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@Pensina
Bonjour à vous, jolies âmes,
Que vous arriviez juste sur Eldarya ou que vous soyez ancienne joueuse (ou joueur comme moi), soyez les bienvenues.
De même, que vous ayez lu mon histoire à sa sortie en 2015 ou que vous la commenciez aujourd’hui, prenez vos aises, sortez le chocolat chaud, les petits biscuits, la lampe frontale pour lire jusque tard le soir, et… les mouchoirs. De rire ou de peine, vous verserez peut-être une larme.
Lancez-vous dans l’exploration des terres d’Eldarya, vivez une aventure épique aux côtés de Waïtikka, Nevra et Ezarel (entre autres). Riez de ses gaffes (parce qu’elle en fait un petit peu quand même), appuyez ses coups de gueule et fondez pour ses coups de cœur. Emerveillez-vous avec elle de toutes les beautés de ce nouveau monde inconnu, tremblez devant ses noirceurs, mais quoi qu’il advienne, comme Waïtikka, ne baissez jamais les bras face à l’adversité !
[Attention, l’histoire débute juste après l’épisode 7 de “Eldarya, The Origins”. Vous disposerez d’un résumé si vous en ressentez le besoin, pour vous rappeler le contexte.]
A tous les enfants d'Eldarya
Avant de poster un message :
-> Pas de HS, de flood ou de pub !
-> Surveillez votre comportement
-> Pas de conflits sur les topics. Préférez la discussion privée.
-> Tenez compte des remarques des modérateurs.
-> Merci de relire attentivement les règles du forum
-> PAS de SPOIL si vous avez déjà lu cette fiction auparavant ou ailleurs ! Je sévirai très fort è_é
Synopsis :
Entre les membres de la Garde qui se méfient d'elle et les créatures étranges et belliqueuses qu'elle va rencontrer, Waïtikka va devoir redoubler d'efforts pour comprendre les raisons de sa venue à Eldarya.
Quelle sorte de faery est-elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie par le Grand Cristal comme étant l'Élue ? Quel est son rôle dans tout cela ?
Tout autant de questions qui ne pourront trouver réponse qu'à travers une seule et même légende.
La légende des origines, celle qui raconte la naissance de la magie en Eldarya, celle-là même qui est gardée jalousement et qui constitue à présent...
Le Secret des Moraï !
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Les petits bonus sympas :
- Une carte d'Eldarya (selon moi) est à votre disposition.
- Le Bestiaire s'étoffera au fur et à mesure des rencontres.
- Des images, musiques et dessins viendront illustrer les chapitres. Soyez très indulgentes, s’il vous plaît, pour les dessins. Ca date, j’ai honte >w<
- Une publication régulière, à raison d’un chapitre par semaine.
- Possibilité d’être prévenue lors de la parution d’un nouveau chapitre.
>> Prévenues <<
Si vous désirez être prévenues par MP lors de la parution d’un nouveau chapitre, faites-le moi savoir dans votre commentaire ou même par message privé. Je vous ajouterai à la liste et vous avertirai de la publication des prochains chapitres.
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Prévenues
- Alric-Sasheris
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>> Les bonus <<
Bestiaire
Boggart
Boggarts
Nom : Boggart
Origines : Brownie ayant été perverti face à une mauvaise exposition de Maana
Lieu de vie : Forêt, montagne -loin de la civilisation
Durée de vie : 50 à 60 ans
Climat : tempéré
Apparence : Nains hiddeux, velus et malveillant. Ongles et griffes très longues.
Caractéristiques : Ils sont très malveillant et se rapprochent des villages pour les piller. Ils dévastent les chaumières sans raison valable, dans l'unique but de nuir.
Son alimentation : Omnivore. Ils peuvent chasser les petites créatures comme se contenter d'un morceau de pain volé chez une pauvre victime. Ils préfèrent manger la victime en premier, bien sûr.
Compétences : Agiles, rapides, griffes et crocs. Étonnement, ils sont bons alchimistes.
Pouvoirs : Aucun pouvoir magique.
Rôle : Dévastateur, envahisseur.
Points faibles : Ils sont fragiles physiquement. Leur peau, bien que tannée, n'est pas très épaisse.
Possibilité de relation : Impossible, ils n'obéissent qu'aux forces malveillantes.
Nom :
Origines :
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Durée de vie :
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Son alimentation :
Compétences :
Pouvoirs :
Rôle :
Points faibles :
Possibilité de relation :
Cartes et illustrations
Le Royaume d'Eel
Chapitre 4
Chapitre 15
Chapitre 17
Chapitre 19
Chapitre 21
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
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>> Chapitres <<
Résumé : Souvenirs, souvenirs…
Je m'appelle Waïtikka. Je suis une rêveuse. Malgré mes pieds solidement ancrés sur terre, je ne peux retenir ma tête de vagabonder parmi les nuages.
Hier encore, j'avais la vie devant moi. Pourtant aujourd'hui, je suis en train de mourir.
Tout a commencé lorsque, au terme d'un long repas de famille, j'avais ressenti le besoin de prendre l'air. L'atmosphère enfumée et saturée d'odeurs de poulet rôti m'avait irrité les yeux jusqu'aux larmes. J'étais partie, seule, dans le bois qui bordait la propriété familiale. J'y avais souvent joué avec mes cousins, étant enfant. Aussi, je connaissais ce petit coin de paradis comme ma poche. C'est grâce à ça -ou plutôt "à cause" de ça - que j'avais tout de suite remarqué la singularité de quelques champignons, éparpillés dans l'herbe. Leur couleur translucide leur avait donné un côté mystique qui m'avait attiré. Lorsque je m'étais approchée, j'avais découvert une véritable œuvre de paysagiste. Ces tout petits bolets bleutés formaient une ronde, un cercle parfait. Et étrangement, l'herbe qui avait poussé dans leur enceinte paraissait plus verte et plus fraîche que celle que j'avais piétiné jusque là.
Plus qu'intriguée, je m'étais penchée pour effleurer les brins de verdure du bout des doigts. J'avais eu l'étrange sensation qu'il faisait bon vivre là-dedans. Dans un geste aussi spontané que stupide, j'avais bondi dans le cercle de petits champignons bleus.
C'est là qu'avait été mon erreur.
Dès lors, les champignons avaient soulevé leurs chapeaux élégants et dispersé leurs spores dans le vent. Des lucioles s'étaient invitées à la fête pour virevolter autour de moi dans une danse hypnotique. Je ne sais pas si ce sont les spores de la flore ou la farandole de la faune qui en fut la cause, mais à ce moment précis, tout a basculé. Au sens propre, comme au figuré. Le monde s'était mis à vaciller avant de s'effondrer.
A moins que c'eût été moi...
Toujours eût-il été qu'à mon réveil, je m'étais retrouvée face à un cristal de saphir aux dimensions démesurées, une femme renarde hystérique qui avait ordonné à son ogre de bras droit de me coller au cachot.
Le cauchemar. Sans détour, en pleine tronche.
Je me souviens que je m'étais pincée jusqu'à faire bleuir ma peau pour me réveiller. En vain. Après avoir reçu la visite d'un homme étrange et mystérieux, j'avais réussi à me sauver de ma geôle et à retrouver la surface. Ma liberté n'avait pas duré longtemps. A nouveau captive, je m'étais exténuée à expliquer à cette bande de personnages de carnaval que je n'étais pas une menace pour eux, que je ne souhaitais qu'une chose : me réveiller et rentrer chez moi. Oui, c'est vrai, ça fait deux choses.Il n'empêche que c'était tout ce que je demandais. Rien d'extraordinaire, en somme.
A force de discussion et avec le soutien d'un homme licorne, j'avais réussi à faire prévaloir mes droits, si tant est que j'en avais encore dans ce monde loufoque. A défaut de pouvoir me renvoyer chez moi, on m'avait proposé de m'intégrer et de me rendre utile. C'était ça ou le cachot. J'avais pas eu beaucoup d'alternatives...
C'est à partir de ce moment que l'homme licorne, qui s'appelait Keroshane (Kero pour les amis), m'a pris sous son aile (ou sa corne) pour me briefer sur son monde. Ainsi, j'avais appris que j'étais arrivée à Eldarya. Les habitants de ce Royaume étaient des Faeries. Il se serait agi de créatures humanoïdes pour la plupart, mais montrant plusieurs singularités propres aux contes et légendes fantastiques que l'on connaissait tous. Tout d'abord repoussant cette nouvelle réalité, j'avais fini par me faire à l'idée que je n'étais pas encore sénile. J'avais donc accepté d'étudier plus en avant les différents aspects de cet environnement pour mieux m'y adapter.
Les animaux, ici, étaient appelés "familiers". Ceux-ci avaient pour habitude d'aider leur maître au cours de leurs nombreuses missions. Par ailleurs, Kero m'avait expliqué qu'on se trouvait dans le Quartier Général de la Garde d'Eel. Eel étant le nom du Royaume du monde d'Eldarya. Autant dire que j'étais au bord de la folie, à cet instant. La Garde d'Eel était une sorte de milice assurant la paix dans le Royaume, suite à la fragmentation du grand cristal (un évènement aux répercussions terribles, apparemment) .
Cette fameuse Garde avait été divisée en quatre sections bien distinctes :
La Garde de l'Obsidienne, qui correspondait aux guerriers du Royaume d'Eel. Ils étaient doués pour le combat et le maniement des armes lourdes. Ils avaient un rôle de défenseur du peuple. Dirigée par Valkyon, un type baraqué à la longue tignasse blanche, la Garde de l'Obsidienne était le Rempart contre les ténèbres qui rôdaient.
La Garde de l'Ombre, qui regroupait des membres discrets et nocturnes, tenait le rôle d'investigateur pour les missions d'espionnage. On faisait notamment appel à eux pour mener des attaques éclairs. Nevra en était le chef ; c'était un vampire au charme incontestable selon ses propres dires.
La Garde de l'Absynthe était composée d'experts en matière d'alchimie et de magie curative. L'infirmière du QG en faisait partie. Ezarel dirigeait cependant cette Garde, un elfe aux cheveux bleus et au langage sarcastique plus qu'insultant pour de chastes oreilles comme les miennes.
La dernière Garde était l'Étincelante. Elle regroupait l'élite du peuple Eldaryen et dirigeait les trois autres Gardes. Elle était menée par Miiko, la Kitsune (femme-renarde) furieuse de la salle du cristal et Leiftan, un bel homme, blond et taciturne.
Mon bienfaiteur, Kero, était un membre de l'Étincelante. J'avais eu du mal à me dire qu'un type aussi gentillet et passif que lui pouvait faire partie de l'Élite. Après une série de questions toutes plus étranges les unes que les autres, il avait été décidé que je rejoindrais les rangs de la Garde de l'Ombre, sous les ordres d'un vampire dragueur de minettes à deux ronds. Le type s'était déjà mis en tête que je lui servirai de casse-croûte.
Après avoir passé quelques jours à réaliser des missions de pacotille dans les environs pour prouver ma valeur à l'hystérique de renarde, j'avais assisté à un bien étrange évènement. Une femme à la beauté miraculeuse était apparue dans la salle du cristal, devant toute l'assistance. Elle m'avait pointé du doigt pour ne dire qu'un mot :
- L'Élue.
Je vous explique pas le malaise. Moi ? Une Élue ? Une élue de rien du tout, oui. Évidemment, cette espèce de révélation n'avait pas arrangé les choses me concernant. Maintenant persuadés que j'avais un rôle à jouer dans leur monde, les membres de la Garde d'Eel s'étaient mis d'accord pour ne pas me renvoyer sur Terre. Ils en étaient même venus à se demander si je n'étais pas une faelienne. Mi-humaine, mi-Faery. La suggestion avait été faite que je pouvais avoir un ancêtre faery, sans forcément être tenue au courant. Je serais potentiellement une métisse, comme ce grand tas de muscles qu'était Valkyon.
Ezarel, l'elfe, en bon manieur de potions, s'était empressé d'en concocter une pour au moins confirmer ou démentir mon métissage. A mon plus grand dam, le test s'était révélé concluant. J'avais donc du sang de faery dans les veines. Sans savoir en quelle concentration, ni de quelle espèce particulière, mais le verdict était tombé : je n'étais pas totalement humaine.
Tout de suite plus conciliante avec moi, Miiko, la kitsune colérique - mais finalement pas si méchante- m'avait confié ma toute première vraie mission. Un bébé kappa avait été aperçu dans la forêt, près du QG. Ces créatures étaient connues dans les légendes japonaises de mon monde. On les décrivait comme des esprits tortues, humanoïdes avec un bec puissant et une cavité remplie d'eau sur le sommet du crâne.
Alertée par les habitants du Refuge (le village de la forteresse), la Garde avait organisé une opération de sauvetage. Ni une, ni deux, je m'étais lancée à corps perdu dans cette nouvelle tâche pour oublier mes malheurs. Ezarel m'avait accompagné et j'en étais bien contente. Surtout qu'à l'instant où je venais de trouver le petit kappa, un énorme loup entouré d'une aura ténébreuse et arborant trois yeux rouges menaçants, nous avait attaqué. L'elfe avait réussi à le faire fuir. La bête, loin des profondeurs de la forêt n'avait pas cherché à batailler.
Mais ma mission n'en était pas terminée pour autant. Après avoir pris soin de la petite tortue, Miiko m'avait gentiment invitée à partir en bateau avec le plus jeune membre de la Garde, Chrome, pour rendre le petit à sa famille, de l'autre côté de l'océan. Sur le coup, j'avais vraiment cru que la kitsune avait voulu se débarrasser de moi. Un accident aurait pu si vite arriver. Elle m'avait collé le plus irresponsable des gardiens, quand même. Un jeune Loup Garou adorable, mais également très immature. Je me souviens que je l'ai tout de suite adoré.
Tout s'était bien passé. Malgré les détours que Chrome nous avait fait prendre (pour suivre ce qu'on pensait être un kraken, vous imaginez ?), nous avions quand même réussi à atteindre l'Île de Jade, où vivaient les Kappas, à rendre le petit Eliott à sa famille et étions prêt à reprendre la mer pour rentrer au bercail. Sauf que notre embarcation n'était plus là.
Panique totale, évidemment. Après maintes discussions et suggestions, nous avons trouvé d'un commun accord que l'idée de concocter une potion de sironomagie était notre seule chance de rentrer chez nous. Nous avons passé une journée et une nuit à réunir les ingrédients nécessaires pour la potion. J'en avait profité pour questionner le jeune loup sur les subtilités de ce monde. J'avais donc appris que les Faeries étaient arrivées à Eldarya après ce qu'ils appelaient le Grand Exil. Il se serait agi d'un exode massif depuis la Terre jusqu'à Eldarya, les deux peuples auraient vécu ensemble sur Terre, par le passé.
J'avais également pris connaissance de leur façon de se nourrir. Tout ce qui poussait à Eldarya n'était nutritif que pour les familiers.Les Faeries étant originaires de Terre devaient trouver le moyen de subtiliser de la nourriture terrienne pour subsister. Un véritable bordel. C'était pour cette raison qu'ils se nourrissaient d'ingrédients simples et peu travaillés. J'avais, à ce moment-là, saisi toute l'urgence de notre situation. Nos vivres étaient restés à bord de notre bateau. Si nous ne rentrions pas rapidement, nous allions mourir de faim.
Au petit matin, nous avons pris la mer avec le Maître Kappa du village. Il avait accepté de nous avancer un peu à l'aide d'une barque autochtone. Arrivés à une journée de nage du QG, nous nous sommes enfilés la potion. La transformation en sirène avait été douloureuse et tellement inattendue pour moi. J'avais totalement perdu pied. Littéralement.
Chrome a été là pour me rassurer et nous avons commencé notre voyage. La nage a été longue et fastidieuse jusqu'au Royaume d'Eel. J'ai senti mes forces s'amenuiser d'heure en heure. J'ai eu beau nager de toutes mes forces, Chrome n'a cessé de creuser la distance qui nous séparait l'un l'autre, sans le vouloir. Alors que nous sommes arrivés à des récifs, nous nous sommes enfoncés dans une grotte sous-marine.
C'est là que tout a dérapé.
J'étais à bout. Mes dernières forces venaient de me quitter. J'avais tenté d'appeler Chrome par tous les moyens mais aucun son ne voulait sortir de ma bouche. Mes poumons se sont mis à me brûler, l'eau glacée à m'engourdir le corps. Puis les ténèbres m'ont entouré...
Hier encore, j'avais la vie devant moi. Pourtant aujourd'hui, je suis en train de mourir.
Prologue : La fête du Cristal
La cime des arbres Toucheciel danse au gré du vent. Les feuillages bruissent et jouent avec les rayons du soleil déclinant. Des familiers aux couleurs vives courent les uns après les autres. La journée s'achève aussi bien qu'elle avait commencé. La forêt des Brumes est calme et malgré tout déborde de vie et de magie.
C'est en cette occasion que se prépare une grande célébration. On l'appelle la "Fête du Cristal". Elle se déroulera ici, dans cette clairière, perdue au milieu des arbres. En son centre, se dresse un immense cristal. Son pied est si large que cinquante personnes se tenant par la main en feraient tout juste le tour. Il monte si haut que les nuages sont tranchés en deux quand ils passent au-dessus. Le Cristal-mère est opaque et transparent à la fois. Si on n'y prend pas garde, on pourrait se noyer dans cet océan de pureté.
Une fillette vêtue de linges fluides accourt vers l'immense cristal bleuté et y appose son front.
- Crois-tu que l'Oracle me voit, maman ?
- Je n'en doute pas un instant, ma chérie, répond une magnifique jeune femme.
Elle est tout aussi légèrement habillée que sa fille et sur ses cuisses, ses bras et le creux de ses reins, apparaissent quelques plumes d'une blancheur éclatante.
- Raconte moi encore son histoire, maman, supplie la fillette.
- Elle sera contée demain lors de la célébration. Ne veux-tu pas attendre ?
- S'il te plaîît, insiste la petite.
- Brièvement, alors !
La demoiselle s'assoit en tailleur dans l'herbe et cale son menton dans le creux de ses mains. Sa maman, elle, s'approche du Grand Cristal. Il illumine toute la clairière d'une lueur bleutée. Lorsqu'elle effleure le Cristal-mère, elle sent une volute de magie s'envoler et imprégner tous les êtres vivants alentour.
Elle se retourne alors et entame son récit :
- Il y a bien longtemps, notre monde, Eldarya, était en grand danger. La magie était menacée. Le Cristal-mère n'était plus et nous étions voués à disparaître. Alors un être mystique, débordant de Maana, entreprit un long voyage pour raviver la source de notre magie.
- Et l'histoire d'amour, maman. Parle de l'histoire d'amour.
- Haha, oui, il y avait bien une histoire d'amour. Vois-tu, la jeune Oracle avait offert son cœur à un homme...
- Il était beau, dis ? trépigne la fillette.
- Oh oui, c'était un très bel homme. Leur amour lui a donné la force d'ériger cet immense Cristal, raconte la maman en montrant la pointe de l'édifice du doigt. Vois-tu comme il est grand ?
- Il est gigantex ! écorche-t-elle. Il perce les nuages... qu'il est beau.
- L'amour est la clef, mon enfant. Ne l'oublie jamais. La fête de demain est organisée en l'honneur du Cristal-mère, source de toute magie en Eldarya. Et surtout pour nous souvenir de l'Oracle qui est abritée en son sein et de ce qu'elle a dû traverser pour nous sauver tous de l'extinction.
- Oh maman, raconte moi, s'il te plaît.
- Demain, approuve la femme. Demain, lors de la Célébration, tu écouteras ses périples, tu apprendras d'où te viens cette magie intarissable, mais pour l'heure…
L'enfant grimace. Elle sait bien ce qui l'attend. Elle se lève alors et s'éloigne de la clairière en sautillant comme un Dalafa.
- Au dodo, murmure la maman.
A l'orée de la clairière, l'étrange femme se retourne une dernière fois vers l'imposant Cristal bleu.
Une larme silencieuse glisse le long de sa joue. La tristesse de la journée à venir lui étreint le cœur.
Chapitre 1 : Un cœur qui bat
De ma remontée dans la grotte sous-marine, je ne me souviens que de peu de choses. Ma perception était brouillée, seules les sensations persistent. Cette douleur, lacérant ma gorge et m'empêchant d'appeler Chrome à l'aide. C'était comme si j'avais respiré des lames de rasoir. Et puis ce poids sur ma poitrine, m'écrasant et m'étouffant. Je me souviens de l'obscurité lorsque j'ai clos mes paupières. Je me souviens de l'eau glacée sur ma peau nue. Cette eau glacée qui allait être mon tombeau. Je me suis vu mourir, si misérablement et pourtant…
C'était sans compter sur cette main qui m'a extirpée du liquide gelé. Je me souviens qu'on a appelé mon nom, à plusieurs reprises :
- Waïtikka ! Waïtikka ! Réveille-toi ! insistait la voix familière.
Je n'avais cependant pas trouvé la force d'ouvrir les yeux.
Et puis finalement, je me suis sentie... mieux. Oui, tout simplement mieux. Quelque chose m'a recouvert. Quelque chose de doux et chaud. L'odeur m'était familière sans que je puisse l'identifier. C'était un subtile mélange d'odeurs de fleurs, d'écorces et d'un élément plus artificiel. Je ne saurais dire lequel.
Je me suis laissée bercer. J'étais tellement fatiguée. Je me suis accrochée de toutes mes forces à mon "berceau". J'étais bien, vraiment. J'avais calé ma tête sur une surface tiède, et j'écoutais le son qui résonnait dedans. Je me suis endormie sur les battements en trois temps de ce... tambour tribal ?
Ce qu'il s'est passé ensuite est très vague. Je me souviens avoir aperçu des visages. Ykhar, Eweleïn et Alajéa au-dessus de moi, le regard inquiet.
Parfois, je voyais Ezarel, tantôt m'observant, les sourcils froncés, tantôt endormi, la tête posée sur mon bras. Je n'ai aperçu aucun des autres garçons, ce qui me laisse à penser que les visions d'Ezarel n'étaient que le fruit de mon imagination. Je suppose que son humour me manque...**************
J'ai la gorge sèche, les lèvres qui tirent et la luminosité du jour m'éblouit lorsque j'ouvre les yeux. J'essaye de me redresser sur ma couche mais la douleur des courbatures m'extirpe un gémissement malgré moi.
Eweleïn accourt.
- Waïtikka, tu es réveillée !
- Eweleïn ? Que s'est-il passé ?
- Tu ne te souviens de rien ? s'étonne-t-elle.
- C'est très confus, expliqué-je.
Elle porte ses longs doigts fins à son menton.
- Hum, le traumatisme que tu as vécu peut justifier ce trouble dans ton esprit.
Elle s'assied alors près de moi et me prend la main, d'un air plus grave.
- Tu te souviens de ton voyage marin avec Chrome ?
- Oh mon dieu ! Chrome ! Est-ce qu'il va bien ? m'écrié-je. Je l'ai perdu dans la grotte, j'ai essayé de l'appeler mais je n'arrivais plus à parler.
Je me sens terriblement coupable de ne pas avoir pensé à demander des nouvelles de Chrome aussitôt après avoir ouvert les yeux. J'espère qu'il s'en est mieux tiré que moi.
- Chrome va bien, Waïtikka. Ne fais pas cette mine déconfite.
Je plonge mes yeux dans les siens, pour m'assurer qu'elle ne cherche pas seulement à me réconforter. C'est étrange : je la vois floue, soudainement.
- Je... je... Eweleïn, je n'arrivais plus à rien. Mon corps ne m'obéissait plus.
La douce infirmière me caresse la joue de son pouce pour essuyer une larme silencieuse.
- Les effets de la potion de Sironomagie se sont estompés avant que tu n'atteignes la surface, me confie-t-elle. C'est pour ça que ton corps te refusait tout mouvement.
Je ne comprends pas. Si c'était vrai, je ne devrais pas être là.
-Dans ce cas, interrogé-je, comment suis-je remontée à la surface ?
C'est une autre voix qui m'a répondu, d'un ton cassant :
- C'est MOI qui t'ai sortie de l'eau.
- Ezarel ! m'écrié-je en tournant la tête vers lui.
- Si je n'avais pas plongé pour te récupérer, tu te serais noyée, petite sotte ! Et je déteste l'eau, surtout quand elle est froide.
Oh, je ne m'attendais pas à un "bonjour" aussi glacial. Pourquoi est-il en colère ?
- Ezarel, excuse-moi... je...
- Qu'est-ce qui vous a pris de vous transformer en sirènes ? Vous vouliez faire du tourisme ?
- Eh bien, c'est à dire que... bafouillé-je. Ça me paraissait être une bonne idée. Ça a fonctionné, non ?
- C'était très risqué ! me réprimande-t-il.
Je comprends sa colère. Je suis d'accord avec ce qu'il me dit. C'est vrai que c'était risqué, mais je vais bien. Chrome va bien. Où est le malaise ? Ne me dites pas que...
- Ezarel, tu t'es inquiété pour Chrome et moi ?
Aussitôt, il fait la moue en soulevant un sourcil.
- Pas du tout, s'empresse-t-il de répondre.
- Tu mens très mal, Ezarel, raille Eweleïn.
Puis se penchant vers moi, l'infirmière me chuchote suffisamment fort pour s'assurer que l'elfe aux cheveux bleus l'entende :
-Il a passé tes deux jours de coma à ton chevet. J'ai dû faire appel à Miiko pour le chasser de mon infirmerie.
J'en reste pantoise. Ezarel ? Inquiet. Pour moi ? Lui qui passe son temps à bien me faire prendre conscience de mon insignifiance dans ce monde de faery…
Eweleïn l'a visiblement gêné. Ezarel ne dit rien. Ce n'est pas souvent qu'on arrive à lui clouer le bec. Ou bien ne souhaite-t-il tout simplement pas démentir. Avec l'aide d'Eweleïn, je me sors des couvertures pour faire face à Ezarel, debout. Le rouge me monte aux joues quand je me rends compte que je ne suis pas décemment vêtue. Un débardeur et un shorty blanc pour toute tenue. Ezarel ne semble pas y prêter attention. Tant mieux. Il garde le regard dans le vague, quelque part, derrière moi. Je m'approche de lui et penche la tête pour capter son attention.
- Tu t'es vraiment inquiété pour moi ? Je veux dire, réellement ?
L'elfe plonge ses yeux dans les miens. Ses yeux verts avec cette lueur de malice qui lui est propre. Bon sang, je n'avais jamais remarqué que ses yeux étaient si beaux, si bien que je me laisse happer par son regard. Mais la rudesse de ses paroles tranche violemment ce lien qui commençait à se tisser.
- Évidemment ! Tu es le meilleur sujet de moquerie qui m'ait été donné d'avoir.
Puis il affiche son sourire canaille. Je le reconnais bien là. Ezarel, pareil à lui même.
- Tu es tellement bourrée d'imperfections, ajoute-t-il, que tu en deviens presque parfaite.
Whow whow whow ! Minute, papillon ! C'est un compliment qu'il vient de me faire ? Détourné, c'est vrai, mais quand bien même ! C'est si rare que je savoure l'instant.
- Merci, lui soufflé-je, émue aux larmes.
- Hé ! s'exclame-t-il, étonné par ma réaction. J'ai dit "presque". Tu es loin d'être vraiment parf...
Je ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase. Je sais bien qu'il déteste les démonstrations d'affection. En particulier quand c'est lui, le sujet. Mais c'est plus fort que moi : je me précipite sur lui et l'enlace.
- Non, je veux dire : merci. Merci de m'avoir sauvée, merci d'être resté pour veiller sur moi et merci de me remonter le moral. Merci pour tout, Ezarel.
Il reste figé pendant un instant, les bras écartés comme prit en otage.
- Je te rappelle qu'on a pas gardé les Moogliz ensemble...
Mais alors que je m'attends à ce qu'il me repousse, je sens ses bras qui me rendent mon étreinte.
- De rien, murmure-t-il.
Je pose ma tête sur son torse et prends une profonde inspiration. Ce moment est tellement agréable sans ses piques et ses moqueries. C'est quand je ferme les yeux que tout part en vrille. J'éprouve à nouveau la panique que j'ai ressenti en essayant de sortir de l'eau. Cette spirale de terreur et de froideur. Puis la main qui me tire de là. La main d'Ezarel... C'est là que je percute !
Je décolle ma tête pour lui poser la question.
- C'est toi qui m'a porté jusqu'ici, non ?
A son air étonné, je crois que j'ai vu juste.
- Tu étais complètement dans les vapes... comment peux-tu le savoir ?
Il jette un regard inquisiteur à l'infirmière en quête d'une réponse médicale. Que nenni !
- Je n'en savais rien, mais tu viens de me le confirmer, souris-je.
J'ai aussitôt droit à un regard noir. Okey, je m'explique, je vais pas le faire gamberger.
- Je me souviens avoir été bercée, ça sentait bon les fleurs sauvages et il y avait une musique tribale, aussi, enchaîné-je.
Les deux elfes s'échangent un regard inquiet. A ma grande stupeur, Ezarel vient poser ses lèvres sur mon front. J'aurais pu être touchée par le geste, mais j'ai vite saisi. Je secoue la tête pour me libérer de lui.
- Non, je n'ai pas de fièvre, papa Eza' ! m'agacé-je.
- Hum, grogne-t-il. Plaide la folie quand Miiko t'interrogera.
- Oui, promis, ris-je exagérément.
Puis je reprends, plus sérieusement :
- Ezarel, tu ne vois pas ? C'est de toi que je me rappelle.
Vu le regard qu'il me jette, il va vraiment falloir que je lui fasse un dessin. Eweleïn, elle, a compris. Je le devine à son sourire.
- Tu me confirmes que tu m'as portée de la prison jusqu'à l'infirmerie, pas vrai ?
- Oui, c'est bien le cas.
- Quand tu m'as portée, je me suis sentie bercée, par le mouvement de tes pas, j'imagine. Je devais sûrement avoir le visage contre tes vêtements puisque tu portes cette même odeur de fleurs sauvages.
- Ça doit être les senteurs des potions que je fabrique. J'ai posé ma veste sur toi pour te réchauffer. Et puis parce que tu étais.... tu sais !
Ils ont vraiment du mal à prononcer ce mot, ma parole. Nue ! J'étais nue comme un ver, oui !
- J'imagine que l'odeur de mon labo a imprégné mes vêtements...
Je hoche la tête, frénétique. Il saisit enfin.
- Mais je comprends pas, grimace-t-il.
Hmpf ! C'était trop beau. Je suis quand même de corvée d'art plastique...
- Il n'y avait aucune musique, réfléchit-il.
Je souris. Il ne s'en rend donc pas compte ? Je m'approche de lui et pose la main sur son torse.
- La musique que j'ai entendu, Ezarel, c'est la tienne.
Les deux elfes restent stupéfaits, comme s'ils n'avaient rien compris de ce que je venais de dire.
- La musique de ton cœur, Eza', précisé-je.
Sait-on jamais…
Ils ne réagissent toujours pas... Je crois que je les ai cassés. Je ne vois pourtant pas ce qu'il y a de choquant. Puis d'un coup, Eweleïn éclate de rire.
- Ça, c'est de la blague drôle ! Tu devrais en prendre de la graine, Ezarel !!
- Je ne comprends pas. Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Ezarel a un cœur de glace, il ne bat pas, m'assène Eweleïn.
Blasé d'être la cible des moqueries à son tour, Ezarel ignore la remarque de l'infirmière et m'explique :
- Le cœur des elfes bat très faiblement. Notre rythme cardiaque est très léger et inaudible à l'oreille. Il faut un appareil particulier pour l'entendre.
C'est impossible. Je refuse de le croire ! Je suis certaine de ce que j'ai entendu, quand même. Enfin... je suppose.
- Quelque soit ce que tu as entendu, reprend-il, ce n'était pas mon cœur.
Il est on ne peut plus sérieux, je ne décèle aucune trace d'humour dans sa voix. Et Eweleïn qui ricane encore dans son coin.
- Oh ça non, il n’y a aucun risque, pouffe-t-elle. Ezarel, un cœur ! Je t'adore, Waïtikka !
Je la fixe un instant. Elle est là, pliée en deux, se tape le genou de la main. J'ai l'impression de voir un personnage tout droit sorti d'un dessin animé comique. Elle s'en donne vraiment à cœur joie. J'imagine qu'elle n'a pas souvent l'occasion de se moquer de son chef de Garde. Mouais... Je commence à moins l'apprécier, l'infirmière, moi…
- Pourtant je suis sûre de ce que j'ai entendu ! insisté-je.
A nouveau, je viens me coller à Ezarel. Je ne lui laisse pas le temps de ronchonner et j'applique mon oreille sur son torse. Pendant un court instant, je crois devenir folle. En effet, sous mon oreille, c'est le silence absolu. Je suis sur le point de me retirer quand un son ne fait entendre.
- Je l'entends ! Vous voyez, je ne suis pas folle ! m'exclamé-je.
Eweleïn cesse de rire subitement et m'interroge :
- C'est impossible, combien de battements entends-tu ?
C'est quoi cette question ?!
- Euh... je... j'entends des séries de trois battements regroupés. En musique, ça donnerait deux croches, une noire et un soupir.
J'ai fais un peu de solfège, il y a quelques années. Je suis contente que ça serve, finalement. Ezarel et Eweleïn me regardent fixement comme si je venais de leur dévoiler qui s'asseyait sur le Trône de Fer à la fin de la série...
- Ben quoi ?
- C'est pas normal, déclare l'infirmière, soudain plus sérieuse.
C'est effectivement pas un rythme cardiaque très normal, mais quand même de là à prendre cet air grave... Oh bon sang !
- Ne me dites pas qu'on vient de découvrir qu'Ezarel a une grave maladie du cœur ?!
Là, ils sont mis à rire tous les deux. Zut à la fin, qu'est-ce que je dis de drôle ? J'aimerais rire moi aussi !
- Non, me rassure Eweleïn, c'est notre rythme habituel. Je voulais dire que ce n'est pas normal que tu puisses le percevoir ! Nous-même ne pouvons entendre le battement de nos congénères à l'oreille.
- Mais maintenant vous me croyez !
- Il faut en parler à Miiko, intervient Ezarel. C'est peut-être un indice sur ta nature de Faelienne.
Il m'attrape alors par le bras et commence à me tirer vers la sortie de l'infirmerie. J'ai beau résister, mes pieds nus glissent sur le sol.
- Aheum ! s'interpose Eweleïn. Ezarel, pourrais-tu la laisser s'habiller avant ?
L'elfe s'arrête net et m'examine brièvement de la tête aux pieds. Je ne sais plus où me mettre. Je voudrais être une petite souris pour me cacher et ne plus jamais avoir à être vue en si petite tenue.
- Pourquoi ? Elle n'a plus sa peau de sirène, ça ne dérangera personne qu'elle se présente comme ça.
- Hey ! Ça va pas ? m'outré-je en tirant sur mon bras pour me libérer.
- De plus, insiste-t-il. Je suis sûr que tu seras au goût de Nevra, comme ça.
J'interromps tout mouvement. Que cherche-t-il à dire par là ? Je ne veux pas être à son goût ! Déjà qu'il est assez lourd avec ses sous-entendus, alors si en plus, je me présente comme ça, je vais avoir du mal à être crédible pour repousser ses avances.
- Certainement pas ! Je ne veux pas être considérée comme un repas ! Laisse-moi m'habiller !
Aussitôt, Ezarel me lâche, manquant de me faire tomber à cause de l'élan que j'avais pris, et ouvre la porte, prêt à partir.
- Ce n'est pas mon intention non plus. Surtout pas par ce rapace, me glisse-t-il.
Je m'habille rapidement et je rejoins Ezarel dans la Salle du Cristal. Miiko, Valkyon, Ykhar et Kero sont là, eux aussi. Ezarel a déjà dû les briefer sur mes nouveaux "pouvoirs" puisque Miiko me demande d'emblée plus de détails.
Je lui raconte donc ma version, visiblement très similaire à celle que mon sauveur leur a servi. On reste tous bien longtemps à discuter et à réfléchir sur ma situation. Kero et Ykhar cherchent dans leurs livres les différentes espèces de faeries qui pourraient avoir cette capacité d'audition. Il y en a tellement que je n'ai retenu aucun des noms qu'ils ont cité. Valkyon recense les créatures qu'il a combattu ou rencontré sur les champs de batailles qui présentent des similitudes. Ici encore la liste est longue.
Ezarel propose même de mettre au point une potion afin de détecter la souche de mon côté Faelien. Quelque chose qui provoquerait des réactions allergiques selon si je suis d'une espèce ou d'une autre. Je mets vite le holà à cette brillante idée. Je ne veux pas me retrouver recouverte de pustules ou avec des membres supplémentaires...
Les débats ont continué jusque tard dans la nuit.
Moi, je ne pensais qu'à une chose : mon lit !
Chapitre 2 : J'y réfléchirai
Quand Miiko nous libère enfin, je ne cherche pas à entamer de discussion avec qui que ce soit. Je vois bien Kero s'avancer vers moi pour s'enquérir de mon état de bien-être, mais sans vouloir le snober, je file avant qu'il me mette le grappin dessus.
Dormir, juste dormir. J'ai conscience que j'ai passé les deux derniers jours à végéter dans le lit de l'infirmière, mais croyez-moi, physiquement, c'est comme si j'avais nagé jusqu'à mon réveil.
J'arrive enfin à ma chambre. Heureusement, je n'ai croisé personne susceptible de me retenir dans le Corridor. Je n'allume pas la lumière de ma chambre, je n'en ai pas besoin, je connais l'emplacement de chaque chose par cœur. En plus, quelques rayons de la lune transparaissent par le vitrail au fond de la pièce. Le chef de ma Garde a vraiment fait du bon boulot !
Je me déshabille mollement et jette mes vêtements sur le divan. Je soulève la couette épaisse et me glisse en dessous. Je reste un instant sans bouger, pour savourer la position allongé et le silence qui commence à retomber. Mes oreilles bourdonnent encore de toutes les conversations de la soirée.
Enfin à l'aise, je bascule pour prendre toute la place dans ce grand lit, quand... je touche quelque chose. Ma main rencontre une surface tiède et moelleuse. Par curiosité, je tâte l'objet pour deviner ce que c'est. On dirait...
- Hum... gémit une voix que je connais que trop bien.
- Non mais je rêve ! Criai-je en bondissant de mon lit.
J'allume ma lampe de chevet pour dévoiler l'intrus.
- Oh, la lumière ! J'essaye de dormir... grognasse le ravisseur de mon seul sanctuaire.
- Dans MON lit ?! Nevra, déguerpis de là. Et rends-moi les clefs, au passage.
- Je voulais seulement voir comment tu allais... se justifie-t-il en se redressant.
- Tu n'es pourtant pas venu me voir à l'infirmerie.
- Y avait tout le temps l'autre elfe. J'avais pas encore envie de subir ses blagues stupides, explique-t-il.
- Je ne savais pas que vous ne vous entendiez pas à ce point.
- Il est mesquin.
Puis il ajoute en se léchant les babines :
- Tu ne trouve pas que c'est plus alléchant de se voir comme ça ?
Heureusement que je suis dans la pénombre. Je ne veux pas que Nevra constate mon embarras. Il ne me lâchera plus sinon.
- Je ne suis pas un plat de résistance, Nevra. Rentre-toi ça dans le crâne.
- Non, en effet. Toi, tu es le dessert.
- Oh, pitié, me plains-je.
Il reprend son air sérieux :
- Chrome m'a fait un rapport de votre voyage. J'enquête sur le vol du bateau. Il doit y avoir quelqu'un qui voulait vous retarder ou vous mettre en difficulté.
- C'est ce que je pense aussi, réfléchis-je en m'asseyant sur le bord de mon lit. Tu as découvert quelque chose ?
- Non, rien pour le moment.
Il a l'air ennuyé. Je suppose qu'il n'apprécie pas outre mesure qu'on s'en prenne -même indirectement- aux membres de sa Garde.
Mais là n'est pas la cause de mon agacement.
- Et donc, tu pensais trouver des réponses dans mon lit ?
Ses lèvres s'étirent à nouveau :
- Absolument pas. Je voulais juste dormir avec toi.
On peut pas dire qu'il manque de franchise. Au moins, je suis au fait de ses intentions.
- Haha, je t'ai manquée, hein ? le taquinai-je, à la manière d'une adolescente.
Puis, me radoucissant, je souris :
- C'est chou. Mais tu ne dormiras pas ici cette nuit.
Il reste un instant sans bouger. Il doit croire que je plaisante. Je n'oserais pas être si familière avec mon supérieur hiérarchique. Sauf que là, on est dans le cadre privé, y a plus de Garde qui tienne. Il y a MON lit, MA couette, MON intimité, et Nevra n'a rien à faire dans tout ça !
- S'il te plait, Nevra, soufflai-je. Je suis fatiguée, j'ai envie de dormir.
Visiblement déçu, il sort de mon lit, récupère ses vêtements bien rangés sur le fauteuil et se dirige vers la sortie. Il pose la main sur la poignée et murmure :
- Je suis rassuré que tu ailles bien.
Ahhhh !! Que le diable t'emporte, Nevra ! Dans sa voix, transparait la même fébrilité que j'avais perçu peu de temps avant mon départ. Cette petite vibration sur les voyelles que j'avais remarqué lorsque les autres s'étaient clairement foutus de son "charme vampirique" à cause du livre débile d'Ykhar. Ce jour là, le rejet de ses camarades l'avait blessé. Les autres ne l'avaient sans doute pas remarqué, trop occupé à rire. Moi je l'avais ressenti. Ça me brise le cœur de lui faire de la peine. Je sens que je vais le regretter mais je ne peux pas le laisser comme ça :
- Nevra... c'est bon, reste.
Il se retourne vers moi, surprit. Dans ses yeux, je peux lire un mélange de stupéfaction et d'espoir. Il ne me laisse pas le temps de changer d'avis et se précipite dans mon lit. Mais je tiens bien à préciser :
- Juste pour cette nuit, comprit ?
Il prend à nouveau son habituel air de pervers :
- Après cette nuit, c'est toi qui me réclamera les autres.
Mais bien sûr... et puis quoi encore ? Il en serait presque craquant à être si sûr de lui. Mais je ne suis pas aussi facile à séduire ! Et j'ai du répondant.
-Ça ne risque pas, je dors sur le divan.
- Quoi ?! Hors de question. Viens là, m'ordonne-t-il en tapotant ma place dans le lit.
- Tu ne peux pas m'y forcer, rétorquai-je.
- En tant que chef de la Garde de l'Ombre, je t'oblige à dormir dans ton lit.
- Tu es entré dans MA chambre sans mon autorisation, c'est MOI qui commande, ici !
Oh bon sang, Waïtikka, ferme ta bouche !! Il va te le faire payer demain et tous les autres jours qui suivront.
- Tu es fatiguée, me rassène-t-il. Tu dormiras mal sur le divan.
Okey, il marque un point... Et je suis vraiment crevée. Je ne veux pas lui accorder le plaisir d'avoir raison et de me faire céder. D'un autre coté, le canapé est assez raide et étroit. Et s'il a décidé de me surcharger de travail demain, j'ai plutôt intérêt à être bien reposée. Je suis en proie à une lutte intérieur. Ma fierté contre ma fatigue. Je vois Nevra sourire en coin. Le bougre, il sait qu'il est vainqueur dans cette bataille.
A contre cœur, je me glisse à nouveau sous ma couette et me tourne dans sa direction. Je veux l'avoir à l’œil. Il tend le bras au dessus de moi et éteint la lumière. Il faut un certain temps à mes yeux pour s'habituer à nouveau à l'obscurité. Il fait trop sombre pour que je puisse distinguer les détails du visage de Nevra. Mais les reflets de la lune sur le vitrail me permettent de voir la lueur dans ses yeux. je devine donc qu'il regarde fixement. Est-ce qu'il voit dans le noir comme en plein jour ? Ça me met mal à l'aise de m'endormir en sachant que Nevra m'observe.
- Je te remercie de t'inquiéter pour moi, tentai-je pour détendre un peu l'atmosphère. Même si ta façon de le montrer est très particulière...
- C'est parce que je suis particulier.
- Sérieusement, Nevra...
- Je suis sérieux, me corrige-t-il.
D'ailleurs, en parlant de singularité, ça me rappelle que je ne l'ai pas encore mis au courant. Il serait peut-être temps, quand même. Je me pavane, fière de moi :
- Peut-être que moi aussi, je suis particulière.
- C'est évident puisque je t'ai recruté dans ma Garde.
N'importe quoi ! Et il vient de me bousiller ma fierté, là !
- C'est le test de Kero qui a décidé où j'allais... Je te rappelle qu'au départ, tu n'étais pas emballé par l'idée que je rejoigne la Garde de l'Ombre.
Pour esquiver mon attaque, il se recentre :
- Et en quoi d'autre, tu serais si particulière ?
Je me remémore sa réaction à propose des visites à l'infirmerie et décide d'éviter de le froisser.
- Avec Eweleïn, on a découvert que j'avais un audition au dessus de la moyenne.
- Moi aussi et alors ?
Mais quel rabat-joie ! J'ai pas le droit de me sentir un peu plus qu'une simple humaine, pour une fois ? Môssieur doit quand même être meilleur que moi ?
- Est-ce que tu peux entendre le cœur d'un Elfe battre, toi ?
- C'est impossible, rit-il. Les elfes n'ont pas de cœur.
Je rêve ou ils se sont passé le mot ?! C'est quand même dingue que le fait que je puisse percevoir les battements de leur organe les fasse tous rire à s'en péter les côtes !
- Eh bien moi, je l'ai entendu !
J'enchaine vite avant qu'il n'ai le temps de me demander si c'était bien le cœur d'Eweleïn que j'avais entendu. Je mens très mal.
