pointe des pieds et sortis un des grimoires pour l'ouvrir, cherchant dans la catégorie des préparations comprenant l'utilisation d'une chenille luisante. Je glissai mon doigt sur la page, promenant mon regard rapidement jusqu’en bas. En changeant de page, je trouvai enfin ce que je cherchais.
- Bon et bien, félicitations, tu as concocté de la colocapi vert lime, annonçai-je à Mathieu sans lever mon regard du grimoire, lisant la liste des ingrédients afin de vérifier mes propres dires.
- De la quoi ?
Hochant de la tête, j'emmenai le livre sur notre paillasse, à côté du mortier contenant la substance ratée qu'avait préparé Mathieu. Je lui indiquai de mon doigt la liste des ingrédients et rivai mes yeux vers les siens. L'humain se pencha vers le livre, curieux.
- Une lotion de coloration capillaire qui ne part pas à l’eau et au savon, lui expliquai-je. Elle est utilisée lors de fêtes et de célébrations et elle est très pratique, puisque ses effets durent pendant environ dix heures. C’est une forme de coloration indélébile, mais heureusement temporaire et elle est très volatile, donc elle s'évapore hyper rapidement lorsque appliquée sur la tête de quelqu'un, mais demeure intacte dans un plat. En gros, elle réagit seulement en contact avec une surface pileuse ou capillaire.
Le visage de Mathieu arbora un air désemparé.
- Heureusement, ces ingrédients sont communs, donc ce n'est pas comme si tu avais utilisé des trèfles de fortune sans raison, le rassurai-je.
Je posai une main sur mon menton, songeuse.
- Cela dit, je doute que Huang Chù soit contente de voir que certains ingrédients auront été gaspillés… La colocapi n’est stable que durant vingt-quatre heures et à moins d’avoir quelqu’un qui veut avoir les cheveux vert lime temporairement, nous allons nécessairement perdre la préparation.
Différentes idées défilèrent dans ma tête. Que pouvions-nous faire à partir d'une préparation de colocapi afin de la sauver, afin d'éviter de gaspiller ces ingrédients ? Je défilai les pages du grimoire à la recherche de recettes plus complexes impliquant la confection préalable de colocapi vert lime. Concentrée dans ma recherche, je faillis ne pas remarquer Mathieu qui s’approchait de moi.
- Mhm… fit-il.
Je frissonnai soudainement : une main parcourait mon cuir chevelu, en passant par ma nuque. Elle remonta jusqu’au sommet de ma tête, multipliant les décharges électriques qui dansaient sur mon échine. Je fermai les yeux un bref moment, tentée de me laisser bercer par ce contact chaleureux et de ne pas me poser de questions. Les doigts exercèrent une certaine pression sur le fond de ma tête, puis, se retirèrent lentement. Une substance tiède et légèrement poisseuse coula sur ma nuque.
Minute.
J’ouvris grand les paupières, effarée, et me retournai vers Mathieu, qui retira sa main d’à travers mes cheveux. Je remarquai ses phalanges étaient teintées de vert. Le sourire de l’humain était tordu en une expression narquoise et je vis bien qu’il se retenait de rire. Non... Il n'avait pas osé ? Mathieu me tendit un récipient en acier en guise de miroir. Ma bouche s’ouvrit en un grand « o » et mes yeux s’écarquillèrent.
La racine de mes cheveux était devenue complètement verte.
Je compris alors ce qu’il venait de se passer. L’homme aux cheveux bruns avait pris de la colocapi entre ses doigts à mon insu et avait passé sa main dans mes cheveux. Désormais, la pointe de mes cheveux demeurait blonde, mais la couleur du fond de ma tête rivalisait avec celle du mucus d’une chenille luisante. De la vapeur émana de mes cheveux, signe que la colocapi venait de s'évaporer entièrement, laissant derrière elle cette teinte caractéristique. Mon cœur tomba dans ma poitrine quand je réalisai que cela allait demeurer ainsi pendant dix heures.