- Miiko m'a tenu la jambe toute la soirée pour comprendre de quel type de Faery je pourrais être issue et ce qui a pu réveiller cette capacité.
Je lui fait un résumé des différentes théories et conclusions auxquelles sont arrivées la petite troupe. Ça m'a encore plus fatiguée de ressasser ces débats interminables, mais Nevra aura peut-être un autre avis sur la question.
- Qu'en penses-tu ? l'interrogeai-je enfin.
Pas de réponse. L'écho de ma voix s’éteint peu à peu et le silence retombe sur la pièce. Je n'entends que ma respiration et cette de Nevra. Je ne le sens même plus bouger, à coté de moi. D'ailleurs, je ne vois plus la lueur de ses yeux non plus... Je crois que j'ai endormi Nevra. Je ne pensais pas être ennuyeuse à ce point.
-Je n'en sais rien, déclare-t-il tout d'un coup.
Je sursaute violemment. Il m'a foutu les jetons !! J'en ai le cœur qui fait des bonds. Si Nevra s'en est rendu compte alors il n'en laisse rien savoir.
- Mais moi, je sais comment faire pour savoir ce que tu es, m'avoue-t-il.
J'entends aux nuances dans sa voix qu'il sourit de toutes ses dents. Il est visiblement satisfait d'avoir réponse à mon problème.
- Quoi ? vraiment ? Pourquoi ne l'as-tu pas fait dès le départ ?
- Les autres ont refusé. Ils disent que mes méthodes manquent d'éthique.
Bon là, ça commence à m'inquiéter... Ça ne m'étonne pas vraiment non plus venant de Nevra. Lui-même manque d'éthique dans ses propos. Mais j'ai besoin de savoir ce que je suis, qui je suis. Je ferais tout ce qu'il faut pour ça.
- Explique, lui proposai-je.
- Il faudrait que je te goûte.
Je retire ce que je viens de dire. Je ne ferai pas tout !
Nevra doit sûrement voir mon expression scandalisée puisqu'il tente d'expliquer :
- Certaines Faeries sont vraiment spéciales et je peux discerner leur particularité à leur sang. Leur élixir de vie s'imprègnent d'un goût différent en fonction de leur espèce.
Ça se tient.
- Mouais, mais je vois deux points qui posent problème. Le premier, c'est que tu as dit que "certaines espèces" avaient un goût, pas toutes. Et si la Faery dont je suis issue n'avait pas de goût particulier ? Donc ta technique n'est pas fiable à 100%. Ensuite, pour savoir de quelle espèce je me rapproche, il te faudrait un élément de comparaison pour chaque espèce ! Tu vas me faire croire que tu as goûté le sang de toutes les espèces de Faery ?
- Je comprends ton scepticisme, murmure-t-il. Mais même si je ne peux pas certifier à 100% de quelle lignée tu es la descendante, je peux au moins réduire le champs des possibles.
Soit. Et pourquoi il ne se justifie pas pour les "éléments comparatifs" ?? Hein ? Pourquoi ?? Il a vraiment goûté toutes les faeries existantes ?
...
En fait...
Je veux pas savoir !
Comme je ne dis rien, il essaye de me tenter :
- Tu te rends compte qu'une petite morsure suffirait à nous faire découvrir ta nature ?
- Ma nature de cadavre tout frais, oui.
Il a levé les yeux au ciel ! Je l'ai vu. La lueur de ses yeux a vrillé sur elle-même.
- Je n'ai pas besoin de te saigner non plus.
Je lève mon index vers lui.
- Si je m'écorche le doigt, ça suffirait ?
- Non, répond-il après une hésitation silencieuse.
Je me disais bien, aussi. C'aurait été trop facile.
- Il m'en faut un peu plus. Et il faut du sang oxygéné, qui porte encore tous les marqueurs de ton espèce de façon optimale.
- Oh. C'est pour ça que les vampires sautent toujours à la gorge de leurs pauvres victimes innocentes ? relevai-je.
Un silence pesant tombe sur nous. J'ai peur de l'avoir vexé. J'essaye de trouver quelque chose à dire pour m'excuser, mais Nevra me devance :
- Ouais, c'est pour ça.
- Je comprends pas, lâchai-je enfin. Si les autres ne sont pas d'accord, pourquoi ne pas t'être servi sans demander ?
Oh là, je me rends compte de l'aspect tendancieux de mes propos, je me rattrape aussitôt :
- Je veux dire, non pas que je veuille que tu me brutalise, mais c'est pas ce que les vampires font normalement ? Mordre les gens sans leur accord...
- Dans vos histoires idiotes, oui. Je préfère que la morsure soit voulue. La saveur en est bien meilleure. Si je t'avais drainée sans ton accord, je n'aurais pas pu trouver l'origine de ton hybridation faelienne.
- Ah bon ? Pourquoi ça ? m'intéressai-je.
- Le goût de ta peur aurait occulté toutes les subtilités de ton sang.
- Hum c'est bon à savoir.
Me voila déjà un peu plus rassurée quant à passer la nuit à coté de lui.
Nous avons continué de discuter un moment, jusqu'à ce que mes bâillements nous incommodent tous les deux. On s'est dont souhaité "bonne nuit" et je me suis retournée de mon coté pour m'endormir.
Au moment où Morphée me tend les bras, j'ai un petit instant de panique.
- Nevra ? couinai-je, à peine audible.
- Hum ?
- Tu n'essaye pas de me mordre, hein ? Tu le promets ?
Il attend un instant avant de répondre, comme s'il hésitait. Comme s'il n'était pas sûr, lui-même, d'être capable de s'abstenir.
- Promis.
Malgré tous ses cotés louches et insistants, je ne doute pas une seconde de sa parole. J'ai bien conscience qu'il faut être un peu masochiste ou avoir des tendances suicidaires pour accepter de dormir aux cotés d'un vampire, mais quelque chose dans sa voix, dans son attitude fait que je le crois. Je sais que je peux croire en sa parole.
- Nevra ?
Je sais, je suis la reine des chiantes !
- Dors donc, je te réserve beaucoup de travail demain.
Je déglutis avec peine, ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes !! Je le savais, il va se venger !
- C'est juste que... J'y réfléchirai, d'accord ?
Il lui faut quelques secondes pour comprendre à quoi je fais allusion. A plusieurs reprises, il ouvre la bouche et inspire pour dire quelque chose, mais il se ravise à chaque fois. Veux-il essayer de me convaincre ? Peut-être essaye-t-il de me rassurer en me disant qu'il ne me force en rien. Après tout, c'est pour moi. Qu'a-t-il à en tirer ? A part quelques gouttes de sang que les faeries du coin se font sans doute un plaisir de lui fournir en abondance.
Puis il enfonce sa tête dans l'oreiller, prêt à s'assoupir, quand je sens son souffle sur ma nuque, alors que les notes de sa voix me parviennent :
- D'accord.
Je sais que c'est étrange, mais je lui fait confiance. Contrairement à ce qu'Ezarel m'a dit, Nevra n'est pas un Rapace !
Chapitre 3 : Origines
Lorsque j'émerge, au petit matin, je me sens très reposée. J'ai vraiment bien dormi. Je roule jusqu'au bord du lit et ouvre les yeux quand mes pieds touchent le carrelage fraichement réchauffé par les rayons du soleil levant. Je ne peux retenir plus longtemps un étirement. C'est quand je le vois, assis sur le fauteuil, penché au dessus de ses chaussures, que je me souviens que j'ai dormi avec Nevra. Ce sommeil a été tellement réparateur que j'en avais même oublié la soirée d'hier.
Il me tourne le dos mais je ne doute pas un instant qu'il m'a entendu me lever.
J’attrape la couette et m'enroule dedans pour m'avancer vers lui.
- Bien dormi ? me demande-t-il.
- Comme une marmotte, avouai-je.
- Une marmotte ?
Il me fait le même coup qu'Ezarel avec le chat, là, non ?
Hum, de toute façon je n'ai pas de réplique cinglante sous la main...
- C'est un petit animal, plein de poils, qui dort beaucoup et profondément.
- Oh, en effet, tu es peut-être une Brownie-marmotte, alors.
C'est pas du tout épique, ça, comme espèce. J'avais espéré qu'on me trouve des origines qui donnent envie.
- Genre, une marmotte-garou ? Ce serait burlesque.
Je m'avance tant bien que mal vers le divan où sont posés mes vêtements. Je me concentre sur ma tâche pour ne pas m'emmêler les pieds dans la couette. Je ne veux pas tomber tête la première sur le sol pour exhiber mon splendide postérieur à Nevra.
- Tu sais, j'ai dormi juste à coté de toi, cette nuit.
- Oh, c'est vrai ? Je n'avais pas remarqué, raillai-je.
- Tu as avalé un elfe pour avoir un tel humour ? grimace-t-il.
Faudra que je découvre un de ces quatre ce qui les fout en boule ces deux-là.
- Où veux-tu en venir ? recentrai-je.
- Tu n'as pas besoin de t’emmitoufler. J'ai bien vu comment tu étais en dessous.
Le rouge me monte aux joues. C'est une chose de le savoir, c'en est une autre de se l'entendre dire.
- Heu... c'est que... bafouillai-je.
Amusé par mon embarras, Nevra se lève, attrape son kimono et s'approche de moi en se léchant les lèvres. Il me scanne de la tête aux pieds, comme s'il pouvait voir à travers ma couette. Je me demande tout d'un coup si ça pourrait pas être un pouvoir de vampire. Genre de ceux qu'on ne parle pas dans les légendes. De rouge tomate, je passe à poivron trop cuit.
- Je resterai bien pour le p'tit dej', mais Miiko me tirera les oreilles si je laisse des marques sur ton corps.
Je m'étrangle en avalant ma salive. Des marques sur mon corps. Mon imagination fertile suffit à faire monter la température. Pour qu'il laisse des marques, il faudra d'abord qu'il pose sa bouche sur moi... Oh bon sang, ça y est, j'ai une scène qui apparait sur ma rétine, comme un film pour adulte que je me refuserai de regarder. Je secoue vivement la tête pour chasser ces pensées lubriques de mon esprit.
- Tu... tu es sérieux, là ? bégayai-je.
J'ai chaud ! Je boue dans ma couette. Je ne sais pas où me mettre. Je n'ai qu'une envie : envoyer valdinguer mon édredon de plumes pour avoir de l'air, mais tant que Nevra est là, mes mains restent crispées sur le revers du tissu.
Mon Chef de Garde ne me laisse pas totalement indifférente, je dois l'avouer. Malgré son petit coté insistant, il dispose quand même d'un certain charme. Ça, je m'abstiendrai bien de le lui avouer où je risquerai de renforcer davantage son égo déjà pas mal démesuré.
Cependant, dans sa voix, ses gestes, ses tentatives pour me convaincre de le laisser me "goûter", je sens une grande solitude. N'a-t-il pas de famille ? D'amis en dehors du QG ?Je suppose que non, il n'en a jamais parlé. Les autres non plus, à la réflexion.
Bref, il est là, tout près de moi à me faire bouillir dans ma papillote de tissu. S'il veut me manger, c'est gagné, je suis cuite à point !
Satisfait de son effet, Nevra se dirige vers la sortie :
- Prépares-toi, on a du travail, aujourd'hui.
Puis il disparait derrière la porte. Le calme retombe et j'ai l'impression, le temps d'un instant, que tout ceci n'était qu'un rêve, que rien de tout ça ne s'est jamais produit. Jusqu'à ce que mes yeux se posent sur une étoffe noire abandonnée sur le fauteuil.
Je l'attrape et sautille jusqu'au couloir. Je manque de me vautrer en beauté quand je passe le seuil. Je me rattrape, accroupie, mes fesses gracieuses en l'air et hèle :
- Nevra, ton écharpe !
Mon sang ne fait qu'un tour quand je me relève. Dans le couloir, devant ma porte, tels deux matous se défiant du regard pour la suprématie du territoire, Nevra et Ezarel.
Mon irruption a, semble-t-il, interrompu une joute verbale. Ah... les hommes...
Sauf que Ezarel me scrute de haut en bas. Son regard qui passe de Nevra - à moitié débraillé - à moi -luttant pour garder un semblant de dignité dans ma pauvre couette trempée de honte - ne trompe personne. Il vient de se faire une idée très claire - et ôôh combien erronée- de ce qui vient de se passer dans ma chambre.
Le silence se fait pesant. Merde les mecs, dites quelque chose ! Que je puisse au moins réfuter un élément. Nevra se penche vers moi, se saisi de l'étoffe et me glisse un clin d’œil :
- Merci, petite douceur.
OH MON DIEU ! Il m'enfonce jusqu'aux racines, là ! Que va penser Ezarel ? "Petite douceur" ! Ça va pas, la tête ?! C'est tellement... tendancieux ! Je reste figée, plantée sur mes pieds, comme une idiote. Quand je redescends de mon état de gêne suprême, Nevra me tourne déjà le dos et s'en va.
Ezarel est toujours là, lui. Il ne dit rien. Ça ne lui ressemble pas. Il tourne les talons et se dirige vers la Salle des Portes.
- Ezarel... couinai-je.
Il s'arrête, mais ne se retourne pas.
- Tu sais, je peux t'ex...
-Mais tu n'as pas à te justifier "Petite Douceur", dit-il en se retournant.
Il affiche un large sourire moqueur. Que je sais faux. Je vois bien que son sourire est dénué de toute joie et ça me serre le cœur.
- Tu fais ce qui te plait, même si ça inclue de te faire manger.
Il dit ce dernier mot comme s'il s'agissait de la pire et la plus dégoûtante de toutes les maladies que le monde ai porté. Puis il part, déterminé, me laissant seule dans ce couloir vide.
Je ravale mes larmes du mieux que je peux en retournant dans ma chambre. Je m'essuie le visage en laissant tomber mon emprise sur la couette. J'enfile mes fringues et sors rejoindre Nevra pour le début de la journée.
Finalement, mon enquiquineur de Chef n'est pas là. Je suis soulagée, je crois. Je broie du noir quand quelqu'un me surprend, dans mon dos.
- Ben alors, pourquoi tu fais cette tête ?
C'est Chrome ! Je suis si contente de le voir. Il va bien et j'en suis heureuse. J'imagine que le voyage en sirène a été moins éprouvant pour lui que pour moi, mais ce n'en était pas moins une épreuve.
Nous discutons un instant. Ça me fait du bien de parler avec lui. Il aborde des sujets sans grande importance et ça m'aide à ne pas penser à ce qui me perturbe ces temps-ci...
Il arrive même à me faire rire - à ses dépends, certes, mais quand même.
- Nevra m'a dit qu'on avait beaucoup de travail, aujourd'hui, lançai-je pour aborder le sujet épineux de la journée. Tu sais ce qu'il attend de nous ?
Chrome se frotte le menton.
- Non, à part l'enquête sur le vol de l'embarcation, on a rien à faire dans le coin.
Puis il ajoute en remarquant ma déception :
- Fais ce que tu veux, profites-en pour chercher quel type de faery tu pourrais être.
- Oui, tu as raison, approuvai-je, enthousiaste. Je vais à la bibliothèque de ce pas.
Je ne croise pas grand monde dans les couloirs et ne tarde pas à pousser les portes de la pièce sacrée. Je reste quelques longues secondes devant les rayonnages, à humer ce parfum si particulier. Celui des aventures achevées et de toutes celles à venir. Ce parfum de papier neuf mélangé aux parchemins anciens et moult fois manipulés.
J'ai toujours aimé les livres et les histoires qu'ils renferment. Depuis toute petite, je ressens cette même triste nostalgie lorsque je lis les dernières lignes d'un livre. Par ma lecture, l'histoire qui y est racontée prend vie. Elle s’éteint quand je referme le grimoire usité.
Je me souviens de toutes les histoires fantastiques que j'ai dévoré en rêvant de m'évader de ma vie ennuyeuse et monotone. Si j'avais su que ça m'arriverait vraiment...
- Bonjour, Waïtikka.
C'est Kero. Il tient une pile de livres dans les bras. Il est clairement très occupé et il reste pourtant si serviable. Un air soucieux se dessine sur son visage :
- Miiko t'envoie ? Qu'y a-t-il ?
- Oh non, ne t'inquiète pas, je viens de mon propre chef pour étudier un peu.
- Ah, tu m'en vois rassuré. Et que veux-tu apprendre ?
Je lui explique brièvement mon intention d'en savoir plus sur mes origines. Son visage s'illumine.
- Je suis content que tes origines faeliennes te tiennent à cœur.
Il dépose sa pile de livres sur une table et me fait signe de m'assoir.
- Voici les documents que j'ai trouvé sur les différentes faeries susceptibles d'avoir une ouïe plus développée que la normale, j'allais justement me pencher sur le sujet. On a qu'à chercher à deux, ça ira plus vite, me propose-t-il.
Je prends place et attrape le premier ouvrage de la pile tandis que Kero s'empare du second. La couverture de mon livre est ancienne. Le cuir tanné est craquelé tout le long de la tranche et la matière couine lorsque j'entrouvre les pages. Je tique dès l'instant où mes yeux rencontre le titre.
Hum... c'est pas gagné.
- Kero ? Je ne comprends pas...
- Hum ? me demande-t-il, sans relever les yeux de sa page.
- Votre écriture... je ne sais pas la lire, avouai-je, honteuse.
Il m'observe un instant et se tape le front.
- Suis-je bête ! Excuse-moi, Waïtikka. Je n'y avais pas pensé.
Keroshane tire une feuille vierge d'un tiroir, se saisi d'une plume et commence à encrer le papier. Je le vois écrire mon alphabet, celui que je connais bien, et juste en dessous, bien aligné sous les lettres, un autre alphabet, celui que j'ai pu voir dans mon livre.
- Voila pour toi, sourit-il en me tendant la feuille.
Je l'étudie en silence et le remercie enfin.
- Prends ton temps pour t'habituer à notre écriture. Si tu as des difficultés, demande-moi, insiste-t-il.
J'entame alors mon décryptage de texte. Au départ, la tâche me semblait astronomique et fastidieuse, mais en fait, les caractères eldaryens présentent des similitudes avec mon écriture. Je parviens à les déchiffrer somme toute assez rapidement.
Oh bien sûr, je ne lis pas aussi vite et bien que si j'avais un texte de mon monde sous les yeux, mais je comprends suffisamment le contenu pour ne pas avoir à déranger Kero toutes les cinq minutes.
Le livre que je tiens entre les mains concerne les créatures marines. Si je comprends bien, cela dit que les faeries se rapprochant des poissons disposent d'une ouïe particulière puisqu'il s'agit en fait d'une extrême sensibilité aux vibrations dans leur environnement, qu'ils perçoivent grâce à une "ligne latérale" présente sous leur peau.
- Ça semblerait logique, me fis-je la remarque.
Kero redresse la tête d'un air interrogateur. Je lui lit la description que j'ai trouvé.
- En effet, affirme-t-il, cela expliquerait que la potion de sironomagie ait réveillé tes particularités faeliennes.
- C'est dommage que ça n'ait pas développé la respiration sous-marine en premier lieu.
Le jeune bibliothécaire sourit, gêné pour moi. Ceci-dit, repenser à notre voyage vingt-milles-lieux sous les mers avec Chrome suffit à me refroidir quand à l'idée d'être une sirène.
Brrr ! Pensons à autre chose.
- Tu sais, commençai-je pour changer de sujet, Nevra dit que je pourrais être une Brownie-marmotte. Tu penses que c'est possible ?
- Eh bien, tout est possible, réfléchi Keroshane. Mais comment lui est venue cette idée ? Les marmottes n'ont pas une ouïe particulièrement fine, si je ne me trompe pas.
- Parce que je dors beaucoup, comme les marmottes quand elles hibernent.
- J'imagine que ça peut être un indice, j'étudierai ça de plus près, marmonne-t-il avant de replonger le nez dans son livre.
Ça ne lui prend qu'un court instant pour tiquer :
- Comment Nevra sait-il que tu dors beaucoup ?
Mon sang se gèle dans mes veine ! Vite, quelque chose.
- Je l'ai croisé ce matin dans le Corridor et il m'a demandé si j'avais bien dormi...
Je reste suspendue sur la fin de ma phrase pour voir si Kero est suffisamment crédule pour croire à mon bobard. Ma réponse semble lui convenir. Mais du coup, je saisi l'occasion pour le questionner.
- Kero, tu sais ce qu'il y a entre Nevra et Ezarel ? En fait, je suis tombée sur eux deux dans le Corridor et ils ont l'air de se vouer une haine sans égale. Je ne me souviens pas qu'ils étaient particulièrement en mauvais termes, avant.
- C'est vrai qu'il vaut mieux pas les laisser seuls sans surveillance en ce moment... constate Kero.
- Que leur est-il arrivé ?
- Je ne saurais trop te dire. Ça fait quatre, cinq jours qu'ils se disputent pour un rien. Au début, c'est quand même parti du fait que Miiko t'ai laissée voyager avec Chrome.
- Attends, coupai-je. Je vois pas en quoi c'est un sujet de discorde.
Kero souffle par le nez. Visiblement les chamailleries des deux chefs de garde l'exaspèrent autant que moi.
- Ezarel reproche à Nevra d'avoir recruté Chrome dans la Garde de l'Ombre.
- Pourquoi ? m'étonnai-je.
- Il le trouve trop immature et peu fiable.
- C'est faux ! Même si Chrome est puéril de temps en temps, j'ai pu compter sur lui lors de notre voyage. Pour les choses importantes du moins. Il ne m'a pas laissée tomber.
- Malheureusement, notre cher alchimiste ne l'entend pas de cette oreille, capitule la licorne en tournant furieusement une page sur des sortes d'hommes-félins. Il rejette clairement la faute des tumultes -et de votre retard- lors de cette mission sur Nevra.
- Il n'y est pour rien, pourtant... geignis-je.
- Et tu connais Nevra : si on l'attaque de front, il faut s'attendre à y laisser des plumes.
- Tu es sérieux ? Il se bagarrent pour ça ?
Kero hoche la tête, sincèrement désolé.
Il se foutent sur la tronche parce qu'ils n'avaient plus de nouvelles de Chrome et moi pendant deux jours ? Ils se sont déclaré cette pseudo-guerre... parce qu'ils s'inquiétaient pour... pour moi ?!
Je ne sais pas si je dois me sentir flattée ou écœurée par l'absurdité de la chose. Au final, c'est la culpabilité qui m'assaille. Ça me chagrine vraiment que ces deux personnes que j'apprécie beaucoup ne se supportent plus à cause de moi.
Je laisse de coté mon livre sur les faeries marines, j'ai besoin de me changer les idées. Voyons voir ce qu'il y a d'autre.
Le nouvel ouvrage est très coloré, la couverture a été restaurée récemment, elle sent le neuf. Le livre est intitulé "Créatures de la Nuit". Oh ! Ça m'intéresse. Non pas parce que j'aimerais en être une, mais seulement parce ça va me permettre d'en apprendre plus sur les membres de ma Garde.
J'apprends donc que les vampires ont effectivement une ouïe assez accrue puisqu'ils sont capables d'entendre le pouls des personnes à proximité. Leur odorat, tout aussi développé, leur permet non seulement de sentir une effusion de sang à des dizaines de mètres, mais également d'identifier les émotions fortes ressenties par leur entourage.
Je ne savais pas que les capacités sensorielles de Nevra étaient si développées. Je comprends maintenant quand il dit préférer que la "morsure" soit voulue par sa victime. S'il peut sentir le goût des émotions, j'imagine que le désir est plus goûtu que la terreur.
Oh, je réalise... il a dû se délecter de l'embarras dans lequel il m'a mise hier soir et ce matin. Sale petit...
- Ça va, Waïtikka ? m'interroge Kero.
- Oui, pourquoi ? m'empressai-je de répondre.
- Tu as les joues et les oreilles en feu...
Punaise ! Rien que d'y penser ?!
- Euh, oui, j'ai une bouffée de chaleur. Ça va passer, le rassurai-je en tournant vivement les pages du livre pour me faire de l'air.
- Ah ! Tiens, les Loup-garous, m'exclamai-je en pointant l'illustration d'un énorme loup du doigt.
- Tu penses que tu pourrais être une louve ? questionne Kero.
- Je ne sais pas, admis-je. Et toi ?
- Voyons voir... tu as de bonnes oreilles et tu sembles sujette aux émotions fortes...
Et allez, une autre bouffée de chaleur qui me monte au visage. Même s'il ne dit rien, Kero est loin d'être idiot. je le soupçonne même de voir très clairement ce qui me perturbe.
- Ça se pourrait, dit-il en souriant.
- Je... je ne sais pas. Tu crois que ce serait une bonne chose ?
Mon ami à corne ne répond pas et se plonge dans la lecture pour esquiver ma question.
Du coup, moi aussi, je lis plus en détail la description du Lycanthrope. Il est dit :
"Les Loup-garous sont des créatures mi-homme, mi-loup. Au fur et à mesure que le moment de la pleine lune approche, leurs capacités sensorielles et physiques s'accroissent. Puis redescendent petit à petit après l'évènement. La transformation n'est pas systématique en phase de pleine lune, même si le loup dans chaque être de cette espèce cherche à sortir. Cependant les jeunes loups n'ont aucun contrôle sur leur mutation. Cela demande une grande concentration pour changer de forme à volonté. D'autant plus que les transformations sont extrêmement douloureuses. C'est pourquoi cette espèce compte très peu d'individus. Seuls les plus fort survivent aux premières mutations, qui interviennent à l'adolescence.
Certaines magies trop agressives pour le corps peuvent provoquer une mutation précoce chez les loups. C'est souvent fatal, le sujet étant trop peu préparé pour survivre à l'évolution."
Je reste vissée sur ma chaise, les yeux embrumés devant ce texte. Et pour cause.
- Est-ce que je vais mourir ? demandai-je, à peine audible.
Kero relève doucement la tête. Je suis sûre qu'il connait bien cette description.
- Rien n'est certain, Waïtikka. Tu n'es peut-être même pas une louve.
- Mais regarde, Kero ! insistai-je en tapotant la ligne du doigt. "Certaines magies peuvent provoquer une mutation", citai-je.
Il ouvre la bouche pour me réconforter, mais j'enchaine :
- Fatale, Kero, une mutation Fatale !
- Ne panique pas, tente-t-il de m'apaiser. Tu sais bien que les descriptions des différentes espèces sont souvent exagérées.
- Pas dans mon monde, elles sont le plus fidèles possible à la réalité.
- Ah... et bien, euh... bafouille-t-il. A Eel, vois-tu, elles sont souvent exagérées.
Il est pas crédible ! Si je suis un loup-garou, je vais y passer. Parce que je n'y suis absolument pas préparée.
- Écoute, dit-il en se levant, j'ai quelque chose à faire.
- Ne te défile pas, Kero, s'il te plait, ne me laisse pas comme ça.
Il glisse déjà vers la porte quand je me lève pour le rattraper.
- Va voir Miiko, raconte-lui ce qu'on a trouvé. Elle aura peut-être des réponses.
Puis il disparait et je me retrouve à nouveau seule et complètement paumée.
Sur ses recommandations, je file à la Salle du Cristal. Dans l'immédiat, j'ai besoin de savoir si nos suppositions sur mes origines ont des chances -des risques- d'être exactes.
Quand je débarque comme une furie, je me sens comme une mouche dans le potage. Miiko avait l'air en plein discussion avec Alajéa, Ezarel et Chrome.
- Pardon, je tombe mal ?
Miiko est agacée, mais elle me fait tout de même signe d'approcher. Tout le monde me regarde, silencieux. J'en juge donc qu'ils attendent que j'explique la raison de mon intrusion.
Je leur fais donc un rapport détaillé des nos recherches avec Kero. Alajéa ne met pas longtemps a réfuter la théorie des sirènes.
- Tu n'aurais pas aussi mal réagit à la potion de Sironomagie si tu avais été une sirène, m'a-t-elle assuré.
Puis, je fais part de mes doutes sur la théorie de la lycanthropie. Miiko et Chrome tirent une tête de six pieds de long. Hum... donc ça sent aussi mauvais que ce que je pensais.
- Ça, je te le souhaite vraiment pas, Waïtikka !
Chrome a l'air vraiment barbouillé à l'idée que je puisse être comme lui. Je me souviens qu'il n'avait pas voulu parlé de la transformation quand on était sur l'ile du maitre kappa. Vu son jeune âge, les mutations doivent être on ne peut plus désagréables... Je n'y avais pas pensé plus tôt. Je me sens terriblement mal en pensant au calvaire que ça peut être. Et plus encore quand j'imagine que ça pourrait bientôt être le mien.
- Ce ne serait pas impossible. Les Loup-garous ont une bonne ouïe, certains plus que d'autres. La potion de sironomagie aurait pu réveiller les mutations, liste Miiko.
- Et puis quoi encore ?! s'énerve Chrome. Vous pensez pas que j'l'aurais sentie si elle était une louve ? Pourquoi elle serait pas une Moraï tant qu'on y est ?
Tout le monde s'est tu. Une Moraï ? C'est quoi, ça ?
- Impossible, le corrige la sirène. Les Moraï n'existent pas, Chrome, et tu le sais bien.
- C'est ce que tu penses, Alajéa, s'agace le jeune loup en croisant ses bras sur son buste en signe de défi. Moi je suis sûr qu'ils peuvent exister.
- Hum... osai-je. C'est quoi un "Moraï" ?
- Une légende, ça n'a pas d'importance puisqu'il n'y a aucune chance que tu en sois une, balaye Miiko d'un revers de main.
La conversation s'écourte rapidement et nous sortons dans le Corridor. Je profite que tout le monde s'éparpille pour me diriger à nouveau vers la bibliothèque, quand Ezarel m'interpelle :
- Où vas-tu, comme ça ?
- Je vais bouquiner, je veux en savoir plus sur vos légendes.
- Tu ne trouveras aucun livre sur les Moraï dans les rayons de Kero.
- Oh, me figeai-je, honteuse d'être si prévisible. Et pourquoi ? Kero n'a pas le droit d'avoir de tels livres ?
- Non, pas du tout. C'est juste que c'est moi qui les ai. Ils sont au Labo, je peux te les montrer si tu veux en savoir plus.
Ça m'étonne qu'un esprit cartésien comme Ezarel tende vers l'ésotérisme de créatures légendaires. Même si c'est d'un elfe dont on parle.
- Je pense que la piste des Moraï est loin d'être mauvaise. Je pense même qu'ils puissent exister.
- Alors l'idée que j'en sois une n'est pas totalement saugrenue ?
- Je n'écarte aucune possibilité ! confirme Ezarel.
- Dis-m'en plus !! m'excitai-je.
Chapitre 4 : La Source de Toute Magie
Illustration par Skinny
Je suis Ezarel vers son laboratoire. Il ne me parle pas et garde ses distances. Alors que nous montons les escaliers vers l'étage, une voix nous interpelle :
- Ezarel !
C'est Nevra. Ouuuh, je sens de l'orage dans l'air.
- Où est Miiko ? demande le brun.
- Elle était dans la Salle du Cristal à l'instant.
Nevra tourne les talons sans demander son reste. Ça s'est plutôt bien passé finalement. Bref, mais sans regards de tueurs.
- Que se passe-t-il ? demande l'Elfe.
J'avoue être intriguée aussi. J'ai rarement eu l'occasion de voir Nevra dans un tel état d'affolement.
- Je viens de recevoir un message du Vieux Kappa. Ils ont retrouvé le bateau.
- Qu... quoi ?! Où ça ? m'enquis-je.
- De l'autre coté de l'ile.
- Il aurait été emporté par le courant ? se renseigne Ezarel.
- Ça m'étonnerait beaucoup, répond Nevra en haussant un sourcil. L'embarcation a été retrouvé à plus de deux cent mètres de la plage.
C'est à n'y plus rien comprendre.
- Quelqu'un voulait donc bien nous empêcher de quitter l'ile, réfléchis-je.
- Pas quelqu'un, m'interrompt Nevra. Quelque chose. Quand les Kappas ont découvert l'épave écrasée au sol, ils se sont fait attaquer par des Cauchemars. Ils ont pu les mettre en fuite, mais je n'ai aucun doute sur leur culpabilité.
- Pourquoi des Cauchemars voleraient un bateau ? interroge Ezarel.
- Euh... qu'est-ce qu'un Cauchemar ? osai-je.
- Tu sais ce qu'est un Pégase ? me demande l'Elfe.
On en voit de temps en temps dans les dessins animés de mon monde. Ce sont de magnifiques chevaux blancs pourvus d'une splendide paire d'ailes. Je hoche la tête.
- Les Cauchemars sont leur équivalent maléfique, m'explique le Chef de ma Garde. Leur pelage est sombre, leurs yeux rouges luisent dans le noir et hum... ils sont carnivores.
- Oh... c'est flippant ! Je suis contente qu'ils ne s'en soient prit qu'au bateau...
- C'est pour ça que je veux voir Miiko. On doit tirer ça au clair.
Ce coup-ci, Nevra se carapate avant qu'on ne puisse dire quoi que ce soit, nous laissant là, un peu abasourdi par cette découverte.
Sur le peu de chemin qu'il nous reste jusqu'au labo, Ezarel se terre à nouveau dans le silence.
J'aurais aimé qu'il me parle un peu plus de ces Pégases maléfiques. Pourquoi avoir volé notre bateau ? Ils n'en ont clairement aucune utilité. Dans quel but nous avoir retenu sur l'ile ? Quel dessein servent-ils ?
Peut-être même qu'ils sont au service d'une personne... qui voudrait s'en prendre à Chrome et moi ?
Je ne suis à Eldarya que depuis trop peu de temps pour m'être attiré les foudres de quelqu'un -hors Miiko, j'entends. Je ne vois qu'une explication : cette attaque visait Chrome. Il a dû se faire des ennemis durant ses voyages et j'en ai fait les frais.
- Waïtikka ? Qu' est-ce que tu fais ? m'interroge Ezarel.
Il est penché sur l'embrasure de sa porte. Moi ? Je suis plantée comme une idiote au milieu du couloir.
- Je réfléchissais, me justifiai-je.
Je ne lui fais pas part de mes réflexions. J'imagine que Miiko et Nevra en viendront à la même conclusion d'ici peu. Pour l'heure, Ezarel me fait signe de le suivre.
J'entre dans la pièce peu éclairée. Je réalise que ça fait un certain temps que je ne suis pas venue ici. Des effluves me montent au nez. Effectivement, comme l'alchimiste l'avait supposé à l'infirmerie, la pièce regorge d'odeurs florales en toute sorte. Je n'y avais jamais vraiment prêté attention. Ces senteurs m'apaisent à présent. Bizarrement, je les associe à cet état de bien-être que j'ai ressenti juste après qu'Ezarel m'ait repêchée, contrastant avec l'angoisse des instants précédents.
L'Elfe se saisi d'un épais grimoire sur une étagère et me le tend.
- Keroshane t'a enseigné notre calligraphie ?
- Oui, je sais lire votre écriture depuis ce matin, fis-je toute fière de moi.
- Alors bonne lecture, lâche-t-il avant de s'éloigner.
Pas de blague, de moquerie ni même de sourire narquois. Il me déteste. Pourquoi enrage-t-il autant que Nevra et moi nous soyons "rapproché" ? Il ne m'a même pas laissé le temps d'expliquer quoi que ce soit.
Du coin de l’œil, je le vois se pencher sur sa paillasse, planqué derrière ses tubes à essai et autres fioles. Il faut que j'éclaircisse tout ça avec lui.
- Ezar...
- Tu sais, tu en apprendras plus sur les Moraï si tu "ouvres" le livre... me lance-t-il.
J'ai presque l'impression qu'il a senti la tension monter en moi et qu'il a prit la parole pour m'empêcher de l'ouvrir. Sûrement ne souhaite-t-il pas aborder le sujet. Qu'à cela ne tienne !
- Ezarel, pourquoi réagis-tu comme ça ? aboyai-je.
- Parce que ce sont les pages qui contiennent les histoires, pas la couverture...
Il n'y a aucun humour dans son ton, il l'a vraiment mauvaise.
- Tu sais très bien de quoi je parle.
Comme il ne réagit pas, j'enchaine :
- Pourquoi sembles-tu me reprocher que Nevra soit... Nevra ?
- Tu te prends à son jeu. Tu as frôlé la mort de très près avec le louveteau et tu veux déjà renouveler l'expérience ?
De qu... hein ? Quoi ? La méprise dépasse mes prévisions.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Nevra ne va pas me tuer ! Quelle idée, pourquoi penses-tu que...
- J'ai lu ce livre stupide avec ces vampires à paillettes. Ça commence comme ça et puis la fille se retrouve sur une table mortuaire !
Mais ! Mais c'est quoi ce bordel ?!
- Ezarel, c'est une histoire FIC-TIVE ! Insistai-je. Et douteuse en plus. Tu crois que je me jetterai, gorge à nue, dans ses bras ? C'est bien mal me connaitre ! Je n'ai pas l'intention de mourir ; pour qui que ce soit, d'accord ?
L'Elfe m'observe, plissant les paupières pour jauger ma sincérité. Ça m'attriste, je pensais que...
- Je pensais qu'on était... tu vois ? Un peu plus proches, tous les deux. Qu'on avait passé ce stade de froide méfiance.
- Pourquoi ? Parce que tu peux entendre mon cœur ? me demande-t-il, incrédule.
Pourquoi tant de véhémence dans sa voix ? J'ai l'impression d'avoir trahi une confiance qu'il ne semble m'avoir jamais accordé. Je me sens...
Un gouffre s'ouvre sous mes pieds. Les larmes me montent aux yeux.
- Tu as cru que l'entendre battre t'y autorisait l'accès ?
N'en dis pas plus, pitié. Ses paroles sont comme des coups de poignard. J'essaye de ravaler mes larmes, mais elles se font de plus en plus pesantes.
- Nous ne sommes pas "proche", Waïtikka. Tu n'as aucun compte à me rendre, fais ce que tu veux avec qui tu en as envie.
C'en est trop, je me retourne vivement. Je ne veux plus le regarder. Son regard et ses paroles assassines me réduisent en morceaux. Je préférais encore quand il me charriait à longueur de journée.
Je ne veux pas qu'il voit l'impact que ses attaques ont sur moi. Je ne veux pas qu'il comprenne à quel point son estime compte... non, à quel point son estime comptait pour moi.
Tout ce que je voulais, c'était crever l'abcès. J'étais loin de me douter du résultat, j'aurais du m'abstenir et fermer ma bouche. Être docile et me contenter de ce que j'ai, comme toujours.
Je m'assieds et me réfugie dans le grimoire. Mes longs cheveux roux glissent de mes épaules et forment un rideau autour de mon visage. Tant mieux. Ainsi, Ezarel ne peut pas voir les rivières salées qui s'écoulent à flot de mes yeux. Je pleurs, en silence, étouffant mes sanglots dans mes mains.
Ça me désole tellement qu'Ezarel ait une si petite opinion de moi. Et plus encore que mon opinion de "nous" ait été erronée.
Je pensais que nous avions tissé un lien -aussi fragile soit-il- lors de mon réveil. Il est clair que je me trompais.
Je reste un instant à inonder la préface du vieil ouvrage quand je trouve enfin la force de me reprendre. Ezarel n'est qu'un con ! Soit, que cela ne m'empêche pas de vivre.
J'essuie mes joues d'un revers de manche et entreprend l'étude de la Légende des Moraï. Il me faut un certain temps pour m'habituer à nouveau aux caractères étranges de l'écriture Eldarienne, mais ça me fait du bien de me concentrer sur quelque chose d'autre.
D'après ce que j'arrive à lire, il semblerait que ce soit LA légende des origines du monde d'Eldarya.
"Il y a très longtemps de cela, lors de l'arrivée des Premiers Hommes dans notre monde, Les Moraï ont consenti à offrir une partie de leur magie aux Hommes, leur permettant ainsi de s'installer, vivre et procréer dans le Royaume d'Eel. Puisque toute vie en ce monde est impossible sans magie, celle-ci étant la nourriture spirituelle des êtres vivants. Le Maana étant aussi vital que l'oxygène.
Ainsi naquirent les Faeries, nouvelle espèce humanoïde emprunt de cette nouvelle magie tout juste acquise. Les Faeliens -plus rares- naissaient de l'accouplement d'un(e) Faery et d'un(e) humain(e) sur Terre, totalement dénués de Maana. L'enfant ne développait de singularités magiques que s'il venait à vivre à Eldarya. Ce contact avec le Maana pouvait parfois réveiller la nature faelienne de ces enfants. Tout dépendait de la conscience et de l'ouverture d'esprit des jeunes sujets."
Hum, j'ai beau tourner frénétiquement les pages, la suite de leur histoire ne donne que peu d'indice. Apparemment, après ce don de Maana aux Premiers Hommes, les Moraï auraient disparu, laissant derrière eux une longue période de prospérité. Plus personne ne les a jamais revu. Si bien qu'ils seraient devenu un mythe, puis une légende.
Je me demande s'ils ont vraiment existé un jour. Ne serait-ce qu'une histoire que les Premiers Hommes, ces colons très certainement venus de la Terre, auraient inventé pour justifier l’existence de la magie, pour rendre plausible quelque chose d'impossible dans leur esprits terre à terre ?
Je passe en revu tous les textes anciens relatant leur histoire, leur culture, leur apparence. Partout, je retrouve des points similaires : selon les légendes, les Moraï sont décrit comme semblables à des Dieux ou des Anges bienveillants.
Mais si c'était vraiment le cas, comment pourraient-ils laisser le peuple d'Eel agoniser comme ça ?
- Comment peut-on rendre la vie possible pour ensuite la regarder dépérir sans même lever le petit doigt ? grognais-je pour moi-même.
- Peut-être ne méritons-nous pas leur clémence.
Je fais un bond sur ma chaise ! Ezarel se tient derrière moi, à lorgner par dessus mon épaule. Je ne l'ai pas senti s'approcher. Mon cœur bat la chamade sous l'effet de surprise, je crois qu'il va me briser une ou deux côtes.
- Ne me fait plus... peur comme ça ! parvins-je à articuler, le souffle coupé.
Je l'entends sourire, juste à coté de mon oreille.
- Vois-tu, je crois que c'est une preuve de l'impossibilité que tu sois une Moraï.
Je me tords sur ma chaise pour lui faire face :
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Ses yeux ne laissent plus transparaitre la haine que j'ai perçu avant de me plonger dans mon bouquin. Sa voix a retrouvé son timbre narquois habituel. J'ai l'impression que notre engueulade, si on peut l'appeler comme ça, n'est plus qu'un mauvais souvenir pour lui.
Ce n'est pas mon cas. Il a été on ne peux plus clair. Je ne suis rien pour lui, si ce n'est un sujet de moqueries. S'il pense qu'en me servant son joli sourire, je vais à nouveau accepter de me prêter à ses blagues, il se fourre un doigt dans l’œil, mais alors jusqu'au coude !
- Les Moraï ont un don de voyance. Ils sont omniscients. Ils voient tout, savent tout, ressentent tout.
- Comment est-ce possible ?
Il fait glisser une autre chaise à coté de la mienne et s'assied dessus. Il tire le grimoire entre nous deux et tourne les pages, jusqu'à tomber sur des illustrations.
Ce sont de superbes gravures et enluminures comme on peut en voir sur les vieux manuscrits de mon monde.
- Vois-tu cet œil au milieu de leur front ? me demande-t-il en tapotant une image du doigt. C'est un symbole, je ne pense pas qu'ils avaient véritablement un troisième œil.
- Un symbole ?
- Hum, approuve l'Elfe. Le troisième œil représente la Porte de la connaissance, la voie vers le monde intérieur.
Je suis impressionnée. Je ne pensais pas qu'Ezarel s'était autant documenté sur quelque chose d'aussi ésotérique. Même s'il a l'esprit ouvert, cela m'étonne !
Curieuse d'en savoir toujours plus, je recherche d'autres enluminures. Sur nombre d'entre elles, les Moraï sont dépeint comme des être élégants, élancés et pourvus d'ailes à la magnificence inégalée. Sur certaines images, ils baignent dans un halo de lumière, tels des divinités.
- Es-tu certain qu'ils n'ont pas créé Eldarya ? demandai-je. Je veux dire, regarde, on dirait une forme de vie supérieure. Ce sont clairement les détenteurs de...
- De toute magie ? termine Ezarel.
Je reste bouche bée quelques secondes. Il m’ôte les mots de la bouche. Mon raisonnement n'est pas si tiré par les cheveux, alors. Je me ressaisi et referme mon clapet. Je racle ma gorge pour l'inciter au développement.
- Les Moraï sont la "Source" de toute magie, m'explique-t-il en feuilletant le grimoire. Il semblerait qu'ils aient le pouvoir de créer la magie.
- Mais comment peuvent-ils la créer ?
C'est comme si on me disait "tiens, je te donne de l'air en poudre, c'est révolutionnaire !"... Et je le respire comment ton air en poudre ?
Créer de la magie me semble absurde. Mon incrédulité n'échappe pas à l’œil de lynx de l'alchimiste. Amusé, il effleure une page de ses longs doigts :
- Ici, observe.
Sous son index, je constate qu'un Moraï fait miroiter une lueur bleue dans le creux de ses mains. Cela me fait penser à Miiko lorsqu'elle s'énerve. Quand elle sort une sorte de feu bleu du petit cristal qu'elle porte toujours sur elle.
Avant même que je commence à m'emballer dans des hypothèses plus fumeuses les unes que les autres, Ezarel reprend la parole :
- D'après ces images, tu remarques que les Moraï sont capables de créer des cristaux de Maana.
- Comme le Grand Cristal ?
- Exactement. Je suis impressionné, tu sais réfléchir, en fait.
- Je ne suis pas une idiote, Ezarel, grognai-je.
- Non, mais tu n'es pas une lumière non plus, apparemment.
- Il faut bien que je m'abaisse au niveau de mon interlocuteur, lâchai-je, l'air innocente.
Et BIM ! Prends-toi ça dans les dents. Non mais ! Je vais quand même pas me laisser insulter.
Les lèvres d'Ezarel s'étirent, à croire que ça lui plait de se faire envoyer bouler... Ahhhh ce qu'il m'agace !
- Oui, comme le Grand Cristal, reprend-il. Les Moraï auraient un pouvoir qui leur permettrait de cristalliser le Maana pour le concentrer et le contrôler.
- C'est donc de cette manière que les Premiers Hommes ont obtenu la magie nécessaire à leur survie ?
- C'est effectivement ce que je pense, me confirme-t-il.
- Et donc, le Grand Cristal, que vous chérissez tant, serait ce fameux "don" des Moraï...
- Une partie. Le Grand Cristal a été détruit, mais le cœur est là, oui. Cependant, Miiko réfute catégoriquement cette théorie, ajoute-t-il en baissant d'un ton.
Je sens une pointe de tristesse dans sa voix. Malgré moi, je le dévisage. Il garde le regard perdu sur l'illustration de la naissance d'un cristal.
- Il y a d'autres théories valables sur le sujet ? questionnai-je pour l'empêcher de broyer du noir.
- Absolument aucune.
Bien Waïtikka, ça aide. Je suis trop forte pour réconforter les gens.
- Alors pourquoi Miiko...
- Elle refuse d'admettre que sa vie dépend de quelque chose que nous ne connaissons pas, quelque chose dont nous ne pouvons même pas confirmer l’existence.
En effet, c'est bien là, la façon de réagir de la Kitsune. Je trouve ce refus un peu extrême, mais ça ne m'étonne pas d'elle. Ce qui me surprends en revanche...
- Mais toi, tu y crois.
Je marque une pause pour lui laisser la possibilité de démentir. Ce qu'il ne fait pas.
- Pourquoi ? Tu es un alchimiste, tu es ce qui se rapproche le plus d'un homme de sciences, ce genre de chose nécessite des preuves solides pour être crédibles, non ?
L'elfe fronce ses fins sourcils bleus.
- D'où vient l'Oracle, selon toi ? me demande-t-il.
J'avoue n'en avoir aucune idée. Je ne m'étais pas vraiment posé la question jusque là.
- J'imagine qu'elle est la matérialisation de la magie... tentai-je.
- Donc tu penses que le Maana a une conscience qui lui est propre ?
Ezarel affiche un large sourire satisfait, comme quand il fait une blague que je ne comprends pas et qu'il sait pertinemment que je vais tomber dans le panneau.
Allez, on ne se débine pas.
- Et bien, je... je suppose que oui, pourquoi pas ?
J'enchaine pour me justifier :
- Tu sais, j'ai appris récemment que les vampires, les loups-garous et les licornes existaient, alors je tâche de faire preuve d'ouverture d'esprit.
- Hum, geint-il, faussement boudeur. Tu oublis les Elfes.
Je ne peux réprimer un sourire amusé. J'ai beau lui en vouloir d'être un orifice à matières fécales quand il s'y met, je ne peux m'enlever de la tête que son humour est une barrière qu'il érige pour se protéger. De quoi ? Je ne sais pas. Un jour peut-être saurais-je...
- Tu penses que c'est possible que l'Oracle soit l'avatar du Maana contenu dans le cristal ? lui demandai-je.
Il me confirme avoir déjà songé à cette éventualité, même s'il pense que les Moraï ont créé cette entité pour être le Gardien du Cristal. Il me confie cependant ne pas comprendre pourquoi l'Oracle elle-même ne sait pas d'où elle vient, ni qui elle est. Les origines de son existence, en somme, semblent avoir été éradiquées de sa mémoire.
- Pourtant c'est une Oracle... c'est pas le rôle d'un Oracle que de tout savoir ? essayai-je de comprendre.
Ezarel hausse les épaules, vaincu. Ce n'est pas aujourd'hui que nous aurons la réponse.
Alors que je tente de trouver des informations sur l'Oracle. L'Alchimiste sort une petite fiole au contenu rose d'un tiroir.
- Qu'est-ce que...
- La nuit commence à tomber, fit-il.
Oh bon sang ! J'étais tellement absorbée dans ma lecture, que je n'ai même pas fait attention aux heures qui ont défilé. Maintenant que j'y pense, j'ai les yeux qui me picotent à cause de la luminosité déclinante et mon estomac qui gargouille.
- Et ta petite potion va faire revenir le soleil ? raillai-je.
- Je suis alchimiste, pas astromancien, me rétorque-t-il, comme si j'avais sorti une bêtise plus grosse que moi.
Sans prêter garde à ma grimace, il entreprend de retourner plusieurs fois la fiole fermée pour fluidifier les paillettes roses. Je m'abstiens de lui faire remarquer qu'il n'a pas assez secoué la pulpe. Pourtant ça me brûle les lèvres, je suis obligée de contenir un hoquet de rire.
- C'est une potion Églantine. Faite à partir des pétales de la fleur du même nom, ajoute-t-il en constatant mon air interrogateur. C'est une fleur très particulière...
Du revers de son pouce, il fait sauter le petit bouchon de liège et alors qu'il secoue légèrement le petit flacon, je sens mes yeux s'écarquiller. Je dois avoir une expression de petite fille devant sa boîte à paillettes de princesse, mais je m'en fiche. Ce qu'Ezarel me montre là est juste...
- Magnifique... soufflai-je.
Les paillettes roses de la petite fiole en verre s'élèvent une à une et s'illuminent. C'est comme si un essaim de petites lucioles roses prenait son premier envol autour de nous. Certaines lucioles plus farouches que d'autres nous offrant une danse lumineuse de poudre d'étoile.
Les pétales d'églantine se répandent dans tout le laboratoire, flottant et virevoltant au moindre mouvement dans l'air. Je tends ma main et quelques paillettes se posent délicatement sur ma paume. La pièce est éclairée d'une douce lueur rose. L'atmosphère s'imprègne d'une fraiche odeur de pomme. J'ai l'impression d'avoir été transportée dans une autre dimension.
- Elles te plaisent ?
Je décroche avec peine mon regard des pétales cristallisées et le dépose sur le visage d'Ezarel. Avec cette lueur rose, ses cheveux ont viré au mauve et ses yeux ressemblent à deux petites billes de chocolat.
Il sourit légèrement. Il ne se moque pas de mes réactions enfantines en découvrant cette magie. J'apprécie l'attention.
- Je les adore... avouai-je.
Son sourire s'élargit et je ne peux m'empêcher de l'imiter.
Mais ce moment délicat ne dure malheureusement pas. Je ressens une secousse dans le sol et les murs. Un grondement sourd retenti dans la nuit calme. Les lucioles colorées grésillent et retombent petit à petit vers le sol.
Mon regard croise celui d'Ezarel, soudain moins serein, et d'un seul geste, nous nous précipitons à la fenêtre. L'Elfe relève le loquet la verrouillant et les sons nous parviennent alors plus distinctement.
- C'est le Refuge, m'écriai-je.
Les quartiers ouest, visibles depuis cet angle du QG, sont à feu et à sang. Un nouveau grondement retenti, le carreau de la fenêtre vibre sous l'effet de la détonation. Des explosions détruisent plusieurs maisons en quelques secondes. Des cris de terreur viennent se répercuter sur les façades de notre tour et s'amplifient en écho interminables.
Trop, c'est trop !
Je ne prends pas le temps de me poser davantage de questions. Je décolle mon regard de cette horrible scène et me dirige vers la sortie de la pièce, les jambes flageolantes d'appréhension.
Ezarel me saisi le bras et m'empêche de filer.
- Qu'est-ce que tu fais ? me houspille-t-il, les sourcils froncés.
- Quelle question ! Il y a des gens en danger, en bas. Je vais les aider !
L'elfe me jauge du regard. Il hésite, je vois sa mâchoire se crisper.
- Quelle poisse, abdique-t-il enfin.
Quelques instants plus tard, nous dévalons ensemble les dernières marches nous séparant du Refuge d'Eel, en proie à une attaque inconnue.
Chapitre 5 : Une Perturbation dans le Maana
Il ne nous faut que peu de temps pour arriver sur les lieux du désastre.
C'est à peine croyable. Ezarel et moi restons tétanisés devant le spectacle qui s'offre à nous : devant nos yeux, s'étend un vaste désordre de ruines fraichement écroulées et de brasiers ardents.
Les habitants, blessés, désorientés, courent dans n'importe quelle direction pour trouver un abris. Sans grand succès. Leur maison, leur Refuge, tout s'écroule, victime des flammes.
Un enfant est accroupi dans les décombres, recouvert de poussière. Il pleure et appelle ses parents. Quand je vois ce qu'il reste de sa maison, mon cœur se serre. Je pense à Méry, à sa maman. J'espère qu'ils vont bien !
Des plaintes de désespoir et des hurlements de terreur retentissent un peu partout dans ce qu'il reste du Refuge d'Eel.
Qu'est-ce qui peut bien provoquer tout ça ?
Le poids de toutes ces vies qui ne tiennent plus à rien m'accablent les épaules. Je me sens défaillir devant ce chaos. Comment moi, pauvre humaine, pourrais-je secourir tous ces pauvres gens ? Même avec toute la meilleure volonté du monde, je suis impuissante devant ce déluge de misère qui s'abat sur nos têtes.
Inconsciemment, je m'agrippe au bras d'Ezarel.
- Tu es blessée ? s'enquit-il.
- Non, non, ça va, le rassurai-je. Je suis bien une des rares personnes qui ne soit pas blessées.
- Alors pourquoi me confonds-tu avec une béquille ? raille-t-il.
Je lâche son bras aussi vite que s'il s'agissait d'une bûche enflammée. Je le fixe, incrédule.
- Comment peux-tu faire de l'humour dans un moment pareil ?
Il lève un sourcil :
- Hey, c'est toi qui m'a trainé ici pour "aider" ces gens. Alors si je veux faire de l'humour, j'en fait.
Je ne peux retenir un soupir... Cet elfe est décidément irrécupérable.
- Pour commencer, je ne t'ai pas "trainé" ici, tu m'as suivi de ton plein gré...
- Te laisser partir seule serait revenu à de la non-assistance à personne en danger.
Il dit ça d'un air tellement désolé pour moi, que j'ai envie de le gifler ! Non, mais je ne suis pas non plus une gourdasse !
- Je ne... m'outrai-je
Voila que l'exaspération m'en fait perdre mes mots. Je ferme les yeux, prends une profonde inspiration et me recentre. Je dois me concentrer sur l'essentiel, l'important. Et le plus important pour le moment, c'est de venir en aide aux victimes des explosions et incendies.
Je relève les yeux vers l'elfe. Il est sérieux à nouveau. C'est vraiment déstabilisant de voir comme il peut changer d'attitude aussi rapidement. Ça ne fait que me compliquer la tache pour savoir s'il est vraiment sérieux ou s'il se paie ma tête.
Il m'observe d'un air grave et me tonne :
- Si son Altesse est disposée...
Il ouvre un bras pour me laisser passer et prendre les devants. Mes jambes flageolent. Je n'ose lui dire que je me sens désemparée face à tout ça. J'ai si honte de moi...
C'est alors que je reçois un grand coup dans l'épaule, qui me propulse au sol. Je bise la poussière de plein fouet et manque de m'étouffer. Alors que je me redresse sur mes coudes, tout un troupeau de guerriers passe à ma hauteur, complètement indifférent à ma présence. Je les reconnais à leurs tenues. C'est la Garde Obsidienne. S'ils sont là, c'est qu'il y a un ennemi à combattre, non ?
Parmi ces barbares en armures, je discerne les pas plus légers des membres de ma garde. Des bottes sombres s'immobilisent sous mon nez. Je me relève tant bien que mal.
- Que se passe-t-il ? questionne Ezarel.
- Des Boggarts attaquent le Refuge, on déploie les unités pour les contenir, s'égosille Chrome.
Le jeune loup s’apprête déjà à repartir mais Ezarel le retient :
- Tu es sûr ? Comment de tels dégénérés ont pu arriver jusqu'au Refuge ?
Chrome se contente de faire lâcher prise à l'elfe d'un haussement d'épaule. Il repart au pas de course, mais nous scande avant d'être hors de portée :
- Sortez-vous les doigts et soignez les blessés !
Ezarel renifle d'agacement. J'imagine qu'il n'aime pas recevoir d'ordre d'un ado. Surtout s'il s'agit de Chrome ! Mais il n'y a pas un instant à perdre. Sous l'effet d'une bouffée d'adrénaline, j'oublie mes craintes et mes doutes et j'accoure vers ce pauvre petit qui déverse toutes les larmes de son corps.
Quand j'arrive à sa hauteur, je tente de prendre le ton le plus doux dont je suis capable pour lui demander de me suivre.
- Je t’emmène en sécurité, le rassurai-je.
J'ai beau insister, l'enfant s'agrippe aux décombres et réclame "Poutou".
- Poutou, c'est ton familier ? lui demandai-je.
- Mon copain, il est coincé ! pleure-t-il
Je ne peux décemment pas laisser un familier là-dessous. Prenant mon courage à deux mains, je fais le tour de la bâtisse écroulée, à l'affut d'une quelconque brèche.
Trouvé !
Je m’engouffre précautionneusement sous le pan de mur en équilibre. Je ne suis vraiment pas rassurée à l'idée d'avoir toute cette masse au dessus de la tête. Un faux pas et je me fais ratatiner comme une crêpe.
Et puis, sans être claustro, je ne suis pas tout à fait à l'aise dans ce genre d'endroit exigu.
- Allez Waïtikka, montre que tu en as sous la capeline ! me motivai-je.
Aussi fort que mes poumons me le permettent, j'appelle "Poutou". Quelle idiote ! J'ai encore oublié de demander quel familier je devais trouver, je ne sais même pas ce que je cherche. Dans tous les cas, si je trouve quoi que ce soit en vie, je ne l'abandonnerai pas ici.
- Poutou, m'écriai-je. Kof kof... Pout... Kof !
Chacun de mes souffles soulève un nuage de poussière. Je suis au bord de l'asphyxie quand je vois le sommer d'un crâne dépasser d'une poutre effondrée.
- Poutou, tu pourrais répondre quand je t'appelle, grognai-je en rampant vers le petit familier.
Ça doit être un bébé Crylasm : je ne discerne qu'une touffe de moumoute blanchie par les gravats. Je ne suis plus très loin, bientôt je pourrai l'attraper en tendant les bras. Je me presse d'avantage, le petit être n'émet aucun son. J'ai peur qu'il soit blessé.
- Ça y est ! Je te tiens, m'exclamai-je en l'extirpant du sous ce morceau de poutre.
Mon sang ne fait qu'un tour. Poutou couine violemment lorsque je le saisi dans mes mains. Sa laine toute abimée laisse apparaitre une ouverture béante sur son flanc. J'avais vu juste, c'est bien un Crylasm.
Il est là, totalement inerte et me fixe de ses deux grands yeux noirs, rond comme des billes sans vie et brillantes. Je me serais mise à pleurer si un gros "P" en majuscule n'avait pas été tricoté sur son ventre.
- Je vais le massacrer ce sale mioche, pestai-je. Me faire crapahuter dans la poussière pour CA !
Je fourre le crylasm dans la poche de mon short et entreprends de sortir du bâtiment. C'est quand je me retourne que je tombe sur cette... chose.
Une bête, pas très grande, trapue, repliée sur elle-même en train de se délecter d'une miche de pain trouvée sous les débris. Un familier ? Non impossible. C'est bien trop moche pour que quelqu'un veuille s'en faire un ami.
Soit, ce truc est affreux, mais je peux l'ignorer. Le problème, c'est qu'elle se tient précisément entre la sortie et moi. Je n'ai pas vraiment envie de me frotter à ce truc.
Aussi discrète que je puisse l'être à ramper dans la poussière et les cailloux, je m'éloigne pour trouver une autre sortie.
Sauf que c'est sans compter sur ma poisse légendaire. Celle qui pointe toujours le bout de son nez, pile quand il ne faut pas.
POUIIIIC !
Je me suis cognée sur Poutou... Aussitôt, tous mes muscles se crispent, je me contracte et ferme les yeux de toutes mes forces pour me faire aussi petite que possible.
Mouais... comme si fermer les yeux me rendait invisible.
Je m'attends à ce que la bestiole que j'ai vu me saute dessus, mais rien ne se passe. Genre, vraiment rien, même pas un bruit.
Je ré-ouvre les yeux et constate que le chemin vers la sortie est on ne peux plus libre. Cette perspective me redonne toute ma fougue et je m'engouffre dans le boyau de gravats. Jusqu'à ce que ma chaussure se coince dans quelque chose...
- Niak, niak, grince la créature qui me tient la jambe. Jolie humaine charnuue, miam !
La chose -le Boggart je présume- affiche un large sourire carnassier. Il veut me bouffer, là ? Non, mais sérieux ?!
Je tape frénétiquement des pieds pour me débarrasser de mon agresseur. Je lui hurle dessus, mais il s'en contrefiche. Lui, il remonte le long de ma jambe pour venir m'attaquer la figure !
Consciente que je ne pourrais pas le faire lâcher, je me dandine aussi vite que je peux vers la sortie en appelant à l'aide.
Quand je passe la tête par le trou du mur, le boggart est déjà cramponné à mon t-shirt. Ses griffes transpercent le tissu et m'égratignent. Je saisi la main qu'on me tend dehors pour me relever et me tord comme je peux pour frapper le boggart.
- Waïtikka, enlèves tes mains !
Réflexe, j'obéis. Et je fais bien !
Un grand morceau de bois s'abat sur la tête du nain hideux. Il retombe comme une masse, assommé. Aussitôt, je tâte mon dos et mes hanches pour m'assurer qu'il ne m'ait pas lacéré le corps. Rien de bien méchant, que des égratignures.
Je me penche alors au dessus du corps inerte.
- Cette horrible chose était en train de me peloter, lâchai-je, écœurée.
Ezarel pouffe de rire, à coté de moi.
- Ton rire est à peine forcé, Ezar'...
- Pour te peloter, il faudrait que tu aies des formes ! ricane-t-il.
- Hey ! m'offusquai-je.
Ezarel redouble dans son simulacre d'hilarité.
- J'ai des formes, me vexai-je en lui flanquant un coup de poings dans l'épaule. Le boggart m'a trouvé "charnue", lui.
L'elfe rit de plus belle. Il ne simule plus. Je suis pourtant loin d'être une planche à pain. Il dit ça pour chercher les embrouilles, je le sais ! Ça ne m’atteint pas !
- Ce sont tes fesses qu'il voulait sûrement manger, s'étouffe-t-il.
- Sale petit... crachai-je en me jetant à sa gorge.
- C'est le vilain qui avait enlevé Poutou ? interroge une petite voix triste.
Oubliant soudainement ma rancune envers Ezarel, je me détourne de mon ex-future-victime et encadre le visage du petit garçon dans mes mains. Malgré le fait qu'il m'ait envoyé dans ce foutoir pour sauver son idiot de Poutou, il est trop attendrissant pour que je lui en veuille.
- Oui, c'est ce truc moche qui retenait Poutou dans la maison, lui confirmai-je.
- Il l'a mangé ! geint-il en se remettant à pleurer.
De son doigt, il pointe les ongles aiguisés de la bête sur lesquels sont encore accrochés des petits bouts de mon t-shirt.
- Mais non, souriais-je en attrapant Poutou dans ma poche arrière. Regarde, Poutou va bien. Il a juste un bobo, mais on va le soigner, d'accord ?
Le petit enlace sa peluche miteuse, me remercie d'un grand sourire et suit gentiment les membres de la Garde Absynthe accompagnés par l'infirmière.
Quand je détache mon regard de cet enfant, mes yeux croisent ceux d'Ezarel. Nous restons un instant comme plongé dans l'abîme sans fin de l'autre, suspendu au temps. C'est la première fois que je ne sais vraiment pas ce qu'il pense de moi. Cherche-t-il une pique mesquine à m'assener ? Une gentille taquinerie ? Peut-être serait-il prêt à me complimenter pour ce sauvetage de peluche, fait dans les règles de l'art ? Ironiquement, bien sûr...
Au lieu de cela, ses yeux se ferment légèrement et un tout petit sourire, timide, étire sa commissure des lèvres. Ma poitrine me chauffe. Mon cœur s'emballe. Serait-ce une infime trace d'admiration que j'ai pu discerner dans son regard ? Ezarel aurait été attendrit par mon attitude ? J'en suis toute retournée.
Le brouhaha qui m'entoure me ramène cependant vite à la réalité. A la dure réalité.
Quand je regarde autour de moi, je vois beaucoup de membres de la garde s'affairer pour assister et soigner les blessés. Ils sont tous extrêmement occupés sur des cas plutôt graves. Je me sens soudain très nulle d'avoir été fière de sauver la vie d'un nounours...
Les jurons fleuris d'Ezarel me sortent de ma noirceur. Il est accroupi au dessus du boggart. Je peux prendre le temps, maintenant, de mieux observer sa physionomie. C'est un mélange hideux entre un nain et un hobbit. Trapu mais squelettique, velu comme un ours, la face écrasée et des dents pointues et crasseuses. Ses doigts sont pourvus de longues griffes.
A vomir !
- Qu'est que c'est ? demandai-je.
- Une erreur de la nature, m'assène l'Elfe Ô combien superbe à coté de cet immondice.
A son ton, je devine qu'il n'exagère pas ses mots.
- Ce sont des Brownies à l'origine, mais le Maana les a changé...
- Comment ça ?
- On en sait trop rien. Les boggarts sont maléfiques, vicieux mais n'approchent pas aussi près du QG normalement. Ils se contentent de saccager les villages isolés pour dépouiller les habitants du peu de nourriture qu'ils ont.
- Mais c'est horrible ! m'insurgeai-je. Et on les laisse faire ? Je croyais que la Garde d'Eel veillait sur tout le monde, toutes les Faery, comment se fait-il...
- On ne peut pas tout gérer, Waïtikka, me coupe le chef de l'Absynthe. Nous sommes obligés de trier les priorités et ces choses n'en faisaient pas partie.
J'en reviens pas ! Et toutes leurs belles paroles, alors ? Ce n'était que du vent ?
- J'imagine qu'ils remontent en tête de liste, maintenant qu'ils s'attaquent à VOTRE maison, grinçai-je.
L'elfe aux cheveux bleus ignore délibérément ma remarque.
- Quelque chose ne tourne pas rond, réfléchi-t-il. Quelque chose perturbe le Maana...
Une grosse explosion fait trembler le sol. Au loin, je discerne des gerbes d'un feu azur qui s'élèvent vers le ciel.
- Miiko, souffle l'elfe avant de se précipiter au pas de course vers le tumulte.
D'instinct, je lui emboite le pas. Que se passe-t-il là bas ? Miiko a rejoint ses troupes ?
Ezarel court à très grandes enjambées. J'ai du mal à le suivre. Il cache bien son jeu à faire le rat de laboratoire. Son agilité et sa légèreté me font penser aux déplacements d'un félin : silencieux et insensibles -ou presque- aux obstacles qui s'opposent à lui. Je me trouve bien pataude à marteler lourdement le sol dans ma course et perdre du temps à contourner les éboulis.
Ce qu'il reste des rues est désert. Les habitants en détresses ont rapidement été évacués. Quelques boggarts ricanent sur notre passage en fouillant les ruines à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent.
Avant que je ne me rende compte de la distance parcourue, Ezarel et moi arrivons sur le champs de bataille. D'emblée, je reconnais les chefs de Garde repousser les vagues de "Brownies dégénérés". Les créatures velues utilisent tout ce qui leur tombe sous la main comme arme : bâtons, gravats, morceaux de ferraille... La Garde d'Eel a du fil à retordre !
Ils sont acculés sur ce qui devait être auparavant une place. Les vestiges d'une petite fontaine crachotent un faible filet d'eau, comme une lutte pour la survie d'une relique du passé. Les bâtiments autour sont méconnaissables. Et j'ai peur de bien comprendre pourquoi.
Certains boggarts, restés en retrait, mélangent les contenus de petites fioles pour en fabriquer une seule, à la couleur noirâtre. Dès lors que la potion se met à faire des bulles, le boggart alchimiste la ferme d'un morceau de liège et l'envoie avec force vers nos Gardiens.
Je me propulse en avant pour la réceptionner avant qu'elle ne s'écrase sur Nevra, mais des bras me retiennent par la taille. Je suis immobilisée, incapable de protéger mes nouveaux amis.
- Lâche-moi ! m'écriai-je.
Mais c'est déjà trop tard, la fiole noire est en chute libre au dessus de mon chef de Garde.
Sans que je n'en distingue le mouvement, Nevra lance une petite lame vers l'objet volant. La ligne de métal vient éclater le récipient en verre avec vélocité et disperse le liquide dans l'air, avec une détonation stridente.
De son coté, Valkyon manie une double hache imposante avec une facilité déconcertante. Il repousse des groupes de boggart en tout aisance. Je vois bien qu'il est là dans son élément. Par ailleurs, un sourire fiévreux illumine son visage. Dans un grognement sonore, il prend son élan et fait tournoyer son arme autour de lui pour éclaircir le terrain en un redoutable swing !
J'en reste bouche bée ! Les bestioles voltigent à l'autre bout de la place ! Valkyon possède vraiment une force hors du commun !
Miiko, elle, bondit dans tous les sens comme si la gravité n'avait pas d'influence sur elle, prenant tantôt appui sur un morceau de bâtiment effondré, tantôt sur le bout de la hache de l'obsidien -qui ne flanche absolument sous le poids supplémentaire. Elle utilise la vivacité de ses mouvements pour envoyer l'extrémité de son bâton fracasser la tête de ses adversaires avec violence. Quand les ennemis parviennent à éviter le corps à corps avec elle, Miiko fait alors jaillir un feu bleu du petit cristal contenu dans son arme pour les stopper dans leur course.
Une évidence vient se révéler à moi. J'ai l'impression d'avoir pris un coup de poings -de Valkyon ?- dans l'estomac ! Je comprends maintenant que je n'ai absolument pas ma place dans ce combat. Que dis-je, dans n'importe quel combat. Je n'ai pas mal place ici du tout, d'ailleurs ! Je suis bien plus un boulet qu'une aide. Je ne suis... qu'une misérable humaine, quoi que les autres puissent en dire... Une Brownie-marmotte, génial. A quoi ça nous avance, hein ?
Je réalise de plein fouet que je n'ai aucune chance de leur être d'une quelconque "vraie" utilité ! Comment ont-ils pu m'accepter dans la Garde d'Eel ? Même si je suis à moitié faelienne, ce métissage ne m'a encore rien offert jusque là dont je puisse me servir pour aider mon prochain. Je sauve des peluches... quelle prouesse !
Même Ezarel, à coté de moi -que je pensais aussi doué au combat qu'un colibri en pleine tempête- est en train de s'affairer avec les petites bourses en cuir qu'il conserve à sa ceinture. Dedans, j'aperçois différentes poudres colorées. Il en attrape une pincée d'une couleur, deux d'une autre, les fait tournoyer dans une coupole et les souffle sur un boggart qui s'approche dangereusement de nous. La bête se tord de douleur avant de se sauver en pleurnichant.
Les créatures se font de plus en plus nombreuses. A croire qu'elles se regroupent en ce point précis. Pourquoi ?
Je remarque qu'elles semblent prendre Miiko pour cible. Elle, plus que les autres. Nevra et Valkyon font de leur mieux pour protéger la Chef de la Garde Étincelante et repousser l'ennemi mais ils se font déborder.
Je vois la femme-renarde donner des instructions aux garçons. Tout ce raffut et les ricanements sadiques des boggarts m'empêchent de comprendre ce qui est dit. Mais il est clair que ses ordres sont sans appel.
Immédiatement, les deux chefs de Garde se mettent en formation et établissent une barrière infranchissable autour de Miiko.
La Kitsune se positionne. Elle écarte les bras, paume tournée vers le ciel et ferme les yeux. Son corps s'enveloppe alors d'une légère brume bleue. Ses pieds quittent le sol et flottent toujours plus haut.
Miiko lévite quelques instants à deux ou trois mètres de hauteur. Les boggarts s'interrompent et le silence tombe sur la place. Seuls les incendies crépitent de-ci, de-là.
Puis soudain, la Chef de l’Élite ouvre les yeux et fusillent ses ennemis d'un regard assassin. Elle marmonne furieusement dans une langue que je ne connais pas. Les boggarts, eux, la connaissent. Leur contentement sadique fait place à l'effroi sur leurs visages inhumains.
Alors, la brume cristalline qui recouvre le corps de Miiko se concentre entre ses mains.
D'un geste, elle propage un feu acide sur les boggarts. Des couinements suraigus retentissent de partout. Les nains hideux se tortillent de douleur dans la poussière.
Les "dégénérés" qui y ont échappé fuient à toutes jambes.
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le Refuge d'Eel est balayé de toutes les nuisances qui l'avaient accablé cette nuit.
Alors, au loin, derrière la ligne d'horizon, une bosse lumineuse se dessine délicatement. La sphère se lève et éclaire la plaine d'une douce lueur orangée.
Je trouverais ce levé de soleil absolument splendide, si en contraste, je ne voyais pas Miiko, décliner vers le sol, les yeux clos, le corps inerte...
Chapitre 6 : Une Visite Impromptue
Je tiens à vous faire découvrir un peu l'univers musical dans lequel je me plonge pour écrire mon histoire. Et voici le morceau qui représente le mieux ce chapitre. En espérant que ça vous plaise ♥
Bien sûr, je ne vous oblige en rien. Si vous préférez lire sans musique, je ne vous en voudrai pas.
IMPORTANT : Pour que le morceau ait l'impact désiré, je vous le glisse au moment précis où il faut le démarrer*****************
Les jours qui suivent l'attaque du Refuge me paraissent durer une éternité. Miiko est à l'infirmerie. Elle ne s'est toujours pas réveillée. Eweleïn pense que la Kitsune a trop puisé dans la magie du Cristal. Celui-ci étant déjà très affaibli, elle a dû faire appel à ses propres forces vitales pour générer le Feu Purgateur. C'est une magie très gourmande en Maana, m'explique l'infirmière. C'est même surprenant que Miiko aie survécu à sa témérité.
Il faudra du temps à la Chef de l’Étincelante pour s'en remettre. Pour le moment, il lui faut du repos. Beaucoup de repos.
La Garde de l'Obsidienne patrouille tout autour du QG, dans les plaines et aux abords de la forêt. Ils s'assurent qu'aucun Boggart ne repointe le bout de son nez aplati. Il semblerait que les armes lourdes des disciples de Valkyon suffisent à les intimider.
Nevra a envoyé ses ombres tout le long de la côte pour s'enquérir de la situation des villages. Apparemment, d'autres ont été agressés par des hordes de créatures d'ordinaires plus recluses. Tout ça ne me dit rien qui vaille.
Pour ma part, on m'a demandé d'assister les membres de l'Absynthe pour aider les habitants du Refuge. Nous les soignons, les réconfortons et leur prêtons main-forte dans la reconstruction de leur foyer.
J'ai surpris une conversation entre Leiftan et Nevra, l'autre jour. Mon chef de Garde disait ne pas vouloir m'assigner de mission en dehors du QG. Leiftan avait approuvé en mettant en avant ma "fragilité" actuelle.
Je sais que c'est puéril, mais je les "boude" encore depuis. Ça ne me dérange pas de rester au QG, au contraire. Je me sens un minimum utile en apportant mon aide à des gens aussi démunis que moi. Ce que je n'apprécie pas en revanche, c'est qu'ils me prennent pour une pauvre petite chose fragile. J'imagine que ça a un lien direct avec l'issue de notre mission avec Chrome. Mais je ne suis pas en sucre pour autant.
Ils auraient quand même pu m'en parler en face, avoir la décence de me demander mon avis, non ?
Cela fait pas loin d'une semaine que Miiko dort profondément dans ses quartiers, quand Leiftan, co-dirigeant de la Garde, nous convoque dans la Salle du Cristal. La réunion commence par les rapports détaillés des membres investigateurs. L'état du Royaume d'Eel est plus préoccupant que je ne le croyais. Même si les agressions sur les autres villages ont été moindre, ils n'en ont pas moins subit des dégradations.
Ensemble, nous réfléchissons à ce qui aurait pu causer tout ce chaos si soudain. Certains soulèvent le problème du manque de nourriture. Même les espèces non-civilisées sont au bord de la famine. Ils doivent bien trouver de la nourriture quelque part.
D'autres parlent du fait que le Grand Cristal s'affaiblisse toujours davantage, de jour en jour depuis qu'il a été brisé. Cet assaut passé sur le Joyau d'Eel continu d'avoir des conséquences sur notre monde, de nos jours. Eldarya voit son Maana s'amenuiser. Et cela impacte toutes les faery, sans distinction aucune.
Là où certains voient seulement leur pouvoir magique diminué, d'autres voient leur survie clairement menacée. L'hypothèse émise ici serait que ces faery, qui se sentent en danger, s'aventurent aux abords du QG, où la concentration du Maana y est la plus forte. Soit pour se rapprocher de la source restant de Maana, pour prolonger un peu plus leur survie. Soit pour s'emparer eux-même du joyau.
Cela expliquerait entre autre pourquoi les boggarts s'en prenaient surtout à Miiko, lors du combat sur la petite place du Refuge d'Eel. La Kitsune dispose d'un éclat de Cristal dans son baton, qui lui confère la magie de son Feu d'Azur.
Ezarel suggère une toute autre possibilité. Plus noire, plus inquiétante. Moins plausible aussi. Il pense qu'une personne pourrait tirer les ficelles de tout ça. Évidemment, l'elfe n'a aucune idée de qui il pourrait s'agir ou même dans quel but, mais il a la certitude que toutes les Faery ne peuvent pas péter un plomb sans un élément déclencheur. Un élément doué d'une volonté propre.
C'est plutôt tiré par les cheveux. Moi-même je ne suis pas sûre d'y croire. Les autres non plus, d'ailleurs. Comment une personne pourrait contrôler les créatures ténébreuses d'Eldarya ?
Impossible !
Le fait est que notre monde subit une perturbation et nous n'avons pas l'ombre d'un indice pour savoir ce qui en est l'origine.
Les débats vont bon train. Tous essayent de monter le ton pour faire prévaloir leurs théories. Les discussions s'enflamment et je me sens vraiment toute petite parmi cette bande de mâles en rûte. Je m’éclaircis la voix et tente d'intervenir :
- Et les Moraï ?
Évidemment, ils ne m'ont pas entendu. Leiftan, lui, ne dit rien. Il m'a vu tenter de prendre la parole mais n'a pas pu distinguer mes mots. L'homme fronce les sourcils et lève les mains à hauteurs de visage. Instantanément, les voix se taisent. Je suis impressionnée ! A voir l'autorité dont il fait preuve avec autant de calme, je ne tiens pas à savoir ce que ça donnerait s'il se mettait dans une colère noire. En y pensant, je ne sais même pas quel type de faery il est. Probablement quelque chose de puissant pour qu'il puisse tenir les trois zouaves en respect !
-
Tu disais, Waïtikka ? sourit-il, redirigeant toute l'intention sur moi.
C'est trop gentil... Les chefs de Garde et leurs quelques suivants me fixent d'un regard noir.
- Je me disais que... balbutia-je, peut-être serait-il possible...
- Allez, accouche ! me presse Nevra.
- Peut-être que les Moraï sont au courant de quelque chose ? Ils savent peut-être comment réparer le Cristal. Peut-être même qu'ils peuvent nous aider à combattre ces créatures qui nous attaquent ?
Wouah ! Je ne pensais pas leur faire un tel effet. Valkyon est de marbre, littéralement, il ne cligne même plus des yeux. Nevra hausse un sourcil d'incompréhension en laissant tomber sa mâchoire inférieure et Leiftan me scrute, impassible.
- Qui a été te fourrer ce genre de chimères dans la tête ? m'interroge calmement le chef de l’Étincelante.
Malgré moi, je jette un regard accusateur vers l'Elfe, qui tente de passer inaperçu depuis tout à l'heure. Tous les regards le placent sous les feux des projecteurs.
- Hey, rit-il. Est-ce ma faute si cette petite humaine est incroyablement crédule ?
Pardon ?! J'ai l'impression d'avoir raté quelque chose. Il me fait quoi le Schtroumpf hirsute, là ? Ezarel pose sur moi un regard désolé :
- Il ne faut pas croire tout ce que les livres racontent...
C'est une blague, il se fout de moi, là ! Leiftan examine le comportement suspect de l'elfe et intervient :
- Ezarel... n'abuse pas de la naïveté de notre amie. Sans vouloir te porter offense, ajoute-t-il, souriant, à mon intention.
J'essaie de ne pas me vexer. Leiftan a vraiment l'air d'être de mon coté sur le coup.
- Waïtikka ne connait rien de notre monde, Ezarel, poursuit-il. J'apprécierais que tu ménages son temps d'adaptation.
Ezarel croise les bras sur son torse, en signe de protestation. Les réprimandes de son supérieur ne le mettent pas à son aise. Puis, se tournant vers moi, il me fusille du regard. Sous l'effet de la surprise, je recule d'un pas. J'ai bien cru qu'il allait me sauter à la gorge. Non mais et puis quoi encore ? Comme si j'étais la fautive !
Ezarel quitte la Salle du Cristal d'un pas décidé, sans demander son reste.
- Ne t'en fais pas, me réconforte Nevra. Il va bouder dans son coin, mais moi, je suis là.
- Nevra... s'avance Leiftan.
D'un coup d’œil, l’Étincelant autorise tout le monde à disposer. La salle se vide, mais je reste plantée là. J'ai besoin de calme pour savoir où j'en suis.
Je me retourne vers le Grand Cristal pour réfléchir, quand je percute de plein fouet...
- Leiftan ! Pardon, j'avais pas remarqué que tu étais resté, m'excusai-je en me frottant le front.
Il me répond d'un simple sourire. Quand il comprends que je n'ai pas l'intention de lui déblatérer ce que j'ai sur le fond du cœur, il prend l'initiative de la conversation :
- Je sais ce que tu penses, me confit-il.
Hum, ça, j'en doute. Qui pourrait savoir ce qu'une humaine trop crédule pourrait penser ou ressentir ? J'observe le Cristal, j'en perçois les cotés tranchants et les parties plus douces. Je discerne les reflets dans la matière cristalline.
Avec un peu d'imagination, je peux même deviner un visage esquissé dans la pierre. Serait-ce celui de l'Oracle qui m'observe ? Ou mon propre reflet qui me fixe, les yeux dans le lointain ?
- Je sais que tu es perdue, reprend Leiftan.
Il me sort de mes rêveries. Je pensais qu'il avait fini par partir. L’Étincelant s'approche à son tour du Cristal. Il se campe à mes cotés. Maintenant qu'il a capté mon attention, il s'obstine à garder les yeux verrouillés sur l'imposante pierre précieuse. Je hausse les sourcils pour l'inviter à poursuivre, même si je sais pertinemment qu'il ne me voit pas.
- Tu es loin de chez toi, perdue dans un monde que tu ne connais pas, continue Leiftan.
Okey, c'est vrai, je l'admets. Mais j'imagine que ce n'est pas très compliqué à deviner.
- Tu fais de ton mieux pour t'intégrer, pour comprendre Eldarya, mais quand tu penses enfin effleurer la connaissance du bout des doigts, on te tire violemment en arrière en t'expliquant que toutes les bases sur lesquelles tu as fondé ton raisonnement n'étaient qu'une sombre farce...
L'homme ne me regarde toujours pas. J'aimerai pourtant qu'il se rende compte de ma stupéfaction. Parce que clairement, oui, il est bien en train de mettre des mots sur les sentiments, les craintes et les doutes que je m'évertue à enfouir au fond de moi depuis que je suis arrivée ici.
- Tu ne sais pas ce que tu es, et par ce fait, tu te demandes "qui" tu es. Tu...
- Stop ! m'écrié-je. Comment peux-tu savoir tout ça ? Tu es humain, toi aussi ?
Enfin, Leiftan se décide à lâcher le Grand Cristal des yeux. Il me regarde un instant surprit par mon émoi. Puis il sourit tendrement et me répond d'une voix douce :
- Non, je ne suis pas humain. Je suis né et j'ai toujours vécu à Eldarya.
- Alors comme peux-tu savoir ce que je ressens, si tu n'as pas toi-même déjà connu ma situation ?
- Je suis capable de beaucoup de choses qui te sont inconnues, Waïtikka. Sache cependant bien ceci, ajoute-t-il en levant l'index, tu es très précieuse pour nous. Si l'Oracle t'a choisie, cela ne peut signifier qu'une chose : tu as dors et déjà ta place parmi nous.
- Si tu le dis, admis-je, dépitée. Mais je me demande...
- Hum ? s'enquit Leiftan.
- Pourquoi Ezarel m'en a tant raconté sur les Moraï s'il sait qu'ils n'existent pas ?
Mon interlocuteur prend une profonde inspiration, comme s'il appréhendait ce qu'il s'apprêtait à me dire.
- Tu sais, commence-t-il. Ezarel est un drôle d'oiseau. Il a beau reposer ses raisonnements sur des faits, il lui arrive aussi de croire en l'improbable.
- Alors, si je comprends bien, il croit lui-même en l’existence de ces Moraï, mais il s'est lâchement défilé pour me ridiculiser ?
Leiftan sourit, gêné :
- En effet. J'imagine qu'il s'agit là encore d'une de ses mauvaises plaisanteries.
- Je penses surtout qu'il a voulu éviter les brimades... ronchonnai-je.
Puis réfléchissant à tout ceci, je reprends :
- D'après tout ce que j'ai lu et vu à leur propos, j'aurai tendance à y croire, moi aussi...
Je contemple mes chaussures, presque honteuse d'entrer dans le jeu d'Ezarel.
- Ne te blâme pas pour ça, me réconforte Leiftan. Les Moraï sont un peu comme ce que vous appelez des "dieux" sur Terre. Certains y croient profondément, d'autres non. Les légendes sont là, mais rien ne peut ni prouver ni démentir les croyances que nous avons.
De ce point de vue-là, je comprends mieux leur scepticisme. Il semblerait que malgré la fantaisie de ce monde, ses habitants aient quand même leurs limites en ésotérisme. D'ailleurs, je me surprends à croire aux divinités de ce monde, finalement.
- Et toi ? m'enquis-je auprès de l’Étincelant. Tu ne crois pas non plus aux Moraï ?
Leiftan parait étonné par ma question. Il pouvait quand même s'attendre à ce que je m'intéresse à son point de vue. Ses yeux anis, grands ouverts, retrouvent leur état naturel : à demi-fermé. Ses lèvres s'étirent et il me chuchote comme pour me confier son secret :
- Moi ? Je préfère croire que personne d'autre que moi ne peut écrire mon destin. Les Moraï sont une invention pour donner de l'espoir aux infortunés quand leur monde s'effondre.
Je scrute son regard. Il est sérieux ? Les Moraï ne seraient qu'une supercherie pour les faibles d'esprit ? Suis-je faible d'esprit si je crois en leur éventualité ?
Avant même que je ne puisse en dire plus, Leiftan me fait une révérence et quitte la Salle du Cristal. Je reste hébétée devant l'immense pierre bleue, ne sachant plus que croire. Tout le monde au QG semble contredire l'ouverture d'esprit d'Ezarel. Et la mienne par la même occasion. Même l'elfe n'a pas l'air d'assumer ses croyances ; c'est quand même dingue !
Une crampe bruyante me tord l'estomac et me sort de mes rêveries. Je réalise alors qu'il est déjà tard et que je n'ai pas mangé depuis ma tartine de miel de ce matin... A se demander comment j'arrive à tenir encore debout. Après un dernier regard vers le Grand Cristal, je sors de la pièce, me rends au Garde Manger pour chiper de quoi grignoter et remonte dans ma chambre. J'y vérifie à deux fois avant de me mettre à l'aise. Pas de vampire en vue. Je suis seule, tranquille.
La nuit est tombée depuis longtemps, le quart de lune est déjà haut dans le ciel, maintenant. Sa lumière sur le vitrail projette des reflets colorés au sol. Je m'en suis émerveillée pendant un moment, mais je suis fatiguée. Pourtant, je n'arrive pas à fermer l’œil.
Je tourne et retourne dans mon lit comme un lion en cage. Des milliers de questions m'assaillent sans que je puisse trouver de réponse. Je pense à ma place dans ce monde, à l'importance que je représente pour les autres. J'essaye de comprendre ce que je suis. J'en viens même à douter de mon identité, ce qui fonde ma personnalité. Qui suis-je, tout compte fait ? Miiko est certainement du même avis que Leiftan à propos des Moraï. Que dois-je croire ? Ma raison ou mon cœur ?
Je me remémore ma vie d'avant, ma famille, mes amis... d'avant. Ils me semblent si lointain. Je ne suis même pas sûre de les revoir un jour. Ma vue se brouille quand je repense à ma mère. Son sourire, ses caresses dans mes cheveux, ses mots doux pour me réconforter. Elle me manque tellement, j'aurai tant besoin d'elle en ce moment...
Breath and Life ♪
https://youtu.be/qHohWh5likw
Alors que je m'imagine être dans le creux de ses bras pour trouver le sommeil, je sens un souffle sur ma nuque. Aussitôt, mes cheveux se hérissent. Là, il dépasse les bornes !
- Nevra ! Sors d'ici tout de sui...