Dix heures.
- Tu… parvins-je à dire, fixant mon reflet.
- Problème réglé : en plus d’avoir trouvé une utilité à la colocapi et de ne pas l’avoir gaspillée, je crois que je commence à mieux aimer l’alchimie, ajouta-t-il, un petit rire dans la voix.
Bouche bée, je le fixai et pinçai mes lèvres, les sourcils froncés. Mathieu prit une mèche de mes cheveux entre ses doigts et rigola, avant de la laisser tomber devant mon visage.
- N’empêche, ça te fait une belle teinture, c’est pour une occasion spéciale ? me nargua-t-il, goguenard.
Je trempai mes mains dans le mélange tiède. Il allait payer cet affront.
- Je vais t’en créer une, une occasion spéciale ! m’exclamai-je, sortant du grand mortier mes doigts dégoulinants.
Mathieu écarquilla les yeux et il s’enfuit lorsqu’il me vit avancer vers lui, la main dirigée vers sa tête. Je poussai un petit cri de guerre et me mis à le pourchasser hors du laboratoire.
Environ une demi-heure plus tard, je retournai à ma chambre pour y déposer mes armes. Je soufflai une mèche hors de mon visage et pris un moment pour en contempler la couleur et soupirai. Blonde à son extrémité, verte près de mon cuir chevelu, je risquais de subir quelques remarques aujourd'hui. Une voix masculine prit la parole tandis que je déverrouillais la porte de ma chambre.
- Ça alors.
Je me retournai vers l'origine de cette voix suave, qui ne m'était que trop familière. Ma respiration se coupa.
Nevra.
Il venait tout juste de descendre les marches menant à la salle du cristal. Un sourire en coin collé sur ses lèvres charnues, ses bras étaient croisés sur son torse. Son épaule accoté au mur, un petit rire sortit d'entre ses lèvres. L'air nonchalant, il s'agissait de la première fois que je voyais un tel regard dans ses yeux depuis mon retour à Eldarya.
Il était si beau ainsi.
- Belle couleur, ajouta-t-il.
Je me retournai vers lui, lâchant la poignée de la porte menant à ma chambre.
- Un revenant, fis-je, un sourire espiègle aux lèvres.
Nevra quitta son accotoir et s'avança vers moi.
- Tu sais que c'est difficile de venir te parler ? me demanda-t-il, le plus sérieusement du monde.
- Je suis populaire, que veux-tu, justifiai-je. Certainement moins que toi, en revanche.
Il eut un petit rire narquois. Cependant, cet air espiègle quitta peu à peu son visage.
- Nous ne nous sommes pas vraiment parlé depuis notre mission chez les hamadryades. Est-ce que tu vas bien ?
- Oui, je vais mieux, lui répondis-je. Merci de t'en soucier.
Je sentis cependant que ma réponse n'était pas ce qu'il voulait entendre. Le regard qu'il me jetait m'attrista Mon cœur fondit devant ce tableau et se fit transpercer par une pointe de désarroi. Il s'approcha de moi et je ne me reculai pas, mes yeux fixés aux siens. Ses mains se posèrent sur mes bras, m'encadrant de ses paumes. Cette soudaine proximité fit accélérer mon pouls, que j'entendais désormais résonner dans mes oreilles. J'entrouvris les lèvres, attendant qu'il dise quelque chose.
- Nora, je... commença-t-il.
Nevra ne put jamais finir sa phrase nous entendîmes un bruit sourd provenir de la cage d’escaliers. Un corps qui déboulait les marches. Je vis un bras violet pâle s’étendre sur le sol, pris de soubresauts, la paume vers le ciel, le poignet orné de bracelets en bronze. Une danoise à moitié grignotée roula sur le sol avant de ralentir, puis, s'arrêter. Mon cœur rata un battement.
Eweleïn.
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Dernière modification par Noraangel (Le 10-04-2022 à 14h21)
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