Ma voix s'étrangle dans ma gorge. Ce n'est pas Nevra. La stupeur me paralyse. Je reste figée devant cette femme qui flotte dans les airs. Je ne saisi pas, Miiko m'avait dit qu'elle ne sortait jamais. Qu'elle n'en avait pas la force.
Mais elle est bien là, devant moi, dans toute sa magnificence. Son corps éthéré flotte au dessus du sol. Sa nudité est camouflée par un plumage irisé d'une pureté aveuglante. Elle ne me veut aucun mal, je le sens.
- L'Oracle, soufflai-je comme pour me convaincre moi-même que je n'hallucine pas.
Un sourire emprunt d'une grande tristesse anime alors son visage. Mes yeux. Je ne peux les détourner de son être. J'ai l'impression d'être hypnotisée par elle. Pourtant, je suis lucide...
L'Oracle tend sa main vers moi et ses doigts froids et légers effleurent ma joue. Un frisson me parcourt jusqu'au bas du dos. Ses yeux sont dans le vague. L'être éthéré ouvre la bouche. Je retiens ma respiration.
- Celle qui traversera le passage aura le pouvoir. Le pouvoir de tous nous sauver... ou de tous nous anéantir.
Sa voix est comme spectrale. Elle est chantante et dans une langue inconnue à mes oreilles. Pourtant, dans ma tête, j'en saisi parfaitement le sens. Soudain, ses yeux me fixent, comme si elle souhaitait s'adresser directement à mon âme.
Son chant reprend de plus belle :
- Trouves les réponses qui se tapissent dans la tanière des Ombres. Et tires-en la force pour ouvrir ton cœur à l'évidence. Tu trouveras la source du pouvoir, et d'en diffuser la magie au monde brisé, tu deviendras la clef.
Ses forces faiblissent, son corps commence à s'estomper. Un éclair de panique traverse son regard :
- L'Amour... est... la Clef, peine-t-elle à ajouter. Toi... eule... peu... ous... auver... T... Maana...
Son corps s'efface complètement et l'Oracle se volatilise dans les airs. Mon cœur me fait souffrir ; il bat la chamade et fait des soubresauts. Ma respiration est saccadée malgré ma bouche grande ouverte. J'essaye de crier, d'appeler à l'aide... mais aucun son de sort.
Je me sens chuter et percuter violemment le sol... ma vision se trouble. Mes yeux refusent de rester ouverts plus longtemps.
Je me sens... sombrer...
Chapitre 7 : Perte de contrôle
Lorsque j'émerge, je me fais secouer par les épaules comme un prunier. Je peine à extirper mon esprit de la brume dans laquelle je suis. Je garde les yeux fermés encore un petit peu. Combien de temps suis-je restée dans les vapes ? Les membres de la Garde ont dû se poser des questions en ne me voyant pas au petit matin.
Oh, j'envisage déjà le mal de dos que je vais avoir si j'ai passé toute la nuit à même le sol.
- Tu devrais peut-être la gifler, suggère une voix.
Okey, on va peut-être pas trop pousser, non plus ! J'ouvre brusquement les yeux et tente de me redresser.
- Aïe ! gémis-je. Mon dos...
A mes cotés, Nevra m'aide à me relever en me soutenant par le bras. Ezarel est un peu plus loin, les poings sur les hanches, visiblement déçu que je me sois réveillée par moi-même. Face à moi, Valkyon, un genou à terre et la main encore levée. Oh punaise, c'était à lui que revenait l'ingrate tâche de me baffer ? Ça ne m'aurait pas aidé ! Il m'aurait décroché la tête, le gaillard.
Derrière eux, je constate que les faibles reflets de lune percent toujours à travers le vitrail. Il fait encore nuit noire.
- Qu'est-ci s'est passé ? grognai-je. Ch'ui restée longtemps dans l'paté ?
Les garçons me regardent, outrés par mon langage primitif...
Bah quoi ? Je ne suis pas une princesse, je pète pas des paillettes, moi ! Si je veux parler comme une sauvage, ils s'adaptent, c'est tout ! Non, mais.
- On t'a entendu hurler, ça nous a tous sorti du lit.
- Ykhar est en plein stress, ricane Ezarel. Elle a cru qu'une banshee nous attaquait.
Il se penche au dessus de moi et me dévisage :
- Saurais-tu prédire une mort imminente, petite humaine ?
Je le fusille du regard :
- La tienne.
L'Elfe aux cheveux bleus se fend la poire .
- C'est pas une banshee, impossible. Comment quelqu'un pourrait vouloir du mal à ma sublime personne ?
Ahhhh, moi, j'en serai capable si tu continue de parler de toi à la troisième personne, petit bonhomme ingrat ! J'aurais bien envie de répliquer, mais je n'ai même plus la force de me bagarrer avec lui. Je balaye ses paroles d'un revers de main.
- Depuis combien de temps, est-ce que...
- A peine quelques minutes, intervient une voix dans mon dos.
Je me retourne, sur le qui-vive. Leiftan est là, appuyé sur le chambranle de la ma porte. Décidément, on le voit beaucoup en ce moment. Sûrement du fait que Miiko ne soit pas en mesure d'assurer la Garde d'Eel en ce moment. J'ai un pincement au cœur. J'ai réveillé tout le QG, hein ? Miiko, elle, dort toujours, imperturbable. J'aurai aimé que mes cris la sortent de son sommeil comatique, quitte à devoir en subir les conséquences.
L’Étincelant se rapproche et vient s'assoir sur le fauteuil.
- Peux-tu nous expliquer ce qui t'ai arrivé.
- J'aimerais bien, me forçai-je à sourire. Mais je n'en sais rien moi-même. Je veux dire...
Je secoue la tête pour ordonner mes pensées.
- Si, je sais ce qui s'est passé, mais je n'ai rien compris.
- Dis-nous simplement ce dont tu te rappelle, propose Nevra.
Sa voix se fait douce. J'ai l'impression qu'il s'est vraiment inquiété. Serait-ce un nouveau stratagème pour s'infiltrer sous ma couette ? Qu'importe...
- L'Oracle était là, elle m'a parlé.
- Quoi ?! s'exclame Leiftan en bondissant de son siège. C'est impossible, c'est tout juste si elle a la force de se matérialiser à coté du Cristal.
- Je sais, j'étais aussi surprise que toi, me grattai-je la tête.
- Que t'a-t-elle raconté ? me demande l'Elfe, suspicieux au possible.
J'essaye de me souvenir de ses paroles, mais c'est encore flou.
- Quelque chose du genre : "Tu peux tous nous sauver ou nous détruire." Elle m'a dit que j'étais la clef pour ouvrir la source du Maana, je crois.
Je me frotte les yeux. J'ai du mal à me rappeler le reste de son discours.
- Je suis désolée, me plaignis-je.
Soudain, je ressens un élan d'inquiétude m'envahir. C'est vraiment étrange, moi-même n'étant pas anxieuse. Étonnée, surprise, perdue et sonnée, mais pas anxieuse.
- Tout le monde, retournez vous coucher. Laissez Waïtikka respirer un peu, ordonne Leiftan.
Tous marquent un temps d'arrêt, puis obtempèrent. L'homme blond vient s'assoir près de moi. Mon matelas s'affaisse sous son poids et je manque de basculer contre lui. Il se tourne cependant pour me faire face et me tient par les épaules. Je lève à peine les yeux, je ne veux pas lire la déception dans son regard.
- Waïtikka, sais-tu à ce que signifient les paroles de l'Oracle ?
Je balance ma tête de gauche à droite.
- C'est une Prophétie, me dit-il, calmement.
Incrédule, je plonge mes yeux dans les siens. J'ai tendance à douter de tout maintenant.
Est-ce qu'il se moque de moi ? Leiftan ? J'en doute, c'est peut-être bien le seul à m'avoir toujours défendue depuis que je suis arrivée. Lui, il est de mon coté, au moins. Aussi, je suis prête à le croire sur parole.
- Une prophétie ? répétai-je.
- Ça en a tout l'air. Tu devrais dormir, te reposer. Demain matin, peut-être que les paroles de l'Oracle te seront revenues.
Comme je ne dis rien, il se lève pour me laisser. Je lui agrippe la manche malgré moi et il me dévisage, attendant que je m'explique.
- Je... je n'arriverais pas à dormir, me plaignis-je.
Leiftan fronce les sourcils. S'il sait effectivement ce que je ressens, comme il l'a suggéré plus tôt dans la soirée, il doit se rendre compte que me rendormir après pareils évènements est impossible.
- Tu devrais prendre un bain, me propose-t-il. Délasse-toi, tu trouveras le sommeil plus facilement.
Il se dirige vers la porte et s'apprête à sortir. Il s'arrête et sans se retourner :
- Il y a un petit bassin d'eau chaude en sous-terrain. C'est sur le chemin vers les cachots.
En effet, je me souviens de cette cave avec une sorte de piscine. Je pensais que c'était plutôt une sorte de marre à poisson, l'eau est verte... La porte claque, je me retrouve seule à nouveau.
Aussitôt, je bondis sur mes pieds. Ouh là... Je chancelle et me rattrape au baldaquin de mon lit. Il me faut un instant pour que ma tête arrête de tourner. J'attrape une tenue légère dans l'armoire et file dans le hall des portes. Je choisi donc d'emprunter les escaliers en colimaçon que je déteste tant et m'arrête à mi-chemin des cachots.
L'air est doux malgré le courant d'air frais qui vient de l'étage inférieur. Après avoir vérifié que personne ne m'ait suivit, je dépose mes vêtements sur une jardinière de fleurs et m'approche de l'eau, nue. Je la contemple avant d'entrer dedans, je n'ai pas envie de me baigner dans un trou d'eau plein d'algues. En vérité, l'eau est très claire ; ce sont des tubes néons qui éclairent l'eau depuis le fond. Alors que je glisse mon pied sur la première marche submergée, je tombe nez à nez avec mon reflet ! Bon sang, je ne me reconnais plus !
Mes cheveux avec les quels je me bat habituellement pour leur retirer un peu de volume sont lisses sur ma tête. Je ne sais pas si c'est la couleur de l'eau qui me donne cette impression, mais ils sont plus ternes aussi. J'attrape une mèche entre mes doigts pour vérifier. Fausse alerte, je suis toujours rousse. Je ferme les yeux et souffle de soulagement.
Je me laisse glisser dans l'eau tiède et savoure la douceur de l'eau sur ma peau. Mon dos et mon ventre me picotent par endroit. Sûrement les petites plaies que je me suis faites en aidant au Refuge. Je suis plutôt maladroite dans les travaux de construction. J'avoue ne pas toujours regarder où je marche et ça me porte préjudice... Je m'enfonce dans l'eau jusqu’au cou et plonge ma tête en arrière. Sous la surface, c'est si silencieux. Je n'entends plus le vent souffler dans les couloirs, ni le chant des insectes dehors. Même mes émotions sont mises en sourdines. Ca tombe bien, je commençais à saturer.
En manque d'air, je me résous à ressortir la tête de l'eau. Lorsque la surface redevient plane, je m'observe, comme face à un miroir.
- Pauvre fille, me murmurai-je.
Je ne me connais pas cet air triste et défaitiste qui affuble le visage de cette fille dans l'eau. Elle me regarde, de ses grands yeux bleus. Des cernes assombrissent son regard et ses sourcils ne peuvent cacher sa tristesse. Je discerne même ses lèvres trembler, à l'aube d'un sanglot. A moins que ce ne soit que le mouvement infime de l'eau qui l'anime. Quelques gouttes tombent de mes joues et viennent brouiller l'exact reflet de mon moi intérieur.
- Aussi démolie dedans que dehors, hein ? me questionnai-je en essuyant mes yeux d'un revers de bras.
Évidemment, aucune réponse ne me parvient à part l'écho sur les murs. Alors que le silence retombe, je perçois un son étrange. Ça provient d'en haut. Quelque chose se passe dans le Hall. Je sors de l'eau et enfile la tenue légère que j'ai emmené pour me changer. Lorsque j'arrive enfin dans le grand hall, je suis à bout de souffle. Je n'entends plus rien tellement mon pouls bat à mes oreilles.
Je cherche alors d'où pouvait provenir ce son. Je fouille les pièces du QG. Rien, personne. Il est tard et tout le monde dort. Pourtant, je jurerai avoir entendu quelque chose.
Je me résous à abandonner les recherches, quand d'autres bruits surviennent. Je tends l'oreille en retenant ma respiration. C'est là que je comprends. Terrifiée, je plaque mes mains sur mes oreilles et cours jusqu'à ma chambre. A peine suis-je entrée, que je me précipite sous ma couette et planque ma tête sous mon coussin.
Pitié, faites que ça s'arrête. Je ne veux pas, je n'ai rien demandé pour subir ça !
Aussi fort que je peux, je me retiens de crier, je ne veux pas alerter les autres à nouveau. Mon cœur bat la chamade, mon cerveau est en ébullition, je geins et chantonne pour couvrir le son de ces choses, mais rien n'y fait. Les bruits surpassent tout. Je les sens, je les entends, là tout près de moi. Ils s'infiltrent dans ma tête ! Ils creusent la moindre parcelle de mon crâne et s'assurent que je ne trouve aucun refuge. Je suis acculée et n'ai nulle part où fuir. Où pourrais-je aller de toute façon ? Je les entendrai encore, où que j'aille.
Les larmes coulent à flot de mes yeux, je sens que je ne vais pas passer la nuit...******
- ...tikka ! ... ey, ... u m'...tends ?
Je le vois sans le voir. Ce type, là, juste devant moi. Il me regarde avec un air étrange. Ses sourcils bruns sont froncés sur ses yeux argentés. Ses lèvres bougent, il dit des mots, mais je ne les comprends pas. Ses gesticulations n'ont aucun sens pour moi.
Je sens quelque chose de froid sur mes joues. Ses mains ? Pourquoi me tient-il le visage ? Je le vois s'évertuer à me parler. Pourquoi ne dit-il rien que je puisse comprendre ?
Le type brun s'arrête soudain. Il me fixe et sert les dents. Quelque chose l'énerve mais je ne sais pas quoi. C'est étrange, ses dents... il a des crocs. Pourquoi un homme aurait des crocs ? On est pas dans un film d'horreur, pourtant...
- Waïtikka ! Hurle-t-il d'une voix puissante.
Je cligne des yeux plusieurs fois. La brume qui s'épaississait autour de mon esprit s'évapore tout à coup.
- Nevra ?! Que fais-tu dans ma chambre ? Tu viens encore squatter en pleine nuit ? m'outrai-je.
- En pleine nuit ? Tu te fous de moi ? Questionne-t-il en reprenant son allure habituelle.
Je jette un œil au vitrail de ma chambre. Il fait jour, et beau soleil en plus ! Je ne comprends pas.
- Je... je crois que je n'ai pas dormis de la nuit, réalisai-je.
Nevra s'assoit près de moi, embêté.
- C'est la visite de l'Oracle qui te perturbe ?
L'Oracle ? Je n'y pensais même plus. Je dois avouer que cette fameuse prophétie est bien le cadet de mes soucis aujourd'hui. Je lui fait non de la tête. Je me remémore ma soirée pour comprendre d'où provient ce malaise.
- J'ai entendu des choses, Nevra, lui confiai-je. J'ai cherché partout mais il n'y avait rien.
- Qu'as-tu entendu ?
- Des grincements, des frottements, des grognements, ce genre de choses. J'avais beau essayer de ne pas les entendre, c'était toujours plus fort dans ma tête. J'ai essayé de fuir, mais ils me poursuivaient !
Mon chef de Garde me caresse la joue de son pouce.
- Est-ce que je deviens folle ?
Nevra ferme les yeux avant de me répondre.
- Non. Non, tu n'es pas folle. Je crois que chaque choc que tu vis te rapproche un peu plus de ta nature de faelienne. Je ne sais pas ce que tu es, mais il va falloir apprendre à le contrôler.
- Mais je ne veux pas ! le suppliai-je comme s'il y pouvait quelques chose. Je ne veux pas être une faelienne. Je veux rester moi, Waïtikka, l'humaine paumée qui veut retourner chez elle. Je n'ai rien fait de mal, pourquoi est-ce qu'on s'en prend à moi, comme ça ?
Je le tambourine de mes poings, mais il ne dit rien. Il ne se défend même pas. Quand tout à coup, il attrape mes avant-bras et m'attire à lui. Il me plaque contre son torse et j’enfouis ma tête dans son cou.
- Calme-toi, me murmure-t-il.
- Je n'y arrive pas, je n'y arrive pas, Nevra. Aide-moi s'il te plait, dis moi comment faire ?
Je sais que jamais je ne me serais comportée comme ça en temps normal, mais aujourd'hui, rien ne va plus. Je m'agrippe de toutes mes forces à mon vampire de Chef comme s'il représentait pour moi, la seule bouée de sauvetage dans un océan rempli de requins.
Il me parle, calmement. Pour lui, tout va bien, il n'y a rien d'insurmontable. Son cœur bat faiblement, sa respiration est profonde et régulière. Ses paroles, même si je n'en perçois pas le sens, raisonnent dans sa cage thoracique. Sa voix grave me calme. Je me focalise dessus, sur les sens qu'il éveille en moi. Je me concentre sur ses sons plutôt que sur tous les autres. Bientôt, j'ai l'impression d'être seule au monde, avec lui. Je n'aurais jamais pensé dire ça un jour à propos de Nevra, mais, là sans ses bras, je flotte comme sur un petit nuage. J'ai l'impression d'être stone.
- Tu vois ? C'est simple de reprendre le contrôle, me susurre-t-il. Il te suffit de trouver un point d'ancrage et de t'y accrocher jusqu'à ce que le silence revienne.
- Merci, soufflai-je.
Je ne peux me résoudre à le lâcher. Je ne veux pas sortir ma tête de son cou. J'ai peur qu'à l'instant où je m'éloignerai de lui, tout le reste revienne.
- Ça va aller, délicieuse petite humaine. Tu as le contrôle sur tes sens, maintenant. Mais si tu continue à m'aguicher comme ça, je vais perdre le mien et te croquer...
Je dessers un peu mon emprise. En effet, je me rends compte de cette proximité entre nous et je ne veux pas qu'il se fasse des idées. Alors que je m'écarte petit à petit de lui, j'entends un léger frottement, comme deux galets humides glissant l'un contre l'autre.
Inspire, expire, inspire, expire. Les yeux fermés, je souffle entre mes lèvres pour retrouver le calme avant que la panique ne m'envahisse.
Lorsque je relève les yeux vers Nevra, il m'observe admirateur. Fier ? Il est trop tôt pour dire si je suis fière de moi. Pour l'instant, chaque muscle de mon corps me fait atrocement souffrir tant je me contracte. Mon chef de garde me sourit avant de se lever. Il est étrange... Il sourit toujours toutes quenottes en vue d'habitude. C'est limite s'il ne se lèche pas les babines, d'ailleurs. C'est la première fois que je le vois étirer ses lèvres de façon si prude. A moins que...
Malgré moi, je le rattrape et porte mes doigts à sa bouche. Son recul et son air stupéfait ne m'empêchent pas de discerner les deux petites bosses inhabituelles sur les cotés.
- Je suis désolée, m'empressai-je en cessant tout contact physique avec lui. Je ne voulais pas. Nevra, pardonne moi.
Conscient que j'ai compris, il accepte d'ouvrir la bouche pour me charrier :
- Pas de mal. J'ai les crocs, c'est tout. Tu n'y es pour rien.
Ça, pour avoir les crocs, il les a, oui ! Je ne tiens pas à savoir comment il va aller étancher sa soif. Aussi je feins l'indifférence à la vue de ses canines.
- Je préviens Leiftan de ton état. Je pense qu'il serait plus judicieux que tu te repose, aujourd'hui.
- Non ! Je ne veux pas qu'on me traite comme si j'étais en sucre. Je peux aider au Refuge, lui assurai-je. N'en parle pas à Leiftan, s'il te plait.
Nevra porte la main à son menton.
- Je te propose un marché, lâche-t-il, enfin. Je ne dis rien à Leiftan, mais tu ne sors pas du QG de la journée.
- Je suppose que tu n'acceptes pas les négociations ? tentai-je.
Un sourire sadique illumine son visage. Mouais... J'ai pas beaucoup le choix.
Je passe ma journée à feignarder dans le QG, comme me l'a gentiment suggéré Nevra. Je m’ennuie ferme, et je regrette de ne pas avoir insisté davantage pour aller au Refuge.
Alors que la journée est déjà bien avancée, je m'assois sur le rebord de ma fenêtre de chambre. A défaut de pouvoir sortir, j'observe les Faeries qui s'activent en bas. Les réparations dans le village ont déjà bien avancées. Les maisons reprennent fière allure. Les enfants courent et se chamaillent dans les rues, comme si rien ne s'étaient jamais passé.
J'envie leur innocence.
Le jour décline. Le soleil a dépassé son solstice. Même s'il est encore bien haut dans le ciel, la lumière qui règne dehors se fait peu plus tamisée.
- Déjà... soufflai-je. Comment gaspiller une journée à rien faire. Nevra, si je te coince, tu vas passer un sale quart d'heure.
C'est alors que je le vois, ce petit coureur de ces dames, encore en train de cavaler dehors. Chrome est avec lui. Ils portent des sacs à dos et ils se dirigent vers la forêt. Sans courir, ils marchent cependant d'un pas certain. Ils partent en mission ? Ont-ils réussi à convaincre Leiftan de lancer des investigations ? Nevra était d'avis à partir dans ces tribus barbares pour comprendre ce qui les perturbait.
Pourquoi ne m'a-t-il rien dit ce matin ? La mission a dû être approuvé à la dernière minute ! Ils auraient pu me prévenir, quand même !
C'est alors que je réalise. Nevra qui est en train de partir loin de moi. Je me sens défaillir. Et si j'ai une crise ? Si je n'arrive pas à reprendre le contrôle sur mes émotions ? Nevra saurait me guider, lui. Et là, il se barre comme un voleur ?!
Je saute du rebord de ma fenêtre et me précipite vers mon armoire. J'en sors une besace et y fourre quelques vêtements, avant de partir à grandes enjambées vers la sortie du QG. Alors que je m'apprête à sortir du grand hall, une voix m'interpelle.
Ezarel est penché sur la rambarde devant son laboratoire.
- Tiens, que fais-tu ici ? me lance-t-il, étonné.
- Pardon ?
- Comme je ne t'ai pas vu de la journée, j'avais bon espoir que Kero ait réussi à te renvoyer dans ton monde, me dit-il avec une moue innocence.
- Pauv' mec ! lui sifflai-je, vraiment pas d'humeur pour ses blagues foireuses.
Et le voila que se dessine sur ses fines lèvres un grand sourire taquin dont il a le secret. Il ne dit rien de plus et hausse les sourcils pour quémander une explication à mon comportement. Vite, un prétexte satisfaisant pour que je puisse filer sans le rendre méfiant.
- Je... oui, je me suis reposée, j'étais vraiment fatiguée, me justifia-je. Mais j'ai oublié que j'avais promis d'aider Mery pour...quelque chose, balbutiai-je. Je file le voir.
Je me précipite vers la sortie avant qu'il ne puisse me retenir davantage. Il faut que je me dépêche si je veux rattraper Nevra et Chrome.
Et surtout, ils ne doivent pas me repérer. A moi, maintenant, d'appliquer les consignes de la Garde de l'Ombre en matière de furtivité !
Chapitre 8 : La Filature
Je traverse le QG à vive allure, ne prêtant aucune attention aux rares personnes que je croise. La chaleur de cette fin d'après-midi est étouffante. Nous sommes au printemps et pourtant j'ai bien l'impression d'être en plein mois d'août, avec ces températures abominables avant les orages et les moussons de l'automne. Aujourd'hui est vraiment pire que les jours précédents. Je ne me suis pas rendue compte de la montée fulgurante du thermomètre depuis ma petite chambre à l'abri des murs épais et frais de la forteresse.
bonheur de sentir les rayons cuisants du soleil sur ma peau. J'en frissonne. Si je n'étais pas aussi pressée, je me laisserai sûrement tenter à aller lézarder, là, dans l'herbe de l'Allée des Arches. Mais je n'ai pas que ça à faire. Aussi, je ne ralenti même pas ma course en envisageant la Grande Porte.
Une chance pour moi, Jamon n'est pas à son poste. J'imagine que lui aussi a d'autres Jipinkus à fouetter. Tant mieux, ça m'évite de perdre du temps en prétextes bidons pour sortir du QG. Je me faufile donc, ni vue, ni connue, dans les grandes plaines.
Alors que je me lance à la poursuite des deux Ombreux, je suis prise d'un irrépressible sentiment d'hésitation. Un peu comme si j'avais la certitude d'être sur le point de faire une grosse bêtise. J'abandonne ma mission au Refuge, je déserte mes devoirs. Est-ce qu'Ezarel va m'en vouloir quand il se rendra compte que je lui ai fait faux-bond ? Et les autres ! Ils vont fulminer quand ils s'apercevront de mon absence. Quelle chance que Miiko ne soit pas en mesure de me pourchasser ! Oh bon sang, je m’écœure moi-même à être soulagée du malheur de la kitsune. Est-ce que ça fait de moi une mauvaise personne ? Je suis ignoble ! Je mérite de vivre un enfer pour m'être réjouie du malheur d’autrui !
Sans ralentir la cadence de mes jambes, je secoue la tête pour chasser ces mauvaises pensées de mon esprit. Plus tôt, j'ai repéré la direction dans laquelle se dirigent Chrome et Nevra, mais je ne les ai pas encore en vue. Je n'ai donc pas le temps d'avoir des états d'âme et de me poser des questions sur le bien fondé de ma pseudo-fugue. Parce qu'il n'y en a aucun, c'est évident ! Je pars sur une impulsion tout ce qu'il y a de plus égoïste. Un geste irréfléchi mais irréversible à la vue de l'éloignement de la seule personne capable de me maintenir à flot. De toute façon, il est trop tard pour faire demi-tour, même si j'en avais le cœur.
D'une part, je serais obligée d'expliquer ma sortie tardive du QG, et également la raison pour laquelle je suis restée enfermée toute la journée. Parce que je suis certaine qu'avec ma chance, je me ferai intercepter sur mon retour. L'aller avait été trop facile, la bonne fortune ne pouvait pas être de mon coté deux fois de suite. D'ailleurs, que mon karma m'aie permit de passer les portes sans encombre devait être un signe !
D'autre part, je ne peux me résigner à encaisser de nouveau les assauts bruyants que j'ai subit la nuit dernière. Nevra a su me sortir de ma torpeur. Je suis terrifiée à l'idée que ça se reproduise. Et je veux pouvoir compter sur mon vampire de chef si le cas se présente.
Les hautes herbes de la plaine me fouettent les jambes nues dans ma course et m'arrivent à la taille. Le bon coté, c'est que je suis naturellement à moitié dissimulée. Je suis déjà hors d'haleine à cause de mon allure effrénée, quand j'aperçois les garçons au loin.
Aussitôt, je ralenti et recouvre mon souffle en me calant sur leur rythme de marche. Ils ne sont plus qu'à une centaine de mètres de l'orée de la forêt, je me dépêche de m'approcher d'eux pour ne pas les perdre dans les arbres, mais je garde une distance respectable pour ne pas me faire repérer. Les deux garçons semblent entretenir une discussion plutôt animée. Du moins, Chrome parle tout en gestuelle. Nevra, s'il lui répond, est inaudible depuis ma position. Je ne perçois que les éclats de voix du jeune loup, d'où je suis.
Je me demande bien de quoi ils peuvent discuter. Je sais, la curiosité est un vilain défaut. N'empêche que j'aimerais bien savoir ! Est-ce qu'ils parlent de la mission qui leur a été assignée ? Comme je m'y incruste malgré eux, j'aimerais quand même savoir de quoi il retourne. En tout cas, Chrome à l'air d'être excité comme une puce au fait d'être en binôme avec Nevra. Il gesticule, sautille et s'exclame autour de son chef. Je ne peux retenir un sourire amusé devant la discrétion exemplaire du jeune Ombreux.
Alors que les garçons abordent la frontière des sous bois, Chrome pivote sur lui même pour scruter la plaine. Brusquement, je me jette à plat ventre le plus gracieusement possible dans les hautes herbes. Me voilà complètement dissimulée. J'espère seulement que Chrome ne m'a pas vu. Se sentait-il suivit ? Mon cœur bat la chamade et mon visage en sueur est poisseux de poussière. Je manque vraiment de délicatesse, je me demande comment j'ai pu atterrir dans la Garde de l'Ombre. Si je me fais attraper, je vais en prendre sévèrement pour mon grade !
Après quelques instants de silence, je parviens à calmer mon rythme cardiaque et me relève doucement, telle une lionne traquant le petit zèbre innocent dans la savane. Je me masse les côtes, je me suis vraiment jetée par terre comme une brute. A tous les coups, demain, j'aurai des bleus...
Un sourire victorieux se dessine sur mon visage. Je jubile intérieurement. Chrome me tourne à nouveau le dos et suit Nevra. Ensemble, ils pénètrent dans la forêt. Je suis vraiment trop forte ! Il n'y a vu que du feu. Je suis parvenue à échapper à l’œil de lynx des maitres en matière d'espionnage et de traque. Je me vois déjà les chambrer, plus tard ! Je me congratule toute seule, reprenant ma route, à demi accroupie. Il faudrait pas qu'ils me sèment maintenant, quand même. Mes jambes tremblent un peu sous l'excitation de cette filature et je dois me ressaisir pour ne pas me laisser prendre au jeu. Parce que ce n'en est pas un.
Étant plus jeune, je jouais beaucoup avec mes cousins à la Chasse à l'Homme. On se munissait de sarbacanes, de frondes et autres petites armes de jet "inoffensives" et nous nous traquions dans les bois de la propriété familiale. J'adorais ça ! Suivre une piste, la remonter jusqu'à tomber sur ma victime et l'acculer dans ses derniers retranchements pour la faire prisonnière. Il fallait faire preuve de patience et de ténacité pour enfin pouvoir jouir de la victoire !
Sauf que là, bizarrement, je me sens dans le rôle du chasseur et du chassé. C'est bien moi qui traque les deux hommes, mais c'est aussi moi qui ne dois pas me faire attraper. L'enjeu est trop important pour que je ne commette le moindre impair. Il faut que je parvienne à les suivre discrètement suffisamment loin pour que la distance qui nous sépare du QG soit trop grande pour qu'ils m'y renvoient, une fois découverte. Je ne pense pas que Nevra m'ordonne de rebrousser chemin, seule en pleine forêt, jusqu'au Refuge d'Eel, s'il y a plusieurs jours de marche. Du moins, j'espère. Et bien évidemment, je compte sur le fait qu'ils n'aient pas que ça à faire que de m'escorter jusqu'à ma chambre douillette. Ainsi, si j'arrive à me faire toute petite assez longtemps, ils n’auront d'autre choix que de me garder avec eux. Oh que je suis diabolique !
Lorsque j'arrive à mon tour à la frontière des bois, je jette un regard en arrière pour estimer ce que je m'apprête à quitter. Étrangement, une seule chose me vient à l'esprit. Un sourire. Le sourire fin et timide qu'affichait l'Elfe à la chevelure bleutée lors de ce moment magique dans son labo avec ses pétales d'églantine. Mon cœur se serre lorsque je réalise que la dernière chose que je lui ai dite était une vacherie. Allons. A quoi bon culpabiliser ? Je suis une jeune adulte maintenant, et je dois me montrer forte et assumer les conséquences de mes actes. Je souffle, résignée, et me tourne vers les bois ; je sais que toute marche en arrière est impossible à partir de là.
Je franchi alors la dernière ligne dégagée de la plaine et m'enfonce dans les profondeurs de la forêt, sur les talons des deux Ombreux. La luminosité de cette fin de journée donne un aspect orangé presque irréel, tout autour de moi. L'atmosphère ainsi créée me met en confiance malgré les menaces potentielles que chaque arbre, chaque taillis peut camoufler.
Je marche de bon pas pour me rapprocher de mes cibles tout en prenant bien soin de ne pas faire trop de bruit. Autant dire que ce n'est pas chose aisée sur ce type de terrain. Entre les brindilles, les fougères, les ronces et les toiles d'araignées qui m'agressent, je suis vernie. Et encore, je n'ai pas à subir le tapis de feuilles mortes bruyantes de l'automne !
Je ne vois plus les garçons. Ce serait trop risqué de m'approcher davantage. Je n'ai cependant pas de mal à m'orienter au son, Chrome continuant de jacasser comme une pie. Je les suis comme ça un bon moment. Je ne prends presque plus garde aux bruits que je peux faire. L'air se rafraichi et la luminosité se radouci. Non pas parce que la nuit tombe, mais parce que nous avançons toujours plus loin dans la forêt profonde. Les arbres se font plus denses, le paysage est plus épais. Inconsciemment, je réduis la distance qui me sépare de Chrome et Nevra. L'atmosphère ici est oppressante et menaçante. Sans pour autant affirmer que je me sens observée, j'ai l'impression que je ne suis pas seule, là, tapie dans les ombres.
L'épaisseur des feuillus m'offrent d'excellentes cachettes quand par inadvertance, je m'approche un peu trop de mes "proies". Dans ces moments-là, quand je suis accroupie tout près d'eux, je parviens à saisir quelques brides de conversation. Chrome ne s'arrête-t-il donc jamais ? Je comprends bien vite qu'il essaye d'impressionner Nevra. Il lui raconte ses mésaventures qu'il a pu rencontrer lors de ses différentes missions. J'ai presque l'impression qu'il tente de justifier le fait que ses quêtes durent toujours plus longtemps que prévu.
Pour une fois que j'arrive à entendre un peu leur conversation -à sens unique d'ailleurs- j'aurais bien aimé qu'ils parlent un peu de l'objectif de mission.
Les histoires de Chrome se tarissent à la même allure que le déclin du soleil. Bientôt, l'astre solaire s’avachit au loin, derrière la cimes des arbres et ses rayons ne percent plus à travers la dense végétation de la forêt profonde. Heureusement pour moi, mon chemin est éclairé par l'immense disque argenté qui s'élève dans la nuit. Ce soir, c'est la pleine lune et cette obscurité rayonnante me rassure un peu quant aux bruits qui m'entourent. Je sais que c'est stupide, mais je me dis que "voir" la menace arriver me permet de mieux l'appréhender. Des hululements, grognements et autres sons indescriptibles me parviennent aux oreilles. S'ajoute à cela un grondement sonore dont je ne détermine pas tout de suite la provenance. Le tonnerre ? Par réflexe, je lève les yeux au ciel. Pas d'orage, l'étoffe noire sertie de milliers de petits diamants scintillants ne montre aucune zébrure menaçante. Je me sens vraiment débile quand je comprends que je suis l'auteur de ce vacarme.
Mon ventre crie famine. Et Ôh combien je me sens bête d'avoir oublié d'emporter de quoi manger dans ma course.
- Double cruche ! m'assenai-je en sifflant, avant de me terrer à nouveau dans le silence.
Ça doit bien faire quelques heures que je file au train des deux bruns. Je me maudis de ne pas avoir pensé à emmener un morceau de pain. Je me maudis de ne pas avoir pris le temps de m'habiller en vue d'une escapade en forêt. J'ai remis la jupe fendue Sunny Flowers sur laquelle j'avais craqué au marché et le petit top qui va avec. Cette tenue était si jolie, là, sur le mannequin en bois des Purrekos qu'Alajea me l'avait offerte, en constatant que j'étais aussi fauchée que les blés. Je l'avais remercié mille fois pour ce cadeau, même si elle ne saisissait pas ce que ça signifiait pour moi. Dans mon monde, je ne croulais pas sous les richesses. Ma famille, oui, mais pas moi. J'ai appris de cette façon la valeur des choses. Malgré cette aisance financière chez mes proches, les cadeaux étaient très peu courant, si bien que quand la jolie sirène m'a acheté cette superbe tenue aux couleurs flamboyantes, sans aucune autre pensée que me faire plaisir, j'en avais été émue aux larmes.
Maintenant, je me sens moins maligne avec ma jolie jupe à crapahuter dans les buissons. J'en suis là de mes divagations quand les garçons marquent une pause. Pendant que Chrome scrute les environs à l'affut d'un quelconque gêneur, Nevra commence à déballer quelques affaires. Visiblement satisfait de sa ronde, mon jeune ami à mèches écarlates retourne près de son chef.
Il ne leur faut pas beaucoup de temps pour établir le campement. Bientôt un petit feu crépite joyeusement, encadré de quelques pierres. Et moi, je suis planquée comme une fugitive dans un bosquet. Et je crois qu'il y a des touffes d'orties pour ne rien arranger ! J'essaye de m'installer comme je peux pour ne pas avoir de démangeaisons à mon réveil. Mais rien n'y fait, je ne suis pas fan du camping sauvage. Je sens que la nuit va être très très longue.
Ah, comme je regrette mon grand lit douillet, dans ma chambre confortable et loin de toutes ces bestioles que j'entends grouiller tout autour de moi.
C'est là que je réalise mon inconscience. Et s'il y avait encore des Boggarts qui traînaient autour du QG ? Normalement, Valkyon et ses hommes s'en sont chargé. Mais si l'un d'eux avait réussi à passer entre les mailles du filet ? Si l'un d'eux rôdait dans la forêt profonde ? S'il lui venait à l'idée de venir m'attaquer pendant mon sommeil ?
Je porte mes mains à ma bouche pour étouffer un gémissement de frayeur. Et si les Boggarts étaient les créatures les moins terrifiantes de la forêt ? Tout en essayant de dominer ma peur et mes angoisses, je tâche de trouver une position à peu près confortable pour passer la nuit. J'attrape ma besace et la cale contre un tronc qui me semble plutôt solide et y appose ma tête. Quand je constate que le bois ne fléchi pas, je lui impose mon poids tout entier. Oh mazette ! Mais quelle godiche je fais !!
- Ahh !! M'écriai-je, dans ma chute.
Le tronc n'en n'était pas un. Et il a cédé sous mon poids. Alors me voici, vautrée comme une greluche, les quatre pattes en l'air, à la vue des deux Ombreux, qui ont cessé tout mouvement lors de mon entrée spectaculaire.
Ils m'observent d'abord comme si c'était l'Oracle qui était apparu devant eux : Les yeux ronds comme des billes et la mâchoire inférieure qui se décolle du reste de la tête. Puis Nevra affiche un regard triomphant et un sourire satisfait sur son visage d'albâtre. Chrome a l'air plus que contrarié. Ne pouvant plus me cacher nulle part, je me redresse avec toute la grâce dont je suis capable et me frotte la nuque en m'approchant d'eux.
- Haha, j'ai gagné, jubile Nevra.
Je ne comprends pas, j'interroge Chrome du regard. Qu'est-ce qui peut bien provoquer cette hilarité chez notre chef.
- Merci, Waïtikka ! T'assures vraiment pas ! me fâche le jeune loup. J'avais parié que tu tiendrai au moins jusqu'à l'aube.
Ils m'avaient grillé ? Depuis le début, si je comprends bien ? Et ils m'ont laissé crapahuter tout du long en pariant sur ma capacité à tenir le coup ? Vraiment ? Mon amour propre en prend un coup, mais à la réflexion, ça ne m'étonne pas outre mesure. C'était même plutôt étrange qu'ils ne me pistent pas avant ma vautre.
- Waïtikka ! Plus un geste ! Ne bouge pas d'un poil ! me somme mon chef.
Je me pétrifie. Pourquoi me parle-t-il sur ce ton tout d'un coup. Okey, je débarque dans leur mission et contre leur volonté, mais de là à me parler comme si j'étais un vulgaire caniche nain à poils teints...
Sauf que quand je reporte mon regard sur eux, leur comportement a changé du tout au tout. Ils paraissent tous les deux transis peur, la rage aux yeux. Nevra. Et Chrome. Transis de peur. Qu'est-ce que j'ai fais, bordel ?
Je me rend compte que je ne suis pas la cause de ce soudain changement quand j'entends un bruit dans mon dos. Un grondement guttural et menaçant au possible qui me fait frissonner de panique. Un grognement affamé Ôh combien plus intimidant qu'un ridicule petit Boggart.
- Maman, qu'est-ce qu'il m'a prit de m'engouffrer dans cette mouise ?!
Chapitre 9 : Embuscade
Je ne bouge plus. Chaque parcelle de mon corps est tout simplement tétanisée.
- Ne bouge surtout pas, me souffle Nevra.
Je ne réponds pas. Je n'en ai pas le courage, mais je pense que mes yeux parlent pour moi. Je suis terrorisée et même si mes jambes en étaient encore capable, je ne suis pas sûre que ce serait très judicieux de détaler comme un lapin.
La bête gronde dans mon dos. Son souffle putride vient humidifier la peau découverte de mes reins. Je dois lutter comme un diable pour retenir un gémissement de terreur.
- Waïtikka, tu me fais confiance ? m'interroge Nevra.
Lui et Chrome se tiennent à trois ou quatre mètres en face de moi. Légèrement fléchis sur leurs jambes, les mains tendues en avant, sur la défensive, prêt à réagir.
Si je lui fais confiance ? Bien évidemment, je suis prête à lui donner aveuglément ma vie s'il peut m'assurer qu'il ne me laissera pas me faire dévorer par une bête vorace. L'Ombreux semble avoir suivit le cheminement de mes pensées puisqu'il reprend :
- Bien. Quand je te le dirai, baisses-toi.
Je hoche la tête. Du moins, j'essaye. J'ai l'impression que ma colonne vertébrale s'est soudée sous l'effet de la terreur. Je ne sais pas si je vais réussir à lui obéir. Je crois que la connexion corps-cerveau a été interrompue.
Nevra semble évaluer la situation, le comportement de la bête - qui se rapproche à petits pas de moi - et très certainement calcule-t-il mes chances de survie. Pourquoi la créature ne m'a toujours pas attaquée ? J'en suis heureuse cela dit. Peut-être la présence d'un vampire et d'un loup-garou la fait hésiter. Je garde mes yeux plongés dans les prunelles anthracites de Nevra. Je tâche de me noyer dans son regard pour oublier que je respire peut-être mes dernières goulées d'air. Je vois alors le vampire prendre une profonde inspiration. Son buste se bombe. Ses épaules prennent plus d'ampleur. C'est le moment, bientôt. Nevra entrouvre la bouche et découvre deux petits crocs pointus. Je me prépare psychologiquement à ma fin.
- Maintenant ! s'époumone Nevra.
Aussitôt, sans me poser de questions, je laisse mes jambes céder sous mon poids. Avant même que je ne me rende compte de quoi que ce soit, je bise le sol avec soulagement.
Une ombre bondi juste au dessus de ma tête et alors que je me redresse légèrement, je distingue un loup, énorme, monstrueux, le poil hérissé faire face aux garçons. Ceux-ci tentent d'encercler le BlackDog, ne laissant aucune faille.
Prise d'un relent d'énergie, je file à quatre pattes vers le tronc le plus proche et m'y adosse avant que mon courage ne m'abandonne à nouveau. Mes mains tremblent et mes joues se sertissent de perles salines. Les deux Ombreux ne perdent pas contenance. Ils glissent sur le sol et verrouillent leur attention sur l'ennemi. Le BlackDog, lui, gronde et feint de leur sauter à la gorge pour les intimider, en vain. Il regarde tour à tour ses deux adversaires sans pour autant se fixer sur un seul ; je le sens vraiment acculé. Et un animal acculé est d'autant plus dangereux !
Les deux ombreux sont confiants, et même si je ne connais pas tout à fait leurs performances en terme de combat, je me doute -avec ce que je sais des légendes de mon monde- qu'ils sont clairement en position de force face au Loup à trois yeux.
Contre toute attente, Chrome n'a pas l'air rassuré. J'ai l'impression qu'il est extrêmement tendu, comme contenant une rage naissante.
- Nevra ? implore-t-il d'une faible voix qui me surprend au plus haut point.
Son jeune âge me revient soudainement en plein visage. A cet instant, je ne vois ni un combattant redoutable, ni un aventurier intrépide. Je ne perçois qu'un enfant apeuré.
- Je sais, le réconforte le brun. Veille sur Waïtikka, tu veux ?
Chrome détache son regard de la bête et le dépose sur Nevra, sûrement pour déceler toute trace de déception dans son mentor. Nevra, lui, claque des doigts pour attirer le monstre et ainsi laisser la voie libre à Chrome pour me rejoindre. Ce qu'il ne met pas longtemps à faire, d'ailleurs. A ses cotés, je me sens tout de suite plus rassurée. J'en doute, mais j'espère que ma présence allège un peu son malaise. Ensemble, nous observons religieusement la danse que nous offrent les deux combattants.
Nevra esquisse un mouvement et le BlackDog bondit ! Le vampire évite l'assaut d'un simple pas sur la droite et lui assène un coup de poings dans les côtes tandis que l'animal se dégage sur le coté. La bête couine et se retourne vivement, creusant inéluctablement de profonds sillons dans l'herbe verte de la petite clairière. Ses griffes sont impressionnantes. Plus grosses que celles d'un ours et plus aiguisées que celles d'un tigre. Clairement redoutables !
La bête nous fait face à Chrome et moi, Nevra se positionne entre nous pour faire bouclier. Tout en hélant l'énorme loup noir, il glisse vers son flan pour l'éloigner de nous.
Chrome se cale contre moi. Il serre tellement les poings que ses jointures blanchissent. Sa frustration est palpable, je le sens frémir, tout près de moi.
Nevra garde son sang froid, il esquive les attaques du BlackDog avec une facilité déconcertante. Pourtant, la bête n'est pas en reste, elle envoie ses pattes monstrueuses avec ces ongles démesurés, griffer et déchirer les chairs de sa pauvre victime. Mais à chaque fois, au moment où je pense voir Nevra se faire trancher en deux comme un vulgaire blanc de poulet, celui-ci s'éloigne d'un geste presque imperceptible, comme s'il devinait d'où proviendrait la prochaine attaque. Jusque là, sa danse fonctionne plutôt bien. Le vampire a tout au plus quelques éraflures apparentes à travers ses vêtements lacérés.
Je comprends donc que Nevra n'évite les assauts de la bête que de très peu. Pourquoi ? Cherche-t-il à économiser ses forces ? Est-il déjà aux limites de ses capacités ?Retient-il ses coups ?
Je réalise alors que Nevra n'a pour le moment porté aucune attaque ! Il réplique suite à une esquive, mais il ne donne jamais le premier coup. Pourquoi donc ?
Chaque réplique de sa part constitue en un coup de poing bien placé ou un petit coup de dague méthodique. Chaque coup de lame fait mouche : un nerf ou un tendon est tranché, poussant toujours plus le BlackDog à bout.
Je suppose donc que Nevra attend que le Loup se fatigue de lui même pour sortir de sa posture défensive. Mais après quelques longues minutes de combat, j'ai l'impression que le Loup à trois yeux est plus enragé que jamais. Furibond de voir son adversaire considérer ses assauts avec autant de désinvolture.
Le BlackDog change ses appuis, retrousse davantage ses babines -si tant est que ce soit possible- hérisse encore sa fourrure épaisse. Mon cœur s'emballe, ce monstre est encore plus menaçant qu'au début. Nevra va se faire dévorer. Sans m'en rendre compte, j'agrippe le bras de Chrome. Il n'y fait même pas attention, les yeux rivés sur la bête.
Je jurerai voir le BlackDog sourire, satisfait de lui. Je crois qu'il sait qu'il a déjà gagné. Il est déterminé à adopter une toute autre stratégie.
Nevra est aux aguets, prêt à parer à toute éventualité.
Toutes, sauf celle-ci.
Le BlackDog fléchi sur ses pattes arrières et s'élance. Mais alors qu'il arrive à la hauteur de Nevra, il change de cap sans prévenir. Il se positionne précisément là où sa cible vient de se déplacer, pour esquiver l'attaque qui n'a donc pas eu lieu. Le loup a assimilé la chorégraphie que Nevra effectuait. C'est donc sans difficulté qu'il referme sa mâchoire puissante sur l'avant-bras gauche du brun. Ce dernier sert les dents et vient planter sa lame dans le cou de l'animal. Le BlackDog lâche sa prise, en proie à une douleur aiguë.
Il se débat pour s'extirper de l'emprise glacée de la dague du vampire et envoi violemment sa patte lacérer l'arrière de la cuisse de Nevra.
- Rahh ! gronde ce dernier en tombant à genou.
Je sais que Nevra est fort, mais comment ne pas fléchir devant telle blessure. Il porte la main à sa cuisse pour contenir le supplice de la plaie.
Le loup le contourne doucement, se délectant de la soumission de notre défenseur. J'ai l'impression de voir un requin tourner autour d'un pauvre animal blessé, quelques minutes avant que le premier réduise en charpie le second. Quand Nevra relâche la pression de sa blessure, du sang coule à flot entre ses doigts. La plaie semble profonde. J'ai peur que noter Chef de Garde ne soit plus en mesure de combattre, maintenant. Le BlackDog à l'air d'être du même avis, il s'en lèche les babines.
Chrome, lui, est serein. Je comprends à quel point la confiance qu'il place en son mentor est infaillible. Je ne peux malheureusement pas en dire autant, la situation est désespérée.
L'énorme loup fait à présent face à Nevra, qui n'a toujours pas bougé. Un genou à terre, tête baissée, il a tout l'air d'abandonner et d'attendre sagement le coup de grâce. Pourquoi ? Pourquoi un tel comportement ? Ça ne lui ressemble pas de baisser les bras. Et pourquoi Chrome ne lui vient pas en aide ?
Mon palpitant s'accélère, prit d'une soudaine panique. Je porte mes mains à ma bouche quand le BlackDog commence à piétiner sur place. Il affirme ses appuis, prêt à charger.
Mais alors que la bête s'élance à nouveau à la gorge de Nevra, celui-ci relève la tête pour l'affronter. Mon cœur rate un battement, quelque chose a changé en lui. Soudain, Nevra me fait... peur. Ses crocs sont bien plus grands, plus effilés. Et ses yeux, méconnaissables, reflètent un instinct plus bestial, plus menaçant encore que celui du loup. En une fraction de seconde, le BlackDog se rue au visage du vampire, gueule ouverte.
Il va le bouffer ! Ou peut-être bien que ce sera l'inverse.
Le temps de cligner des yeux et je vois Nevra qui envoi violemment son poing sur le loup. Non. Dans le loup ! Son poing disparait dans la bouche de l'animal, le stoppant net et le réduisant au silence. Le vampire tient son ennemi par le fond de la gorge, lui coupant toute envie de faire un mouvement inconsidéré.
Le loup n'ose en effet plus bouger. Son imposante fourrure se dégonfle petit à petit et le BlackDog m'apparait beaucoup moins intimidant. Je l'entends pleurer d'ici. Il me fait penser à un petit chiot égaré qui appelle sa mère.
Nevra réaffirme sa prise sur sa dague et prend de l'élan pour libérer le pauvre animal de son enveloppe charnelle.
C'est plus fort que moi. Je ne peux assister à ça sans intervenir. Avant même que Chrome ne puisse me retenir, je me précipite sur Nevra et saisi son bras en l'air, qui s'effondre déjà sur sa victime.
- Nevra, non ! suppliai-je pour appuyer mon mouvement.
Le vampire s'arrête aussitôt, interloqué par mon intervention. Sans lâcher ses prises, il tourne vivement la tête vers moi. Je me retiens pour ne pas avoir un mouvement de recul. Nevra est là, avec un visage que je ne lui connais pas, déformé par la douleur et la rage du combat. Outre ses dents serrées, son regard me fait froid dans le dos. Le gris argenté de ses yeux à laissé place à deux abimes noires sans fond, cerclées d'une ligne rouge sang. J'essaye de sonder son regard, d'y trouver le Nevra que je connais. Le Nevra qui fait des blagues salaces et des sous-entendus pervers à longueur de temps. Le dragueur lourd mais néanmoins charismatique Ombreux qui s'est invité dans mon lit il y a quelque temps de cela.
Cet homme, là, en face de moi, ce n'est pas Nevra. C'est une bête sauvage, carnassière et sans pitié.
- Nevra... où es-tu ? implorai-je, peu à peu gagnée par l'angoisse.
Il me regarde, les sourcils froncés comme s'il ne me comprenait pas. Je ne suis même pas sûre qu'il me reconnaisse. Cependant, son expression change. Imperceptiblement, mais suffisamment pour que je m'en rende compte. Je tâche de stabiliser ma voix pour l'empêcher de trembler et j'essaye de le sortir de cet état de transe malsaine.
- Nevra ? Tu veux bien lâcher ce BlackDog, s'il te plait ?
Il ne fait rien. Il ne le lâche pas, mais il ne l'achève pas non plus. Et je sais qu'il a largement la force nécessaire pour se dégager de mon emprise et terminer sa basse besogne. Mais il n'en fait rien. J'imagine que c'est bon signe. Je crois.
J'essaye alors de m'emparer de sa dague, délicatement pour ne pas le brusquer. Mais c'est qu'il résiste, le bougre !
- N'y pense même pas, gronde-t-il tout près de mon oreille.
Je lâche ses doigts en un sursaut plus que disgracieux et reporte mon attention sur ses prunelles démoniaque. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que s'il avait été là, Ezarel n'aurait pas pu se retenir de souligner ma naïveté quant à tenter d'influencer un vampire comme Nevra.
Il me faut un instant pour saisir le sens de ses mots.
- D'accord, soufflai-je. Je n'y touche pas.
Il semblerait que Nevra soit à l'intérieur finalement. J'ose poser ma main sur sa joue pour l'interdire de détourner le regard.
- Relâche-le, Nevra. S'il te plait.
Il m'observe quelques secondes avant de me répondre :
- Si je le laisse partir, il reviendra.
Sa voix est profonde. Elle émane de sa poitrine plutôt que de sa bouche, comme si sont âme était coincée au fond d'une caverne.
Je laisse sa joue, pour lui permettre de suivre mon mouvement des yeux. Si on m'avait dit que je ferai ça, dix minutes avant, je ne l'aurais jamais cru.
D'un geste fébrile, je viens caresser la tête de la bête poilue. Son pelage est épais et doux. Je le sent frémir sous mes doigts. Le loup sursaute quand ma main passe sur ses oreilles, mais il ne dit rien.
- Il ne nous fera rien, murmurai-je à Nevra. Regarde comme il tremble. Je doute qu'il revienne t'affronter.
Puis m'assurant que Nevra m'écoute bien, je reprends :
- Le tuer ne te servira à rien.
Je pose ma main sur son bras qui s’enfouit dans la gueule de l'animal, l'incitant à lâcher prise. Je le sens hésiter. J'ai peur que mes arguments ne lui suffisent pas. Son regard se perd alors au dessus de mon épaule. Cherche-t-il l'approbation de Chrome ?
Qu'importe. Lorsqu'il reporte son regard sur le mien, ses yeux sont revenus à la normale. Son visage s'est détendu et je revois le Nevra que je connais. Sous ma main, ses muscles se relâchent et l'animal se libère peu à peu.
Dès lors qu'aucune emprise ne le retient plus, le BlackDog file s'évanouir dans les ténèbres de la forêt profonde, nous laissant tous les trois, abasourdi par les évènements, les tempes battantes.
Il nous faut un instant avant de tous retrouver nos esprits. Nevra s'assoit, prit dans une contemplation intense de ses chaussures, et Chrome entreprend de faire une ronde. Il part patrouiller aux abords du campement pour s'assurer qu'aucune autre surprise ne survienne.
J'entreprends alors de fouiller dans les sacs de mes deux Ombreux préférés pour trouver du nécessaire de premier secours. Bingo, quelques linges propres, des bandages et de l'eau pure. Ça devrait faire l'affaire. D'un pas hésitant, je m'approche de Nevra. Je dépose mes objets sur un rocher plat près de lui. Après avoir fait bouillir l'eau sur le feu, je détrempe un linge blanc.
Je marque un temps d'arrêt avant de glisser mes doigts dans les déchirures du haut de Nevra. Il est complètement foutu, alors autant y aller franchement. Nevra ne réagit pas le moins du monde, comme dans un état second. Délicatement, pour ne pas le blesser davantage, je déchire complètement son justaucorps pour laisser son buste nu apparent. Je rougirai de gêne si sa peau blanche n'était pas affligée d'autant de blessures. Je pensais qu'il avait esquivé toutes les attaques du BlackDog, mais il avait seulement évité qu'elles ne l'atteignent trop profondément.
De fins filets de sang s'échappent des entailles et souillent sa peau d'albâtre. Prenant une grande inspiration, je viens tamponner la première blessure, juste au dessous de ses pectoraux. Je sursaute lorsqu'il attrape mon poignet. Nevra est sorti de son état léthargique. Lorsque je lève les yeux, je me rend compte qu'il m'observe. Son regard est vide d'expression. Il me regarde, c'est tout.
Je ne sais comment réagir. Qu'attend-il de moi ? Je ne peux faire plus que ce que ma faible consistance me permet. Je m'apprête à lui dire que je peux le laisser s'il préfère, quand il me lâche en douceur. Il laisse ses doigts glisser le long de mon poignet avant de s'effondrer sur sa cuisse indemne. Je suis un peu destabilisée par ce regard froid, sans émotion qu'il dépose sur moi. Mon poil se hérisse sur mon nuque, mais je dois reprendre contenance.
Sous son regard inquisiteur, je m’attelle à la tâche. Les blessures sont nombreuses, mais peu profondes. Le linge se teint vite de rouge, et j'ai beau l'essorer dans l'herbe, je n'arrive pas à le dégorger de tout ce sang. J'en viens quand même à bout, sans un mot, dans un silence de mort. Le torse de Nevra est à présent propre de toute trace de sang. Les hémorragies se sont arrêtées et seules quelques petites entailles gâchent la beauté de ce corps parfait.
Oh, Waïtikka, ce n'est pas le moment de t'extasier devant sa plastique. Non vraiment pas ! Ignorant mes états d'âme, Nevra plonge une main dans le sac non loin de lui. Il en sort un étui en cuir dans le quel sont fermement attachées toute une série d'ampoules. Le genre d'ampoule qu'on achète en pharmacie et qui contiennent des essences de plantes pour faire des cures médicinales. Celles-ci sont noires, mais la lumière blafarde de la lune fait briller un reflet de rubis dans celle que Nevra extirpe de la lanière de cuir. Je ne peux m'empêcher de l'observer tout en rinçant une énième fois mon linge rosit. Mon Chef de Garde brise les embouts de l'ampoule et en boit le contenu d'une traite.
Peu importe de quelle type de potion il s'agit, j'espère que ça le soignera vite. Aussitôt après avoir avalé la dernière goutte du précieux breuvage, Nevra jette la fiole de verre dans le feu de camp qui crépite toujours de bon cœur.
- Nevra ? osai-je d'une faible voix. Est-ce que je peux ?
Je lui met en évidence le tissu rincé prêt à l'usage. Il lui faut quelques secondes pour voir ou je veux en venir. Sans son aide, je n'y parviendrai pas. Il relève sa jambe, jusqu'alors posée à plat au sol. Il rapproche son pied de son assise de sorte que le coté et l'arrière de sa cuisse me soient accessible. Le tissu est en lambeau et je n'ai donc aucun mal à agrandir la déchirure de son pantalon. J'ai l'impression d'être une vilaine profiteuse, à le tripoter comme ça, mais la profondeur de l'entaille me rappelle qu'il n'en est rien !
Ses chairs sont à nues. Le muscle a prit un vilain coup. Je ne sais même pas si sa nature de vampire lui permet de guérir de telles blessures. Je prends bien soin de nettoyer la plaie a grande eau en versant le reste du liquide pur à même l'entaille. Pendant que j'entoure sa jambe d'un long bandage pour contenir la blessure, une question me brûle les lèvres. Mais les réponses qu'il pourrait me donner me font peur.
J'ai besoin de savoir que je peux lui faire confiance, que je peux compter sur lui, en toute circonstance. J'ai besoin de savoir qu'il est mon allié, et non mon ennemi.
- Dis-le, je sais que tu en meurs d'envie, me devance Nevra.
- Je... que... balbutiai-je.
Je crains de comprendre ce qu'il attend de moi. Je le sais, c'est cette émotion qui anime mon corps depuis un certain temps maintenant. J'imagine qu'il en a identifié la fragrance. Honteuse, j'avoue à moitié.
- Tu... tu m'as surprise, tout à l'heure.
- C'est faux, m'assène-t-il. Pourquoi ne veux-tu pas l'admettre ?
Parce que ce serait te blesser sans raison, peut-être ?
- Je t'assure... je ne...
- Dis-le, Waïtikka. Dis-moi ce que tu penses de ce que tu as vu. Avoue que tu étais effrayée.
Je lit une immense tristesse dans ses yeux, comme s'il n'avait jamais voulu que je vois le monstre en lui. Mais la panique d'avant refait surface et je lui crache mes mots plus durement que je ne l'aurai voulu.
- Tu veux que je te raconte comment je me suis sentie ? commencé-je en sentant mes muscles se crisper. Tu veux que je te dise, en face, que j'étais terrorisée à l'idée que tu puisse être blessé, ou pire, dévoré par ce BlackDog ? Tu veux que j'admette avoir senti le sol se dérober sous mes pieds quand ton regard à croiser le mien ? Quand je me suis retrouvée face à une enveloppe vide et effrayante, que tu n'étais plus là pour nous protéger ?
Je reprends ma respiration en hoquetant. Mon sang bat à mes tempes, je vois rouge. Nevra ne pipe pas mot.
- C'est ça que tu veux savoir, Nevra ? lui crié-je dessus. J'ai eu peur, oui ! Je l'avoue, la plus grande peur de ma courte vie. J'ai eu peur de toi ! Parce que tu n'étais plus toi, justement. Tu étais parti et tu nous a laissé avec un monstre, un démon, vide et cruel.
Ma voix se tord dans ma gorge, je ne me reconnais plus.
- Tu n'as pas le droit de nous abandonner, Nevra ! le réprimandé-je en le tambourinant de mes faibles poings. Ne nous laisse pas seuls, Chrome et moi. Ne redeviens jamais cette chose.
Nevra m'agrippe les poignets pour m'empêcher de le bousculer davantage et m'immobilise.
- S'il te plait... ne redeviens jamais... s'éteint ma voix, cette chose...
- Pardonne-moi, murmure-t-il, profondément désolé. Je ne voulais pas te faire pleurer.
Je m'apprête à lui hurler que je ne suis pas une petite chose fragile qui pleure pour un rien, quand il essuie ma joue avec son pouce. Je me sens idiote et vulnérable, tout à coup. Ma rage s'effondre aussi vite qu'elle est venue, comme un ballon de baudruche qu'on viendrait d'éclater.
- Je ne peux te promettre l'impossible, mais... je t'assure que tu n'auras plus à me voir dans cet état.
Je ne saisi pas le sens de ses mots. Que veut-il dire par là ? Qu'il ne se transformera plus ? Ou qu'il ne le fera jamais plus en ma présence ? Est-ce que ça insinue qu'on ne doit plus se côtoyer ?
Pour l'heure, je ravale mes sanglots et tente de reprendre une respiration calme et régulière. Je ne m'étais pas rendu compte de l'état de choc dans le quel j'étais. Je crois qu'exploser comme ça m'a soulagé d'un poids. Une fois calmée, je veux quand même savoir :
- Qu'est-ce que c'était ? Ce que j'ai vu, je veux dire.
Nevra retourne à la contemplation de ses magnifiques bottes. Il semble chercher ses mots, probablement pour en atténuer l'impact.
- Tu m'as vu dans un état que peu de personnes ont vu. Je deviens comme ça quand je lâche le contrôle, quand je...
Je ne détache pas mon regard du sien, pour qu'il comprenne que je peux entendre ce qu'il a à me dire.
- Quand je me laisse aller aux plus noirs de mes instincts. Je peux être animé par la colère ou par la faim... Je ne sais comment, tu as su me faire reprendre conscience, peut-être parce que j'ai réalisé qu'après ce BlackDog, je m'en serais pris à Chrome et toi.
- Chrome avait l'air confiant. Il t'a déjà vu dans cette... transe ?
Nevra hoche la tête.
- Plus d'une fois. Mais malgré les apparences, il est doué pour m'échapper. Il se faufile comme un insecte dans les fourrés. Une chance pour lui.
- Je comprends pas. Tu perds donc le contrôle souvent ? Comment Miiko te laisse partir en mission et vivre au QG si tu es si dangereux ?
Mes paroles le blessent, mais j'ai besoin de savoir.
- La Garde de l’Étincelante se garde le droit de m'incapaciter si je franchi certaines limites. C'est d'ailleurs pour ça que je pars souvent en mission en solitaire. Personne n'a a subir mes sautes d'humeur.
Je pèse les avantages et les inconvénients quant à accompagner Nevra en mission, en pleine forêt profonde, et je dois avouer que même si les points négatifs sont moins nombreux, ils sont quand même plus lourds dans la balance !
- Mais tu sais, je ne perds que très rarement le contrôle de moi-même, me susurre-t-il d'une voix pleine de sous-entendus.
Je le fixe, interloquée. Il se fiche de moi ou il insinue quelque chose de crade, là ?
- Si tu veux, je peux te montrer comme je maitrise à la perfection certains de mes attributs.
Okey ! C'est on ne peut plus clair ! Ma mâchoire se décroche gauchement et le vampire rit de bon éclat. Même si je suis choquée par ses avances trop directes à mon goût, son rire me contamine et je me surprends à l'accompagner dans ses éclats de joie. C'est hallucinant comme ce mec arrive à me faire passer des larmes au rire. C'est dingue comme il peut être à la fois une source de réconfort et d'assurance à tel point que je lui confierai ma sécurité sans sourciller et à la fois la cause de mes pires angoisses. Il me rassure et me terrifie. Quand je le regarde en cet instant, je le trouve beau, vraiment. Alors qu'il y a à peine une heure, son visage me donnait des sueurs froides. Pourquoi, Nevra ? Pourquoi as-tu un tel impact sur moi ? Est-ce ton charme naturel de vampire ? Ou parce que je sens un lien entre toi et moi ? Tu as su me tirer de mes cauchemars après la visite de l'Oracle.
Je réalise que depuis ce moment, je m'accroche à lui comme s'il était ma bouée en plein océan. Un océan de ténèbres, gelé et redoutable. Nevra. Étrangement, je crois qu'il est le mal et le baume en même temps.
Quelques instants plus tard, alors que je reprends peu à peu ma respiration, Chrome refait son apparition, mais il reste à bonne distance. Il contourne le campement, comme s'il nous évitait. Je vois ses oreilles et sa silhouette émerger des ombres, par moment. S'il voulait se la jouer discret, c'est raté !
- Pourquoi Chrome a-t-il réagit comme ça tout à l'heure ? repris-je, plus sérieusement.
- Que veux-tu dire ? s'enquit Nevra.
- Eh bien... il avait l'air aussi terrifié que moi. Je sais que c'est encore un enfant, mais je le pensais habitué à ce genre de situation.
Mon chef me sourit, plein de compassion, puis il lève les yeux au ciel.
- Regarde, m'incite-t-il. Regarde comme elle est ronde et proche de nous.
Je suis son regard et cligne des yeux face au grand disque pâle que nous offre la pleine lune. Je me souviens soudainement de ce que j'ai lu à la bibliothèque. La transformation n'est pas systématique, mais elle demande une certaine expérience pour être contenue et une concentration à toute épreuve.
- Tu n'imagine pas à quel point il est en proie à une lutte intérieure pour garder son contrôle. Un combat aurait été source de distraction.
Je crois que je viens de buguer, là. Je cligne plusieurs fois des yeux, comme une grosse débile pour essayer d'effacer ce voile de soudaine lucidité qui vient de m'apparaitre. Nevra est en train de me dire que je suis en compagnie de deux types qui sont susceptibles de se transformer en tueurs sanguinaires d'un moment à l'autre ? Dans quoi est-ce que je me suis encore fourrée... Devant mon air incrédule, il reprend :
- S'il avait combattu le BlackDog avec moi, il y a fort à parier que sa transformation se serait enclenchée.
Je sais que je vais le regretter mais...
- Pourquoi ne s'est-il pas transformé ? Un Loup contre un Loup, ça me parait plutôt équitable, et j'imagine qu'un Loup-garou conserve son intelligence supérieure face au BlackDog, non ?
- Oui, en effet, le combat aurait été gagné d'avance pour Chrome.
Alors pourquoi ?
- Mais souviens-toi qu'il s'agit d'une perte de contrôle. Chrome aurait eu un comportement proche de celui de son ennemi. Y comprit envers nous.
- Oh... compris-je. Quel calvaire pour lui, je comprends l'ampleur de son malaise.
- Tu ne penses pas si bien dire ! En plus, Chrome est le mec le plus pudique que je connaisse, rit Nevra. Il ne se transforme jamais en publique, surtout s'il y a une fille dans les parages !
Je le fusille du regard ! Je me souviens encore notre transformation en sirène au jeune Loup et moi. Je me souviens comment nous nous bagarrions pour nous assurer que l'autre ne nous regarde pas tandis qu'on abandonnait nos vêtements.
- Ce n'est pas drôle, Nevra. Comment peux-tu rire de lui ?
Le vampire me regarde ahuri.
- N'as-tu pas remarqué comme il essaye de t'impressionner en permanence ?
- Tu nous as épié longtemps comme ça ? J'avais oublié que tu avais une bonne oreille.
-Ça n'a rien à voir, me défendis-je. Son comportement parle pour lui, Chrome n'est pas très discret.
Je secoue la tête pour en venir à l'essentiel.
- Il t'admire, il te vénère, Nevra. Il veut t'impressionner, pour que tu t'intéresse à lui.
- Mais je m'intéresse à lui, il fait partie de ma Garde. Comme toi, ajoute-t-il avec un sourire de tombeur.
- Nevra ! Il veut que tu t'intéresse à lui, et que tu l'admire ! Tout ce qu'il souhaite c'est que tu sois fier de lui.
- Comment peux-tu affirmer ça juste avec ta petite filature d'aujourd'hui ?
J'en reviens pas, il de la crotte de Sabali dans les yeux ou quoi ?
- Il est jeune et d'après ce que j'ai cru comprendre, les autres membres de la Garde le remettent régulièrement à sa place de bébé loup, tout juste utile à faire durer des missions faciles. Je crois qu'il n'a pas une très haute estime de lui même. Il fait le dur, mais il veut que toi, tu l'admire. Je pense que de cette façon, les autres seraient obligés de reconnaitre sa valeur.
Quand je termine, je me rend compte que j'en ai peut-être fait un peu trop dans le mélo. Nevra me scrute, un peu du genre : "mais d'où elle a été chercher ça, cette petite gourde ?".
- Tu as un don, fini-t-il par lâcher.
Ah, je ne m'attendais pas à ça, finalement. Nevra me sourit, mais pas avec cet air de prédateur carnassier, ni celui du dragueur entreprenant. Un simple sourire reconnaissant.
- J'avais déjà des doutes sur ses intentions, et tu me les confirmes. Sauf qu'il t'a fallu très peu de temps pour en venir à ma conclusion.
Je me sens flattée par la remarque, mais je ne comprends donc pas pourquoi il laisse faire. Pourquoi ne parle-t-il pas avec Chrome ?
- Tu dois t'en douter, m'avoue-t-il, je ne suis pas douée avec les adolescents.
Hum... ça me fait penser, il a quel âge au juste ?
- Pas avec les garçons du moins, glousse-t-il.
Pff, il n'a pas plus de vingt ans pour ne penser qu'avec son attribut, comme il dit si bien !
- Traite-le avec plus de considération, lui conseillai-je. Ce sera déjà un début. Fait lui confiance et agit avec lui comme avec un égal.
Je vois à son regard qu'il ne considère même pas cela possible.
- Essaye, au moins, le coupai-je.
Nevra envisage mes conseils et hoche la tête en signe d'approbation. Chrome choisi cet instant pour nous rejoindre près du feu de camp.
- Comment vont tes blessures ? s'enquit-il.
- Des égratignures, lui sourit le vampire.
Aussitôt, je reporte mon attention sur son buste, toujours nu et me rend compte que ses plaies apparentes ont laissé place à de fins traits rose sur sa peau lisse. A peine plus impressionnantes que des scarifications. Ahurie, je dépose mes doigts sur ces traces pour m'assurer que ce n'est pas une illusion.
- Hum, Waïtikka cèderait-elle enfin à mes charmes ?
Je m'éloigne brusquement de lui, comme si sa présence m'était toxique. J'essaye d'effacer le rouge de mes joues avant de m'exclamer :
- Je ne sais pas ce qu'Ezarel t'a concocté comme potion, mais c'est rudement efficace !
Les deux compères s'échangent un regard amusé et éclatent de rire, me laissant en dehors de toute confidence. Encore une subtilité de ce monde que je n'ai sans doute pas encore saisi.
Alors qu'il sort quelques denrées du sac, Nevra nous explique :
- Vous devriez manger un peu. On va se reposer et nous partirons dans quelques heures.
- Nous n'attendons pas l'aube ? s'étonne Chrome.
- Pas l'temps, s'étire le vampire, prêt à piquer un petit somme.
Chrome et moi piochons dans le baluchon quelques biscuits secs et les mangeons de bon cœur. Puis je réalise.
- Tu ne manges pas ? demandai-je à Nevra en lui tendant les biscuits.
- Seulement si tu te propose, sourit-il en coin, sans ouvrir les yeux.
Blasée, je l'ignore et je fini mon maigre repas. Il ne nous faut que très peu de temps à Chrome et moi pour nous endormir. Nous nous blottissons l'un contre l'autre pour pallier à la fraîcheur de la nuit. Mon sommeil est agité, je revois ce BlackDog dans mes songes. Mais étrangement, cette fois-ci, il n'est pas le méchant. Je le vois fuir, il court dans la même direction que Chrome et moi. Plus nous fuyons, plus notre poursuivant nous rattrape. C'est une brume sombre oppressante qui s'étend au dessus de nos têtes jusqu'à nous ensevelir complètement.
Je me retrouve alors dans le noir le plus total, seule et désemparée. Une voix sort des abysses. Une voix que je ne connais pas, à faire pâlir un mort. Une lueur apparait au loin, on dirait deux phares, deux points rouges au loin, comme ceux ornant le haillon d'une voiture à l'arrêt. Intriguée je vole -oui, oui, je flotte dans l'infiniment vide noir- et m'approche de la source de lumière. Quand j'arrive juste devant, je lève mes mains à hauteur de visage, ce sont de petits arcs de cercle qui flottent devant mes yeux. Alors que je m'apprête à toucher ces petites choses, elles se révèlent brusquement à moi. Deux yeux noirs démoniaques. Ceux de Nevra. Je bondit en arrière et hurle à plein poumon ! Mais au lieu de sortir un son, je sens ma bouche se fermer sous une force inconnue. J'ai l'impression que mes lèvres se collent d'elles-même, je hurle et cris et me débat, mais cette force est plus forte que moi. Les yeux s'approchent de moi et changent de couleur. Du noir cerclé de rouge, ils prennent la forme de deux petites flaques d'argent liquide assombries par l'inquiétude.
C'est alors que l'obscurité s'estompe et me laisse entrevoir ce qui m'entoure. Je suis allongée, par terre. Nevra est au dessus de moi, une main fermement appuyée sur ma bouche pour me faire taire. Quand il comprend que j'ai repris connaissance, il me lâche.
- Debout, me presse-t-il. On part.
- Quoi ? On ne devait pas partir dans quelques heures ?
- Elles sont écoulées, insiste Nevra. On part, maintenant !
Chrome a déjà son sac sur le dos, prêt à décamper. Nevra ramasse ses dernières affaires, étouffe le feu d'un coup de pieds et m'attrape par le bras pour m'entrainer au pas de course vers les profondeurs des bois. Je ne comprends pas cette soudaine précipitation.
Obtempérant, je suis le mouvement et percute de plein fouet le dos de Nevra, qui s'est arrêté, net. Devant lui, une bête, sombre, massive, menaçante et affamée. Je la reconnais, c'est le BlackDog qu'il a déjà affronté. Mais pourquoi revenir ? N'a-t-il pas comprit que l'affrontement le mènerai à sa perte ?
- Nevra ? intervient Chrome.
- Je sais, lui confirme-t-il.
Quoi ? Je revis la même scène ? C'est une boucle temporelle ? C'est pas drôle, ça ne fait pas rire du tout, là. Chrome se presse contre moi, et je tourne la tête pour balayer la petite clairière des yeux. Je me sens défaillir tout à coup. Le BlackDog a comprit la leçon, ça c'est clair ! Et il est revenu avec toute sa meute pour obtenir vengeance. Pas moins d'une dizaine de Loups énormes, les dents découvertes nous encerclent.
- Nevra, je... hésite Chrome. Je peux m'en occuper.
Nevra et moi reportons brusquement notre attention sur le jeune Loup, interloqués. Chrome est on ne peut plus sérieux. Les poings et la mâchoire serrés, son torse se lève et s'affaisse lourdement sous l'effet de sa respiration profonde. Ses oreilles s'orientant au moindre bruit suspect me semblent plus grandes et averties qu'en temps normal.
- Je peux le faire, essaye-t-il de convaincre son mentor.
Je me remémore les conseils que j'ai donné à Nevra, plus tôt dans la soirée. C'est vraiment pas le moment de les mettre en application. Nevra envisage la proposition de Chrome.
- Non, mais tu es sérieux ? Tu y pense vraiment ?! m'exclamai-je, autant pour l'un que pour l'autre.
Déjà, le BlackDog que nous connaissons nous saute dessus. Nevra me tire par l'épaule et me projette en arrière, m'évitant ainsi une belle éventration.
- Je peux le faire, Nevra ! Insiste Chrome. Mais vous ne devez pas rester là.
Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, Nevra hoche la tête. Il lui accorde sa confiance, il lui confie la mission qui pourrait peut-être lui couter la vie. Qu'est-ce que je raconte ? Qui va lui couter la vie. Seul contre dix ennemis, c'est de la folie pure.
Je veux saisir Chrome quand je le vois s'éloigner étrangement de moi. La clairière s'éloigne de moi ainsi que les BlackDog.
- Chrome ! hurlai-je à plein poumons, avant de frapper le dos de Nevra.
Il me porte comme un sac à patates pour m'interdire toute action irréfléchie, je le sais. Mais quand bien même.
- Lâche moi ! Lâche moi, Nevra ! Ne le laisse pas, il va se faire bouffer !
Mais déjà, la scène se déroule sous mes yeux. La meute de BlackDog se rue sur Chrome, dont la posture a changé. Les membres arqués dans des positions peu naturelles, la fourrure s'épaississant. Pourquoi l'obliger à subir ça ? Il n'a pas à affronter ses démons en solitaire !
Nevra court toujours, nous éloignant de la clairière. Je ne cesse de me débattre même si nous sommes loin et que je ne vois plus Chrome. Mon traitre de chef me dépose alors au sol, obéissant enfin à ma requête. Il ne me lâche cependant pas la main et reprend sa course de plus belle. Je n'ai d'autre choix que de courir avec lui. Je ne peux me permettre de regarder en arrière sous peine de me vautrer lamentablement.
Quand soudain, un hurlement de douleur infinie déchire la nuit, nous stupéfiant tous les deux. Le cri me retourne les entrailles, il me glace le sang. Les larmes me montent aux yeux et s'écoulent sur mes joues. Chrome. Ça ne peut signifier qu'une chose. Nevra va m'entendre, tout est de sa faute. A cause de sa lâcheté !
Un autre hurlement retenti entre les arbres, mais si je reconnais la voix de Chrome au début, je n'en saisi plus le timbre à la fin. Il s'agit là d'un cri de douleur qui se transforme en hurlement de rage, perdant toute trace d'humanité. Il me fait penser aux chants mélodieux des nobles loups de mon monde. Ceux que j'entendais depuis ma fenêtre, lorsque j'étais enfant. Je vis dans un conte de fées, à présent. Mais j'ai bien peur que les fins ne soient pas toujours heureuses.
Fermant mon cœur à la douleur de cette perte, je reprends ma course, suivant Nevra de près. Alors que je revois le visage souriant de Chrome et que j'entends ses hurlements qui résonnent dans ma tête, mes yeux dispersent dans l'air frais et cruel de la nuit, les perles salines de mon âme en deuil.
Chapitre 10 : De l'Autre Coté du Masque
Quand j'ai vu la fille se sauver de la forteresse d'ivoire et courir vers les bois, j'ai tout de suite compris qu'elle allait suivre le vampire et le chiot. Mais j'étais loin de m'imaginer que ces idiots allaient la laisser faire. Je pensais qu'ils allaient la réprimander et la ramener de force dans l'enceinte protectrice de leur QG. A croire que sa présence les amuse.
Je dois bien avouer que cette petite niaise me fait bien rire moi aussi... Sa capacité à se fourrer dans les embêtements dépasse l'entendement. Elle a du potentiel. Vraiment.
J'ai suivi la fille pendant de longues heures dans les bois, attendant patiemment le moment où elle se ferait prendre. Plusieurs fois, elle s'est retournée sur ses pas. Je lisais la peur dans ses prunelles bleues. J'étais tellement près d'elle que je pouvais sentir son odeur. Une fragrance douce et chaude, comme une fleur d'été réchauffée par les rayons du soleil. Si fragile, si innocence, si imprudente. Il m'aurait suffit de tendre le bras pour la cueillir. J'aurais pu la faire mienne, lui ôter tout libre arbitre. De mon plein pouvoir étendre mon influence jusqu'à la moindre parcelle de son être.
Mais je n'en ai rien fait. J'aime la regarder se débattre dans ce monde qui n'est pas le sien. J'ai hâte d'assister à ce moment où elle aura atteint le point de rupture. Je veux voir sa réaction lorsque tout, autour d'elle, se brisera en mille morceaux. Saura-t-elle se relever seule ? Ou aura-t-elle besoin d'aide ? Faudra-t-il que je lui tende la main, à nouveau ?
Quand la nuit est tombée sur la Forêt Profonde, j'ai pu sentir les vagues de frayeur émaner de son petit corps frêle. Sans cesse surveillant les fourrés autour d'elle. Je suis presque sûr qu'elle peut sentir ma présence, qu'elle n'est pas seule, là, tapie dans l'ombre.
Je n'ai pu m'empêcher de sourire lorsque j'ai aperçu ce BlackDog s'approcher furtivement de la fille. J'ai été incroyablement déçu qu'elle ne soit même pas égratignée. Comment puis-je la voir dans toute sa splendeur si ces abrutis de Gardiens volent toujours à son secours ?
L'autre vampire n'a pas pu s'empêcher de se la raconter devant elle. Il a retourné le monstre en un rien de temps et il a pu jouer les martyrs. Et elle, dans sa grande bonté d'âme, s'est précipitée pour panser ses petites coupures. Je voudrais tellement lui hurler de se réveiller, d'ouvrir les yeux sur la réalité des choses. Je l'ai observé, ce type. Ce n'est rien de plus qu'un vautour, un requin ! Il tourne autour de sa proie, la charme avec ses atours pour mieux la séduire et la pervertir ! A mon grand désarroi, je ne peux intervenir. Je l'ai déjà trop fait. Elle doit suivre la voie qu'elle a choisi. Je ne peux interférer dans son destin. Je serai là pour l'accueillir à l'arrivée.
Lui, par contre, je l'attends au tournant. Si l'occasion se présente, je me ferai un plaisir de lui arracher les crocs !
Il n'y a plus rien d'intéressant pour moi à épier par ici, les deux g ardiens ont décidé de la garder avec eux. Il m'est donc inutile de la suivre.
Je repars furtivement loin de leur campement, quand je croise le BlackDog de tout à l'heure. Lui ne m'a pas reniflé. J'ai un don pour camoufler ma présence. C'est pour ça que Miiko ne peut me supporter. Mes intrusions dans sa forteresse la met totalement hors d'elle. Et j'adore ça ! La pauvre, si elle savait...
Le Loup a trois yeux n'est cependant pas revenu seul.
Un sourire fend mes joues jusqu'à mes oreilles. Finalement, la nuit n'est peut-être pas terminée. Toujours dans l'ombre, j'observe la scène qui se déroule sous mes yeux.
La meute de BlackDog encercle les trois faeries. J'entends tout d'ici, il suffit de tendre un peu l'oreille.
-Je peux le faire, Nevra ! assure le jeune Garou, plein d'assurance. Mais vous ne devez pas rester là.
Oh. Il va le faire ? Vraiment ? Avec tous les risques que cela entend ?
Le vampire emmène la fille sans lui laisser le choix. Ses cris raisonnent entre les arbres. Elle est terrifiée à l'idée de ce que s'aprête à vivre son jeune ami. J'avoue qu'il a fortement piqué ma curiosité. Le gosse serait-il un homme, finalement ?
Sous mes yeux, j'assiste à l'intimidation de la meute sur leur cible unique. Le jeune garçon est isolé et encerclé. Les Loups se tiennent à bonne distance et évaluent les capacités de leur adversaire. L'omega, celui qui est venu pleurnicher auprès de sa meute après sa défaite cuisante, fait mine de s'avancer vers Chrome mais s'arrête aussi sec.
Le Garou s'apprête à muter. Ses oreilles sont plus longues, plus pointues. Ses doigts s'allongent et ses ongles se transforment en griffes acérées. Sa queue s'ébouriffe et sa fourrure s'épaissie. Le garçon hurle de douleur quand sa colonne s'arque pour le jeter à quatre pattes. Ses articulations se déchaussent et se repositionnent. J'en ai mal pour lui.
Les BlackDog tout d'abord perturbés par ce spectacle, n'osent attaquer. C'est quand ils saisissent l'état de vulnérabilité de leur ennemi qu'ils passent à l'offensive. Le gosse disparait sous un amas de Loups plus hirsutes les uns que les autres.
Je détourne le regard pour ne pas assister à cette boucherie inutile quand un nouveau hurlement retenti. Différent cette fois. Au début humain, finalement bestial. Les BlackDog sont projetés les uns après les autres, plus loin dans la clairière. Au centre de cette pagaille, une chose gît au sol. Ni humaine, ni animal. La fourrure sombre recouvre tout son corps. Les membres reprennent leur place peu à peu. Le museau se dessine, et les paupières se soulèvent.
Les pupilles dorées de l'énorme Loup scrutent les alentours. Les babines retroussées sur des canines grandes comme ma main ne laissent rien présager de bon. Son poil gonflé donne un ampleur démesuré au loup. Je n'avais jamais vu le gosse se transformer. J'étais très loin d'imaginer à quoi il pouvait ressembler. J'en suis stupéfait. Dire qu'il n'a pas atteint sa taille adulte. Ce gosse est un monstre ! Magnifique et forçant le respect, mais un monstre quand même !
Son râle fait frémir la meute toute entière. Ses griffes se campent dans la terre meuble pour affirmer ses appuis. Il porte sa tête haute en guise de défi. Les BlackDog font au moins deux têtes de moins que lui, mais ils sont en surnombre. Qu'est-ce qui pourrait bien les effrayer ? En réponse à un élément déclencheur qui m'est complètement passé au dessus de la tête, tous les loups se jettent d'un geste commun sur Chrome.
Dans un violent fracas de grognements et d'aboiements, les loups s'acharnent sur le Garou. Certains lui assènent de violents coups de griffes, pendant que d'autres lui sautent à la gorge. Le Garou abat ses puissantes pattes sur les flancs découverts de ses adversaires en guise de rispote. Des gouttes de rubis volent en tout sens et je suis bien incapable de déterminer de quel individu provient ces effusions. La zone de fureur se mouve dans la clairière comme une seule unité. Je devine où se trouve le garou que parce qu'il est le centre de l'attention de la meute. Son imposante stature est complètement bouffée par le nombre de ses adversaires. Mais même seul, le gosse lutte comme un diable. Des BlackDog sont régulièrement éjectés de la mêlée, couinant de douleur. Ils lèchent leurs blessures et repartent à l'assaut. Les p'tit bâtards ne lâchent pas l'affaire. Ils savent qu'ils sont en surnombre. Ils savent qu'ils ne peuvent pas perdre !
Les minutes s'écoulent et le combat ne faiblit pas ! Je suis tellement absorbé par ce spectacle époustoufflant que je réalise seulement maintenant que quoiqu'il advienne à partir de là, la mission du gamin est accomplie. Ses amis ont pu fuir et ils sont probablement loin à présent. Je suppose qu'il en a conscience parce que sa combativité en prend un coup soudainement. Il bondit plus lourdement, mords plus faiblement et griffe plus lentement. Chrome semble prisonnier d'un corps qui ne lui obéi plus. Quand je vois l'état dans lequel les BlackDog l'ont mit, difficile de rester aussi prétentieux qu'au début du combat. La truffe ensanglantée, un oeil fermé et des plaies multiples sur le corps, le jeune Garou est bien moins imposant tout d'un coup. Malgré celà, il continue de grogner et de combattre, un ennemi après l'autre, frappant de plein fouet les loups de la meute. Il se laisse entrainer dans cette frénésie inhumaine qui le caractérise à présent. Sa gueule fumante suinte de bave et de sang. Son pelage est poisseux d'un épais liquide noir qui éclabousse les BlackDog lorsqu'il s'ébroue.
Il tente de se redresser mais une de ses pattes est bien amochée. Les BlackDog ne font pas les fiers non plus. Plusieurs restent au sol, acceptant leur infériorité physique. Les autres boitent au moins autant que le Garou. Cependant, ils sont toujours plus nombreux et bénéficient de ce que n'aura jamais Chrome : l'effet galvanisant de la meute. Même amoindrie, la meute possède ce pouvoir fort.
Même seul face à ses adversaires, le gosse refuse d'abandonner. C'est admirable. Les BlackDog se rassemblent. Là, sera leur dernière offensive. Chrome n'en supportera pas davantage. Face à la mort, le jeune Garou ne flanche pas. Il ne se débine pas. Il compte lutter jusqu'au bout. Ignorant la douleur et les dégâts infligés sur son corps, il se redresse, gonfle son poil et lève le museau vers le cercle d'argent. Un grondement sourd s'élève de sa gorge pour s'épanouir en hurlement spectral. Chant funèbre offert à la Pleine Lune.
J'en ai bien assez vu. Il est temps pour moi de partir d'ici. J'ai pensé un instant à aider le jeune Garou, mais finalement, je n'en vois pas l'intérêt. Il peut bien clamser que ça me ferait ni chaud, ni froid. Il aura quand même eu le mérite de me divertir. Je m'éloigne en trottinant et sifflant une douce mélodie pour couvrir les bruits de l'affrontement. Les cris d'agonie raisonnent dans les sous-bois et effleurent à peine mon oreille avant de s'éteindre dans la nuit calme.
Levant les yeux au ciel, je contemple le cercle éblouissant qui se détache du tapis d'obscurité.
-Quelle magnifique soirée ! souris-je, comblé de bonheur.
Je marche ce qui me parait être des heures à l'abri des arbres épais de la forêt. J'aime ces balades calmes où personne ne risque de venir me déranger. Je suis perdu dans mes pensées quand je me rend compte que j'arrive déjà à l'Arbre Creux. Je souris et m'avance vers son tronc noueux. Je caresse l'écorce et repense à ma rencontre avec la fille à cet endroit. Je me souviens que je lui avait indiqué où trouver un éclat du Grand Cristal. La pauvre en avait été toute perturbée. Et Miiko en était complètement folle ! J'aime tellement admirer le visage de la Kitsune quand il est boursoufflé et rougit par la colère.
Et dire que le jour où j'avais libéré cette humaine de son cachot, ma seule intention était d'en faire baver toujours plus à la Garde d'Eel. J'étais bien loin d'imaginer à ce moment-là, toutes les répercussions que mon acte aurait par la suite. L'Oracle qui l'avait désigné comme l'Elue, hein ? Ca m'en avait bouché un coin, ça ! Je doute toujours de la véracité de ce détail d'ailleurs. Je pense plutôt qu'il s'agit d'une blague de l'autre antiquité ! Cette vieille bique ferait mieux de dormir tranquillement dans son caillou au lieu de raconter des conneries pareilles !
Si les prédictions de l'Oracle se révèlent exactes, ça pourrait fortement contrarier mes plans... Je ne suis pas particulièrement réjouis par cette perspective. Il faudra que je m'occupe de ça en temps voulu.
Je glisse ma main dans le creux de l'Arbre noueux et y extirpe mon masque. Je l'époussette et observe la finesse de sa conception.
-Ahh, si vous saviez ce que je sais de ce monde, bande d'ingrats personnages ! crachai-je entre mes dents.
Je souffle sur les mèches de cheveux sombres qui me tombent devant les yeux pour dégager mon front. J'appose le masque cornu sur mon visage et le fixe d'un mouvement net du poignet. Mon champ de vision se teint de rouge et la structure du monde s'expose à moi. J'en discerne le moindre détail et en comprend toutes les nuances.
Je soupire à l'idée que tout mon monde puisse être mit en péril à cause d'une humaine sortie de nulle part. Oh et puis après tout, celà pourrait m'offrir une distraction comme je n'en ai pas eu depuis fort longtemps.
-L'avenir promet d'être intéressant...
Chapitre 11 : Un Repère dans les Ténèbres
J'ai mal. Mal au cœur, mal aux jambes. Je ne sais pas depuis combien de temps nous courons. La peur et l'angoisse me font perdre toute notion du temps. Tout ce que je sais, c'est que mon corps n'en peut plus. L'adrénaline ne fait plus effet. Mes pas se font plus courts, plus lourds. Je peine à recouvrir mon souffle. Mais je ne peux pas m'arrêter. Il est hors de question que je ralentisse.
Chrome est là bas, quelque part dans les bois, à se battre contre une meute de bêtes sauvages. Je ne sais pas s'il s'en sortira. Mais il affronte ce danger, seul, pour nous permettre de sauver nos vies. Il est inimaginable pour moi de rendre son sacrifice vain en faisant ma douillette. Son sacrifice. Ce mot m'arrache quelques larmes.
Des images pessimistes s'imposent à mes yeux et je tente de les chasser tant bien que mal. Et si Chrome n'a pas pu retenir l'attention de tous les molosses ? Si certains d'entre eux ont pu éviter l'affrontement pour nous poursuivre, Nevra et moi ?
Ce n'est vraiment pas le moment de faiblir.
Le soleil ne s'est pas encore levé mais je sens la faune s'éveiller d'un paisible sommeil, tout autour de moi. Je n'entends pourtant rien, mon sang bat trop fort à mes tempes. Seul le rythme de mes battements de cœur me parvient.
Je ne saurais l'expliquer, mais je ressens les présences qui se mouvent dans les ombres. Je sens les insectes grouiller dans le tapis de mousse sous mes pieds. Les arbres pousser, leur écorce s'étirer vers le ciel, quand j'y appose ma main pour m'empêcher de tomber. Je ressens la faim grandissante des animaux après leur bâillement. Leurs regards, tous rivés sur moi, qui représente sûrement un repas de choix.
A cause de tous ces évènements qui me sont arrivés depuis un certain temps, je suis devenue complètement paranoïaque. Je maudis ma curiosité. Quelle idée franchement stupide de sauter à pieds joins dans un cercle de champignons. J'ai quel âge ? Cinq Ans ? J'en ai quatre fois plus mais j'ai l'impression que certains de mes instincts et réflexes s'en fichent royalement. La crainte de courir dans un monde que je ne connais pas, peuplé de créatures plus terrifiantes les unes que les autres me serre le cœur. Je réalise alors que j'enserre toujours plus fort ma prise sur Nevra. Il court devant moi et me tient fermement la main pour m'entrainer dans sa course. S'il ne m'avait pas soutenu de cette façon depuis notre départ de la clairière, je ne sais pas si j'aurais été capable de courir si longtemps et de manière si constante.
Je focalise mon regard sur son dos pour m'empêcher d'avoir des pensées noires. Reste concentrée, Waïtikka. Jambe droite, jambe gauche ; fort, vite, fort, vite.
Je lutte pour ignorer le feu qui me consume les cuisses, et le vent qui me lacère la gorge. L'air frais de la nuit suffit à peine à étouffer les bouffées de chaleur qui remonte de ma poitrine.
C'est alors que je distingue, à quelques dizaines de mètres de nous, une luminosité accrue entre les arbres. Nous arrivons enfin à la fin de cette forêt ? J'ai un regain d'énergie en me disant que les bêtes sauvages des sous-bois seront plus réticentes à nous donner la chasse en zone découverte. Et au pire, on les verrait arriver de loin : Nevra leur fera leur fête !
Nous arrivons à l'orée des bois en quelques secondes de longues enjambées. Je comprends que je traverse un ruisseau quand mes pieds rencontrent la surface de l'eau glacée. Je n'ai pas le temps d'admirer la palette de bleus et de roses qui se diluent sur la toile du ciel que Nevra m'entraine à nouveau dans la noirceur des bois.
Ainsi donc, ce répit n'aura été que de courte de durée. Le soleil se lève, mais les menaces de la nuit me paraissent pourtant encore bien présente. Et je n'en ai pas fini avec l'épaisseur de cette forêt sans fin.
Quelques instants plus tard, Nevra ralenti l'allure avant de s'arrêter complètement. Il me faut un moment, les mains appuyées sur les genoux pour reprendre mon souffle. Le vampire, à peine fatigué, scrute les environs. Il semble satisfait de ce qu'il perçoit puisqu'il s’accroupit face à moi pour me murmurer :
-Il s'en sortira.
Je relève les yeux vers lui pour capter son expression. J'ai un doute sur la personne qu'il cherche à convaincre.
-Je sais que tu es inquiète pour Chrome, mais je peux te jurer qu'il est assez fort pour tous les mettre au tapis en moins de deux.
Il a l'air de penser sincèrement ses paroles. Il est sûr de la véracité de ses propos. Ça me rassure un peu sans pour autant effacer la rancœur que je ressens à son égard.
-Pourquoi n'as-tu pas combattu à ses cotés ? A vous deux, vous n'en auriez fait qu'une bouchée.
Il me fixe un instant comme s'il s’apprêtait à énoncer une vérité universelle.
-Et toi ? me questionne-t-il innocemment. Pourquoi n'as-tu pas affronté le BlackDog ?
Aucune ironie. Il est sérieux. Pourtant il connait parfaitement la réponse.
-Je... tu sais bien que je ne sais pas combattre, lui répondis-je en secouant la tête.
-Précisément. Alors peux-tu m'expliquer comment nous aurions pu affronter une meute entière en t'épargnant des dommages collatéraux ?
Puis il ajoute en bombant le torse :
-Chrome et moi sommes de parfaits combattants, mais nous n'aurions pas pu assurer ta protection.
J'ai la nausée ! Mon cœur se déchire lorsque je réalise que je suis la cause de tout ceci.
-Ça me chagrinerait que ton corps soit abimé quand tu décideras de m'en faire cadeau, me confie-t-il d'un voix sensuelle, en se léchant les lèvres.
Je sais qu'il essaye de me réconforter. Pour le coup, je crains qu'il n'en faille beaucoup plus que ça. Je suis la cause de notre fuite. C'est pour me protéger que Chrome affronte seul nos ennemis, et c'est pour me protéger que Nevra m'a emmené sans se retourner sur son ami. Ce sera donc de ma faute si le plus jeune des Ombreux est blessé. Je serais alors la seule à blâmer pour sa mort !
Nevra ne dit rien. Pas de "on fait moins la maline, maintenant !" ou de "Tu as raison de culpabiliser, tu es une source d'embêtements.". A la réflexion, ce sont des vacheries qui sortiraient plus de la bouche d'Ezarel que de celle de Nevra. Elles n'en seraient pas moins justifiées. Mais le vampire garde le silence. Ma culpabilité est assez grande sentence. J'apprécie qu'il ne remue pas le couteau dans la plaie.
Alors que j'essaye de reprendre mes esprits, j'entends un bruit dans mon dos. Je me retourne brusquement. Des craquements, des brindilles qui cèdent sous le poids des pas d'une chose inconnue. Je braque mon regard dans les profondeurs des bois, vers la source du son. J'entends de faibles râles. Quoi que ce soit, ça fouille le sol, la mousse et le lichen. Est-ce que ça renifle une piste ? Notre piste ?
J'en suis certaine, à présent, un BlackDog a du faire faux-bond à Chrome et nous suivre. Ou peut-être bien que mon jeune ami lycanthrope n'était pas en mesure de retenir tous ses adversaires. Un éclair défaitiste me rend fébrile, mais mon corps se crispe tout entier à l'écoute d'un autre bruit. Un grattement, à l'opposé du premier. Ils sont deux. On aurait dit à s'y méprendre à des griffes contre un tronc.
Je prend appui sur une souche pour me redresser sous l’œil perplexe de Nevra. Il suit la direction de mon regard mais ne discerne rien de plus que moi. Malgré la lueur de l'aube qui point parmi les arbres, au loin, aucune silhouette ne se dessine en contre jour. Impossible de déterminer avec certitude les positions des BlackDogs.
Les sons reprennent, plus nombreux, plus présents, de toute part. Je les entends se rapprocher, jusque là, tout près. Je frémi à l'idée d'être à nouveau acculée. Et Nevra qui me regarde comme si je devenais folle. N'entend-il pas, avec sa super ouïe de vampire, l'approche menaçante de la meute ? Ils ont réussi à semer Chrome. Ils l'ont semé. Pas tué. Je refuse de croire que Chrome soit tombé sous leur nombre. C'est juste impossible. Je ne veux pas avoir sa mort sur le cœur. Je ne peux pas !
Chrome est à leurs trousses, j'en suis certaine. Oui, aucun doute là dessus. Il les poursuit et sera là d'une seconde à l'autre !
Mon cœur s'accélère, ma respiration se fait haletante face à cette menace persistante. Je me sens oppressée sous ces arbres. J'en peux plus de ne pas voir le ciel. J'ai besoin d'air, de m'éloigner d'ici ! Mais à l'allure où les choses s’engrènent, je me ferai déchiqueter et dévorer avant de revoir cet écrin bleu à nouveau. La panique s'empare de moi. Cette panique irraisonnée et irraisonnable que je ne parviens pas à faire taire. Je scrute les alentours, prête à voir surgir un nouveau monstre des fourrés. Je porte mes mains à mon cou, dans un geste que je sais inutile, pour me protéger de l'attaque imminente.
Nevra s'est levé, juste après moi. Il cherche à comprendre mon agitation. Je le vois se poser des questions. Mais bon sang, il est sourd comme un pot ?! Il est là, à s'inquiéter pour moi, alors qu'il ferait mieux de se concentrer sur l'assaut à venir. Les grattements s'intensifient. J'entends les pas, tout près de nous et dans tous les sens.
Ils approchent !
-Waïtikka ? Calme-toi.
"Calme-toi" qu'il me dit, j'aimerai l'y voir, lui. Avoir conscience de sa propre fin a quelque chose en soi de vraiment flippant ! Je me sens défaillir. J'ai du mal à respirer, la tête qui tourne. Je ne serai même pas consciente pour ma propre mort. C'est une sorte de réconfort, non ?
Mes oreilles sont assourdies par ces assauts sonores qui m'accablent. Tout ça va me rendre folle ! Nevra s'impose à moi et me force à fixer mon regard sur le sien. Le contact de ses doigts froids sur mes joues brûlantes me fait frissonner. Je me débats, ce n'est pas le moment de s'amuser avec moi. Seulement, Nevra a bien plus de force que moi, j'ai l'impression de lutter contre une montagne. Tout ces bruits autour de nous, pourquoi n'y fait-il pas attention ? D'où viennent-ils ? Pourquoi suis-je la seule à les entendre ?
J'essaye de tourner la tête dans toutes les directions pour me libérer de l'emprise de mon supérieur mais je n'ai pour seule réponse qu'une bousculade de sa part. Il plaque ses hanches sur les miennes et me pousse jusqu'à ce que mon dos rencontre un obstacle. Il m'entoure toujours le visage de ses mains fraiches. Me voila piégée, bloquée, coincée. Nevra s'approche encore de moi, je sens l'espace séparant nos corps s'amenuiser dangereusement. Il est si prêt de moi que je ne peux discerner rien d'autre que sa personne. Qu'est-ce qu'il me fait, là ? Des bêtes rôdent tout autour, et lui, il ne pense qu'à... qu'à...
Sa bouche remue. Il me parle mais je n'entends déjà plus rien. Mes oreilles bourdonnent de tous ces grouillements et ces grattements. Alors que j'essaye de comprendre ce qu'il essaye de me dire, un vent puissant me frappe en plein dos, comme si l'arbre sur lequel je m’appuie et le reste de la forêt n'étaient que du vide. Un vent fort et tranchant qui s'infiltre à travers mes vêtements, à travers mon être tout entier et me scande de viles intentions. Les ténèbres m'assiègent, mon cœur se recroqueville au fond de ma poitrine. Mes côtes m'écrasent, mon âme me fait atrocement mal. Les larmes coulent à flot sur mes joues déjà mouillées. Je sens un cri d'angoisse monter dans ma gorge mais aucun son ne parvient à mes oreilles déjà encombrées.
-Waïtikka ! Reprends toi ! rugit Nevra.
Tout à coup, c'est le silence. Total, bouillonnant et assourdissant, tant ce calme si soudain est inattendu pour moi. Je verrouille mon regard sur le petit cercle argenté qui se dissimule avec espièglerie derrière les mèches de cheveux sombres de Nevra.
C'est comme si sa voix avait absorbé toute cette cacophonie.
-Ce que tu entends, commence-t-il. Tu n'as pas à t'en inquiéter.
-Mais je... ce sont... ils approchent ! Ça gratte, ça grouille. Partout, là, dehors, dedans. Débarrasse-moi de ça, Nevra, le suppliai-je. Je deviens folle, n'est-ce pas ?
Son regard s'obscurcit, emprunt d'une grande tristesse.
-Non, loin de là, murmure-t-il en étirant ses lèvres.
Il me sourit d'une expression sans joie. Peu importe ce qui est en train de m'arriver, Nevra est profondément désolé pour moi.
-Tu n'es pas folle, bien au contraire. Ce que tu entends est bien réel. Mais ce n'est pas dangereux, ajoute-t-il quand il perçoit la lueur d'effroi qui traverse mes yeux.
-Comment...
-Tu entends ce qui t'entoure de façon plus accrue, voila tout. Ces sons menaçant que tu discerne, ce ne sont que des choses insignifiantes.
-Insignifiantes ?! m'exclamai-je, outrée par le peu de considération dont il fait preuve envers moi.
-Oui, minuscules, risibles, même ! Ce que tu entends, c'est la vie autour de toi. Tu vas entendre un Pimpel creuser son terrier à trois cents mètres, tu vas percevoir la vibration dans un tronc d'arbre dû aux coups de bec répétés d'un Bekipik. Tu vas peut-être même pouvoir ressentir une Chenille luisante qui tisse son cocon.
-Un Békipik ? Encore une bestiole que je ne connais pas...
-Ce n'est qu'un oiseau, inoffensif pour toi et très peu impressionnant.
Constatant que je me suis calmée, Nevra me lâche et reprend un peu ses distances. Son corps s'éloignant du mien laisse un vide dans mon petit espace vital. Il se déhanche alors dans une position que je ne lui connais pas et porte sa main à son menton. Il frotte machinalement une barbe inexistante en prenant un air pensif. Je suis certaine qu'il essaye de me faire rire. Il a au moins le mérite de m'arracher un sourire.
-Je suis jaloux, finit-il par m'avouer. Tu as une meilleure oreille que moi.
Avant que je n'ai pu me retenir, je glousse comme une collégienne. Mes nerfs lâchent.
-Je t'offrirai cette acuité si je le pouvais, articulai-je. Crois-moi.
-Pourquoi ? S'étonne-t-il. C'est un don. Avec de l'entrainement, cela peut être très utile.
-Tu saurais m'apprendre ? hasardai-je.
Nevra hausse un sourcil dans une expression de supériorité. Il se tient là comme s'il était sur le point de dire : "Pauvre petite chose, sait-tu à qui tu t'adresse ? Moi, le sublimissime Nevra, vais t'enseigner les choses de la vie". Avec son lot de sous entendu, bien évidemment.
-Bien sûr, lâche-t-il finalement.
Mon Chef de Garde me propose alors de m'initier à une technique qui existe depuis la nuit des temps selon lui. Une sorte de méditation qu'il appelle "Vipashudda". D'après lui, si je lui obéis, je serais d'ici peu capable de bien discerner chaque son qui m'accable. Je pourrai l'isoler, le localiser et l'identifier. Et par la force des chose, le mettre en sourdine de ma simple volonté. En suivant donc ses consignes, je m'assoie à même le sol, ramenant chaque pied sur la cuisse opposée et m'assure du confort de mon assiette. Je suis assez souple de nature, tenir cette position ne devrait pas me poser de problème.
-Tes mains, me rappelle Nevra en s'asseyant à son tour, m'offrant l'exemple de la marche à suivre.
Imitant donc son comportement, je ramène mes mains, paumes vers le ciel, au croisement de mes chevilles. J'entremêle mes doigts et joins mes pouces, dans une position qui me rappelle celle adoptée par ces moines bouddhistes que l'on voit souvent dans mon monde.
Nevra m’assomme avec la philosophie "Relaxe" à adopter pour optimiser mes chances d'atteindre ce qu'il appelle la conscience de soi. C'est pas gagné ! Selon lui, je dois apprendre à faire le vide dans ma tête pour m'apaiser et parvenir à me concentrer. J'avoue ne pas trop saisir où il veut en venir. Oh bien sûr, je sais ce qu'est la méditation, mais je ne l'ai jamais pratiqué. Ça ne m'est jamais venu à l'esprit, il faut dire. Je ne suis pas sûre d'être réceptive à ce genre de pratique.
-Waïtikka ? m'interpelle Nevra, sans ouvrir les yeux.
-Hum ?
-Arrête de penser, m'ordonne-t-il calmement.
-Je... je ne penses pas ! me défendis-je.
-Ton pouls est fort, ta respiration est rapide.
Argh ! Il m'agace d'être un vampire !
-Non seulement tu penses, mais en plus, tu te triture les méninges.
Mes épaules s'affaissent bien malgré moi lorsque je laisse échapper un long soupir. Nevra ré-ouvre ses yeux et dépose délicatement son regard argenté sur moi. Son observation est dénuée de tout jugement. Il ne s'impatiente même pas à cause de mon comportement. Je me sens néanmoins obligée de lui fournir une explication.
-J'abandonne, Nevra. Je n'y comprends rien, je n'arrive pas à me détendre, ni à me concentrer. Je... je suis nulle pour ce genre de chose.
Le vampire sourit légèrement avant de reprendre :
-Je ne te demande pas de comprendre. Il n'y a rien à comprendre. Ne cherche pas à réussir quelque chose en décryptant son fonctionnement. Laisse aller, c'est tout.
Mais qu'il est borné ! J'étais vraiment loin de l'imaginer en Maitre Zen, quand je l'ai rencontré pour la première fois. Comme quoi, ce monde ne cesse jamais de me surprendre ! Je respire profondément pour cacher ma perte de motivation. Nevra s'appuie alors sur ses mains pour s'approcher de moi. Nous sommes si près que ses genoux viennent s'accoler aux miens. Il tend les mains et saisi mes doigts entre les siens.
-Fais ce que je te dis, comprit ?
Je ne saurais dire pourquoi, mon cœur s'emballe. Est-ce ce contact timide et glacé entre nous qui me met dans cet état ? Ou bien peut-être le fait d'être sur le point de me plonger dans une pratique qui m'est inconnue. J'avoue avoir peur de ce que cela signifie. Je ne tiens pas particulièrement à maitriser ce "don". Je voudrais seulement m'en débarrasser. Mais évidement, la nature et le pouvoir du Maana ne m'ont pas vraiment laissé le choix.
Il semblerait que je ne dispose d'aucune autre option. Me dandinant sur mes fesses pour retrouver un semblant de confort, je raffermi ma prise sur les doigts fins et forts de Nevra. Lui montrant par la même occasion, mon intention de coopérer.
-Bien. Ferme les yeux, commence-t-il.
J'obtempère et l'obscurité s'installe sous mes paupières.
-Détends toi, n'écoute que ma voix et ne pense à rien du tout.
Je tente de lui obéir du mieux que je peux. C'est très difficile pour moi de ne pas penser. Moi, qui suis en proie au doute de façon perpétuelle.
-Ralenti ta respiration, comme si tu essayais de t'endormir.
Nevra parle lentement, d'une voix profonde.
-Concentre toi dessus, poursuit-il.
Il prend de longues pauses entre chaque consigne.
-Sur ta poitrine qui se soulève et s'affaisse au rythme de ton souffle. Ressens l'air qui circule en toi et visualise tes muscles se détendre.
Sans le lâcher complètement, mes doigts se desserrent.
-Oubli qui tu es ; ce que tu es. D'ailleurs, tu n'as plus de corps. Tu n'es que pure énergie, un grain de poussière dans l'immensité du Maana.
Derrière mes paupières closes, un paysage surréaliste se dessine au gré de mon imagination. Une sorte de toile sur la quelle la peinture aurait été soufflée. Des flux partent dans tous les sens, reliant les éléments aériens entre eux. J'esquisse un sourire. C'est amusant, j'ai l'impression d'être le Professeur Xavier lorsqu'il se connecte au Cérébro.
-Ressens le Maana.
Les mots de Nevra raisonnent et parviennent difficilement à mes oreilles. J'entends ses conseils, son timbre de voix si rassurant mais je n'arrive plus à en interpréter le sens. Mon rêve se dilue, les flux éthérés de particules bleues m'emmènent. Ils m'emportent loin de Nevra. L'espace autour de moi se tort et s’assombrit. C'est alors que je me revois dans le petit cachot de la cave du QG. Grelottante et effrayée que j'étais à l'époque. Depuis l'extérieur, je peux voir cette ancienne Waïtikka, enfermée dans la petite cage. La fille recroquevillée ne me voit pas. Serais-je en train de rêver ? De revisiter un souvenir ?
C'est à ce moment qu'il décide d'apparaitre. L'homme mystérieux qui m'avait libérée de ma geôle. La scène se déroule sous mes yeux comme je m'en souviens. Le type masqué ouvre la petite porte de la cage et la "moi" du passé s'en extirpe avant de fuir vers les escaliers.
Sauf que dans mon souvenir, l'homme avait disparu quand je m'étais retournée pour le remercier. Or, il est pourtant bien là. Je le vois cette fois. Il se tient là, juste en face de moi. A cause de son masque, je ne saurais dire ce qu'il attend. C'est alors qu'il lève la tête ver moi et porte l'index à l'emplacement de sa bouche, m'intimant de garder le silence.
Il m'a vu ! Il me voit ! Comment ? Pourquoi ? C'est mon rêve, il n'est pas réel ! Tout part en vrille autour de moi. Le cachot s'éloigne de moi à grande vitesse comme si une force monumentale me tirait en arrière. Je tombe à la renverse. Dans un mouvement désespéré pour ne pas me prendre la vautre de ma vie, je me retourne et m’apprête à me réceptionner.
Le temps de cligner des yeux...
-Nevra ?
Me revoilà, assise en position du Lotus, face à mon Chef de Garde. Il me regarde, étonné de ce brusque sursaut. Je cherche frénétiquement autour de moi toute trace de particule bleue, ou de cachot, de l'homme mystérieux. Quoi que ce soit, quelque chose qui me prouve que je n'ai pas rêvé ce qui vient de se passer.
Rien. Je ne vois rien qui ne soit pas sensé être là.
-Encore des sons ? m'interroge Nevra.
Je me recentre sur lui, me plonge dans ses prunelles d'argent liquide. Ainsi, il n'a pas été alerté par mon état de malaise pendant ce rêve ? A moins que c'eut été imperceptible depuis l'extérieur. J'ai l'impression de perdre l'esprit.
-Hum non, appuyai-je en secouant la tête.
Je ne peux lui avouer le détail de ce rêve sordide. Cela m'en tord les boyaux rien que d'y penser. Nevra me scrute d'un œil suspicieux, mais n'insiste pas.
-Je... je ne veux plus faire ça, dis-je en repoussant gentiment ses mains pour me relever.
Mes fesses sont endolories et mon dos ankylosé d'avoir prit cette position stupide au milieu des fougères.
-Je n'y arrive pas, ça ne fonctionne pas sur moi.
-Tu es sûre de toi ? s'étonne Nevra.
-Absolument ! N’insiste pas.
J'essaye de prendre un ton catégorique mais je crains que mon angoisse ne se joue de mes cordes vocales.
-Pourtant, je t'ai trouvé très réceptive pendant cette matinée.
-Qu'est-ce que tu racont...
Je m'interromps en me rendant compte qu'effectivement, quelque chose à changé. L'air est plus doux, les hululements dans les bois ont laissé place aux gazouillis gracieux des oiseaux. Et les rayons du soleil déposent une multitude de pastilles lumineuses sur le sol, jouant à cache-cache avec les feuillages qui m'entourent.
-Combien de temps est-ce que je...
-Il est pas loin de midi, me sourit Nevra.
Je n'en reviens pas. Je lui rend son sourire en constatant avec soulagement que les douleurs que je ressentais quelques minutes -quelques heures- auparavant ont complètement disparu.
-Ça a fonctionné ? jubilai-je.
Prise d'une soudaine euphorie, je cours entre les arbres, suivie de près par Nevra. Je savoure cet instant de liberté de l'esprit. Je sais qu'il n'est que de courte durée. Mais pour l'heure, je ne veux pas me poser d'autres questions. Arrivée sur un tapis d'herbe verte, j'écarte mes bras pour accueillir la beauté de la nature et je tourne sur moi même en laissant mon rire contaminer les arbres qui m'entourent. A chaque tour que je fais, le sourire de Nevra s'agrandit, heureux de mon soulagement. Puis je m'arrête et l'observe, sans rien dire.
Je contemple cet homme qui a su donner à mon esprit le calme dont il avait besoin. Je sombrais dans une tempête de doutes et de folie et il a su être le phare pour me ramener jusqu'à la côte. Je me sens liée à lui. J'ai l'impression que si je m'en éloigne trop, je pourrais me noyer et ne jamais refaire surface.
-Comment as-tu fais ? m'enquis-je.
Il fronce les sourcils mais ne dit rien.
-Pour m'enlever ce poids. Comment as-tu fais ?
Cette fois-ci, mon ami rit de bon cœur.
-Je n'ai rien fait du tout. Tu es l'auteur de ton succès.
Puis reprenant un air plus sérieux :
-Tu devras encore progresser pour maitriser ton don. Reprendre le contrôle en cas de crise n'est que la première étape. D'autant plus que tes pouvoirs iront en grandissant. Je t'enseignerai, délicieuse humaine, ajoute-t-il en saisissant mon menton entre ses doigts.
Je me dégage d'un pas en arrière.
-Non, ce n'est pas ce que je te demande. D'où connais-tu ces techniques ? Comment sais-tu tout cela ? Tu es un moine qui a brisé son vœu de chasteté, c'est ça ?
D'une enjambée, Nevra se rapproche de moi.
-Il a bien fallu que j'apprenne à canaliser ma soif, m'explique-t-il sans une once d'humour.
Mon sourire s'efface aussi vite qu'il était apparu.
-Les pulsions d'un vampire ne se domptent pas en un claquement de doigt, se justifie-t-il.
Me reviennent en mémoire les évènements de la nuit. Sa perte de contrôle.
-J'admets que ce n'est pas toujours facile, mais tu as remarqué qu'il faut me pousser à bout pour que je brise les chaines qui me retiennent.
Ne sachant que lui répondre, je hoche simplement la tête. Il n'y a aucune animosité dans sa voix. Ses doigts sur mon menton ne m'obligent en rien à rester près de lui. En cet instant, il ne m'effraie pas du tout. Je suis sensible à son regard, à ses paroles. Pourquoi cette profonde tristesse m'écrase la poitrine ? Dans ses yeux, je lis sa malédiction. Cette malédiction de ne pouvoir réellement s'attacher à une personne, sous peine de la faire souffrir. Je ressens sa solitude. Son être, si proche de moi, est pourtant si seul et si lointain.
J'aimerai le prendre dans mes bras, lui dire que je comprends son calvaire, mais ce serait lui mentir. Je ne veux pas qu'il pense que je le prends en pitié. Parce que ce n'est pas le cas. J'ai de la peine, c'est vrai. Pour sa condition. Mais envers lui, c'est de l'admiration -non sans une certaine attirance, avouons-le- que j'éprouve.
Après nous être reposé et restauré un peu, nous reprenons notre route. Nevra jette régulièrement des regards en arrière, à la recherche de notre jeune ami. A mon grand désespoir, il n'y a aucune trace de lui. Ses éclats de voix me manquent, sa puérilité me manque. Chrome me manque...
C'est quand je me retourne vers Nevra pour le rattraper que je me rend compte de la chance que j'ai. Perdue dans un brouillard obscur, j'ai pu trouver un sauveur. Quoiqu'on en dise, Nevra m'a sauvé. D'un pouvoir trop grand pour moi ? D'une frappe inconnue ? De moi-même ? Je ne saurais le dire.
Nevra est mon repère dans les ténèbres ! Mais je me demande... Et lui, alors ? Qui est son repère ? Qu'est-ce qui l'ancre dans la réalité et l'empêche de sombrer dans la folie de ses instincts prédateurs ?
Chapitre 12: La Mission
Nous marchons depuis des jours, mais j'ai la désagréable impression que nous n'avançons pas d'un pouce. Nous passons le plus clair de nos journées à me former aux techniques du Vipashudda. Nevra m'a expliqué que si je veux en optimiser les effets , je dois le pratiquer lorsque l'environnement est le plus hostile pour mes sens.
Mon entrainement commence le matin, bien avant le levé du soleil. Le vampire m'aide à me concentrer, à visualiser le maana qui parcourt mon corps. Les créatures de la nuit se plongent dans leur long sommeil diurne tandis que celles de la journée ne se sont pas encore éveillées. C'est un moment qui est une passerelle entre le conscient et l'inconscient. Un moment où le temps lui même semble suspendu, comme si tout, autour de nous, retenait sa respiration, en attendant que le soleil se décide à apparaitre au delà de l'horizon, craignant qu'aujourd'hui, il n'en fasse rien. La nature silencieuse et endormie qui m'entoure ne perturbe en rien cette méditation profonde. Honnêtement, je n'en vois pas l'utilité. Je suis fatiguée, j'ai plus l'impression de lutter contre l'endormissement que de rechercher les réponses dans mon esprit. Pourtant, Nevra tient à ce que je commence avant l'aurore.
Evidemment, ce calme n'est que de courte durée. Avec les premières lueurs de l'aube, viennent les piaillements, les gargouillis, les bâillements... Même le clapotis d'une rivière sous-terraine parvient à dissiper ma concentration. A chaque fois, il me faut plusieurs minutes pour réussir à faire abstraction de toutes ces nuisances. Nevra veut que j'apprenne à les assourdir, et ma foi, je crois que je suis sur la bonne voie. Je me surprends à percevoir le sens des courants d'air, leurs souffles se font plus doux sur ma peau. J'en discerne les différences de températures et de pression. Je parviens même à déterminer avec une certaine marge d'erreur de la distance me séparant des sources de bruits. En général, j'arrive plutôt bien à repérer les gros animaux. Nevra me confirme certaines de mes suppositions. Son ouïe développée et sa vue perçante lui permettent de vérifier mes ressentis sur les éléments volumineux qui m'entourent.
Je ne sors de cet état de transe que lorsque mon estomac me rappelle qu'il est en train de migrer dans mes talons. Par ailleurs, je suis affamée en ce moment ! Je ne pensais vraiment pas que méditer pouvait consommer autant d'énergie. Une chance que je ne sois pas cannibale, sinon j'aurais dû manger mon compagnon de voyage. Les biscuits secs et le pot de miel descendent à vue d'oeil. Nevra ne mange pas, mais il rationne les vivres pour m'empêcher de commettre une folie en me ruant dessus.
Je termine mon maigre repas, quand je vois Nevra revenir du coin de l'oeil, le pas léger. Il s'absente plusieurs fois par jour. Je suppose qu'il part chasser -pour lui. J'aimerais qu'il partage ce qu'il vit avec moi. J'ai conscience que nous ne nous connaissons pas tant que ça, mais c'est l'occasion d'en apprendre plus l'un sur l'autre. J'ai abordé le sujet plusieurs fois, mais il détourne toujours la conversation pour esquiver mes questions. Du coup, j'ai fini par lacher l'affaire. J'ai même tenté plusieurs fois de l'espionner avec mes nouvelles aptitudes mais sans grand succès. J'arrive à sentir sa présence, plus ou moins lointaine, mais je ne distingue pas ses fait et gestes.
Est-ce la faim, le manque de concentration où même lui qui érige une barrière mentale à mes intrusions ? Je n'en ai pas la moindre idée, et j'avoue que l'appel du petit pot de miel sous mon nez ne m'aide pas à penser à autre chose que mes gargouillement d'estomac.
Depuis que nous avons quitté la clairière, Nevra est peu bavard. Il ne me parle que pour me donner des instructions sur le Vipashudda ou pour s'enquiérir de mes avancées dans le domaine. Si ce n'est pas moi qui entame une conversation, nous pouvons rester des heures sans parler. Et encore, même quand je lance une discussion, si le sujet ne lui convient pas, Nevra n'est pas très locace. Je veux bien avoir besoin de calme pour me concentrer, j'ai aussi envie de discuter, d'ouvrir un dialogue. A chaque tentative de ma part, y comprit sur des sujets futiles et légers, Nevra finit par se fermer. Je n'ai pas réussi à entretenir de discussion avec lui de plus de dix minutes... J'en viens presque à me vexer. Je ne comprends vraiment pas ce changement de comportement. Il y a quelques jours, nous étions plutôt proches -du moins, c'est comme ça que je l'ai ressenti- et là, il est si froid que ça en devient vraiment gênant. Est-ce qu'il me trouve ennuyeuse à ce point ? Parfois, il ne prend même pas la peine de me répondre, il n'émet que des grondements sourds pour confirmer sa présence. Je le sens distant et pensif. J'imagine que le retard de Chrome le travaille. Ce que je peux comprendre. Je suis inquiète aussi. Je préfère dire le "retard" de chrome plutôt que l'"absence", je me voile sûrement la face, mais... je ne peux pas, non, je ne veux pas admettre que les chances d'un retour sont très minces.
Nous profitons des après-midi pour avancer dans l'épaisse forêt. Je ressens la chaleur cuisante qui s'abat sur la cime des feuillus, je perçois la luminosité qui perce entre les hauts feuillages de la forêt profonde. Mais ici, en bas, au niveau du sol, les petits ronds de clarté qui courent sur le tapis de mousse ne suffisent pas à chasser l'humide fraîcheur qui règne dans les sous bois. C'en est déprimant. Cela fait des jours que le soleil n'a pas caressé ma peau de ses doux rayons. Je vais finir par faire une carence en vitamine D, si ça continu...
Enfin bref, ce calme commence à devenir pesant. Alors que nous établissons le campement pour la nuit, je m'impose à mon Chef de Garde. Je prends tout mon courage à deux mains pour m'assurer que ma voix ne tremblera pas et soit au contraire ferme et catégorique. Allez c'est parti, je le fous au pied du mur, il sera bien obligé de parler avec moi plus de dix minutes, que ça lui plaise ou non !
J'aborde un sujet qui me brûle les lèvres depuis que j'ai quitté le QG. Je sais que Nevra ne pourra pas se défiler.
-J'ai une question, lui lançai-je.
Le vampire relève les yeux de ses affaires, étonné par mon intonation. YES ! J'ai réussi à ne pas bafouiller. En même temps sur trois mots... quelle victoire ! Evidemment, il ne dit pas un mot et attend sagement la suite.
-Est-ce que je peux être mise dans la confidence, maintenant ? Il me semble qu'on est parti pour rester un moment ensemble, alors autant que j'en sache autant que toi, non ?
Il hausse un sourcil en signe d'incompréhension.
-La mission. Celle qui vous a poussé, Chrome et toi, à quitter le QG comme des voleurs, l'autre soir. Maintenant que j'en fais partie, j'aimerais savoir de quoi il retourne.
-On est pas parti comme des voleurs, se défend Nevra sans grande conviction.
-C'est tout c'que...
Je prends une profonde inspiration avant de m'emporter. S'il y a bien une chose que je déteste, c'est qu'on me prenne pour une idiote. Ou qu'on m'ignore totalement. Et là, Nevra fait soit l'un, soit l'autre, à essayer d'éviter la discussion.
-Ecoutes, lui dis-je entre quatre yeux. Je sais pas ce qui t'arrive depuis qu'on s'est sauvé de cette clairière, mais tu peux m'en parler.
J'attends un instant, espérant vainement qu'il se confit à moi.
-Tu t'inquiètes pour Chrome ? Tu m'as dit toi même qu'une fois transformé, il en ferait de la chair à pâté de ces BlackDog à deux balles.
Au lieu de me répondre, il observe distraitement un point d'ombre aux abords du camp pour ne pas croiser mon regard. Ca ne lui ressemble pas. Nevra n'est pas quelqu'un de fuyard, il est même tout l'opposé. D'habitude, il m'aurait carrément fait du rentre-dedans pour me faire perdre le fil et détourner le sujet. Là, il est juste... "Keroshanement" nul. Je m'approche de lui et m'accroupie juste à son niveau, je tends la main vers son visage pour le forcer à me regarder, mais je me ravise au dernier moment.
-Je m'en fait pour lui, moi aussi, tu sais. J'essaye de me convaincre qu'il va bien, mais...
-C'est pas ça, me coupe-t-il, la voix agacée, alors qu'il me regarde à nouveau en face.
-Alors c'est quoi ? Ta blessure à la cuisse te fait encore souffrir ? Elle était plus profonde que les autres, elle a dû se rouvrir, me rappelai-je soudain de son entaille à l'arrière de sa jambe.
J'attrape son sac à dos et commence à fouiller dedans.
-Je peux vérifier la plaie et refaire ton bandage, si ce n'est que ça, lui expliquai-je en sortant un rouleau de bande d'une poche du sac.
Nevra m'attrape le bras pour arrêter mon mouvement. Quand je relève les yeux vers lui, il me fixe, le regard déterminé.
-Ce n'est pas ça, répète-t-il.
Alors quoi ? Je n'ai pas le droit de poser de questions ? Ou de m'en faire pour lui ? Obtenir des réponses de lui est un privilège ? En y réfléchissant bien, je vois qu'une seule dernière raison à son mutisme.
-C'est moi ? le questionnai-je d'une voix bien plus fébrile que je n'aurais voulu. Je... j'ai fait quelque chose de mal ?
Son regard perd toute sa force, je le sens déprimé tout d'un coup. Il avale difficilement sa salive et semble réfléchir à ses mots.
-Non... souffle-t-il en détournant le regard. Tu n'as rien fait de mal.
Oh et puis zut ! J'en ai marre qu'il fuit dès que j'ose lui adresser la parole ! Je saisi son visage entre mes mains et l'oblige à me regarder. J'approche mon visage du sien. Il n'a plus d'échappatoire.
-Alors dis-moi. Qu'est-ce qui te ronge comme ça ? Tu peux me parler, Nevra.
Lorsque ses mèches de cheveux sombres me chatouillent les doigts, je réalise soudain que je ne me conduis pas comme une gardienne devrait se conduire avec son chef de Garde, mais il est trop tard pour revenir sur mes pas sans lui donner l'impression que je cède devant son comportement. J'essaye tout de même de m'éloigner de quelques imperceptibles centimètres de son visage pour éviter de loucher sur ses yeux brillants.
-Dis-moi ? insistai-je, presque suppliante, à présent.
Doucement, il glisse ses mains sur mes avant-bras. Ses doigts frais me font frissonner.
-Non, gronde-t-il simplement.
Le vampire saisi fermement mes poignets et de sa force surhumaine, sans me brusquer pour autant, me fait lâcher prise. Je laisse tomber mes bras mollement sur mes cuisses, impuissante devant ce type, buté au possible.
Vaincue et découragée, je m'éloigne en me trainant pour me placer près du feu de camp qui crépite joyeusement, lui. J'attrape une brindille sèche qui traine au sol et la tend vers les flammes jusqu'à ce que qu'elle s'enflamme. Comme les allumettes avec lesquelles je jouais dans mon enfance, j'attends que le feu consume toute la petite branche et me décide à laisser le bout de bois tomber dans le brasier quand il n'y en a plus assez pour le tenir entre mes doigts. Je serre les dents en imaginant que cette brindille représente toutes les choses qui me tapent sur les nerfs, quand une ombre glisse subitement à mon coté.
Je sursaute et mon coeur fait des bonds dans ma poitrine jusqu'à ce que je me rende compte qu'il s'agit de Nevra. Il vient s'assoir tout près de moi. Sans dire un mot, il contemple l'âtre un instant. J'essaye de décrypter son expression, mais il semble tellement torturé par ses émotions que je peine à démêler tout ces noeuds qu'il a en lui. Je crois qu'il cherche un moyen de se rattraper de m'avoir envoyé bouler comme une mal-propre. D'un regard hésitant, il se tourne vers moi et me tend un morceau de parchemin, roulé et retenu par une lanière de cuir. Je prend le vieux papier entre mes doigts et le déplie soigneusement.
-Whow ! m'exclamai-je, surprise. C'est Eldarya ?
-Ouais.
Nevra me laisse un instant pour admirer cette magnifique carte. Le papier est ancien et taché sur plusieurs endroits, mais la carte reste merveilleusement bien dessinée. Les cartographes de l'époque devrait prendre leur rôle très à coeur ! Des yeux, je recherche le Refuge d'Eel. Il ne me faut pas très longtemps pour le trouver, reconnaissable grâce à ses falaises abruptes. C'est à couper le souffle ! Notre QG est si petit à coté du reste de la carte. Moi qui croyais que le Royaume d'Eel était une île...
-C'est immense ! souriai-je, devant tant de grandeur.
-Ce n'est qu'une partie d'Eldarya. Notre monde est bien plus vaste ! s'amuse Nevra devant ma réaction de petite fille époustoufflée.
Notre QG est sur la pointe Nord-Est d'un immense continent. La forêt au delà de nos plaines se transforme vite en une énorme forêt profonde qui semble s'étendre au loin vers l'Ouest et encore plus au Sud-Est. Une chaine de montagnes coupe ce paysage depuis la côte Est jusqu'au milieu de la forêt. Cette zone montagneuse ne m'a pas l'air très habitée. Une vaste plaine sépare l'épaisse forêt de monts enneigés qui se propagent en dehors de la carte, vers l'extrême Ouest. Au Sud, les terres sont fissurées et craquelées en plusieurs parcelles. Je pense reconnaitre là une banquise qui se détache du continent en centaine d'icebergs.
Dans les océans, j'arrive à reconnaitre l'île des Kappa au Nord. Elle est d'ailleurs plutôt vaste pour une île ! Les eaux à l'Est du Royaume d'Eel me paraissent hostiles. Des tourbillons sont dessinés de-ci, de-là et un monstre marin est représenté à la surface, un peu façon Nessi du LochNess. Une extravagance des cartographes, certainement. J'imagine qu'ici comme dans mon monde, les hommes aiment inventer des histoires pour se faire peur, ou pour effrayer les enfants afin de les empêcher de s'aventurer là où rôde le danger.
-Tu vois ce village, ici ? me questionne Nevra en pointant du doigt une petite zone sur la côte Nord, là où la forêt n'est pas encore trop épaisse.
J'approuve d'un hochement de tête, attendant de voir où il veut en venir. Il continue de faire glisser son index sur le vieux papier et me montre un autre signe de civilisation un peu plus profondément dans la forêt à l'Ouest du premier village. Puis il oriente mon regard vers les plages à l'Est, et enfin vers les abords de la chaine de petites montagnes.
-Ces quatre villages que tu vois, là, ont été attaqués par des hordes de créatures qu'on ne voit que très rarement en dehors de leurs tanières.
-Oui, Ezarel m'en a parlé pendant l'attaque du Refuge.
Je crois que Nevra a décelé cette amertume dans ma voix, mais il ne relève pas.
-Les Patrouilleurs des Ombres que j'avais envoyé en reconnaissance sont revenus avec des informations. Davantage que celle que j'ai communiqué lors de la réunion avec Leiftan, ajoute-t-il quand il me voit ouvrir la bouche.
-Davantage ? C'est à dire ? Leiftan est au courant ?
-C'est lui qui m'a demandé de ne pas en parler. Il ne voulait pas déclencher un vent de panique au sein de la Garde. Seuls les Chefs sont au courant.
Je le regarde, les yeux ronds comme des billes. Il dispose donc d'une information assez balaise pour ébranler la Garde d'Eel, elle-même. Je ne suis plus sûre de vouloir savoir de quoi il retourne, finalement.
-C'est pour ça que Chrome et moi sommes partis discrètement. Officiellement, ce n'est qu'une mission de surveillance, en soutient pour les Obsidiens.
Bon sang, est-ce qu'il va cracher le morceau ?!
-Et en réalité... poursuivis-je, pour lui.
-Et en réalité, on s'est rendu compte en examinant les données rapportées, que les attaques n'ont pas été provoquées au hasard.
-Que veux-tu dire ? m'enquis-je.
-Comme tu t'en doutes, les vagues de créatures provenaient toutes de la forêt profonde.
J'approuve d'un hochement de tête devant cette évidence.
-Sauf qu'elles ne sont pas venues de n'importe où pour autant. Selon les dires des habitants des différents villages, les hordes ennemies seraient toutes arrivées depuis une même direction. Celle-ci, m'indique-t-il en faisant glisser son doigt sur la carte.
Le feu qui crépite face à moi éclaire le parchemin par en dessous, d'une douce lumière jaune. Chaque topographie de la carte ressort presque en relief. Ainsi je m'imagine parfaitemet les différents paysages qui composent notre Royaume d'Eel.
Si je suis bien les tracés imaginaires de Nevra, les chemins des armées convergent en plein coeur de la forêt profonde, sur un large zone. Il est sérieux, là ? C'est ça, la fameuse information capitale ?
-Et donc, la mission, c'est de ratisser la forêt profonde à la rechercher de leurs... nids ? questionnai-je en haussant les sourcils aussi haut que pouvait plafonner mon incrédulité.
-Certainement pas, ce serait une pure perte de temps.
Ah ça, je ne te le fais pas dire ! Voyant que je tiens à connaitre plus de détails, Nevra se lance dans ses explications.
-Nous avons également considéré les moments précis auxquels les attaques ont eu lieu et...
-Elles étaient synchronisées ? devinai-je, heureuse de ma perspicacité.
-Non, pas du tout, justement.
...
Je me sens seule au monde, tout d'un coup.
-Alors en quoi l'heure des assauts nous intéresse ? renchéris-je, vexée.
-Nous avons constaté que chaque village a été victime d'une espèce de faery particulière et différente à chaque fois, m'explique Nevra, comme si l'évidence devait me sauter aux yeux.
Sauf que là, c'est ma méconnaissance à propos de ce monde et de ses peuplades qui me revient en pleine figure. Je ne vois absolument pas ce que je suis sensée déduire de cette information. Mon visage doit se décomposer puisque mon Chef développe son argumentaire sans dénoncer mon ignorence. S'il est pas meugnon !
-Chaque race de faery ne se déplace pas de la même manière...
-Hum hum, approuvai-je.
-Et donc, leur vitesse de charge fluctue de l'une à l'autre.
-Hum hum, répétai-je pour cacher le fait que je ne voyais toujours aucun rapport.
-Et donc...
Oh non. J'ai l'impression de me revoir sur les bancs de l'école. Moi qui pensais m'en être débarrassée de façon définitive. Ce cher Nevra m'invite à terminer sa phrase pour lui prouver que je ne suis pas une triple buse.
J'en suis une quintuple, oui !
Reprenons ce qu'on a : des faeries toutes différentes les unes des autres sont parties en escadron avec leurs congénères depuis le coeur de la forêt profonde pour attaquer des villages. Okey.
Chaque escadron de faeries a donc une vitesse de charge différente des autres bataillons et les villages ont subit les attaques à des horaires décalés. Okey.
Je vois toujours pas de rapp... Oh punaise, si !
-Eureka ! m'exclamai-je.
Je sens l'ampoule du savoir s'illuminer soudainement au sommet de mon crâne. C'est plutôt saillant, non ?
Je reprends donc :
-Chaque escadron de faeries a une vitesse de déplacement différente des autres et c'est pour CA précisément que les villages n'ont pas été prit d'assaut tous en même temps, m'excitai-je.
Nevra sourit de toutes ses dents. Si j'avais sû qu'avoir un éclair de génie l'aurait sorti de ses bouderies, j'aurais abordé le sujet depuis belle lurette !
-Et qu'est-ce que tu peux en conclure, alors ?
-Eh ben ! C'est évident une fois qu'on prend le problème dans ce sens-là. S'ils ne sont pas arrivés à destination en même temps, il y a de fortes chances que les ennemis soient partis au même moment.
Puis je me gratte la tête, j'ai un doute sur ce que je viens de dire. J'ai l'impression d'être un détective de l'étrange dans un film à petit budget.
-Mais comment en être sûr ? réfléchi-je. Ce ne sont que des suppositions, on peut pas vérifier nos dires.
-Tu oublis qu'on a quelques érudits au QG, sourit-il. Kero a vite trouvé les caractéristiques motrices des races de faeries qui se sont montrées belliqueuses. Valkyon a pu définir leurs allures de marche en fonction du type de terrain à franchir et Ezarel a mesuré et déterminé où se situait précisément l'origine de leur assaut en fonction de leur vitesse et de la distance à parcourir.
-On peut dire que vous êtes complémentaires ! fis-je, épatée.
-Ne te réjouis pas trop vite. Les hypothèses du lieu de départ ne peuvent pas être fiable à cent pour cent. Il y a toujours une marge d'erreur. Surtout que c'est Ezarel qui s'en est chargé...
-T'es quand même pas chié ! le réprimendai-je d'un coup de poing dans l'épaule. Et toi, qu'est-ce que tu as fait dans tout ça ?
Nevra me rend ma pichenette en exagérant ma force de molusque.
-Moi ? Je suis parti galoper en pleine forêt pour confirmer les conclusions des autres. Je fais le boulot le plus ingrat. Tu pourrais quand même me féliciter. Je te rappelle que tu es dans ma Garde, tu dois me vénérer !
Il déconne !
-Te vénérer ?! ricannai-je. Tu te prends pour un saint, ma parole ?
Aussitôt, Nevra prend un air suffisant et commence à parader sous mon nez.
-Un saint, non, bien sûr que non. Mais mes petites Ombreuses ne vivent que pour moi, ne rêvent que de moi. Toutes ne désirent que me plaire pour que les remarque. Elles me vénèrent et toi aussi, je le sais.
J'ai beaucoup de mal à retenir mon rire. Je serre mes lèvres pour l'étouffer dans l'oeuf.
-Je le sais ! me confirme-t-il avec des yeux gourmands.
Là c'est trop. J'éclate de rire avant d'avoir pu dire ou faire quoi que ce soit d'autre.
-Tu en as encore des bien bonnes comme ça, à me sortir ? Pouffai-je.
-Tu peux dire le contraire si ça te rassure, mais ta température ne ment pas.
Mon euphorie s'envole soudain. Hein ? Ma température ?
-Pardon ? me méfiai-je, plus sérieuse tout d'un coup.
-Tu bouillonnes de l'intérieur dès que nous sommes un peu trop proches, toi et moi.
Oh merde, alors ! Il m'a grillé depuis le début ? Mon souffle est resté bloqué dans ma gorge. Je n'ose plus rien dire de peur d'aggraver ma situation. Ne sors pas une bourde plus grosse que toi, Waïtikka.
-Meuuh, c'pas vrai, d'abord, beuglai-je en prenant malgré moi le ton des gamines sur qui on pointe le doigt en chantant "ouuh la menteuse, elle est amoureuse !".
Alors que c'est pas le cas, hein ! Promis, c'est vrai ! Faut pas déconner, non plus !
Avant que je n'ai pu esquiver, mon chef se rapproche de moi d'un bond délicat et nous voilà tout collé l'un à l'autre, cuisse contre cuisse. J'ai beau essayer de ne pas réagir, de penser à autre chose. Quelque chose qu'il me révulse tant qu'on y est. Mais j'entends au sourire satisfait de Nevra que j'ai foiré mon coup. J'ai chaud. Mes oreilles et mes joues me brûlent. Je dois avoir l'air d'un poivron trop mûr avec mon visage écarlate et mes cheveux roux. Poil de Carotte, youpie !
Je ne sais pas pourquoi je réagis comme ça. Il m'agace à avoir raison !! Je n'ai pas de sentiments pour lui. Enfin... je ne penses pas. C'est juste que physiquement, il est électrisant ! Il est carrément le type de mec sur lesquels je me retourne discrètement dans la rue en mode "Ohh matte comme il est canon, celui-là !".
Et comme je suis plus du genre la bonne copine que la petite chérie parfaite... Bah voila, je suis pas très à l'aise quant aux réactions à adopter quand un garçon s'intéresse -de près ou de loin- à moi. Forcément, il a fallu que je tombe sur un vampire dans un pays imaginaire, qui est capable de ressentir les battements frénétiques de mon coeur et la température de mon corps qui grimpe en flèche...
Oh my God ! Voila que je perds la tête. Je viens d'avoir une vision folle d'un potentiel avenir très très proche qui commencerait par moi disant à Nevra "Oh oui, fais moi rouler dans l'herbe, grand fouuu !". Je m'efforce de respirer profondément. Je suis pas une fille facile, non plus ! Jamais s'il n'y a pas de profonds sentiments, ma fille. Ma mère m'a bien élevé. A moi de ne pas zapper vingt ans d'éducation sur une impulsion perverse.
Soudain, le contact s'interrompt. Je tourne brusquement la tête vers Nevra pour me rendre compte qu'il a prit ses distances de lui-même. Son sourire satisfait a disparu. Oh il sourit toujours, il ne perdrait pas la face si facilement, mais c'est un sourire sans joie qu'il affiche.
-Rassures-toi, je provoque ce genre de réaction sur la plupart des filles que je côtoie, me confie-t-il avec humilité.
Pourtant c'est le genre de réplique que les mecs nous sortent avec toute la fierté du monde. Surtout Nevra. Je ne comprends pas pourquoi il ne s'en vante pas.
-N'oublie pas ce que je suis, finit-il.
Il pense que l'effet qu'il me fait est seulement du à son charme vampirique ? Je ne saurais pas le dire, en réalité. J'avoue ne pas savoir moi-même ce que je ressens. Je ne sais pas si je perds les pédales ou si je suis victime de sa nature. Quoiqu'il en soit, j'ai l'impression que cette dernière optique là le blesse. Une fille est-elle capable de l'aimer en totale abstraction de son charme vampirique . Je veux dire, de l'aimer pour qui il est et non pas à cause de ce qu'il est ? Je m'en veux d'avoir réagi comme je l'ai fait. J'ai du le blesser, mais je ne pouvais ni lui céder, ni résister davantage sans qu'il interprête mal mon comportement.
-Nevra ? le hélai-je en remuant la carte au niveau de mon visage.
Autant se reconcentrer sur un sujet sérieux.
-Tu ne m'as toujours pas dis le fin mot de cette histoire.
-Ah, oui, c'est vrai ! reprend-il, me remerciant du regard d'un tel changement de conversation.
Il tend le bras et effleure la carte de son index.
-D'après les estimations d'Ezarel, la source de ces attaques devraient se trouver quelque part aux abords de la Dent d'Onyx, me confirme-t-il en tapotant une grosse montagne noire au milieu de la forêt. Ce mont vient ponctuer la fin de la chaine des Epines d'Obsidienne.Celle qui tranche la forêt en deux depuis la côte Est.
-Okey, réfléchi-je. On a rien de plus précis ?
-Plains-toi à Ezarel, c'est lui qui m'a donné la zone à fouiller.
-Non, je veux dire, qu'est-ce qu'on cherche ? Une base secrète ? Une Reine Alien qui pond des Boggarts à tour de bras ?
-Une Reine Alien ? Je ne sais pas ce que c'est mais ça ne risque pas de pondre des Boggarts...
-Laisse tomber, sourai-je pour moi-même. Qu'est-ce qu'on cherche ?
Nevra hausse les épaules en réfléchissant. Ma parole, il ne sait pas lui-même ce qu'on doit trouver ?
-Une quelconque anomalie, cherche-t-il. Quelque chose qui pourrait provoquer cette folie chez ces Faeries. Quoi que ce soit, c'est à cet endroit que ça les a frappé et qu'ils se sont mit en tête de nous attaquer. Je ne sais pas ce qu'on va trouver là bas, Waïtikka, mais ce ne sera pas un très joli à mon avis.
-Donc si je récapitule, et si je comprends bien, on s'en va avec notre courage et notre couteau...
-Non, ce sont les Obsidiens qui font ça...
-Avec notre courage et notre couteau, insistai-je, en plein coeur d'une forêt peuplée par des bestioles toutes plus dangereuses les unes que les autres, à la recherche d'un truc inconnu et bien maléfique qui a réussi à leur faire péter un plomb tellement ça suinte de perversion ? C'est ça ?
Nevra me fixe un instant avant de répondre tout simplement :
-Ouais, c'est ça.
-Génial ! Je vais mourir, abdiquai-je. Pourquoi il a fallu que je renifle ces champignons, hein ? J'suis en plein délire ?
Mon Chef me sourit, amusé par ma réaction. Je me marre pas, moi, au cas où ça lui aurait échappé. Tout ça commence franchement à me taper sur les nerfs. Il va falloir que ça se calme à un moment donné, parce que celui qui aura le malheur de verser la goutte d'eau qui fera déborder le vase va m'entendre.
Ma tension redescend d'un cran quand je sens la main fraiche du vampire se poser sur mon bras nu.
-Je te protégerai, m'affirme-t-il sans une once d'hésitation.
Je ne peux résister à lui rendre son sourire. Je suis mortifiée de voir dans quoi je me suis embarquée. Mais d'un autre coté, je suis contente que ce soit Nevra qui m'accompagne dans cette galère.
-Repose-toi. Demain on part dès l'aube. Si on marche d'un bon pas, on devrait arriver sur le lieu indiqué après demain matin.
Je ne me fais pas prier et m'endors du sommeil du juste, trop heureuse de mettre toutes ces informations de coté pour quelques heures. J'aurais cru que mon cerveau aurait refusé de s'éteindre, et aurait préféré cogiter toute la nuit sur mon avenir proche, mais il n'en est rien. Je me suis à peine allongée dans mon lit improvisé que Morphée m'a accueilli dans ses bras moelleux. Oh je l'aime Morphée. Un remède pour bien des maux. Dommage que ça ne dure pas.
Le voyage du lendemain est épuisant. Nous ne faisons qu'une toute petite pause en milieu de journée pour que je puisse me restaurer. La forêt se faisant très dense, notre rythme de marche s'en voit ralenti. Nevra n'arrête pas de râler sur les ronces qui s'agrippent à ma jupe et peste sur les goûts des filles pour avoir des vêtements peu pratiques. J'avoue être d'accord avec lui sur ce point là. Il n'empêche que quand la nuit commence à tomber, je sens une pointe de soulagement naître en moi. Mes pieds souffrent le martyre et j'envisage déjà un repos bien mérité.
Sauf que Nevra tient à ce qu'on continue. Il ne veut pas s'arrêter alors que nous sommes si proches du point d'impact de cette chose qui a provoqué les assauts sur nos villages. Après l'avoir supplié plusieurs fois, mon chef accepte enfin de me laisser dormir quelques heures. Je ne sais pas comment il fait pour garder autant d'énergie après une journée aussi érintante.
J'ai l'impression de ne m'être endormie que depuis quelques minutes, que Nevra me secoue doucement l'épaule. Lorsque j'émerge de la brume qui enveloppe mon esprit, il fait encore nuit. Mais j'entends un faible gazouilli dans le lointain. Le soleil se lève par delà la forêt. C'est un nouveau jour qui commence, avec le calvaire qui s'y accorde. J'avoue mettre très peu de bonne volonté dans mon périple dans les sous-bois, parmi les fougères, les ronces et les racines qui me font trébucher.
Nevra m'encourage, il essaye de me rebooster. Et ça fonctionne. Pendant un certain temps. Je n'ai pas envie de lui faire perdre son temps. C'est déjà de ma faute si sa mission se voit quelque peu compromise, alors je préfère faire en sorte que ma présence ne le dérange pas. C'est juste que là... bah j'en ai marre, voila ! J'ai envie de poser mon splendide arrière-train sur une souche et ne plus en bouger jusqu'à ce que mes pieds ne me fassent plus mal.
Après une longue pause pour déjeuner, Nevra m'oblige à le suivre. J'ai beau ronchonner, il n'a que faire de ma condition de femme fragile. Pour une fois que ça m'arrangait de faire ma mijaurée. Le soleil est bien haut au dessus de nos têtes, quand on entends des éclats non loin de nous. Aussitôt, nous ralentissons le pas, mais nous approchons tout de même du brouhaha.
-Tu crois qu'on a déjà trouvé la Reine Alien ? lui murmurai-je.
Il me répond d'un rictus qui en dit long sur mes références cinématographiques. Bah quoi ? c'est bien, Alien ! En même temps, monsieur vit dans un univers de Fantasy... Je peux comprendre qu'il capte rien à la Science-fiction. Tss tss.
Alors que je le suis en faisant le moins de raffut possible, Nevra m'appose le bras en travers du buste. Je m'apprête à m'outrer de ses attouchements, quand il me plaque sa seconde main, libre, sur la bouche. Ah okey, pardon. Je viens de saisir. On est aux abords de la source de tous nos problèmes et comme j'étais trop occupée à me battre avec des fougères, j'ai pas fait gaffe. Au temps pour moi !
Nevra me lâche délicatement pour s'assurer que je ne me mette pas à hurler tout à coup et s'approche discrètement des branches touffues. La lumière perce violemment entre les feuillages. Je rejoins Nevra, sur la pointe des pieds, et regarde par dessus son épaule, pour observer à travers le judas qu'il s'est fait entre quelques feuilles.
-What the fu... lachai-je entre mes dents.
Là, en face de nous -que dis, en contre-bas- il n'est pas question d'une Reine Alien qui pond des oeufs de Boggarts. Si seulement, ça aurait été tellement plus simple.
Derrière le mur de branches et de feuilles qui nous dissimule, la forêt a été rasée et creusée sur plusieurs centaines de mètres de diamètre et au moins quelques dizaines de profondeur.
Une carrière a été installée là. Gigantesque, monstrueuse et franchement flippante. J'ai l'impression de me voir non pas dans un film de Ridley Scott, mais plutôt dans une saga bien connue de Peter Jackson. Tout de suite, l'idée d'un Sauron maléfique levant une armée contre le Royaume d'Eel me traverse la tête. J'avale ma salive avec difficulté. C'est vraiment la merde, les champignons !
Chapitre 13: Le Voile de la Réalité
Nous restons là, accroupit dans les feuillages pendant un certain temps, abasourdit par ce qui se présente à nous. En plein milieu de la Forêt Profonde, là où la visibilité ne devrait pas excéder une quinzaine de mètres, s'étend un vaste cratère de terre et de roches mises à nues.
La forêt a été creusée sur plusieurs niveaux, probablement pour extraire les richesses du sol étape par étape. Des chemins inclinés parcourent les parois pour desservir les différents étages. Des structures de bois ont été installées sur les parties les plus abruptes de la falaise artificielle. Certaines sont dotées de poulies ou de palans pour faciliter le transport des ressources ou le déblaiement des gravats. Je remarque également de petites cavités parsemées le long des chemins. Des galeries qui semblent s'enfoncer profondément sous la surface. Que peut-il donc se passer, ici ?
Dans la carrière, de nombreuses créatures s'affairent un peu partout. Il y a un monde fou, là dedans ! Des sentiers ont clairement été dessinés pour relier les différentes zones entre elles. Des flambeaux immenses et des tours de guets sont positionnés à des endroits stratégiques. Croisements de chemin, abords de la falaise ou à l'approche des cavités. Je ne suis pas assez près et ma vue n'est pas suffisamment perçante pour discerner les traits des ouvriers. Ils ont l'air assez petits, maigrichons, leur peau terne et verdâtre m'indique qu'ils ne sont pas humains. Aucun doute là dessus. De longues oreilles partent en pointes avant de retomber un peu sous leur propre poids. Je ne leur vois pas de chevelure, et leurs grognements ne me mettent vraiment pas en confiance.
Je sais que c'est idiot à dire, mais même s'ils n'ont pas l'air extrêmement menaçant comme ça -nettement moins que les boggarts, j'entends- je n'irais pas leur taper la causette pour autant !
-Qu'est-ce que c'est ? interrogeai-je mon chef de Garde.
-Des Koblins. Ces sales peaux vertes sont une infection ! Si tu as le malheur de taper dans le nid en pensant en exterminer une dizaine, tu en as des centaines qui te tombent sur le dos, m'explique-t-il, non sans une pointe de dégoût.
J'acquiesce en reportant mon attention sur le chantier en contrebas. Des Koblins, hein ? Des petites bêtes vicieuses qu'il vaut donc mieux éviter.
De notre cachette, nous avons une vue imprenable sur toutes les activités des ouvriers. Certains, munies de pioches, attaquent la roche pour en sortir des éclats colorés. D'autres poussent des chariots remplis de leur précieuse cargaison et les dirigent vers les galeries. Certains encore acheminent des troncs d'arbres fraîchement arrachés de notre forêt vers une zone de transformation quelconque.
Ce site de déboisement est on ne peut plus étrange. Des koblins extraient des ressources, soit. Mais dans quel but ? De plus l'exploitation est de taille ! Je m'inquiète de l'envergure des évènements...
-Que devons-nous faire ? me renseignais-je.
La réponse ne se fait pas de suite. Aussi, lorsque je lève les yeux vers mon chef, je remarque son expression tendue. Les sourcils froncés, les lèvres pincées, Nevra n'est pas face à une situation qu'on pourrait qualifier de "banale". J'en déduis qu'il n'aura pas forcément d'ordre précis à me donner. Aussi, il se redresse légèrement entre les feuillages, pose ses affaires en surveillant les alentours et s'installe confortablement. Quand il est à son aise, il perce un nouveau petit trou entre les feuilles et reprend son observation silencieuse.
-Ce qu'on fait ? me dit-il d'une voix calme, sans détourner son regard de l'étrange cratère. On attend qu'il se passe quelque chose. On doit comprendre ce qu'ils fabriquent, ici.
Je reste un instant, hébétée. Il veut dire qu'on va poireauter, là, comme des clodos, que ces bestioles se décident à crier haut et fort les détails de leur plan ? Nevra se fait de marbre, j'ai l'impression d'avoir une statue à coté de moi. Il est vraiment capable de rester des heures sans bouger ? Sans rien faire d'autre que d'épier une cible ? Je lui tire mon chapeau, ce n'est clairement pas dans mes cordes. Il va falloir que je me lève plusieurs fois pour me dégourdir les jambes ou aller libérer ma vessie. Okey, je vous épargne les détails sordides, mais vous voyez le principe. J'vais être chiante, une fois de plus.
Poussant un long soupir, je prends place à coté du vampire en prenant soin de bien lisser ma jupe de façon à ce qu'aucune végétation ne vienne me piquer les cuisses. Je m'apprête à créer un petit judas dans le mur de feuilles moi aussi, quand je me rends compte que je n'en ai pas besoin ! C'est vrai, après tout, je ne vois pas qu'à travers mes yeux.
[Musique ICI]
Je ferme les paupières et fais le vide dans mon esprit. J'inspire profondément et expire tout doucement entre mes lèvres. Je me concentre pour ressentir la vie autour de moi, comme Nevra me l'a enseigné. J'écoute ce qui m'entoure. Du bruissement du vent, aux pépiements infimes des oiseaux dans les arbres. J'écoute son cœur qui bat et sa respiration régulière. Et j'entends les ondes de choc des pioches en métal sur la surface rocailleuse, là, en bas. Je concentre tous mes sens dans cette direction. J'ai l'impression de voir comme avec un sonar. Je ne discerne pas les détails, mais j'arrive à évaluer à quelque chose près les positions des peaux vertes. Je passe entre les individus chassant les sons qui ne m'intéressent pas. Je me dirige dans cette carrière comme si j'y étais. C'est impressionnant, je ne pensais pas que cette ouïe développée pouvait me permettre de faire ça. Il faudra que je pense à remercier Nevra pour ses précieux conseils.
Puis une idée me traverse l'esprit. Du centre de la carrière, je me dirige vers son périmètre. Un trou s'ouvre dans la paroi comme un puits sans fond. Je reste devant un instant, hésitant à m'engouffrer dedans. J'ai la terrible impression que ce pourrait être un aller sans retour. Je sais que je ne suis pas physiquement en bas, mais si mon esprit se perd, est-ce que j'arriverai à revenir à moi ?
Je m'avance imperceptiblement et sens la froideur d'un vent qui me percute de plein fouet. J'en frémi. Là dessous, gît quelque chose de malsain. Quelque chose de noir et d'infiniment mauvais. Mon cœur s'accélère. Ma respiration se bloque. Ce trou béant en face de moi m'attire tel un trou noir, mais je lutte pour ne pas me laisser aspirer. Je ne suis que spectatrice, ici ! En aucun cas, je ne veux devenir actrice et encore moins victime. De toutes mes forces, je m'accroche aux éléments qui m'entourent dans cette carrière. Je tente de m'extirper de cette emprise maléfique mais rien n'est assez concret pour m'ancrer dans la lumière. Je vais être aspirée et noyée dans ce tourbillon de ténèbres. Qu'est-ce qu'il m'a prit de tenter cette expérience. Je ne suis pas prête. Pas encore !
La noirceur commence à m'engloutir. Ma vue se brouille. Mon cœur se serre. Je me sens tomber dans les profondeurs de cette caverne. C'est alors que je me souviens. Mon repère. Mon Repère dans les Ténèbres. Je dois le harponner et ne jamais le lâcher. Jamais !
Je réuni mon courage, mes forces et concentre tout dans un ultime bond. Je cherche un élément, un seul. Les battements de son cœur. Faibles et réguliers. Sa respiration qui fait vibrer doucement son torse.
-Nevra...
Les ténèbres vacillent. Je les sens s'affaiblir sur la périphérie de mon regard.
-Nevra !
Comme lâchée après qu'un élastique trop tendu ait craqué, je suis propulsée dans la lumière. J'entends mon repère. Je le vois. Je m'agrippe à lui de tout mon être. Je traverse la carrière, catapultée par la force de ma volonté et passe à travers les feuillages pour percuter mon corps.
-Est-ce que ça va ? s'interroge mon chef.
J'ouvre brusquement les yeux, la respiration haletante. Il me regarde, étonné par cette panique qui, semble-t-il, était perceptible sur mon enveloppe charnelle.
-Oui. Je... balbutiai-je en retrouvant mon souffle. J'ai médité pour observer la zone, mais...
-Tu as été submergée ?
Je hoche la tête. A-t-il ressenti ma panique ? Mon étreinte sur lui pour revenir à moi ?
-Il te faut encore de la pratique avant de pouvoir te confronter à autant d'individus. Surtout que ceux-ci sont doués d'une intelligence supérieure.
-hum... une intelligence supérieure ? répétai-je, dubitative.
-Par rapport aux animaux que tu captes dans la forêt. Il est clair qu'à coté de nous, ces peaux vertes ont un QI de poisson lunaire, sourit-il d'un air arrogant.
Je ne peux m'empêcher de sourire. J'en ai vu, de ces fameux poissons lunaires. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils portent sur eux l'air le plus abruti qui soit, avec leurs yeux globuleux au strabisme exagéré et leur bouche entrouverte qui donne l'impression qu'ils ne comprennent rien à rien. Ces stupides poissons auront eu le mérite de m'éloigner de l'angoisse indicible que me provoque cette entrée de caverne. Je ne sais pas ce qu'il se cache là dessous et je ne veux certainement pas le savoir !
-Regarde, m'incite Nevra en donnant un coup de menton vers le site de déboisement.
Reportant mon attention dans la bonne direction, je m'aperçois qu'il y a un nouvel élément à considérer en bas. Un homme -je pense- se tient près d'un groupe de Koblins. Il les menace de son énorme massue et scande des ordres. Je l'entends beugler d'ici et même si je ne discerne pas les mots qu'il prononce, je comprends bien à son ton que les koblins ont plutôt intérêt à obéir.
Ce type est vraiment très baraqué. Instinctivement, j'essaye de le comparer à la personne qui se rapproche le plus de son acabit. Même Valkyon aurait l'air d'un enfant à coté de lui. Jamon, il compte pas, c'est pas vraiment un humain. Enfin... je me comprends. L'homme en bas est un véritable colosse. Haut d'au moins deux mètres cinquante. Les bras épais comme ma taille et des jambes à casser un tronc en deux d'un simple coup de pieds. Malgré la distance, je peux remarquer sa musculature impressionnante sur sa peau tanée par le soleil. Il ne porte que très peu de vêtements, ce qui facilite mon observation. Un pagne lui tombe sur les hanches et laisse paraitre un peu de ses cuisses musclées avant que celles-ci ne disparaissent dans d'épaisses bottes fourrées et agrémentées de piques et clous en tout genre. Son torse et ses bras son nus. Sa peau est tout de même barrée par de solides lanières de cuir qui retiennent une sorte de capeline. C'est immonde. Ce type a posé sur ses épaules une peau de bête. La tête du pauvre animal vient servir de couvre-chef au barbare qui porte ce cadavre comme s'il s'agissait du plus banal habit en lin.
-C'est quoi ce mec ? grognai-je sans dissimuler mon écœurement.
-Un Berserk, siffle mon chef.
Ouvrant de grands yeux ronds, je le dévisage. Il a bien dit ce qu'il vient de dire, là ?
-Ce sont des hommes-fauves doués d'une force inimaginable. De pures machines de guerre.
-Genre de ceux qui entrent en transe et dévastent tout sur leur passage ?
Nevra m'observe, étonné. Puis un sourire étire sa commissure des lèvres.
-Je vois que tu ne faisais pas semblant de lire à la bibliothèque.
-Evidemment ! Pour qui me prends-tu ?! fis-je semblant de m'outrer. Ils sont aussi terrifiants qu'on le dit ?
-Hum... ouais, me répond-il en reportant son attention sur l'homme-bête. Celui-ci est un Berserk pure souche, un Guerrier-Ours. C'est la tribu dominante de leur espèce. Les plus forts, les plus dangereux... les plus meurtriers aussi.
-Il existe plusieurs tribus ? Je n'ai rien lu à ce propos, réfléchis-je pour moi-même.
-Il y en a trois principales. Les Berserkers, que tu viens de rencontrer. Il y a aussi les Kingars, les Guerriers-Sangliers ; pas très futés, ils foncent dans le tas avant de réfléchir. Mais ils font d'excellents briseurs de rangs lors des batailles. De vrais monstres...
-Et la troisième tribu ? m'enquis-je.
Nevra frémit et marque une hésitation avant de continuer :
-Les Ulfarks. Des Guerrier-Loups. Ils sont discrets, furtifs, traquent leurs proies sur des kilomètres avant de fondre sur elles sans leur laisser la moindre chance. Ils ne laissent jamais de survivants. Jamais...
Ses paroles m'horrifient. Je n'aurais jamais pensé de telles créatures possible. Et il y en a un juste là, devant nous, à quoi ? Trente ou quarante mètres, tout au plus ?
-Ce sont des hommes, ou des bêtes ? tremblai-je.
Mon vampire de chef inspire pour me répondre mais se ravise au dernier moment. Quand il ouvre à nouveau la bouche, je dois tendre l'oreille pour comprendre ses mots :
-J'en sais rien. Ils ressemblent à des hommes, mais ils sont plus sauvages que les animaux qu'ils portent sur le dos. Je ne sais pas ce qu'ils sont... et je m'en fiche.
Son regard s'embrase et sa haine est palpable. Je discerne les mouvements sous ses joues, trahissant sa frustration. J'en mettrais ma main au feu qu'il a déjà eu affaire à ces choses. Et visiblement, ce n'était pas pour boire le thé. Ca me démange de lui en demander plus. Je veux savoir ce qu'ils sont, d'où ils viennent, pourquoi ils ont prit la tête d'une carrière et dirigent d'une main de fer une bande d'ouvriers Koblins. Que cherchent-ils à exploiter ici ? Ce sont des Guerriers, pas des artisans. Pourquoi s'intéresser aux pierreries. Je ne comprends plus rien. Plus je reçois de nouvelles informations, plus les questions se soulèvent. Chaque nouvel élément que je pense révélateur sur ce monde qui m'entoure suffit à lui même à me perdre davantage dans ce flot inconnu qu'est Eldarya.
Je veux rentrer chez moi, où mes seules peurs véritables se cantonnent à passer mon permis voiture, réussir mes partiels et aborder ce mec canon qui me sert mon cappucino sur le campus... Il faut croire qu'on a pas toujours ce qu'on veut dans la vie. Nos bébés auraient été magnifiques à ce serveur et moi. Tanpis.
Le Berserk poursuit son discours tyranique, en ponctuant ses fins de phrases par des coups de fouets sur les koblins qu'il juge sûrement trop feignants. Les couinements des misérables bestioles me vrillent les tympans. J'en ai marre d'observer cette scène. Oh, loin de moi l'idée d'aller jouer la carte du Syndicat défenseur des petites bêtes viles et maltraitées. J'avoue n'en avoir rien à faire de ces trucs. Je suis sûre qu'elles méritent bien ce qui leur arrive ; et peut-être même que si elles en avaient l'occasion, elles me feraient subir le même sort. N'empêche que leur cris suraigus me sortent par les oreilles. Littéralement. J'ai l'impression que mon cerveau va finir par imploser tellement cette pression devient insupportable. Je suis pas faite pour ce genre de vie, moi. Je suis pas faite pour crapahuter dans la forêt et rester à l'affût pendant des heures interminables qu'il se passe un truc effrayant.
C'était excitant au début, je vais pas me mentir. Toute cette filature dans les plaines et la forêt, mais là, c'est bon, je ne joue plus. Alors qu'en bas, un deuxième type avec une peau d'ours sur le dos rejoint son comparse, je me relève, époussète ma jupe et me détourne de la carrière. Comme je m'y attendais, Nevra me retient.
-Que fais-tu ? me lance-t-il complètement surprit par mon comportement.
-J'en ai assez vu, je retourne au QG, articulai-je en prenant le ton le plus déterminé possible.
-Tu plaisantes, là ?! Pour leur dire quoi ? Qu'on a trouvé un site d'exploitation, mais qu'on ne sait absolument pas dans quel but il a été créé, parce que "Mademoiselle" voulait rentrer ?
Je cherche une réplique cinglante qui prouverai que, ouais, en effet, c'est la seule et dernière option qu'il nous reste, mais j'avoue ne rien trouver de plausible. Aussi, je referme ma bouche qui gesticulait malgré moi en attente d'ordres quelconques de mon cerveau. Stupide cerveau !
-Alors que fait-on ? On s'assoit et on les regarde casser des caillous toute la soirée ? ironisai-je.
-J'ai bien mieux à te proposer, sourit Nevra de toutes ses dents en se relevant.
Il plonge ses yeux dans les miens. J'y reconnais cette lueur de malice et d'excitation d'un enfant lorsqu'il s'apprête à faire une grosse bêtise. Venant de Nevra, ça ne plait vraiment pas. Mais qu'est-ce qu'il est craquant quand il se lèche les lèvres, comme ça ! Rahh ! C'est pas le moment. Ca devrait être interdit par la loi d'être attirant comme lui, quand on a un caratère aussi agaçant !
Mon chef remet son sac à dos en place et m'invite à en faire de même avec ma besace. Il glisse ses doigts entre les miens et m'entraine le long de la lisière de la carrière, toujours dissimulés par notre mur de végétation.
-Où on va ? Qu'est-ce qu'on fait ?
Tout en gardant le regard sur son chemin, il m'annonce triomphant :
-Regarde les Berserkers.
Me laissant guider par le pas certain de mon ami, je détourne le regard dans le cratère. Les deux Guerriers-Ours sont en mouvement. Le type qui est arrivé en dernier a l'air de faire un rapport au premier. Sûrement vient-il briefer son chef d'un évènement récent. Je n'entends pas ce qu'ils disent, mais le premier n'a pas l'air enchanté de ce qu'il apprend puisqu'il gratifie l'autre type de grand coup de pieds dans l'arrière-train pour le pousser vers la parois rocheuse. Quand je glisse mon regard dans la direction qu'ils empruntent, mon coeur rate un battement. Mes jambes faiblissent et je manque de perdre l'équilibre.
Nevra ne s'en rend pas compte et continue de me tirer dans son sillage, me forçant à reprendre contenance pour ne pas me vautrer en beauté. Comme s'il avait deviné mon effarement, il conclu :
-On va aller faire un tour dans les entrailles de la Forêt Profonde, Petite Douceur.
Non, tout sauf ça. Nevra ne se rend pas compte. Un Mal incommensurable gît la-dessous. Si nous y allons, je crains qu'il n'y ai plus de retour possible vers la lumière.
Nous ne ressortirons jamais de ces cavernes.
Chapitre 14: Ce qu'ils cachent sous Terre
Un bourdonnement m'assourdit. C'est comme si la nature et les éléments autour de moi me parviennent filtrés, atténués. Mon champs visuel est réduit, lui aussi. Le décor qui défile sous mes pieds se trouble. Tout se déroule au ralenti. Mes pensées se débattent violemment contre l'information qu'elles viennent de recevoir.
Tout mon être résiste et se révulse. Mes pieds cherchent à percuter la moindre racine ou pierre pour me stopper. Je dois mettre un terme à cette marche assurée qui n'est pas la mienne. Nevra détient ma volonté par cette étreinte sur mes doigts, il me force à le suivre là où aucun être sensé ne devrait se rendre.
Suite à un effort surhumain, je parviens à retrouver mes esprits. L'environnement reprend son aspect habituel. Les odeurs boisées me sortent de ma torpeur et je trouve la force de m'extirper du joug de mon chef. Il ne devait pas s'attendre à ce que je me rebelle de la sorte puisque mes doigts glissent sans difficulté entre les siens et je tombe à la renverse, surprise par mon propre élan.
Je m'écrase au sol avec fracas sans même avoir le temps de me rattraper à quelque chose.
-Bah, qu'est-ce que tu fais ? Tu veux nous faire repérer ? se retourne Nevra, surprit.
-C'est une option, ronchonnai-je en me massant les fesses.
Sans plus d'égard, Nevra m'aide à me relever en me faisant bien comprendre qu'on a pas que ça à faire. Quand il voit que je n'y met vraiment pas du mien, il glisse son bras sous le mien, comme nous avions l'habitude de faire entre copines lorsque nous nous baladions en ville. Tout d'abord suspicieuse, j'accepte son bras avec retenue, mais il pose sa seconde main sur la mienne pour m'inciter à repartir, je vois clair dans son jeu !
-Haha ! m'écriai-je. Tu essayes de noyer le poisson, là !
Nevra s'arrête, me lâche le bras et m'observe, blasé.
Mais comment je l'ai grillé, le pépère ! Je suis pas complètement débile, non plus, et jouer au "bon copain" pour me faire faire ce que je ne veux pas, ça marche pas avec moi !
-Écoutes, j'ai compris que la mission t'emballe pas des masses, mais je te rappelle que tu t'es tapé l'incruste, toute seule comme une grande, alors ne m'empêche pas de faire mon boulot, s'il te plait.
On aurait pu en rester là. Je me serais renfrognée, j'aurais boudé dans mon coin et Nevra aurait accomplie sa mission. Sauf que je n'en suis pas restée là. J'ai peut-être bien dit le mot de trop. Si on peut appeler ça un "mot".
-Humphr... reniflai-je, exaspérant de plus belle mon chef.
-Si on revient bredouille, Miiko va m'en tenir responsable et j'aurais beau lui expliquer que tu es seule fautive, la Garde de l'Ombre perdra de précieux points au classement.
Avant que je ne puisse me défendre, mon chef se rapproche de moi en pointant son index sous mon nez :
-Et tu sais comme je déteste qu'on perde des points bêtement...
Le classement... ouais, j'y pensais plus du tout à ce truc. Ce tableau ridicule qui orne un des murs du hall des portes, au QG. Il me semble si lointain. Il s'agit d'un classement entre les trois Gardes -l’Étincelante étant au dessus de ce genre de futilité. Chaque mission accomplie par les gardiens rapporte un certain nombre de points à la faction du gardien. Points calculés en fonction du temps de mission, de la difficulté et du résultat.
Une sorte de concours de "l'employé du mois". Ça me passe carrément au dessus de la tête. Manque de chance pour moi, je suis sous les ordres du type qui prend la compétition le plus à cœur de tout le Royaume d'Eel. Sauf que là, franchement, c'est pas vraiment le moment de mettre ça sur le tapis.
-Attends, commençai-je. Eel est en danger. Des Berserkers fomentent on ne sait quoi dans un cratère un tout petit peu louche, mimai-je en rapprochant mon index de mon pouce pour en réduire l'espacement, paumé au milieu de la forêt la plus hostile que je connaisse et toi, tu ne pense qu'à conserver la tête du classement ?!
-Bah ouais, avoue-t-il en haussant les épaules. Qu'est-ce qui serait plus important que ça ?
Alors que je bouillonne devant cette désinvolture et ce manque de considération pour son peuple, un grand sourire machiavélique déforme les traits de Nevra. Il ne me faut qu'une paire de secondes pour comprendre que je suis tombée dans son piège.
-Okey, admis-je en levant les mains, signe de capitulation. C'est moi la vilaine qui pense qu'à mon petit confort avant le bien-être de tout un peuple, c'est ça ?
Le sourire de mon chef se radouci :
-C'est toi qui le dit, pas moi.
-Mais tu le penses très fort, grognai-je en croisant les bras devant ma poitrine.
-Je suis bien contente que tu prennes notre mission à cœur ! s'exclame-t-il en reprenant la route.
-Hey, j'ai pas dit que...
Mais il n'écoute déjà plus et je n'ose pas lui exposer la véritable raison de ma réticence quant à poursuivre les investigations. Je crains qu'il ne pense que je cherche un prétexte pour dissimuler mon manque de courage ou d'altruisme ; ou pire encore, qu'il m'annonce que ça justifie davantage notre enquête.
Je serais bien tentée de l'attendre, sagement, ici. Ce n'est pas ma superbe discrétion qui lui sera d'une grande aide de toute façon... mais si mon ressenti à propos de ce qu'il y a là dessous est juste, alors je ne peux pas laisser Nevra y aller seul. J'essaye de me rassurer de cette façon tandis que nous cherchons un angle plus propice pour aborder le site de déboisement. Il s'agit tout de même de ne pas alerter tous les ouvriers dès qu'on sortira de la couverture des arbres.
Les Berserkers viennent de disparaitre sous la roche. Il ne faut pas tarder à suivre leurs pas sous peine de nous perdre dans un dédale de galeries inconnues. La luminosité de cette fin de journée est déclinante, délivrant dans le cratère des zones d'ombre bienvenues. Nous devons choisir notre point de sortie des bois judicieusement pour être le plus près du trou noir.
Les parois sont escarpées et à part en passant par les échafauds, je ne vois pas d'autre moyen d'atteindre notre destination sans encombre. Le problème, c'est que ces installations de bois bancales sont fortement gardées. On ne pourra jamais les traverser sans se faire voir. Nevra, sûrement. Mais moi, non.
Mon Chef ralenti le pas. Tel le prédateur qui a verrouillé son angle d'attaque, il s'immobilise presque, fléchi sur ses jambes et sort discrètement du feuillage. Hésitante, j'attends d'ouïr les cris d'alerte des koblins lorsqu'ils auront repéré l'intrus. Seuls les répercussions de leur travail zélé me parviennent aux oreilles. La présence soudaine de Nevra sur cette corniche ne les perturbe en rien. Rassurée, je passe mon bras, puis une jambe à travers le mur de verdure, et les doux rayons du soleil effleurent ma peau refroidie. Ca m'avait tant manqué. J'en oublie même un instant, l'endroit où je me trouve et pourquoi je m'y suis. La réalité est tellement plus froide que mes rêves.
Je rejoins Nevra au bord de la falaise et jette un coup d’œil en contre-bas. Mes entrailles me soulèvent le cœur. Je ne m'en rendais pas compte de notre point d'observation, mais c'est sacrément haut, en fait. D'autant plus qu'il n'y a aucune structure civilisée dans les parages. Nevra a délibérément choisi le flanc de carrière délaissé par les ouvriers et les guetteurs. Mais c'est également l'endroit le plus risqué à mon sens. Je ne suis pas une acrobate et même si l'alpinisme m'a toujours attiré -c'est vrai, c'est impressionnant quand même d'admirer ces personnes gravir des montagnes et se suspendre aux parois comme s'ils n'étaient qu'à quelques centimètres du sol- je doute fortement de mes compétences dans ce domaine...
Je n'ai pas le temps d'évaluer les risques que Nevra s'approche de moi.
-Ça ira plus vite si on saute, m'explique-t-il en posant le genou à terre devant moi, m'offrant son dos.
"De qu-oa ?!" me hurle une petite voix terrifiée dans ma tête. Je reste un instant pétrifiée devant sa proposition. Je ne suis pas sûre de bien avoir compris. Nevra a dû sentir mon recul puisqu'il gigote les doigts en me sifflant :
-C'est ça, ou je te balance pour te rattraper en bas ?
Oh punaise ! Je me vois déjà tomber d'une chute interminable jusqu'en bas de la falaise pour m'empaler sur un stalactite de roche -ben oui, avec ma chance, va bien falloir que je me prenne un caillou dans la tronche. Réprimant ma peur, je passe mes bras autour du cou de mon chef et viens me coller à lui. Alors qu'il se redresse, je pousse sur mes pieds pour m'agripper à sa taille. Il se tourne alors face à la forêt, dos au vide et recule. Je sens le vent frais de la soirée s'infiltrer sous mes vêtements. Je frissonne de peur et de froid. Si je regardais par dessus mon bras, je me verrais accrochée au dessus du vide, c'est sûr. Je ressers d'autant plus mon emprise sur le cou de Nevra.
-Ferme les yeux, me recommande-t-il.
J'avoue ne pas me faire prier. Je sers mes paupières aussi fort que ma mâchoire pour m'empêcher de crier lorsque je sens Nevra se jeter dans le vide. Nous sommes suspendus un instant au dessus du sol. Mes cheveux s'envolent et un vent doux vient me caresser la nuque. Mais ce moment de flottement ne dure pas. La chute est aussi vertigineuse que brutale. J'enfonce ma tête dans mes épaules et étouffe un couinement de frayeur. L'impact va faire mal.
-Tu m'étrangles, articule Nevra avec difficulté alors qu'il essaye de desserrer mes bras de sa gorge.
Inutile de dire que tout ce que je trouve à faire, c'est raffermir ma prise. Le nez profondément ancré entre ses omoplates, je secoues vivement la tête pour bien lui faire comprendre que je préfère encore avoir sa mort sur la conscience plutôt que de le lâcher.
-Ouvres les yeux ou je te mords, me menace-t-il.
Je rouvre brusquement mes paupières pour constater que nous sommes au niveau du sol. Déjà. En sécurité sur le planché des vaches. Ou des koblins, devrais-je dire. D'ailleurs les plus proches de nous ne sont qu'à une trentaine de mètres. Une chance qu'ils soient trop occupés à fracasser ces filons de minerais pour nous remarquer. Nevra recule dans l'ombre menaçante de la falaise et je me laisse glisser de son dos. Mes jambes flageolent déjà alors que nous ne nous sommes même pas encore aventurés dans les galeries souterraines.
Sans bruit et le stress à son paroxysme, je suis mon chef, discrètement vers l'endroit où les Berserkers ont disparu. Le soleil décline fortement. La nuit tombe vite et l'obscurité envahi la zone creusée. Aussi, nos silhouettes ne sont bientôt plus que des ombres parmi les ombres.
Les flambeaux dans la carrière se sont embrasés et éclairent des zones bien définies, laissant les endroits les plus reculés du site dans la pénombre. Je scrute les environs pour m'assurer qu'aucun des guetteurs koblins ne s'attarde vers nous, quand je percute violemment Nevra. M'intéressant à ce qui l'a arrêté aussi net, je lâche les ronds de lumière qui criblent le site d'exploitation des yeux.
Çay est. On y est.
Nevra se tient contre la parois de roche et se penche prudemment vers le trou béant. La voie doit être libre puisque mon chef s'y engage d'un bon pas.
Je suis pétrifiée à l'idée de le suivre. Je donnerai tout ce que j'ai pour ne pas avoir à m’engouffrer dans une mouise certaine. Je surveille une dernière fois mes arrières pour m'assurer que tout va bien, quand un courant d'air glacé provient de la galerie et me hérisse le poil. Je peux presque sentir cette aura nauséabonde qui émane des souterrains. J'ai l'impression que cette énergie putride me dévêtit et me ronge les os.
Mais Nevra est déjà parti. Je ne le vois même plus. N'écoutant que mon courage -faut bien tendre l’oreille, je vous le dis- je pénètre dans la gueule affamée qui me semble être le mal personnifié. Je m'engouffre volontairement dans la gorge d'un monstre qui, je le sais, n'aura aucun mal à me déglutir et me digérer aussi sec.
Il ne me faut que peu de temps pour rejoindre Nevra. Il n'est pas très loin. Le sol est inégal et je trébuche dans de nombreux nids de poule, alors que lui n'est absolument pas affecté par ce terrain accidenté. Le bon coté, c'est que la galerie a l'air assez large et haute de plafond, je ne me cogne ni la tête, ni les bras sur les murs. Je devine qu'elle a été créée de façon à laisser passer des "choses" volumineuses. Je ne tiens pas à imaginer le type de créatures maléfiques qui peuvent vivre dans les entrailles de la terre. Je suppose qu'avec ma veine légendaire, j'en rencontrerai un digne représentant sous peu...
Nevra farfouille quelque chose contre les murs humides du boyau de pierre. Je comprends de quoi il s'agit lorsqu'une vive flamme éclaire son visage et illumine notre chemin, m'offrant une vision bien plus précise de mon environnement. Les murs ont été creusé grossièrement, laissant par endroit des corniches saillantes auxquelles je vais soigneusement éviter de me frotter. On dirait presque que les pans de roche ont carrément été arrachés par une bête monstrueuse. Des bandes brunes attirent mon attention vers le sol. Notre chemin est barré à intervalle régulier. Des rails. Nous sommes donc dans des mines. Il y a de fortes chances pour que notre chemin se fasse de plus en plus étroit et exigu, alors.
-On risque pas de se faire repérer avec une torche ? m'étonnai-je.
-Pas plus qu'avec tout le raffut que tu ferais si tu te vautrais dans le noir...
-Hey ! Je sais me gameler tout en délicatesse, me défendis-je en le bousculant.
-Ouais, à d'autres ! Je commence à te connaitre et je peux t'assurer que la finesse n'est pas un de tes attributs, ricane Nevra.
J'ouvre des yeux ronds comme des soucoupes. Comment ose-t-il être pareil goujat ?! Amusé par ma réaction, il part dans un rire contenu pour ne pas alerter la populace locale.
Ensemble, nous arpentons ce couloir interminable pendant un long moment sans voir ni entendre quoique ce soit. Pourtant, nous ne pouvons pas être sur le mauvais chemin, puisqu'il n'y a eu aucune intersection depuis que nous sommes entrés dans la galerie. Par endroit, la mine s'élargit pour offrir une cavité sur le coté. Souvent, des tas de gravats y sont amoncelés, attendant d'être évacués. Je suppose que quelques koblins rampent, au loin, en train de gratter le sol et les murs de leurs doigts griffus.
Je prends tellement garde à ne pas me prendre les pieds dans les traverses de fer qui ornent notre chemin que je vois le virage serré qu'au moment où Nevra et moi l'abordons. Ce que nous voyons dans cette nouvelle partie de la galerie nous immobilise immédiatement.
Un koblin est là, tout mouvement suspendu suite à notre arrivée surprise. Les yeux de l'ennemi passent de Nevra à moi avant qu'il ne comprenne que nous n'avons rien à faire ici. Du coin de l’œil, je discerne un mouvement presque imperceptible. Mais au même moment, le petit monstre maigrichon pousse un hurlement strident. Il ne crit pas longtemps. Nevra lance le bras vers lui et le silence retombe soudain. Le koblin tombe, raide mort, une dague en travers de la gorge. Le chef de l'Ombre a réagi vite. Vraiment très vite.
Je suis encore sous le choc de ce qui vient de se produire que mon compagnon est déjà en train de ramasser le corps sans vie du petit ouvrier. Sans aucun remord, il le balance négligemment derrière les chariots d'une cavité, à quelques mètres de nous. Un des wagons est rempli d'une terre aussi sombre que la nuit. L'autre est vide et renversé sur le coté. Après s'être assuré qu'on ne pouvait pas voir le corps depuis le chemin, Nevra s'approche du chariot et plonge la main dans le terreau. Lorsqu'il la ressort, il écarte les doigts pour laisser glisser la terre en pluie fine. Un éclat attire mon attention. Cette matière n'est pas de la terre. Ca brille bien trop pour ça.
-De l'Onyx, répond Nevra à ma question silencieuse.
Le vampire a l'air de réfléchir. Je peux presque sentir ses neurones en pleine ébullition d'où je suis. Aussi, je ne l'interromps pas, attendant qu'il daigne me révéler sa découverte de lui-même. Moi, je croise les doigts pour que le cri du koblin n'ai pas attiré ses congénères. Je pense que Nevra l'a neutralisé à temps. Au pire, les autres penseront que leur copain s'est écrasé le doigt sous un coup de pioche... Nevra scrute les alentours, il s'approche d'une paroi et y appose la paume. Alors qu'il prend le pouls de la roche -c'est ce qu'il a l'air de faire, j'invente rien, hein- il lève les yeux vers le plafond.
-Ces mines conduisent tout droit sous la montagne, déclare-t-il.
-Celle de la carte ? L'énorme montagne noire ?
-La Dent d'Onyx, oui. Je ne sais pas ce qu'il y a la-dessous, mais ça doit être suffisamment puissant pour qu'autant de monde soit concentré en ce point précis.
Le regard grave, il me fait signe de reprendre la route. Nous marchons encore un certain temps dans ces tunnels sombres. L'air se raréfie. La température a rapidement perdu plusieurs degrés. Nous ne cessons de descendre plus profondément sous la montagne. J'ai l'impression que si nous continuons comme ça à perdre de l'altitude, on va finir par découvrir que ces bestioles exploitent le noyau de la planète... Oh bon sang ! Et si c'était ça ? Si ces Koblins étaient en train d'extraire l'énergie du noyau terrestre -eldarien- ça leur ferait une centrale nucléaire made in conte de fées ! Ce serait pour eux une révolution ! Et une catastrophe pour la Garde d'Eel !
Nevra écrase la torche sous son pieds et la recouvre de terre. Nous nous retrouvons plongés dans l'obscurité. Mais pas tout à fait dans le noir non plus. Au bout du couloir, il y a de la lumière. Une lueur dansante sur la parois m'indique qu'il y a du monde après la bifurcation qui nous attend. Nous nous approchons alors à pas feutrés jusqu'au virage. En tendant l'oreille, j'entends tout un brouhaha. Il y a de l'activité là bas. Beaucoup d'activité. Je perçois des outils qui s'entrechoquent, des lames qui scient du bois. J'entends le frottement caractéristique d'un chariot qui glisse sur des rails. Tout un tas de bruits indescriptibles et des voix qui scandent des ordres.
Imitant mon compagnon, je m’accroupis et progresse au ras du sol, pour éviter de me faire prendre. Alors que nous passons la tête au delà de la parois rocheuse, je ne peux retenir un juron ! Le site de déboisement n'était rien, comparé à ce qui se dévoile sous mes yeux.
Là, sous la montagne, une salle immense, aux dimensions démesurées et haute de plusieurs centaines de mètres. On pourrait presque y loger un village. Je suis sûre que le QG de la Garde pourrait tenir entre ces murs ! L'espace est occupé de façon impressionnante et fourmille de monde. Cette foutue montagne est en pleine ébullition. Des cheminements de rails parcourent la salle comme un manège à sensations, soutenus par des édifices de bois, tous plus bancales les uns que les autres. C'est du bricolage de haute voltige qui a été réalisé, ici.
A différents niveaux, des forges ont été installées. Des plateformes massives les supportent, certaines suspendues aux parois escarpées de la pièce, d'autres solidement campées sur les échafauds branlants. Des wagons y amènent les ressources extraites à la surface. Des koblins travaillent des métaux. Ils fabriquent des lames, des outils, des matériaux pour un objectif plus grand. Aussitôt terminés, les objets manufacturés sont amoncelés dans des chariots et transportés ailleurs. Sur la gauche de l'immense salle souterraine, les créatures travaillent le bois. Elles scient les rondins et en sortent finalement des planches, des madriers et autres formes biscornues. Rapidement, le bois est acheminé en bas des plateformes. Au sol, entre les pieds des différents échafauds et infrastructures, l'endroit est noir de peuple. Plusieurs ateliers sont disséminés. Des ateliers de montage. Ils reçoivent les matériaux et les assemblent pour former des objets encore plus grands !
Les Berserkers motivent les travailleurs à grands coups de fouet. Alors que mon cœur s'emballe à la vue de tant d'ennemis s'affairant là, en bas, Nevra attire mon attention sur une partie plus éloignée de l'immense galerie souterraine. L'étape finale de cette chaine de montage démesurée. Mon palpitant rate un battement lorsque je réalise ce que ces barbares fabriquent.
Là bas, derrière les forges et les ateliers des koblins, je discerne des machines. J'en connais les utilités. Il ne faut pas être spécialiste des époques médiévales pour connaitre de tels engins. Des catapultes sont ordonnées en deux rangées avec à leurs cotés, des wagonnets remplis de boulets de pierre. Des béliers grossièrement sculptés sont apposés aux murs. Il y en a une bonne dizaine. Les créatures sont en train de finaliser des balistes, prêtes à tirer d'énormes pieux sur toute opposition. A coté encore, des scorpions occupent plusieurs étages de plateformes de bois. Sortes d'arbalètes géantes suffisamment puissantes pour percer les plus solides murailles !
Mon cœur s'emballe, je dois mal voir. Comment tout ceci est-il possible ? Comment avons-nous pu être aveugle à ce point ? La Garde n'était donc au courant de rien ? Comment ?
-Ezarel avait raison, souffle Nevra d'une voix qui tente de retenir toute la détresse qu'il ressent.
Je le dévisage. Comment suis-je sensée rester forte si Nevra lui-même cède à la panique. Je la sens m'envahir. Cette peur violente qui nous assaille lorsque nous sommes face à l'inévitable. Lorsque nous nous retrouvons au pieds du mur et que tout mouvement devient impossible. Lorsque l'on sait la fin proche et que nous n'avons plus d'autre alternative que prier pour le salut de notre âme.
Puis, chassant cette panique, une vague de colère et de détermination remonte depuis mes entrailles. Nevra se tourne vers moi, le regard sombre, les sourcils froncés.
-Quelqu'un monte une armée. Eel est en danger !
Chapitre 15: Le Complot
Et voila ! Nevra confirme mes craintes. Une armée. Contre Eel. Qui ? Pourquoi ?
-Qu'allons-nous faire ? m'enquis-je. Qui monte cette armée ? Pourquoi ? Que veulent-ils ? Le Grand Cristal ?
-Ou ce qu'il en reste, réfléchi Nevra. Je ne vois que ça. C'est la plus grande richesse d'Eel.
-Nous devons retourner au QG au plus vite pour les avertir, m'emballais-je. On doit ériger des défenses, organiser une évacuation du Refuge, recruter davantage de guerriers et préparer une contre-offensive. Nous devons...
-Calme-toi, m'interrompt mon Chef en portant un doigt à ma bouche. Tu vas nous faire repérer.
La respiration haletante, je me tais et attends sa décision. Il reporte son attention sur l'usine à machines de guerre, en bas. Je l'entends réfléchir de là. Nous sommes confrontés à une situation que je suppose inédite pour la Garde. Oh, je me doute qu'ils ont dû essuyer plus d'une attaque par le passé, mais sûrement aucune d'une telle envergure. D'autant plus que le Cristal est affaibli à ce jour, plus que jamais.
-Nous ne rentrons pas, finit par déclarer Nevra.
J'ouvre de grands yeux ronds.
-Que... quoi ? Pourquoi ? On doit prévenir Leiftan. Tu l'as dit toi même, Eel est en danger. Il n'y a pas une minute à perdre...
Nevra plaque sa main sur mes lèvres pour me forcer à la boucler. D'un coup de menton, il attire mon attention sur un coin reculé de la forge. Je reconnais les deux types qui se tiennent là. Ce sont les deux Berserkers que nous suivions à l'origine. Tout en m'extirpant du baillon du vampire, j'avance un peu plus vers le bord de la falaise. Allongée dans la poussière, je tends l'oreille pour écouter ce qu'ils peuvent bien se dire.
J'ai beau me concentrer, tenter de faire abstraction de tout le bruit autour, je ne parviens pas à discerner leur conversation. Je m'apprête à me reculer pour aller me mettre en position du Lotus afin de les espionner discrètement quand Nevra me retient.
-Pas la peine, Petite Douceur, on bouge.
Je comprends immédiatement à quoi il fait allusion lorsque je vois les Berserkers partir de la forge. Ils se dirigent vers une énième caverne au fond de l'usine. Nevra me saisi le poignet et m'entraine avec lui. Je me défais de son emprise d'un pas en arrière. Aussitôt, il se retourne et m'interroge du regard. Je vois à sa posture qu'il se prépare à énumérer tous les arguments à sa disposition pour me convaincre de faire face à mes réticences pour poursuivre la mission. J'évalue d'un coup d'oeil le danger que représente toute cette immense caverne qui grouille d'ennemis. Puis relevant les yeux vers Nevra, je me justifie :
-Je peux marcher sans aide.
Un sourire en coin étire la commissure des lèvres du vampire. Il hoche la tête et s'accroupi de plus belle en abordant l'étroit passage qui longe la paroi. L'imitant, je me plaque contre le mur et prends soin de bien affirmer mes prises sur la roche avant de faire un pas de plus. Nevra ne va pas trop vite. Je sais bien qu'il ralenti exprès pour m'attendre. Ca m'embête de le freiner comme ça, mais je préfère encore y aller doucement que de foncer et hurler au moindre faux pas. Je suis prête à parier qu'il en faut de peu ici pour nous faire repérer.
Nous évoluons ainsi au dessus des têtes de tous les artisans koblins. Parfois nous passons à quelques mètres à peine des forgerons, trop occupés à s'assurer de la perfection de leur travail pour nous voir. Il suffirait pourtant qu'ils relèvent la tête de quelques centimètres et nous serions fait comme des musaroses, Nevra et moi. Mes muscles me font mal. J'en découvre d'ailleurs dont je ne soupçonnais même pas l'existance. Cette espèce d'escalade ne me plait pas du tout. L'alpinisme, c'est sympa à regarder, mais pas à pratiquer ! La corniche est de plus en plus étroite et les monticules de roches qui barrent notre chemin se font de plus en plus présent. J'ai vraiment du mal à suivre Nevra. J'ai failli chuter plus d'une fois. Et plus d'une fois, je me suis retenue de couiner comme une souris coincée dans un piège.
Je me baisse pour éviter un stalactite qui descend juste sur mon passage mais j'agis trop vite et imprudemment. Mon mouvement me fait perdre l'equilibre et mon pied glisse dans le vide. Je m'attrape à la roche mais je n'ai pas de bonne prise.
Et c'est la chute ! Aussi soudainement qu'un clown sortant de sa boite, je me retrouve plaquée de nouveau contre la paroi, debout, quelque chose en travers du buste. C'est Nevra, une fois de plus, qui est venu à mon secours. Je ne compte plus le nombre de dettes que j'ai envers lui. Je lui suis probablement redevable jusqu'à la fin de mes jours. Il m'interroge du regard. J'ai les jambes en coton, l'estomac à l'envers et un atroce mal de crâne.
-Ca va, murmurais-je. Merci.
Mon chef me fixe un instant, puis, convaincu, me lâche et reprend sa marche. Je me rend compte de l'ironie de la situation lorsque quelques mètres plus tard, la corniche s'arrête, à à peine un mètre du plafond. Il fallait bien se douter qu'en montant comme ça, on allait finir par se retrouver bloqués. Nevra s'accroupi devant moi et tend les bras en arrière.
-Oh non, encore ? suppliai-je.
Sans attendre de réponse, je m'approche de Nevra, me colle à lui et passe les bras autour de son cou. J'ai à peine fermé les yeux que le vampire bondit. Lorsqu'il tire sur mon bras, je comprends que je peux descendre. Nous sommes tout en bas, derrière la plateforme où sont entreposés les scorpions. Par chance, cette zone semble peu gardée. Il faut tout de même rester prudent. Nous ne sommes pas à l'abri des regards pour autant. En nous cachant derrière les engins qui se retrouveront sûrement devant l'enceinte du QG d'ici peu, nous progressons petit à petit vers le tunnel par lequel sont partis les Berserkers.
C'est seulement après plusieurs dizaines de mètres à trottiner dans ce boyau que je m'autorise à souffler un peu. Mes muscles sont tellement tendus que je frôle la tétanie. En cas de pépins, nous n'avons d'échapatoire ni devant, ni derrière. Cette situation ne me plait guère.
Nous suivons en silence les deux guerriers-fauves. Ils ne remarquent pas notre présence, bien trop occupés à brailler l'un contre l'autre. Le sous-fifre explique à son supérieur que l'extraction a prit du retard. Nous échangeons un regard, Nevra et moi, nous interrogeant mutuellement sur la nature de cette fameuse "extraction". Je repense au noyau terrestre... Et si j'avais vu juste ? Dans ce cas, on serait vraiment dans la mouise.
Nous parcourons une bonne distance dans ces galeries. Elles se font de plus en plus étroites, exigues et je me sens vraiment oppressée sous cette montagne. Je ne suis pas claustrophobe, mais je ne suis pas à l'aise dans ce genre d'endroit où j'imagine sans mal me faire engloutir par des tonnes de roche. A plusieurs reprises, nous rencontrons des intersections. Il faudra prendre garde sur le retour pour ne pas se perdre dans ce dédale. Je tente de prendre des points de repère. Au premier croisement, nous avons suivi les rails. Au second, nous avons choisi le chemin qui descendait davantage dans les entrailles de la Dent d'Onyx. Nous arrivons à la troisième intersection. Les rails se poursuivent sur la gauche d'où j'entends de l'eau. Une rivière souterraine ? Nous n'empruntons pas sa direction et poursuivons l'autre voie.
Une bonne dizaine de minutes plus tard, nous sommes forcés de nous arrêter. Les Berserkers ne bougent plus. Ils sont arrivés à destination. Bon sang, que cachent-il là dessous ? Nous sommes dans un recoin de mur et ne pouvons observer ce à quoi ils font face. Si nous avançons davantage, nous seront trop visibles. Nous sommes tout de même assez proches d'eux pour discerner clairement leur discussion. Le Berserker dominant ronchonne sur la lenteur de l'excavation. L'autre s'aplati au sol en présentant milles excuses mais cela ne suffit pas pour éviter les coups de pieds de son chef.
-La magie doit s'élever bientôt. Poste plus d'ouvriers s'il le faut, mais sortez-moi ça du sol !
-Oui, oui, nous le ferons. La roche est dure ici, ça prend plus de temps qu'on pensait...
-Qu'est-ce que ça peut me foutre, hein ? braille le chef. Si le Monarque n'a pas ce qu'il veut au moment où il l'a demandé, c'est à moi qu'il va s'en prendre. Et tu peux être sûr que tu prendras au centuple derrière, espèce d'incapable !
Je jette un coup à Nevra. Ses sourcils froncés m'indiquent qu'il ne comprend pas plus que moi de quoi les guerriers-fauves peuvent bien parler. Alors que je reporte mon attention sur les ennemis, je sens une vague putride arriver jusqu'à moi. Comme un nuage invisible et maléfique qui embrume la grotte. Toxique et doué d'une volonté propre. Mon coeur se serre, je comprends aussitôt qu'il s'agit de la noirceur qui a tenté de m'aspirer quand j'étais en méditation et que je me suis approchée de la caverne. Ces mines abritent le mal. Je le sens, je le sais. Nous n'aurions jamais dû aller si loin. Nevra ne semble pas ressentir ces ténèbres qui émanent de sous la montagne. La Dent d'Onyx abrite une force obscure qui va tous nous anéantir !
-Le Monarque te tuera si nous ne sommes pas dans les temps, reprend le sous-fifre, d'un air menaçant.
-Et je m'assurerai que tu souffres plus encore que moi avant qu'il n'arrive ! lui hurle l'autre en le cognant violamment.
Son second tombe à terre et roule plus en avant dans la pièce, poussant donc son chef à faire quelques pas pour le rejoindre. C'est l'occasion pour nous de nous avancer sans nous faire prendre. Délicatement, nous nous extirpons de notre cachette et progressons accroupis pour voir ce que cache cette nouvelle caverne. Je me décompose lorsque la vérité s'offre à moi. J'avais raison, nous sommes tous perdus.
Mon coeur s'emballe, mes yeux s'humidifient, je plaque mes mains sur ma bouche pour ne pas gémir de désespoir. La pièce, ridiculement petite comparée à l'usine de tout à l'heure, ne contient que quelques mineurs. Ils piochent et frappent de toutes leurs forces la pierre pour dégager l'objet de leur convoitise.
Là, au centre de ce cocon de roche, trône un énorme cristal aussi noir qu'une nuit sans lune. Il est bien deux fois plus gros que le Grand Cristal d'Eel et je suis persuadée que nous ne voyons là, que la partie visible de l'iceberg. L'énorme source de magie maléfique suinte de cruauté, d'affliction et de cataclysme.
J'aggripe le bras de Nevra. J'ai besoin de m'ancrer dans la réalité pour être sûre que je ne suis pas en plein cauchemar. Mon chef a l'air aussi troublé que moi. Ses yeux décryptent la moindre parcelle de la pièce et du joyau sombre pour comprendre de quoi il s'agit.
-Une fois que le Monarque aura cette puissance entre ses mains, il pourra détruire Eel et sa magie répugnante. Tous ces cloportes crèveront les uns après les autres sans savoir ce qui leur arrive, se vante le Berserker dominant, hilare.
Qui est ce "Monarque" ? Pourquoi veut-il détruire Eel ? D'où vient cet énorme cristal sombre ?
-Ils sont bien stupides quand même, ricanne l'autre. T'es sûr qu'ils connaissent pas le Puits ?
-Bien sûr que non, ils sont crétins et peureux ! La Forêt Profonde leur fout les ch'touilles, ils s'aventurent rarement aussi loin de leur forteresse. Et quand ils le font...
-Couic ! termine le second.
-Ouais. Couic !
Ils continuent de déblatterer des immondices sur la Garde d'Eel. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils ne nous portent vraiment pas dans leur coeur. Je n'en peux plus d'entendre ça. J'ai l'impression que l'étau se ressere sur nous. J'esquisse un mouvement pour faire demi-tour et me tirer d'ici, mais Nevra me retient. Que lui faut-il de plus ? On sait que nous allons être attaqués. Bientôt. On doit rejoindre les nôtres pour les prévenir ou nous sommes finis ! Je supplie Nevra du regard pour qu'il accepte de partir, mais c'est lorsque j'entends les deux fauves reprendre le fil de leur conversation que je comprends que nous n'en avons pas terminé ici.
Les deux guerriers ont cessé toute hilarité. Ils parlent sérieusement de la suite des évènements. L'un s'enquit de l'état des armes de siège, l'autre lui répond qu'elles seront prêtes. Selon eux, l'assaut sera tellement violent et inattendu qu'Eel ne pourra jamais s'en relever. L'apparition de la Lune Ardente serait pour nous synonyme d'extinction.
-La Lune Ardente ? Qu'est-ce que c'est ? interrogeai-je Nevra entre mes dents.
Il s'approche de moi et murmure à mon oreille :
-C'est une éclipse lunaire qui intervient tous les 150 ans. La lune prend une teinte écarlate pendant cette nuit, comme si elle était... en feu.
-Et je suppose donc que sa dernière apparition remonte à 150 ans pile poil ?
Nevra hoche la tête, pensif.
-Je saisi pas, qu'a-t-elle de particulier cette lune ? continuai-je de murmurer.
-Les légendes disent que la Lune Ardente dépose un voile sur Eldarya qui occulte les flux de maana. Pendant cette nuit-là, nous serions tous dépourvu de magie. Nous serions...
-... aussi faibles que de simples humains, terminai-je en soufflant.
Le regard grave, mon chef acquiesce.
-Ce n'est qu'une légende, tente-t-il de me rassurer.
-Nevra, depuis quelques temps, j'ai appris que toutes les légendes avaient une part de vérité.
Il semble dépité que je ne trouve pas d'argument pour réfuter les dires des Berserkers. Moi qui d'habitude trouve toujours des raisons pour refuser la réalité, là, je dois admettre que je suis à court d'idée.
Nevra raffirme ses appuis pour s'approcher davantage de la zone d'excavation afin de capturer un maximum d'informations avant qu'on ne se fasse la malle. Mais alors qu'il a fait à peine un pas, une alarme assourdissante retenti. Une sorte de hululement strident qui résonne dans les tunnels.
Brusquement les Berserkers se retournent vers l'entrée de leur caverne. Nous sommes fait !
-Intrus ! hurle le guerrier-fauve de sa voix sauvage.
Nevra me saisi par le bras en se relevant et m'entraine aussitôt dans sa course.
-Et merde ! gronde-t-il. Ils ont dû trouver le corps du koblin.
Je n'ai pas le temps de me demander si nous avons pu laisser d'autres indices de notre présence que j'entends déja des grognements et des cris provenant du tunnel devant nous. Nous sommes encerclés. Nevra me lâche le bras et saisi ses dagues, prêt à en découdre. Lorsque je l'observe, effarée, il sort les crocs :
-Si on doit y passer, je peux t'assurer que je vais faire un maximum de dégâts dans leurs rangs. Reste derrière moi.
Quoi ? Alors ça y est ? On va mourir ici ? Si nous ne nous échappons pas, Eel sera perdue. On ne peut pas baisser les bras, on ne peut pas laisser tomber nos compagnons. Gagnée par une rage de combattre, je m'empare de la lame que Nevra garde dans sa botte. Je l'avais repéré quand j'avais pansé ses blessures. Même si je ne suis pas une guerrière, je ne me laisserai pas faire. Dos à dos, nous attendons nos ennemis.
Je vois les Berserkers arriver, le pas lent. Ils savent que nous sommes piégés. Pourquoi courir et se précipiter ? C'est quand je vois l'énorme massue du guerrier-fauve que je m'avoue vaincue. Je ne tiendrai pas une demi-seconde face à ces brutes. Et Nevra ne pourra pas les contenir bien longtemps.
L'adrénaline aidant, je saisi le vampire par la manche et l'entraine avec moi. Je cours à l'opposé des Berserkers. Mon chef ne comprend pas, mais me suit sans dire un mot. Par réflexe, je suppose. Il est hors de question que nous attendions nos ennemis pour nous faire déchiqueter. Face à nous, j'entends la foule de koblins qui se rapproche. Je perçois les pioches, les pelles et autres marteaux de forgerons cogner contre les parois. Nous arrivons à une intersection. En face de nous, une horde d'ennemis. Derrière nous, les Berserkers. A notre droite, la rivière souterraine. Mon choix est vite fait. Nous nous engouffrons dans la mine.
-Waïtikka, on ne sait même pas où nous allons, me scande Nevra, sur mes talons.
-Fais-moi confiance !
Il fait noir, nous n'y voyons rien. Nous n'avons plus de torche et cette partie des tunnels n'est visiblement plus exploitée.
-Waïtikka, arrête-toi ! grogne mon chef et me retenant. Tu as peur, je sais. Mais fuir ne nous aidera pas. On va s'épuiser à courir et ils n'auront plus qu'à nous cueillir.
Je le sens à sa voix, il n'est vraiment pas serein. A taton, je cherche son visage. Je l'encadre de mes mains et pose mes pouces sur ses lèvres. Il a un mouvement de recul lorsque je touche ses crocs.
-Range-les. Tu n'en auras pas besoin, lui soufflai-je.
Son silence en dit long sur sa perplexité. Je suppose que je lui dois quelques explications.
-Ecoute. Ecoute bien, Nevra. Si tu tends l'oreille, tu vas te rendre compte qu'il y a une rivière souterraine au fond de ces tunnels.
-Je n'entends rien, murmure-t-il.
-J'ai une meilleure oreille que toi, tu te souviens ? Fais-moi confiance. S'il y a une rivière, alors elle doit sortir de la montagne. C'est obligé.
-Et si on la trouve pas ? Et si le trou dans la roche est trop petit pour nous, ou si le chemin sous l'eau est trop long ? T'as vraiment envie de retenter la noyade ?
Alors qu'il m'assène la dureté de la situation, il appuie sur mes pouces avec ses dents pointues. Je rompte tout contact lorsqu'il perce ma peau. Je porte mes doigts à ma bouche. Je saigne. Je m'apprête à lui répondre lorsque je sens son souffle sur mon visage. Il est là, tout prêt. Je sens presque son nez frôler le mien.
-J'espère que tu as mal, me siffle-t-il. Souviens-toi de ce que tu as éprouvé lors de ton retour en sirène. Tu auras vraiment la force d'affronter ça, à nouveau ?
Je comprends alors. Il craint que je n'ai pas le courage d'aller jusqu'au bout. J'avoue ne pas en être sûre, moi-même. Je suis en plein doute intérieur quand les piétinnements se font à nouveau entendre. Les ennemis nous rattrapent.
-Nous n'avons pas le choix, lui répondis-je, déterminée.
Ensemble nous courons aussi vite que possible dans le tunnel. Nevra a prit les devant et me tire à sa suite. J'imagine qu'il est nyctalope, ce serait plutôt logique pour un vampire. Lui faisant aveuglément confiance, je cours à toutes jambes sans le lâcher. Alors que j'ai le souffle court, Nevra s'arrête subitement. Je tente de reprendre mon souffle pour articuler :
-Je peux continuer... On doit pas s'arrêter.
Le vampire ne dit rien et passe ses bras autour de ma taille. Hein ? Qu-qu'est-ce qu'il fait ? C'est pas le moment pour un câlin ! Mes pieds quittent le sol et je suis déposée sur une plateforme. C'est du bois, ça grince sous mon poids.
-Accroche-toi bien, m'ordonne Nevra en sautant à mes cotés. On ira bien plus vite avec ça.
Je tends les mains jusqu'à rencontrer une prise à laquelle me tenir. En tatant tout autour de moi, je me rends compte que je suis dans une boîte... Une boîte en bois avec des rivets en fer. Il ne me faut guère de temps pour deviner la nature de mon support. J'entends un levier crisser devant moi, puis nous nous mettons en mouvement. Notre boîte se met à glisser sur le sol. D'abord doucement, puis elle prend de plus en plus de vitesse à cause de la pente de la grotte.
Nous sommes dans un wagonnet, et j'ai l'impression d'être montée par mégarde dans le grand huit réservé aux aguéris des sentations fortes. Je me tasse au fond du chariot pour éviter d'être éjectée au moindre virage. Les cahots du chemin et des rails abîmées me projettent contre les parois. Génial ! Si je ne meurs pas d'un crash de wagonnet, je vais encore avoir des hématomes. Je tente malgré tout de me redresser pour voir où nous allons. C'est stupide, je sais, puisque nous sommes dans le noir le plus complet, mais peut-être que mes capacités me permettront d'apercevoir ce qui nous attend.
-Nevra, regarde ! criai-je, folle de joie.
Au loin, une lumière danse sur les parois de la grotte. La lumière du jour ! C'est déjà la sortie des tunnels !
-Calme-toi, me coupe le rabat-joie. N'oublie pas qu'il fait nuit... Ce n'est pas l'extérieur.
Il a raison. Il devrait faire aussi noir dehors que dedans.
-Alors cette lueur, qu'est-ce que...
La réponse ne se fait pas attendre. Nous arrivons dans un entremêlement de chemins de fer. Nous sommes au coeur de la montagne. Les rails sont suspendus aux parois ou perchés au dessus d'immenses échafaudages plus sommaires encore que ceux sur lesquels sont entreposées les forges. Les architectes devaient avoir un coup dans le nez quand ils ont conçu ces circuits. Tout part dans tous les sens. Ca n'a ni queue ni tête. Notre chariot perd de la vitesse, notre chemin est plat, contrairement aux autres qui jouent aux montagnes russes. Je suis plutôt rassurée de voir que nous avons choisi le tunnel le plus calme, finalement.
Derrière moi, des hurlements retentissent. Un wagonnet rempli à craquer de koblins est à nos trousses.
-Nevra ! couinai-je. Va falloir qu'on avance plus vite, fais quelque chose.
-Pas besoin, tiens-toi bien.
J'ai peur de comprendre. Je reporte alors mon attention sur l'immense salle de rails. Devant nous, notre chemin s'arrête. Net. Ou plutôt, il plonge presqu'à la verticale. J'ai tout juste le temps de m'aggriper aux bords de notre transport que celui-ci se laisse entrainer par la descente vertigineuse. Je ne peux retenir un hurlement de peur. Mon estomac me remonte jusqu'à la gorge. Je sens mon coeur se plaquer contre mes côtes. Mes cheveux claquent au vent et mes yeux perlent sous l'effet de la vitesse. Les rafales me coupent le souffle. Je vois le fond de la montagne se rapprocher un peu trop vite de nous. Le sol est craquelé en divers endroits et un liquide épais, pâteux, rougeoyant s'en extrait. De la lave. La Dent d'Onyx est un volcan. Nevra a oublié de mentionner ça !
-Quand je te le dirai, penche-toi à droite, hurle Nevra pour couvrir le bruit des roues et du vent.
Je ne saisi absolument pas ce qu'il me dit. Pourquoi dois-je me pencher ? Après tout, si ça peut lui faire plaisir, je m'en fiche, je vais bientôt mourir, alors je ne suis plus à ça près. Nevra me beugle quelque chose d'inaudible. Je comprends seulement que je dois obéir. Je bascule alors tout mon poids sur la partie droite du chariot, mais une force invisible me tire inexorablement à l'opposé. Okey, j'ai pigé, on a droit aux virages maintenant. Avec la vitesse que nous avons pris, nous risquons de dérailler en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Je m'accroche de toutes mes forces sur les rebords du chariot.
-Saloperie de force centrifuge ! grognai-je.
Un choc brutal me fait lâcher prise et je retombe lourdement sur le sol du wagonnet. Le virage est passé, nos quatre roues sont encore sur les rails, tout va bien. Aussitôt, je me retourne pour voir si nos poursuivants ont la même brillante idée que Nevra. Apparemment, ce n'est pas le cas. Leur véhicule s'emballe et les roues ripent sur les rails, éjectant sans conditions tous les passagers. Rassurée, je fais à nouveau face à notre chemin. J'essaye de suivre du regard le circuit que nous poursuivons. Quelques virages nous attendent encore. Nevra et moi nous efforçons d'être synchronisés dans notre transfert de poids pour ne pas biser le sol. Nous contournons d'énorme blocs de roche avant de nous approcher de l'extrémité de l'immense salle.
Alors que je nous pense sortis d'affaire, une flèche enflammée vient se planter juste à coté de moi. Je ne peux retenir un cri de surprise qui attire l'attention de Nevra. Ensemble, nous cherchons des yeux nos nouveaux assaillants. Sur un chemin de fer parallèle au nôtre, bien plus en hauteur, un wagon nous colle au train. A l'intérieur, les deux Berserkers. C'est le sous-fitre qui est l'archer. L'autre se contente de scander des ordres. Il brandit sa massue au dessus de sa tête et s'esclaffe en baragouinant que ses "belettes" ne vont faire qu'une bouchée de nous.
Mais oui, mais oui, le jour où des rongeurs me mangeront n'est pas arrivé. Du moins, j'espère. Nevra lance un regard noirs aux guerriers-fauves. Il prend une de ses dagues et recule son bras, tenant sa main près de son oreille. Il a cette position que tiennent les lanceurs de couteaux. S'il arrive à faire mouche avec les conditions actuelles, je lui tire mon chapeau ! Dans un souffle, Nevra envoit son bras avec force et la petite lame disparait de ma vue pendant un quart de seconde. Je fixe les Berserkers mais aucun d'eux n'est touché. Nevra a raté son coup.
-Bwaahh ! T'es mort, vampire, on va te dépecer ! Et on va s'amuser avec ta petite chérie, tiens ! nargue le barbare.
Le regard sombre, Nevra sourit. Il vient de rater son tir et il est satisfait ? Je suis paumée. C'est quand j'entends le sous-fifre se plaindre que je saisi. Le type s'énerve sur le levier du chariot, bloqué. En y prêtant attention, je vois que la dague de Nevra est venue se ficher dans l'engrenage. Leur système de freinage est complètement hors service ! Ils vont morfler, ces deux-là !
Alors qu'ils perdent le contrôle de leur véhicule et qu'ils s'écrasent sur un énorme rocher, j'entends le Berserker rugir de rage :
-Bubu, bouffes-les !
Je me tourne vers Nevra, complètement blasée.
-Sérieux ? Le mec, il nous envoie sa belette mutante pour nous manger ?
-Crois-moi, tu veux pas savoir.
J'arque un sourcil.
-C'est une Bulette, et c'est un peu plus gros que les belettes de ton monde.
Au même instant, nous passons la frontière de la salle. Je rentre la tête dans mes épaules quand nous pénétrons dans un nouveau tunnel. Bientôt sur notre droite, un torrent sort de la roche. Grondant et déversant son flux menaçant à coté de notre chemin. Mes lèvres s'élargissent en un sourire fier.
-Je te l'avais dis ! m'écriais-je.
Cette partie de la grotte est plongée dans la pénombre, mais des reflets sur les parois suffisent pour me permettre de distinguer les formes de notre environnement. Le court d'eau fait un bruit de tous les diables. On dirait qu'il y a un orage juste à coté de moi. Ces roulements de rochers se répercutent partout dans la caverne. J'ai même l'impression d'entendre des grognements. J'observe tout autour de moi. Quelque chose me dit que ce n'est pas le torrent qui grogne...
Là-bas, derrière nous, je vois quelque chose qui glisse sur le sol. Une pointe ? Une sorte de triangle ?
-Nevra ? C'est quoi une Bulette ?
-Les détails te plairaient pas, avoue-t-il.
-Si, si, je t'assures que là, j'aimerais bien avoir quelques détails.
-La Bulette, commence-t-il en se tournant vers moi, c'est un requin terrestre, carapaçonné, énorme et qui adore dévorer les petits humanoïdes comme nous.
Un frisson me parcourt jusqu'au bas du dos. Mais dans quel monde on vit, sans déconner ?
-Ca a un aileron, une Bulette ?
-Oui, pourquoi ? me questionne Nevra en scrutant tout autour.
Sauf que derrière nous, le triangle qui surfait au sol a disparu. J'en suis sûre à présent, c'était un requin qui nous suivait à l'instant, là, juste sous la roche. L'angoisse monte en moi. C'est comme les araignées ces bêtes-là. Quand on les voit, on flippe, mais quand on les voit plus, c'est la panique ! Je me baisse et me cache davantage dans notre chariot quand soudain, quelque chose nous percute. Sur la gauche, un monstre énorme, croisement entre une tortue et un tatou, nous attaque. Il est au moins deux fois plus gros que le chariot. Il tente d'attraper notre transport de sa patte griffue comme celles des taupes, mais sa perte de vitesse nous sauve la mise. Nevra n'a pas exagéré, le corps de la Bulette est recouvert d'écailles à l'air aussi impénétrable que tranchant. Le monstre parcourt quelques dizaines de mètres à la surface avant de décider qu'il sera plus rapide en creusant un terrier.
Rassemblant ses pattes sous son ventre, il plonge en avant dans la roche épaisse. Sa tête en forme d'obus perce la matière solide comme s'il s'agit de vulgaire coton. En une fraction de seconde, il disparait sous le sol. Je me redresse vivement sur mes jambes pour tenter de suivre son sillage. Je veux savoir où il est. Nevra me retient par le bras pour m'empêcher de trop me pencher par dessus bord.
-Il est là, Nevra ! hurlais-je, lorsque l'aileron fait à nouveau surface.
Le triangle d'écailles tranche sans vergogne les rails sur les quels nous sommes. La bête gagne du terrain. Elle cherche à nous percuter par dessous.
-Plus vite, Nevra, plus vite !
-Je ne peux rien faire de plus, crie-t-il.
C'est vrai, je le sais. C'est pas comme si ces wagons étaient équipés d'accélérateurs. Mais je ne peux m'empêcher de lui taper sur le bras pour le forcer à trouver une solution à nos problèmes. La Bulette n'est plus qu'à quelques petits mètres de nous. Tout d'un coup, son museau fin sort de terre et je peux discerner ses petits yeux jaunes, avides de chair fraîche.
Alors que la Bulette ouvre une gueule béante pleine de centaines de dents pointues et effilées, une bouffée de maana m'envahit. J'agîs sans réfléchir. Je réagis d'instinct. Je laisse le maana me gonfler à bloc. Je concentre mes forces, ma volonté dans mon coeur et expulse tout ce que j'ai. Toute cette rage, cette colère, cette peine et cette peur que j'ai accumulé depuis que je suis arrivée ici. J'expulse toute cette énergie hors de moi. Je hurle de toutes mes forces pour appuyer mon mouvement. Je tends les bras vers la Bulette et y projette un mur de maana. Je vois la barrière alvéolée se former sous mes doigts, fine et impénétrable. On dirait un doux voile bleuté. La Bulette s'écrase sur le mur sans même le fissurer. La bête s'effondre au sol, sonnée.
J'en ai le souffle court. J'ai la tête qui tourne, ma vue se brouille. Mes mains fourmillent et mes jambes me lâchent. Vidée, je chute, mais au lieu de rencontrer le plancher du wagonnet, ce sont les bras de Nevra qui me retiennent. Il m'aide à garder contenance. Derrière lui, je perçois la douce lueur de la lune, au fond du tunnel. On arrive enfin au bout du calvaire.
-Qu'est-ce que tu es ? susurre Nevra, le regard émerveillé.
Je n'ai pas le temps de lui répondre qu'on est au moins deux à se poser la question quand l'issue du tunnel se fait menaçante. Le vampire me sent me crisper puisqu'il se retourne et fait face aux rails brisés qui sortent de la grotte. Les lignes de fer ont été arrachées de telle sorte qu'elles forment à présent un magnifique tremplin droit vers le ciel. Pendant un instant, j'oublis le danger de la situation. Je souris intérieurement à la beauté de la lune, pâle et livide qui s'offre à nous.
Le chariot décolle, le sol laisse place à un gouffre sous nos pieds. Je ne m'étais pas rendu compte que nous étions autant remonté en altitude lors de notre escapade dans les montagnes russes. La grotte sort au niveau de la surface. Le torrent à notre droite gronde et son écume est magnifique vue de haut. Le vent frais me tire quelques larmes. Dans l'embrun sombre et humide de la nuit, je crois entendre le hurlement d'un Loup. A moins que ce ne soit que le sifflement du vent à mon oreille qui taquine mon imagination.
Et alors vient la chute. Rapide, brutale, sans scrupule. Je ferme les yeux et tout devient noir autour de moi.
Illustration par Tika
Dernière modification par Waitikka (Le 25-08-2024 à 20h31)